Laïcités dans le monde et approches plurielles des discriminations

ParJDA

Laïcités dans le monde et approches plurielles des discriminations

par Valérie ORANGE,
Doctorante en sociologie, UQAM[1]

Art. 115. Depuis trente ans, la notion de laïcité rencontre en France une passion qui ne s’éteint pas, l’actualité se chargeant même, en permanence, de la raviver. Médias, politiques et même grand public ne cessent désormais d’y faire appel, principalement à propos des questions liées à l’islam. Ce constat conduit à deux questionnements. Le premier est d’ordre égalitaire, voire constitutionnel. Alors que la France est réputée « une et indivisible », mobiliser la laïcité presque exclusivement dans le cadre spécifique de la question musulmane ne risque-t-il pas de distinguer un groupe du reste de la communauté nationale et de transformer ainsi ce principe en un instrument de stigmatisation, voire de discrimination, le détournant alors de sa visée égalitariste originelle (Milot, 2008)? Les débats très médiatisés autour du foulard à l’école, du voile intégral dans la rue, du voile des assistantes maternelles à domicile ou du burkini sur les plages concourent à nous persuader que des injonctions discriminantes sont infligées régulièrement, au nom de la laïcité, aux femmes musulmanes portant des tenues religieuses. En marge de ces exemples très connus, des recherches en milieu scolaire ont cerné des discriminations plus insidieuses, touchant des élèves musulmans et leurs parents, et ce, parfois, au nom des meilleures intentions (Orange, 2016).

L’autre questionnement est d’ordre sémantique : l’évolution diachronique du discours laïque et la coexistence synchronique de plusieurs interprétations mettent en évidence le caractère inapproprié de la formulation « la laïcité » au singulier et invitent à parler plutôt « des laïcités », afin d’en souligner la diversité des « régimes », qu’ils soient français ou étrangers (Baubérot, 2015; Baubérot et Milot, 2011). Ce tournant lexical, outre son gain analytique, permet d’abord la prise en compte de l’ensemble des modèles de laïcité possibles, de rompre ensuite, et du même coup, avec l’idée d’une laïcité française monolithique et, enfin, de ne plus étudier les régimes de laïcité étrangers comme des copies déficientes du modèle français, mais bien comme des formes à part entière (Bhargava, 2007). Il est à noter que si l’ensemble des modèles observables témoignent de la volonté des États de réduire les discriminations religieuses, leurs mises en œuvre respectives en la matière empruntent des voies très variées et obtiennent des résultats qui le sont tout autant.

Cet article vise non seulement à exemplifier la pluralité des laïcités, mais aussi à montrer, à partir de quelques cas, comment laïcité et discrimination se croisent et peuvent se nourrir réciproquement. Il se penche d’abord sur le modèle français puis sur des régimes empruntés à l’Amérique du Nord et à l’Asie du Sud. Pour soutenir sa démarche, cet article s’appuie sur la typologie des régimes de laïcité de Milot (Baubérot et Milot, 2011).

I – Eléments de réflexion entourant
la notion de laïcité dans le monde

En matière de laïcité, la comparaison entre pays n’apparaît pas toujours aisée puisque ce terme se traduit difficilement. Les Anglo-saxons utilisent le mot polysémique secularism qui comprend trois niveaux d’analyse : 1) la séparation des pouvoirs politique et religieux (notre conception de la laïcité), 2) la sécularisation[2] globale de la société et 3) la sécularisation des individus. La French laïcité ou le néologisme laïcity se rencontrent de plus en plus régulièrement dans la littérature et témoignent moins d’une vitalité spécifique de la « laïcité à la française », que du constat, à l’étranger, de l’obsession française à mobiliser cette notion face aux questions religieuses (Baubérot, 2006 ; Casanova, 2011). Certains pays ont choisi une traduction malheureuse qui nuit à sa compréhension et à son acceptation. Ainsi, au Népal, la formulation retenue, dharma nirapeksata, signifiant littéralement « loin du dharma », se révèle insupportable pour les hindouistes ultra-majoritaires, pour qui le dharma se situe au fondement de tout ce qui est favorable à la vie et positif pour la société (Letizia, 2012).

La diversité des régimes de laïcité s’explique par les multiples contextes historiques ayant présidé à leur configuration et n’en facilite pas la comparaison. Une telle démarche comparative nécessite l’utilisation d’indicateurs stables et observables dans chacun des pays. C’est la méthode retenue par la typologie des régimes de laïcité élaborée par Milot, qui mobilise les quatre éléments qui, selon elle, définissent et structurent la laïcité : l’égalité entre les citoyens en matière religieuse, la liberté de conscience, la neutralité et la séparation de l’État et des Églises (Milot, 2008). Cette typologie dessine six régimes de laïcité idéaltypiques caractérisés respectivement par l’accent porté sur un ou plusieurs de ces quatre éléments. Elle permet d’analyser tout type de laïcité et d’en saisir éventuellement la dimension discriminatoire. En voici un survol très rapide.

La laïcité « séparatiste » traduit la volonté de séparer nettement les pouvoirs politique et religieux. Toutefois, poussée à l’extrême, cette séparation ne constitue plus un moyen, mais une fin, conduisant à une étanchéité des sphères privée et publique entravant la liberté religieuse. La laïcité « autoritaire » correspond à un processus brutal d’affranchissement de l’État des pouvoirs religieux, qui peut s’étendre à l’espace public[3], comme ce fut le cas en Turquie. En contexte de diversité religieuse, elle impose aux segments de population les moins sécularisés l’effacement de leurs références religieuses au nom de l’homogénéité, nuisant ainsi à une réelle impartialité de l’Etat. La laïcité « anticléricale » se traduit par l’effacement dans l’espace public de tout signe religieux, vécu comme une agression contre la modernité. Elle peut devenir antireligieuse voire se transformer en athéisme d’État comme dans les pays communistes. La laïcité « de foi civique » insiste sur la citoyenneté et les valeurs communes, sous-tendant une logique d’allégeance impliquant neutralité d’apparence et méfiance envers les valeurs « importées ». Elle ne refuse pas en revanche les signes religieux jugés patrimoniaux dans des bâtiments institutionnels. La laïcité « de reconnaissance » priorise les droits de l’homme pour protéger l’autonomie morale individuelle et la justice sociale. Cette approche met en tension les droits individuels et les droits collectifs et est critiquée pour ses risques, réels ou fictifs, de développer les communautarismes. Enfin, la laïcité « de collaboration » permet, malgré un régime de séparation, une collaboration entre l’État et les groupes religieux pour le bien de la société civile. Elle présente néanmoins un risque d’inégalité si tous les groupes (religieux, athées, agnostiques) et toutes les religions ne sont pas représentés (Baubérot et Milot, 2011, p.87-116).

 Commençons par appliquer cette typologie au modèle français, afin d’en cerner la diversité.

II – Le cas français

L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[4] constitue la première étape d’une laïcisation à portée réellement universelle. Il met fin aux discriminations religieuses que l’État français pratiquait depuis la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Cet article transforme la religion en une simple opinion et offre, ainsi, à tous, un cadre égalitaire de liberté de conscience, assimilable à la laïcité de reconnaissance. Toutefois, une laïcité beaucoup plus autoritaire et anticléricale surgit à partir de 1792, avec des mesures de déchristianisation visant notamment l’éradication des manifestations religieuses dans l’espace public, telles que les processions, les sonneries d’Églises ou le port de signes religieux en dehors des cérémonies. Ces mesures ont pour conséquences de réduire l’expression religieuse collective et individuelle et de la confiner à la sphère domestique. La loi de 1905 instaure, à l’inverse, une laïcité séparatiste plutôt libérale, qui vise un réel respect du croire ou ne pas croire et accorde la liberté de pratique dans l’espace public. Cette approche libérale perdure jusqu’à la fin du XXe, confirmée par plusieurs avenants à la loi, qui répondent positivement aux demandes religieuses émergeant de la société : aménagement des repas, autorisation d’absence pour les fêtes religieuses, rétablissement des carrés confessionnels dans les cimetières… (Dharréville, 2013). L’observation de la présence autorisée de la religiosité des élèves dans les établissements publics durant une grande partie du XXe siècle témoigne des négociations permanentes et non hostiles qui ont pu exister entre le religieux et l’école laïque (Massignon, 2000) et met en lumière l’existence d’une laïcité de reconnaissance rarement évoquée. La situation change soudain au tournant du XXIe siècle, avec l’émergence d’une nette animosité envers la religion musulmane : c’est le retour des laïcités autoritaire et anticléricale, fondées sur le désir de disparition des signes religieux dans l’espace public. Cet esprit sous-tend les lois de 2004[5] et de 2010[6]. On observe par ailleurs la mobilisation inédite d’une argumentation féministe associant laïcité et égalité hommes-femmes. En effet, depuis le XIXe siècle, les femmes ont toujours été le parent pauvre de la laïcisation républicaine, y compris scolaire, et ont même souvent pâti de l’antiféminisme républicain (Rochefort, 2007) ; certains mouvements laïques sont même allés jusqu’à s’opposer aux mouvements en faveur de la contraception et de l’avortement (Baubérot, 2006). Aujourd’hui, les courants féministes « mainstream » continuent à perpétuer non seulement un discours paternaliste, déjà présent au XIXe, qui dénie aux femmes la capacité de s’émanciper elles-mêmes (Ibid., 2006), mais aussi l’idée que le voile ne peut s’envisager que comme un signe d’oppression, en dépit de toutes les enquêtes de terrain, qui, depuis vingt ans, soulignent pourtant sa polysémie (Bouyahia et Sanna, 2013; Gaspard, 2006; Gaspard et Khosrokhavar, 1995). Seuls les courants intersectionnels, postcoloniaux et queer, solidaires de cette démarche d’autodétermination, se positionnent contre son interdiction (Bilge, 2010; Guénif-Souilamas et Macé, 2004). Ces courants dénoncent notamment le racisme et le sexisme présents dans ces discours favorables à la prohibition du voile (Delphy, 2006), mettant en lumière qu’une conception étroite de la laïcité constitue une triple source de discrimination (genre, race et religion) en rupture avec sa vocation initiale d’égalité et de liberté de conscience.

Des choix historiques discriminatoires expliquent par ailleurs l’organisation actuelle de la laïcité en France, qui est loin d’être uniforme sur l’ensemble du territoire. Ainsi, il n’existe pas un unique mode d’application, mais huit, dont six sont en filiation avec l’article 43 de la loi de 1905, qui souhaitait ne pas la voir appliquée dans les colonies[7] (Algérie et autres territoires d’outre-mer)[8], constituant de fait une discrimination territoriale. Au début du XXe, l’État présentait de nombreuses ambivalences en matière de laïcité, à l’image de l’envoi de missionnaires assurant, en son nom, une mission civilisatrice et éducative dans les colonies, alors que ces mêmes congréganistes étaient interdits d’enseignement en métropole depuis 1904[9]. La non-application outre-mer de cette loi explique l’absence actuelle de séparation entre l’État et les Églises dans certains territoires, comme en témoigne par exemple le caractère établi du catholicisme en Guyane, où les prêtres sont payés par l’État. La reconnaissance de cette seule religion constitue une discrimination potentielle pour les autres. Un autre exemple historique de discrimination territoriale réside dans la persistance de l’État français à refuser, jusqu’à l’indépendance, que la loi de 1905 soit appliquée en Algérie malgré les demandes exprimées par les dignitaires musulmans, et désapprouvées par les militaires ou les colons. Ce refus s’inscrit par ailleurs dans le contexte de l’application du régime de l’indigénat dans les colonies, alors même que la métropole vantait simultanément les valeurs universalistes du triptyque républicain et les vertus de la laïcité, oubliant que cet universalisme excluait femmes et colonisés : ces derniers ne possédaient qu’un statut de sujets de l’empire colonial français et non de citoyens, signifiant restrictions des libertés et exclusion des droits politiques jusqu’en 1946, sans parler du système du collège électoral en cours en Afrique établissant que la voix d’un « Blanc » valait trois fois celle d’un « musulman » et dix fois celle d’un « Noir » (Baubérot, 2006, p. 57-67).

Un autre régime se déploie également en Alsace-Moselle, qui n’était pas française au moment du vote de la loi de 1905, dont la population n’a pas souhaité l’application lors du rattachement à la France. Cette spécificité implique des pratiques religieuses insoupçonnées dans le reste de la métropole, telles que des cours de religion obligatoires à l’école publique, dont certains locaux sont régulièrement ornés de crucifix (parfois à peu de distance de la charte de la laïcité…), la validation des nouveaux évêques par le Président de la République ou le salariat des prêtres, pasteurs et rabbins, conséquence de la persistance du système concordataire des cultes reconnus (catholicisme, luthérianisme, calvinisme et judaïsme). Une des conséquences de ce dernier point implique la non-reconnaissance de l’islam, qui peut difficilement ne pas être ressentie comme une discrimination. Pour y remédier, une expérience à petite échelle a pris forme à la rentrée 2016 avec l’introduction de l’enseignement de l’islam dans quelques lycées, contre l’avis de l’observatoire de la laïcité qui aurait préféré que l’expérience consiste en un enseignement laïque du fait religieux et en la mise en option de l’enseignement confessionnel[10].

Ces différents exemples attestent de la grande variabilité des régimes de laïcité sur le territoire français et de la nette asymétrie de traitement entre les citoyens (Baubérot, 2015, p. 130). Dans le cadre d’un pays jacobin tel que la France, qui se vit profondément comme « une et indivisible », cette multiplicité des cas nous amène à souligner la distance existant entre l’idéal et le réel et nous pousse à étudier d’autres types d’organisation politique. Qu’en est-il dans les pays ne portant pas cette vision d’homogénéité et d’unicité, notamment les pays fédéraux et/ou multiculturalistes, tels les États-Unis ou le Canada ?

III – Canada et USA :
deux pays fédéraux multiculturalistes ayant choisi des aménagements différents en matière de séparation entre l’État et le religieux

Contrairement à la nouvelle tendance française, la laïcité aux USA et au Canada ne s’affirme pas comme une valeur, mais uniquement comme un cadre politique et juridique d’aménagement de la diversité religieuse, marqué par la séparation des pouvoirs religieux et politique. Elle apparait très tôt et sans lutte, dans leur histoire respective (Milot, 2004, p. 109 à 123). Aux États-Unis, le premier amendement de la Constitution instaure dès 1791 un « mur de séparation » entre le religieux et le politique, qui vise moins à lutter contre les discriminations religieuses qu’à répondre à la peur tenaillant les divers courants protestants que l’un d’entre eux puisse prendre le pas sur les autres et parvenir ainsi à influencer, voire investir, l’État (Froidevaux, 2005). Au Canada, l’idée de protection du pluralisme religieux et de la liberté de conscience apparaît précocement. Dès le Traité de Paris de 1763, les Britanniques accordent aux catholiques canadiens une liberté de religion qu’ils n’auraient jamais eue en Angleterre, instaurant ainsi un régime de tolérance, qui assure une paisible coexistence des religions. Cette coexistence est telle qu’il n’a jamais été besoin de légiférer contre les velléités d’établissement d’une Église spécifique. Cette volonté de séparation du religieux et du politique, jusque-là tacite, transparait plus clairement, en 1874 dans les lois limitatives de « l’influence indue », dont l’objectif consiste à empêcher les clercs d’infléchir le vote des citoyens durant leurs prêches (Milot, 2004, p. 113).

Les deux pays diffèrent également dans leur manière d’afficher et d’appliquer la séparation entre les deux pouvoirs. Aux États-Unis, le principe constitutionnel du « mur de séparation » est supposé incontournable aux niveaux fédéral et fédéré. Concrètement, cette très stricte séparation implique, par exemple, pour l’État, l’impossibilité de financer les écoles confessionnelles, de se prononcer sur le port des signes religieux par les élèves ou les fonctionnaires ou de statuer sur le sens qu’un vêtement religieux est supposé véhiculer. De ce point de vue là, le mur de séparation américain apparaît moins discriminant que ce qui se pratique en France. Toutefois, en regard d’une telle séparation, la présence de la référence religieuse au plus haut niveau de l’État ne manque pas de questionner l’observateur, qui pourra s’interroger s’il n’existe pas malgré tout une asymétrie de traitement entre les religions. En principe, cette référence religieuse constitue seulement la marque d’un « déisme institutionnel », surplombant l’ensemble des religions empiriques (Baubérot et Milot, 2011, p. 91). Toutefois ce déisme, régulièrement transformé en « christianisme institutionnel » est instrumentalisé politiquement, potentiellement au détriment des populations non chrétiennes, et met régulièrement à mal la conception du mur de séparation, comme l’ont illustré en juin 2002 la volonté de G.W. Bush de nommer des juges favorables à l’idée que les droits humains provenaient de Dieu ou éventuellement en 2016, les déclarations discriminatoires envers les musulmans de Donald Trump, alors encore candidat à la Maison-Blanche. Ce type de déclaration dépasse l’opinion personnelle et risque de porter gravement atteinte au principe de séparation constitutionnel, d’autant plus facilement que plus de 60% de la population américaine pensent que la démocratie ne peut exister sans une croyance généralisée en Dieu (Milot, 2004, p. 121-122). On observe donc aux États-Unis une sorte d’alternance entre la laïcité de séparation et la laïcité de collaboration.

Cette interférence entre le politique et le religieux apparaît impossible au Canada. Si la séparation entre l’Église et de l’État est purement tacite, elle est néanmoins formellement encadrée et soutenue par la jurisprudence (Milot, 2009) et les risques de discriminations sont totalement contenus par la Charte canadienne des droits et libertés[11], très explicite sur les attentes constitutionnelles en matière d’égalité et de liberté de conscience. Cette volonté de lutter contre les discriminations transparaît par la primauté donnée aux droits individuels, dont le respect peut conduire à la mise en place d’accommodements dits « raisonnables », reconnaissant les particularismes religieux (mais pas seulement), tout en préservant les normes communes. Certains opposants au système des accommodements y voient un risque de fragmentation sociale, tandis que ses partisans soulignent au contraire leurs effets positifs sur l’intégration des minorités (Milot, 2004, p. 118-119). Le choix d’adopter une laïcité de reconnaissance, souvent qualifiée localement « d’ouverte », se traduit par une approche de la neutralité qui ne s’impose qu’aux bâtiments et aux textes, tout en permettant aux agents des services publics de pratiquer leur culte sans que leur loyauté ne soit mise en doute, étendant ainsi le principe d’égalité et de liberté de conscience à tous les individus. L’observateur français sera donc surpris de rencontrer certains policiers, enseignants et autres fonctionnaires, jusqu’au ministre de la défense du gouvernement Trudeau, portant voile ou turban, et de constater que le burkini est accepté dans les écoles québécoises pour éviter, de manière pragmatique, l’absentéisme de certaines fillettes aux cours de natation.

Face à ces modèles de stricte séparation en contexte pluraliste, découvrons le régime de laïcité adopté par deux sociétés bien plus hétérogènes encore, et ayant choisi une autre approche pour réduire les discriminations.

IV – L’Inde et le Népal :
une laïcité marquée par le contexte religieux et le principe de « distance principielle »

Les sociétés indiennes et népalaises se caractérisent par leur extrême hétérogénéité. Loin de vouloir apparaître comme « une et indivisible », ces sociétés souhaitent, au contraire, tenir compte du système des castes (que ce soient les Varnas ou les Jatis), des différentes religions et des nombreuses ethnies qui les composent. L’hindouisme, majoritaire dans les deux pays et à l’origine du système des castes, constitue une religion hégémonique qui contribue au taux élevé de tensions intercommunautaires. L’adoption de la laïcité constitue aujourd’hui une réponse partielle à ces tensions et aux discriminations associées (Bhargava, 2007, p. 134).

En Inde, c’est en 1950 que plusieurs prescriptions laïques ont été intégrées à la Constitution (le terme de « secular » n’apparaîtra qu’en 1976), de sorte que le pays satisfait constitutionnellement les conditions minimales attendues pour être considéré comme un État laïque : pas de religion établie, absence de cours de religion dans les écoles publiques, laïcisation des lois pénales, garantie des libertés de conscience et d’abjuration religieuses, non-obligation d’impôts religieux et devoir de l’État de s’abstenir de toute discrimination envers ses citoyens sur la base de leur religion, race, caste, genre ou lieu de naissance (Bhargava, 2014).

Toutefois, le modèle indien comporte aussi des dimensions contextuelles qui en font un régime vraiment à part. Il postule que les conflits ne peuvent pas toujours être résolus à l’aide de principes généraux abstraits, mais doivent pouvoir recourir au cas par cas, à l’accommodement, qui apparaît comme une voie moyenne permettant d’abandonner tout dogmatisme (Bhargava, 2007, p. 139). Pour ce faire, il n’est pas rare que ces aménagements ciblent des groupes spécifiques, illustrant une laïcité de collaboration, non exempte de discriminations. Ce modèle est structuré par sept spécificités contextuelles :

  • caractère incontournable des religions : elles sont l’assise de la société ;
  • respect de valeurs jugées équivalentes et envisagées tant individuellement que collectivement : liberté, égalité, paix, tolérance entre communautés, dignité, prospérité matérielle ;
  • volonté égale de réduire les discriminations externes (exercées par un groupe religieux sur un autre) et internes (touchant les plus vulnérables au sein d’un groupe) ;
  • absence de séparation absolue entre l’État et les religions. Cette « distance de principe » dite aussi « distance principielle » prône que chaque personne ou groupe soit traité avec un égal respect, ce qui n’évacue pas la possibilité d’un traitement différencié. L’État ne doit pas être guidé par des motifs religieux et doit protéger les valeurs et les principes constitutionnels.
  • reconnaissance officielle et donc publique des communautés religieuses ;
  • combinaison permanente entre l’hostilité active et l’indifférence respectueuse de l’État : l’État peut, selon les cas, intervenir tant pour soutenir que pour contrecarrer des pratiques religieuses ;
  • prise en compte constitutionnelle des droits individuels et collectifs (Bhargava, 2007, 2013, 2014).

Si le projet de laïcité indienne semble beau sur le papier, il existe une distance entre sa dimension légale et sa réalité dans les faits. Beaucoup de situations, notamment en matière de discrimination, restent ambiguës et les résultats de la mise en place de la laïcité demeurent mitigés, au point que plusieurs observateurs jugent le système en crise. La Constitution parvient à contrer les opposants à la laïcité et permet aux groupes marginalisés de revendiquer une plus grande inclusion, toutefois, le système reste fragile. En matière de discrimination externe, l’État marque régulièrement une préférence pour la majorité hindouiste : la police fait preuve d’une plus grande violence envers les minorités, on observe l’absence de dispositif d’aide humanitaire pour certaines minorités en situations d’urgence, les minorités sont plus faiblement indemnisées en cas de sinistres… La Cour Suprême doit, par ailleurs, suspendre certains verdicts de la Haute Cour de justice, régulièrement inconstitutionnelle car visiblement défavorable aux minorités : elle n’applique les principes laïques que lorsqu’ils avantagent la majorité hindouiste. En matière d’exclusion interne, les lois conservent un impact limité : les femmes pâtissent toujours de lois spécifiques à chaque communauté et qui les désavantagent souvent en regard de ce qui est accordé aux hommes. Quant aux dalits (les « intouchables »), ils ont plus de droits théoriques qu’auparavant, mais, dans les faits, ils subissent toujours nombre de discriminations concrètes (interdiction de fréquenter certains temples, de marcher dans la rue….) (Bhargava, 2014).

Cette persistance d’une exclusion liée au religieux témoigne d’un manque de volonté de l’État de faire appliquer rigoureusement la Constitution. Malgré tout, celle-ci permet aux partisans de la laïcité les plus actifs de lutter contre les détracteurs de la laïcité, principalement les ultranationalistes hindous, qui la rejettent en tant que forme de pensée occidentale et moderne, incompatible avec une indianité fondée uniquement sur la tradition (Bhargava, 2007). Par ailleurs, le principe de laïcité est rejeté, car régulièrement considéré comme un moyen de sanctionner les pratiques hindouistes au profit des minorités, le rendant suspect de favoritisme, tel que pourrait le laisser supposer, par exemple,la lutte contre les castes qui vise spécifiquement l’hindouisme, ne touchant ni les musulmans ni les chrétiens. La distance principielle qui, selon le contexte, peut aider ou contrecarrer les diverses religions en leur appliquant un traitement différencié est de ce fait le plus souvent mal saisie (Bhargava, 2007, 2014).

Au Népal, la laïcité en gestation depuis les années 1990, validée par l’État en 2008, n’a intégré officiellement la Constitution qu’en 2015[12]. Comme en Inde, le Népal connaît une domination des hautes castes hindouistes, qui induit discriminations et inégalités socio-économiques chez les minorités religieuses. Celles-ci ont vu dans le projet de laïcité une manière de s’en protéger. Ce projet consiste en la reconnaissance de la pluralité religieuse du pays et non de son éradication, conduisant étonnamment pour un observateur français, à un lien étroit entre l’activisme religieux et le mouvement laïque (Letizia, 2012, p. 71-72). Toutefois, ce projet laïque comporte également une dimension politique : maoïstes, marxistes-léninistes, ultranationalistes hindouistes et modérés instrumentalisent leurs propres interprétations à des fins électoralistes. Il a servi notamment à destituer le roi en 2006 et, actuellement, les ultranationalistes le combattent en dénonçant la visibilité,  agressante pour les hindouistes, de nouvelles pratiques religieuses récemment apparues dans l’espace public du fait de la laïcité (abattage des vaches, sonnerie des Églises, ajout de fêtes religieuses au calendrier), permettant ainsi de stimuler la haine intercommunautaire en jouant sur la peur des risques encourus par l’identité nationale. La définition de la laïcité des ultranationalistes favorise la domination hindouiste, tandis que l’interprétation maoïste y voit plus une reconnaissance pluraliste (Ibid, p. 73-81).

CONCLUSION

Cet article met l’accent sur l’existence d’une variété de modèles laïques, dont aucun ne peut se prévaloir d’être « le vrai », ces variantes contextuelles répondant aux attentes spécifiques et historicisées de chaque société. La prise en compte de critères tels que l’égalité, la liberté de conscience, la neutralité et la séparation rend possible le développement d’une modélisation universelle de la laïcité, permettant la comparaison des différents régimes. Si, le plus souvent, les différents modèles laïques mobilisent l’égalité et la liberté de conscience pour lutter contre les discriminations religieuses, force est de constater que les approches retenues sur le terrain sont parfois très différentes, voire antagoniques. Certaines sociétés préfèrent appliquer une loi identique pour tous, mais n’évitent finalement pas la possibilité d’une discrimination indirecte, potentiellement réductible par le biais d’accommodements individuels. D’autres sociétés préfèrent une logique privilégiant un traitement différencié et discriminant, visant à réduire des problèmes spécifiques, finalement une discrimination au service d’une société plus juste…

La séparation entre l’État et le religieux connait donc une rigidité variable, tout comme celle existant entre citoyenneté et appartenance religieuse. La grande majorité des États démocratiques et laïques ont choisi de défendre prioritairement les droits des individus face à ceux des communautés, si l’on en croit leurs récits nationaux, qui dissimulent pourtant parfois quelques paradoxes. Ainsi, en France, l’évidence du  refus d’une défense des droits collectifs ne résiste pas à l’observation de la réalité. Si cet article a mis par exemple en lumière les différences de traitement induites par les huit régimes de laïcité, la prise en compte des droits communautaires concerne aussi d’autres terrains que le religieux, à l’image de la multitude de micro-exceptions juridiques, favorisant tel ou tel groupe social, y compris genré, dont tient compte notamment l’administration fiscale. Cette reconnaissance ciblée se rencontre aussi aux États-Unis et au Canada avec les législations spécifiques concernant les communautés autochtones, ainsi qu’en Inde et au Népal où la prise en compte de droits collectifs se distingue encore plus nettement, concernant tant les religions que les différentes ethnies et castes.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 115.

 [1] Doctorante en sociologie à l’UQAM sous la direction de Micheline Milot et Anouk Bélanger (Montréal, Canada), affiliée au CEETUM (Centre d’Études Ethniques des Universités Montréalaises).

[2] Entendue comme la diminution de la référence religieuse.

[3] Il est question ici de l’espace public non institutionnel, tel que la rue.

[4] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».

https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789, consulté le 18 septembre 2016

[5] Loi d’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école.

[6] Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

[7] Non application de la loi de 1905 en Nouvelle Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre et Miquelon, dans les Terres australes et antarctiques, à Wallis et Futuna ainsi qu’en Guyane et à Mayotte (Baubérot, 2015, p. 129).

[8] Non-application ou l’application partielle de la loi de 2004 en Polynésie et en Nouvelle Calédonie ; abolition très récente de la polygamie à Mayotte (2010), application du droit civil musulman aux côtés du droit français pour les affaires familiales, avec des juges musulmans rémunérés par l’État français… (Baubérot, 2006, p. 57-67).

[9] Loi Combes du 7 juillet 1904.

[10] http://loractu.fr/france/10545-l-alsace-pourrait-integrer-l-islam-dans-ses-cours-de-religion-a-l-ecole.html consulté le 19 septembre 2016.

[11] L’article 2 souligne notamment la liberté religieuse de chacun et l’article 15 affirme le droit au traitement égal devant la loi, indépendamment de toute discrimination.

[12] https://asialyst.com/fr/2015/10/02/nepal-la-nouvelle-constitution-en-debat/

ELEMENTS de BIBLIOGRAPHIE

Baubérot, J. (2006). L’intégrisme républicain contre la laïcité. La Tour d’Aigues: Éditions de l’Aube.

Baubérot, J. (2015). Les sept laïcités françaises: Le modèle français de laïcité n’existe pas. Paris: Maison des Sciences de l’Homme.

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

1 commentaire pour l’instant

christine gamitaPublié le9:26 pm - Juin 26, 2018

! « 4 Le terme laïque par lequel on rend souvent secular est impropre. Séculariste est un néologisme adapté des mots anglo-indien secular et secularism insérés en 1976 par Indira Gandhi dans le préambule du 42e amendement de la constitution indienne. L’Inde, auparavant Sovereign Democratic Republic, est alors définie comme Sovereign Socialist Secular Democratic Republic. En Inde, il n’y a pas vraiment de séparation de la religion et de l’état : celui-ci intervient très régulièrement dans la vie religieuse. Le sécularisme est l’attitude officielle de l’état indien censé reconnaître toutes les religions et les traiter avec bienveillance sur un pied d’égalité. Voir Weber 2007, cf. http://michelangot.com/Michel_Angot/Conferences_files/Histoire%20des%20Indes-compr.pdf‘ cité ici http://susaufeminicides.blogspot.com/2015/01/neuter.html

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