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Les dernières évolutions des régions académiques

Art. 301.

par Arnaud LAMI
Maître de conférences HDR, Université d’Aix-Marseille

Depuis le décret impérial du 17 mars 1808, les académies n’ont pas connu de grands bouleversements. De manière presque empruntée, « ces divisions administratives territoriales »[1] ont discrètement passé les années. Pour autant, leur existence n’a quasiment jamais été remise en cause, signe historique, s’il en était besoin, de leur importance dans la gestion des questions liées à l’enseignement. Curieusement, la pérennité des académies dans un paysage institutionnel et politique, qui, en près de deux siècles, a connu de nombreux changements, n’a que peu suscité l’intérêt ou la curiosité de la doctrine. Laissant souvent, à tort, le sentiment d’institution impassible aux évolutions qui façonnent le paysage administratif français, les académies donnent- pour le profane- l’image d’une administration surannée, encore largement, régie par les principes fondateurs de l’Université impériale.

Institutions de l’ombre, les académies connaissent pourtant, depuis quelques années, un mouvement de réforme significatif largement justifié et impulsé par la montée en puissance des nouvelles régions. Les transformations engagées au niveau des collectivités territoriales ont conduit à l’adoption du décret du 10 décembre 2015, créant les régions académiques. C’est dans le cadre de cette réforme que le décret n°2019-1200 du 20 novembre 2019, relatif à l’organisation des services déconcentrés des ministres chargés de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, a vu le jour. C’est, enfin, dans le prolongement de ce dernier texte que le décret n° 2019-1554 du 30 décembre 2019, relatif aux attributions des recteurs de région académique et des recteurs d’académie, a été publié.

A priori, le mouvement qui touche les académies n’a rien de spectaculaire. Il pourrait même être jugé banal au regard des observations déjà effectuées en matière de décentralisation territoriale. Décentralisation qui entraine concomitamment – et quasiment mécaniquement- une évolution des services déconcentrés de l’État. Un tel constat, largement éprouvé, notamment en matière préfectorale, n’a toutefois pas trouvé d’application en matière académique, ce qui rend la réforme actuelle d’autant plus intéressante.  

Malgré l’ancrage territorial de leurs missions, les académies pour des raisons politiques, conjoncturelles, n’ont pas été intégrées au découpage territorial classique. Le système académique est, dès ses origines, calqué sur celui des structures judiciaires et sur la carte des lycées[2]. L’organisation, sans équivalent, a contribué, dès la Constitution de l’an VII, à octroyer aux services déconcentrés de l’éducation des missions élargies aux contours dépassant le cadre départemental.

A l’exception de la courte et trouble période de 1850 à 1854[3], qui a entrainé un processus « de départementalisation », les académies n’ont cessé de développer des actions qui, par essence, dépassent les frontières départementales. La réalité du paysage académique ainsi que la manière dont celui-ci a évolué semblent, logiquement, favorable à la consécration d’un processus de régionalisation.

Le décret du 20 novembre dernier, qui doit également être considéré au regard des autres textes qui lui ont succédé, fixe ce que l’on pourrait qualifier le contenu de la nouvelle organisation des régions académiques. On notera, néanmoins, que le titre du décret se réfère à l’organisation déconcentrée et non aux régions académiques, en tant que telles, qui concernent pourtant l’intégralité des dispositions du texte. Le choix sémantique, qui peut surprendre, paraît dicté par le souhait du gouvernement de mettre l’accent sur le processus de déconcentration et non de régionalisation, permettant ainsi de ne pas laisser planer le sentiment de vouloir exclure les académies. Dans le prolongement du texte précédent, le décret du 30 décembre affiche, dès son titre, la volonté de clarifier les attributions entre les recteurs de régions et leurs homologues d’académies.

Les décrets, bien que pas toujours très limpides au premier abord, proposent une sorte de douce rupture tout en s’inscrivant la continuité du décret de 2015. Ils reposent sur un équilibre qui oscille entre la volonté de préserver l’existant et celle d’apporter plusieurs innovations. Au titre des mesures emblématiques, mais au périmètre limité, on retiendra d’abord la suppression de « la fonction de vice-chancelier des universités de Paris » et, en conséquence, la modification de « l’organisation de l’académie de Paris » ; on notera enfin, la création d’une nouvelle académie à Mayotte.

Les décrets du 10 décembre 2015, celui du 6 novembre 2017 (n°2017-1543) ont, chacun en ce qui les concerne, contribué à modifier le Code de l’éducation, en créant dans un premier temps et en abondant, par la suite, au sein de la partie règlementaire du Code, le chapitre 2 du deuxième titre du livre 2 « consacré aux régions académiques et circonscriptions académiques »[4]. Les décrets de 2019 quant à eux, transforment une partie de ce récent édifice règlementaire, dont les fondations n’ont pas encore cinq ans. Les régions académiques -mises en place depuis le 1er janvier 2016- sont consolidées et renforcées dans leur principe[5] (I.).

La nouvelle mouture des régions académiques repose sur un renforcement des pouvoirs attribués aux recteurs de régions, à qui « il appartient d’arrêter l’organisation fonctionnelle et territoriale » de l’institution qu’il administre (II.). Les fonctions rectorales régionales, mais aussi celles des recteurs d’académies sont en partie repensées. Ces nouveautés, plus ou moins importantes, appellent de nombreuses remarques sur l’organisation et la structure du paysage académique.  

I. Les difficultés rencontrées par les régions académiques

L’organisation académique de la France repose, sur une architecture pyramidale dans laquelle les régions académiques sont, en principe, composées d’une ou de plusieurs circonscriptions académiques. Cette organisation, déjà éprouvée dans d’autres administrations, répond à ses propres objectifs et mécanismes (A.) Pour autant, la structure académique telle que mise en place depuis plusieurs années n’a pas apporté pleinement satisfaction, obligeant les décrets de 2019 à introduire des ajustements (B.).

A. Le principe de la régionalisation de l’action académique

La réforme de l’organisation des services déconcentrés de l’Éducation se pose avec une acuité nouvelle. Ne pouvant rester éternellement indifférentes aux évolutions structurelles et techniques qui ont touché les collectivités territoriales, les académies ont été invitées à prendre « en compte la nouvelle configuration régionale »[6].

Ce vœu n’est toutefois pas facile à concrétiser car, précisément, la déconcentration en matière d’enseignement doit composer avec un tissu local d’établissements nombreux, aux formes juridiques et aux fonctionnements très différents. La diversité des territoires et des besoins fait que toute tentative d’uniformisation des politiques publiques peut vite devenir une gageure. « l’Éducation nationale étant encore perçue comme l’administration de l’ascenseur social ! Toucher à son organisation »[7] revient à s’exposer à de nombreuses oppositions.

Les vagues de décentralisation territoriale (transfert de compétence au profit des collectivités) et de décentralisation technique (processus d’autonomie d’établissement) qui ont successivement accompagné le paysage de l’enseignement en France changent, naturellement, les équilibres sans forcément les bouleverser totalement. L’accroissement de la décentralisation a eu des conséquences majeures sur l’action des académies, sur leur capacité d’innovation, d’adaptation, mais aussi sur leurs relations avec les élus locaux.  Le renforcement de l’autonomie a modifié les pratiques de la déconcentration, sans remettre en cause l’organisation structurelle des académies[8].

Un décalage a pu quelquefois être perçu entre, d’une part, l’évolution des besoins et des attentes des usagers et, d’autres part, les difficultés pour les responsables d’académie d’y répondre à l’échelle d’un territoire[9].  En ce sens, le Sénat a pu, récemment, regretter que « l’éducation nationale ne s’est que trop peu intéressée jusqu’à présent aux données territoriales »[10], retenant toutefois l’importance de l’apport d’initiatives des académies. De façon paradoxale et alors que « le dialogue de proximité avec les établissements »[11] et les élus est une réalité quotidienne, l’organisation des services déconcentrés apparait insuffisamment adaptée voire décalée, devant les enjeux inhérents aux politiques territoriales. Dans le contexte de régionalisation des politiques publiques, la relation entre académies et régions est devenue un objectif incontournable du pilotage du système éducatif[12].

Si l’existence des académies n’est pas contestée, et a même été légitimée par le Conseil constitutionnel[13], leur organisation peut, eu égard aux réalités de la décentralisation, être jugée inefficace.   

C’est en partant de cette recherche d’équilibre que l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche (l’IGAENR), dans son rapport d’avril 2015, proposait de repenser l’existant à travers un ensemble de solutions. Alors que l’administration est, généralement, avide d’uniformité, les rédacteurs du rapport invitaient à une réforme à géométrie variable tentant de considérer chaque spécificité territoriale. De sorte que si certaines académies devaient fusionner, d’autres, au contraire, conserveraient leur configuration, enfin les académies de l’île de France en raison de leur importance étaient considérées isolément. Les alternatives envisagées, tout en avançant avec prudence, pour les cas les plus complexes, faisaient preuve d’ardeur, notamment , à travers la proposition de fusion de plusieurs académies selon le nouveau cadre régional créé par la loi du 16 janvier 2015. Le décret du 10 décembre 2015 s’est montré beaucoup plus timoré, se contentant de poser les bases d’une coopération interacadémique.

Face à des solutions extrêmes pouvant aller jusqu’à la fusion, ou la création d’une Agence régionale dotée de la personnalité morale -comme cela a été le cas en matière sanitaire- le gouvernement a choisi la solution la plus neutre politiquement, mais aussi la plus modeste au plan juridique. Le « redécoupage des académies » ne faisant pas consensus[14], cette alternative a été rapidement écartée.

B. Les vicissitudes de l’organisation des régions académiques

Le décret de 2015 et ceux de 2019 conservent les académies existantes en leur ajoutant une entité supérieure : la région académique. C’est ainsi que l’article R.222-1 du Code de l’éducation dispose que « La France est divisée en régions académiques, composées d’une ou de plusieurs circonscriptions académiques, définies à l’article R. 222-2 ». Le choix retenu repose sur un mode de fonctionnement pyramidale qui ajoute un échelon à celui préexistant. Les régions académiques n’ont pas supprimé les académies, on pourrait même écrire qu’elles les ont confortées dans leur existence.

Depuis le 1er janvier 2016, se sont donc 17 régions académiques (dont la liste est fixée à l’article R.222-2) qui ont été créées. Si quatre d’entre elles regroupent trois académies ; huit, au contraire ne comprennent qu’une seule académie.

Le paysage académique reste donc très épars et largement soumis aux rapports humains qui régissent les relations entre les différents responsables académiques. Le sentiment de tâtonnement a pu être accentué par des expérimentations menées sur quelques territoires. A ce titre, on retiendra la réussite qu’a pu constituer la nomination d’un recteur de région comme administrateur de l’ensemble des académies de la région académique de Normandie[15] . Le succès de cette expérience a incité le pouvoir réglementaire à intégrer, au sein de l’article R.222-1 du Code de l’éducation, une disposition permettant par dérogation à un recteur de région académique d’être chargé , « par décret pris en conseil des ministres, d’administrer les autres académies de la même région académique ».

Même si elles peuvent sembler modestes, les expérimentations entreprises au niveau régional ont permis de démontrer, dans nombres d’hypothèses, l’enjeu majeur que peut avoir une approche régionale.

L’organisation repensée des services déconcentrés, telle qu’entreprise depuis 2015 et confirmée en 2019, propose de répondre au double objectif de proximité et de la régionalisation. Le système actuel, et le recours aux régions académiques, doit « favoriser le travail plus en lien avec les collectivités » tout en créant « des partenariats constructifs ». Toutefois, il doit également, conserver l’originalité académique en l’impliquant dans le processus de régionalisation.

Le système mis en place depuis 2015, et récemment confirmé, n’a pas suscité un enthousiasme débordant. Il faut reconnaitre qu’indépendamment de son intérêt la régionalisation académique a suscité, à l’heure des premiers bilans de sérieuses réserves et cela pour plusieurs raisons.

Premièrement, les choix opérés affichent, pour l’heure, des résultats très variables d’une région à l’autre. Il faut bien admettre que la construction des régions académiques n’a pas été des plus franche. Les tâtonnements et les hésitations qui ont accompagné leur mise en place ont conduit à ce que les régions académiques soient « avant tout conçues comme le lieu d’une réflexion stratégique plus que de gestion »[16]. A cela s’ajoute un manque de visibilité et quelquefois une dualité entre les actions des régions académiques et celles des académies.

Deuxièmement, la Cour des comptes a souligné en 2017 « la fragilité de ces régions académiques, qui ne disposent ni d’autorité hiérarchique, ni de missions d’allocation des moyens »[17]. Ainsi, malgré les évolutions structurelles, « apparaît un décalage croissant entre l’organisation territoriale de l’éducation nationale et celles des autres services de l’État au niveau régional, au moment où les enjeux interministériels des politiques publiques s’accroissent ».

Enfin, tout une série de constats ont pu être faits allant du coût potentiel de cette organisation[18], aux problèmes du lieu du siège de la région académique qui, dans plusieurs cas, ne se situe pas dans la ville accueillant l’hôtel de région. Ces choix justifiés « par des spécificités territoriales plus ou moins convaincantes, n’apparai(ssent) guère judicieux, notamment en ce qu’il(s) contrarie(nt) l’objectif, plusieurs fois rappelé par les pouvoirs publics dans le cadre de la réforme territoriale, de constituer un « état-major régional » autour du préfet de région »[19].

Ces critiques sérieuses mettent en avant les limites du mécanisme pyramidale. Entre les risques d’enchevêtrement des compétences, le manque de moyens octroyés aux recteurs de régions et les faiblesses de la structuration académique, les choix opérés en 2015 ont montré leurs limites. Les décrets de 2019 essaient donc de conserver la structure pyramidale en corrigeant ses faiblesses.

II. Le renforcement du rôle des régions académiques

Les difficultés rencontrées par les régions académiques ont été largement dépeintes et sont désormais bien connues. Les possibilités pour remédier à cette situation étaient nombreuses, des plus radicales au plus insignifiantes, le choix des possibles était grand. Les décrets de 2019 optent, sans ambiguïtés, pour le maintien de la structure mise en place dès 2015 (A.). Le renforcement du rôle du recteur de région devant concourir à renforcer la légitimité et le rôle des régions académiques aux dépens des académies (B.).    

A. Des régions académiques légitimées dans leurs missions

Pour pallier les limites de fonctionnement des académies, le gouvernement a, un temps, annoncé la suppression de certains rectorats au profit des seules régions académiques. Cette alternative jugée trop brutale a finalement été rejetée[20]. La problématique du découpage territorial s’est posée de façon quasiment identique à la réflexion entreprise en 2015. La pertinence de superposer des strates ou d’en supprimer apparaissant, pour des questions économiques et de rationalisation de l’action publique, comme un enjeu fort de la déconcentration. Une nouvelle fois, l’alternative arrêtée a été de conserver le découpage actuel, sans pour autant renoncer à la réorganisation du territoire régional de l’éducation. Partant, tout l’enjeu des derniers décrets a été de renforcer l’action régionale, tout en maintenant et en confirmant l’objectif de subsidiarités au niveau académique.

Les régions académiques affichent au regard des textes de 2019 une réelle montée en puissance. Alors que le gouvernement ne s’adonne pas à une explication aussi péremptoire, les décrets quant à eux affichent une nette tendance au renforcement de l’échelon régional.

L’ambiguïté de certaines formules pourrait de prime abord laisser penser que l’évolution annoncée n’a pas eu lieu. Le qualificatif « d’entité stratégique » (R.222-16), ou encore le manque de précisions de certaines dispositions ne permettent pas d’endiguer les salves de critiques adressées à la première mouture des régions académiques.

Ceci étant, à y regarder de plus près, les décrets mettent en place de nouveaux mécanismes favorables à la légitimation de l’action des régions académiques. La création de services régionaux, la mutualisation de services interacadémiques -notamment chargés des affaires juridiques et des systèmes d’information- concourent à défendre l’hypothèse que la région académique va bénéficier, dans les mois à venir, d’une plus grande légitimité et de nouveaux moyens d’action.

Les critiques sérieuses et nombreuses faites aux régions académiques auraient pu opérer un changement radical. Toutefois, les décrets de 2019 n’optent clairement pas pour une telle solution. A la lecture des textes, il paraît que l’équilibre des compétences entre les académies et les régions académiques, un temps favorable aux premières, semble désormais s’inverser.

On retiendra que c’est essentiellement à travers la fonction rectorale, et le renforcement du positionnement du recteur de région, que la montée en puissance de la région académique est envisagée. 

Le code de l’éducation ne laisse sur ce point que peu de doutes. Le recteur de région « fixe les orientations stratégiques des politiques de la région académique pour l’ensemble des compétences relevant des ministres chargés de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation » (R.222-16). Pour mener à bien sa mission, le recteur dispose de nouveaux moyens. Au sein des régions comportant plusieurs académies, « un secrétaire général de région académique est chargé, sous l’autorité du recteur de région académique, de l’administration de la région académique » (R.222-16-4).

A priori, les régions académiques et les recteurs qui les administrent devraient avoir les moyens de leurs ambitions.

La teneur de la présentation du décret du 20 novembre 2019 est relativement claire : il s’agit de renforcer « le rôle et les attributions du recteur de région académique ». Cette affirmation n’est pas synonyme de la fin des recteurs d’académie, dont certains sont aussi recteur de région. Le choix des mots étant souvent révélateur des tendances, on notera que le gouvernement a fait usage (au 5ème alinéa de l’article R.222-1), probablement maladroitement et peut-être involontairement, de l’expression « du recteur d’académie de région académique » soulignant ainsi -peut-être inconsciemment- que le recteur de région est aussi un recteur d’académie. Est ainsi réaffirmé que les deux fonctions sont davantage complémentaires qu’opposées.

Néanmoins, la distinction est réelle et il est vite apparu que, pour accompagner la régionalisation, il fallait logiquement renforcer les pouvoirs de son responsable et, in fine, réduire ceux susceptibles de limiter ce mouvement. Les oppositions et divergences peuvent, en l’absence de répartition des compétences, s’avérer délicates à gérer, notamment en matière de désaccord. La répartition des compétences et des missions étant nécessaire au bon fonctionnement d’une institution, il devenait impératif d’identifier avec précision le rôle des recteurs susceptibles d’intervenir sur un même territoire.

La nécessité de clarification était d’autant plus essentielle qu’elle était de nature à rendre davantage lisible l’action académique, notamment dans ses relations avec les collectivités ou les autres services déconcentrés. Symbole de cette réalité, les juridictions administratives ont pu éprouver des difficultés à distinguer entre les missions des recteurs d’académie et celles des recteurs de régions, ne percevant pas toujours avec netteté les différences relatives aux deux fonctions[21].

Ces atermoiements nécessitaient une réponse urgente au risque de voir, dans l’avenir, les situations conflictuelles se multiplier.

B. L’importance grandissante du recteur de région académique

Les décrets de 2019 s’adonnent à la recherche d’un périlleux équilibre, s’efforçant de maintenir les fonctions rectorales, mais en les hiérarchisant.

D’un côté, le décret du 30 décembre en substituant, dans de nombreux articles du Code de l’éducation, au terme « d’autorité académique » celui de « recteur d’académie », rappelle l’importance et le rôle de ce dernier.

D’un autre côté, et non sans paradoxe, l’évolution sémantique que nous donne à voir les décrets, ne signifie pas pour autant que les recteurs d’académies sont renforcés dans leurs missions. C’est davantage la tendance inverse qui semble se confirmer. Pour le dire autrement, si la fonction de recteur d’académie est réaffirmée dans son principe, son influence est amenée à s’amoindrir eu égard au renforcement des pouvoirs du recteur de région.

Le risque de conflits entre les recteurs de région et leur homologues académiques, dont les périmètres peuvent se confronter, est résolu par le premier alinéa de l’article R.222-1. « Dans les régions académiques comportant plusieurs académies, le recteur de région académique a autorité sur les recteurs d’académie. Les décisions de ces derniers s’inscrivent dans les orientations stratégiques définies par le recteur de région. L’autorité du recteur de région sur les recteurs d’académie ne peut être déléguée ».  

Le décret n’instaure pas de hiérarchie au sens juridique du terme, mais affirme l’autorité du recteur de région. La « chaine hiérarchique »[22] n’est en rien bouleversée ; en revanche, une priorisation des actions académiques est clairement consacrée. La formulation de l’article R.222-1, dont la portée sera probablement précisée par la pratique, affirme, sans équivoque, qu’en cas de conflit et de désaccord la position régionale doit prévaloir.

Le postulat parait par ailleurs transposable aux rapports entre le recteur de région et le nouveau recteur délégué, « compétent pour les questions relatives à l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation ». Alors que les textes n’évoquent pas l’autorité du recteur de région sur le recteur délégué il parait, cependant, logique qu’un rapport d’autorité s’instaure au profit du recteur de région.

La transposition de l’esprit de l’article R.222-1 aux relations qui unissent le recteur de région et le recteur délégué est d’autant plus perceptible, que le préambule du décret de novembre précise explicitement que le recteur de région est « secondé » par le recteur délégué. Le recteur délégué sur lequel il y aurait beaucoup à écrire (et à spéculer) est dépositaire d’une mission qui est actuellement imprécise. Comme souvent en matière d’éducation, les lacunes des textes et leur manque de clarté seront compensés par la pratique, les visions personnelles des acteurs et les rapports qui seront amenés à se dégager entre eux.

Dans un souci de rationalisation, le recteur de région peut déléguer sa signature aux recteurs ou au secrétaire général d’académie, pour pourvoir à l’exercice de différentes missions régionales (R.222-17). Là encore, ces délégations de signatures maintiennent la responsabilité du recteur de région qui détient la compétence de principe en matière régionale.

La logique régionale ne repose pas uniquement sur la « hiérarchisation des fonctions », mais également sur l’augmentation des pouvoirs et le renforcement de la position institutionnelle des recteurs de région.

Sur ce dernier point, l’action des recteurs est quelquefois apparue timorée face au rôle des préfets. Le détachement territorial des académies des départements a constitué autant un avantage pour les recteurs -en matière d’autonomie- qu’un inconvénient en matière d’implication dans les politiques déconcentrées de l’État. Cet éloignement a été, en partie, corrigé par la participation du recteur de région au comité d’administration régional. Les décrets de 2019 renforcent la place du recteur de région au sein de ce comité, il est par ailleurs conforté dans son rôle grâce, notamment, à une intégration renforcée au processus de régionalisation [23].

Les vagues successives de décentralisation techniques et territoriales qui ont touché l’éducation et l’enseignement ne pouvaient rester sans incidences dans l’organisation académique. Entre promoteurs d’une réforme totale et partisans d’une évolution en douceur, la deuxième tendance a clairement été privilégiée. Néanmoins, le curseur n’est pas des plus simples à trouver. Les décrets de 2019 tentent, avec une habilité à peine dissimulée, de contrecarrer les critiques qui ont résulté des premiers bilans liés à l’existence des régions académiques. Le caractère emprunté de ces dernières devait entrainer une réponse de la part du gouvernement, ce qui a été fait. Les textes laissent finalement un sentiment mitigé, notamment à travers les incertitudes et incohérences que laissent planer leur rédaction, et la conviction que des mesures complémentaires devront être adoptées pour donner tout son sens à l’action des régions académiques.

Espérons que la nouvelle étape réglementaire, que nous sommes en train de vivre, permettra de franchir un palier et d’assurer aux régions académiques la place qu’elles méritent. Gageons que le rôle et le positionnement des recteurs de région seront déterminants pour l’avenir et la légitimité de ces institutions.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Arnaud Lami, « Les dernières évolutions des régions académiques »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 301.


[1] D. Raymond, Dictionnaire d’éducation publique et privée, tant en France qu’à l’étranger, Paris, J.-P. Migne, 1853, p.1669

[2] Titre I. art 4 du décret impérial du 17 mars 1808, portant organisation de l’Université impériale, Turin,  Imprimerie Vincent Bianco, 1808, p.3

[3] J. DELABROUSSE, La décentralisation administrative et les universités régionales, Paris, A. Fontemoing,, 1900, p.36

[4] B. Beignier, A. Lami , « La réforme territoriale de l’éducation nationale », in Culture, Société territoires, Mélanges en l’honneur du professeur Serge Regourd, Institut universitaire Varenne, 2019, p.1030

[5] Voir à cet égard Question Ass. N, du député S. Dumilly, JO, 11/09/2018, p.7918, réponse, JO, 16/10/2018 p.9362

[6] Rapport IGAENR,n°2015-021, Quelle évolution de l’Etat territorial pour l’Education nationale, l’enseignement supérieur et la recherche, avril 2015, p.21

[7] « Les nouvelles « Régions académiques » : débats et enjeux. Questions à Jean-Louis Nembrini », Administration & Éducation, vol. 162, no. 2, 2019, pp. 113

[8] Rapport Sénat, n°43, MM. Laurent Lafon et Jean-Yves Roux, les nouveaux territoires de l’éducation, 9 octobre 2019, Sénat n°43, p. 30

[9] Rapport IGEN et IGAENR, n° 2018-010, Mission ruralité. Rapport d’étape, février 2018

[10] Rapport Sénat, n°43, MM. Laurent Lafon et Jean-Yves Roux, les nouveaux territoires de l’éducation, op.cit., p.8

[11] Rapport annuel des inspections générales, L’autonomie des établissements scolaires : pratiques, freins et atouts pour une meilleure prise en compte des besoins des élèves, 2019, p.41

[12] F. Weil, O. Dugrip, M.-P. Luigi, A. Perritaz, Rapport sur la réorganisation territoriale des services déconcentrés de l’EN et de l’ESRI, mars 2018

[13] Cons. Constit., 15 octobre 2015, Décision n° 2015-258 L, JO, n°0241 du 17 octobre 2015 p. 19381, texte n° 60 

[14] Rapport Ass.N., MMES Fannette Charvier ET Anne-Christine Lang, n°1629, Pour une école de la confiance, 31 janvier 2019, p.9

[15] Décret du 8 nov 2017 qui permet à titre dérogatoire au Conseil des ministres de nommer un recteur « chargé d’administrer les autres académies de la même région académique ».

[16] Rapport IGENR n°20017-076, Mieux intégrer les statistiques, fev.2018, p.21

[17] Cour des comptes, Les services déconcentrés de l’état clarifier leurs missions, adapter leur organisation, leur faire confiance, rapport thématique,11 décembre 2017, p.101

[18] Ibidem, Avec notamment la multiplication des déplacements, p.90

[19] Ibidem, p.89

[20] B. Beignier, A. Lami, « La réforme territoriale de l’éducation nationale », in Culture, Société territoires, Mélanges en l’honneur du professeur Serge Regourd, op.cit., p.1031 et sv.

[21]  Voir en ce sens CE, 27 juin 2016, req. n° 392145 « pour l’exercice des missions relatives à l’organisation de l’action éducatrice, le recteur et l’inspecteur d’académie, directeur des services départementaux de l’éducation nationale, sous réserve des attributions dévolues aux préfets de région  et de département pour le premier, et des attributions dévolues aux préfets en ce qui concerne les investissements des services de l’Etat dans le département pour le second, prennent les décisions dans les matières entrant dans le champ de compétence du ministre chargé de l’éducation exercées, pour le recteur, à l’échelon de la région académique , de l’académie et des services départementaux de l’éducation nationale, et pour l’inspecteur d’académie, directeur des services départementaux de l’éducation nationale, à l’échelon du département. »

[22] CAA Bordeaux, 19 décembre 2019, n° 18BX00290 

[23] Le recteur de Région peut proposer au préfet d’associer, pour les affaires qui les concernent, les autres recteurs de la région académique (R.222-16-1).

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Covid-19, et si on parlait de la responsabilité des professionnels de santé ?

Art. 299.

par Arnaud LAMI
Maître de conférences HDR, Université d’Aix-Marseille

Alors que le sujet de l’urgence sanitaire suscite un immense engouement chez les juristes, les perspectives de l’indemnisation des futures victimes des traitements médicamenteux et autres actes médicaux liés au Covid-19 n’enflamment pas, pour l’heure, les chroniques. Il faut dire que les principaux intéressés, à commencer par les médecins et les services hospitaliers sont complètement incrédules, voire dans le déni, devant cette question.

A leur décharge, le contexte ne se prête pas à ce genre de considérations. L’urgence n’est clairement pas là et de toutes les façons, la ferveur qui entoure les professionnels de santé, l’union sacré formée autour de ces « héros » des temps modernes, ne laissent augurer que d’un avenir radieux pour les soignants, bien éloigné des prétoires. La population, indifférente depuis des mois à la crise des hôpitaux, semble enfin avoir pris conscience des manques financiers et humains qui affectent ce service public pourtant essentiel à notre existence.

Au jeu de la popularité, les soignants ont pris du galon, réussissant même l’exploit, pour certains d’entre eux d’être, plus populaires que des joueurs de foot. D’aucun, dans le monde désormais sacralisé des professionnels de santé, ne peut envisager aujourd’hui que ceux qui témoignent de leur gratitude, de leur admiration, oseront dans quelques semaines, quelques mois, ou quelques années, venir chercher la responsabilité de ceux qui sont, tous les soirs, applaudis des minutes durant.

Alors pourquoi les juristes devraient se soucier de cette problématique ?  Pourquoi, en ces temps si particuliers évoquer ce qui pour beaucoup relève de l’indécence ?

Par soucis de contradiction ? Certainement pas ! Par envie de se singulariser et d’exister dans un paysage où seuls les enjeux cliniques sont mis en avant et le droit, avide de règles, jugé par beaucoup trop contraignant ? Nous ne le croyons pas davantage !

Le juriste, souvent exclu à tort des débats entourant la pratique médicale, doit -sinon inquiéter- a minima alerter et interroger, afin précisément d’éviter que la deuxième vague du Covid-19 soit celle des contentieux et des « guerres » juridiques.

Pour l’heure, comme nous l’indiquions en préambule de notre propos, la « responsabilité médicale » n’a donné lieu à aucun débat passionné. Elle a d’ailleurs été complètement occultée du projet de loi « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 », qui n’y a prêté – à notre sens fort justement – aucune attention.

C’est au Conseil d’État qu’il est revenu, selon l’expression populaire, de mettre les pieds dans le plat. Dans son avis du …, la Haute juridiction a proposé d’ajouter au texte définitif une disposition prévoyant « (…) l’exonération de responsabilité des professionnels de santé en cas de dommages résultant des mesures administratives, prise en charge de l’indemnisation des préjudices par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (art. L. 3131-3 et L. 3131-4), recueil de données concernant les victimes (art. L. 3131-9-1), mesures de protection des réservistes (art. L. 3131-10) et dispositions sur l’appel aux volontaires (art. L. 3131-10-1). »

Le législateur a souscrit sans réserve à la suggestion, en décidant d’intégrer dans la loi des dispositions permettant « d’exonérer la responsabilité des professionnels de santé » et de confier, in fine, à l’ONIAM la réparation des préjudices que pourraient subir les patients Covid-19. 

Le Conseil d’État, « assassin » de la police administrative générale des maires ( Voir Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil « d’Etat » et non «des collectivités» » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292.), auteur de décisions pas franchement favorables au principe de précaution sanitaire, a réussi l’exploit de remettre au-devant de la scène l’ONIAM qui, à bout de souffle, ne paraissait plus avoir les faveurs du gouvernement. L’Office, et le système de solidarité nationale qu’il applique, ont essuyé ces dernières années une kyrielle de critiques, -imputables notamment à son fonctionnement, à la faible place accorder aux commissions de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI), aux difficultés à recouvrer les créances, – s’est donc vu attribuer une nouvelle mission relative à « l’état d’urgence sanitaire ». (voir  Cour des comptes Rapport public annuel 2017). Eu égard aux difficultés qui sont les siennes, nous aurions pu nous attendre à ce que l’ONIAM, soit invité à se concentrer sur ses missions, et qu’il ne lui en soit pas ajoutées de nouvelles.  

Oui, mais voilà, l’épidémie a semble-t-il changé la donne ! L’explosion des normes et la recrudescence des jurisprudences, nous montrent qu’en période d’état d’urgence sanitaire les cartes sont rabattues ! Les bannis d’hier peuvent devenir les protagonistes incontournables d’un nouveau système. Les grandes annonces, concernant la profonde refonte de l’Office, son recadrage sur ses prérogatives, ont laissé place à une nouvelle réalité.

Certes, à ce stade, on reconnaîtra qu’il est facile d’évoquer les limites du système et que si la critique est aisée, l’art législatif est souvent difficile, surtout en période de crise. Le législateur avait-il véritablement d’autre choix que celui qu’il a arrêté ? L’urgence n’était pas que juridique, mais aussi humaine et il fallait de toute façon faire avec « les moyens du bord » et surtout protéger les soignants. La cause est noble, c’est là une certitude ! Et puis, le recours à la solidarité nationale ne choquera pas les connaisseurs de l’Office qui ont assisté, ces dernières années, à l’accroissement spectaculaires des cas de figure pouvant être indemnisés sur ce fondement. Néanmoins, au titre des zones d’ombres, on retiendra que les plaideurs et spécialistes de ces mécanismes s’insurgent régulièrement contre ce système qui, par bien des aspects, n’est pas toujours des plus protecteurs pour les victimes et implique souvent, in fine, le recours aux juridictions. Quoiqu’il en soit, on arguera, que les victimes auront, peu ou prou, une indemnisation, et que les soignants et/ou les établissements de santé, eux, seront toujours protégés. Si tel est le cas, de nombreuses critiques deviendront sans effet, même si le cas des droits des victimes ne peut laisser indifférents.

Toutefois, un rapide regard sur les pratiques médicales constatées en ces temps d’épidémie, laisse d’ores et déjà le sentiment que le mécanisme mis en place est perfectible et que, dans plusieurs hypothèses, il sera difficile à appliquer. A leur corps défendant, les positions tranchées du Conseil d’État et du législateur ne sont pas- contrairement à ce que peuvent laisser présager nos précédents propos- forcément incohérentes avec l’état du droit. (I.). Ceci étant, la solution retenue, n’est pas sans soulever de problèmes. Derrière les effets d’annonce, il est probable que le souci de protection s’avère, dans les faits, plus limité qu’il n’y parait (II.).

I. La cohérence, normative, du recours à la solidarité nationale

Le recours à la solidarité nationale, s’il peut surprendre par nombre d’aspects, n’en demeure pas moins cohérent au regard de ce qui se pratique habituellement en matière d’urgence sanitaire (A.). L’objectif louable de protéger les professionnels de santé implique naturellement à un tel choix (B.)

A. La solidarité nationale et l’urgence sanitaire

Focalisée depuis le début de la crise du Covid-19 sur la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, nous en aurions presque oublié que les mécanismes de l’état d’urgence sanitaire s’inscrivent, et prolongent, un ensemble normatif bien plus vaste « celui des mesures d’urgences sanitaires ».  (Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, JO, 24 mars 2020 ; rect. 25 mars ; Coronavirus : loi d’urgence et autres mesures – Aperçu rapide par la rédaction, La Semaine Juridique Social n° 13, 31 Mars 2020, act. 134 ; Anne Levade, État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception, JCP G, n°13, 30 Mars 2020, 369, Jacques Petit, « L’état d’urgence sanitaire », AJDA, 2020 p.833). A ce titre, il n’aura pas échappé aux esprits les plus aguerris aux mesures sanitaires, que la codification des nouvelles dispositions s’inscrit au sein du titre troisième du Code de la santé publique (CSP) relatif aux « Menaces et crises sanitaires graves ». Au regard de cette réalité, il était donc logique que la question du traitement, par la loi, de la responsabilité des professionnels de santé en situation d’état d’urgence sanitaire, soit consacrée au sein du chapitre éponyme.

A cet égard, le choix de recourir à la solidarité nationale pour les victimes de dommages résultant de l’application des mesures sanitaires d’urgences, n’est pas une innovation. Ce « dispositif d’indemnisation concerne aujourd’hui essentiellement les victimes vaccinées contre la grippe A (H1N1) dans le cadre de la campagne de vaccination décidée par les arrêtés du Ministre de la Santé des 4 novembre 2009 et 13 janvier 2010. » (ONIAM, rapport d’activité 2018, p.36)

C’est tout naturellement que le législateur a, selon l’explication résultant de ses travaux préparatoires, admis au sein de l’article L.3131-20 CSP, « l’extension à l’état d’urgence sanitaire des décharges de responsabilité des professionnels de santé et de l’industriel fabricant pour toute prescription médicamenteuse faite en-dehors des indications thérapeutiques lorsque celle-ci est rendue nécessaire par les circonstances. Il prévoit également la réparation par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) de tout accident médical, affection iatrogène ou nosocomiale, associés à la prise de mesures consécutives à l’état d’urgence sanitaire. »

La clarté de l’intention des promoteurs de la loi du 23 mars, tranche radicalement avec le manque de précision de l’article L.3131-20 tel qu’il est codifié. Adepte du « ping-pong » entre articles, le législateur a préféré, à la simplicité d’une formulation précise, procéder par renvoi. Égratignant au passage, encore un peu plus, le principe d’intelligibilité de la règle de droit, l’article L3131-20, dispose in extenso que « Les dispositions des articles L.  3131-3 et L. 3131-4 sont applicables aux dommages résultant des mesures prises en application des articles L. 3131-15 à L. 3131-17. Les dispositions des articles L. 3131-9-1, L. 3131-10 et L. 3131-10-1 sont applicables en cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire. ».

La formulation est particulièrement indigeste et incompréhensible pour qui ne connait pas les références visées (ou ne souhaite pas s’adonner à la gymnastique de ses doigts pour retrouver les articles cités). Seul lot de consolation, les références à des articles se situant au sein du chapitre consacré aux menaces sanitaires, ont le mérite d’aboutir à une uniformisation des principes d’indemnisation en « cas de crise sanitaire grave ». Finalement, le mécanisme de réparation des dommages subis dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire est strictement identique à ceux qui préexistent. 

Pour ceux que le manque de lisibilité n’a pas heurté, qu’ils se rassurent, le législateur a fait preuve de constance et nous a offert une deuxième occasion d’être dérouté. Avec un peu de persévérance, le lecteur de l’article L. 3131-20 se rendra vite compte que celui-ci est orienté autour de deux idées fortes : d’une part, il renvoie aux articles L.3131-3 et L.3131-4 du CSP, qui concernent l’indemnisation au titre de la solidarité nationale des victimes de dommages d’actes médicaux en période de crise sanitaire  ; d’autre part,  il se réfère aux dispositions des articles L.3131-9, 3131-10-1 qui ne concernent nullement la réparation des dommages médicaux, mais traitent de mesures qui en sont détachées (et sur lesquelles nous ne nous attarderons pas).  

Si le législateur avait voulu rendre abscons les règles de l’indemnisation en les rattachant, avec maladresse, à un ensemble épars de mesures sans lien direct les unes avec les autres, il aurait difficilement pu mieux s’y prendre. C’est un doux euphémisme que de considérer que le recours, dans un même article, à plusieurs principes qui n’ont pas directement de liens les uns avec les autres, ne favorise pas la clarté du dispositif. 

Au regard de ce qui précède, nous sommes en droit de nous demander quelle mouche a piqué le législateur ? La réponse se trouve dans les travaux préparatoires de la loi. Le législateur a souhaité, pour reprendre sa prose, « l’extension des garanties ». Entendons ici l’extension de garanties existantes applicables dans d’autres hypothèses de crises sanitaires. La louable « extension des garanties » autorisait donc à tous les mélanges de genres. Il aurait été plus lisible, à notre avis, de consacrer ces principes dans des articles différents. Mais tel n’a pas été le cas !

B. Le louable objectif de protection des professionnels et des patients

En dépassant les travers rédactionnels, et en fermant les yeux sur les conséquences formelles « de l’extension des garanties », il faut reconnaitre que l’esprit de protection que permet le texte est, a priori, une bonne idée.

En application des disposions de l’article L.3131-3 (auquel renvoie l’article L3131-20), « les professionnels de santé ne peuvent être tenus pour responsables des dommages résultant de la prescription ou de l’administration d’un médicament  en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation prévues par son autorisation de mise sur le marché ou son autorisation temporaire d’utilisation, ou bien d’un médicament ne faisant l’objet d’aucune de ces autorisations, lorsque leur intervention était rendue nécessaire par l’existence d’une menace sanitaire grave et que la prescription ou l’administration du médicament  a été recommandée ou exigée par le ministre chargé de la santé …».  D’autre part, cette garantie s’applique aux fabricants de médicaments, ou aux titulaires des autorisations de mise sur le marché qui ne peuvent « être tenus pour responsables des dommages résultant de l’utilisation d’un médicament en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation ». (L.3131-3)

A cet égard, un médecin prescripteur, qui administrerait hydroxychloroquine à un porteur du Covid-19, conformément à la réglementation adoptée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, ne pourrait voir sa responsabilité engagée. Il en irait de même pour le fabricant ou le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), qui n’auraient pas à indemniser le patient si ce dernier venait à subir un dommage imputable au médicament qui aurait été détourné de son utilisation normale.

En s’en tenant à ce seul cas, on ne peut que saluer une telle législation qui, en temps de crise, permet de ne pas entraver les alternatives et recherches médicales.

Et le patient victime d’un dommage dans tout ça ? Et bien lui aussi est, légalement, protégé, puisqu’au sens de l’article L. 3131-4 (auquel renvoie l’article L.3131-20) il est en droit d’obtenir « la réparation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées… » dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. L’indemnisation est alors « assurée par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales mentionné à l’article L. 1142-22. ».

On notera que l’article L. 3131-4 offre des garanties supplémentaires par rapport au droit commun du régime classique de l’indemnisation des dommages médicaux au titre de la solidarité nationale. Dans le cadre des crises sanitaires, l’offre d’indemnisation est « adressée par l’office à la victime ou, en cas de décès, à ses ayants droit ». Autrement dit, l’article L.3131-4, ne se restreint pas expressément, comme en période d’application « classique » de la solidarité nationale, à la notion de victime. « L’équilibre est différent, … s’agissant des dommages causés par les mesures d’urgence prescrites par le ministre de la santé pour prévenir et limiter les conséquences sur la santé de la population des menaces sanitaires graves. Alors que la prise en charge de l’aléa thérapeutique relève d’un effort de solidarité à l’égard des victimes de la malchance, celle des victimes de mesures sanitaires d’urgence présente un enjeu d’égalité devant les charges publiques, puisqu’il s’agit de personnes victimes de leur participation à des mesures prises dans l’intérêt public. » (voir conclusions Nicolas Polge, sous, CE 27 mai 2016, M. B et Mme D., 391149)

Finalement, et pour reprendre une expression en vogue il y a quelques années dans la classe politique, l’article L.3131-20 nous donne le sentiment qu’il offre un mécanisme dans lequel « c’est du gagnant-gagnant ». Ainsi, les médecins, les laboratoires, peuvent faire leur travail dans un cadre d’urgence et d’incertitude sanitaires.

Cette vision idyllique serait permise si le dispositif de la solidarité nationale n’avait pas déjà été éprouvé, car derrière ces garanties, se dissimule une réalité peut-être moins avouable par les temps qui courent.

II. Les nombreux risques du recours à la solidarité nationale

D’idée miracle, la solution retenue risque de devenir une fausse bonne idée. Sur le principe de protéger juridiquement les acteurs de la santé, il ne peut y avoir, bien évidemment, que consensus.

Néanmoins, la consécration de ce régime de réparation pose à notre sens de nombreux problèmes qui ne sont pas appréhendés (A.). Les professionnels de santé, par manque de conseils, en sont restés au principe de l’immunité totale des actes accomplis en période de Covid-19, mais rien ne nous semble moins sûr (B.).

A. Le patient au-devant de l’aléatoire solidarité nationale

La première remarque que l’on peut faire en étudiant l’application du dispositif de la solidarité nationale en période d’urgence sanitaire, c’est que ce dernier censé favoriser l’indemnisation des victimes et éviter les longs périples juridictionnels, n’a pas, dans un passé récent, convaincu.

Au plan comptable, on retiendra que « depuis 2011, l’ONIAM a reçu en tout 173 dossiers » de demandes d’indemnisation imputables à la crise sanitaire du H1N1 (ONIAM, rapport d’activité 2018, p.36). Sur l’ensemble des décisions émises par l’Office, un nombre conséquent s’est soldé par un contentieux. A la fin de l’année 2018, 51 dossiers sont encore pendants devant les juridictions. (Les motifs de ces saisines sont variables : refus pur et simple d’indemniser de la part de l’Office, indemnisation jugée insuffisante par les demandeurs…)

Le nombre important de contestations, liées à l’indemnisation, semble contredire l’esprit de la solidarité nationale selon lequel le contentieux devrait sinon être inexistant, être a minima moins famélique.

Le contentieux brise le mythe de la facilité d’indemnisation que le législateur de 2002, lorsqu’il a créé l’ONIAM, avait entendu mettre en œuvre. Entre la problématique de la qualité de victime (Voir sur ce point le débat entre les victimes « directes et indirectes » ; 30 mars 2011, ONIAM c/ M. et Mme H…, n°327669, p. 148 ; Cass. Civ. 1, 13 septembre 2011, n°11-12536) celle de l’étendue de la réparation en matière d’aléa thérapeutique (30 mars 2011, ONIAM c/ M. et Mme H…, n°327669), ou encore celle de l’application de la théorie de la causalité adéquate, les incertitudes et débats relatifs à l’indemnisation des victimes de crises sanitaires sont nombreux, et démontrent, s’il en était besoin, le manque de cadrage du mécanisme, ou tout au moins ses limites.

Sans qu’il nous appartienne de revenir sur l’intégralité des problèmes rencontrés à l’occasion des procédures d’indemnisation imputables au mécanisme de la solidarité nationale, dans le cadre des crises sanitaires, nous relèverons quelques exemples topiques, fournis par la jurisprudence et qui, inexorablement, renvoient aux difficultés rencontrées par les victimes.

Au titre des problèmes majeurs, les débats interminables du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage subi par le patient, font assurément figure de favoris. On eut pu croire que la particularité des périodes de crises sanitaires aurait assoupli ou favorisé une interprétation large du lien de causalité, ou imposer une présomption légale entre certaines maladie et l’acte médical, mais il n’en est rien. L’office s’est arc-bouté sur une approche restrictive de sa compétence pour refuser de nombreuses indemnisations. Le refus de reconnaitre le développement d’une narcolepsie (maladie du sommeil) après une vaccination contre la grippe H1N1, est révélateur de cette tendance. Pourtant admis par une grande partie de la communauté scientifique, le lien entre la vaccination et la maladie n’a finalement été indemnisé qu’au prix de nombreux contentieux et de plusieurs condamnations de l’office (Voir en ce sens CAA de Bordeaux, 5 mars 2018, req. n°  17BX03135 ).

L’Oniam a démontré qu’il reste fidèle, en période de crise sanitaire, à sa « stratégie d’évitement » (voir notre article JDA), visant à ne pas indemniser les cas les plus problématiques, obligeant, in fine, les victimes à recourir au juge (voir en ce sens CAA Nancy, 4 juillet 2017, n° 17NC00649 ; à propos d’un dommage subi pendant la grippe H1N1 ; CE 4 novembre 2016, n° 397729 , CE 27 mai 2016,  391149).

Le recours à la solidarité nationale en temps de crise sanitaire n’a pas, pour les victimes, les vertus qu’on lui prête. Elle ouvre le risque d’injustice entre les personnes qui peuvent se faire assister d’un conseil, connaisseur du système, et celles qui se retrouvent démunies face à une proposition minime ou pire à un refus d’indemnisation. A cela on ajoutera que les victimes ne sont pas à l’abri de « bizarreries juridictionnelles » ( conclusions Nicolas Polge, sous, CE 27 mai 2016, M. B et Mme D., 391149) et des différences d’interprétation des ordres juridictionnels ayant à connaitre du contentieux. Car là encore, la volonté d’unification de la solidarité nationale s’est perdue lorsqu’elle donne lieu à contentieux, ce qui est fréquent dans les méandres du dualisme juridictionnel et des, potentielles, jurisprudences divergentes.

B. Le médecin devant le risque de voir sa responsabilité recherchée

Beaucoup s’accorderont à reconnaître que la solidarité nationale est loin de résoudre l’intégralité des questions que suscite l’indemnisation des dommages médicaux. La jurisprudence, a démontré, toute la difficulté et la précarité que rencontrent les victimes.

Toutefois, si les victimes ne sont pas toutes dans des situations d’indemnisation optimales, on pourra toujours se réjouir de voir les personnels soignants protégés dans leur mission et assurer de ne pas voir leur responsabilité engagée. Mais là encore nous émettons, sur ce point, plusieurs réserves. 

Contrairement à une idée encore trop souvent répandue chez les professionnels de santé, la solidarité nationale n’est pas, pour eux, une source de protection infaillible et cela pour au moins deux raisons. D’abord, car des fautes commises en période de crise sanitaire peuvent échapper à la solidarité nationale et donc impliquer la recherche de la responsabilité du professionnel de santé ou de l’établissement dans lequel il exerce ; enfin, car même en cas de prise en charge de l’indemnisation des dommages par l’ONIAM, ce dernier est libre de se retourner contre le professionnel ou l’établissement, ce qui est particulièrement courant.

Indépendamment de ces cas classiques, bien connus des juristes, la crise du Covid-19 offre un formidable laboratoire, et un cadre d’analyse des plus intéressants, car inédit. 

Il n’aura échappé à personne que loin des considérations juridiques, les médecins et autres experts se déchirent à longueur de journaux télévisés, ou « twits » ravageurs, sur la formule miracle qui pourrait soigner les patients. La chloroquine étant assurément le cas le plus débattu. Sans que nous ayons qualité pour juger de la prévalence des arguments des uns ou des autres, nous ne pouvons nous empêcher de voir derrière ces oppositions médicales, et les pratiques très variables qui y sont associées, de futurs contentieux notamment sous l’angle de la responsabilité. Le souci n’est bien évidemment pas le débat, ou la disputatio ; le juriste serait mal placé pour vilipender cet aspect des choses qui, sur bien des points, est sain surtout en période d’incertitude médicale. La difficulté est, à notre sens, dans les conséquences pratiques entrainées par les postures radicales, souvent à rebours de ce que prévoit le droit et qui pourraient bien, une fois la crise passée, se retourner contre leurs promoteurs.  

Une fois de plus, le cas de la chloroquine, même si ce n’est pas le seul, nous paraît emblématique des difficultés. C’est donc naturellement sur lui que nous nous attardons.

Face à l’ampleur du débat suscité par l’hydroxychloroquine – et l’association lopinavir/ ritonavir-, qui a largement dépassé le cadre confiné des laboratoires de recherche, le gouvernement a, par deux décrets des 23 et 26 mars 2020, décidé d’autoriser l’usage de ces médicaments pour les patients atteints par le Covid-19. A ainsi été créée une dérogation aux règles d’utilisation d’un produit pharmaceutique dans le seul cadre de son autorisation de mise sur le marché. La solution retenue reprend, au final, les préconisations émises par le Haut Conseil de la santé publique qui souhaite limiter l’utilisation de l’hydroxychloroquine aux patients les plus gravement atteints par le virus et, uniquement, dans un cadre hospitalier. Largement critiquée par la communauté médicale en raison de son caractère trop restreint, la délivrance du Plaquénil et, le cas échéant, des autres produits pharmaceutiques associés, est ainsi limitée aux seules pharmacies à usage intérieur des établissements de santé. ( Lami Arnaud, « L’accès au médicament à l’épreuve de l’urgence sanitaire », Rev. Droit de la famille, mai 2020, p.46)

Néanmoins, est prévue la possibilité pour un médecin libéral de dispenser le médicament en cas d’impérieuse nécessité et toujours conformément aux données acquises de la science.

Quel que soit le sentiment personnel que l’on peut avoir sur le sujet, on ne peut que reconnaitre que l’encadrement ainsi formulé a le mérite d’exister et, théoriquement, d’uniformiser les pratiques, ce qui, au plan de l’égalité du traitement des patients, pris au sens littéral du terme et sans mauvais jeu de mots, devrait être une bonne chose.

La règle de droit, quand elle existe, ne peut pas tout ; les juristes sont éternellement condamnés à faire preuve d’humilité. Loin des introspections auxquelles pourraient conduire cette remarque, il nous faut admettre que le droit est quelquefois apparu pendant l’épidémie comme secondaire. C’est précisément ce sentiment médical qui considère le droit inadapté qui a conduit nombre de médecins à s’affranchir des principes fixés par les décrets des 23 et 26 mars. La remarque n’aurait pas grand intérêt si elle n’impliquait pas la non-application de la solidarité nationale en cas de dommages. Car rappelons que ce n’est que lorsqu’un acte médical « a été recommandé ou exigé par le ministre chargé de la santé … », que le professionnel ne peut voir sa responsabilité engagée (L.3131-3).

A s’en tenir à la lettre de l’article L3131-3 du CSP, deux conditions cumulatives sont requises, pour que le professionnel de santé soit irresponsable : la première, « l’existence d’une menace sanitaire », qui ne fait pas en l’espèce débat, et, la seconde, une « recommandation ou une exigence fixée par le ministre de la santé ».

De fait, en s’en tenant à la lettre de la loi, une délivrance en dehors du cadre réglementaire est de nature à engager la responsabilité du professionnel, ou de l’établissement dans lequel il exerce (l’établissement ayant toujours la possibilité de faire une action subrogatoire contre le médecin fautif).

Bien évidemment, les juristes et les légalistes diront que ces professionnels n’avaient qu’à respecter les décrets. Certes ! Mais la réalité est bien plus complexe que ce que ne laisse voir la règlementation : la pression des patients pour obtenir le traitement, l’absence d’alternative, laissent le sentiment que de toutes façons les solutions sont peu nombreuses et que la chloroquine reste une des seules. Alors après tout, pourquoi patients et médecins, profanes en droit, ne l’utiliseraient pas ? Eu égard la discordance entre la règle de droit, les attentes des patients et la pratique médicale, la réalité de demain sera certainement contentieuse, et les médecins prescripteurs ne l’imaginent pas forcément. Les prémices de ce contentieux commencent à émerger. L’ordre des médecins a déjà annoncé vouloir sanctionner les médecins qui ont agi en dehors des protocoles.  

A notre sens, en calquant le régime d’irresponsabilité applicable en période de crise sanitaire à l’état d’urgence sanitaire, le législateur a manqué le but qu’il s’est assigné : à savoir, protéger juridiquement tous les professionnels de santé. La précipitation en cette matière est d’autant plus étonnante, que la particularité de la crise du Covid-19 a été l’argument phare pour justifier l’adoption des dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire. Il y a ici un manque de cohérence entre la posture adoptée au moment de l’adoption de la loi- de ne pas utiliser les mécanismes juridiques existants pour gérer la crise- et l’alternative retenue en matière de responsabilité de reprendre, in extenso, des dispositions existantes. Comment parler du caractère inédit de la situation sanitaire sans imaginer qu’elle aurait des répercussions sur la pratique médicale?  

En renvoyant sur ce point à des mesures qui pourront, au regard de la pratique médicale actuelle, s’avérer en partie inefficaces pour protéger les médecins, la loi a, selon nous, confondu vitesse et précipitation.  

Le législateur aurait peut-être dû s’en tenir à la morale enseignée par le lion et le rat : « patience et longueur de temps font mieux que force et que rage ». Laisser le temps de la réflexion, plutôt que d’intervenir d’ores et déjà, et réfléchir aux conséquences des pratiques médicales dans le cadre du Covid-19 eut pu être une alternative crédible et intéressante (ce qui a déjà été fait par le passé), mais tel n’a pas été le cas. La crise du Covid-19 déroute tellement, au plan juridique et sanitaire, que peut-être que toutes ces projections ou craintes s’évanouiront dans le futur avec le virus, qui ne sera alors qu’un vieux et mauvais souvenir….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Lami Arnaud, « Covid-19, et si on parlait de la responsabilité des professionnels de santé ? »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 299.

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ParJDA

Covid-19 & UE – le 2e bulletin de la Chaire Desaps

Art. 298.

La chaire Jean Monnet de l’Université Toulouse 1 Capitole, « Droit européen de la santé et des produits de santé » (Desaps) de notre collègue Nathalie De Grove Valdeyron vient de mettre en ligne un 2e très beau bulletin collectif consacré au COVID-19 et sa gestion par l’Union européenne (après un extrait du premier visible ici).

Pour soutenir et partager cette très belle initiative, le Journal du Droit Administratif vous en propose ci-dessous trois extraits et vous engage à lire ledit bulletin en totalité en cliquant ci-après :

https://ceec.ut-capitole.fr/bulletin-desaps-edition-speciale-2-covid-19-858659.kjsp?RH=1512484968181

1. Libres propos : la pénurie en équipements médicaux de première nécessité et en médicaments : que fait l’Union européenne ?

par Nathalie de Grove-Valdeyron
Maître de Conférences HDR, Université Toulouse 1 Capitole (IRDEIC)
Chaire Jean Monnet

S’il est une question qui revient de façon systématique dans les médias, c’est bien celle de la pénurie en équipement médicaux de première nécessité, notamment en masques, en France mais aussi plus largement dans toute l’Union. De quelle marge de manœuvre l’Union européenne dispose-t-elle en ce domaine ? Son action est-elle plus efficace que celle des États pris individuellement ? En d’autres termes apporte-t-elle une véritable « valeur ajoutée » ? Plus largement la compétence attribuée à l’Union européenne par le traité est-elle suffisante pour faire face à de véritables enjeux communs de sécurité en matière de santé[1] ?

Depuis le traité de Maastricht, rappelons-le, l’Union européenne s’est vu reconnaître une compétence en matière de santé publique qui est, pour l’essentiel, une compétence d’appui par laquelle « elle contribueà assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine en encourageant la coopération entre les États membres et si nécessaire en appuyant leur action ». « Cette action comprend également la lutte contre les grands fléaux, en favorisant la recherche sur leurs causes, leur transmission et leur prévention […] ainsi que la surveillance de menaces transfrontières graves sur la santé, l’alerte en cas de telles menaces et la lutte contre celles-ci ».

Afin de faire face à de telles menaces pour la santé, ce qui est le cas du virus SARS-CoV-2, à l’origine de la maladie COVID-19, la décision n°1082/2013 du 22 octobre 2013 préconise une « approche globale et concertée des États membres ». Des mesures prises individuellement par un État membre pourraient en effet porter préjudice aux intérêts d’autres États membres, si elles ne s’avèrent pas cohérentes entre elles, ou si elles sont fondées sur des évaluations des risques divergentes. C’est ainsi un des dispositifs mis en place par cette décision, à la suite de la pandémie de grippe aviaire H1N1, qui a été utilisé dès février 2020 pour faciliter l’achat de contre-mesures médicales. La procédure conjointe de passation de marchés[2] permet non seulement de faire bénéficier les États, qui y participent sur une base volontaire, d’achats groupés afin d’obtenir pour un produit donné (vaccins, masques etc..) des tarifs avantageux, mais aussi, de bénéficier de plus de souplesse pour les commandes. Pourtant, la procédure reste (trop) longue dans un contexte d’urgence sanitaire : un peu plus d’un mois pour la mettre en œuvre auquel il faut ajouter le délai lié à la livraison (15 jours). Face à une épidémie qui se propage de façon fulgurante ce dispositif est apparu insuffisant et on ne s’étonnera pas que les médias aient relayé les difficultés rencontrées par certains États, dont la France, contraints de se procurer des masques en Chine (principal producteur), en dehors de ce cadre, et à des coûts exorbitants dans un contexte de pénurie généralisée et de quasi- monopole.

Autre moyen actionné : le mécanisme de protection civile[3] créé par la décision n°1313/2013/UE du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013. Avec ici aussi un constat : l’inexistence d’une réserve européenne portant sur des fournitures médicales essentielles. Une nouvelle réserve RescUE[4] pour la constitution d’un arsenal de contre-mesures médicales, d’équipements médicaux de soins intensifs et d’équipements de protection individuelle a donc été créée, dans l’urgence, par la décision (UE) 2020/414 de la Commission du 19 mars 2020. Ce dispositif (qui doit encore être approuvé d’un point de vue budgétaire) pourra aussi être utilisé plus largement après la crise pour venir en aide aux systèmes de santé des États, aujourd’hui durement éprouvés. Aussi intéressante et indispensable soit-elle, cette réserve RescUE spécifique arrive un peu trop tardivement pour le COVID-19, même si la crise risque vraisemblablement de se prolonger pendant plusieurs mois encore.

Faute de réserve européenne mobilisable, l’Union va donc tenter de gérer les stocks pour retarder l’état de pénurie et coordonner l’action des États en appelant à la solidarité.

Solidarité pour rappeler aux États tout d’abord, dans le cadre de « lignes directrices » qui leur ont été adressées par la Commission dès le 16 mars 2020, que toute mesure de contrôle aux frontières[5] prise au nom de la santé publique, aussi légitime qu’elle soit face à une maladie contagieuse, se doit de respecter le droit de l’Union et notamment de répondre à l’exigence de proportionnalité, qui doit elle-même s’apprécier dans ce contexte de pénurie. Toute mesure prise par un État, telle une interdiction d’exportation de fournitures médicales, peut porter gravement atteinte à la gestion de la crise par un autre État en ralentissant l’arrivée de biens médicaux essentiels. Les règles du marché unique doivent donc être respectées et favoriser la libre circulation des équipements essentiels[6]. Dans cette même logique liée à la situation d’urgence sanitaire, pour pouvoir faire face à une demande vitale dans l’Union, alors que la production et les stocks sont insuffisants, la décision d’exécution n°2020/402 de la Commission du 14 mars 2020 soumet à autorisation, à titre temporaire, les exportations de biens essentiels à destination des pays tiers.

Adaptation de la réglementation ensuite, qui se traduit par différentes communications comportant à nouveau des recommandations à l’attention des États. Ainsi, s’agissant des équipements de protection individuelle qui peuvent relever, en fonction de leurs caractéristiques propres, de différents instruments juridiques[7], la Commission accorde aux États la possibilité d’autoriser la mise à disposition des produits concernés sur le marché de l’Union, pendant une période limitée, même s’ils ne sont pas marqués CE, pour autant qu’ils garantissent un niveau adéquat de santé et de sécurité. Le recours à des solutions techniques autres que celles des normes harmonisées est admis à condition, ici encore, que ces solutions « garantissent un niveau adéquat de protection correspondant aux exigences essentielles de santé et de sécurité applicables énoncées dans le règlement ». Le risque de falsification est augmenté dans un contexte de pénurie mais, tout en en étant consciente et en mobilisant des moyens de lutte contre ce risque, la Commission invite cependant les autorités nationales de surveillance à se concentrer, lors des contrôles mis en œuvre, sur les risques graves pour la santé et la sécurité des utilisateurs auxquels les équipements sont destinés. Ces différentes mesures[8], présentées expressément comme temporaires, laissent une plus grande marge de manœuvre aux États au sein desquels les organismes notifiés veillent à la conformité aux exigences essentielles précitées. Elles répondent en définitive à un seul objectif réaliste : fournir la population (en masques notamment) même si les équipements visés ne répondent pas exactement aux normes européennes en termes de qualité et de sécurité mais à des normes jugées équivalentes et dont l’appréciation revient in fine aux États.

Le CEN (Comité européen de normalisation) a aussi, à titre tout-à-fait exceptionnel, et dans un élan de solidarité, accepté de communiquer gratuitement aux fabricants (européens et provenant de pays tiers), 11 normes européennes à respecter pour pouvoir fabriquer et introduire plus facilement sur le marché les équipements médicaux de première nécessité. Il s’agit ici de faciliter la reconversion de chaîne de production pour la fabrication de biens d’équipement essentiels (masques, écrans faciaux respirateurs etc..). Ces normes sont disponibles en France et téléchargeables sur le site de l’AFNOR.

S’agissant enfin plus particulièrement des médicaments, qui font depuis 1965 l’objet d’une règlementation européenne pour en favoriser la libre circulation dans le respect de la protection de la santé publique, la Commission européenne, en étroite coopération avec l’Agence européenne des médicaments (EMA), collecte en continu des données afin de surveiller, d’évaluer et d’anticiper les pénuries à l’échelle de l’Union européenne, notamment en milieu hospitalier. Certains traitements utilisés par les malades hospitalisés en réanimation font en effet l’objet d’une demande très forte et pourraient se traduire, sans surveillance précise, par une pénurie de traitements pour des malades souffrant d’autres pathologies ou en soins palliatifs (manque de curare notamment). Un « Groupe de pilotage UE » opérationnel dédié aux ruptures de médicaments causées par des événements majeurs a ainsi été créé. Sur le plan pratique, en complément des instruments existants, l’EMA organise un échange régulier avec les États membres (par le biais des laboratoires), pour collecter les informations sur les pénuries actuelles ou attendues de médicaments utilisés en soins intensifs, dans le cadre d’un nouveau réseau de points de contact unique (« i SPOC») mis en place par le groupe de pilotage. L’association européenne des laboratoires princeps (EFPIA) et des laboratoires génériques (Medicines for Europe) se concertent aussi régulièrement afin de prévenir d’éventuelles pénuries.

La constitution de stock à laquelle les États ou les citoyens pourraient être tentés de se livrer peut mettre en péril l’approvisionnement de tous les États d’où, là aussi, des recommandations adressées par la Commission afin, par exemple, de limiter la dispensation d’antalgiques livrés sans ordonnance tel que le paracétamol.

Toujours dans un rôle d’appui aux États pour faire face à la crise, il est apparu souhaitable que des aides puissent être accordées pour accélérer le développement et la mise sur le marché des médicaments, ou plus largement investir en faveur de la fabrication de produits liés au COVID -19 sans que ces aides soient condamnées en tant qu’aides d’État conformément à la règlementation européenne. A cet effet, la Commission a proposé, dans une communication (2020/C 91 I/01) du 20 mars 2020, des encadrements temporaires de telles mesures[9]. De même et parallèlement, des assouplissements ont été prévus dans une autre communication en ce qui concerne les pratiques anticoncurrentielles[10] (2020/C 116 I/02 du 8 avril 2020). Il s’agit ici notamment de permettre une coopération entre producteurs pharmaceutiques (de médicaments génériques) afin d’éviter une pénurie de médicaments hospitaliers critiques.

Comme on le voit à travers ce rapide tour d’horizon des principales actions prises pour faire face à la pénurie, l’Union européenne a pris la mesure de la crise exceptionnelle qui frappe tous les États membres et tente d’y répondre de manière pragmatique, en utilisant sa compétence d’appui pour être aux côtés des États tout en associant l’ensemble des parties prenantes, mais au prix d’un manque de visibilité de son action aux yeux du citoyen européen.

Il convient aussi de s’interroger sur la façon dont les États mettront en œuvre les diverses recommandations qui leur sont faites. Quel poids accorder à de simples « lignes directrices » dans un contexte de résurgence de comportement de repli sur soi face à la pandémie. La solidarité européenne à laquelle la Commission exhorte les États semble la seule réponse, et elle s’exprime encore mieux, il faut l’admettre hélas, quand chacun y trouve son intérêt. Il semble que ce soit le cas en ce qui concerne la libre circulation de produits médicaux essentiels qui doivent arriver aux populations et dans les zones qui en ont le plus besoin.

Mais ne faudrait-il pas aller plus loin et renforcer la planification en matière de santé pour rendre l’Union plus réactive face à des menaces graves pour la santé qui mettent en jeu les intérêts essentiels des États membres ? Ne faudrait-il pas, comme pour les crises antérieures (sang contaminé, vache folle, médiator), tirer les conséquences de la crise du COVID-19 afin de garantir dans toute l’Union un approvisionnement sécurisé en médicaments et en dispositifs médicaux en cas de menace sanitaire grave pour la santé voire même, plus largement, en dehors de toute menace pour que l’Union retrouve une capacité de production et une auto-suffisance dans ces domaines essentiels ? La question de l’ajout d’une nouvelle compétence partagée relevant d’un article 168 §4 d) au titre des enjeux commun de sécurité en matière de santé au sens de l’article 4§2 point k du TFUE se pose aujourd’hui de façon incontournable.

                                                                                   Le 25 avril 2020.


[1] Voir aussi, Nathalie De Grove-Valdeyron, La gestion sanitaire de la crise du Covid-19 par l’Union européenne, Revue de l’Union européenne, mai 2020.

[2] Voir commentaire d’Adrien Pech, dans le bulletin Covid 19 n°1 de la Chaire DESAPS

[3] Voir Didier Blanc, « Unis dans l’adversité : la protection civile de l’Union, instrument d’une solidarité éprouvée par le coronavirus », Revue de l’Union européenne, mai 2020.

[4] Voir commentaire de Marianne Farès dans le bulletin Covid-19 n°1 de la Cahier DESAPS

[5] Voir commentaire de Claire Bories dans le bulletin Covid 19 n°1 de la Chaire DESAPS

[6] Voir commentaire de Lucas Sutto dans le bulletin Covid 19 n°1 de la chaire DESAPS

[7] Le règlement 526/2017 du 5 avril 2017 sur les dispositifs médicaux (dont la mise en application a été repoussée d’un an au 26 mai 2021 et donc actuellement de la directive 93/42 CEE du 14 juin 1993) ou encore du règlement 2016/425 sur les équipements de protection individuelle (EPI).

[8] Voir le commentaire de Sarah Bister dans le bulletin COVID 19 n°1 de la chaire DESAPS

[9] Voir le commentaire de Marlène Cépeck dans ce bulletin

[10] Voir le commentaire de Marianne Farès dans ce bulletin

2. L’Union européenne et la coordination du déploiement des applications mobiles de traçage des contacts : une stratégie efficace ?

par Julie TEYSSEDRE
Docteure en Droit

La pandémie de Covid19 a conduit de nombreuses autorités à développer des applications mobiles d’échange de données devant permettre aux utilisateurs d’être alertés lorsqu’ils sont rentrés en contact avec une personne contaminée par le virus[1]. Si les technologies de l’information[2] et les outils numériques[3] sont amenés à jouer un rôle de premier plan dans la gestion de cette crise sanitaire sans précédent, les applications mobiles, qui sont développées dans l’urgence, suscitent de nombreuses questions en raison de l’atteinte aux libertés fondamentales que leur usage est susceptible d’occasionner[4] et des failles de sécurité que soustend leur fonctionnement[5].

La perspective de la levée du confinement amène les États européens à progressivement se doter de ces applications de traçage et il semble pertinent de se demander si ces dernières ne se présentent pas avant toute chose comme des outils de gestion de la pénurie de tests et de masques plutôt que comme des instruments de gestion de la pandémie. Plusieurs chercheurs relèvent que la voie la plus efficiente de la gestion de cette crise sanitaire, en l’absence de traitement et de vaccin[6], réside dans le développement d’une politique de dépistage à grande échelle des personnes, permettant ainsi leur isolement et l’extinction des épidémies locales[7]. La mise en place de ces applications ne saurait donc se substituer à cette politique et leur efficacité est conditionnée par la possibilité pour les personnes d’être testées massivement à l’extérieur du milieu hospitalier, y compris lorsqu’elles ne présentent aucun symptôme. Mais les doutes que l’on peut nourrir sur la pertinence de l’usage de ces outils ne s’épuise pas dans ce constat dans la mesure où leur efficacité est intrinsèquement liée au nombre de personnes qui pourront et qui accepteront de télécharger l’application et de faire savoir qu’elles sont malades. À cet égard, plusieurs acteurs ont mis en doute l’efficacité de l’application française StopCovid[8]. Selon une étude menée par des chercheurs de l’Université d’Oxford, au moins 60 % de la population devrait utiliser ces outils de traçage des contacts pour qu’ils soient efficaces[9], et l’on peut douter du succès de l’application à l’étude en France en raison, d’une part, de la réticence de certains citoyens à son égard, qui se trouve alimentée par l’absence de communication transparente des autorités nationales et, d’autre part, de la part de la population française ne disposant pas de smartphone[10] et souffrant d’illectronisme[11]. Dans son avis portant sur l’application StopCovid, publié le 24 avril, le Conseil national du numérique a d’ailleurs attiré l’attention des autorités sur la nécessité de fournir des dispositifs d’inclusion numérique, mais la mobilisation des acteurs de terrain dans l’accompagnement des individus éloignés du numérique qu’il préconise ne saurait suffire à résorber les effets de la fracture numérique[12].

En outre, de nombreuses questions liées à l’encadrement du traitement des données collectées et à leur protection restent en suspens et plusieurs acteurs ont mis en évidence les risques que font peser leur utilisation sur la garantie des exigences de l’État de droit[13]. Parmi les multiples problèmes qui doivent être résolus, figurent ceux tenant au consentement des utilisateurs, à la pseudonymisation des données, à l’identification des responsables du traitement, à l’éventail des données collectées et à leur conservation. Dans ce contexte, plusieurs projets ont été lancés par des instituts de recherche afin que puissent être développées des applications efficaces, sécurisées et respectueuses de la protection des données à caractère personnel et de la vie privée. Depuis plusieurs semaines, des chercheurs travaillent sur un projet européen commun PEPPPT[14], qui s’appuie sur la technologie Bluetooth, et ayant vocation à soutenir les initiatives nationales en définissant des normes d’interopérabilité permettant de tracer des chaînes d’infection à travers différents États. Les applications mobiles de traçage peuvent en effet fonctionner en s’appuyant sur des données Bluetooth ou sur des données de géolocalisation, mais les chercheurs s’accordent à reconnaître que la technologie Bluetooth doit être privilégiée en ce qu’elle garantit une meilleure confidentialité[15] dans la mesure où elle ne révèle pas la position précise des personnes à un instant donné[16]. Ainsi, les travaux de l’équipe de recherche PEPPPT l’ont conduite à développer un protocole de suivi des contacts, baptisé « ROBERT »[17], instaurant un système fonctionnant par signaux Bluetooth envoyant les pseudonymes des utilisateurs de l’application aux autres utilisateurs se trouvant à proximité. En cas de contamination de l’un des usagers de cette application, celuici pourra alors partager les pseudonymes des personnes rencontrées sur une base de données centrale, afin qu’elles puissent être informées qu’elles ont été en contact avec une personne contaminée. Ce protocole, qui devrait être suivi par les autorités françaises dans le cadre de la conception de l’application StopCovid[18], a fait l’objet de vives critiques en raison de son manque de transparence et du caractère centralisé du système, c’estàdire du stockage des identifiants éphémères attribués aux utilisateurs sur un serveur central auquel ont accès les autorités sanitaires, et qui comporterait le risque d’entraîner une réidentification des personnes concernées. Plusieurs instituts européens ont alors décidé de se retirer du projet[19] et un collectif de chercheurs et de scientifiques, issus de 25 pays, ont adopté, le 19 avril dernier, une déclaration commune dans laquelle ils se sont employés à défendre un système de stockage décentralisé des données qui présenterait moins de risques de sécurité que les systèmes centralisés et qui garantirait une meilleure protection de la vie privée[20].

En effet, regrouper toutes les données dans un même endroit est un choix risqué dès lors qu’il est impossible d’assurer l’inviolabilité d’une base de données et la présidente de la CNIL, MarieLaure Denis, relevait à cet égard que devait être privilégiés « le chiffrement de l’historique des connexions et le stockage des données sur un téléphone, plutôt que de les envoyer systématiquement dans une base centralisée »[21].

Indépendamment de ces considérations techniques, la réussite du déploiement au sein des États européens des applications mobiles de traçage dépend non seulement de leur faculté à augmenter les capacités de dépistage afin que puissent être obtenus des résultats fiables, mais également de la volonté des autorités nationales de développer des outils numériques qui soient pleinement respectueux de la légalité interne et européenne en matière de protection de la vie privée et des données à caractère personnel. Dans ce contexte, l’adoption d’une approche coordonnée se présente comme la voie la plus efficiente d’un usage efficace et protecteur de ces applications mobiles et l’Union européenne a donc décidé d’œuvrer afin que puisse être élaborée une approche commune dans ce domaine. Après avoir analysé le développement de l’approche européenne commune des applications mobiles née de l’action coordonnée de l’Union et des États (I) nous évaluerons dans quelle mesure cette action constitue un levier performant de la garantie des exigences de l’État de droit (II).

I – L’action coordonnée de l’Union et des États membres et l’élaboration d’une approche commune des applications mobiles de traçage des contacts

Tirant parti de la compétence d’appui dont elle dispose, l’Union européenne s’est employée à renforcer la coopération entre les États (A) afin que puisse être définie une approche commune des applications de traçage garantissant leur déploiement efficace et sécurisé (B).

A) La compétence d’appui de l’Union mise au service du renforcement de la coopération des États

Si ne peuvent être harmonisées les conditions d’utilisation des technologies et des données pour lutter contre la crise de Covid19, compte tenu de l’urgence de la situation et des compétences de l’Union européenne dans le domaine de la santé[22], les institutions peuvent adopter des mesures au soutien d’un renforcement de la coopération entre États, dans le cadre de l’exercice de la compétence d’appui qui leur est dévolue. Comme le souligne Nathalie DeGroveValdeyron, « cette compétence, certes seconde, s’avère essentielle et incontournable dès lors, de surcroît, qu’il est fait usage des technologies de l’information et des communications (TIC) et qu’il apparaît nécessaire de transférer des données de santé à l’intérieur d’un État membre – mais aussi par-delà les frontières et de garantir l’accès et l’échange de ces données de manière sûre et interopérable »[23]. Le développement de l’esanté, qui « désigne l’application des technologies de l’information et des communications à toute la gamme de fonctions qui interviennent dans le secteur de la santé »[24], est une des priorités de l’Union depuis plusieurs années[25] et se trouve au cœur de la politique européenne de structuration d’un marché unique du numérique[26]. La Commission a d’ailleurs récemment adopté une stratégie pour les données, ayant pour ambition d’instaurer un espace européen unique, et qui prévoit notamment la mise en place, à l’échelle de l’Union, d’un « espace européen commun des données relatives à la santé »[27]. C’est dans ce contexte que la Commission a adopté, le 8 avril dernier, une recommandation définissant un processus qui associe les États en vue de l’élaboration d’une approche commune européenne dans le domaine de l’utilisation d’outils numériques de lutte contre le Covid19, et notamment des applications mobiles[28]. Cette action s’inscrit dans le cadre de la stratégie européenne commune et coordonnée de sortie de crise et de levée des mesures de confinement, présentée le 15 avril 2020[29], à la suite de l’appel lancé par le Conseil européen dans le cadre d’une déclaration commune du 26 mars 2020[30].

La Commission a relevé, dans sa recommandation du 8 avril, que diverses applications mobiles avaient été ou allaient être mises en place dans les États membres et que l’hétérogénéité des approches nationales était susceptible de nuire à l’efficacité de ces outils et risquait par ailleurs de causer un préjudice grave aux droits fondamentaux des citoyens. Elle en déduisait que devait être rapidement engagée une action se matérialisant par la construction d’un cadre commun qui devrait permettre, d’une part, de développer une approche paneuropéenne et coordonnée de l’utilisation des applications mobiles de traçage des contacts et, d’autre part, d’adopter un dispositif commun en matière d’utilisation des données anonymisées et agrégées portant sur la circulation des personnes. Elle soulignait que ces mesures concrètes, qui seraient élaborées par les États membres avec son soutien, devraient respecter la légalité européenne et tout particulièrement les règles relatives aux dispositifs médicaux[31], au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel[32]. Dans ce contexte, le réseau santé en ligne a été chargé de constituer une boîte à outils et d’élaborer des mesures concrètes qui seraient complétées par des orientations de la Commission en matière de protection de la vie privée et des données personnelles. Ce réseau de coopération volontaire, composé d’autorités nationales chargées de la santé numérique, a été institué sur le fondement de l’article 14 de la directive 2011/24/UE[33], au sein de laquelle ont été intégrées des dispositions permettant à l’Union européenne de soutenir la coopération des États dans le domaine de la santé en ligne[34]. Il entreprend à ce titre diverses actions dans le domaine de l’esanté[35] et les objectifs qui lui sont assignés ont été précisés par la décision d’exécution 2019/1765, qui a été adoptée par la Commission afin que soit clarifiés son rôle et celui des États dans le fonctionnement de cette entité[36]. Son expertise dans le domaine de la santé en ligne a donc naturellement conduit la Commission à considérer qu’il constituait le forum le plus adapté pour débattre des questions que suscitent l’utilisation des applications mobiles de traçage et pour adopter un ensemble de mesures destinées à garantir un usage sécurisé et efficace de ces outils et permettant d’accroître l’interopérabilité des différentes applications. Sur la base de cette recommandation, le réseau santé en ligne a adopté, le 15 avril, une première version de cette boîte à outils[37], complétée par des orientations de la Commission portant sur la protection des données personnelles[38].

B) Une approche commune destinée à garantir un déploiement efficace et sécurisé des applications mobiles de traçage des contacts

Les textes adoptés par la Commission et le réseau santé en ligne comportent un ensemble de mesures concrètes et de préconisations destinées à garantir un déploiement efficace (1), mais également sécurisé des applications mobiles de lutte contre le Covid19 (2).

1 La recherche de l’efficacité du fonctionnement des applications mobiles

L’un des objectifs identifiés par la Commission dans sa recommandation tenait à l’adoption de mesures destinées à garantir l’efficacité des applications mobiles de traçage des contacts. Le réseau santé en ligne a à cet égard relevé que l’effet utile de ces outils numériques était, en premier lieu, dépendant de leur acceptation par les citoyens et il a présenté une série de mesures aptes à accroître l’usage des applications et la confiance que leur accorde la population[39]. Il est ainsi conseillé aux États de créer des lignes d’assistance afin que puissent être conseillés les citoyens dans le processus d’installation et d’utilisation des applications, de développer des appareils sur lesquels pourraient être installés les applications pour les personnes ne disposant pas de smartphone et de s’assurer que les applications de traçage répondent aux exigences d’accessibilité définies dans la directive (UE) 2016/2102[40]. Par ailleurs, le réseau a souligné que seule une communication claire et régulière permettait de susciter l’adhésion du public à la stratégie nationale de lutte contre la crise de Covid19[41] et ont donc été identifiés les éléments qui devaient être intégrés par les autorités publiques dans leur politique de communication sur les applications mobiles. Outre la nécessité de délivrer aux citoyens une information fiable et régulière, par le biais de canaux de communication aptes à assurer la visibilité des campagnes de sensibilisation menées, les États ont été invités à organiser des débats publics et à impliquer les parties prenantes dans la conception des applications et la diffusion d’informations à leur sujet. Dans ses orientations, la Commission relevait que les États devaient garantir aux citoyens qu’ils conserveraient la maîtrise de leurs données, afin d’accroître leur confiance dans ces dispositifs[42]. Elle ajoutait qu’il convenait à ce titre de privilégier une installation volontaire de l’application, de prévoir sa désactivation dès que la pandémie serait maîtrisée et de garantir aux personnes l’exercice des droits dont elles disposent en vertu du RGPD.

Toujours au titre de l’efficacité, ont été identifiées, en deuxième lieu, des mesures susceptibles d’améliorer l’efficience des applications mobiles de traçage. D’une part, le réseau santé en ligne a invité les États à suivre la méthode définie par le centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) dans le cadre de la recherche et du suivi des personnes ayant été en contact avec des cas de Covid19[43] et à adopter des procédures rigoureuses en la matière[44], faisant l’objet d’évaluations périodiques[45]. D’autre part, le réseau a présenté une série d’éléments qui devraient être pris en compte par les États afin que puisse être garantie l’efficacité technique des applications mobiles[46]. À ce titre, le document adopté précise que les autorités devront développer des spécifications afin que puissent être détectés les contacts avec une précision d’un mètre[47] et adopter des systèmes d’identification garantissant une pleine pseudonymisation des personnes[48]. En dernier lieu, le réseau a estimé qu’un déploiement efficace des applications mobiles exigeait le développement de leur interopérabilité dans la mesure où les chaînes de transmission du virus ne s’arrêtaient pas aux frontières. Celleci devrait être mise en place grâce à l’adoption de protocoles spécifiques d’interopérabilité permettant de protéger la vie privée et les données personnelles, et le réseau santé en ligne devra donc, à court terme, adapter sa boîte à outils afin d’y intégrer des critères facilitant la communication entre les diverses applications nationales.

2 La définition d’un cadre de fonctionnement sécurisé des applications mobiles

Cette approche commune promeut également un usage sécurisé des applications mobiles de traçage des contacts et la Commission relevait, dans sa recommandation du 8 avril, qu’il convenait de définir des exigences communes en matière de cybersécurité[49], permettant de se prémunir de cyberattaques et de protéger la confidentialité des données collectées. Les applications qui sont actuellement développées comportent d’importants risques de sécurité, inhérents à leur fonctionnalité, et s’il semble impossible de pouvoir totalement les annihiler, la mise en œuvre de certaines mesures devrait permettre de résorber ces failles. À ce titre, le réseau santé en ligne a présenté, en annexe du document publié, une série d’exigences et de conseils d’ordre technique, qui avaient été compilés par l’agence européenne de la cybersécurité (ENISA), qui est un centre d’expertise fournissant des conseils aux États et aux institutions dans le domaine de la sécurité informatique et technologique[50]. Sont ainsi recensées les mesures qui devraient être mises en œuvre par les différents acteurs intervenant dans le processus de conception et de gestion de ces applications en matière de chiffrement et de minimisation des données, d’authentification des utilisateurs, de l’accès au code source et des tests de sécurité[51]. Ces éléments devraient être affinés dans les mois à venir, grâce aux travaux du groupe NIS[52], qui soutient et facilite la coopération stratégique et l’échange d’informations entre les États membres dans le domaine de la cybersécurité.

Outre ces aspects, le réseau et la Commission ont également dû prendre position sur la question qui divise à l’heure actuelle les spécialistes de la sécurité des applications mobiles, à savoir convientil de privilégier des systèmes centralisés ou décentralisés ? Autrement dit, fautil stocker les identifiants des utilisateurs de l’application sur un service central ou bien sur leur téléphone ? Le réseau santé en ligne considère que le système central présente l’avantage de stocker des données qui pourront par la suite être anonymisées et agrégées, et ainsi être utilisées par les autorités sanitaires comme source d’information. Il a néanmoins estimé que les applications centralisées ne devaient pas être privilégiées et que les systèmes décentralisés risquaient moins de faire l’objet de cyberattaques. La Commission s’est elle aussi prononcée en faveur du système décentralisé[53] qui, comme le soulignait le Comité européen de la protection des données dans une lettre adressée le 14 avril à la Commission[54], est plus à même de concrétiser le principe de minimisation des données, qui implique que les données personnelles traitées soient « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées »[55]. En effet, la solution décentralisée permet de restreindre le champ des informations portées à la connaissance des autorités sanitaires qui n’auraient accès qu’aux données de proximité et non à celles liées à la santé. La Commission a par ailleurs relevé que la garantie du principe de minimisation des données devait conduire les autorités nationales à privilégier la technologie Bluetooth, en ce qu’elle soustrait à la collecte les données liées à la localisation des personnes[56].

Si les travaux du réseau santé en ligne et de la Commission n’ont pas permis de régler toutes les questions tenant à l’efficacité et à la sécurisation de l’usage des applications mobiles, ils ont le mérité d’avoir institué un socle de principes et de mesures qui permettent de structurer les actions des États membres dans le cadre de la conception et du développement des applications mobiles de traçage des contacts. Audelà de sa fonction structurante, cette approche concertée permet à la Commission d’attirer l’attention des États membres sur les exigences en matière de protection de la vie privée et des données à caractère personnel et de leur proposer un cadre de développement des applications mobiles qui soit respectueux de ces normes. Dans ce contexte, se pose la question de savoir si cette action concertée peut être le levier de la protection des exigences de l’État de droit.

II – L’action coordonnée : un levier performant de la garantie des exigences de l’État de droit ?

Face au danger que représente les applications mobiles pour la garantie de l’État de droit (A), la Commission a esquissé un cadre de compatibilité de l’usage de ces technologies avec les droits fondamentaux (B). Si l’action de l’Union doit être saluée, elle ne permettra malheureusement pas de garantir le respect par les États des exigences de cette valeur fondamentale (C).

A) Le déploiement des applications mobiles de traçage : un danger pour la garantie des exigences de l’État de droit

 L’État de droit, dont la garantie implique le droit au droit, mais également le droit aux droits[57], est devenu un modèle en crise[58] et la préservation de ses exigences fondamentales se trouve affaiblie sous l’effet des logiques qui animent dans la période contemporaine les politiques migratoires et sécuritaires, et de restructuration du pouvoir judiciaire au sein de plusieurs États. La réponse apportée par les Gouvernements européens pour faire face à l’urgence sanitaire ont ouvert de nouvelles brèches, quand le droit d’exception qui s’adosse à cette situation exceptionnelle devrait au contraire entraîner un contrôle étendu et resserré des restrictions apportées à l’exercice des libertés publiques qui, bien que pouvant être provisoirement entravées, ne doivent point être érodées. Les mesures adoptées dans les États membres pour faire face à l’épidémie de Covid19 suscitent l’inquiétude des institutions européennes quant au respect de l’État de droit, qui a été élevé au rang de valeur de l’Union[59] et qui constitue à cette égard une composante de l’identité politique européenne[60]. Ainsi, dans une déclaration du 31 mars, Ursula von der Leyen soulignait que les mesures d’urgence ne pouvaient pas être prises au détriment des valeurs et principes fondamentaux contenus dans les traités[61] et devaient, en tout état de cause, respecter scrupuleusement le principe de proportionnalité[62]. Dans une résolution adoptée le 17 avril dernier, le Parlement européen a également alerté les autorités nationales en leur rappelant que les mesures adoptées dans ce contexte d’état d’urgence sanitaire devaient être conformes à l’État de droit[63].

À cet égard, les technologies numériques font naître de nombreuses interrogations[64] dès lors que leur usage est susceptible de porter atteinte aux libertés fondamentales[65]. D’ailleurs, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a rappelé, dans une recommandation adoptée le 8 avril dernier, que les États membres devaient s’assurer que le développement de systèmes algorithmiques se fasse dans le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales[66]. Parmi les instruments les plus contestés figurent les drones utilisés pour lutter contre la diffusion du virus et faire respecter le confinement, le partage des données de géolocalisation des abonnés des opérateurs de téléphonie mobile[67] et les applications de traçage des contacts. Ces dernières sont susceptibles de porter atteinte à plusieurs droits consacrés par la Charte des droits fondamentaux, tels que le respect de la vie privée, la nondiscrimination, la protection des données personnelles, voire la dignité humaine. Ainsi, l’usage de ces outils peut nuire à la préservation de l’intégrité de la dimension formelle de l’État de droit, autrement dit au respect de la légalité, mais également à sa dimension substantielle, en entravant la concrétisation des droits subjectifs des individus[68]. Ce risque a clairement été identifié par la Commission qui relevait, dans sa recommandation du 8 avril 2020, que « le recours à la technologie pour évaluer le niveau de risque sanitaire attaché à un individu et la centralisation de données sensibles, posent question du point de vue de plusieurs droits et libertés fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union »[69]. Audelà d’avoir invité les autorités nationales à veiller au respect de la légalité européenne, l’institution a adopté des orientations recensant les mesures qui devaient être mises en œuvre dans le processus de déploiement des applications mobiles afin que celuici soit le moins intrusif possible et respectueux des exigences en matière de respect de la vie privée et de la protection des données personnelles[70]. Ce guide a utilement été complété par les lignes directrices adoptées par le Comité européen de la protection des données (ciaprès l’EDPB) le 21 avril dernier[71].

B) La définition d’un cadre de compatibilité du déploiement des applications mobiles avec les droits fondamentaux du citoyen

Si les États membres doivent se soumettre aux exigences issues du RGPD[72], de la directive vie privée[73] et aux principes généraux du droit, et notamment au principe de proportionnalité, leur respect peut emprunter plusieurs voies susceptibles de concrétiser de manière plus ou moins adéquate les droits des citoyens consacrés dans la Charte des droits fondamentaux.

Afin de palier les risques inhérents au fonctionnement de ces applications, l’EDPB et la Commission ont invité les autorités nationales à choisir les mesures les plus à même de protéger la vie privée et les données personnelles des individus[74]. Après avoir tous deux estimé que l’utilisation de l’application devait se faire sur une base volontaire, par le recueil du consentement[75], afin que soit assise la légitimité de ces outils numériques, l’EDPB et la Commission relevaient qu’il était néanmoins préférable de ne pas fonder le traitement des données sur le consentement[76], mais sur le droit de l’Union ou le droit national, conformément à ce que prévoit l’article 6, paragraphe 3 du règlement 2016/679[77]. Ce choix permet en effet de davantage encadrer le traitement des données dans la mesure où cette base juridique doit définir les finalités du traitement et peut également indiquer le responsable du traitement des données et la durée de leur conservation. Cette option renforce alors la protection des données dans la mesure où elle exclut leur traitement ultérieur pour des finalités autres que celles énumérées. La Commission ajoute à cet égard que la finalité du traitement doit être spécifique et précisément définie et elle a invité les États à ne pas utiliser les données à des fins autres que celles liées à la lutte contre le Covid19. Les orientations et les lignes directrices précisent ensuite que les autorités nationales devraient être désignées responsables du traitement des données, ce qui permettrait de sécuriser le traitement et de renforcer la confiance des citoyens[78], et elles rappellent que doit être fermement respecté le principe de minimisation des données et que seules les informations strictement nécessaires au regard de la finalité des applications peuvent être traitées[79]. À cet égard, la Commission souligne que les autorités doivent veiller à développer un système permettant de protéger la vie privée des utilisateurs. Ainsi, les données de santé relatives à la personne infectée ne devraient être mises à la disposition des autorités sanitaires qu’en cas de consentement de celleci, exprimé de manière active. De plus, l’institution invite les autorités à opter pour des procédés techniques permettant d’éviter que ne soit divulguée aux contacts, de manière accidentelle, l’identité de la personne atteinte du Covid19. À cette fin, la Commission met en exergue la nécessité de ne pas stocker les données relatives à la date et au lieu de rencontre de la personne infectée et de celle qui est alertée[80].

L’EDPB et la Commission ont ensuite attiré l’attention des autorités nationales sur la nécessité de ne pas procéder à une rétention disproportionnée des données collectées et d’adopter des mesures aptes à garantir le respect du principe de limitation de leur conservation[81]. À ce titre, la Commission relève que doivent être fixés des délais stricts de conservation qui ne devraient pas dépasser un mois lorsque les données colletées sont des données de santé ou de proximité. Elle ajoute que la conservation des données à des fins de recherche exige que ces dernières soient préalablement anonymisées. Enfin, l’EDPB et la Commission ont mis en évidence le caractère impérieux des contrôles devant être périodiquement effectués dans le cadre du processus de déploiement des applications mobiles de traçage des contacts. À cet égard, le Comité européen de la protection des données considère que les autorités devraient effectuer une évaluation d’impact sur la protection des données avant que les applications ne soient opérationnelles et il recommande de publier ces études[82]. Le RGPD prévoit d’ailleurs, dans son article 35, paragraphe 1, que soient réalisées des analyses d’impact relatives à la protection des données lorsque le traitement est susceptible « d’engendrer un risque élevé pour les droits et libertés des personnes physiques ». Le paragraphe 3, b) de cette disposition précise, en outre, que ces analyses sont particulièrement requises lorsque sont traitées, à grande échelle, des données sensibles, comme le sont les données relatives à l’état de santé des usagers des applications mobiles. Enfin, l’EDPB relevait que des contrôles des algorithmes devaient être périodiquement organisés par des experts indépendants[83], quand la Commission soulignait que les contrôles effectués dans les États devraient l’être de manière coordonnée[84].

Si l’action de l’Union européenne est louable, il semble peu probable que les autorités nationales se conforment totalement aux exigences définies et l’action coordonnée se présente comme un levier fragile de la préservation des exigences de l’État de droit.

C) L’action coordonnée : un levier fragile de la préservation des exigences de l’État de droit

L’urgence dans laquelle se développent les applications mobiles de traçage des contacts n’est point propice à l’adoption d’une réflexion concertée et le caractère tardif de la mise en place de cette action coordonnée n’est pas de nature à encourager les autorités nationales à se détourner de la stratégie qu’elles avaient préalablement définie. Comme nous l’avons souligné en introduction de cette étude, certains États, comme la France et l’Allemagne, ont prévu de s’appuyer sur le projet PEPPPT, qui diffère de l’approche définie par la Commission dans la mesure où le protocole « ROBERT » se fonde sur un système central de stockage des données[85]. Après la sortie des instituts suisses du projet PEPPPT, la Belgique a pour sa part décidé d’abandonner son projet d’application mobile et préfère privilégier le traçage manuel de contacts en raison de l’absence d’adhésion des citoyens à ces outils numériques[86]. Les États membres avancent en ordre dispersé[87] et ne semblent pas disposés à coordonner leurs efforts, quand cette initiative favoriserait pourtant un déploiement plus efficace des applications mobiles, mais également davantage conforme à la légalité européenne. Le maintien par certains États d’une stratégie de déploiement autonome des applications mobiles et l’atteinte au droit de l’Union qui serait susceptible d’en résulter pourraient faire naître, dans le futur, des contentieux. En tant que gardienne des traités, la Commission pourrait être amenée à saisir la Cour de justice sur le fondement de l’article 258 du TFUE afin que soit constaté le manquement des États membres dans l’hypothèse où les mesures adoptées porteraient atteinte aux exigences définies dans le droit dérivé ou violeraient les droits au respect à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel consacrés dans la Charte des droits fondamentaux[88]. À cet égard, il est permis de croire que la Cour de justice constaterait le manquement dans la mesure où, comme le relève Marc Blanquet, elle retient « une conception large de la notion de manquement » et « une conception restrictive des circonstances exonératoires »[89]. L’invocation de l’état d’urgence sanitaire ne permettra probablement pas de justifier l’inobservation par les autorités nationales des obligations qui leur incombent au titre du droit de l’Union et la Cour de justice devrait être d’autant plus encline à constater le manquement dès lors que la Commission avait présenté la voie d’un déploiement des applications mobiles conforme à la légalité européenne. Certes, les orientations adoptées par l’institution n’ont pas de caractère contraignant et ne lient donc pas les États, mais elles contiennent les éléments qui devraient être mis en œuvre pour éviter de porter atteinte aux règles énoncées dans le droit primaire et dans les sources de droit dérivé. En outre, les juges nationaux, en tant que juges de droit commun du droit de l’Union pourraient être amenés à jouer un rôle déterminant dans la garantie des exigences de l’État de droit dans la mesure où il leur revient d’assurer la protection juridictionnelle effective que les particuliers tirent du droit de l’Union et de contrôler la soumission des autorités nationales au respect de la légalité européenne. Nous pensons néanmoins que le pouvoir judiciaire ne sera pas un rempart solide et que son action ne permettra pas de garantir un contrôle efficace du respect des exigences de l’État de droit. Tandis que certains juges européens ont purement et simplement été dépossédés de leurs pouvoir judiciaire et que la garantie dans certains États membres de l’indépendance des juges est largement altérée[90], d’autres juridictions font preuve d’indulgence visàvis de l’action des autorités publiques[91] et certains juges semblent, dans cette période, perdre parfois de vue leur rôle de protecteur des libertés publiques[92].

Par ailleurs, l’action coordonnée est un levier fragile de la préservation des exigences de l’État de droit dans la mesure où l’adhésion des États à l’approche adoptée par la Commission ne résoudrait pas toutes les problématiques. À cet égard, le recueil d’un consentement libre et éclairé des utilisateurs des applications mobiles est problématique[93] dès lors que, comme le soulignait récemment le Comité national pilote d’éthique du numérique, « ce choix individuel peut être orienté, voire influencé, de diverses manières, par exemple à travers les techniques de persuasion («nudging») ou de manipulation, la pression sociale, l’imitation des actions des proches »[94]. Ce danger se trouve exacerbé en présence d’outils technologiques complexes, qui ne devraient pas être adoptés sans un vote des représentants des citoyens et sans que ne soit organisé un débat public préalable portant sur les risques éthiques que leur usage comporte[95]. Le recours à telles applications devrait par ailleurs être strictement encadré dans les milieux professionnels au sein desquels le consentement pourrait être donné par des utilisateurs sous la pression de leur supérieur hiérarchique. Il nous semble également que n’ont pas suffisamment été appréhendées les incidences du déploiement de ces applications sur les comportements individuels et collectifs des utilisateurs. Dans son avis publié le 24 avril, le Conseil national du numérique relevait d’ailleurs qu’il était difficile d’anticiper l’impact de l’application StopCovid19 sur les pratiques sociales et que son usage risquait de procurer un faux sentiment de protection ou bien, au contraire, de générer des angoisses, et de susciter de la discrimination sociale et de la stigmatisation[96].

Nous nourrissons des doutes sur la capacité à concevoir des applications mobiles de traçage des contacts qui soient pleinement conformes à la légalité nationale et européenne. Leur déploiement portera inexorablement atteinte aux exigences de l’État de droit dans la mesure où la capacité de pouvoir atteindre techniquement un niveau de protection souhaité ne doit pas être surévaluée et qu’existe toujours des risques de détournement de ces applications[97]. Les incertitudes technologiques, mais également sociologiques qui subsistent font dangereusement pencher la balance bénéfices risques dans le sens le moins favorable à l’État de droit. La persistance de ces nombreuses failles justifie, à notre sens, de rechercher de nouveaux outils de gestion du Covid19 qui seraient plus efficaces tout en étant moins attentatoires aux libertés publiques.


[1] Sur le modèle de l’application Trace Together, développée par le Gouvernement singapourien.

[2] L’OMS et l’UIT ont à cet égard annoncé, le 20 avril, vouloir collaborer avec des entreprises de communication afin que puissent être envoyées sur les téléphones portables, par SMS, des informations sanitaires permettant de protéger les populations. Déclaration conjointe de l’UIT et de l’OMS, « Exploiter les technologies de l’information pour venir à bout de la Covid19 », 20 avril 2020, disponible sur le site de l’OMS.

[3] La collecte et le regroupement de données permettent de modéliser l’évolution de l’épidémie et sa circulation.

[4] Ces risques ont été mis en évidence, en France, par la Quadrature du Net, « Nos arguments pour rejeter StopCovid », 14 avril 2020. Document disponible à l’adresse suivante : https://www.laquadrature.net/wp-content/uploads/sites/8/2020/04/contre-stopcovid.pdf

[5] Nous renvoyons à cet égard à l’étude de chercheurs spécialisés en cryptographie et en sécurité informatique. X. Bonnetain, A. Canteaut, V. Cortier et autres, « Le traçage anonyme, dangereux oxymore », version du 21 avril 2020, disponible à l’adresse suivante : https://risques-tracage.fr/docs/risques-tracage.pdf

[6] Dans un contexte où le niveau d’immunité est très inférieur à celui qui serait nécessaire pour éviter une seconde vague de contamination. En France, des chercheurs de l’Institut Pasteur et du CNRS, en collaboration avec l’Inserm et Santé publique France, ont réalisé une étude portant sur les hospitalisations et les décès dus au Covid19 et ont construit, à partir de ces données, des modélisations indiquant que 6% des français seulement auraient été infectés. Cette étude, publiée le 20 avril, est disponible à l’adresse suivante : https://hal-pasteur.archives-ouvertes.fr/pasteur-02548181/document

[7] Sur ce point voir notamment l’entretien de Marcel Salathé par Sylvie Logean, Le Temps, 25 mars 2020.

[8] Il semble peu probable que celleci soit opérationnelle le 11 mai en raison des désaccords du Gouvernement avec Apple qui refuse d’autoriser l’usage du Bluetooth sur ses appareils lorsque l’application n’est pas active. Voir F. Schmitt et F. Debes, « StopCovid : Cédric O demande à Apple de « lever les barrières techniques » », Les Échos, 20 avril 2020.

[9] L. Ferretti, C. Wymant, M. Kendall et autres, « Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing », Science, 31 mars 2020.

[10] Le taux d’équipement en smartphone était de 77 % pour l’année 2019 selon une étude pilotée par le CGE, l’Arcep et l’Agence du numérique. Baromètre numérique 2019, publié par la Mission Société numérique, 28 novembre 2019. Disponible à cette adresse :

[11] Selon une étude publiée par l’Insee, en octobre 2019, l’illectronisme toucherait 17 % de la population. Voir : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4241397

[12] StopCovid, Avis du Conseil national du numérique, 24 avril 2020, p. 6, disponible à cette adresse :

https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/2020.04.23_COVID19_CNNUM.pdf

[13] Voir notamment J. Toubon, « Géolocalisation, je dis : attention », L’Obs, 30 mars 2020.

[14] Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing, voir https://www.pepp-pt.org/

[15] Ceci étant dit, l’usage de cette technologie comporte également des risques. Voir sur ce point B. Seri et G. Vishnepolsky, « The dangers of Bluetooth implementations : Unveiling zero day vulnerabilities and security flaws in modern Bluetooth stacks », Armis, 2017. Disponible à l’adresse suivante :

https://kryptera.se/assets/uploads/2017/09/blueborne-technical-white-paper.pdf

[16] L’un des problèmes de cette technologie est qu’elle ne permet pas de détecter la proximité physique et son utilisation pourrait conduire à considérer que deux personnes, séparées par un mur, sont en contact.

[17] Une présentation de ce protocole se trouve sur le site de l’Inria (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique) qui participe au projet. Voir https://www.inria.fr/sites/default/files/2020-04/Pr%C3%A9sentation%20du%20protocole%20Robert.pdf

[18] V. R. Challand, « StopCovid : La France pourrait opter pour le protocole paneuropéen nommé Robert », Les Numériques, 20 avril 2020.

[19] A. Seydtaghia, « L’EPFL se distancie du projet européen de traçage du virus via les téléphones », Le Temps, 18 avril 2020.

[20] Voir https://drive.google.com/file/d/1OQg2dxPu-x-RZzETlpV3lFa259Nrpk1J/view

[21] Propos recueillis par Martin Untersinger, « Coronavirus : Les applications de « contact tracing » appellent à une vigilance particulière », Le Monde, 5 avril 2020.

[22] En vertu de l’article 168 du TFUE, l’Union européenne dispose d’une compétence d’appui, mais également, en vertu du paragraphe 4 de cette disposition lue à la lumière de l’article 4, paragraphe 2, point k) du TFUE, d’une compétence partagée avec les États membres « pour les enjeux communs de sécurité en matière de santé publique pour les aspects définis dans le présent traité ». Sur l’évolution des compétences de l’Union en matière de santé voir M. Blanquet, « Compétence et ambivalence de l’Union européenne en matière de santé publique », RUE, 2019, p. 12; N. De GroveValdeyron, Droit européen de la santé, 2ème éd., LGDJ, IssylesMoulineaux, Lextenso éd., 2018, p. 15 et s; S. Guigner, « La dynamique d’intégration par sédimentation : retour sur l’inscription de la santé dans les compétences de l’Union », in Droit européen et protection de la santé. Bilans et perspectives, E. Brosset (dir.), Bruxelles, Bruylant, 2015, p. 35; V. Michel, « La compétence de la Communauté en matière de santé publique », RAE, 20032004, n° 2, p. 157.

[23] N. De GroveValdeyron, « Avantpropos », in Télémédecine et intelligence artificielle en santé : quels enjeux pour l’Union européenne et les États membres ?, N. De GroveValdeyron et I. PoirotMazères (dir.), Cahiers Jean Monnet, Toulouse, éd. des Presses de l’Université, 2020, p. 13.

[24] Communicationdu 30 avril 2004, COM (2004) 356 final. Cette définition a ultérieurement été affinée et la Commission relevait, dans une communication du 6 décembre 2012, relative au plan d’action pour la santé en ligne 20122020, que « l’expression « santé en ligne » désigne l’utilisation des TIC dans les produits, services et processus de santé, associée à des modifications organisationnelles dans les systèmes de soins de santé et à de nouvelles compétences, afin d’améliorer la santé de la population, l’efficacité et la productivité dans la prestation des soins de santé et la valeur économique et sociale de la santé. L’interaction entre patients et prestataires de services dans le domaine de la santé, la transmission de données entre institutions ou la communication entre patients et/ou professionnels de la santé entrent également dans le cadre de la santé en ligne » (COM (2012) 736 final).

[25] Depuis l’adoption, en 2004, de son premier plan d’action pour la santé en ligne (COM (2004) 356 final), l’Union européenne a adopté de nombreux textes dans ce domaine. Pour un panorama de son action en matière d’esanté voir E. Brosset, « Le droit à l’épreuve de la esanté : quelle « connexion » du droit de l’Union européenne ? », RDSS, 2016, p. 869; E. Brosset, « La santé connectée et le droit de l’Union européenne : nul part et partout ? », in La santé connectée et « son » droit : approches de droit européen et de droit français, E. Brosset, S. Gambardella et G. Nicolas (dir.), AixenProvence, PUAM, 2017, p. 77; N. De GroveValdeyron, « Lecture du droit européen numérique de la santé : conséquences sur les patients, l’accès aux soins, la circulation des patients », in Santé, numérique et droit-s, I. PoirotMazères (dir.), Toulouse, Presses de l’Université Toulouse I Capitole, 2018, p. 79; Nathalie De GroveValdeyron, « Politique de santé de l’Union européenne et transformation numérique des soins : quels enjeux pour quelle compétence ? », RUE, 2019, p. 39.

[26] Communication de la Commission, stratégie pour un marché unique numérique en Europe, 6 mai 2015, COM (2015) 192 final.

[27] Communication de la Commission, une stratégie européenne pour les données, 19 février 2020, COM (2020) 66 final.

[28] Recommandation (UE) 2020/518 de la Commission du 8 avril 2020 concernant une boîte à outils commune au niveau de l’Union en vue de l’utilisation des technologies et des données pour lutter contre la crise de la Covid19 et sortir de cette crise, notamment en ce qui concerne les applications mobiles et l’utilisation de données de mobilité anonymisées, JOUE, 14 avril 2020, L 114/7.

[29] Feuille de route européenne commune pour la levée des mesures visant à contenir la propagation de la Covid19, disponible à cette adresse :

https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/joint_eu_roadmap_lifting_covid19_containment_measures_fr.pdf

[30] Déclaration commune des membres du Conseil européen, Bruxelles, 26 mars 2020, disponible à l’adresse suivante : https://www.consilium.europa.eu/media/43084/26-vc-euco-statement-fr.pdf

[31] La Commission soulignait en effet que certaines des applications développées dans les États membres pouvaient être qualifiées de dispositifs médicaux et qu’elles relevaient donc du champ d’application du règlement (UE) 2017/745. Pour une présentation du cadre juridique applicable à ces dispositifs, voir S. Bister, L’encadrement par le droit de l’Union européenne de la qualité et de la sécurité des médicaments et dispositifs médicaux. Implications en droit français, thèse dactylographiée, Toulouse, 2017; S. Bister, « La sécurité des médicaments et des dispositifs médicaux, quelles améliorations depuis le traité de Lisbonne ? »,in Les nouveaux enjeux de la politique pharmaceutique européenne. Pour des produits de santé sûrs, innovants et accessibles, N. De GroveValdeyron (dir.), Paris, éd. Clément Juglar, 2019 p. 11.

[32] Cette protection est régie par la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques, JOCE, 31 juillet 2002, L 201 et par le règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, JOUE, 4 mai 2016, L 119/1.

[33] Directive 2011/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2011 relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers, JOUE, 4 avril 2011, L 88/45.

[34] La vocation principale de ce texte était de clarifier le régime de remboursement des soins transfrontaliers qui était jusqu’alors éclaté, mais ont également été intégrées en son sein des dispositions consacrant de nouveaux droits au profits du patient. Voir N. De GroveValdeyron, « La directive sur les droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers », RTDE, 2011, p. 299; S. De La Rosa, « Quels droits pour les patients en mobilité ? À propos de la directive sur les droits des patients en matière de soins transfrontaliers », RFAS, 2012/1, p. 108; Louis Dubouis, « La directive n° 2011/24 relative à l’application des droits des patients en matière de soins de santé transfrontaliers », RDSS, 2011, p. 1059.

[35] Pour un bilan de son action, voir A. Dubuis, « L’article 14 de la directive 2011/24/UE sur le réseau « Santé en ligne » : quel contenu pour quelle application ? », in La santé connectée et « son » droit : approches de droit européen et de droit français, E. Brosset, S. Gambardella et G. Nicolas (dir.), AixenProvence, PUAM, 2017, p. 91.

[36] Décision d’exécution (UE) 2019/1765 de la Commission du 22 octobre 2019, JOUE, 24 octobre 2019, L 270/83. Cette décision a abrogé la décision d’exécution de la Commission du 22 décembre 2011 arrêtant les règles relatives à la création, à la gestion et au fonctionnement du réseau d’autorités nationales responsables de la santé en ligne, 2011/890/UE, JOUE, 28 décembre 2011, L 344/48.

[37] eHealth Network, « Mobile applications to support contact tracing in the EU’s fight against Covid-19. Common EU Toolbox for Member States », 15 avril 2020. Document disponible à cette adresse : https://ec.europa.eu/health/sites/health/files/ehealth/docs/covid-19_apps_en.pdf

[38] Communication de la Commission européenne, orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19 en ce qui concerne la protection des données, (2020/C 124 I/01), JOUE, 17 avril 2020, C 124 I/1.

[39] eHealth Network, « Mobile applications to support contact tracing in the EU’s fight against Covid-19. Common EU Toolbox for Member States », op. cit., p. 19 et s.

[40] Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2016 relative à l’accessibilité des sites internet et des applications mobiles des organismes du secteur public, JOUE, 2 décembre 2016, L 327/1.

[41] eHealth Network, « Mobile applications to support contact tracing in the EU’s fight against Covid-19. Common EU Toolbox for Member States », op. cit., p. 22.

[42] Communication de la Commission européenne, orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19 en ce qui concerne la protection des données, op. cit., p. 4.

[43] ECDC, « Contact tracing : Public health management of persons, including healthcare workers, having had contact with COVID-19 cases in the European Union – second update », 8 avril 2020. Voir : https://www.ecdc.europa.eu/en/covid-19-contact-tracing-public-health-management

[44] eHealth Network, « Mobile applications to support contact tracing in the EU’s fight against Covid-19. Common EU Toolbox for Member States », op. cit., p. 13 et s.

[45] À cet égard, le réseau invite les États à élaborer des indicateurs de performance pour que puisse être évaluée l’efficacité des applications dans la prise en charge de la recherche des contacts. Ibid., p. 21.

[46] Ibid., p. 15 et s.

[47] Le réseau attire l’attention des États sur la technologie Bluetooth qui est susceptible de produire des faux positifs.

[48] Si la pseudonymisation permet de traiter des données sans pouvoir identifier les individus de manière directe, elle se distingue de l’anonymisation dans la mesure où les données pseudonymisées peuvent être attribuées à une personne identifiée grâce à l’obtention d’autres informations. Ces données constituent donc des données personnelles et doivent être traitées conformément aux exigences définies dans le RGPD (considérant 26 du règlement (UE) 2016/679 précité). 

[49] Recommandation (UE) 2020/518 de la Commission du 8 avril 2020, précitée.

[50] Voir https://www.enisa.europa.eu/topics/iot-and-smart-infrastructures/smartphone-guidelines-tool

[51] eHealth Network, « Mobile applications to support contact tracing in the EU’s fight against Covid-19. Common EU Toolbox for Member States », op. cit, p. 33 et s.

[52] Ce groupe a été institué sur le fondement de l’article 11 de la directive (UE) 2016/1148 du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 2016 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de sécurité des réseaux et des systèmes d’information dans l’Union, JOUE, 19 juillet 2016, L 194/1.

[53] Communication de la Commission européenne, orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19 en ce qui concerne la protection des données, document précité.

[54] La Commission a consulté l’EDPB sur son projet d’orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19. La lettre adressée à l’institution est disponible à cette adresse :

https://edpb.europa.eu/sites/edpb/files/files/file1/edpbletterecadvisecodiv-appguidance_final.pdf

[55] Article 5, paragraphe 1, c) du règlement (UE) 2019/679 (RGPD), précité.

[56] Communication de la Commission européenne, orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19 en ce qui concerne la protection des données, op. cit., p. 5.

[57] En effet, l’État de droit possède une dimension formelle et substantielle. Sur ce point voir J. Chevallier, L’État de droit, 6ème éd., IssylesMoulineaux, LGDJ, Lextenso éd., 2017, p. 65 et s.

[58] Voir sur ce point E. Carpano, « La crise de l’État de droit en Europe. De quoi parleton ? », RDLF, 2019, chron. 29.

[59] Article 2 du TUE.

[60] À ce titre, a été créée une procédure permettant de sanctionner sa violation (article 7 du TUE), mais malheureusement ce dispositif est privé de toute effectivité. Sur cette question voir C. Blumann, « Le mécanisme des sanctions de l’article 7 du traité sur l’Union européenne : pourquoi tant d’inefficacité ? », in Les droits de l’homme à la croisée des droits, Mélanges en l’honneur de Frédéric Sudre, Paris, LexisNexis, 2018, p. 71; D. Kochenov, « Article 7 TUE : un commentaire de la fameuse disposition « morte » », R.A.E. 2019/1. 33.

[61] Déclaration de la présidente, Mme von der Leyen, sur les mesures d’urgence prises dans les États membres, Bruxelles, 31 mars 2020, disponible sur le site de la Commission.

[62] Avec cette déclaration, la présidente de la Commission entendait tout particulièrement condamner les mesures hongroises portant atteinte à l’indépendance des journalistes et à la liberté de la presse. La loi d’urgence adoptée dans cet État pour faire face à l’épidémie prévoit des peines pouvant aller jusqu’à cinq années d’emprisonnement en cas de diffusion de fausses informations. Ces mesures ont été dénoncées par Reporters sans frontières qui a lancé l’observatoire 19 afin d’évaluer les incidences de la pandémie sur le journalisme.

Voir https://rsf.org/fr/crise-du-covid-19-rsf-lance-lobservatoire-19-en-reference-larticle-19-de-la-declaration-universelle

[63] Résolution du Parlement européen du 17 avril 2020 sur une action coordonnée de l’Union pour combattre la pandémie de Covid19 et ses conséquences (2020/2616/(RSP)).

[64] Comme le relève Antonio Casilli, « cette épidémie est aussi un signal d’alarme à propos du numérique ». Grand entretien par R. Bourgeois, AOC, 28 mars 2020.

[65] Outre le droit à la vie privée et à la protection des données personnelles, les technologies numériques sont susceptibles de porter atteinte au principe d’égalité. Ainsi, la généralisation de la numérisation du service public porte atteinte au principe d’égalité d’accès au service public. Sur cette question voir V. Annequin, « La numérisation du service public dans la lutte contre le coronavirus », Droit et Coronavirus. Le droit face aux circonstances sanitaires exceptionnelles, RDLF, 2020, chron. n° 28.

[66] Recommandation CM/Rec (2020) 1 du Comité des Ministres aux États membres sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les droits de l’homme.

[67] De telles données ne devraient normalement pas être soumises aux règles du RGPD dès lors qu’elles sont anonymisées et agrégées. En pratique, elles pourraient néanmoins être qualifiées de données personnelles dans la mesure où elles ne sont anonymisées qu’a posteriori (initialement la donnée est rattachée à un numéro de téléphone) et qu’il existe un risque de réidentification en fonction de la technique utilisée pour anonymiser les données. Ce risque avait été mis en évidence par le groupe 29 (remplacé par le comité européen de la protection des données) dans un avis adopté le 10 avril 2014. Avis 05/2014 sur les techniques d’anonymisation, WP216, disponible à l’adresse suivante : https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/wp216_fr.pdf

[68] Pour une mise en perspective des termes du débat portant sur leur nature subjective, voir O. Jouanjan, « Les droits publics subjectifs et la dialectique de la reconnaissance : Georg Jellinek et la construction juridique de l’État moderne », Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, 461/2014, p. 51.

[69] Recommandation (UE) 2020/518, précitée, p. 5.

[70] Communication de la Commission européenne, orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid19 en ce qui concerne la protection des données, (2020/C 124 I/01).

[71] EDPB, « Guidelines 04/2020 on the use of location data and contact tracing tools in the context of the COVID-19 outbreak ». Disponible à l’adresse suivante :

https://edpb.europa.eu/sites/edpb/files/files/file1/edpb_guidelines_20200420_contact_tracing_covid_with_annex_en.pdf

[72] Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016, précité.

[73] Directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002, précitée.

[74] Nous ne reviendrons pas sur les mesures présentées par le réseau santé en ligne et la Commission qui sont destinées à garantir la sécurité de ces applications.

[75] Le considérant 32 du règlement (UE) 2016/679 prévoit à cet égard que « le consentement devrait être donné par un acte positif clair par lequel la personne concernée manifeste de façon libre, spécifique, éclairée et univoque son accord au traitement des données à caractère personnel la concernant, par exemple au moyen d’une déclaration écrite, y compris par voie électronique, ou d’une déclaration orale ». Le silence ne saurait donc valoir consentement comme l’a d’ailleurs relevé la Cour de justice dans son arrêt Planet49 (CJUE, grde ch., 1er octobre 2019, Planet49, aff. C673/17, EU:C:2019:801, pt 62).

[76] Même si ce choix est légal, au regard du RGPD, tant pour les données personnelles non sensibles (article 6, paragraphe 1, a), que pour les données sensibles, telles que les données de santé (article 9, paragraphe 2, a).

[77] EDPB, « Guidelines 04/2020 », op. cit., p. 7; Communication de la Commission européenne, (2020/C 124 I/01), op. cit., p. 5.

[78] EDPB, « Guidelines 04/2020 », op. cit., p. 7; Communication de la Commission européenne, (2020/C 124 I/01), op. cit., p. 3.

[79] EDPB, « Guidelines 04/2020 », op. cit., p. 9; Communication de la Commission européenne, (2020/C 124 I/01), op. cit., p. 5.

[80] La personne alertée pourrait avoir été en contact avec un seul individu certains jours et la divulgation de la date à laquelle elle s’est trouvée à proximité d’un usager de l’application infecté lui permettrait de deviner l’identité de cette personne.

[81] EDPB, « Guidelines 04/2020 », op. cit., p. 8; Communication de la Commission européenne, (2020/C 124 I/01), op. cit., p. 8.

[82] EDPB, « Guidelines 04/2020 », op. cit., p. 8.

[83] Ibid.

[84] Communication de la Commission européenne, (2020/C 124 I/01), op. cit., p. 4.

[85] https://www.inria.fr/sites/default/files/2020-04/Pr%C3%A9sentation%20du%20protocole%20Robert.pdf

[86] X. Demagny, « Coronavirus et déconfinement : la Belgique laisse tomber l’idée d’une application de traçage », France Inter, 23 avril 2020; M. Turcan, « Coronavirus : la Belgique renonce à une application de traçage des malades », Numerama, 23 avril 2020.

[87] Certains États ont décidé de concevoir de manière autonome les applications mobiles utilisées sur leur territoire. Voir M. Untersinger, « Coronavirus : en Europe, la ruée en ordre dispersé sur les applications de traçage », Le Monde, 18 avril 2020.

[88] Dans ses articles 7 et 8.

[89] M. Blanquet, Droit général de l’Union européenne, 11ème édition, Sirey, Paris, Dalloz, 2018, p. 759 et s.

[90] Nous renvoyons aux développements consacrés à ce thème dans notre étude « La judiciarisation du contrôle du respect de l’État de droit : la Cour de justice au chevet des juges nationaux », RTDE, 2020, p. 23.

[91] Nous pensons bien évidemment à la décision n° 2020799 DC rendue le 26 mars 2020 par le Conseil constitutionnel qui a estimé, de manière très laconique, que les dispositions de la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid19 étaient conformes à la Constitution alors même que cellesci violent de manière évidente les règles de procédure de l’article 46 (voir not. M. Carpentier, « L’arrêt Heyriès au Conseil constitutionnel ? », JP blog, 4 avril 2020; P. Cassia, « Le Conseil constitutionnel déchire la Constitution », le blog de Paul Cassia, Mediapart, 27 mars 2020). Laurent Fabius n’a manifestement pas apprécié les critiques des juristes comme le prouvent ces propos : « j’invite les commentateurs qui ont cru pouvoir bâtir de grandes théories sur cette décision pour la critiquer, à commercer par la lire attentivement […]. Ces mêmes commentateurs auraient été mieux inspirés de s’attarder sur le fond de notre décision ». (Laurent Fabius, « Pas d’éclipse des principes fondamentaux du droit », propos recueillis par S. DurandSouffland, Le Figaro, 17 avril 2020).

[92] Comme le démontre la lecture des ordonnances récemment rendues par le Conseil d’État en matière de référéliberté (V.C. Saunier, « La position délicate du juge des référés face à la crise sanitaire : entre interventionnisme ambigu et déférence nécessaire », JP blog, 11 avril 2020).

[93] Considérant 32 du règlement (UE) 2016/679, précité.

[94] Comité national pilote d’éthique du numérique, « Réflexions et points d’alerte sur les enjeux d’éthique du numérique en situation de crise sanitaire aiguë », bulletin de veille n° 1, 7 avril 2020, p. 11. Voir : https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/bulletin-1-ethique-du-numerique-covid19-2020-04-07.pdf

[95] À ce titre, Paula Forteza et Baptiste Robert ont appelé à la mise en place d’une convention citoyenne du numérique sur le modèle de celle du climat. P. Forteza et B. Robert, « #StopCovid : une efficacité incertaine pour des risques réels », 18 avril 2020, disponible sur la plateforme Médium.

[96] StopCovid, Avis du Conseil national du numérique, 24 avril 2020, p. 18, disponible à cette adresse :

https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/2020.04.23_COVID19_CNNUM.pdf

[97] Voir sur ce point X. Bonnetain, A. Canteaut, V. Cortier et autres, « Le traçage anonyme, dangereux oxymore. Analyse de risques à destination des nonspécialistes », version du 21 avril 2020, disponible à l’adresse suivante : https://risques-tracage.fr/docs/risques-tracage.pdf

3. Quelques brèves réflexions autour des corona bonds et leurs enjeux juridiques[0]

par Max RUTHARDT
Doctorant en droit à l’Université Toulouse 1 Capitole
(Institut de recherche en droit européen, international et comparé)

À l´heure où « la pandémie de COVID-19 constitue un défi sans précédent pour l´Europe et l´ensemble de la planète »[1], les débats sur la possible gestion financière de la crise sanitaire envahissent naturellement le terrain politique et gagnent en visibilité. Parmi les diverses propositions visant à obvier à d´éventuelles dépenses excessives qui pourraient venir menacer l´économie de certains États membres de l´Union, l´une a tout particulièrement alimenté les discussions : les corona bonds. Cette option âprement débattue[2] fut évoquée dans une lettre du 25 mars adressée à Charles Michel, président du Conseil européen. Elle consisterait à émettre des titres de dette européens afin de se financer sur les marchés, ce qui reviendrait à une mutualisation temporaire de l´endettement au niveau de l´Union[3]. Plus précisément, une institution ou un mécanisme – par exemple la Commission européenne ou le Mécanisme européen de stabilité (MES) – ou un organe créé à cet effet « émettrait ces titres qui seraient garantis par l´ensemble des États participants », l´avantage étant qu´ainsi la « dette serait très sûre et permettrait d´emprunter à des taux très bas »[4].

Révélatrice du caractère politique hautement sensible de la problématique, l´hypothèse d´un partage de la dette à l´échelle européenne s´est aussitôt heurtée à une opposition clairement exprimée lors du Conseil européen extraordinaire du jeudi 26 mars, faisant réapparaître une ancienne ligne de fracture[5]. Pour l´instant, l´idée d´une responsabilité commune des États de la zone Euro s´agissant des dépenses destinées à combattre l´impact économique préjudiciable d´une crise – qu´elle soit monétaire ou sanitaire – s´est une nouvelle fois avérée trop ambitieuse, si bien que d´autres options ont été préférées pour le moment[6]. En effet, faute d´un consensus au sujet des corona bonds, les États membres de l´Union ont finalement opté pour des mesures moins controversées car appuyées sur des mécanismes et institutions existants. Plus exactement, les propositions figurant dans le communiqué de presse du Conseil en date du 9 avril[7] se fondent sur trois piliers[8] : un dispositif de soutien au chômage partiel[9] mis en place par la Commission européenne, 200 milliards d´euros de crédits sous forme de garanties par la Banque européenne d´investissement (BEI) et la possible activation du mécanisme européen de stabilité dont les aides octroyées sont désormais soumises à la seule exigence d´être utilisées afin de couvrir des coûts « directs ou indirects »[10] causés par la crise du COVID-19 et incombant aux systèmes de santé.

La thématique des corona bonds reste néanmoins particulièrement intéressante car si les enjeux tenant à la responsabilité financière incombant aux États membres de l´Union dans le cadre d´engagements européens s´avèrent déjà épineux sur le plan politique, ils le sont assurément tout autant du point de vue juridique. On peut observer à ce titre que les instruments d´aide variés mis en place dans le cadre de la crise de l´Euro ainsi que notamment toute une série de programmes de la Banque centrale européenne ont pu soulever d´importantes interrogations juridiques à la lumière desquelles les enjeux que représentent les corona bonds ressortent d´autant plus clairement. Ceux-ci se mesurent tant au niveau du droit de l´Union (I) qu´à celui du droit constitutionnel (II), l´exemple allemand étant particulièrement significatif.

I) Les corona bonds et les enjeux découlant du droit de l´Union

Il paraît tout particulièrement intéressant de s´interroger brièvement sur le sujet de la mutualisation des dettes à la lumière de l´article 125 TFUE[11], lequel dispose que ni l´Union, ni les États membres ne répondent « des engagements des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics d’un (autre) État membre, ni ne les prend à sa charge, sans préjudice des garanties financières mutuelles pour la réalisation en commun d’un projet spécifique ». La question d´une éventuelle méconnaissance de la clause du no bail out, à nouveau soulevée dans le contexte des corona bonds, s´est notamment posée dans le cadre du programme OMT[12]. C´est en effet en partie au regard de sa conformité à l´article 125 TFUE que le programme OMT fut examiné. La question concrète était de savoir si un rachat d´obligations d´État en quantité illimitée pourrait en dernier lieu aboutir à la nécessaire recapitalisation de la Banque centrale européenne par les États membres de l´Union monétaire, conduisant alors à une redistribution du risque de responsabilité des contribuables d´un État membre de la zone Euro[13] sans légitimation démocratique[14]. Ce risque a cependant pu être atténué quant au programme OMT, notamment du fait qu´il était encadré comme il ressort spécialement des conclusions de l´avocat général[15]. En outre, une atteinte à l´article 125 TFUE ne découle pas déjà de la seule annonce de la BCE de racheter, le cas échéant, des obligations de façon illimitée [16].

Un autre programme de la BCE, le PSPP[17], a soulevé des nouvelles interrogations autour de l´article 125 TFUE. Comme l´a précisé la Cour de justice dans l´arrêt Weiss, l´hypothèse problématique était une nouvelle fois qu´ « une décision de la BCE prévoyant le partage, entre les banques centrales des États membres, de l’intégralité des pertes susceptibles d’être subies par l’une de ces banques centrales à la suite du défaut éventuel d’un État membre, dans un contexte où l’importance de ces pertes imposerait la recapitalisation de cette banque centrale »[18] risque d´être contraire, selon la Cour constitutionnelle allemande (CCA), aux articles 123 et 125 TFUE ainsi qu´à l´article 4, § 2, TUE, en lien avec l´art. 79 (3) de la Loi fondamentale[19]. Pour la juridiction de renvoi, un partage entre les banques centrales des États membres des pertes susceptibles d´être subies par l´une d´entre elles suite à l´éventuel défaut d´un État membre, notamment au cas où ces pertes seraient si importantes qu´une recapitalisation ne pourrait être évitée, soulève donc non seulement des problèmes de droit constitutionnel[20] mais présenterait aussi un risque de contrariété à l´article 125 TFUE. La Cour de justice estime cependant « que le droit primaire ne comprend pas de règles prévoyant le partage, entre les banques centrales des États membres, des pertes subies par l’une de ces banques centrales lors de la réalisation d’opérations d’open market », avant d´ajouter qu´« il est constant que la BCE a décidé de ne pas adopter une décision impliquant un partage de l’intégralité des pertes réalisées par les banques centrales des États membres lors de la mise en œuvre du PSPP. Ainsi que le souligne la juridiction de renvoi, la BCE n’a, à ce jour, prévu, s’agissant de telles pertes, que le partage de celles qui trouveraient leur origine dans des titres émis par des émetteurs internationaux »[21]. À l´instar de l´affaire OMT, la Cour de justice a donc une nouvelle fois conclu à l´absence d´éléments de nature à affecter la validité de la décision de la BCE au sujet d´un programme de rachat d´obligations sur les marchés secondaires et écarte l´hypothèse d´une éventuelle atteinte à l´article 125 TFUE[22].

On peut donc souligner l´acuité du débat alors même que la mutualisation des dettes n´était pas explicitement visée par les programmes de la BCE mais discutée au titre de ses éventuels effets secondaires. Les corona bonds, par contre, devraient faire l´objet de contestations autrement plus marquées au regard de leur compatibilité avec l´article 125 TFUE, surtout que la Cour de justice, dans le cadre du programme PSPP, a écarté l´invocation d´une atteinte alléguée à cette disposition justement au motif qu´aucun partage des dettes n´était prévu[23]. Quant aux corona bonds, il semble donc tout à fait notable que certains auteurs écartent sans ambages l´hypothèse de l´atteinte à la clause du no bail out[24] en arguant qu´ils n´équivaudraient pas à une mutualisation des dettes, au sens d´un bail out, mais constitueraient, dès le départ, des dettes mutuelles. L´idée étant moins de contribuer directement au budget des États membres, contrairement aux Eurobonds, mais plutôt de financer des projets communs[25], la question consiste dès lors à savoir si et dans quelle mesure les corona bonds pourraient être considérés comme constituant des garanties financières mutuelles au bénéfice d´un projet spécifique commun au sens de l´article 125, § 1, deuxième phrase TFUE[26]. Si cette conception des corona bonds semble avantageuse car l´interdiction d´une mutualisation de la dette ne serait pas méconnue, de sorte à éviter une révision du droit primaire, d´autres interrogations subsistent. L´on se bornera ici à indiquer que sous le prisme juridico-économique, cette vision semble avoir la tendance d´assouplir la frontière avec une augmentation du budget de la Commission aux fins de disposer d´une marge de manœuvre élargie s´agissant du financement de programmes de relance économique[27].

Le droit de l´Union et plus spécifiquement l´article 125 TFUE paraissent en tout cas laisser suffisamment de marges d´interprétation s´agissant de l´éventuelle mise en place des corona bonds. Les obstacles découlant du droit constitutionnel allemand qu´on exposera assez sommairement s´avèrent en revanche plus élevés.

II) Les enjeux de droit constitutionnel allemand concernant les corona bonds

C´est sous le prisme du maintien de la souveraineté budgétaire du Parlement fédéral qu´une mutualisation des dettes à l´échelle européenne par le biais des corona bonds risquerait de soulever d´importantes objections de droit constitutionnel allemand[28].

En vertu d´une jurisprudence constante, le législateur fédéral doit être et demeurer en mesure de prendre souverainement des décisions sur les recettes et dépenses de l´État allemand, indépendamment des institutions et autres États membres de l´Union[29], raison pour laquelle des « transferts étendus ou même généraux de missions et compétences du Parlement fédéral »[30] au profit de l´Union reviendrait, selon les juges, à vider de sa substance même la fonction légitimatrice du droit de vote ainsi qu´à porter atteinte au principe de démocratie[31].

Bien qu´elle admette que tous les engagements internationaux et européens ne sont pas de nature à menacer la souveraineté budgétaire du Parlement fédéral, il n´est guère surprenant que la juridiction constitutionnelle estime nécessaire « que la responsabilité d’ensemble demeure auprès du Bundestag allemand et que ce dernier dispose encore de marges de décision politiques suffisantes en ce qui concerne les recettes et les dépenses »[32]. C´est plus spécifiquement à la lumière de la souveraineté budgétaire que le Bundesverfassungsgericht est souvent revenu sur ce lien entre le nécessaire maintien de compétences d´une portée et d´une ampleur suffisante et son fondement normatif, le principe de démocratie. La souveraineté budgétaire, inaliénable du fait de son rattachement à la clause d´éternité de l´article 79 (3) LF au travers du principe de démocratie y étant visé[33], a donc des effets considérables sur la capacité de la République fédérale d´Allemagne (RFA) à se lier à des conventions internationales ou traités européens. Comme l´ont précisé les juges de Karlsruhe, « aucun mécanisme de droit international conventionnel permanent qui conduirait à une prise de garanties pour des choix de volonté d´autres États ne doit être crée, surtout s´ils sont liés à des conséquences difficilement calculables »[34]

Sur le plan substantiel, d´une part, la CCA est sans doute allée particulièrement loin s´agissant de la protection des compétences du Bundestag et fait preuve d´un degré d´exigence remarquable quant à l´encadrement constitutionnel d´engagements européens comme le traité MES ou les aides bilatérales pour la Grèce[35], même si la Cour a plus récemment accentué la marge d´appréciation étendue dont bénéficie le législateur fédéral[36]. Sur le plan procédural, d´autre part, il est notable que chaque citoyen est en mesure de contester, par le biais du recours constitutionnel individuel, une prétendue atteinte au noyau dur de l´article 79 (3) LF dans le contexte d´un engagement international ou européen en invoquant une violation du droit de vote ainsi érigé en levier[37].

Les problèmes constitutionnels liés à l´instauration des corona bonds se mesurent donc aisément car au-delà du fait que la responsabilité d´ensemble pour les recettes et dépenses allemandes doit continuer à relever du Bundestag, ce qui revient à dresser une limite infranchissable ancrée dans l´identité constitutionnelle inaliénable, la CCA se montre particulièrement sceptique dès lors que sont envisagés des mécanismes internationaux ou européens qui équivaudraient pour la RFA à endosser une responsabilité financière quant aux décisions librement prises par d´autres États membres. Un tel mécanisme est en tout cas constitutionnellement exclu lorsque les effets d´une prise de garantie sont difficiles à calculer et quand le Parlement fédéral allemand n´est plus en mesure d´exercer une influence suffisante sur la manière dont les moyens financiers accordés sont utilisés[38].

Dans le contexte actuel des débats politiques relatifs au corona bonds, il convient en fin de compte de garder à l´esprit que la marge de manœuvre qu´offre le droit constitutionnel allemand au regard d´un véritable endettement mutuel nous paraît encore sensiblement plus réduite que celle du droit de l´Union. Sans pour autant paraître exclue, toute forme d´obligations communes devrait faire l´objet d´un encadrement strict. En outre, une certaine conflictualité au niveau juridictionnel dans ce contexte n´est certainement pas à rejeter[39]. C´est donc dans l´optique de la préservation d´un fin équilibre entre solidarité, d´une part, et prise en compte des nombreux obstacles juridiques, de l´autre, que devra s´inscrire la recherche délicate d´un compromis politique.


[0] La présente contribution constitue une version allégée d´un article à paraître.

[1] Déclaration commune des membres du Conseil européen, 26 mars 2020.

[2] Cf. la présentation sur le site Toute l´Europe, Covid-19 : divisé, le Conseil européen offre une réponse timide à la crise économique, accessible sur https://www.touteleurope.eu/revue-de-presse/revue-de-presse-covid-19-divise-le-conseil-europeen-offre-une-reponse-timide-a-la-crise-economi.html.

[3] V. les explications de l´économiste F. Saraceno sur Toute l´Europe, Covid-19 : comment les « corona bonds » réveillent un vieux débat européen, à consulter sur https://www.touteleurope.eu/actualite/covid-19-comment-les-corona-bonds-reveillent-un-vieux-debat-europeen.html.

[4] Ibid. En effet, dans la mesure où les pays économiquement plus forts de la zone euro se porteraient garants pour l´argent emprunté au marché financier, les États avec un taux d´endettement élevé profiteraient des obligations communes du fait qu´ils obtiendraient des prêts à des conditions plus favorables auprès des investisseurs que si les obligations étaient émises individuellement par des États hautement endettés. V. aussi les explications sur le site internet de l´hebdomadaire allemand Der Spiegel, à consulter sur https://www.spiegel.de/wirtschaft/was-sind-corona-bonds-a-97258472-7638-454e-98d6-992c2146d233.

[5] Les États européens s´étaient déjà opposés sur ce point lors de la crise de l´euro.

[6] La question des corona bonds n´est plus évoquée dans le compte-rendu final de la réunion des ministres de l´Économie et des Finances du 9 avril (Report on the comprehensive economic policy response to COVID-19 pandemic). Il est en revanche question d´un fonds de sauvetage qui pourrait s´appuyer sur des instruments financiers innovants (innovative financial instruments) comme l´indique le document au point 19.

[7] Le compte-rendu est accessible uniquement en anglais sur le site https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/.

[8] Le compte-rendu du Conseil distingue les mesures déjà prises au niveau des États membres, de l´Union et de la zone Euro (pts. 4 à 11) des instruments additionnels afin de répondre à la crise (pts. 12 à 22). Parmi les premières est évoquée la flexibilité des règles de l´Union, par exemple en matière d´aides d´État ou s´agissant du recours à la clause dérogatoire dans le cadre du pacte de stabilité et de croissance (pt. 8), mais aussi la politique monétaire et plus précisément le programme temporaire d´achats d´urgence face à la pandémie (temporary pandemic emergency purchase programme, PEPP) de la Banque centrale européenne (décision UE 2020/440 de la BCE du 24 mars 2020). Parmi les secondes, on trouve toute une série de propositions émanant d´institutions et organes de l´UE. Les trois piliers évoqués dans les communiqués de presse des institutions de l´UE (pour cette structure, v. par ex. la déclaration du président du Conseil européen du 10 avril au sujet de l´accord de l´Eurogroupe) font donc partie de cette seconde catégorie d´instruments (pts. 12 ss.). 

[9] Soutien temporaire à l´atténuation des risques de chômage en situation d´urgence (SURE).

[10] Cf. le compte-rendu du Conseil préc. du 9 avril (pt. 16).

[11] Sujet qui est donc aussi ancien que l´Union monétaire comme le démontre l´insertion de cet article au droit primaire.

[12] Par une décision du Conseil des gouverneurs de la BCE en date du 6 sept. 2012 fut annoncé le possible achat, par la BCE, au titre des opérations monétaires sur titres (OMT), d´obligations émises par les États de la zone euro faisant face à des difficultés financières afin de garantir les liquidités de ces États. Cet achat d´obligations sur le marché secondaire était cependant conditionné par la participation des États en question à un programme d´ajustement macroéconomique (le Fonds européen de stabilité financière (FESF) ou le Mécanisme européen de stabilité (MES)). Pour une présentation de ces mesures et plus spécifiquement du contexte juridique du premier renvoi préjudiciel de la Cour constitutionnelle fédérale allemande à la Cour de justice, cf. F. C. Mayer, La décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relativement au programme OMT, RTDE, 2014, p. 683.

[13] L´hypothèse d´une recapitalisation de la BCE par les États membres semble assez improbable car non seulement la Cour de justice a précisé qu´elle suspendrait le programme OMT avant de courir un risque d´insolvabilité (cf. note 16). Comme l´indique S. Simon, Grenzen des Bundesverfassungsgerichts im europäischen Integrationsprozess, Mohr Siebeck, 2016, (p. 260), il y aurait au surplus la possibilité de recourir au fonds de réserve général de la BCE ou aux revenus monétaires en vertu de l´art. 33.2 du Protocole n°4 sur les statuts du système européen de banques centrales et de la Banque centrale européenne avant de devoir envisager une telle recapitalisation.

[14] Cf. S. Simon, note préc., p. 260, avec des références supplémentaires.

[15] V. les conclusions de l´avocat général Villalón du 14 janv. 2015 sous Gauweiler (aff. C-62/14, ECLI:EU:C:2015:7) qui précise que dans l´hypothèse où la BCE « détecterait une augmentation excessive du volume de titres de dette publique émis par un État membre faisant l’objet du programme OMT, elle en suspendrait l’exécution », de manière à ce qu´elle « ne supporterait pas des risques qui l’exposent à un scénario d’insolvabilité » (pt. 199).

[16] En ce sens S. Simon, op. cit., p. 262, qui observe qu´une atteinte serait au contraire avérée s´il s´agissait d´un rachat ciblé et systématique qui reviendrait à un financement d´État.

[17] Contrairement au programme OMT, le PSPP, décidé le 4 mars 2015, fut véritablement mis en œuvre, puis arrêté en décembre 2018. En tant que composante d´un programme plus large (Expanded Asset Purchase Programme – EAPP), l´objectif de ce programme de la BCE était de mener une politique d´ « assouplissement quantitatif » (Quantitative Easing – QE) afin d´augmenter la liquidité dans la zone euro par le biais de l´acquisition de titres de créance. Pour une explication plus détaillée des deux programmes et leurs différences, v. M. Gentzsch, op. cit., p. 279 (spéc. 283).

S´agissant de la distinction entre politique économique et monétaire, la Cour de justice, dans son arrêt du 11 déc. 2018, aff. C-493/17, Weiss, ECLI:EU:C:2018:1000, renouvelle sur ce point sa position adoptée dans les arrêts Pringle (arrêt du 27 novembre 2012, aff. C‑370/12, EU:C:2012:756,  pt. 56) et OMT (préc., pt. 52) selon laquelle « une mesure de politique monétaire ne peut être assimilée à une mesure de politique économique en raison du seul fait qu’elle est susceptible de produire des effets indirects pouvant également être recherchés dans le cadre de la politique économique » (pt. 61).

[18] CJ, arrêt Weiss préc., pt. 159.

[19] Cour constitutionnelle allemande, arrêt du 18 juill. 2017, 2 BvR 859/15 e.a., PSPP, pt. 134. En ce sens déjà CCA, 14 janv. 2014, 2 BvR 2728/13 e.a., OMT I, pt. 102.

[20] V. infra.

[21] CJ, arrêt Weiss préc., pt. 162 et 163.

[22] Il reste toutefois à savoir si les juges a quo suivront cette interprétation dans l´arrêt prévu pour le 5 mai 2020 ou si l´issue, cette fois-ci, s´avèrera plus conflictuelle.    

[23] V. spéc. les pts. 162 et 163 de l´arrêt Weiss préc.

[24] V. notamment M. Goldmann, The Case for Corona Bonds : A proposal by a Group of European Lawyers, VerfBlog, 5 avril 2020, https://verfassungsblog.de/the-case-for- corona-bonds/.

[25] Ibid.

[26] M. Goldmann (ibid.) propose de scinder les corona bonds en deux volumes financiers, l´un étant destiné à des projets impliquant tous les États membres, l´autre prenant la forme d´aides individualisées au profit d´États membres. Au titre du premier, il évoque notamment le domaine de la santé et plus précisément le financement d´un réseau pour la production, le stockage ainsi que la distribution d´équipements essentiels. Concernant cette même catégorie, il se réfère aussi à des investissements destinés à la recherche au niveau de la santé publique et de la médecine et à la création de centres européens de compétence.

[27] V. notamment le discours prononcé par la présidente de la Commission von der Leyen lors de la session plénière du Parlement européen sur l´action coordonnée de l´Union européenne dans le cadre de la lutte contre la pandémie de coronavirus et ses conséquences, où elle a évoqué le besoin « d´un plan Marshall pour le redressement de l´Europe ». Elle s´appuie ainsi sur le budget européen comme principal moyen « pour reconstruire notre économie après la pandémie ». Cf. sur le site de la Commission, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/speech_20_675.

[28] Pour un aperçu, se reporter à M. Nettesheim, „Euro-Rettung“ und Grundgesetz – Verfassungsrechtliche Vorgaben für den Umbau der Währungsunion, EuR, 2011, p. 765. V. également S. Simon, op. cit., spéc. p. 68 s.

[29] V. seulement en ce sens CCA, arrêt du 18 mars 2014, 2 BvR 1390/12 e.a., arrêt ESM au principal, pts. 163 s.

[30] CCA, arrêt du 7 sept. 2011, 2 BvR 987/10 e.a., EFSF, pt. 98 (propre traduction). La juridiction constitutionnelle allemande qualifie le pouvoir public (Herrschaftsgewalt) exercé par les citoyens au travers du droit de vote comme étant « déterminant » (maßgeblich) quant à la structure de l´État constitutionnel allemand.

[31] V. par ex. CCA, arrêt du 30 juin 2009, 2 BvE 2/08 e.a., Lisbonne : « Si la fixation de la nature et du montant des impositions touchant les citoyens était transférée de manière considérable au niveau supranational, il y aurait un transfert des droits du Bundestag en matière budgétaire, transfert qui violerait dans leur substance le principe de démocratie et le droit de vote aux élections du Bundestag allemand » (pt. 256). V. aussi plus récemment 2 BvR 1685/14 e.a. du 30 juill. 2019 (préc.), pt. 123.

[32] CCA, arrêt Lisbonne préc., pt. 256.

[33] L´article 79 (3) LF interdit notamment toute révision de la Constitution qui porterait atteinte aux principes énoncés aux articles 1 et 20 de la LF, ce dernier article prévoyant les principes fondateurs de l´État constitutionnel allemand : République, État fédéral, État social, État de droit et aussi la démocratie.

[34] CCA, arrêt ESM préc., pt. 165 (propre traduction, nous mettons en gras). V. déjà l´arrêt EFSF préc., au pt. 128.

[35]  Bien que la jurisprudence Lisbonne, où la juridiction a même énuméré les domaines de compétence devant rester au niveau national et qui étaient donc déclarés insusceptibles de tout transfert, ne soit pas reprise.

[36] Qui concerne tant l´appréciation de la probabilité pour la RFA de devoir répondre des garanties suite à l´approbation d´un engagement européen ou international que l´estimation de ses capacités économiques. V. par ex. CCA, arrêt EFSF préc., spéc. pt. 132. En ce sens aussi CCA, arrêt ESM préc., pt. 175.

[37] Précisons que cette constriction jurisprudentielle revient en fin de compte à admettre l’existence d’un droit individuel à la démocratie dans une logique de subjectivisation d´un des principes constitutionnels fondamentaux objectifs de l´article 20 LF, a priori exclus du recours constitutionnel. Parmi les nombreuses critiques, v. seulement F. C. Mayer, qui relève ainsi que le recours constitutionnel a été conçu dans l’optique de protéger les droits fondamentaux au sens strict. Cf. Rashomon à Karlsruhe, RTDE, 2010, p. 77 (79).

[38] Se reporter à P. M. Huber, Das Verständnis des Bundesverfassungsgerichts vom Kompetenzgefüge zwischen der EU und den Mitgliedstaaten, in T. Möllers/F.C. Zeitler (dir.), Europa als Rechtsgemeinschaft – Währungsunion und Schuldenkrise, Mohr Siebeck, 2013, p. 229 (241).

[39] Dès lors que la problématique du maintien de la souveraineté budgétaire du Bundestag est examinée au regard du droit de vote, en tant que levier procédural, et donc plus généralement à la lumière du principe de démocratie, on rejoint le terrain de l´identité constitutionnelle dont le non-respect peut donner lieu à une censure unilatérale et donc à une déclaration d´inapplicabilité d´un acte de droit dérivé sur le territoire de la RFA, comme la CCA l´indique dans l´arrêt Lisbonne (pt. 241).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
« Covid-19 & UE – le bulletin II de la Chaire Desaps »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 298.

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ParJDA

Des objets du DA (6/8) : René Benjamin

Art. 294.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Après les décisions :

voici :

Sixième décision :
CE, 19 mai 1933,
René Benjamin

#libertéderéunion
#ordrepublic #pouvoir(s)depolice
#contrôledujuge #proportionnalité

Rec. Lebon : p. 541.
Bibl. : note de Pierre-Henri Prélot
inRfda2013 ; p. 1020 et s.

Deux ouvrages (éditions originales signées de l’auteur)
de René Benjamin : sur Charles Maurras & Honoré de Balzac.
– 1925 & 1932 (Paris, Plon) – Papier vélin.

Voici deux des ouvrages écrits par René Benjamin. Ils évoquent les passions littéraires (Honoré de Balzac) mais aussi politiques (Charles Maurras) de cet homme controversé dont la venue à Nevers en 1930 n’est pas passée inaperçue.

Les faits

René Benjamin (1885-1948) est un écrivain catholique français, lauréat du prix Goncourt (1915) et… réactionnaire ! Ami de Charles Maurras (il en a même fait un livre), c’est un grand littéraire qui – politiquement – soutiendra de manière explicite et enthousiaste le gouvernement de Vichy et le maréchal Pétain. En 1930, l’auteur fut invité à Nevers pour y faire une conférence – a priori littéraire et non politique – sur Courteline et Guitry. Toutefois, l’homme ayant pris des positions très fermes contre l’enseignement laïc, des syndicats enseignants avaient annoncé la tenue de manifestations pour accompagner sa venue en Nièvre. Par crainte de troubles à la sécurité et donc à l’ordre publics, le maire interdit non seulement la réunion publique mais aussi celle – fermée (sur invitation) – par deux arrêtés successifs qui ont été portés devant le Conseil d’Etat qui a rendu l’un de ses arrêts les plus célèbres en matière de pouvoir(s) de police et de contrôle(s) de ce(s) premier(s) par le juge.

La portée

Pour déterminer si les arrêtés municipaux étaient ou non légaux, le juge a appliqué ici un raisonnement en trois temps encore appliqué lorsqu’une mesure de police est contestée. D’abord le juge se demande si la liberté invoquée est fortement protégée ? En l’espèce, il s’agissait de la liberté de réunion qui, telles celles de la presse et de l’association, sont très protégées par la Loi et même désormais par la Constitution.

Par suite, le juge interroge : l’exercice de cette liberté était-il de nature à occasionner un trouble à l’ordre public ? Autrement dit, une mesure de police s’imposait-elle ? Assurément concernant notre espèce puisqu’en 1930 le climat politique est décrit entre laïcs et catholiques comme très tendu (les instituteurs syndiqués ayant prévenu qu’ils considéraient infamants pour leur profession les écrits de Benjamin) : les réunions projetées risquaient donc d’entraîner de véritables troubles à la sécurité publique.

Enfin, le juge affirme qu’une interdiction générale est a priori prohibée et qu’en conséquence, s’il a été répondu « oui » aux deux questions précédentes, la mesure de police actionnée doit être proportionnée aux troubles invoqués. En l’occurrence, c’est ce qui va manquer dans cette affaire. Oui, il y avait bien des menaces de manifestation mais pas au point de tout interdire puisqu’il existait d’autres réactions préventives possibles (et notamment la mise en place d’une forte présence policière). En conséquence, les interdits municipaux, jugés trop généraux et absolus, sont-ils annulés.

C’est donc bien un contrôle de proportionnalité qu’exerce ici le juge sur les mesures de police.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (6/8) :
René Benjamin »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 294.

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Un nouveau droit d’exception : l’état d’urgence sanitaire créé et déclaré

Art. 296.

par Jean-Charles Jobart
Premier conseiller au Tribunal administratif de Toulouse
Chargé d’enseignement à l’Université Toulouse 1 Capitole (Idetcom EA 785)

Commentaire de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF n°0072 du 24 mars 2020 et de la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF n°0078 du 31 mars 2020

« C’est le printemps / Et les oiseaux partout donnent leurs bamboches (…) On est content La mort règne sur terre / Mais l’on est prêt / On est prêt à mourir pour que tu vives / Dans le bonheur ». Ces quelques vers des Poèmes à Lou d’Apollinaire écrits dans les tranchées résument bien le drame que nous connaissons : c’est le printemps, mais l’on n’y pense guère car, ainsi que l’a proclamé le président Macron, nous sommes en guerre contre un ennemi invisible et meurtrier qui vient d’engendrer la plus grave crise que notre civilisation ait connue depuis la seconde guerre mondiale. Des femmes et des hommes meurent ; d’autres sont au front et risquent leurs vies. C’est dans ces circonstances extraordinaires que le Parlement a discuté et voté une loi extraordinaire pour faire face à la crise sanitaire due à l’épidémie de covid-19 en France, en Europe et dans le monde. Tout s’est fait dans l’urgence. Le Gouvernement a saisi le Conseil d’Etat le 17 mars. Le lendemain, celui-ci rendait son avis (CE,  avis du 18 mars 2019, n° 399873). Le jour même, le projet de loi était modifié, présenté en Conseil des ministres, déposé devant le Sénat et discuté par sa commission des lois. Le 19, le Sénat adoptait sa version du texte. Le lendemain, la commission des lois de l’Assemblée nationale l’examinait. Le 21, il était discuté, amendé et voté par l’Hémicycle. Le jour suivant, la commission mixte paritaire trouvait un accord, puis le Sénat et l’Assemblée nationale donnaient leurs votes définitifs, adoptant le texte. Notons que dans les deux chambres, les conditions étaient elles-mêmes exceptionnelles. L’Assemblée nationale constitue un foyer de l’infection avec 26 personnes diagnostiquées contaminées dont 18 députés. La Conférence des présidents avait donc décidé le 17 mars de réduire l’activité de sa chambre aux seuls textes urgents et indispensables liés à la crise du Covid-19, et aux questions d’actualité au gouvernement. Les séances se sont tenues avec moins de trente députés, un dispositif permettant aux présidents des groupes politiques de porter les votes de tous les députés de leur groupe. Une loi de grande importance a ainsi été élaborée en six jours. Mais la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence avait elle-même été rédigée et discutée en quarante-huit heures…

« La situation était grave, mais qu’est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles. » écrit Camus dans La Peste. Cette loi a pour objet premier de permettre au Gouvernement de prendre les mesures urgentes et nécessaires à la gestion de la crise sanitaire et de donner un fondement juridique plus sûr à celles déjà prises. A cette fin, il instaure un état d’urgence sanitaire (1) et met en place des mesures temporaires de gestion de la crise (2). Ces dernières sont très nombreuses et importante, notamment l’organisation du report des élections municipales et pas moins de quarante-trois habilitations à légiférer par ordonnances afin d’adapter le droit à la crise sanitaire en cours. Au vu du très grand nombre de mesures prévues, nous nous concentrerons sur celles intéressant le droit administratif.

1. La création et la déclaration
de l’état d’urgence sanitaire

1.1       Les mesures déjà prises en période de crise sanitaire

D’importantes mesures d’ordre public ont déjà été prises avant la loi du 23 mars 2020. Elles se fondaient pour partie sur le pouvoir règlementaire de principe dont dispose le Premier ministre (CE, 8 août 1919, Labonne, p. 737 ; CE Ass., 13 mai 1960, Restaurant Nicolas, p. 324 et CE Sec., 22 décembre 1978, Union des chambres syndicales d’affichage et de publicité extérieure, p. 530 ; CC n° 2000-434 DC du 20 juillet 2000) et les circonstances exceptionnelles constituées par la crise sanitaire et permettant de restreindre les droits et libertés (CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent, p. 208 ; CE, ord. du 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Medecins, n° 439674 où l’épidémie de covid-19 est qualifiée de circonstances exceptionnelles). Elles se fondaient par ailleurs sur l’article L. 3131–1 du code de la santé publique permettant au ministre de la santé de prendre des mesures d’urgence en « cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, et notamment l’hypothèse de menace d’épidémie ». Ce cadre légal a notamment trouvé à s’appliquer en 2009 lors de la pandémie liée à la grippe A (H1N1). Le ministre de la santé avait ainsi, par arrêté du 4 novembre 2009, organisé une campagne de vaccination et les réquisitions nécessaires à celle-ci. Ce dispositif a également été mobilisé dans le cadre de situations individuelles, beaucoup plus ponctuellement, comme avec l’arrêté du 22 octobre 2012 habilitant le préfet du département de l’Aveyron à prendre des mesures de confinement de toute personne atteinte d’une pathologie hautement contaminante du fait de la « présence, dans le département de l’Aveyron, d’une personne présentant une maladie tuberculeuse résistante contagieuse, qui refuse de suivre le traitement qui lui a été proposé et de se tenir isolée des autres personnes saines de son entourage ». L’article 3131-1 pourrait par ailleurs permettre la réquisition d’un médicament (CE, ord. du 26 juillet 2018, Mme Dabel et autres, n° 422237).

La pandémie du Covid-19 est sans commune mesure avec ces précédentes crises sanitaires. Un premier arrêté du 30 janvier 2020 relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie a tout d’abord organisé la mise en quarantaine pour une durée de 14 jours dans un centre d’hébergement situé dans le département des Bouches-du-Rhône des personnes ayant résidé à Wuhan en Chine, origine géographique de l’épidémie, et arrivant sur le territoire français. Un arrêté du 20 février 2020 a ensuite mis en quarantaine pour une durée de 14 jours dans plusieurs centres d’hébergement situés dans le Calvados des personnes ayant résidé à Wuhan. Un arrêté du 4 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus a interdit tout rassemblement mettant en présence de manière simultanée plus de 5 000 personnes en milieu clos jusqu’au 31 mai 2020. Un nouvel arrêté du 9 mars 2020 a élargi cette interdiction à tout rassemblement mettant en présence de manière simultanée plus de 1 000 personnes jusqu’au 15 avril 2020. Enfin, des arrêtés du ministre de la santé des 13 et 14 mars 2020 ont interdit tout rassemblement, réunion ou activité mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes jusqu’au 15 avril 2020.

Un arrêté du 15 mars 2020 complète ces mesures en imposant les mesures d’hygiène et de distanciation sociale définies au niveau national, la fermeture au public des salles de concerts, de conférences, de réunions, de spectacles, de danse, de jeux ou à usage multiple, les magasins et centres commerciaux, sauf pour leurs activités de livraison et de retraits de commandes, les restaurants et débits de boissons, sauf pour leurs activités de livraison et de vente à emporter, les bibliothèques, musées, salles d’expositions, établissements sportifs, les crèches, centres de loisirs et établissements d’enseignement. Les lieux de cultes pouvaient rester ouverts à condition de ne pas rassembler plus de 20 personnes, sauf pour les cérémonies funéraires.

De manière plus radicale, le décret du Premier ministre n° 2020-260 du 16 mars 2020 met en place un confinement de la population. L’article 1er interdit jusqu’au 31 mars 2020 le déplacement de toute personne hors de son domicile, à l’exception des trajets entre le domicile et les lieux de travail insusceptibles d’être différés, des déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité, des déplacements pour motif de santé, pour motif familial impérieux, pour l’assistance des personnes vulnérables ou pour la garde d’enfants, enfin des déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle et aux besoins des animaux de compagnie. Ce même article précise que les personnes souhaitant bénéficier de l’une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements, d’un document justifiant le motif de celui-ci. L’article 2 habilite les préfets à restreindre encore localement les déplacements, ce qui a été notamment effectué dans les départements maritimes où l’accès aux plages a été interdit. L’article 5 interdit les déplacements de personnes par transport commercial aérien en France. L’article 11 instaure un contrôle des prix des gels hydro-alcooliques. L’article 12 réquisitionne les stocks de masques de protection. De plus, le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 procède à des réquisitions de masques de protection.

Ces mesures exceptionnelles restreignant fortement les libertés n’ont pas été toujours bien respectées. « On croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. » remarque Camus dans La Peste. Ces mesures ont donc été estimées insuffisantes par le Syndicat Jeunes Médecins qui a demandé au Conseil d’Etat en référé-liberté d’enjoindre au Premier ministre la mise en place d’un confinement total, l’arrêt des transports en commun et le ravitaillement à domicile. Les mesures de police doivent être proportionnées : il est donc courant d’invoquer leur caractère excessif (CE, 19 mai 1933, Benjamin, p. 541). Mais leur proportionnalité s’accompagne d’une obligation d’agir (CE Sec., 23 octobre 1959, Doublet, p. 541 ; CE, 12 mars 1986, Préfet de police c/ Metzler, n° 52101, p. 70 ; CE, 8 juillet 1992, Ville de Chevreuse, n° 80775, p. 281 ; CE, 28 novembre 2003, Commune de Moissy Cramayel, n° 238349, p. 464) et, plus exceptionnellement, leur insuffisance peut être invoquée. Après avoir considéré que le droit à la vie constitue une liberté fondamentale (CE Sec., 16 novembre 2011, Ville de Paris et SEM PariSeine, n° 353172 et 353173 p. 552 ; CE, Sec., 22 décembre 2012, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 364584 p. 496 ; CE Ass., 14 février 2014, Mme Lambert, n° 375081 p. 31 ; CE, 30 juillet 2015, Section française de l’observatoire des prisons, n° 392043 p. 305 ; CE, 26 juillet 2017, M. Marchetti et Mme Vraciu, n° 412618 p. 279 ; CE, 28 juillet 2017, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 410677 p. 285), les juges du Palais Royal ont relevé que le ravitaillement à domicile ne peut être organisé sur l’ensemble du territoire national, compte tenu des moyens dont dispose l’administration, sauf à risquer de graves ruptures d’approvisionnement et à retarder l’acheminement de matériels indispensables à la protection de la santé. De plus, l’activité indispensable des personnels de santé, des services de sécurité, de l’exploitation des réseaux, ou des personnes participant à la production et à la distribution de l’alimentation rend nécessaire le maintien de transports en commun. Le Conseil relève même l’interdépendance des secteurs économiques, la poursuite de ces activités vitales étant elle-même tributaire de l’activité d’autres secteurs qui ne peuvent donc être totalement interrompus. Les juges ont cependant estimé que la dérogation au confinement « pour motif de santé » était trop imprécise, celle liée à l’activité physique individuelle et aux besoins des animaux de compagnie était trop large, et que le fonctionnement des marchés ouverts, sans autre limitation que l’interdiction des rassemblements de plus de cent personnes, était insuffisant (CE, ord. 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins, n° 439674).

Si les premières mesures prises étaient donc nécessaires et fondées en droit, toutefois, leur prolongation et leur intensification nécessitaient, selon l’avis du Conseil d’Etat, un fondement juridique plus solide que constituera le nouvel état d’urgence sanitaire.

1.2       Un nouveau régime d’exception : l’état d’urgence sanitaire

La loi crée un chapitre Ier bis au Titre III du Livre Ier de la Troisième partie du code de la santé publique sur l’« État d’urgence sanitaire ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 85-187 du 25 janvier 1985 sur l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, a considéré qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution, il appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, et que l’existence de régimes de crise dans la Constitution ne fait pas obstacle à ce que le législateur en crée de nouveaux. La loi du 23 mars 2020 crée donc un nouveau régime d’exception fortement inspiré de l’état d’urgence de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

1.2.1    Création et déclaration de l’état d’urgence sanitaire

Selon les nouveaux articles L. 3131‑20 et L. 3131-21 du code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire national par décret motivé en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre de la santé « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Si des députés souhaitaient ajouter un critère d’« ampleur » à la catastrophe en cause, celle-ci semblait déjà comprise dans la notion de catastrophe et dans l’appréciation de sa gravité. Le projet gouvernemental prévoyait d’abord une déclaration générale puis un décret définissant les zones concernées. Le Sénat a simplifié la procédure en unifiant ces deux étapes, le décret de déclaration définissant lui-même les circonscriptions où il entre en vigueur.

Selon l’article L. 3131-26, l’état d’urgence sanitaire s’accompagne de la mise en place d’un comité de scientifiques. Les députés ont longuement bataillé en séance, demandant que celui-ci soit réuni avant le déclaration d’état d’urgence sanitaire afin de rendre un avis public sur la nécessité de cette déclaration. Cela semblait peu compatible avec l’urgence de la déclaration, puisque ce comité comprend deux personnalités qualifiées respectivement nommées par le Président de l’Assemblée nationale et le Président du Sénat, ainsi que des personnalités qualifiées nommées par décret, le président du comité étant désigné par décret du Président de la République. Ce formalisme un peu long est donc peu compatible avec l’urgence. Les députés ont par ailleurs quelque peu chicané sur sa composition, exigeant que des parlementaires ou le défenseur des droits en fasse partie, que sa composition soit paritaire ou comprenne un sociologue ou un philosophe (voir les décrets du 3 avril 2020 portant nomination de douze membres du comité de scientifiques en tant que personnalités qualifiées et de son président, JORF n°0082 du 4 avril 2020). La périodicité des avis du comité a également été discutée. Là encore, le Gouvernement a refusé une rigidification pour une meilleure opérationnalité du comité. Celui-ci n’existant pas à l’heure de la déclaration, la nécessité de celle-ci pouvait apparaître scientifiquement douteuse. Un accord, lors d’une suspension de séance à l’Assemblée a donc été trouvé : les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la déclaration doivent être rendues publiques. Le comité rendra régulièrement des avis qui seront publics.

Le projet du gouvernement prévoyait une déclaration pour douze jours, sur le modèle de l’état d’urgence. Le Conseil d’Etat a cependant observé qu’il était peu probable qu’une crise sanitaire se résolve en un délai si court et a proposé de l’étendre à un mois. Cette durée initiale a été fortement discutée mais confirmée par les majorités des deux chambres. La prorogation de l’état d’urgence sanitaire au-delà d’un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques. Toutefois, au vu de la gravité de la pandémie actuelle, afin de gagner du temps et sur amendement du Sénat, l’article 4 de la loi dispose que, par dérogation aux dispositions de l’article L. 3131‑21, l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.

Si le projet du Gouvernement prévoyait que la loi serait caduque quinze jours après la démission du Gouvernement ou la dissolution de l’Assemblée, le Conseil d’Etat a proposé plus classiquement qu’il pourrait être mis fin à l’état d’urgence par décret en conseil des ministres avant l’expiration du délai fixé par la loi, ce que reprend l’article L. 3131‑22. Avec la fin de l’état d’urgence, le comité scientifique est dissous et les mesures prises en application de celui-ci cessent.

Le régime de l’état d’urgence sanitaire a été rendu applicable à la Nouvelle-Calédonie, à la Polynésie française et aux îles Wallis et Futuna par l’ordonnance n° 2020-463 du 22 avril 2020.

Notons enfin que sur amendement du rapporteur de la commission des lois du Sénat, les dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire ont été rendues provisoires pour une période d’une année, soit jusqu’au 1er avril 2021. À l’issue de ce délai, il appartiendra au Parlement de dresser un bilan de l’application du dispositif et, si son utilité est établie, de le pérenniser, le cas échéant modifié au regard des premiers mois d’expérience.

1.2.2    Les mesures de l’état d’urgence sanitaire

Quant aux mesures pouvant être prises dans le cadre de l’état d’urgence, le projet du Gouvernement était particulièrement imprécis. Le Premier ministre pouvait limiter la liberté d’aller et venir, d’entreprendre, de réunion, réquisitionner biens et services. Le ministre de la santé pouvait prendre toute autre mesures générales ou individuelles. Le Conseil d’Etat a regretté que ni la nature de ces mesures, ni les conditions de leur mise en œuvre ne soient précisées. La commission du Sénat a estimé que les compétences attribuées au ministre de la santé apparaissent mouvantes et susceptibles d’empiéter sur celles du Premier ministre. Elle a donc fait un très important travail en dressant la liste des catégories d’actes que le Gouvernement peut prendre afin de mieux encadrer ses pouvoirs exorbitants.

1.2.2.1 Les atteintes à aux libertés d’aller et venir et de réunion

Selon art. L. 3131‑23, le Premier ministre peut, par décret pris sur le rapport du ministre de la santé et aux seules fins de garantir la santé publique :

  • restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules, ce qui a été fait par l’article 2 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 imposant des mesures d’hygiène et de distanciation sociale, ainsi que par ses articles 4 et 5 limitant les transports maritimes et fluviaux (voir également le décret n° 2020-370 du 30 mars 2020) et les transports aériens jusqu’au 15 avril et enfin par son article 6 définissant des mesures d’hygiène pour les transports publics collectifs et le transport terrestre de marchandises ;
  • interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé, ce qui a été fait par le confinement imposé par l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 jusqu’au 31 mars 2020, prolongé par le décret n° 2020-344 du 27 mars 2020 jusqu’au 15 avril et par le décret n° 2020-423 du 14 avril 2020 jusqu’au 11 mai. Cette réglementation de la circulation doit être adaptée « aux impératifs de la vie privée, professionnelle et familiale » des personnes, ce qui explique le maintien des exceptions précédemment exposées (sur cette exigence, voir notamment CC n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 cons. 55 ; CC n° 2017-684 QPC du 11 janvier 2018 ; CC n° 2017-691 QPC du 16 février 2018 § 35 ; CC n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018 § 31). En particulier, la dérogation pour la pratique du sport uniquement individuellement pendant une heure par jour et jusqu’à un kilomètre du domicile n’a pas été jugée trop restrictive au vu de l’intérêt public particulièrement éminent s’attachant aux mesures de confinement (CE, ord. du 31 mars 2020, M. Dujardin, n° 439839). A l’inverse, le juge n’a pas reconnu nécessaire d’ordonner la fermeture des entreprises de métallurgie non essentielles à la Nation (CE, ord. du 18 avril 2000, Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, n° 440012) ;
  • ordonner la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées ;
  • ordonner le placement et le maintien en isolement à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées, ce qui sera assurément nécessaire dans la période de déconfinement ; notons à ce titre que le législateur doit assurer une juste conciliation entre la prévention des atteintes à l’ordre public, dont la salubrité publique, et le respect des droits et libertés, dont la liberté d’aller et venir (CC n° 2017-674 QPC du 30 novembre 2017 ; CC n° 2015-490 QPC du 14 octobre 2015 cons. 4 ; CC n° 2017-674 QPC du 30 novembre 2017 cons. 4), le Conseil exerçant un contrôle en deux temps : d’une part les mesures de polices instaurées sont-elles justifiées par la nécessité de sauvegarder l’ordre public ; d’autre part, ces mesures sont-elles proportionnées à cet objectif (CC n° 2011-625 DC du 10 mars 2011 ; CC n° 2015-490 QPC du 14 octobre 2015 ; CC n° 2017-674 QPC du 30 novembre 2017 cons 11-12 ; CC n° 2017-691 QPC du 16 février 2018 § 17). Le Conseil d’Etat a ainsi considéré les directives du directeur général de la gendarmerie nationale ordonnant aux militaires de la gendarmerie de demeurer confinés dans leur logement mais prévoyant la possibilité de solliciter, en cas de motif impérieux, une dérogation comme nécessaire et proportionnée (CE, ord. du 31 mars 2020, Association Eunomie, n° 439863). En revanche, le Conseil d’Etat, s’il reconnaît la nécessité de mettre à l’abri toutes les personnes sans abri ou en habitat de fortune, a estimé que les efforts de l’Etat en matière d’hébergement sont déjà très importants et n’appellent pas de mesures supplémentaires (CE, ord. du 2 avril 2020, Fédération nationale Droit au logement, n° 439763). :
  • ordonner la fermeture provisoire d’une ou plusieurs catégories d’établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l’exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité (cette atteinte à la liberté de réunion a été jugée proportionnée dans le cadre de l’état d’urgence classique : CC n° 2016-535 QPC du 19 février 2016), ce que réitère l’article 8 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 qui ajoute cependant l’interdiction de la tenue des marchés, couverts ou non, sauf autorisation préfectorale accordée exceptionnellement pour des marchés alimentaires après avis du maire (interdiction confirmée comme nécessaire et proportionnée par CE, ord. du 1er avril 2020, Fédération française des marchés de France, n° 439762) ;
  • limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature, ce qu’a réitéré l’article 7 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 qui interdit tout rassemblement, réunion ou activité mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes jusqu’au 15 avril 2020, l’article 8 maintenant les lieux de culte ouverts mais y interdisant toute réunion à l’exception des cérémonies funéraires dans la limite de 20 personnes ; cette dernière interdiction, qui empêche la pratique des cultes religieux ainsi que la possibilité d’entrer en contact, au sein des édifices religieux, avec des ministres du culte la pratique des cultes religieux ainsi que la possibilité d’entrer en contact, au sein des édifices religieux, avec des ministres du culte, au vu de l’état d’urgence sanitaire et l’intérêt public qui s’attache aux mesures de confinement, ne crée pas une situation d’urgence justifiant une mesure de suspension (CE, ord. du 30 mars 2020, M. Pellet, n° 439809).

1.2.2.2 Les atteintes au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre

Le Premier ministre peut également ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens, ce qui a été fait par l’article 13 du décret n° 2020-293 du 23 mars qui réquisitionne les stocks de masques de protection et le décret n° 2020-344 du 27 mars 2020 qui réquisitionne les matières premières nécessaires à la fabrication de masques ainsi que les aéronefs civils et les personnes nécessaires à leur fonctionnement pour l’acheminement de produits de santé et d’équipements de protection individuelle. Ces réquisitions ont été jugées suffisantes, ne nécessitant pas d’en enjoindre de nouvelles (CE, ord. du 28 mars 2020, Syndicat des médecins d’Aix et région, n° 439726 et Mme A.A., n° 439693), ni de faire augmenter la production nationale d’appareils de ventilation artificielle (CE, ord. du 31 mars 2020, M. Michel, n° 439870) ou de nationaliser des sociétés produisant de la chloroquine ou des bouteilles de gaz médicaux (CE, ord. du 29 mars 2020, Debout le France, n° 430798). L’indemnisation de ces réquisitions est régie par le code de la défense ; un arrêté du ministre de la santé du 28 mars 2020 précise ainsi l’indemnisation des professionnels de santé réquisitionnés.

Cette liste est apparue insuffisante au Gouvernement qui souhaitait y ajouter une catégorie « toutes mesures utiles », ce qui aurait ruiner les efforts d’encadrement des sénateurs. Selon le Gouvernement, « le propre des grandes crises sanitaires contemporaines est d’être inédites et imprévisibles, et d’appeler en conséquence des réponses inédites et souvent imprévisibles. » Deux nouvelles catégories de mesures ont donc été ajoutées en séance :

  • prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits, ce qui a été fait par l’article 11 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 règlementant le prix des gels hydro-alcooliques ; il est en effet possibilité de limiter le principe de la liberté des prix de certains produits, dès lors que ces limitations sont « liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi » (CC n° 2013-670 DC du 23 mai 2013) ;
  • prendre toute mesure permettant la mise à disposition des patients de médicaments. A ce titre, le décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 permet, par dérogation à l’article L. 5121-8 du code de la santé publique, que l’hydroxychloroquine et l’association lopinavir / ritonavir soient prescrits, dispensés et administrés aux patients atteints par le covid-19. Il interdit de plus l’exportation du Plaquenil par les grossistes-répartiteurs. Ces mesures ont été jugées suffisantes (CE, ord. du 28 mars 2020, Syndicat des médecins d’Aix et région, n° 439726 et Mme A.A., n° 439765). De même, le décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 dispose que les spécialités pharmaceutiques à base de paracétamol sous une forme injectable peuvent être dispensées jusqu’au 15 avril 2020 par les pharmacies à usage intérieur et que la spécialité pharmaceutique Rivotril® sous forme injectable peut être dispensée jusqu’au 15 avril 2020 par les pharmacies d’officine. Le décret n° 2020-393 du 2 avril 2020 permet, en cas de pénurie d’un médicament en hôpital, de prescrire un médicament à usage vétérinaire à même visée thérapeutique, de même substance active, de même dosage et de même voie d’administration. Enfin, le décret n° 2020-447 du 18 avril 2020 facilite l’importation de médicaments et l’agence nationale de santé publique est autorisée à approvisionner les services publics de soins et de secours.

On ne peut que constater la multiplication des recours en référé-liberté, généraux ou catégoriels, afin d’exiger des autorités publiques de délivrer plus de masques, de médicaments ou de commander plus de tests de dépistage. Dans un contexte de pénurie, donc de rationnement et de commandes d’approvisionnement d’urgence, le juge ne peut se substituer au pouvoir politique ou lui demander l’impossible. Ainsi, ces demandes contentieuses sont-elles rejetées au vu des difficultés de fourniture et des actions déjà menées par les autorités sanitaires (par exemple : CE, ord. du 20 avril 2020, Ordre des avocats au barreau de Marseille et Ordre des avocats au barreau de Paris, n° 439983 et 440008 ; CE, ord. du 18 avril 2000, Fédération des travailleurs de la métallurgie CGT, n° 440012 ; CE, ord. du 15 avril 2020, Union nationale des syndicats FO Santé privée, n° 440002 ; CE, ord. du 4 avril 2020, CHU de la Guadeloupe, n° 439904 ; CE, ord. du 28 mars 2020, Le syndicat des médecins d’Aix et région, n° 439726 ; TA de la Guyane, ord. du 6 avril 2020, Union des travailleurs guyanais, n° 2000309 ; TA de la Réunion, ord. du 6 avril 2020, M. B., n° 2000289, 2000290 et Association Dobout & Solider, n° 2000292).

Mais cette liste est encore apparue insuffisante au Gouvernement. Devant l’assemblée nationale, le Premier ministre a plaidé pour une « clause de compétence générale » et le ministre de la santé pour une « clause de sauvegarde ». Etait invoquée l’impossibilité dans le texte d’ordonner la fermeture des établissements recevant du public, d’interdire des déplacements professionnels ou certaines importations ou exportations. A l’évidence, les deux premiers exemples étaient déjà satisfaits. Le Gouvernement n’a donc obtenu qu’un dernier pouvoir : limiter la liberté d’entreprendre afin de mettre fin à la catastrophe sanitaire. Ainsi, le décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 limite l’activité et les prestations des entreprises de pompes funèbres.

1.2.2.3 Autre mesures et application

Le ministre de la santé pourra, lui, prendre par arrêté motivé toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé, à l’exception des mesures relevant de la compétence du Premier ministre. Il a ainsi autorisé, par arrêté du 23 mars 2020 la fabrication de gel hydro-alcoolique par les pharmacies et la distribution de masques de protection aux professionnels de santé. Ce même arrêté organise la prise en charge par télésanté des patients suspectés d’infection ou reconnus covid-19 et prévoit la possibilité d’utiliser les structures médicales et moyens de transport militaires. Plusieurs arrêtés autorisent d’ailleurs la réalisation de soins à distance par télésoin, qu’il s’agisse des actes d’orthophonie (arrêté du 25 mars 2020), des actes des sages-femmes libérales (arrêté du 31 mars 2020), les activités d’ergothérapeute et de psychomotricien ainsi que la première prise des médicaments nécessaires à la réalisation d’une interruption volontaire de grossesse et la prescription des médicaments nécessaires à la réalisation d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse qui peut être réalisée jusqu’à la fin de la septième semaine de grossesse (arrêté du 14 avril 2020) ou la réalisation de certains actes de masso-kinésithérapie (arrêté du 16 avril 2020).Un arrêté du 31 mars 2020 prolonge la durée de validité des ordonnances médicales. Un arrêté du 1er avril facilite l’admission en hospitalisation à domicile. Un arrêté du 2 avril 2020 autorise les pharmacies à usage intérieur à délivrer la spécialité pharmaceutique à base de belatacept. Un arrêté du 16 avril 2020 autorise à prolonger les contrats des stagiaires hospitaliers qui ont obtenu leur doctorat à l’étranger. Afin de suivre et d’anticiper les évolutions de l’épidémie, un arrêté du 21 avril 2020 autorise le groupement d’intérêt public « Plateforme des données de santé » et la Caisse nationale de l’assurance maladie à recevoir et collecter des données à caractère personnel supplémentaires. Un arrêté du 18 avril 2020 adapte les règles d’entreposage des déchets d’activités de soins à risques infectieux. Le ministre peut également prendre toute mesure individuelle nécessaire à l’application des mesures prescrites par le Premier ministre (art. L. 3131-24).

Enfin, le Premier ministre et le ministre de la santé peuvent habiliter les préfets de département à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application de leurs dispositions. Les mesures individuelles font l’objet d’une information sans délai du procureur de la République (art. L. 3131-25). De telles habilitations ont été édictées, par exemples, par les articles 3, 7, 8 et 10 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, par le décret n° 2020-337 du 26 mars 2020, par l’article 1er du décret n° 2020-360 du 28 mars 2020, par l’article 1er du décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 ou le décret n° 2020-432 du 16 avril 2020. Ainsi, le décret n° 2020-400 du 5 avril 2020 habilite les préfets à réquisitionner des laboratoires d’analyses pour effectuer des tests de dépistage du Covid-19 et un arrêté du 5 avril 2020 à autoriser des laboratoires qui ne peuvent les effectuer en totalité à réaliser la phase analytique de ces examens. Par exemple, le préfet de police de Paris, par arrêté n° 2020-00280 du 7 avril 2020 a ainsi interdit les sorties de domicile pour la pratique du sport entre 10h et 19h.

Comme pour les mesures d’urgence prises dans le cadre de l’article L. 3131-1, l’état d’urgence sanitaire emporte l’exonération de responsabilité des professionnels de santé en cas de dommages résultant des mesures administratives. Professionnels et bénévoles y bénéficient de la protection fonctionnelle prévue par les articles 11 et 11 bis A de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983. Est de même applicable la prise en charge de l’indemnisation par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (art. L. 3131-3 et L. 3131-4 rendus applicables par l’art. L. 3131‑28) des préjudices subis par la personne qui a subi un dommage corporel (CE, 30 mars 2018, M. Colin c. ONIAM, n° 408052 T. p. 910) ou par ses proches qui en subissent directement les conséquences (CE, 27 mai 2016, 391149, M. Millieux et Mme Montaggioni, T. p. 943), sans qu’il soit besoin d’établir l’existence d’une faute ni la gravité particulière des préjudices subis. Sont également applicables le recueil de données concernant les victimes (art. L. 3131-9-1), les mesures de protection des réservistes et bénévoles (art. L. 3131-10) et les dispositions sur l’appel aux volontaires (art. L. 3131-10-1).

Les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, comme toute mesure de police, doivent être proportionnées et, concernant les mesures préfectorales, adaptées aux circonstances de temps et de lieu. Elles n’ont vocation à s’appliquer que le temps de l’état d’urgence sanitaire et peuvent évidemment faire entre temps l’objet d’un référé suspension ou d’un référé liberté (art. L. 3131‑25‑1). Après la fin de l’état d’urgence sanitaire, le ministre de la santé pourra encore prendre des mesures sur le fondement de l’article L. 3131 1 « afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire ». Les maires, en vertu de leur pouvoir de police général, peuvent également prendre des mesures plus contraignantes, rendues nécessaires par les circonstances particulières de temps et de lieu, ce qui n’est pas le cas d’un arrêté municipal obligeant les personnes de plus de dix ans à porter un dispositif de protection buccal et nasal lors de leurs déplacements dans l’espace public (TA Cergy-Pontoise, ord. du 9 avril 2020, Ligue des droits de l’homme, n° 2003905 ; CE, ord. du 17 avril 2020, Commune de Sceaux, n° 440057), ou d’un arrêté municipal interdisant la circulation des personnels sur l’ensemble du territoire de la commune entre 22 heures et 5 heures (TA Caen, ord. du 31 mars 2020, Préfet du Calvados, n° 2000711).

Le fait de ne pas respecter les mesures de réquisition est puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende. La violation des autres interdictions ou obligations est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe, soit 135 euros. Un amendement surprise de la garde des sceaux lors de la séance de l’Assemblée nationale visait à créer un délit en cas de première récidive, puni de de 3 750 euros d’amende et de six mois de prison. Les députés se sont émus face à cette sanction manifestement disproportionnée (sur ce principe, voir notamment : CC n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 § 12-13 ; CC n° 84-176 DC du 25 juillet 1984 § 10 ; CC n° 93-325 DC du 13 août 1993 § 39 ; CC n° 93-334 DC du 20 janvier 1994 § 10 ; CC n° 96-377 DC du 16 juillet 1996 § 28 ; CC n° 97-395 DC du 30 décembre 1997 cons. 39 ; CC n° 99-411 DC du16 juin 1999 § 14 ; CC n° 2005-529 DC du 8 décembre 2005 cons. 8 ; CC n° 2007-554 DC du 9 août 2007 § 7 ; CC n° 2010-604 DC du 25 février 2010 § 14-15 ; CC n° 2010-66 QPC du 26 novembre 2010 § 4-6 ; CC n° 2011-204 QPC du 9 décembre 2011 § 4-6 ; CC n° 2011-220 QPC du 10 février 2012 § 5). Un accord a heureusement été trouvé en urgence pendant une suspension de séance : si la violation est constatée à nouveau dans un délai de quinze jours, l’amende est celle prévue pour les contraventions de la cinquième classe. Notons que le décret n° 2020-357 du 28 mars 2020 rend applicable la procédure de l’amende forfaitaire à la contravention de la cinquième classe et en fixe les montants des amendes forfaitaires. Si les violations sont verbalisées plus de trois fois en trente jours, les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général (art. L. 3136‑1). En séance publique, le Sénat a par ailleurs adopté un amendement conférant aux agents de police municipale, gardes-champêtres, agents de la ville de Paris chargés d’un service de police, contrôleurs de la préfecture de police et agents de surveillance de Paris, la compétence pour constater ces contraventions. Le Conseil a estimé que la surveillance du confinement était organisée sur l’ensemble du territoire (CE, ord. du 29 mars, Debout le France, n° 430798).

Enfin, l’Assemblée nationale et le Sénat sont informés des mesures prises par le Gouvernement. Cette obligation, au fond déjà remplie par la publication au Journal officiel, n’a pas satisfait les parlementaires. Mais la transmission systématique de tous les actes administratifs provoquerait une embolie au Parlement comme dans les services de l’État. Un nouveau compromis a donc été trouvé lors d’une suspension : l’Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir auprès du Gouvernement toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures (art. L. 3131‑21).

2. Les mesures d’adaptation
à la crise sanitaire

« Pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi dépourvus », écrivait Camus. Les autorités ont dû réagir dans l’urgence et reporter le second tour des élections municipales. De nombreuses adaptations de la législation ont également été rendues nécessaires.

2.1       Le report des élections municipales et ses conséquences

Le report du second tour d’un scrutin politique est sans précédent. Certes, le Conseil constitutionnel avait admis le report d’une semaine par le préfet de La Réunion d’élections législatives en raison d’un cyclone (n° 73-603/41 AN). Le dernier report des élections municipales a été décidé par la loi n° 2005-1563 du 15 décembre 2005 prorogeant la durée du mandat des conseillers municipaux et des conseillers généraux renouvelables en 2007. Déjà, la loi n° 94-590 du 15 juillet 1994 avait reporté, de mars à juin 1995, les élections municipales afin d’écarter toute difficulté dans l’organisation de l’élection présidentielle. Lors du contrôle de cette dernière loi, le Conseil constitutionnel avait reconnu une large marge d’appréciation au législateur en ce qui concerne les motifs justifiant la prorogation du mandat des conseillers municipaux (CC n° 94-341 DC du 6 juillet 1994). Par la suite, le mandat des membres de l’Assemblée des Français de l’étranger a été prolongé d’un an pour permettre la mise en œuvre de la réforme de la représentation des Français établis hors de France (CC n° 2013-671 DC du 6 juin 2013), tout comme le mandat des conseillers de la communauté urbaine de Lyon siégeant au sein de la métropole de Lyon afin d’« éviter l’organisation d’une nouvelle élection au cours de l’année 2014 » (CC n° 2013-687 DC du 23 janvier 2014). En attendant l’organisation du futur scrutin une fois la crise sanitaire éteinte, il faut organiser l’administration provisoire du « bloc communal ».

Notons par ailleurs que l’article 21 de la loi proroge jusqu’au mois de juin 2020 le mandat des conseillers consulaires et des délégués consulaires. En attendant, les procurations déjà enregistrées pour les élections consulaires initialement prévues les 16 et 17 mai 2020 sont maintenues (voir l’ordonnance n° 2020-307 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des mandats des conseillers consulaires et des délégués consulaires et aux modalités d’organisation du scrutin).

2.1.1    L’organisation du futur scrutin municipal

L’article 19 de la loi dispose que, quand un second tour est nécessaire pour attribuer les sièges qui n’ont pas été pourvus, celui-ci, initialement fixé au 22 mars 2020, est reporté au plus tard en juin 2020. Au plus tard le 23 mai 2020, un rapport du Gouvernement sur la tenue du second tour et de la campagne électorale, l’élection du maire et des adjoints, fondé sur une analyse du comité de scientifiques de l’état d’urgence sanitaire, est remis au Parlement. La date du second tour sera en conséquence fixée par décret pris au plus tard le mercredi 27 mai. Dans tous les cas, l’élection régulière des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 reste acquise. Ils entreront en fonction à une date fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020

Les déclarations de candidature à ce second tour seront déposées au plus tard le mardi qui suit la publication du décret de convocation des électeurs. Cette question a été très débattue au Sénat : le rapporteur de la commission des lois proposait de repousser le dépôt au 31 mars. Le ministre de l’intérieur a estimé cette date trop éloignée du futur second tour et que la crise sanitaire imposait un gel de la campagne électorale que l’engagement de discussions sur la fusion des listes dans les différentes communes ne pourrait que rallumer. La question se pose toutefois du devenir des listes déposées le mardi après le premier tour, souvent après négociations et fusion de listes. Selon le ministre, ce dépôt est un accessoire du second tour et, ce dernier ayant été annulé, les listes déjà déposées sont réputées annulées et devront en conséquence être à nouveau déposées. Toutefois, l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-390 du 1er avril 2020 relative au report du second tour dispose au contraire que les déclarations de candidatures qui ont fait l’objet d’un récépissé définitif demeurent valables. Notons que les dispositions prévues par la loi n° 2019-1269 du 2 décembre 2019 qui entrent en vigueur le 30 juin ne s’appliqueront pas à ce second tour, à l’exception de son article 6 sur les inéligibilités.

La campagne électorale pour le second tour sera ouverte à compter du deuxième lundi qui précède le tour de scrutin. Les interdictions prévues par l’article L. 50-1 du code électoral (aucun numéro d’appel téléphonique ou télématique gratuit ne peut être porté à la connaissance du public par un candidat ou à leur profit), de l’article L. 51 (tout affichage en dehors de l’emplacement réservé au candidat ou sur les panneaux d’affichage d’expression libre) et de l’article L. 52-1 (tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou moyen de communication audiovisuelle) s’appliqueront à compter du 1er septembre 2019 et ne concerneront donc pas le second tour. Les plafonds de dépenses prévus aux articles L. 52-11 et L. 224-25 du code électoral pourront être majorés au maximum de 50 % et chaque candidat ou candidat tête de liste présent au premier tour déposera à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques son compte de campagne avant 10 juillet 2020 à 18 heures. Pour les candidats présents au second tour, la date limite est fixée au 11 septembre 2020 à 18 heures.

L’organisation du second tour des élections municipales en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie française nécessitant l’avis des organes statutaires normalement compétents pour examiner les projets de loi portant adaptation des mesures législatives dans ces territoires, l’article 20 de la loi habilite le Gouvernement à préciser par ordonnance l’organisation de la campagne et du scrutin, notamment à Lyon, Paris, en Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, mais également à organiser l’élection des exécutifs (voir l’ordonnance n° 2020-462 du 22 avril 2020 relative au report du second tour du renouvellement général des conseillers municipaux de Polynésie française et de Nouvelle Calédonie dont l’article 4 permet de fixer par décret pour ces deux collectivités une date d’entrée en fonction des conseillers municipaux et communautaires élus au premier tour différente de celle prévue sur le reste du territoire français).

Si la situation sanitaire ne permet pas l’organisation du second tour au mois de juin 2020, le mandat des conseillers municipaux et communautaires, des conseillers d’arrondissement, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains concernés est prolongé pour une durée fixée par la loi. Cela reporterait le scrutin au mois de septembre, soit six mois après le premier tour. Un tel éloignement remettrait en cause la sincérité globale du scrutin et nécessiterait donc de réorganiser les deux tours de scrutin (CC n° 2013-673 DC du 18 juillet 2013 cons. 16 ; CC, n° 67-501/502 AN du 30 janvier 1968).

Une autre conséquence serait de remettre en cause les élections sénatoriales devant se tenir en septembre car, « dans la mesure où il assure la représentation des collectivités territoriales de la République, le Sénat doit être élu par un corps électoral qui soit lui-même l’émanation de ces collectivités » (CC n° 2005-529 DC du 15 décembre 2005 cons. 6).

2.1.2 Le fonctionnement provisoire du bloc communal

2.1.2.1 Le fonctionnement des communes

Le premier tour de l’élection municipale organisé le 15 mars 2020 a permis à 30 143 communes sur 35 065 de se voir dotées d’une nouvelle équipe municipale et 3 253 ont élu une partie de leur conseil municipal. Le projet de loi du Gouvernement énonçait que les candidats élus dès le premier tour prenaient leurs fonctions sans attendre l’issue du second tour. Toutefois, dans les communes de moins de 1 000 habitants où moins de la moitié des conseillers municipaux ont été désignés, ceux-ci n’entreraient en fonctions qu’à l’issue du second tour, le mandat des conseillers municipaux et communautaires actuels étant alors prorogé. A l’inverse, dans les communes de moins de 1 000 habitants où la moitié au moins des sièges avaient été pourvus, le maire et les adjoints seraient élus de façon temporaire jusqu’au second tour. De même, certains EPCI verraient cohabiter des conseillers communautaires dont le mandat a été prorogé avec des conseillers nouvellement élus, le président et les vice-présidents de ces EPCI étant élus temporairement jusqu’à l’issue du second tour.

Le Sénat a estimé ce dispositif excessivement complexe et a proposé que si le conseil municipal était incomplet, les mandats actuels étaient prorogés. Là où le conseil est intégralement renouvelé, les mandats entraient en vigueur à une date fixée par décret.

Le système finalement retenu par l’article 19 de la loi est encore plus simple : les conseillers municipaux et communautaires élus dès le premier tour, qu’il représentent la totalité, la majorité ou une minorité du conseil municipal, entreront en fonction à une date fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020, aussitôt que la situation sanitaire le permettra. En attendant, les anciennes équipes municipales continuent leur mandat. Si le nouveau conseil municipal s’est déjà réuni pour élire son exécutif, il entrera en fonction à la date fixée par décret. Cela vaut également pour les conseillers d’arrondissement, les conseillers municipaux, les conseillers de Paris et les conseillers métropolitains de Lyon. En attendant, les vacances constatées au sein du conseil municipal ne donnent pas lieu à élection partielle et le régime des incompatibilités ne s’appliquera aux conseillers nouvellement élus qu’à compter de leur entrée en fonction. La première réunion du conseil municipal se tiendra de plein droit au plus tôt cinq jours et au plus tard dix jours après cette entrée en fonction. En cas de vacance du siège de maire, l’élu chargé provisoirement des fonctions de maire conserve ces fonctions jusqu’à l’élection des maires (art. 1er de l’ordonnance n° 2020-413 du 8 avril 2020), le conseil n’ayant pas à élire son maire dans les quinze jours suivant la constatation de la vacance comme le prévoit l’article L. 2122-14 du CGCT. Toutefois, si le conseil municipal a été élu au complet lors du premier tour du 15 mars 2020, il élit le maire et les adjoints à sa première réunion afin de mettre fin à la vacance.

Pendant cette période transitoire, selon l’article 10 de la loi et à l’initiative du Sénat, le quorum des organes délibérants des collectivités territoriales et des établissements publics qui en relèvent est réduit au tiers de leurs membres au lieu de la moitié, chacun pouvant être porteur de deux pouvoirs au lieu d’un seul, ce que reprend l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020. Le rapporteur de la commission des lois du Sénat avait notamment ouvert la possibilité d’un vote par correspondance pour la première réunion des conseils municipaux. Un amendement de la rapporteure de la commission de l’Assemblée avait fermé cette possibilité. Finalement, la commission mixte paritaire a conclu qu’un dispositif de vote électronique ou de vote par correspondance papier préservant la sécurité du vote pourrait être mis en œuvre dans des conditions fixées par décret pendant la durée de l’état d’urgence sanitaire, sauf pour les scrutins dont la loi commande le caractère secret. En ce sens, l’article 6 de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 dispose que le maire ou le président peut décider la réunion de l’organe délibérant par visioconférence ou à défaut audioconférence. Les convocations sont transmises par tout moyen. Les votes ne peuvent avoir lieu qu’au scrutin public. En cas d’adoption d’une demande de vote secret, le maire ou le président reporte ce point de l’ordre du jour à une séance ultérieure qui ne se tiendra pas par voie dématérialisée. Le caractère public de la réunion est réputé satisfait lorsque les débats sont accessibles en direct au public de manière électronique. En vertu de l’article 3 de l’ordonnance, l’organe délibérant est réuni à la demande du cinquième de ses membres dans un délai maximal de six jours. Un même membre de l’organe délibérant ne peut présenter plus d’une demande de réunion par période de deux mois d’application de l’état d’urgence sanitaire.

L’article 9 modifie enfin les règles budgétaires des collectivités locales. Il était en effet impensable que les conseils adoptent leurs budgets annuels au 15 avril ou adopte leur compte administratif annuel 2019 au 30 juin comme l’imposent les article L. 1612-1 et L. 1612-12 du code général des collectivités territoriales. Ces dates sont donc repoussées au 31 juillet 2020. A partir de cette même date, le préfet peut saisir la chambre régionale des comptes pour défaut d’adoption du budget. En attendant, afin de ne pas paralyser l’action de ces collectivités, l’exécutif peut engager, liquider et mandater les dépenses d’investissement, dans la limite des sept douzièmes des crédits ouverts au budget de l’exercice précédent. Toutefois, l’ordonnance n° 2020-330 du 25 mars 2020 abroge cet article 9 (ce que le Parlement appréciera…) pour disposer que l’exécutif peut procéder, sans autorisation de l’organe délibérant et dans la limite de 15 % du montant des dépenses réelles de chaque section figurant au budget de l’exercice 2019, à des mouvements de crédits de chapitre à chapitre, à l’exclusion des crédits relatifs aux dépenses de personnel.

L’article 11 I 8° a en effet habilité le Gouvernement, afin d’assurer la continuité du fonctionnement des institutions locales, à adapter le fonctionnement de leurs assemblées délibérantes et de leurs organes exécutifs, y compris en autorisant toute forme de délibération collégiale à distance, à modifier les règles régissant les délégations que peuvent consentir ces assemblées délibérantes à leurs organes exécutifs, à aménager les règles régissant l’exercice de leurs compétences par les collectivités territoriales, les règles d’adoption et d’exécution des documents budgétaires, des délibérations relatives au taux, au tarif ou à l’assiette des impôts directs locaux ou à l’institution de redevances (voir l’ordonnance n° 2020-330 du 25 mars 2020 relative aux mesures de continuité budgétaire, financière et fiscale des collectivités territoriales et des établissements publics locaux). Pourront encore être adaptées, les règles applicables en matière de consultations et d’enquête publique.

Ainsi, l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 visant à assurer la continuité du fonctionnement des institutions locales donne directement délégation aux maires pour prendre des décisions relatives, notamment, à l’affectation des propriétés communales, les tarifs des droits de voirie, de stationnement, à la préparation, la passation, l’exécution et le règlement des marchés publics, à l’aliénation de gré à gré de biens mobiliers jusqu’à 4 600 euros, à la création de classes dans les établissements d’enseignement, aux concessions dans les cimetières, pour réaliser des lignes de trésorerie dans la limite de 15 % des dépenses réelles figurant au budget de l’exercice 2020, ou, si ce dernier n’a pas été adopté, à celui de l’exercice 2019, pour créer, modifier ou supprimer les régies comptables, pour exercer les droits de préemption et de priorité en urbanisme, les reprises d’alignement, pour intenter au nom de la commune les actions en justice ou la défendre, pour attribuer des subventions aux associations et garantir les emprunts. De plus, l’article 4 dispense la commune du respect de la plupart des procédures consultatives. Enfin, le contrôle de légalité est simplifié par l’article 7 : la transmission des actes peut être effectuée depuis une adresse électronique dédiée vers une autre adresse électronique, également dédiée, permettant d’accuser réception de cette transmission par cette même voie.

2.1.2.2 Le fonctionnement des EPCI

56% des conseils communautaires ont été incomplètement renouvelés à l’issue du premier tour. En théorie, la première réunion des conseils communautaires, consacrée notamment à la désignation des membres du bureau, aurait dû avoir lieu « au plus tard le vendredi de la quatrième semaine qui suit l’élection des maires (art. L. 5211-6 du code général des collectivités territoriales), soit avant le 24 avril.

Le projet de loi du Gouvernement prévoyait que les EPCI soient administrés par un conseil « hybride », composé des conseillers communautaires élus au premier tour et de ceux non encore remplacés. Le Sénat estimait malvenu que ces conseils communautaires aient à désigner un président et des vice-présidents provisoires dans des conditions sanitaires non garanties. La commission du Sénat a donc proposé que le président et les vice-présidents en exercice à la date du premier tour soient maintenus dans leurs fonctions s’ils conservent le mandat de conseiller communautaire. Dans le cas contraire, le président serait remplacé par l’un des vice-présidents. Une fois le conseil communautaire intégralement renouvelé à l’issue du second tour, il procèderait à l’élection du président et des vice-présidents au plus tard le troisième vendredi suivant le second tour de scrutin.

L’article 19 a donc dû gérer des situations diverses et complexes. Les conseillers communautaires élus dès le premier tour entreront en fonction à une date fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020, aussitôt que la situation sanitaire le permettra. Pour les EPCI dont l’organe délibérant a été entièrement renouvelé, celui-ci se réunit dans sa nouvelle composition au plus tard trois semaines après cette même date. Dans les autres, à compter de cette date et jusqu’à la première réunion de l’organe délibérant suivant le second tour des élections municipales, l’organe délibérant est constitué, d’une part, par les conseillers communautaires ou métropolitains déjà élus au premier tour dans les communes d’au moins 1000 habitants et par ceux désignés dans l’ordre du tableau dans les communes de moins de 1000 habitants dont le conseil municipal a été élu au complet au premier tour, ainsi que, d’autre part, par les conseillers communautaires ou métropolitains maintenus en fonction représentant Paris et les communes dont le conseil municipal a déjà été entièrement renouvelé.

De plus, si la commune a gagné des conseillers communautaires, ceux-ci sont désignés dans l’ordre du tableau du conseil municipal pour les communes de moins de 1000 habitants et, dans les autres communes, ce sont les conseillers municipaux ou d’arrondissement ayant obtenu lors de leur élection les moyennes les plus élevées après le dernier élu pour l’attribution des sièges de conseiller communautaire ou métropolitain. Dans le cas d’une commune nouvelle, les conseillers sont désignés par alternance dans chacun des conseils municipaux fusionnés par ordre d’importance de population des communes. S’il n’y a pas assez de conseillers, le ou les sièges demeurent vacants. Si la commune perd des conseillers communautaires, il s’agira, dans les communes de moins de 1 000 habitants, de ceux qui sont le moins haut dans l’ordre du tableau et, dans les autres communes, des conseillers communautaires ou métropolitains ayant obtenu lors de leur élection les moyennes les moins élevées. Le président et les vice-présidents en exercice sont maintenus dans leurs fonctions.

Selon l’article 5 de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020, l’EPCI est issu de la fusion d’EPCI la semaine précédant le premier tour, les conseillers communautaires en fonction dans les anciens EPCI conservent leur mandat au sein de l’EPCI issu de la fusion jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire. Le président et les vice-présidents sont ceux de l’ancien EPCI auquel la loi a confié le plus de compétences, les présidents des autres EPCI devenant vice-présidents surnuméraires. Les actes et délibérations des anciens EPCI demeurent applicables, dans le champ d’application qui était le leur avant la fusion.

En cas de vacance du siège de président, l’élu chargé provisoirement des fonctions de président conserve ces fonctions (art. 2 de l’ordonnance n° 2020-413 du 8 avril 2020), le conseil n’ayant pas à élire son président dans le mois suivant la constatation de la vacance. Mais cet élu devra convoquer l’organe délibérant afin de procéder aux élections nécessaires dans le délai d’un mois suivant la fin de l’état d’urgence sanitaire.

Enfin, sur amendement du Sénat, le mandat des représentants d’une commune, d’un établissement public de coopération intercommunale ou d’un syndicat mixte fermé au sein d’organismes de droit public (syndicats, établissements publics) ou de droit privé (SEM, SPL) est prorogé jusqu’à ce que l’organe délibérant soit en mesure de se réunir pour désigner leurs remplaçants.

L’article 1er de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 donne délégation aux présidents d’EPCI et de syndicat mixte, notamment, pour le vote du budget et de la fixation des taux ou tarifs des taxes ou redevances, pour l’approbation du compte administratif, pour modifier les conditions initiales de composition, de fonctionnement et de durée de l’établissement public, pour réaliser des lignes de trésorerie dans la limite de 15 % des dépenses réelles figurant au budget de l’exercice 2020, ou, si ce dernier n’a pas été adopté, à celui de l’exercice 2019 De la délégation de la gestion d’un service public ;

L’article 9 dispose que les syndicats compétents en matière d’eau, d’assainissement, de gestion des eaux pluviales urbaines existant au 1er janvier 2019 et inclus en totalité dans le périmètre d’une communauté de communes ou d’agglomération exerçant une de ces compétences ou l’une d’entre elles, sont maintenus non pas six mais neuf mois suivant la prise de compétence. Le syndicat exerce, sur son périmètre, ses attributions pour le compte de l’EPCI. Si une commune a demandé avant le 31 mars à bénéficier d’une délégation d’une de ces compétences, la communauté de communes ou d’agglomération dispose de six mois pour y statuer. / Enfin, le transfert aux EPCI de la compétence communale d’organisation de la mobilité devra être délibéré avant le 31 mars 2021 au lieu du 31 décembre 2020.

2.2 Les mesures d’adaptation du droit à la crise sanitaire

La loi du 23 mars prévoit de très nombreuses mesures d’adaptation du droit à la situation de crise sanitaire. Cela passe notamment par des habilitations du Gouvernement à prendre pas moins de quarante-trois ordonnances ! Notons que sur amendement du Gouvernement, les projets d’ordonnance sont dispensés de toute consultation obligatoire prévue par une disposition législative ou réglementaire. Chacune doit être ratifiée dans un délai de deux mois à compter de sa publication. Selon l’article 14 de la loi, les précédentes habilitations à légiférer par ordonnances sont prolongés de quatre mois, tout comme les délais pour déposer les projets de loi de ratification d’ordonnances déjà publiées.

Le Sénat avait voté un droit d’information du Parlement sur l’ensemble des actes du Gouvernement, qu’ils fussent pris à titre réglementaire ou en vertu de la loi. Or le Gouvernement a estimé que ce contrôle serait trop rigide, de nature à faire perdre du temps à l’administration. Aussi, le contrôle parlementaire a été restreint aux seules mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Notons enfin qu’en vertu de l’article 22 de la loi, la durée des commissions d’enquête parlementaire est portée à huit mois, sans que leur mission puisse se poursuivre au-delà du 30 septembre 2020.

2.2.1. Mesures juridictionnelles

La loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020 suspend jusqu’au 30 juin 2020 le délai impératif de trois mois laissé au Conseil d’Etat et la Cour de cassation pour se prononcer sur une question prioritaire de constitutionnalité avant leur dessaisissement au profit du Conseil constitutionnel (art. 23‑4 et 23‑5 de l’ordonnance n° 58‑1067 du 7 novembre 1958). Elle suspend également le délai indicatif de trois mois dont le Conseil constitutionnel dispose pour statuer (art. 23‑10). Cette loi n’a fait l’objet d’aucune remarque du Conseil d’Etat et d’à peu près aucune discussion au Parlement. Le but était évidemment d’éviter que le Conseil constitutionnel doit submergé de questions transmises automatiquement en raison de la paralysie du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. La loi a été déclarée conforme par le Conseil constitutionnel (CC n° 2020-799 DC du 26 mars 2020). A l’évidence, cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution selon lequel, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l’article 45, le projet de loi ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de quinze jours après son dépôt. Le Conseil constitutionnel estime cependant qu’au vu de l’urgence, il ne saurait y avoir vice de procédure. Mais cette loi semble donner comme une immunité juridictionnelle à la loi du 23 mars et il aurait assurément été opportun que la QPC demeure possible contre les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire qui peuvent porter d’importantes atteintes aux droits et libertés. Certes, la loi n’interdit pas qu’il soit statué sur une question prioritaire de constitutionnalité durant les deux mois de l’état d’urgence sanitaire, mais il probable que les questions de constitutionnalité ne seront plus aussi prioritaires et attendront la fin de cette période. Cela peut constituer une atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif qui suppose d’être mis à même d’exercer un recours en temps utiles et d’être jugé dans les meilleurs délais (CC, 2 juin 2017, n° 2017-632 QPC § 17). Le Conseil constitutionnel a jugé le contraire…

La justice a dû très vite s’adapter à la crise sanitaire. La circulaire de la garde des Sceaux relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions du 14 mars 2019 a conduit les juridictions à restreindre leurs activités aux contentieux les plus urgents. L’article 11 I 2° de la loi du 23 mars habilite de plus le Gouvernement à prendre des mesures adaptant, suspendant ou reportant le terme des délais prévus à peine de nullité, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, déchéance d’un droit ou cessation d’une mesure, à l’exception des mesures privatives de liberté et des sanctions (voir l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relatif à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures qui reporte divers délais et dates d’échéance à un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire). Il peut adapter, aux fins de limiter la propagation de l’épidémie parmi les personnes participant aux audiences, modifier les règles relatives à la compétence territoriale et aux formations de jugement des juridictions ainsi que les règles relatives aux délais de procédure et de jugement, à la publicité des audiences et à leur tenue, au recours à la visioconférence, aux modalités de saisine de la juridiction et d’organisation du contradictoire.

Par exemple, selon l’article 15 de l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, les délais de recours expirant entre le 12 mars 2020 et un délai d’un mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire recommenceront à courir à compter de la fin de cette période pour leur durée initiale, dans la limite de deux mois. De même, les délais de recours contre les obligations de quitter le territoire français sans mise en rétention (ainsi que les décisions de délai de départ volontaire, fixant le pays de renvoi, d’assignation ou interdisant de retour sur le territoire français dont elles sont assorties), les décisions de transferts asile sans mise en rétention et les recours devant la Cour nationale du droit d’asile recommenceront à courir dès la fin de l’état d’urgence sanitaire pour leur durée initiale. Le délai de recours contre les résultats du 1er tour des élections municipales est prorogé jusqu’au cinquième jour à dix-huit heures qui suivra la date de prise de fonction des conseillers municipaux et communautaires élus dès ce tour. Les délais impartis aux parties par un texte ou une mesure d’instruction pour produire un mémoire ou une pièce et expirant entre le 12 mars 2020 et un délai d’un mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire seront prorogés de plein droit de deux mois après la fin de cette période. A noter qu’en matière d’urbanisme, les délais de recours ne sont pas reportés mais seulement suspendus le temps de l’état d’urgence sanitaire mais doivent durer au moins sept jours après la fin de cette période (art. 12 bis de l’ordonnance n° 2020-306).

Les clôtures d’instruction intervenant entre le 12 mars 2020 et la cessation de l’état d’urgence sanitaire sont reportées de plein droit d’un mois après la fin de l’état d’urgence. Toutefois, le juge peut, lorsque l’urgence ou l’état de l’affaire le justifie, fixer un délai de production plus court ou une date de clôture d’instruction antérieure (art. 16 issu de l’ordonnance n° 2020-405 du 8 avril 2020). Selon l’article 17, les délais impartis au juge pour statuer ayant couru pendant la période allant du 12 mars 2020 jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire sont reportés jusqu’au 1er jour du 2ème mois suivant la cessation de l’état d’urgence. Les formations de jugement pourront être complétées en cas de besoin par un magistrat d’une autre juridiction ou un magistrat honoraire. Les articles 6 à 9 permettent de tenir des audiences hors présence du public, par communication audiovisuelle ou téléphonique, la présence physique de l’avocat aux côtés de son client n’étant pas requise. Le président de la formation de jugement peut dispenser le rapporteur public de prononcer des conclusions à l’audience. Il est enfin possible de statuer sans audience sur tous les référés après information des parties et fixation d’une date de clôture d’instruction (pour l’ordre judiciaire, voir l’ordonnance n° 2020-304 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non pénale). Ces mesures d’adaptation ont été jugées nécessaires par le Conseil d’Etat (CE, ord. du 10 avril 2020, Syndicat des avocats de France, n° 439903).

En matière pénale, le Gouvernement pourra modifier les règles relatives au déroulement des gardes à vue, pour permettre l’intervention à distance de l’avocat et la prolongation de ces mesures pour au plus la durée légalement prévue sans présentation de la personne devant le magistrat. La durée de la détention provisoire ou de l’assignation à résidence avec surveillance électronique pourra être prolongée afin d’éviter que ces mesures de sureté n’arrivent à leur terme avant que l’audience de jugement n’ait pu être organisée. Ces prolongations jusqu’à deux pour les délits et jusqu’à six mois pour les procédures criminelles (art. 16 de l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020) ont été jugées justifiées (CE, ord. du 3 avril 2020, Syndicat des avocats de France, n° 439894). Cette durée supplémentaire ne pourrait excéder trois mois en matière délictuelle et six mois en appel ou en matière criminelle. La prolongation de ces mesures par le juge des libertés et de la détention se fera au terme d’une procédure écrite au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat (voir l’ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale).

Enfin le Gouvernement peut assouplir les modalités d’affectation des détenus dans les établissements pénitentiaires (art. 714 et 717 du code de procédure pénale), ainsi que les modalités d’exécution des fins de peine. Il peut aménager les règles relatives à l’exécution des mesures de placement et autres mesures éducatives prises en application de l’ordonnance n° 45‑174 du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante. Notons que le Conseil d’Etat a estimé que le Gouvernement prenait déjà les mesures nécessaires à la sécurité sanitaire en prison et que le juge n’avait pas à lui imposer de distribuer masques et gels aux personnels pénitentiaires ou aux détenus, de faire pratiquer des dépistages systématiques sur les détenus ou d’amplifier les mesures de libération anticipée (CE, ord. du 8 avril 2020, Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière, n° 439821 ; CE, ord. du 8 avril 2020, Section française de l’observatoire international des prisons, n° 439827). Les juges des enfants seraient autorisés à prolonger les mesures de placement ou les mesures éducatives en milieu ouvert sans la tenue d’une audience afin d’assurer la continuité de la prise en charge éducative.

2.2.2. Mesures administratives

2.2.2.1. Départements, Régions et établissements publics

En cas de vacance du siège de président d’une collectivité territoriale, l’élu chargé provisoirement des fonctions de président conserve ces fonctions (art. 2 de l’ordonnance n° 2020-413 du 8 avril 2020), le conseil n’ayant pas à élire son président dans le mois suivant la constatation de la vacance. Mais cet élu devra convoquer l’organe délibérant afin de procéder aux élections nécessaires dans le délai d’un mois suivant la fin de l’état d’urgence sanitaire. En cas de vacances de sièges de conseillers départementaux intervenues à compter de l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sanitaire, il est procédé à une élection partielle dans les quatre mois suivant la fin de l’état d’urgence sanitaire (art. 4).

L’article 1er de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 donne délégation aux présidents du conseil départemental et aux présidents du conseil régional, notamment, pour arrêter et modifier l’affectation des propriétés de la collectivité, créer, modifier ou supprimer les régies comptables, aliéner de gré à gré les biens mobiliers jusqu’à 4 600 euros, réaliser des lignes de trésorerie dans la limite de 15 % des dépenses réelles figurant au budget de l’exercice 2020, ou, si ce dernier n’a pas été adopté, à celui de l’exercice 2019, demander l’attribution de subventions, déposer des demandes d’autorisations d’urbanisme, intenter au nom de la collectivité les actions en justice ou la défendre, pour la préparation, la passation, l’exécution et le règlement des marchés public. Elle donne de plus délégation aux présidents du conseil départemental pour fixer les tarifs des droits de voirie, fixer les reprises d’alignement, exercer les droits de préemption, attribuer ou retirer les bourses, prendre toute décision relative au fonds de solidarité pour le logement et attribuer des subventions aux associations et garantir les emprunts. Elle donne enfin délégation aux présidents du conseil régional pour l’attribution et à la mise en œuvre des subventions liées à la gestion des fonds européens dont la région est l’autorité de gestion. Le président du conseil régional peut subdéléguer ces compétences. En outre, l’ordonnance n° 2020-330 du 25 mars 2020 relative aux mesures de continuité budgétaire, financière et fiscale des collectivités territoriales permet aux présidents du conseil régional, dans la limite des crédits ouverts au titre des aides aux entreprises, prendre toute décision d’octroi des aides relevant d’un régime d’aides préalablement défini par le conseil régional, dans la limite, fixée par l’article 10 de l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020 fait passer à 200 000.

Selon la loi, le fonctionnement des établissements publics et des instances collégiales administratives, y compris les organes dirigeants des autorités administratives ou publiques indépendantes, sera adapté en permettant notamment la tenue des réunions dématérialisées ou le recours à la visioconférence. Les établissements de santé, au vu des charges découlant de la prise en charge des patients affectés par l’épidémie de covid-19, pourront déroger à leurs règles de financement. L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-428 du 15 avril 2020 les dispense ainsi de la certification de leurs comptes pour l’exercice 2019. Le directeur de l’établissement peut engager, liquider et mandater toute dépense nécessaire au fonctionnement de l’établissement, entre le 12 mars 2020 et la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire, même au-delà du montant des crédits prévus à l’état prévisionnel des recettes et des dépenses.

2.2.2.2. Procédures et autorisations administratives

L’article 11 I 2° de la loi du 23 mars 2020 autorise le Gouvernement à adapter par ordonnances les délais et procédures applicables au dépôt et au traitement des déclarations et demandes présentées aux autorités administratives. De même les délais et les modalités des procédures consultatives (consultation du public, sollicitation d’avis) et les délais d’intervention des décisions qui en résultent pourront être aménagés. Pourront également être reportés les délais de réalisation par toute personne de contrôles, travaux et prescriptions de toute nature imposées par les lois et règlements, mais non ceux résultant d’une décision de justice. Ainsi, selon l’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 reporte les délais d’instruction administratifs à un mois après la cessation de l’état d’urgence sanitaire, sauf en matière d’autorisation d’urbanisme (art. 12 ter) et de préemption (art. 12 quater) où le délai reprend dès la fin de l’état d’urgence.

L’article 7 de l’ordonnance n° 2020-306 modifie la durée de suspension des délais pour la consultation ou la participation du public, sauf pour les projets relatifs aux Jeux Olympiques de 2024 (art. 12 quinquies). Ces délais sont suspendus jusqu’à l’expiration d’une période de sept jours suivant la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire. De même, les délais d’enquête publique sont reportés, mais l’autorité publique peut décider de l’organiser par des moyens électroniques dématérialisés (art. 12). A l’inverse, les délais applicables aux appels à projets des personnes publiques donnant lieu à une aide publique sont maintenus (art. 2 11°).

L’article 8 suspend les délais dans lesquels les personnes publiques et privées doivent réaliser des travaux et des contrôles ou se conformer à des prescriptions de toute nature, mais l’autorité administrative peut y déroger en fixant un délai exigé par l’intérêt général.

L’article 16 de la loi autorise le Gouvernement à prendre par ordonnance et dans le délai d’un mois toute mesure afin de prolonger la durée de validité des visas de long séjour, titres de séjour, autorisations provisoires de séjour, récépissés de demande de titre de séjour ainsi que des attestations de demande d’asile qui ont expiré entre le 16 mars et le 15 mai 2020, dans la limite de cent quatre-vingts jours (voir l’ordonnance n° 2020-328 du 25 mars 2020 portant prolongation de la durée de validité des documents de séjour). Un projet de loi de ratification devra être déposé devant le Parlement dans un délai de deux mois à compter de la publication de chaque ordonnance. Le Conseil d’Etat a par ailleurs jugé que les centres de rétention administratives peuvent rester ouverts dans le respect des consignes générales qui ont été données dans le cadre de la lutte contre l’épidémie de covid-19 (gestes barrières, distanciation sociale et donc faible taux d’occupation, prise en charge médicale en cas de symptômes), les éloignements du territoire national restant possibles (CE, ord. du 27 mars 2020, GISTI, n° 439720). Le juge a cependant ordonné la fermeture du centre de rétention de Vincennes qui avait fini par constitué un foyer de contamination (TA Paris, ord. du 15 avril 2020, n° 2006287).

2.2.2.3. Contrats administratifs

L’article 11, 1°, f habilite le Gouvernement à adapter les règles de passation, de délais de paiement, d’exécution et de résiliation prévues par le code de la commande publique. Toutefois, « le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 » (CC n° 2007-556 DC du 16 août 2007, cons. 17 et, dans le même sens, CE, Ass, 8 avril 2009, Compagnie générale des eaux et commune d’Olivet, n° 271737). L’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 limite donc ces adaptations aux contrats publics en cours ou conclus durant la période courant du 12 mars 2020 jusqu’à deux mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire et les autorités contractantes devront justifier que leur mise en œuvre est nécessaire dans le cadre de la crise sanitaire (art. 1).

Dans ce cas, les délais de réception des candidatures et des offres dans les procédures en cours sont prolongés (art. 2), l’autorité contractante peut aménager les modalités de la concurrence prévues par les documents de consultation dans le respect du principe d’égalité de traitement des candidats (art. 3), les contrats peuvent être prolongés par avenant jusqu’à deux mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire (art. 4). De même, un avenant peut modifier les conditions de versement de l’avance et porter son taux à un montant supérieur à 60 % du montant du marché (art. 5).

Le titulaire, qui ne peut pas respecter les délais d’exécution en raison de difficultés liées à la crise sanitaire, peut demander un report des délais qui doit être accordé par l’autorité contractante. Les retards ou inexécutions en raison de difficultés liées à la crise sanitaire ne peuvent faire l’objet de pénalités, de sanctions coercitives (marchés de substitution) ou d’une résiliation-sanction (art. 6). L’ordonnance encadre en outre les relations financières en cas de suspension du contrat. Enfin, pour ne pas avoir à suspendre une concession, l’autorité concédante peut la modifier unilatéralement, le concessionnaire ayant alors droit à une indemnité destinée à compenser, au moins partiellement, son surcoût, ce qui pourrait donc modifier l’équilibre financier du contrat.

2.2.2.4. Divers

Les modalités d’accès aux formations de l’enseignement supérieur (notamment le système Parcoursup auquel il fallait s’inscrire avant le 2 avril et dont la phase d’admission doit débuter le 19 mai), les modalités de délivrance des diplômes de l’enseignement supérieur ou les modalités de déroulement des concours ou examens d’accès à la fonction publique seront adaptés (voir l’ordonnance n° 2020-351 du 27 mars 2020 relative à l’organisation des examens et concours). Pour les universités, l’article 15 de la loi prolonge les mandats, échus depuis le 15 mars 2020 ou qui viendraient à l’être avant le 31 juillet 2020, des présidents, directeurs ou chefs des établissements relevant du titre Ier du livre VII du code de l’éducation ainsi que ceux des membres des conseils de ces établissements jusqu’à une date fixée par arrêté du ministre chargé de l’enseignement supérieur au plus tard au 1er janvier 2021.

En matière de fonction publique, l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 complétée par l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, les délais d’accès à la fonction publique et des procédures de mutations, détachements, mises à dispositions ou autres affectations sont maintenus (art. 1er 3° bis), tout comme les délais applicables aux procédures en matière de rupture conventionnelle dans la fonction publique (art. 5). L’article 1er de l’ordonnance n° 2020-430 du 15 avril 2020 impose un congé aux fonctionnaires et aux agents contractuels de droit public de la fonction publique de l’Etat en autorisation spéciale d’absence, à l’exception des enseignants (art. 6), de cinq jours de réduction du temps de travail entre le 16 mars 2020 et le 16 avril 2020 (y compris ceux épargnés sur le compte épargne temps) et de cinq autres jours de réduction du temps de travail ou de congés annuels entre le 17 avril 2020 et le terme de l’état d’urgence sanitaire. L’article 2 permet d’imposer aux agents placés en télétravail de prendre cinq jours de réduction du temps de travail ou, à défaut, de congés annuels.

Enfin, l’article. 11 I 1° h) permet de déroger aux dispositions de l’article 60 de la loi n° 63‑156 du 23 février 1963 relatives à la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics (voir l’ordonnance n° 2020-326 du 25 mars 2020). Notons par ailleurs que les règles funéraires sont adaptées par le décret n° 2020-352 du 27 mars 2020.

On le voit, la loi du 23 mars 2020 est une loi d’exception qui se concrétise dans de nombreuses ordonnances. Demeure la question de la durée d’application de ces mesures d’adaptation. La ministre du travail a assuré devant l’Assemblée qu’elle serait limitée à la durée de la crise sanitaire, ce qui reste imprécis : prendra-t-elle fin avec l’état d’urgence sanitaire ou se prolongera-t-elle jusqu’à totale disparition de la crise ? Aucune assurance n’est donnée dans la loi. Or cela est d’importance, car ce droit d’exception concerne aussi bien les administrations, la justice, que l’économie et le social avec des dérogations majeures au droit commun. En attendant, cette crise exige pour tous les Français des sacrifices, plus ou moins importants, parfois jusqu’à la vie même.

« La seule façon de mettre les gens ensemble, c’est encore de leur envoyer la peste. » écrit Camus. Le Covid-19 nécessite notre solidarité et doit nous unir. Il ne reste qu’à espérer, comme le faisait Apollinaire dans les tranchées : « Jamais les crépuscules / Ne Vaincront les aurores / Etonnons-nous des soirs / Mais vivons les matins ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Jobart Jean-Charles, « Un nouveau droit d’exception :
l’état d’urgence sanitaire créé et déclaré »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 296.

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ParJDA

Covid-19 & concurrence (II)

Art. 295.

Annonce au 07 mai 2020 :
vous trouverez en fin d’article deux mises à jour de la présente contribution.

A la suite d’un premier article (paru ici) où le Dr. Sébastien Brameret nous a fait l’honneur de développer de premières considérations sur la confrontation du/des droit(s) public(s) de la concurrence appliqué(s) et confronté(s) à la pandémie actuelle de Covid-19, voici une deuxième contribution.

par M. Sébastien BRAMERET
Maître de conférences à l’Université de Grenoble
Univ. Grenoble Alpes, CRJ, F-38000 Grenoble

L’État face à la crise :
le retour des nationalisations ?

Peut-on obliger l’État à racheter des entreprises dont l’activité serait indispensable à la lutte contre la crise sanitaire, mais qui seraient confrontées à des conditions économiques tellement dégradées qu’elles seraient menacées de faillite ? Si « nous sommes en guerre », comme l’a clamé à maintes reprises le Président de la République dans son allocution du 16 mars 2020, il ne serait pas illogique que l’État décide de s’équiper de toutes les armes utiles pour mener ce combat à un terme victorieux, si ce n’est glorieux. D’ailleurs – et c’est une chose suffisamment rare pour être soulignée – même le MEDEF s’est dit favorable à l’outil de la nationalisation. Son président a non seulement affirmé qu’il « ne faut pas avoir de tabous en la matière » (sans toutefois utiliser le mot de nationalisation si ce n’est pour se référer à l’exemple américain de General Motors), mais qu’il est indispensable « que l’État soit là si besoin pour venir au secours des entreprises qui seraient dans une situation financière très difficile » (G. Roux de Bézieux, France Info, 23 mars 2020[1]). Il fait ainsi écho au ministre de l’Économie, qui s’est dit décidé à réfléchir à tous les moyens de faire face à la crise du Covid-19, y compris en recourant à « des recapitalisations, des prises de participation ou même des nationalisations si nécessaire » (B. Lemaire, propos rapportés par Le Monde, 18 mars 2020).

La nationalisation serait-elle redevenue tendance ? C’est peut-être la raison pour laquelle le parti politique (souverainiste) Debout la France et MM. Hervé et Michel ont, par trois requêtes distinctes, saisi le juge administratif d’un référé-liberté fondamentale (CJA art. L. 521-2), aux fins d’enjoindre à l’État de racheter deux entreprises : d’une part la société Famar – présentée comme seule usine française fabriquant de la chloroquine ; d’autre part la société Luxfer – présentée comme la dernière entreprise française (et même mondiale) capable de produire certains types de bouteilles contenant l’oxygène nécessaire pour alimenter les appareils de réanimation (CE, ordo. n° 439798, 29 mars 2020, Debout la France ; CE, ordo. n° 439950, 6 avril 2020, M. Hervé ; CE ordo. n° 439806, 7 avril 2020, M. Michel – les trois ordonnances étant strictement identiques, seule la première sera citée dans la suite des développements). Las ! Leur demande a été rejetée – assez sèchement il est vrai – par le juge des référés, comme ne relevant pas de son office…

Au-delà de cette question, les requérants demandaient à l’État de prendre toute mesure utile pour assurer la production massive de masques et de tests de dépistage, sans aller toutefois jusqu’à exiger l’acquisition des entreprises productrices de masques (ce qui serait revenu à demander la nationalisation d’un pan entier d’une activité économique, ce qui ne s’est pas vu depuis les dernières nationalisations de 1982…). Sur ce dernier point, le Conseil relève que « l’existence d’une carence caractérisée dans la production et la mise à disposition de masques n’est pas assortie des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé » et rappelle l’ensemble des mesures de réquisitions adoptées par les pouvoirs publics depuis le début de la crise sanitaire (CE, ordo. n° 439798 préc., point 8 ; sur les réquisitions administratives durant la période de l’état d’urgence sanitaire, v. N. Halil-Merad, « L’intérêt des mesures de réquisition administrative en période de crise sanitaire exceptionnelle », RDLF, 2020, chron. n° 29).

Le retour des nationalisations ne serait-il dès lors qu’un effet d’annonce (nous n’osons écrire d’aubaine) ? Cela n’est pas complètement certain, même si les faits (de l’espèce, mais au-delà, des premières annonces politiques) tendent à montrer qu’en fait de nationalisation, l’État se contentera – peut-être – de quelques prises de participations très ciblées (3). Avant d’appréhender l’absence d’obligation de rachat d’entreprises indispensables (2), quelques précisions sémantiques s’imposent (1).

1. De quelques précisions liminaires sur les formes de participations publiques  

Même si le terme de nationalisation est le plus souvent employé, l’opération par laquelle l’État rachète une entreprise du secteur privé peut prendre différentes formes, qu’il convient de distinguer avec précision. Au sens strict, la nationalisation s’entend comme «le transfert de la propriété d’un bien ou d’une entreprise dans le patrimoine de l’État, ordonné souverainement par ce dernier, moyennant indemnisation du (ou des) propriétaire(s)» (D. Truchet, « Nationalisation », in D. Alland et S. Rials [ss dir.], Dictionnaire de la culture juridique : PUF/Lamy, 2003 ; v. ég., sur la notion, v. S. Brameret, « Nationalisation », J. Cl. Propriétés publiques, fasc. 26). Deux éléments la caractérisent : elle est un acte de souveraineté relevant de la compétence du législateur (Constitution, art. 34) ; elle conduit à l’entrée de l’entreprise dans le secteur public, l’État pouvant soit la transformer en un établissement public industriel et commercial, soit décider de lui conserver sa forme sociale, à la condition qu’il en devienne (directement ou indirectement) l’actionnaire majoritaire ou unique.

La nationalisation doit alors dès lors être distinguée de plusieurs notions voisines, mais dont le régime juridique diffère. En premier lieu, l’État peut décider d’acquérir conventionnellement la propriété d’une entreprise, celle-ci lui étant cédée par son propriétaire privé selon les règles du droit privé. Cet accord se matérialise alors par un contrat, par lequel les propriétaires privés cèdent tout ou partie de leurs titres, contre le versement d’un prix. Ce mécanisme est régulièrement mobilisé par l’État durant les périodes de crise économique, celui-ci endossant alors le rôle d’État pompier ou stratège et venant sauver de la faillite un certain nombre d’entreprises dont il considère que la survie est d’intérêt général. Par exemple, la création de la Société de financement local (SFIL) a été réalisée par la voie d’un contrat, signé le 23 janvier 2013, entre l’État, la Banque Postale, la Caisse des Dépôts et le groupe Dexia. Celui-ci permet à l’État de confier les activités de prêts aux collectivités territoriales auparavant réalisées par Dexia Municipal Agency, filiale de Dexia, à la SFIL, dont il est actionnaire à hauteur de 75 %, aux côtés de la Caisse des Dépôts (20 %) et de la Banque Postale (5 %). Il n’est pas improbable que de tels sauvetages soient annoncés dans les prochaines semaines ou mois, pour faire face aux conséquences de la crise sanitaire, notamment dans le secteur aérien, lourdement touché par la cessation de l’activité économique (v. infra, 3). N’étant pas la manifestation d’un acte de souveraineté, ce mode d’entrée dans le secteur public est beaucoup plus souple que la nationalisation et peut être mis en œuvre par simple voie réglementaire (Ord. 2014-948, 20 août 2014, relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique : JO, 23 août 2014, p. 14009, ratifiée par la Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques : JO 7 août 2015, p.13537).

En deuxième lieu, les différents ministres de l’Économie qui se sont succédés depuis 2012 ont popularisé l’expression de « nationalisation temporaire », alors même que celle-ci n’en présente pas toutes les caractéristiques. La notion a été forgée par Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, lorsqu’il était confronté à la question du sauvetage d’un certain nombre d’entreprises privées, dont la survie était menacée pour des raisons parfois économiques, mais souvent purement spéculatives. À l’occasion de l’annonce de la fermeture de l’usine de Florange par le Groupe Arcelor-Mittal, le ministre envisage la possibilité, pour l’État, de « nationaliser temporairement » l’usine, pour lui permettre de se substituer à l’entrepreneur privé défaillant et chercher lui-même un repreneur pour l’activité (sur cette question, voir l’entretien accordé par le ministre : Le Monde 19 déc. 2012). Cette hypothèse n’a cependant pas abouti.

La « nationalisation temporaire » emprunte à la nationalisation son caractère unilatéral. Cependant, elle ne saurait lui être assimilée. En particulier, elle n’a pas pour objectif d’étendre le secteur public. L’État n’agit pas comme « entrepreneur », mais davantage comme « entremetteur », cherchant à assurer la continuité d’un outil de production jugé rentable. La portée de cette « théorie » reste le plus souvent limitée au secteur politique : brandie comme une menace, elle est rarement mise en pratique. Ainsi, Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, a-t-il envisagé une nationalisation temporaire du site industriel de Ford à Blanquefort (Gironde) : « s’il faut que l’État fasse la transition, rachète le site pour le revendre à Punch, cela ne me pose aucune difficulté. Pour moi, il n’y a que le résultat qui compte », car «c’est le rôle de l’État de protéger […] quand certaines entreprises se comportent mal » (propos rapportés par Les Échos dans son édition du 7 janvier 2019). Pour autant, le site a bien fermé le 1er octobre de la même année, sans que l’État ne soit intervenu.

A contrario, l’État a nationalisé, à l’été 2018, l’entreprise STX France de Saint-Nazaire, en faisant jouer son droit de préemption et passant sa participation (directe et indirecte) à plus de 95 % du capital social (décret n° 2017-1196, 27 juillet 2017, autorisant le transfert de la majorité du capital de la société STX France au secteur public:JO, 28 juillet 2017). Même s’il a par la suite annoncé son intention de revendre l’entreprise à l’italien Fincantieri courant 2020, cette opération pourrait être retardée (en raison de la crise du Covid-19) ou empêchée par la Commission européenne, qui a ouvert une enquête sur les conséquences potentiellement anticoncurrentielles d’une telle opération de concentration (Comm. UE, comm. presse IP/19/262, 25 sept. 2019 – la décision, attendue début mars 2020, a été reportée en raison – également – de la crise sanitaire).

En dernier lieu, la nationalisation doit être distinguée de la réquisition, qui désigne l’acte par lequel l’autorité administrative ou militaire impose la fourniture de certaines prestations ou la mise à disposition de certains biens, dans un but d’intérêt général et en contrepartie d’une indemnité. Cette procédure est mise en œuvre dans des périodes de crise pour faire face à des difficultés exceptionnelles (guerre, importante crise du logement, etc.). Elle peut éventuellement affecter des entreprises. Elle a déjà été largement utilisée durant la période de l’état d’urgence sanitaire (issue de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 : JO, 24 mars 2020 – v. N. Halil-Merad, op. cit.), pour des besoins divers : réquisition de biens matériels (masques de protection FFP2 et FFP3) ou immobiliers (chambres d’hôtel, en vue de leur transformation en chambre de confinement), de personnels (soignants ou non) ainsi que des établissements de santé ainsi que tous les services qui pourraient aider à mettre fin à la catastrophe sanitaire (par exemple les laboratoires d’analyse médicale, les cabinets de vétérinaires, etc.). Cependant, la réquisition d’une entreprise ne peut être qu’une réquisition d’usage : elle n’a qu’un caractère temporaire et n’entraîne pas de transfert de propriété. Elle a donc un effet différent de celui de la nationalisation. En outre, le droit de réquisition est mis en œuvre par les autorités administratives ou militaires, alors que la nationalisation relève en principe de la compétence exclusive du législateur.

Une fois ces notions distinctes précisées, il convient d’analyser plus en détail les ordonnances du Conseil d’État relatives au rachat des sociétés Luxfer et Famar.

2. De l’absence d’obligation de racheter des entreprises

Dans leurs requêtes, Debout la France et MM. Hervé et Michel en appelaient au Premier ministre, lui demandant, par application de l’article 24 de l’ordonnance du 20 août 2014 (préc.), de procéder à l’acquisition des sociétés Famar (industrie pharmaceutique) et Luxfer (fabricant de bouteilles d’oxygène à usage médical). Ils fondaient leur argumentaire sur deux éléments spécifiques, propres à justifier une intervention étatique : d’une part, l’intérêt stratégique de ces entreprises dans la lutte contre la pandémie et, d’autre part la grande difficulté économique dans laquelle elles se trouvent. Famar a été placée en redressement judiciaire le 24 juin 2019 (M. Darnault, « Chloroquine : Famar, cet unique et fragile fabriquant français de Nivaquine », Libération, 27 mars 2020). L’usine de production de Luxfer est à l’arrêt depuis que son propriétaire britannique a décidé de la liquidation de sa filiale française, pourtant bénéficiaire (mais le site est occupé depuis le 20 janvier 2020 et serait, selon les employés, prêt à redémarrer très rapidement – R. Rérolle, «  »Victime d’une stratégie financière », Luxfer, dernier producteur français de bouteilles d’oxygène à usage médical, tente de revivre », Le Monde, 18 avril 2020). L’histoire ne dit pas si lesdites entreprises auraient accepté un tel rachat, mais celui-ci peut être présumé, en raison d’une part de leurs difficultés et, d’autre part, du contexte de l’état d’urgence sanitaire et de l’objectif d’intérêt général qu’aurait représenté un tel rachat. À défaut, c’est bien une demande de nationalisation que les requérants auraient dû former.

En préalable, le Conseil d’État rappelle que « le droit au respect de la vie constitue une liberté fondamentale au sens des dispositions » de l’article L. 521-1 du CJA (CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et Sté d’économie mixte PariSeine, nos 353172, 353173, Lebon, p. 552 ; CE, 13 août 2013, Min. de l’intérieur c/ Cne de St Leu, n° 370902) et accepte d’examiner le référé, en s’appuyant sur les circonstances de la crise sanitaire. Puis il rejette – assez logiquement pensons-nous – les demandes qui lui étaient formulées.

Après avoir rappelé la distinction entre, d’une part, le rachat amiable d’une entreprise (libre, mais encadré par l’art. 24 de l’ordonnance du 20 août 2014) et sa nationalisation (qui nécessite une intervention spécifique du législateur sur le fondement de l’article 34 de la Constitution), le Conseil d’État refus d’enjoindre au Premier ministre de racheter les entreprises. Au terme d’un raisonnement lapidaire, il relève que le rachat (amiable ou forcé) d’une entreprise par l’État «n’entre pas dans la catégorie de (décisions) qu’il est dans les pouvoirs du juge des référés d’ordonner» (CE, ordo. n° 439798, 29 mars 2020, préc., point 12).

Le raisonnement du Conseil s’appuie sur deux éléments. D’une part, la décision de rachat est, par définition, «non provisoire» et ne relève donc pas par principe de l’office du juge des référés. Saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA, celui-ci ne peut imposer que des mesures de sauvegarde qui « doivent, en principe, présenter un caractère provisoire» (CE, ordo. n° 439798, 29 mars 2020, préc., point 3). Le juge des référés ne peut déroger à cette règle que « lorsqu’aucune mesure de cette nature n’est susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte» (id.). La question aurait pu être posée d’une « nationalisation temporaire », qui aurait permis de concilier intervention publique et caractère temporaire (sur cette notion, v. supra., 1). Mais, d’autre part, et quand bien même les requérants auraient mis en avant ce caractère temporaire pour justifier une intervention de l’État limitée à la période de l’état d’urgence sanitaire, la réponse du Conseil d’État aurait certainement été identique. En effet, le juge ne peut «qu’ordonner les mesures d’urgence qui lui apparaissent de nature à sauvegarder, dans un délai de quarante-huit heures, la liberté fondamentale» menacée (v. M. Guyomar, B. Seiller, Contentieux administratif, Dalloz, 5e éd., 2019, n° 468). Or, il est là aussi d’évidence que, de par sa complexité, une mesure de rachat d’une entreprise, même temporaire, ne peut être mise en œuvre dans un délai aussi bref. Il ne s’agit pas « simplement » d’enjoindre à l’administration de cesser un comportement, de retirer un acte ou, au contraire, d’adopter une mesure de police par exemple. Le Conseil d’État relève ainsi qu’une telle décision «n’est, en tout état de cause et au demeurant pas susceptible d’avoir l’effet allégué par les requérants à bref délai» (CE, ordo. n° 439798, 29 mars 2020, préc., point 12).

Le juge administratif souligne ainsi que le rachat d’une entreprise et, à plus forte raison sa nationalisation, ne peut pas être réalisé dans l’urgence, mais relève d’un choix de politique publique à plus long terme. Pour la gestion d’une crise sanitaire, il renvoie incidemment aux mesures de réquisition – qui sont par nature plus adaptées – en soulignant que la décision de rachat d’entreprise « n’est à l’évidence pas la seule de cette nature susceptible de sauvegarder l’exercice effectif de la liberté invoquée» (CE, ordo. n° 439798, 29 mars 2020, préc., point 12).

En prenant un peu de recul, cette décision ne doit pas être entendue comme interdisant tout rachat d’entreprise, mais rappelle que celui-ci doit relever d’une volonté étatique et ne peut pas lui être imposé. Le Conseil rejoint ainsi la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui – dans d’autres circonstances – a toujours refusé d’imposer des nationalisations, estimant qu’il appartient au seul législateur d’estimer si les nationalisations sont «nécessaires pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage» ; dès lors, «l’appréciation portée par le législateur sur la nécessité des nationalisations décidées par la loi (…) ne saurait, en l’absence d’erreur manifeste, être récusée» (Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 DC : Rec. Cons. const. 1982, p. 18, consid. 20). Certains indices laissent penser qu’une telle volonté pourrait se manifester dans les prochaines semaines…

3. De la volonté étatique de soutenir des entreprises stratégiques

Les périodes de crise sont particulièrement favorables aux rachats d’entreprises par l’État, quel que soit leur ampleur (prises de participations ou acquisition d’entreprises) ou leur fondement (accord ou nationalisation, éventuellement temporaire). Ainsi, Bruno Lemaire a annoncé, à plusieurs reprises depuis le début de la crise, que des investissements publics n’étaient pas exclus, pour permettre la continuité de l’activité économique : « il s’agit simplement d’avoir l’État qui protège, pour une durée limitée, des entreprises en prenant une participation ou éventuellement en faisant une nationalisation temporaire » (France24 et RFI, 2 avril 2020). Cela pourrait passer par « des recapitalisations, des prises de participation ou même des nationalisations si nécessaire » (propos rapportés par Le Monde, 18 mars 2020).

Dans le cadre du projet de seconde loi de finances rectificative pour 2020, le Parlement réfléchit aux modalités de mise en œuvre de cette volonté : « compte tenu des conséquences économiques résultant de la crise sanitaire, certaines entreprises opérant dans des secteurs stratégiques se trouvent dans une situation critique » (Projet de loi de finances rectificative pour 2020 [2], Assemblée nationale, 15 avril 2020, p. 13), il est nécessaire de « donner la possibilité à l’État d’intervenir au capital de sociétés dont la situation financière le nécessiterait » (PLF rectificative préc., p. 15) en ouvrant « un montant exceptionnel de 20 Md€ de crédits pour le renforcement des fonds propres, quasi-fonds propres et titres de créances de ces entreprises » (Projet de LF rectificative préc., p. 13). Cette opération devrait logiquement être matérialisée par le Programme n° 358, qui contiendra une Action unique portant « renforcement exceptionnel des participations financières de l’État dans le cadre de la crise sanitaire » (PLF rectificative préc., p. 47), permettant « les augmentations de capital, les avances d’actionnaires et prêts assimilés, ainsi que les autres investissements financiers de nature patrimoniale de l’État; et les achats et souscriptions de titres, parts ou droits de société », sous la direction du Commissaire aux participations de l’État (PLF rectificative préc., p. 46). Le projet de loi ne définit toutefois pas les critères à retenir pour qu’une entreprise présente un caractère stratégique, laissant une large marge de manœuvre au Gouvernement, notamment dans la détermination du montant de ces prises de participation (il n’est pas exclu que certaines opérations conduisent à des appropriations publiques d’entreprises, mais cela n’est en aucun cas une obligation). Par ailleurs, les modifications apportées en cours de lecture au projet ont conduit au renforcement des pouvoirs de contrôle des entreprises bénéficiaires : d’une part, l’Agence des participations de l’État « veille à ce que ces entreprises intègrent pleinement et de manière exemplaire les objectifs de responsabilité sociale, sociétale et environnementale dans leur stratégie, notamment en matière de lutte contre le changement climatique » (PLF rectificative pour 2020 [2], adopté par l’Assemblée nationale en première lecture, 17 avril 2020, art. 12 I) ; d’autre part, le texte crée une nouvelle obligation à la charge du Gouvernement, lui imposant, douze mois après la publication de la loi, de remettre au Parlement « un rapport sur l’utilisation des ressources attribuées au compte d’affectation spéciale Participations financières de l’État, détaillant le bon usage des ressources publiques ainsi que l’état de la mise en œuvre des objectifs de responsabilité sociale, sociétale et environnementale dans leur stratégie, notamment en matière de lutte contre le changement climatique et de respect de l’Accord de Paris sur le climat » (id., art. 12 II). Il semble que les parlementaires aient souhaité prendre en compte les demandes émanant de la société civile et tendant à ce que ces sauvetages ne conduisent pas à des blancs-seings au profit des entreprises bénéficiaires. L’avenir dira si l’on est en train d’assister à un verdissement de l’actionnariat étatique…

Pour en revenir à Famar et Luxfer (les deux entreprises à l’origine de l’affaire devant le Conseil d’État), la question est désormais de savoir si elles pourraient entrer dans la catégorie des entreprises stratégiques. Sans préjuger de ce qui sera décidé d’ici quelques semaines, il ne semble pas que l’espoir pour ces deux sociétés puisse venir de ce projet de loi, tous les amendements visant à leur nationalisation ayant été rejetés à l’Assemblée nationale (AN, PLF rectificative pour 2020 [2], 16 avril 2020, amendements n° 36 [groupe socialiste] et 180 [groupe La France insoumise]). Le Gouvernement dévoilera peut-être davantage son intention lorsqu’il répondra aux questions écrites de parlementaires (Ass. Nat., QE n° 28140 : JOAN 7 avril 2020, p. 2560 ; Ass. Nat., QE n° 28063 : JOAN 7 avril 2020, p. 2551 ; Ass. Nat., QE n° 28410 : JOAN 14 avril 2020, p. 2745 ; Sénat, QE n° 14948, 2/04/2020 : JOS, p. 1507). Cependant, le Premier ministre a déjà donné quelques éléments d’orientation, laissant penser que de tels sauvetages ne sont pas à l’ordre du jour. Interrogé par Mme la Sénatrice Assassi au sujet d’une éventuelle nationalisation de ces deux sociétés, le Premier ministre a répondu – sans toutefois citer lesdites entreprises – que, d’une part « l’État est d’ores et déjà actionnaire d’un certain nombre de grands groupes qui lui paraissent stratégiques ou pour des raisons historiques, les deux n’étant pas incompatibles » et que, d’autre part, « il n’a évidemment pas vocation à être actionnaire de toutes les entreprises françaises ou de toutes les entreprises qui exercent leur activité en France » (Rep. min. à QE n° 1230G, JOS : 26/03/2020, p. 2841). À propos de la société Famar, il apparaît d’ailleurs que le sauvetage ne serait pas tellement stratégique dans la lutte contre l’actuelle pandémie : celle-ci ne fabrique pas d’hydrochloroquine (comme l’avait dans un premier temps affirmé un peu trop rapidement le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes dans un tweet, avant de se rétracter), mais un médicament à base de sulfate de chloroquine (dont l’efficacité contre le Covif-19 n’est pas prouvé), principe actif…qu’elle importe à des laboratoires indiens qui, depuis le début de la crise, ont cessé leurs exportations. Ironie de l’histoire, il semble toutefois que la médiatisation de sa situation ait attiré de nouveaux investisseurs, qui seraient prêts à reprendre le site et son activité (P. Sorgue, « Coronavirus : une usine de médicaments sauvée grâce à une intox », Le Monde, 13 avril 2020).

Le mouvement initié par le projet de loi de finances rectificative et le refus – pour l’instant – de nationaliser certains outils de production illustrent, une nouvelle fois, le passage déjà observé par ailleurs d’un État entrepreneur à un État (simplement) actionnaire. Il ne serait pas étonnant que dans la plupart – si ce n’est la totalité – des cas, l’aide que l’État apporte aux entreprises ne se traduise pas par une appropriation publique (c’est-à-dire par l’éviction partielle ou totale des actionnaires privés), mais simplement par une participation (plus ou moins étendue en fonction des difficultés rencontrées et de l’intérêt stratégique estimé) à son capital. Il ne s’agit alors plus d’envisager l’actionnariat public comme une alternative à l’actionnariat privé, mais comme un auxiliaire de ce dernier (en ce sens, v. S. Bernard, « Les mutations de l’actionnariat public », RFD Adm., 2019, p. 489).

Pour autant, des nationalisations (au sens de l’article 34 de la Constitution) ne sont pas totalement inimaginables : deux propositions de loi ont été déposées en ce sens à l’Assemblée nationale, portées par les groupes La France insoumise (Prop. loi, n° 2812, 7 avril 2020, relative à la nationalisation des sociétés Luxfer Gas Cylinders S.A. et Famar Lyon) et Socialiste (déposée le 14 avril à l’Assemblée nationale, celle-ci n’était pas encore disponible, au moment où nous écrivons ces lignes). Sans l’appui du Gouvernement, il y a cependant peu de chances qu’elles puissent aboutir.

À suivre donc…


Mises à jour au 07 mai 2020

Adoption de la LFR pour 2020 (2)

Les dispositions envisagées dans le projet de seconde loi de finances rectificative pour 2020 ont été adoptées, sans presque aucun changement (L. n° 2020-473 du 25 avril 2020 de finances rectificative pour 2020 (2), JORF, 26 avril 2020). Elle autorise ainsi l’État, au titre d’un compte d’affectation spéciale, à engager jusqu’à 20 Mia € de crédits pour « soutenir l’économie en renforçant les ressources des entreprises présentant un caractère stratégique jugées vulnérables » (LFR préc., art. 10 I et 22 I).

L’article 22, qui centralise les dispositions relatives aux participations financières de l’État, reprend les dispositions du projet, issues des débats parlementaires, relatives d’une part au respect, par les entreprises bénéficiaires, des « objectifs de responsabilité sociale, sociétale et environnementale » (LFR préc., art. 22 I) et, d’autre part, à leur surveillance par l’Agence des participations de l’État (LFR préc., art. 22 II). Par ailleurs, la loi ajoute une nouvelle obligation, imposant au ministre de l’Économie d’informer « avant de l’autoriser les présidents et les rapporteurs généraux des commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances de toute opération d’investissement mobilisant les autorisations d’engagements et crédits de paiement supplémentaires exceptionnels mentionnés au I de l’article 10 dont le montant excède un milliard d’euros » LFR préc., art. 22 III).

L’avenir dira si l’on est en train d’assister à une évolution que l’État a de son rôle d’actionnaire. Mais, au-delà de l’affichage (toujours bienvenu) de ces préoccupations sociales et environnementales, il faut relever dès à présent que le respect de ces obligations n’est assorti que de très peu de contrôles et d’aucun mécanisme de sanction : l’APE « veille » à ce que les entreprises intègrent les obligations sociales et environnementales, (id., art. 22-I – mais que peut-elle faire si elle constate un manquement, à part en informer l’État actionnaire ?) ; le Gouvernement « remet un rapport » (id., art. 22-II – le texte ne précise pas si celui-ci donne lieu à débat ou au vote d’une motion) et « informe » le Parlement avant certaines opérations (id., art. 22-III). Dans ce dernier cas, la loi prévoit même que « cette information n’est pas rendue publique » (id., art. 22-III), affaiblissant d’autant sa portée, au moins auprès du grand public.

PPL de nationalisation des entreprises Luxfer et Famar

La proposition de loi socialiste est désormais disponible sur le site de l’Assemblée nationale : Prop. loi, n°2855, 28 avril 2020, de nationalisation des sociétés particulièrement nécessaires à l’indépendance sanitaire de la Nation). Concernant cette dernière, il est intéressant de constater que les députés auteurs de la saisine se sont inspirés du Préambule de la Constitution de 1946, selon lequel la nationalisation de « tout bien (ou de) toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait » est un principe « particulièrement nécessaires à notre temps » (Préambule de la Constitution du 27 oct. 1946, al. 9 et 2). De là à ce que l’on puisse imposer la nationalisation des Luxfer et Famar il y a un pas – important – que le Conseil constitutionnel ou le Conseil d’État ne seront sans doute pas près de franchir (cf. supra, 2).


[1] https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/nationalisations-prime-de-reconnaissance-conges-imposes-le-8h30-politique-de-geoffroy-roux-de-bezieux_3859897.html, à parir de 13’.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Brameret Sébastien, « Covid-19 & concurrence II »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 295.

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ParJDA

Des objets du DA (5/8) : Sarl les Films Lutétia & alii

Art. 293.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Après les décisions :

voici :

Cinquième décision :
CE, Sect., 18 décembre 1959,
Sarl Les Films Lutétia & alii

#policeadministrativespéciale #films
#policeadministrativegénérale #commune
#Nice #moralitépublique #feudanslapeau

Rec. Lebon : p. 693.
Bibl. : note de Prosper Weil
in Rec. Dalloz 1960 ; p. 171 et s.

Ouvrage de Colette Valsorre (1958) avec une pin-up de Jef de Wulf célébrant l’ouvrage de René Bragard Le feu dans la peau (1954).
Dessous le prospectus éponyme du film de Marcel Blistène.
– 1958 & 1954 – Papier(s)

« Contraire à l’ordre »
fut jugée par de nombreux citoyens la sortie de l’ouvrage et du film Le feu dans la peau. Considéré « immoral », on chercha (comme à Nice) à interdire sa projection alors que des auteurs surfèrent sur ce succès de soufre.

Les faits

En 1954, la sortie du film « Le feu dans la peau » de Marcel Blistène (1911-1991) n’est pas passez inaperçue. On y raconte l’histoire d’une femme sulfureuse mariée à un militaire et décidant, à la suite du décès de ce premier, d’entretenir une relation avec le frère de celui-ci. Jean Médecin (1890-1965), maire de Nice (ancien militaire et avocat), estima – comme d’autres – que le film était si amoral qu’il ne devait être projeté sur le territoire de sa commune. Le 03 décembre 1954, il prit donc un arrêté municipal d’interdiction que plusieurs sociétés d’exploitation cinématographique attaquèrent.

La portée

En premier lieu, rappelle le Conseil d’Etat dans cet arrêt, il revient a priori à la police administrative spéciale du ministère de l’information (désormais de la Culture) d’accorder ou non un visa préalable à la sortie de tout film de cinéma. En l’espèce, le film litigieux avait bien reçu son visa d’exploitation et de diffusion valable sur la totalité du territoire français. Toutefois, comme dans l’arrêt CE, 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains, le juge va confirmer qu’un concours de polices administratives demeure possible et même qu’une police générale, comme celle détenue par le maire sur le territoire communal, est susceptible d’aggraver (et uniquement d’aggraver) l’existence première d’une police administrative spéciale. Partant, expose le Conseil d’Etat, l’existence d’une police spéciale ne retire effectivement pas aux maires « l’exercice, en ce qui concerne les représentations cinématographiques, des pouvoirs de police qu’ils tiennent de (…) la loi municipale du 5 avril 1884 ». En effet, « un maire, responsable du maintien de l’ordre dans sa commune, peut donc interdire sur le territoire de celle-ci la représentation d’un film auquel le visa ministériel d’exploitation a été accordé mais dont la projection est susceptible d’entraîner des troubles sérieux ou d’être, à raison du caractère immoral dudit film et de circonstances locales, préjudiciable à l’ordre public ». L’actant, le juge considère que « le caractère immoral du film susmentionné n’est pas contesté »et « qu’il résulte de l’instruction que les circonstances locales invoquées (…) étaient de nature à justifier légalement l’interdiction ». Deux remarques s’en suivent : d’abord, il faut insister sur le fait que le maire ne peut ici qu’aggraver une mesure de police spéciale et ce, seulement s’il fait état de circonstances locales caractérisant un potentiel trouble à l’ordre public. Ensuite, il faut considérer selon nous que le trouble – de façon contemporaine – ne pourrait être constitué qu’eu égard aux mentions de matérialisations extérieures et objectives de l’ordre public (sécurité, salubrité et tranquillité publique) et sûrement (hélas) de la dignité de la personne humaine. En revanche, le caractère de moralité publique ne devrait – heureusement – plus pouvoir être invoqué ; la morale devant à tout prix être distinguée du Droit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (5/8) :
Sarl les Films Lutétia & alii »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 293.

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ParJDA

Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil «d’Etat» et non «des collectivités»

Art. 292.

Observations sur CE, Ord., 17 avril 2020,
Commune de Sceaux (n°440057)
à propos de l’obligation du port du masque dans l’espace public (municipal)

par Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Président du Collectif L’Unité du Droit,
Directeur du Journal du Droit Administratif

Ce vendredi, dans la soirée, le juge des référés du Conseil d’Etat a rendu son ordonnance dans la médiatique affaire impliquant la commune de Sceaux dont le maire avait imposé le port du masque de protection dans l’espace public municipal et ce, afin d’en protéger les habitants face à la pandémie du Covid-19 alors que l’Etat n’avait pas imposé « à ce jour, le port de masques de protection, dans tout ou partie de l’espace public » par son décret en vigueur (n°2020-293) du 23 mars 2013.

Du point de vue des qualifications, l’acte administratif, daté du 06 avril 2020, par ses dispositions générales (s’appliquant sur tout le territoire communal) et portant atteinte aux libertés individuelle (y compris de se vêtir à l’envi) et d’aller et de venir, est manifestement un acte administratif de police administrative générale pris au titre des art. L 2212-1 et s. du Code Général des Collectivités Territoriales (Cgct). Toutefois, son édiction se heurtait à l’existence – récente – d’un pouvoir de police spéciale issu de la Loi n°2020-290 du 23 mars 2020 « d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 » (NOR: PRMX2007883L) prévoyant non seulement l’hypothèse d’un état d’urgence sanitaire (art. L 3131-12 et s. du Code de la Santé Publique (Csp)) mais encore (art. L 3131-15 et s. du même Code) celle d’une nouvelle police administrative spéciale pour garantir la santé publique en cas dudit état d’urgence et ce, (sauf délégation) aux seuls profits du Premier ministre et du ministre de la santé. S’appliquait donc ici a priori une hypothèse classique de concours de polices administratives spéciale et générale (I). Toutefois, par les termes employés, le Conseil d’Etat, statuant en appel d’une première ordonnance, (n°2003905) datée du 09 avril 2020, du juge des référés du Tribunal Administratif (TA) de Cergy-Pontoise prescrivant la suspension de l’arrêté litigieux, va émettre – à nos yeux – une nouvelle condition à ce concours de polices : celle du maintien de l’Unité de l’Etat et ce, au détriment manifeste des collectivités territoriales (II).

I. Un concours « classique » de polices administratives spéciale et générale mu par l’existence tout autant « classique » des circonstances locales potentiellement dérogatoires

Il convient d’abord, selon nous, d’étudier la présente ordonnance dans le cadre connu ou « habituel » des concours de polices administratives (B) même si le présent contentieux a réuni des parties habituellement plus opposées que réunies (A).

A. Une union Léviathan des forces contre un arrêté municipal

Sans en faire un long argumentaire, il nous semble intéressant au titre de la science administrative de remarquer que lors de l’appel opposant les parties au contentieux (la commune de Sceaux et l’association Coronavictimes (sic), d’une part, et l’Etat (par le biais du ministère de l’Intérieur) et la Ldh, d’autre part), on a presqu’assisté au mariage de la carpe et du lapin (s’agissant des parties en défense) ce qui n’a pas manqué d’échapper à Jean-Baptiste Jacquin dans l’édition du Monde datée du 17 avril 2020. Etaient en effet en défense d’un même objectif (celui de la suspension confirmée de l’arrêté municipal) deux personnes morales habituellement opposées au prétoire.

L’une, l’Etat, défendait la sécurité sanitaire une et nationale (mise en cause selon elle en ce que l’arrêté municipal s’opposerait de façon frontale aux mesures étatiques estimées suffisantes) et l’autre, la Ldh, les droits et libertés des citoyennes et des citoyens à ne pas obligatoirement se masquer étant entendu que le confinement imposé depuis mars 2020 apportait déjà une importante restriction auxdits droits et libertés. Défenses des sécurité et liberté ainsi réunies comme d’aucuns avaient pu le rêver dans ce monstre mythique qu’est le Léviathan dont chacun pourra constater (par l’histoire comme par la littérature) qu’il est bien rare, surtout en période de crise(s), que ce soit la liberté qui en triomphe. Quoi qu’il en soit, étaient bien liées, contre cet arrêté, l’Etat et la Ldh faisant bien comprendre au juge et aux citoyens que la décision ici rendue vaut certes spécialement pour la commune de Sceaux mais aussi, à titre d’exemple, pour tous les maires prêts à dégainer des arrêtés similaires.

B. L’application en référé de la vénérable jurisprudence Soc. les films Lutétia

En partie, pourtant, la présente ordonnance n’est qu’une application de la fort classique jurisprudence CE, Sect., 18 décembre 1959, SARL Les films Lutétia & alii (Rec. p. 693) en matière de cumul ou de concours de polices administratives spéciale et générale. En effet, rappelle solennellement le Conseil d’Etat en son point 06 :

« Les art. L. 2212 1 et L. 2212 2 du Cgct (…) autorisent le maire, y compris en période d’état d’urgence sanitaire, à prendre les mesures de police générale nécessaires au bon ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques dans sa commune. Le maire peut, le cas échéant, à ce titre, prendre des dispositions destinées à contribuer à la bonne application, sur le territoire de la commune, des mesures décidées par les autorités compétentes de l’Etat, notamment en interdisant, au vu des circonstances locales, l’accès à des lieux où sont susceptibles de se produire des rassemblements. En revanche, la police spéciale instituée par le législateur fait obstacle, pendant la période où elle trouve à s’appliquer, à ce que le maire prenne au titre de son pouvoir de police générale des mesures destinées à lutter contre la catastrophe sanitaire, à moins que des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable ».

Ainsi, à la question posée : « un maire peut-il prendre un acte de police administrative générale alors que s’applique déjà la police spéciale d’application de l’état d’urgence sanitaire ? », le Conseil d’Etat répond par l’affirmative, si et seulement si, « des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable ». Pour ce faire, le juge opère en trois temps classiques : d’abord, il affirme la primauté de la police spéciale sur la police générale ce qui est éminemment logique puisque, par définition, une police générale à vocation à s’effacer dès qu’une norme spéciale y déroge. Par suite, il est a priori impossible qu’un maire, au moyen d’une police générale, entende régir un domaine spécialement réservé à la compétence d’une autre autorité. Toutefois, l’existence de circonstances locales peut justifier la seule aggravation des mesures instaurées par la police spéciale. C’est là l’essence même de la jurisprudence Films Lutetia précitée. D’ailleurs, dans sa première importante ordonnance du 22 mars 2020 (CE, ordonnance, 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Médecins & alii. (req. 439674) avec nos observations au Journal du Droit Administratif) (à propos d’un concours de polices générales certes), le Conseil d’Etat l’avait explicitement énoncé et rappelé ce qui a justifié pare exemple, sur quelques territoires locaux, l’existence de couvre-feux passées certaines heures alors qu’au niveau national une telle mesure n’avait pas été prise outre le confinement (c’est en ce sens la décision prise par la mairie de Nice sans avoir été, à ce jour, suspendue de façon juridictionnelle à la différence de quelques autres localités à propos desquelles les circonstances locales n’ont pas été estimées justifiées ; cf. a pari : la suspension ordonnée du couvre-feu institué le 25 mars 2020 dans la commune de Saint-Ouen : TA de Montreuil, ordonnance, 03 avril 2020, M. R. (req. 2003861)).

Etonnamment pourtant, la Ldh semblait ici estimer que la seule existence de la police spéciale Covid-19 excluait a priori toute autre police y compris générale municipale ce qui nous semblerait singulièrement dommageable puisque niant l’existence potentielle de circonstances locales. En ce sens soutenait l’association :

« le maire n’est pas compétent pour faire usage de ses pouvoirs de police générale dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire dès lors que (…) l’article L. 3131-17 Csp réserve au seul représentant de l’Etat territorialement compétent, habilité par le Premier ministre ou le ministre chargé de la santé, le pouvoir de prendre des mesures tendant à la mise en œuvre du régime d’état d’urgence sanitaire », seul les préfets étant potentiellement habilités selon le Code précité « à prendre des mesures plus restrictives que les siennes concernant les règles de confinement de la population ».

On notera, en outre, que les conditions (d’urgence et d’atteinte potentielle et immédiate à une liberté fondamentale) de formation du référé-liberté au regard de l’art. L 521-2 du Code de Justice Administrative, qui sont celles qu’a priori le juge discute en premier pour savoir si le recours formé devant lui est recevable, n’ont ici été examinées qu’en fin d’ordonnance comme si elles importaient peu – au fond – face au caractère médiatique et symbolique, pour l’Etat et toutes les communes de France, de la réponse juridictionnelle apportée.

II. Un concours « étonnant » de polices administratives au prisme – non masqué –
de l’Unité de l’Etat

Si la Haute juridiction s’en était tenue à l’énoncé précédent, il n’y aurait rien de nouveau en droit administratif français. Toutefois, croyons-nous, un pas a été franchi (et il sera difficile d’y revenir) par l’action – décidément non masquée – du Conseil d’Etat en faveur de l’Unité de la République (A) ce qui ne lasse pas d’interroger sur la légitimité de ses fonctions cumulées (B).

A. Affirmer la République une et indivisible plus encore que décentralisée

Selon l’article premier de la Constitution du 04 octobre 1958, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». Ici encore, nous trouvons un principe : la République est une et indivisible (c’est donc un Etat unitaire au sens du droit constitutionnel) mais ce principe connaît un aménagement puisque l’organisation de l’Etat est reconnue comme étant « décentralisée ».

Les libertés territoriales, depuis les différents « actes » décentralisateurs entamés à la suite du mouvement impulsé par le président Mitterrand depuis 1982, n’ont ainsi cessé d’amplifier leur étendue au point qu’il semble impensable, spécialement politiquement, de revenir en arrière. Toutefois, particulièrement en période de crise comme l’est celle, sanitaire, du Covid-19, l’Etat aime rappeler qu’il est, en République, le seul à avoir le premier et le dernier mot. S’il permet quelques dérogations et particularités sinon quasi-autonomies territoriales, c’est dans le cadre entendu et respecté d’un Etat unitaire. L’Etat est d’ailleurs légitime à le faire mais le juge ?

En ce sens, lorsque le Conseil d’Etat in fine du point 06 précité ajoute que la dérogation locale potentielle à la police nationale spéciale par police générale municipale doit être justifiée non seulement par « des raisons impérieuses liées à des circonstances locales en rendent l’édiction indispensable » mais encore « à condition de ne pas compromettre, ce faisant, la cohérence et l’efficacité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’Etat », n’ajoute-t-il pas un élément proprio motu ou au moins nouveau ?

Et est-ce bien à lui de le décider ?

B. Conseiller l’Etat ou le juger ?

En effet, en sa qualité de conseiller administratif et politique de l’Etat, l’institution est évidemment légitime à indiquer que, selon elle, et dans la grande tradition républicaine, l’Etat doit toujours primer sur les collectivités. Et si le Conseil d’Etat décide d’appuyer, en conséquence, le ministère de l’Intérieur en exigeant qu’une mesure municipale ne compromette pas « la cohérence et l’efficacité » des mesures étatiques, il n’y a aucune difficulté à ce qu’il en soit ainsi si c’est le conseiller qui parle.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire et à écrire ici sur le caractère performatif des propos par lesquels le Palais royal relève (ou plutôt espère) une « cohérence » et une « efficacité » dans la politique sanitaire étatique alors que les mesures de confinement manifestement prises très (sinon trop) tardivement et l’absence cruelle de masques en nombre suffisant ont été constatées par tous les citoyens et ont été critiquées quasiment de façon unanime par les mondes et secteurs de la santé. Le présent arrêté municipal serait-il autant urgemment suspendu si la France avait à sa disposition suffisamment de masques ?

A ce propos, relevons que la commune de Sceaux justifiait son action liberticide en arguant de ce qu’elle cherchait non à restreindre davantage les libertés (et l’on veut bien croire que ce ne soit évidemment pas son but) mais à protéger mieux ses administrés estimant peut-être l’Etat défaillant en la matière. Qu’arrivera-t-il alors si dans quelques temps on comprend et établit que l’Etat aurait dû agir ? Le juge administratif acceptera-t-il d’engager une responsabilité pour défaillance d’action (et donc incompétence négative) après avoir lui-même sanctionné le présent arrêté ? Quoi qu’il en soit, le conseiller de l’Etat peut être ce « bras armé » des gouvernants et c’est même son rôle mais le juge ?

En effet, le républicain Palais royal est aussi le plus haut juge de l’administration (et donc de ces mêmes gouvernants) ce qui le place parfois dans des situations schizophréniques. Car, nous ne croyons pas, en l’espèce, que c’est au juge – lors de l’examen de la légalité d’un arrêté municipal – d’affirmer (alors qu’il n’en avait pas besoin) cette exigence de non-compromission de la « cohérence » et de « l’efficacité » étatiques. Ainsi, au point 10 de l’ordonnance, en actant de ce que la commune de Sceaux ne démontrait pas – du seul fait d’une densité de population donnée et d’une part estimée importante de personnes âgées sur son territoire – de l’existence de circonstances locales particulières justifiant une aggravation des mesures nationales de police spéciale, le Conseil d’Etat avait nul besoin d’invoquer la primauté de l’Unité de l’Etat.

S’il l’a fait, c’est uniquement, croyons-nous, pour éviter des futurs contentieux et asseoir ainsi une jurisprudence claire. Le procédé nous semble néanmoins dommageable en ce qu’il amplifie notamment le mouvement – de plus en plus tangible – d’accusations envers la juridiction administrative.

Et, si nous sommes parfois critiques envers le Conseil d’Etat (ce qui, du reste, est notre rôle d’universitaire particulièrement envers une institution aussi exceptionnelle), nous n’avons jamais pensé ou écrit qu’il s’agissait d’un organe toujours partial et dépendant du pouvoir exécutif. Bien au contraire, c’est parce que nous croyons en son indépendance et en son impartialité, que nous demandons depuis plusieurs années (et par exemple au chapitre 06 (p. 225 et s.) de nos Dix mythes du droit public (Paris, Lextenso ; 2019)) à ce qu’enfin les fonctions juridictionnelles et contentieuses de l’organe soient séparées de façon nette et définitive. Nous sommes effectivement convaincus de ce que tant que le Conseil d’Etat sera – dans un même lieu et sous un même nom et avec une seule et même personne (le vice-président) à la tête des deux dites fonctions – il tendra irrémédiablement la joue aux soufflets des opinions contraires.

Comment persister à croire et à ne pas voir qu’un juge administratif dont le nom est « Conseil d’Etat » comme en 1799 lorsqu’il n’était effectivement qu’un conseiller (y compris au contentieux) et non « juge » ou « Cour », crée nécessairement de la confusion dans l’esprit des citoyens et particulièrement des justiciables ? Il suffirait pourtant de peu pour éviter qu’à chaque fois qu’une décision déplaît à une partie, elle soit taxée d’être « pro » gouvernants. Comment le Conseil d’Etat ne voit-il pas cet avantage incommensurable ? La suspicion de la non-partialité de son juge est pourtant ce qu’il y a de pire en démocratie et il serait si simple d’évacuer ce sentiment. Ainsi que nous l’avons déjà écrit par ailleurs, nous ne prônons pas pour autant la disparition du Conseil d’Etat, des missions qui lui sont dévolues et de ses membres ! Nous ne disons pas davantage qu’il faudrait couper tous les ponts entre les deux missions et nier toute l’histoire de cette belle institution. Ces racines multiples du Conseil nous semblent, en effet, une richesse à conserver et à cultiver : ainsi, le fait que ses membres puissent facilement cheminer par les administrations actives, puis consultatives à la Juridiction nous semble opportun et un bienfait évident. Historiquement, la forme inquisitoriale, essentiellement écrite et contradictoire du contentieux administratif, produit de l’histoire de l’organe consultatif nous paraît également être un riche et fructueux héritage. Gardons cette mémoire et ces origines mais ne retournons pas vers ce qu’elle a produit de pire : la confusion des genres et des autorités à travers le modèle d’un administrateur-juge devenue juge-administrateur. Il faudrait simplement séparer plus nettement le juge de l’administration et redire au juge sa mission. En fait, ce que le Conseil a du mal à accepter – et qu’il faudrait pourtant qu’il concède – c’est que le simple fait qu’institutionnellement il réunisse ces deux fonctions pose problème. Il s’agit du « doute » énoncé dans l’arrêt Procola (Cedh, 28 septembre 1995, Procola c. Luxembourg) et ce simple doute est infiniment préjudiciable à l’idée même de Justice qui se doit d’être pure, impartiale et indépendante si l’on souhaite que les justiciables la saisissent sereinement sans crainte de préjugés.

Alors, le Conseil d’Etat évitera sûrement ce genre de réactions en chaîne : qu’un collègue, le professeur Xavier Dupré de Boulois qualifie la juridiction d’être « une sorte d’auxiliaire de la police administrative » (« On nous change notre…. référé-liberté » in Rdlf 2020, chron. 12) et par suite que le vice-président de l’Institution se sente obligé de répondre aux questions de journalistes lui demandant ce qu’il en est. Voyez à cet égard au Monde daté du 16 avril, les propos du président Bruno Lasserre se voulant rassurant et affirmant : « nous ne sommes pas devenus (sic) le bouclier du gouvernement ». Deux hypothèses s’imposent alors au lecteur : si le Conseil d’Etat n’est pas « devenu » le bouclier du gouvernement, est-ce parce qu’il ne l’a jamais – ou par ce qu’il l’a toujours – été ? Le plus grave n’est alors pas que l’on s’interroge (c’est du reste plutôt sain dans un Etat de Droit) mais que le Conseil d’Etat se sente obligé – performativement ? – de l’affirmer.

Addendum au 20/04/2020.
Sur son site, le pr. P. Cossalter a également commenté la présente ordonnance et nous fait l’honneur de chercher (là où nous ne pensions pas qu’il en existât) une controverse. Trois éléments de réponse ci-dessous à ses propos :

  1. Notre estimé collègue écrit : « Il est en réalité très rare que le maire conserve la possibilité d’exercer des pouvoirs de police administrative générale dans les domaines de la police spéciale de l’Etat (v. pour une opinion divergente » puis de nous citer … Or, nous n’avons jamais ni écrit ni pensé autre chose ! Il est effectivement « rare » que le maire réalise ce concours de polices ; à aucun moment nous n’avons indiqué qu’il était fréquent ou qu’il serait bon qu’il le devienne ! Sur ce point notre opinion n’est donc pas divergente.
  2. Soit le « concours » de polices est possible et nous croyons qu’il l’est et dans ce cas la police générale locale doit pouvoir aggraver – en cas de circonstances particulières – une mesure spéciale préalable. Si le cumul de polices n’est pas possible alors il ne faut pas parler, comme le fait le pr. Cossalter, de « concours » … Et il faut affirmer que la jurisprudence des films Lutétia ne s’applique plus. Or, notre collègue note son souhait qu’elle ne s’applique plus à l’avenir (ce que nous pouvons entendre) et non qu’elle ne s’applique plus en l’état ! Si elle s’applique, même rarement (comme tant d’autres règles), alors nous demandons juste à ce que l’on n’y ajoute pas le codicile « unité et cohérence de l’Etat »…
  3. Il ne nous avait pas échappé que dans l’ordonnance du 22 mars précédant, le concours de polices l’était entre polices générales et non entre polices spéciale et générale. Nous avons seulement fait un parallèle car il nous a semblé (et nous semble toujours) que la logique des concours quels qu’ils soient était la même : la seconde police (générale et locale) doit toujours a) aggraver la mesure précédente et b) justifier de circonstances locales.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil «d’Etat» et non «des collectivités» » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292.

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Des objets du DA (4/8) : Basileo Couiteas

Art. 291.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Après la décision :

voici :

Quatrième décision :
CE, 30 novembre 1903,
Basileo Couitéas

#responsabilité #sansfaute
#Tunisie #expulsion #Jaurès

Rec. Lebon : p. 789.
Bibl. : note de Bertrand Seiller
à la Rfda 2013 ; p. 1012 et s.

Mandat commercial de la société Couiteas – Ioannidis témoignant de son activité financière florissante & carte de visite du député Jean Jaurès, adjoint au maire de Toulouse.

1898 & circa 1891 (carte) – Papier(s)

Ces deux morceaux réunis émanent de deux personnes diamétralement opposées en politique : le colon Couitéas & le député Jaurès. Ils incarnent parfaitement les deux conceptions de la propriété au cœur de la présente jurisprudence.

Les faits

En Tunisie, un colon dit Basileio Couitéas (de son vrai nom Coyoutopoulos) arriva de Sparte pour y faire des affaires entre Bone (Algérie) et Tunis. Il les réussit et autour de 1900, acquit avec d’autres et pour une somme symbolique la propriété d’un terrain auprès d’héritiers d’un marabout. Or, sur ce domaine vivaient près de 20 000 occupants qui entendaient bien revendiquer leurs droits de possession. Deux conceptions du droit s’opposent alors ici : celle des occupants qui chérissent et font fructifier les lieux et estiment que leur droit émane d’une possession séculaire et celle des formalistes ne considérant qu’un titre papier. Ce qui devait arriver, arriva : les occupants originels refusèrent de partir et Couitéas voulut les expulser.

La portée

La procédure judiciaire fut alors longue. Couitéas chercha un appui auprès des tribunaux locaux mais ceux-ci le déboutèrent car rapporte Jean Jaurès – qui prit contre Couitéas la défense des Tunisiens, « même si les titres (…) [apportés] sont authentiques (…), rien ne peut prévaloir (…) devant l’immémoriale possession de centaines et de milliers d’indigènes ». Ne pouvant obtenir satisfaction, Couitéas déplaça le contentieux en France et provoqua un arbitrage plus politique que juridique qui le reconnut propriétaire. Fort de cela, il imposa à ses occupants un loyer mais 300 résidents en saisirent le tribunal civil de Sousse qui ordonna qu’on prêta main forte pour « expulser tous occupants ». Une nouvelle fois le député Jaurès les soutint : « l’opération de M. Couitéas a été la plus scandaleuse tentative d’expropriation qui ait été commise en Tunisie contre des Tunisiens ». De son côté, le propriétaire affirmait (et on peut le comprendre) avoir été spolié. Comme la force publique qu’il sollicitait ne lui était pas donnée, il assigna l’Etat en responsabilité. Alors, le Conseil d’Etat déclara un principe nouveau de responsabilité sans faute : « considérant que le justiciable nanti d’une sentence judiciaire dûment revêtue de la formule exécutoire est en droit de compter sur l’appui de la force publique » et si « le gouvernement a le devoir d’apprécier les conditions de cette exécution et le droit de refuser le concours de la force armée, tant qu’il estime qu’il y a danger pour l’ordre et la sécurité [ce qui était manifestement le cas], le préjudice qui peut résulter de ce refus ne saurait (…) être regardé comme une charge incombant normalement à l’intéressé ». C’était donc à l’Etat (et aux justiciables) solidairement d’aider Couiteas qui subissait ainsi une rupture d’Egalité devant les charges publiques. A demi-mots, le juge comprenait que la Puissance publique ne soit pas intervenue en Tunisie pour déloger les occupants mais il fallait tout de même en dédommager l’intéressé. Concrètement, il faudra attendre 1928 pour arrêter la somme de 1 500 000 francs que ses héritiers contestèrent puisqu’ils constataient que « l’occupation » autochtone se continuait. L’affaire ne se termina alors qu’en 1936 !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (4/8) :
Basileo Couiteas »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 291.

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Des objets du DA (3/8) : au commerce en détail de Nevers

Art. 289.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Après la décision :

voici :

Troisième décision :
CE, Sect., 30 mai 1930,
Chambre syndicale du commerce
en détail de Nevers

#servicepublic #Spic #socialismemunicipal
#interventionnismeéconomique
#circonstancesparticulièresdetempsoulieu

Rec. Lebon : p. 583.
Bibl. : note collective des auteurs du Gaja
in Gaja 2019 ; 22ème éd. ; p. 253 et s.

Sept coupons ou tickets de ravitaillement pour du pain, des matières grasses ou encore du sucre. On relèvera avec attention les propos à peine culpabilisants du ministre Victor Boret (1872-1952). Circa 1918 Papier(s)

La France aux niveaux étatique (pendant les guerres) et même municipaux (comme ici à Nevers en 1928) a organisé des services
de ravitaillement de la population. Ces activités commerciales ont juridiquement questionné l’interventionnisme public.

Les faits

Plusieurs normes de 1926 ont mis en place ce qu’il est convenu de nommer le socialisme municipal, c’est-à-dire un interventionnisme public local plus intense et ce, y compris, en matières économiques et sociales à travers – en particulier – la notion de service public à caractère industriel et commercial (Spic). A Nevers, dès 1923, la commune a souhaité ériger en ce sens un service de ravitaillement de denrées alimentaires afin d’aider les citoyens à compenser les augmentations du coût de la vie pendant la période de l’après-guerre. Plusieurs commerçants, à travers leur chambre syndicale, par peur de voir leur chiffre d’affaires diminuer, ont donc contesté cette création.

La portée

Pour la comprendre, il faut lire les conclusions du commissaire du gouvernement Josse dans cette affaire. Explicitement, pour lutter contre le socialisme municipal, Josse va expliquer que les décrets de 1926 n’avaient finalement que peu modifié l’état du Droit… posé au préalable par le juge administratif lui-même notamment par sa jurisprudence CE, 29 mars 1901, docteurs Casanova & alii. C’est d’ailleurs ce que dira – solennellement – la section du contentieux du Conseil : « considérant que si, en vertu de (…) la loi du 3 août 1926 qui l’autorisait à apporter, tant aux services de l’Etat qu’à ceux des collectivités locales, toutes réformes nécessaires à la réalisation d’économies, le Président de la République a pu légalement réglementer (…) l’organisation et le fonctionnement des régies municipales, les décrets des 5 novembre et 28 décembre 1926 par lesquels il a réalisé ces réformes n’ont eu ni pour objet, ni pour effet d’étendre, en matière de création de services publics communaux, les attributions conférées aux conseils municipaux par la législation antérieure ; que les entreprises ayant un caractère commercial restent, en règle générale, réservées à l’initiative privée et que les conseils municipaux ne peuvent ériger des entreprises de cette nature en services publics communaux que si, en raison de circonstances particulières de temps ou de lieu, un intérêt public justifie leur intervention en cette matière ». Or, le juge estime que la ville ne justifiait d’aucune circonstance spéciale permettant une telle atteinte à la liberté d’entreprendre des commerçants. Le Conseil d’Etat va longtemps maintenir ces principes aujourd’hui résumés comme suit : une personne publique n’a pas, selon le juge, vocation à entreprendre et à faire commerce. Ce n’est que lorsque la concurrence privée est jugée défaillante (qualitativement et/ou quantitativement) que la puissance publique peut intervenir au nom de l’intérêt général et en raison de « circonstances particulières de temps ou de lieux ». Petit assouplissement cela dit, avant 1930 (et surtout 1933 – cf. CE, 24 novembre 1933, Zénard), les circonstances devaient être « extraordinaires », « exceptionnelles ». Elles sont désormais seulement « particulières ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (3/8) :
Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 289.

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Covid-19 & UE – le bulletin de la Chaire Desaps

Art. 290.

La chaire Jean Monnet de l’Université Toulouse 1 Capitole, « Droit européen de la santé et des produits de santé » (Desaps) de notre collègue Nathalie De Grove Valdeyron vient de mettre en ligne un très beau bulletin collectif consacré au COVID-19 et sa gestion par l’Union européenne.

Pour soutenir et partager cette très belle initiative, le Journal du Droit Administratif vous en propose ci-dessous trois extraits (dont l’un écrit par l’un des membres actifs du comité de rédaction du Jda) et vous engage à lire ledit bulletin en totalité en cliquant ci-après :

https://ceec.ut-capitole.fr/bulletin-desaps-edition-speciale-covid-19-855801.kjsp?RH=1512484968181

1. Avant-propos :
la gestion sanitaire du COVID 19
par l’Union européenne

par Nathalie de Grove-Valdeyron
Maître de Conférences HDR, Université Toulouse 1 Capitole (IRDEIC)
Chaire Jean Monnet

 Un certain nombre de crises sanitaires ont secoué l’Union européenne, chacune d’elle a révélé la nécessité d’avoir « plus d’Europe » et, pour les États, d’agir en commun, de façon coordonnée, avec le soutien de la Commission, pour relever ensemble un même défi : protéger et améliorer la santé humaine, objectif qui relève aujourd’hui de l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après TFUE). Cette base juridique, introduite par le traité de Maastricht dans le Traité CE (ex art. 129 TCE), modifiée par le traité d’Amsterdam (art. 152 TCE), puis par le traité de Lisbonne (qui lui donnera sa numérotation actuelle), attribue principalement à l’Union européenne une compétence d’appui, mais aussi, ce qui mérite d’être souligné car spécifique au domaine de la santé, une compétence partagée avec les États membres  pour ce qui relève des « enjeux communs de sécurité en matière de santé » (art. 4 §2k du TFUE). Cette compétence partagée présente la particularité d’apparaître comme une réaction directe à des « affaires » ou plus généralement des crises : l’affaire du sang contaminé et l’affaire de la vache folle (modifications introduites par le Traité d’Amsterdam[1]), puis plus récemment, l’affaire du médiator. L’Union peut désormais adopter, de façon dérogatoire, des mesures à caractère normatif et non plus simplement incitatif, dans ces domaines précis.

 Le coronavirus (Covid -19), virus SARS-CoV-2, apparu en Chine fin 2019, puis en Europe à partir du mois de janvier 2020, touche de façon grave la santé, « le plus précieux des biens », pour reprendre les termes de la Commission européenne, puisqu’il est à l’origine de plusieurs centaines de milliers de cas[2] (occasionnant des symptômes plus ou moins sévères) et de quelques milliers de morts sur tous les continents, l’Europe étant l’épicentre de la pandémie en mars 2020.

Le moment viendra d’apprécier, avec le recul qui s’impose, la gestion de la crise par l’Union. Il est déjà permis de penser que comme les crises antérieures, voire plus encore que les  autres crises épidémiques précédentes (H1N1, dite aussi grippe aviaire, ebola, zika..), de nouvelles mesures seront adoptées tant pour perfectionner les instruments déjà existants  (notamment le mécanisme de protection civile) que pour améliorer la stratégie à adopter d’un point de vue médical, au niveau de l’Union, pour enrayer la pandémie de la façon la plus efficace alors que, il faut le rappeler, les États  sont  seuls responsables, conformément à l’article 168 §7 du TFUE, de l’organisation de leurs systèmes de santé, de leurs services médicaux et de l’allocation des ressources qui y sont affectées.

Chaque État s’est engagé, avec ses propres moyens et compte tenu des caractéristiques de son propre système de santé, dans une véritable « guerre » contre le virus qui se traduit notamment dans la plupart des États membres, à l’exception à ce jour des Pays-Bas et de la Suède, par des mesures de confinement strictes. Il apparaît pourtant déjà aujourd’hui qu’au-delà de la coordination des mesures sanitaires en cours, qui reste certes perfectible, une solidarité européenne, valeur sur laquelle repose l’Union européenne, s’impose plus que jamais et c’est sans doute de la mobilisation ou non de cette solidarité que dépendra l’avenir du projet européen et de l’intégration européenne.

Avec l’aide de docteurs et de doctorants de l’IRDEIC, que je tiens à remercier ici chaleureusement, sous la coordination de Sarah Bister (avocate) et Lucas Sutto (doctorant), la chaire Jean Monnet propose, en plus du bulletin semestriel DESAPS, de suivre aux cours des semaines à venir la gestion de la crise du COVID 19 par l’Union européenne dans un bulletin spécial qui lui est dédié.

Ce premier numéro fait le point sur les mesures qui ont été prises et celles qui sont envisagées. Il sera régulièrement mis à jour afin de mettre en lumière le rôle de l’Union, compte tenu de la marge de manœuvre qui lui est accordée par les traités, dans une crise sans précédent dont elle pourra, il faut le souhaiter, sortir renforcée. Le bulletin a pour objectif de contribuer à la visibilité de l’action de l’Union tout en l’appréciant d’un point de vue critique.

Toulouse, le 30 mars 2020.


[1] Art. 152§4, a), TCE et art. 152 §4, b) TCE devenus avec le traité de Lisbonne art.168§4 a) et 168 §4 b. Ces deux articles permettent à l’Union d’adopter des normes élevées de qualité et de sécurité du sang, des substances d’origine humaine et des dérivés du sang et de prendre des mesures dans les domaines vétérinaires et phytosanitaires ayant directement pour objectif la protection de la santé publique. L’article 168§4c) permet quant à lui à l’Union d’adopter des normes élevées de qualité et de sécurité dans le domaine des médicaments et des dispositifs médicaux.

[2] 182670 cas le 24 mars selon https://qap.ecdc.europa.eu/public/extensions/COVID-19/COVID-19.html et 35019 décès au niveau mondial selon la source https://fr.statista.com/statistiques/1101324/morts-coronavirus-monde/ au 30 mars 2020.

2. La gestion – inédite – des frontières
intérieures et extérieures
de l’Union à l’épreuve du Covid-19

par Claire BORIES
Doctorante en Droit de l’Union européenne, IRDEIC, C2EC,
Université Toulouse 1 Capitole

Alors que la France, après l’Espagne et l’Italie, entre à son tour le 17 mars en régime de « confinement général », l’Union européenne décide de fermer ses frontières extérieures afin d’endiguer la propagation du virus Covid-19 – aussi appelé « Coronavirus », qualifiée par l’Organisation Mondiale de la Santé de pandémie mondiale[1]. Une décision extraordinaire dans un contexte exceptionnel.

Quatre mois après l’apparition des premiers cas présumés de coronavirus en Chine, l’épidémie est devenue mondiale et son épicentre s’est déplacé en Europe, avec plus de 47 000 morts constatés au 5 avril. Inquiétante réalité. Face à cette situation particulièrement dramatique, comment s’articulent les réponses étatiques et européennes ?

En première ligne face à ce virus qui s’attaque aux capacités pulmonaires et respiratoires, de nombreux États ferment leurs frontières nationales. Des décisions déplorées par Bruxelles, bien que compatibles avec les traités européens. Rappelons à bon droit que la coopération Schengen, qui débute en 1985 en dehors du cadre communautaire[2],  instaure un espace de libre circulation des personnes entre les 26 pays signataires, dont 22 des 27 États membres de l’Union européenne[3]. D’un côté, l’on supprime les contrôles aux « frontières intérieures »[4] de l’Union, de l’autre, l’on renforce la protection aux « frontières extérieures »[5]. Conformément à l’article 25 du Code frontières Schengen, les États membres ont la possibilité de réintroduire des contrôles à leurs frontières nationales « pour une période limitée d’une durée maximale de trente jours (…) à une durée maximale [et exceptionnelle] de deux ans »[6]. Ils ne peuvent toutefois activer ces contrôles renforcés qu’en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure, ou en réaction au risque présenté par une maladie contagieuse – précise la Commission[7]. Sur la base de ces dispositions, plusieurs États membres ont déjà fermé leurs frontières nationales suite à des attaques terroristes, des évènements sportifs faisant craindre des débordements ou pendant la « crise » migratoire[8]. Mais c’est bien la première fois que ce principe est appliqué pour des raisons sanitaires. Inédite situation. 

Il est donc une réalité. La Commission européenne ne peut empêcher ce retour des frontières dans l’Union. Ne disposant que d’une compétence d’appui en la matière[9], elle s’attache à coordonner au mieux l’action des États membres. Une tâche ardue. Mandat de coordination en poche – donné par les États membres le 10 mars, la Commission a alors formulé des lignes de conduite relatives à la gestion des frontières intérieures et extérieures de l’Union[10], appelant à des fermetures coordonnées, opérationnelles, proportionnées et efficaces, et ce, dans le respect de la protection de la santé des populations et de la libre circulation des personnes. Face à la pandémie du Covid-19, un seul mot d’ordre : se coordonner au niveau de l’Union. De fait, « la mise en œuvre des politiques de l’Union en matière de contrôle des personnes (…) doit être régie par le principe de solidarité entre les États membres »[11]. Après avoir fermé leurs frontières nationales dans un complet désordre, et ce malgré les mises en garde de la Commission européenne (I), les Vingt-sept ont finalement – et plus sagement –  adopté une position commune concernant la gestion des frontières extérieures de l’Union, accueillant favorablement la décision – inédite – de la Commission (II). Une gestion en demi-teinte donc.

I. Un complet désordre pour la gestion des frontières intérieures de l’Union

État d’urgence, confinement partiel ou total, limitation de l’activité économique ou des déplacements non-essentiels, annulations de rassemblements publics, fermeture des écoles et des commerces,fermeture des frontières … la propagation de la pandémie et la nécessité d’une réponse rapide ont conduit les Vingt-sept à adopter des mesures nationales de circonstance. Avec des stratégies et des rythmes variés.

Des mesures strictes de confinement ont été instaurées en France, en Espagne – deuxième pays le plus endeuillé[12], et en Italie – deuxième foyer mondial de l’épidémie[13]. Les habitants sont strictement assignés à résidence, toute activité ou déplacement jugés non-essentiels sont tout bonnement interdits. Cela fait désormais quatre semaines que les soixante millions d’Italiens se voient privés de sortie et de déplacement…une « entorse » non négligeable à la libre circulation des personnes. Dans le même temps, l’Allemagne, Chypre, le Danemark, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Lituanie et la Lettonie ont instauré des contrôles plus étroits des déplacements, allant parfois jusqu’à la fermeture totale de leurs frontières avec leurs voisins. À ce titre, l’Allemagne ferme ses frontières avec cinq pays de ses six frontaliers, la Belgique réinstaure des contrôles douaniers aux postes frontières, tandis que l’Autriche et la Hongrie restreignent leurs entrées pour l’Italie. Dans la même veine, la Slovénie ferme les 232 kilomètres de frontières qu’elle partage avec l’Italie et la Pologne ferme ses frontières aux étrangers, et suspend jusqu’à nouvel ordre les vols intérieurs. Toutes ces décisions, aussi unilatérales fussent-elles, ont été prises dans un même but : limiter les déplacements de populations, un facteur aggravant de la propagation du virus.

Ces fermetures de frontières en cascade déplaisent fortement à la Commission européenne, et notamment à sa présidente Ursula Von der Leyen[14]. Dans ses lignes directrices, la Commission met un point sur l’importance de se coordonner au niveau de l’Union « afin de garantir l’efficacité et la proportionnalité des mesures prises » (point 23). Ces contrôles doivent s’effectuer « de manière proportionnée et en tenant dûment compte de la santé des personnes concernées ». Ce faisant, « il y a lieu de ne pas refuser l’entrée aux personnes qui sont manifestement malades, mais de prendre [à leur égard] des mesures [sanitaires] appropriées », insiste-t-elle au point 19. Il peut s’agir de mettre en place des mesures de dépistage aux points d’entrée et de sortie, de faire compléter un formulaire de localisation des passagers à des fins de santé, prévoir du matériel d’information à distribuer aux voyageurs, ou encore d’isoler les cas suspects et transférer les cas confirmés à un établissement de soins de santé. Ces mesures sanitaires – plus longuement détaillées au point 11 –  s’inspirent en fait des meilleures pratiques mises en œuvre par les autorités sanitaires des États membres. Des mesures de quatorzaine imposées aux personnes venant de foyers d’infection – la France vis-à-vis des personnes en provenance d’Italie par exemple, semblent ici tout à fait justifiées. « Il y a lieu [en outre] d’organiser les contrôles aux frontières (…) de manière à empêcher l’apparition de grands rassemblements (par exemple les files d’attente), qui risquent d’accroître la propagation du virus » (point 22). Une coordination de la part des États membres est également souhaitée – et attendue – en ce qui concerne « les dépistages portant sur la santé [qui doivent être] réalisés d’un seul côté de la frontière afin d’éviter les chevauchements et les délais d’attente » (point 24). Enfin, « il convient que les États membres autorisent et facilitent le passage des travailleurs frontaliers, en particulier, mais pas seulement, ceux qui travaillent dans le secteur des soins de santé et le secteur alimentaire ainsi que dans d’autres services essentiels (par exemple, les services de garde d’enfants, les soins aux personnes âgées, le personnel occupant une fonction critique pour les services d’utilité générale) afin de garantir la continuité de l’activité professionnelle » (point 21). Si la Commission se préoccupe du sort des travailleurs transfrontaliers – notamment le personnel soignant, elle demande aussi à ce que soit garantie « la non-discrimination entre les propres ressortissants des États membres et les citoyens de l’UE résidents » (point 21). Cela implique donc d’imposer les mêmes exigences – douanières ou sanitaires – aux ressortissants nationaux et aux citoyens de l’Union résidents, ainsi qu’aux ressortissants de pays tiers résidents – résidents de longue durée[15], membres de la famille d’un citoyen européen[16]. Égalité de traitement garantie, virus ou pas !

En dépit des difficultés à coordonner l’action des Vingt-sept sur leurs frontières nationales, la Commission européenne a progressivement élaboré des réponses pour contrer l’épidémie en postulant une approche commune de la gestion des frontières extérieures de l’Union (II).

II. Une position commune pour la gestion des frontières extérieures de l’Union

Le couperet est tombé dans la soirée du 17 mars : l’Union européenne fermera bel et bien ses frontières extérieures pour une période de 30 jours afin de lutter contre le virus Covid-19.

De quoi s’agit-il ? En premier lieu, des vérifications systématiques aux points de passage frontaliers sont nouvellement envisagées : il peut s’agir de contrôles douaniers, mais aussi – et surtout – de contrôles sanitaires réalisés par les autorités sanitaires des États membres. À ce sujet, la Commission exige que « les autorités frontalières jouent un rôle de soutien essentiel [auprès des autorités sanitaires], notamment en fournissant des informations aux passagers et en renvoyant immédiatement les cas préoccupants vers les services de santé concernés » (point 13). L’on exige qu’ils coopèrent – eux aussi. Qui est concerné par ces vérifications ? « Toutes les personnes, ressortissants de l’UE et ressortissants de pays tiers, qui franchissent les frontières extérieures pour entrer dans l’espace Schengen », nous dit-on (point 14). En deuxième lieu, les États membres ont la possibilité de refuser l’entrée sur le territoire de certains ressortissants de pays tiers. Qui sont-ils ? Ce sont ceux qui « présentent des symptômes pertinents ou ont été particulièrement exposés à un risque d’infection et sont considérés comme une menace pour la santé publique » (point 15). Et uniquement ceux-là.

À l’égard de ces personnes – considérées comme présentant un risque pour la santé publique dû au Covid-19, il convient de « prendre des mesures appropriées » à cette fin (point 11). Là encore, il est demandé aux autorités sanitaires des États membres de procéder à des vérifications selon les meilleures pratiques mises en œuvre dans l’Union. Pour les aider dans cette tâche ardue, la Commission a publié le 3 avril 2020 de nouvelles orientations pratiques à l’intention des États membres afin d’encourager une approche plus coordonnée de la coopération transfrontalière des soins d’urgence[17]. L’objectif est d’améliorer, tout en les facilitant, le traitement des patients et le déploiement du personnel médical au-delà des frontières. En cela, elle se propose notamment de suivre de près et de coordonner les demandes d’aide en matière de soins transfrontaliers – par exemple, les places en soins palliatifs, ou encore de clarifier notamment la procédure à suivre pour le remboursement des coûts d’un traitement dans un autre État membre conformément aux règlements de coordination de la sécurité sociale[18]. La coopération transfrontalière, cette fois entre autorités sanitaires nationales, régionales et locales, est de rigueur.

En plus d’être propre à garantir la protection de la santé des populations, « toute décision de refus d’entrée doit être proportionnée et non discriminatoire » (point 17). Très consciencieusement, la Commission précise en suivant qu’« une mesure est considérée comme proportionnée à condition qu’elle ait été prise après consultation des autorités sanitaires et qu’elle ait été jugée appropriée et nécessaire pour atteindre l’objectif de santé publique ». Une redondance qui n’est pas inutile. S’agissant de la mesure discriminatoire, elle peut l’être directement ou indirectement. En effet, le principe de non-discrimination (article 18 TFUE) prohibe non seulement les discriminations directes – ou ostensibles – fondées sur la nationalité, mais aussi toutes formes indirectes – ou dissimulées –  de discrimination qui, par application d’autres critères de distinction, aboutissent en fait au même résultat[19]. Enfin, lorsqu’elles sont jugées plus efficaces, des mesures de substitution au refus d’entrée, telles que l’isolement ou la quarantaine, sont à privilégier, considérant le caractère – largement – plus restrictif sur la liberté de circulation du second (point 16). Tout l’enjeu pour les États membres est alors de se conformer à ces exigences européennes.

Le credo ici formulé par la Commission européenne au sujet des personnes est le même pour la circulation des marchandises. « Les États membres doivent préserver la libre circulation de toutes les marchandises, (…) en particulier les biens de première nécessité, les biens sanitaires et les biens périssables, notamment les denrées alimentaires (…) » (point 6). « Une action collective et coordonnée est [aussi] indispensable ». Un défi de taille pour un virus d’exception.


[1] Le 11 mars 2020, Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS, déclare que l’épidémie de Covid-19 est désormais passée au stade de pandémie. L’épidémie – du latin epidemia (« à la maison ») –  correspond à la propagation d’une maladie dans une région donnée – la région de Wuhan en Chine aux prémices de l’épidémie. Elle devient pandémie – du grec pan (« tout ») et demos (« peuple »), lorsque la propagation du virus est telle qu’elle s’étend à plusieurs foyers, à plusieurs continents dans le monde – le développement de zones à risque hors de la Chine, notamment à Singapour, en Corée du Sud, en Iran et en Italie.

[2] L’acquis actuel de Schengen, intégré dans l’ordre juridique de l’Union par le traité d’Amsterdam en 1997, repose sur les accords de Schengen de 1985, conclus entre cinq pays (la France, l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas), et sur la Convention d’application de l’accord de Schengen, du 19 juin 1990, qui contient les dispositions destinées à compenser la levée progressive des contrôles aux frontières par un renforcement de la coopération dans les domaines de la circulation des personnes (visas, immigration, asile), ainsi qu’en matière policière et judiciaire.

[3] Tous les États membres de l’Union, à l’exception de six d’entre eux, font partie de Schengen. C’est le cas de l’Irlande, du Royaume-Uni (membre jusqu’en décembre 2020), de la Bulgarie, de la Croatie, de Chypre et enfin, de la Roumanie. Entre outre, quatre États tiers à l’Union sont associés à Schengen : l’Islande (1999), la Norvège (1999), la Suisse (2008) et Lichtenstein (2011).

[4] Par « frontières intérieures », il faut entendre « les frontières communes terrestres des parties contractantes ainsi que leurs aéroports pour les vols intérieurs y compris fluviales et lacustres des États membres, les aéroports pour les vols intérieurs, les ports maritimes fluviaux et lacustres pour les liaisons régulières de transbordeurs », v. article 2, paragraphe 1, du règlement n°2016/399/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, communément appelé « Code frontières Schengen », JO L 77/1 du 23.03.2016.

[5] Les « frontières extérieures » quant à elle sont « « frontières extérieures », il faut considérer « les frontières terrestres, y compris les frontières fluviales et lacustres, les frontières maritimes ainsi que les frontières ainsi que les aéroports ports fluviaux, ports maritimes et ports lacustres pour autant qu’ils ne soient pas frontières intérieures », v. article 2, paragraphe 2, du Code frontières Schengen, op. cit.

[6] Article 25 du règlement n°2016/399/UE du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes, communément appelé « Code frontières Schengen », JO L 77/1 du 23.03.2016

[7] Dans ses lignes directrices, publiées le 16 mars 2020, la Commission fait explicitement référence aux dispositions de l’article 25, paragraphe 1, du Code Schengen, et précise aussi que « dans une situation extrêmement critique, un État membre peut identifier la nécessité de réintroduire les contrôles aux frontières en réaction au risque présenté par une maladie contagieuse », v. en ce sens, Communication de la Commission du 16 mars 2020 prévoyant les lignes directrices relatives aux mesures de gestion des frontières visant à protéger la santé publique et à garantir la disponibilité des biens et des services essentiels, COM (2020/C 86 I/01), point 18.

[7] Article 25, paragraphe 2, du Code frontières Schengen

[8] L’Allemagne, lors de la coupe du monde de football en 2006, l’Autriche à l’occasion de l’Euro 2008, la Pologne pour l’Euro 2012 ou encore la France pour la COP 21 (Conférence des Parties) puis à la suite des attentats de novembre 2015, ont utilisé cette faculté pour réintroduire temporairement la vérification des passeports à leurs frontières nationales. De même, l’arrivée en 2011 de millions de migrants fuyant les révolutions arabes vers le territoire européen, en transitant par l’île italienne de Lampedusa, a amené l’Italie à délivrer des permis de séjour de six mois. En 2017, la France a, quant à elle, décidé de bloquer un convoi de migrants à la frontière italienne, invoquant un risque de trouble à l’ordre public.

[9] L’article 168, paragraphe 7, TFUE, qui renforce l’ancien article 152 TCE, réaffirme la logique de responsabilité première des États membres en matière de définition, d’organisation et de fourniture des soins. En ce sens, il octroie à l’Union une compétence d’appui en la matière, lui permettant d’intervenir pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres (article 6 TUE). Hormis trois domaines très précis liés aux « enjeux de sécurité en matière de santé publique », qui peuvent se rattacher à l’exercice d’une compétence partagée – v. en ce sens, N. De Grove-Valdeyron, « Les enjeux communs de sécurité en matière de santé : quelle influence sur le droit pharmaceutique européen ? », REA, n°4, 2018, p. 617, l’intervention de l’Union demeure essentiellement tournée vers la coordination et l’appui aux politiques nationales de santé.

[10] Voir notamment les Section III, IV et V de la Communication de la Commission du 16 mars 2020 prévoyant les lignes directrices relatives aux mesures de gestion des frontières visant à protéger la santé publique et à garantir la disponibilité des biens et des services essentiels, op. cit.

[11] Deuxième phrase de ses lignes directrices, ibidem.

[12] Au total, l’Espagne comptabilise plus de 117 000 cas confirmés et 10 935 morts, chiffre multiplié par plus de 10 en seulement 15 jours. Si tout le pays est touché, c’est particulièrement la région de Madrid qui est touchée par le virus, avec 42,7% des cas et 29, 2% des morts

[13] L’Italie compte 128 948 personnes cas de personnes contaminées par le Covid-19.

[14] Cette dernière a réagi le 13 mars 2020, en affirmant que ces blocages « n’étaient pas considérés comme très efficaces par l’OMS » et risquaient de « perturber la vie de la population et des entreprises ».

[15] Sur les règles applicables au séjour de longue durée des citoyens non européens, v. Directive n° 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée, JO L 16 du 23.01.2004.

[16] V. en ce sens, Directive n°2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement n° 1612/68/CEE et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, JO L 158 du 30.04.2004.

[17] Communication de la Commission du 3 avril 2020 prévoyant des lignes directrices relatives à une approche plus coordonnée de la coopération transfrontière en matière de soins d’urgence (Guidelines on EU Emergency Assistance in Cross-Border Cooperation in Healthcare related to the COVID-19 crisis), COM (2020) 2153 final.

[18] Règlement n°883/2004/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, JO L 166 du 30.04.2004, et le rectificatif au règlement n°883/2004/CE portant tsur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO L 200 du 7.6.2004) ; Règlement n°987/2009/UE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement no 883/2004/CE portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, JO L 284 du 30.10.2009.

[19]Il est de jurisprudence constante qu’une disposition nationale est considérée comme indirectement discriminatoire « lorsqu’elle est susceptible, par sa nature même, d’affecter davantage les ressortissants d’autres États membres que les ressortissants nationaux et qu’elle risque, par conséquent, de défavoriser plus particulièrement les premiers », notamment, CJCE, 18 juillet 2007, Hartmann, C‑212/05, ECLI:EU:C:2007:437, point 30 ; CJCE, 11 septembre 2008, Petersen, C‑228/07, ECLI:EU:C:2008 :494, point 53 ; CJUE, 1er juin 2010, Blanco Pérez, C-570/07 et C‑571/07, ECLI:EU:C:2010 :300, point 119.

3. La passation de contrats
de marchés publics
comme réponse à la pandémie de COVID-19

par Adrien Pech
Doctorant en droit de l’Union Européenne IRDEIC
Université Toulouse I Capitole
Membre du comité de rédaction du Journal du Droit Administratif

L’année 2020 peut être un moment de vérité pour l’Europe[1]. La crise du COVID-19 joue le rôle d’un double test pour l’Union européenne. Le premier concerne la résilience de son système sanitaire et de sa gouvernance. Le second concerne sa capacité à préserver sa cohésion et ses valeurs[2].

La pandémie de COVID-19 révèle les différences culturelles entre les Etats membres de l’Union européenne. Du laissez-faire sanitaire à la position martiale de chef de guerre, chaque pouvoir exécutif national tente de réagir à la crise selon ses propres références et reflexes culturels. L’essentiel des droits nationaux de la commande publique résulte de la transposition des directives 2014/23/UE[3] et 2014/24/UE[4].  Dès lors, il revient avant tout aux autorités nationales de tirer des directives et des normes de transposition, toutes les potentialités nécessaires au maintien de l’achat public durant la crise. En France, par exemple, le législateur a adopté une ordonnance[5] pour mettre en place « les mesures nécessaires à l’assouplissement des règles applicables à l’exécution des contrats publics qui serait compromise du fait de l’épidémie de covid-19, afin de ne pas pénaliser les opérateurs économiques et de permettre la continuité de ces contrats »[6]. Le texte vient compléter les régimes juridiques existants qui permettent d’encadrer les inexécutions contractuelles induites par des circonstances exceptionnelles[7]. En Espagne, le pouvoir exécutif a également adopté  de nombreux actes administratifs, dont le dernier en date concerne notamment les contrats publics[8].

A l’échelle européenne, la Commission, qui exerce des fonctions exécutives dans l’ordre juridique de l’Union[9] est particulièrement impliquée dans la gestion de la crise. La Commission européenne a pour mission de promouvoir l’intérêt général et de prendre des initiatives appropriées à cette fin. Par ailleurs, « elle veille à l’application des traités » et  « surveille l’application du droit de l’Union »[10]. Or, d’une part, les marchés publics sont un « élément fondamental de l’écosystème d’investissement ». Ils représentent 14% du produit intérieur brut de l’Union européenne. Selon la Commission, « les pouvoirs publics peuvent utiliser ce levier d’une manière plus stratégique, afin d’obtenir un meilleur rapport coût/efficacité pour chaque euro d’argent public dépensé et apporter leur pierre à la construction d’une économie plus innovante, durable, inclusive et compétitive » [11]. D’autre part, face à l’échec des discussions au sein du Conseil européen en date du 26 mars 2020 et au « danger de mort » guettant l’Union européenne si elle ne parvient à donner vie au  principe de solidarité[12], la Commission semble être véritablement l’institution au centre de l’action européenne luttant contre le COVID-19[13]. A ce titre, elle a adopté, parmi de nombreuses autres mesures[14], une communication portant sur l’utilisation des marchés publics dans la situation d’urgence liée à la crise du COVID-19[15]. Ce document lui permet d’orienter les Etats membres et plus largement les personnes physiques ou morales, acteurs du droit de la commande publique dans l’Union, sur la passation des marchés publics dans la situation actuelle.

L’institution établit un lien direct entre le COVID-19 et le droit des marchés publics. En effet, les acheteurs publics « doivent garantir la disponibilité d’équipements de protection individuelle tels que les masques et les gants de protection, de dispositifs médicaux, notamment les ventilateurs, et d’autres fournitures médicales, mais aussi celle d’infrastructures hospitalières ou informatiques ». Cette communication constitue un véritable vade-mecum démontrant que le droit des marchés publics, tel qu’il a été pensé par le législateur de l’Union permet « aux acheteurs publics d’acheter en quelques jours, voire en quelques heures, si nécessaire ».

Concrètement, pour ce faire, la Commission rappelle que deux types d’actions peuvent être mises en œuvre sur le territoire de l’Union : la passation conjointe de contrats de marchés publics à l’initiative de la Commission (I) et la levée des contraintes procédurales lors de la passation des contrats dans les Etats membres (II).

I. La passation conjointe de contrats de marchés publics

Si cette procédure semble particulièrement adaptée afin de répondre à une crise sanitaire[16], sa première utilisation concernait des plateformes d’enchères pour les quotas de gaz à effet de serre[17]. Depuis, son utilisation est relativement inhabituelle.  Le rôle du droit des marchés publics dans la gestion d’une crise sanitaire est essentiel. En effet, lors de la pandémie de grippe A/H1N1 le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée Nationale a critiqué la gestion française de la crise, notamment au regard des « passations de marché qui sont notamment apparues très perfectibles, particulièrement en ce qui concerne le prix et la possibilité d’adapter les quantités commandées aux besoins réels ». Par ailleurs, la Cour des comptes avait affirmé que les passations de marché ont été marquées par une position de dépendance vis-à-vis des fournisseurs, qui « a sans nul doute été aggravée par l’absence de toute coordination, notamment européenne, entre les différents Etats demandeurs »[18]. C’est pourquoi, la nécessité d’une meilleure coordination à l’échelle de l’Union européenne a été mise en lumière.

C’est notamment à ce titre que le Parlement européen, dans sa résolution du 8 mars 2011, et le Conseil, dans ses conclusions du 13 septembre 2010, ont souligné la nécessité de mettre en place une procédure commune de passation conjointe de marché relative à des contre-mesures médicales pour permettre aux États membres de bénéficier de ces achats groupés sur une base volontaire, « par exemple en obtenant, pour un produit donné, des tarifs avantageux et de la souplesse pour les commandes »[19]. C’est sur le fondement de l’article 168 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), que les institutions européennes se sont saisies de cette question[20].

Le paragraphe premier de l’article 5 de la décision n°1082/2013/UE[21] prévoit la possibilité pour les institutions de l’Union et les États membres qui le souhaitent d’engager « une procédure conjointe de passation de marché »[22], conformément aux règles relatives au droit budgétaire européen[23].  La décision n°1082/2013/UE abroge la décision n° 2119/98/CE[24] et a été révisée par la décision n°2019/420 en date du 13 mars 2019[25] « afin de renforcer les capacités européennes de protection civile pour faire face aux importants feux de forêt touchant les États membres du sud de l’Union chaque été »[26], introduisant le mécanisme RescUE.

Le deuxième paragraphe en précise les conditions. Elles sont au nombre de quatre. D’abord, la participation à la procédure conjointe de passation de marché est ouverte à tous les États membres jusqu’à l’ouverture de la procédure. Ensuite, les droits et obligations des États membres qui ne participent pas à la passation conjointe de marché doivent être respectés, notamment en ce qui concerne la protection et l’amélioration de la santé humaine. Puis, la passation conjointe de marché ne doit pas avoir d’incidence sur le marché intérieur, ni constituer une discrimination ou une restriction des échanges commerciaux, ni entraîner une distorsion de la concurrence. Enfin, la passation conjointe de marché ne doit pas avoir d’incidence directe sur le budget des États membres qui ne participent pas à ladite passation de marché.

Le troisième paragraphe dispose que les parties doivent conclure un accord de passation conjointe de marché « déterminant les modalités pratiques régissant cette procédure et le processus décisionnel en ce qui concerne le choix de la procédure, l’évaluation des offres et l’attribution du marché ».

Pour pallier les difficultés rencontrées par les Etats membres lors de la crise de la grippe A/H1N1 en 2009, la Commission a approuvé un accord de passation conjointe de marchés qui permettra à tous les États membres de l’Union européenne d’acquérir conjointement et non plus individuellement des vaccins pandémiques et d’autres contre-mesures médicales[27].

C’est à cette occasion que la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée Nationale  a considéré, qu’à l’instar des accords relatifs à des plateformes d’enchères pour les quotas de gaz à effet de serre, l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales, devait être soumis au Parlement. La raison avancée tient à la nature législative de l’article 43 de l’accord qui dérogerait aux principes de droit commun régissant la responsabilité de l’Etat, faisant entrer l’accord dans le champ d’application de l’article 53 de la Constitution de sorte que sa ratification soit soumise une autorisation préalable du Parlement. C’est la loi n° 2017-115 du 1er février 2017 qui a autorité la ratification de l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales[28]. La Commission européenne considère qu’il ne s’agit pas d’un accord international au sens de la convention de Vienne sur le droit des traités mais qu’il s’agit d’un « arrangement administratif, considéré comme une simple mesure d’application d’un acte de droit communautaire »[29], à savoir, la décision n°1082/2013/UE.

Relativement tôt dans la lutte contre la pandémie, la Commission a émis plusieurs appels d’offres.  Le premier d’entre eux date du 28 février 2020. Puis, les 7 et 19 mars 2020 deux nouveaux appels d’offres ont été émis en vue d’obtenir des masques de type 2 et 3, des gants, des lunettes, des écrans faciaux, des masques chirurgicaux et des combinaisons. Vingt-cinq Etats membres ont participé à la passation conjointe de marchés publics initiée par la Commission. Selon la Commission, les producteurs ont soumis des offres couvrant et, dans certains cas, dépassant même les quantités demandées par les États membres qui participent à cette passation. Cette initiative permet d’agir dans l’urgence. En effet, la Commission annonçait que les équipements devraient être disponibles deux semaines après la signature, par les États membres, des contrats avec les soumissionnaires, « signature qui devrait intervenir très rapidement. »[30]. Cette initiative s’est révélée fructueuse puisque « dès le 24 mars, des fabricants ont présenté des offres correspondant aux quantités d’articles demandées par 25 États membres participants. »[31].

Par ailleurs, la Commission rappelle que dans le cadre de la passation des contrats de marchés publics, les pouvoirs adjudicateurs bénéficient pleinement des potentialités offertes par le droit de l’Union afin de répondre à l’urgence, en se voyant délestés des contraintes procédurales (II).

II. La levée des contraintes procédurales de passation

Le point 2 de la communication est consacré au « Choix des procédures et délais prévus par le cadre de l’Union européenne régissant les marchés publics — En particulier en cas d’urgence et d’extrême urgence ». Le droit des marchés publics de l’Union européenne prévoit un cadre procédural de passation des contrats. Or, la Commission fait des règles de procédure, un critère de la normalité juridique, de sorte que l’« urgence extrême et l’imprévision » justifient la levée des « contraintes procédurales » habituellement applicables. La Commission raisonne en termes de gradation en distinguant « l’urgence » de « l’urgence impérieuse ». En cas d’urgence, l’aménagement des procédures du droit commun des marchés publics est un outil pour répondre à la pandémie actuelle, tandis que le recours à une procédure d’exception est préconisé pour répondre à l’urgence impérieuse de la situation.

L’aménagement des délais procéduraux en cas d’urgence

La Commission rappelle que le pouvoir adjudicateur peut choisir entre une procédure ouverte ou une procédure restreinte et en expose les différents délais[32]. Elle précise cependant, qu’en cas d’urgence, ces délais sont substantiellement raccourcis[33]. Ainsi, dans le cadre de la procédure ouverte, le délai de présentation des offres peut être réduit à quinze jours en cas d’urgence dûment justifiée. Dans le cadre de la procédure restreinte, le délai aussi peut être ramené à quinze jours pour l’introduction d’une demande de participation et à dix jours pour la présentation d’une offre. Une attribution rapide du marché est ainsi possible.

L’absence de publicité préalable en cas d’urgence impérieuse

La procédure négociée sans publication permet d’exciper des « exigences de publication, de délais, de nombre minimal de candidats à consulter ou d’autres contraintes procédurales », et peut être l’occasion d’une attribution directe, « soumise aux seules contraintes physiques/techniques liées à la disponibilité réelle et à la rapidité de la livraison ».

Selon la Commission[34], la procédure négociée sans publication est un  « outil supplémentaire qui permet une attribution plus rapide des marchés pour répondre aux besoins liés à la pandémie de COVID-19. ». En vertu de l’article 32, paragraphe 2, c) de la directive 2014/24/UE, les pouvoirs adjudicateurs peuvent passer des marchés publics en recourant à une procédure négociée sans publication d’un avis de marché « dans la mesure strictement nécessaire, lorsque l’urgence impérieuse résultant d’événements imprévisibles pour le pouvoir adjudicateur ne permet pas de respecter les délais des procédures ouvertes, restreintes ou concurrentielles avec négociation. Les circonstances invoquées pour justifier l’urgence impérieuse ne sont en aucun cas imputables au pouvoir adjudicateur ».

La Commission explicite l’article 32 de la directive qui dispose qu’« il est possible de recourir à la procédure négociée sans publication préalable pour des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (…) dans la mesure strictement nécessaire, lorsque l’urgence impérieuse résultant d’événements imprévisibles pour le pouvoir adjudicateur ne permet pas de respecter les délais des procédures ouvertes, restreintes ou concurrentielles avec négociation. Les circonstances invoquées pour justifier l’urgence impérieuse ne sont en aucun cas imputables au pouvoir adjudicateur »[35].

En effet, elle rappelle que les conditions cumulatives pour avoir recours à ce type de procédure sont remplies, à savoir dans un premier temps que la pandémie est imprévisible pour le pouvoir adjudicateur[36]. En effet, l’évolution et « les besoins spécifiques des hôpitaux et autres établissements de santé en ce qui concerne le traitement des patients, les équipements de protection individuelle, les ventilateurs pulmonaires, les lits supplémentaires ainsi que les infrastructures de soins intensifs et les infrastructures hospitalières supplémentaires, y compris l’ensemble des équipements techniques, ne peuvent certainement pas être prévus et planifiés à l’avance et constituent donc un événement imprévisible pour les pouvoirs adjudicateurs ».

Dans un deuxième temps, la situation doit correspondre à une hypothèse d’urgence impérieuse rendant impossible le respect des délais généraux. La Commission considère qu’il ne « fait aucun doute qu’il faut satisfaire le plus rapidement possible aux besoins immédiats des hôpitaux et des établissements de santé (fournitures, services et travaux publics) ». Dès lors, la passation doit s’effectuer dans les meilleurs délais[37], sans obligation de respecter les délais, même raccourcis des procédures ouvertes et restreintes. Néanmoins, la Commission rappelle que l’exception ne peut être invoquée pour passer des marchés dont l’attribution demande plus de temps que n’en requerrait l’application d’une procédure transparente, ouverte ou restreinte, ou encore d’une procédure (ouverte ou restreinte) accélérée.

Dans un troisième temps, la Commission rappelle que doit être constitué un lien de causalité entre l’évènement imprévisible et l’urgence impérieuse[38]. En l’espèce, « s’agissant de la réponse aux besoins immédiats des hôpitaux et des établissements de santé dans un délai très court, le lien de causalité avec la pandémie de COVID-19 ne peut être raisonnablement mis en doute. ».

Dans un quatrième temps, la Commission estime que la procédure restreinte sans publicité doit seulement être envisagée dans l’attente de situations plus stables afin de permettre de répondre aux besoins immédiats[39]. Une fois qu’il sera possible de répondre à la pandémie de COVID-19 à travers des contrats-cadres de fournitures et de services selon les procédures normes (y compris accélérées), alors il conviendra de procéder à la passation de ces marchés de droit commun de la commande publique et de se départir de l’utilisation de mécanismes d’exception tels que la procédure négociée sans publicité.  

Il convient de rappeler que cette procédure s’oppose au principe de transparence, pourtant particulièrement fondamental en droit de la commande publique de l’Union européenne. Selon la Cour de justice, le principe de transparence[40] est l’expression concrète du principe d’égalité de traitement. Ce principe s’applique même sans texte aux contrats de la commande publique[41]. Selon la Cour, l’obligation de transparence « qui incombe au pouvoir adjudicateur consiste à garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture du marché (…) à la concurrence ainsi que le contrôle de l’impartialité des procédures d’adjudication »[42]. Il s’applique est consacré tant a priori[43]  qu’au cours[44] de l’attribution du contrat de la commande publique afin d’exclure tout arbitraire du pouvoir adjudicateur[45]. En France, le Conseil d’Etat s’est fait le relai de l’application du principe de transparence en appliquant la jurisprudence Telaustria[46]. La Haute juridiction estime également que le principe s’applique au-delà des textes régissant les marchés publics et les contrats de concession[47].

Bien que le principe de transparence et plus généralement les principes fondamentaux du droit de la commande publique aient « vocation à s’étendre de plus en plus aux contrats de l’offre publique, bien au-delà du Code de la commande publique »[48], ce qui démontre toute leur importance, le droit de l’Union admet, en les encadrant de façon très stricte, des exceptions.

La procédure négociée sans publicité est une exception écrite au principe de transparence[49]. Elle est réservée à  « des circonstances très exceptionnelles », « devraient se limiter aux cas où une publication n’est pas possible pour des raisons d’extrême urgence résultant d’événements imprévisibles qui ne sont pas imputables au pouvoir adjudicateur ou bien lorsqu’il est clair dès le départ qu’une publication ne susciterait pas plus de concurrence ou n’apporterait pas de meilleurs résultats, en particulier parce qu’il n’existe objectivement qu’un seul opérateur économique capable d’exécuter le marché. » [50]. La Commission estime que c’est le cas de la pandémie de COVID-19[51]. Cependant, elle rappelle la jurisprudence de la Cour qui juge d’une part que le recours à cette procédure doit rester exceptionnel et d’autre part qu’elle doit être interprétée de façon restrictive.[52].  Si les conditions pour ouvrir une procédure négociée sans publicité sont réunies, le pouvoir adjudicateur peut négocier directement avec les contractants potentiels. Plus encore, l’attribution directe à un opérateur économique présélectionné n’est possible que si une seule entreprise est en mesure de respecter les contraintes techniques et de temps imposés par l’urgence impérieuse.

Au total, la gradation de la Commission distinguant  « l’urgence » de « l’urgence impérieuse » peut sembler maladroite, mais reprend les propres maladresses formelles de la directive. Il n’en reste pas moins que cet aspect formel mis à part, il convient de comprendre la communication de la Commission comme permettant de rappeler l’articulation devant être effectuée entre droit commun (procédure accélérée) et régime d’exception (procédure négociée sans publicité). La gradation incertaine doit céder le pas sur un raisonnement juridique classique selon lequel le droit commun doit trouver à s’appliquer en priorité et en principe. Cependant, si et seulement s’il ne peut offrir de réponse suffisante, alors le régime d’exception devra être actionné[53]. A moins que l’Union européenne ne soit, elle aussi, en guerre[54] … l’année 2020 : peut-être un moment de vérité pour l’Europe ?  


[1] GOMARD T., MARTIN E-A., « L’Europe face à la rivalité sino-américaine : le coronavirus comme catalyseur », Etudes de l’IFRI, IFRI, mars 2020 p. 55, spec. note 64.

[2] Ibid., p. 55.

[3] Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, JOUE L 94, 28.3.2014, p. 1–64.

[4] Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE, JOUE L 94, 28.3.2014, p. 65–242.

[5] Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19, JORF n°0074 du 26 mars 2020, texte n° 43.

[6] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19, JORF du 26 mars 2020, texte n°42.

[7] Sur la réponse française à la crise du COVID-19, V. AMILHAT M., « La commande publique face au COVID-19 », Journal du Droit Administratif (JDA), 2020, Actions & réactions au Covid-19, Article 282.

[8] Real Decreto-ley 11/2020, de 31 de marzo, por el que se adoptan medidas urgentes complementarias en el ámbito social y económico para hacer frente al COVID-19, BOE n°91, de 1 de abril de 2020, páginas 27885 a 27972. V. également Real Decreto-ley 9/2020, de 27 de marzo, por el que se adoptan medidas complementarias, en el ámbito laboral, para paliar los efectos derivados del COVID-19, BOE n° 86, de 28 de marzo de 2020, páginas 27548 a 27556.

[9] CURSOUX-BRUYERE S., « L’Union européenne : une expression différente du concept de démocratie », Revue de l’Union européenne, 2019, p. 62. Selon l’auteure, la conception constitutionnelle classique des pouvoirs exécutifs et législatifs héritée de Montesquieu n’est pas transposable dans l’ordre juridique de l’Union européenne, « sauf à générer confusions et incompréhensions ». En effet, « chacune des institutions dites décisionnelles – soit Parlement, Conseil européen, Conseil et Commission – intervient dans les deux fonctions, législative et exécutive, et ce à différents stades. Le terme approprié apparaît donc plus être celui de fonction que de pouvoir, la fonction laissant supposer que plusieurs institutions peuvent se la partager. Ainsi si chacune de ces institutions dispose de compétences identifiées, ces dernières ne peuvent être classées selon un abord uniquement binaire – exécutif/législatif – correspondant à la qualification traditionnellement étatique. La classification apparaît d’autant plus inappropriée que les quatre institutions compétentes représentent trois intérêts distincts. ».

[10] Traité sur l’Union européenne, article 17.

[11] Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Faire des marchés publics un outil efficace au service de l’Europe [COM(2017) 572 final]. La Commission souligne de façon récurrente l’importance des marchés publics dans l’Union. V. également sur l’importance des marchés publics dans l’Union : Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Une nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe [COM/2020/102 final]; Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Plan d’action à long terme visant à mieux mettre en œuvre et faire respecter les règles du marché unique [COM/2020/94 final].

[12] Selon Jacques Delors, le manque de solidarité fait « courir un danger mortel à l’Union européenne ». V. « Le manqué de solidarité, « danger mortel » pour l’Europe », Institut Jacques Delors, Interview, 28 mars 2020. Disponible en ligne : institutjacquesdelors.eu

[13] MARTIN-GENIER P.,  « Après les excuses de la présidente de la Commission européenne aux Italiens, l’Europe tente de rebondir », Revue politique et parlementaire, A la Une, International, 3 avril 2020. Disponible en ligne: revuepolitique.fr 

[14] En assumant pleinement son rôle d’initiative législative dans l’Union, elle est par exemple à l’origine de l’adoption, par le Parlement et le Conseil, de deux actes législatifs permettant de libérer rapidement des fonds provenant du budget de l’Union pour faire face à la crise du COVID-19. V. Règlement (UE) 2020/460 du Parlement européen et du Conseil du 30 mars 2020 modifiant les règlements (UE) no 1301/2013, (UE) no 1303/2013 et (UE) no 508/2014 en ce qui concerne des mesures spécifiques visant à mobiliser des investissements dans les systèmes de soins de santé des États membres et dans d’autres secteurs de leur économie en réaction à la propagation du COVID-19 (initiative d’investissement en réaction au coronavirus), JOUE, L 99 du 31.03.20, p. 5.; Règlement (UE) 2020/461 du Parlement européen et du Conseil du 30 mars 2020 modifiant le règlement (CE) no 2012/2002 du Conseil en vue de fournir une aide financière aux États membres et aux pays dont l’adhésion à l’Union est en cours de négociation qui sont gravement touchés par une urgence de santé publique majeure, JOUE, L 99 du 31.03.20, p. 9. Pour un panorama des mesures adoptées, V. BLANC D., « L’Union européenne face au coronavirus: une réponse globale pour une crise sanitaire globale », Dossier « [Colloque virtuel] Droit et Coronavirus. Le droit face aux circonstances sanitaires exceptionnelles », RDLF, 2020, chron. n°17.

[15] Communication de la Commission « Orientations de la Commission européenne sur l’utilisation des marchés publics dans la situation d’urgence liée à la crise de la COVID-19 » (2020/C 108 I/01), JOUE C 108I du 1.4.2020, p. 1–5.

[16] NOGUELLOU R., « Santé publique : l’achat groupé de vaccins et de médicaments devient une réalité dans l’Union européenne », Droit Administratif, n° 6, Juin 2014, alerte 48.

[17] Il s’agit d’un accord de passation conjointe de marché en vue de la désignation par adjudication de plates-formes d’enchères communes, conclu le 7 novembre 2011, et d’un accord de passation conjointe de marché en vue de la désignation par adjudication d’une instance de surveillance des enchères, conclu le 2 novembre 2011. V. Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales, 6 décembre 2016.

[18] Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales, 6 décembre 2016.

[19] Décision n°1082/2013/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative aux menaces transfrontières graves sur la santé et abrogeant la décision n° 2119/98/CE, JOUE L 293, 5.11.2013, p. 1–15, paragraphe 13.

[20] Décision n°1082/2013/UE, op. cit., V. les normes visées. 

[21] Décision n°1082/2013/UE, op. cit., article 5.

[22] Ibid.

[23] En particulier, l’article 104, paragraphe 1, du règlement (UE, Euratom) n°966/2012 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union et en vertu de l’article 133 du règlement délégué (UE, Euratom) n°1268/2012 de la Commission du 29 octobre 2012 relatif aux règles d’application du règlement (UE, Euratom) n°966/2012 du Parlement européen et du Conseil relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union, en vue de l’achat anticipé de contre-mesures médicales relatives à des menaces transfrontières graves sur la santé.

[24] JOCE L 268, 3.10.1998, p. 1–7.

[25] JOUE L 77I, 20.3.2019, p. 1–15.

[26] BLANC D., « L’Union européenne face au coronavirus: une réponse globale pour une crise sanitaire globale », op. cit.

[27] NOGUELLOU R., « Santé publique : l’achat groupé de vaccins et de médicaments devient une réalité dans l’Union européenne », op. cit.

[28] LOI n° 2017-115 du 1er février 2017 autorisant la ratification de l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales, JORF n°0028 du 2 février 2017, texte n° 2.

[29] Cependant, le Gouvernement français ne partage pas l’analyse de la Commission européenne sur la nature de ce type d’accord, ne le considérant ni comme un arrangement administratif, ni comme un acte de droit dérivé de l’Union européenne, mais comme un accord intergouvernemental. V. Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi autorisant la ratification de l’accord de passation conjointe de marché en vue de l’acquisition de contre-mesures médicales, 6 décembre 2016, note 3.

[30] « Coronavirus: La procédure de passation lancée par la Commission pour garantir la fourniture d’équipements de protection individuelle (EPI) pour l’Union européenne est un succès », Communiqué de presse, Commission européenne, 24 mars 2020.

[31] BLANC D., « L’Union européenne face au coronavirus: une réponse globale pour une crise sanitaire globale », op. cit.

[32] Point 2.1 de la Communication.

[33] Point 2.2 de la Communication.

[34] Point 2.3 de la Communication.

[35] Directive 2014/24/UE, op. cit., article 32, 2, c) (souligné par nous).

[36] Point 2.3.2 de la Communication.

[37] CJUE, ord., 20 juin 2013, Consiglio Nazionale degli Ingegneri contre Comune di Castelvecchio Subequo et Comune di Barisciano, affaire C-352/12, ECLI:EU:C:2013:416, points 50 à 52.

[38] Point 2.3.3. de la Communication.

[39] Point 2.3.4. de la Communication.

[40] Il convient d’observer que le champ d’application de ce principe est large. Selon la Cour, un contrat portant sur l’exploitation de casino doit avoir été conclu selon une procédure garantissant la transparence (CJUE, 9 septembre  2010, Procédure pénale contre Ernst Engelmann, affaire C-64/08, ECLI:EU:C:2010:506, Rec. CJUE 2010 I-08219.).  L’obligation de transparence s’applique même dans l’hypothèse où un opérateur économique se voit conférer un droit exclusif (CJUE, 3 juin 2010, Sporting Exchange Ltd contre Minister van Justitie, affaire C-203/08, ECLI:EU:C:2010:307, Rec. CJUE 2010 I-04695.). Cette décision est confirmée par CJUE, 17 décembre 2015, Union des syndicats de l’immobilier (UNIS) contre Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle et du Dialogue social et Syndicat national des résidences de tourisme (SNRT) e.a. et Beaudout Père et Fils SARL contre Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle et du Dialogue social e.a., affaires jointes C-25/14 et C-26/14, ECLI:EU:C:2015:821, point 30, commentaire Gabriel Eckert, « Portée du principe de transparence des procédures », Contrats et Marchés publics, n° 2, Février 2016, comm. 48., dans laquelle elle juge qu’un « État membre ne peut créer un droit exclusif au profit d’un opérateur économique (…) qu’à la condition que soit respectée l’obligation de transparence », point 41. Ceci signifie que l’absence de concurrence doit être compensée par une concurrence pour le marché lors de l’attribution du droit exclusif. Il en va ainsi que ce droit découle d’un contrat de la commande publique ou soit attribué par une décision administrative unilatérale « puisque les effets d’un tel agrément à l’égard des entreprises établies dans d’autres États membres et qui seraient potentiellement intéressées par l’exercice de cette activité sont les mêmes que ceux d’un contrat de concession de services » (Conclusions N. Jääskinen, point 62). Dès lors, même dans le cas où le contrat en cause au principal n’est pas un marché public, il convient de respecter les principes fondamentaux du traité.  Cet élément a une importance particulière en droit français. En effet, en droit interne, les concessions ne sont pas soumises aux règles sur les marchés publics. Pourtant, on leur applique également ces principes d’égalité de traitement et de transparence.

[41] CJCE du 7 décembre 2000, Telaustria, affaire C-324/98, ECLI:EU:C:2000:669, Rec. CJCE 2000, I, p. 10745.

[42] Cette position de la Cour a été réaffirmée dans CJCE, 17 décembre 2015, Union des syndicats de l’immobilier (UNIS) contre Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle et du Dialogue social et Syndicat national des résidences de tourisme (SNRT) e.a. et Beaudout Père et Fils SARL contre Ministre du Travail, de l’Emploi et de la Formation professionnelle et du Dialogue social e.a., affaires jointes C-25/14 et C-26/14, ECLI:EU:C:2015:821, point 39: « sans nécessairement imposer de procéder à un appel d’offres, l’obligation de transparence implique un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution »,

[43] CJCE,  21 juillet 2005, Consorzio Aziende Metano contre Comune di Cingia de’ Botti, affaire C-231/03, ECLI:EU:C:2005:487, Rec. CJCE 2005 I-07287. La Cour affirme que l’attribution d’un contrat de concession de service public sans mise en concurrence est contraire au traité, parce qu’elle méconnaît l’obligation de transparence.  En l’absence de transparence, une entreprise située dans un autre Etat membre ne serait pas dans la possibilité de manifester son intérêt. Par conséquent, une telle attribution constitue une différence de traitement constitutive d’une discrimination indirecte en raison de la nationalité. Aux termes de cet arrêt, la Cour reste imprécise quant au contenu de l’obligation de transparence.  Ce principe n’implique pas qu’il faille nécessairement recourir à un appel d’offre.  La Cour rappelle la finalité du principe de transparence : que l’entreprise puisse manifester son intérêt pour la passation du marché. En revanche, la Cour (CJUE, 11 décembre 2014, Azienda sanitaria locale n. 5 «Spezzino» et autres contre San Lorenzo Soc. coop. sociale et Croce Verde Cogema cooperativa sociale Onlus, affaire C-113/13, ECLI:EU:C:2014:2440)  considère qu’une différence de traitement peut être justifiée par des circonstances objectives, telles que la finalité sociale.  Cependant, la justification est subordonnée à une condition : le système doit réellement et effectivement contribuer à la finalité sociale et à la poursuite d’objectif de solidarité et d’efficacité budgétaire. Par ailleurs, La Commission dans une communication a tenté de préciser l’état du droit en estimant que « la publicité peut donc se limiter à une description succincte des éléments essentiels du marché à attribuer et de la procédure d’adjudication, accompagnée d’une invitation à prendre contact avec l’entité adjudicatrice ». V. Communication de la Commission 2006/C 179/02.

[44] TUE, 16 juillet 2014, Euroscript – Polska Sp. z o.o. contre Parlement européen, affaire T-48/12, ECLI:EU:T:2014:680.

[45] CJUE, 16 avril 2015, SC Enterprise Focused Solutions SRL contre Spitalul Județean de Urgență Alba Iulia, affaire C-278/14, ECLI:EU:C:2015:228.

[46] HOEPFFNER H., LLORENS F., « Dans quoi les contrats exclus des ordonnances marchés publics et concessions sont-ils inclus ? », Contrats-Marchés publics, n°4, avril 2018, repère 4.

[47] CE, 5 févr. 2018, Centre national d’études spatiales, n° 414846. Ce type de solution avait déjà récemment été adopté par la Conseil d’Etat. V. CE, 15 déc. 2017, Syndicat Mixte de l’aéroport de Lannion-Côte de Granit, n° 413193.

[48] ECKERT G., « Quelle place pour les principes de la commande publique », Contrats et Marchés publics, n°11, novembre 2018, repère 10.

[49] Cette exception au principe de transparence rappelle celle posée à l’article 15 de la directive 2014/24 qui dispose que les dispositions de la directive ne s’appliquent pas «aux marchés publics lorsqu’ils sont déclarés secrets ou lorsque leur exécution doit s’accompagner de mesures particulières de sécurité, conformément aux dispositions législatives, réglementaires ou administratives en vigueur dans l’État membre considéré, ou lorsque la protection des intérêts essentiels de cet État membre l’exige ». En 2018, la Cour estime que les Etats sont seuls compétents pour définir leurs intérêts essentiels de sécurité (CJUE, 20 mars 2018, Commission européenne contre République d’Autriche, affaire C-187/16, ECLI:EU:C:2018:194, point 75:AJDA 2018, p. 1650, note P. Bourdon ; Europe 2018, comm. 190, note E. Daniel).  En revanche, elle rappelle que les dérogations précitées « doivent faire l’objet d’une interprétation stricte » (Ibid., point 77). L’Etat l’invoquant « doit démontrer la nécessité de recourir à celles-ci dans le but de protéger les intérêts essentiels de sa sécurité » (Ibid., point 78) Pour ce faire, l’Etat doit démontrer « que le besoin de protéger de tels intérêts n’aurait pas pu être atteint dans le cadre d’une mise en concurrence telle que prévue par les directives » (Ibid., point 79). 

[50] Directive 2014/24/UE, op. cit., § 50.

[51] Point 2.3.1 de la Communication.

[52] CJUE, ord., 20 juin 2013, Consiglio Nazionale degli Ingegneri contre Comune di Castelvecchio Subequo et Comune di Barisciano, affaire C-352/12, ECLI:EU:C:2013:416 ; CJUE, 15 octobre 2009, Commission des Communautés européennes contre République fédérale d’Allemagne, affaire C-275/08, ECLI:EU:C:2009:632, Rec. 2009 I-00168.

[53] Cette articulation est notamment détaillée au § 80 de la directive 2014/24/UE.

[54] A l’image de la France, selon les mots de son Président de la république. V. MACRON, E., « Adresse aux français », 16 mars 2020. Les temps de guerre voient l’articulation s’inverser avec l’application de régimes d’exceptions au détriment des régimes de droit commun.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
« Covid-19 & UE – le bulletin de la Chaire Desaps »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 290.

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ParJDA

Covid-19 & concurrence

Art. 288.

Annonces au 07 & au 19 mai 2020 :
vous trouverez en fin d’article deux mises à jour de la présente contribution.

par M. Sébastien BRAMERET
Maître de conférences à l’Université de Grenoble
Univ. Grenoble Alpes, CRJ, F-38000 Grenoble

Concurrence et crise font rarement bon ménage. La situation née de la pandémie du Covid-19 et de l’adoption subséquente de la loi du 23 mars 2020 d’urgence sanitaire pour faire face à l’épidémie de covid-19 (n° 2020-290, JORF, 24 mars 2020) en est une illustration parfaite. C’est loin d’être la première – et ce ne sera certainement pas la dernière. L’une des constantes de ces situations de crise, qu’elles soient économiques (ce qui est classique) ou sanitaires (ce qui demeure, fort heureusement, plus exceptionnel) est qu’elles engendrent – à tout le moins nécessitent, justifient voire favorisent – un retour de l’État dans le secteur économique (en ce sens, v., les actes du colloque Le droit public économique face à la crise, RFDA, 2010, p. 727 et s.). Par voie de conséquence, la concurrence s’en trouve limitée, dans une proportion et une durée variables en fonction des crises…

Il y a donc une forme de normalité dans le fait que l’État réponde à l’anormalité de la situation, par des décisions exceptionnelles. Les commentateurs autorisés ont d’ailleurs déjà souligné que la crise du Coronavirus a un impact considérable sur l’exercice des libertés économiques, particulièrement la liberté d’entreprendre et la libre concurrence (A. Sée, « Les libertés économiques en période de crise sanitaire : un premier état des lieux », RDLF,2020 chron. n° 21, www.revuedlf.com). Ce bouleversement est la conséquence directe des mesures de confinement (D. n° 2020-260 du 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus Covid-19, JORF, 17 mars 2020), puis de l’instauration de l’État d’urgence sanitaire par la loi (préc.) et le décret du 23 mars 2020 (n° 2020-293, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF, 24 mars 2020).

Nous voudrions nous autoriser quelques remarques supplémentaires, sans prétendre à aucune systématisation.

Quand la panique précède la crise :
le retour des blocages administratifs des prix

Avant même que la pandémie n’en soit officiellement une et que l’état d’urgence sanitaire soit déclaré, les conditions du fonctionnement normal de certains marchés économiques étaient ébranlées par le début d’un mouvement de panique d’une partie de nos concitoyens. Ainsi, le 3 mars 2020, la Direction générale de la répression des fraudes (DGCCRF) indiquait son intention d’ouvrir une enquête, après avoir constaté des hausses spectaculaires (mais ponctuelles) des prix de vente des masques chirurgicaux et des gels hydro-alcooliques, en particulier sur Internet (pouvant aller jusqu’à 300 %, voire 700 % du prix de vente initial). Sans en attendre ces résultats, les pouvoirs publics décidèrent deux séries de mesures aussi rares que spectaculaires, et aboutissant à des limitations très importantes dans l’exercice de la liberté d’entreprendre : la réquisition des masques et le blocage des prix des gels hydro-alcooliques.

Une analyse spécifique de la procédure des réquisitions devant être proposée prochainement par le Journal du droit administratif, seule la question du blocage des prix sera abordée (v. ég. N. Halil-Merad, « L’intérêt des mesures de réquisition administrative en période de crise sanitaire exceptionnelle », RDLF, 2020, en cours de publication). Qu’il soit simplement observé ici la gradation dans la réponse des pouvoirs publics face au risque de pénurie et aux dérives qui en découlent : alors que la vente des gels hydro-alcooliques reste libre, mais très étroitement encadrée, celle des masques est totalement suspendue. Au-delà de la seule spéculation sur les prix des masques, c’est à un risque de pénurie d’un produit de première nécessité dans la lutte contre la pandémie que les pouvoirs publics entendent se prémunir.

Concernant le gel (sic) du prix des gels hydro-alcooliques, plusieurs textes ont été adoptés à intervalle rapproché, soulignant tout à la fois l’urgence des mesures et la confusion de la période actuelle. Initialement, c’est le décret du 5 mars 2020 relatif aux prix de vente des gels hydro-alcooliques (n° 2020-197, JORF, 6 mars 2020) qui prévoit que les prix de la vente en gros ou au détail des « gels hydro-alcooliques destinés à l’hygiène corporelle, quelle que soit leur dénomination commerciale », « ne peuvent excéder » les prix fixés par le décret en fonction de la taille du contenant – par ex. 40 € TTC par litre pour la vente au détail des contenants de 50 ml ou moins (D. préc., art. 1er). Celui-ci est complété par un arrêté du ministre de l’Économie du 14 mars (relatif au prix maximum de vente des produits hydro-alcooliques destinés à l’hygiène corporelle préparés par les pharmacies d’officine et les pharmacies à usage intérieur, JORF, 15 mars 2020), permettant d’appliquer à ces prix un coefficient correcteur dans le cas où les gels ont été fabriqués et mis sur le marché par les pharmacies d’officine et les pharmacies à usage intérieur, en application de deux arrêtés du 6 mars (A. portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 et A. autorisant par dérogation la mise à disposition sur le marché et l’utilisation temporaires de certains produits hydro-alcooliques utilisés en tant que biocides désinfectants pour l’hygiène humaine, JORF, 7 mars 2020). Dans la foulée de l’adoption de la loi d’urgence sanitaire pour faire face à l’épidémie de covid-19 (préc.) et de son décret d’application du même jour (préc.), ces dispositions sont abrogées (art. 1 du décret) et reprises dans les mêmes termes (art. 11 du décret). Ce dernier texte est complété par un décret du 4 avril (relatif au régime du contrôle des prix de vente des gels hydro-alcooliques dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF, 5 avril 2020). Le Gouvernement met ainsi (provisoirement) fin, par la voie réglementaire, au principe de la liberté des prix de vente des gels.

Plusieurs remarques peuvent être formulées à l’encontre de ces dispositions.

1. Sur le principe du blocage administratif des prix

D’une façon très générale, une situation de concurrence peut être définie comme celle résultant d’une « compétition, sur un marché dont la structure et le fonctionnement répondent aux conditions du jeu de la loi de l’offre et de la demande, d’une part entre offrants, d’autre part entre utilisateurs ou consommateurs de produits et de services qui y ont libre accès et donc les décisions ne sont pas déterminées par des contraintes ou des avantages juridiques particuliers » (Vocabulaire juridique, sous la dir. de G. Cornu, PUF, 13e éd., 2020, entrée « concurrence »). La concurrence ne peut donc s’épanouir que s’il existe un système économique et politique qui y soit favorable – un système libéral, quelle que soit sa forme précise – dans lequel l’État joue davantage un rôle de régulateur que d’acteur.

L’idée de concurrence a reçu diverses traductions dans le droit positif français. Historiquement, l’idée d’une libre concurrence – dans la détermination du prix des produits ou des services à la vente – est conçue comme l’un des corolaires de la liberté d’entreprendre, issue du décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 et dont le Conseil constitutionnel a reconnu la valeur constitutionnelle (CC, n° 81-132 DC, 16 janvier 1982, Loi de nationalisation, consid. 16: « la liberté qui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d’entreprendre »). Il est d’ailleurs affirmé comme tel à l’article L. 410-1 du Code de commerce, qui pose comme principe général que « les prix des biens, produits et services relevant antérieurement au 1er janvier 1987 de l’ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 sont librement déterminés par le jeu de la concurrence ». Cette disposition est issue de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence (O. n° 1986-1243, JORF, 9 déc. 1986, p. 14765), qui entendait mettre un terme aux principes de l’administration dirigiste issus de la Seconde Guerre mondiale, dont l’ordonnance du 30 juin 1945 relative aux prix (O. n° 45-1483, JORF, 8 juill. 1945, p. 4150) était l’une des manifestations éclatantes. Sur le fondement de cette ordonnance, les pouvoirs publics pouvaient mettre en place des politiques générales ou sectorielles de blocages administratifs des prix et des salaires, sur tout ou partie du territoire.

Dans l’approche ordolibérale de l’idée de concurrence issue de l’ordonnance de 1986 codifiée, « l’esprit de la régulation est ainsi d’assurer l’effectivité du principe de libre concurrence et la croissance des secteurs économiques concernés en même temps que la protection des intérêts publics non économiques comme la sauvegarde des libertés fondamentales, les droits des consommateurs ou la sécurité » (B. Lasserre, « Vers un droit de la régulation moderne, efficace et protecteur », in Mélanges Stirn, 2019, p. 387). Cela « suppose que le principe de concurrence ne suffit pas à l’organisation complète et suffisante d’un marché, d’un secteur ou d’une filière » et que le droit a pour objectif de « mettre en balance le principe de concurrence et un autre principe, a-concurrentiel, voire anticoncurrentiel ». (M.-A. Frison-Roche, Les 100 mots de la régulation, PUF, Que sais-je, 2011, entrée « régulation »). Cette tension est particulièrement présente en période de crise économique ou sanitaire et justifie largement les atteintes portées au principe de concurrence et, plus largement, à l’exercice de toutes les libertés économiques.

Assiste-t-on, de ce point de vue, à un retour d’une « économie de guerre », dans laquelle « la logique du marché fait place au dirigisme étatique », comme le souligne J. Chevallier (« Le basculement vers une économie de guerre », Blog du Coronavirus, 2 avril 2020, www.leclubdesjuristes.com) ? Le retour de politiques de blocages des prix de certains produits en serait un exemple parfait. D’autant que plus le confinement sera prolongé et plus les risques de pénurie augmenteront, rendant de fait nécessaire d’autres mesures de blocages de prix. En matière de blocage administratif des prix, la comparaison avec la situation d’une économie de guerre ne semble pas pouvoir être poursuivie plus en avant. Si la logique du marché fait clairement place à une forme de dirigisme, celui-ci n’est pas en réalité nouveau et figure même dans l’essence du droit interne de la concurrence. D’ailleurs, en cas de saisine du juge administratif, une contestation de la légalité des deux décrets n’aurait que très de peu de chance d’aboutir, chaque texte ayant un fondement législatif propre (et solide).

2. Sur le fondement du blocage administratif des prix

Comme toutes les autres libertés économiques, le principe de la liberté des prix n’a pas de caractère général et absolu, et ce malgré son assise constitutionnelle indirecte. Dès 1986, l’ordonnance envisageait une application générale du principe, « sauf dans les cas où la loi en dispose autrement » (art. 53 de l’o. préc., codifié à l’art. L. 410-2 du code de commerce). Et elles sont nombreuses ! Schématiquement, il existe deux principales catégories d’exceptions. En premier lieu, les secteurs qui échappaient au domaine de l’ordonnance du 30 juin 1945 demeurent encadrés par des textes spécifiques. Plus largement, le législateur a toujours la possibilité de limiter le principe de la liberté des prix de certains produits, dès lors que ces limitations sont « liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi » (v., not., à propos de feu l’écotaxe poids lourds, CC, 23 mai 2013, n° 2013-670 DC, Loi portant diverses dispositions en matière d’infrastructures et de services de transports). Le Conseil constitutionnel reprend ainsi la formule de principe, dégagée à propos de la liberté d’entreprendre (CC, 16 janv. 2001, n° 2000-439 DC, Loi relative à l’archéologie préventive), soulignant l’attractivité de ce principe général pour contrôler toutes les législations portant une atteinte à la concurrence.

En second lieu, l’article L. 410-2 du code de commerce permet l’intervention du pouvoir exécutif, dans deux circonstances particulières. D’une part, « dans les secteurs ou les zones où la concurrence par les prix est limitée en raison soit de situations de monopole ou de difficultés durables d’approvisionnement, soit de dispositions législatives ou réglementaires » (al. 2), le pouvoir exécutif peut, après consultation de l’Autorité de la concurrence, réglementer les prix par un décret en Conseil d’État. Il en est ainsi, par exemple, de l’encadrement des prix des taxis lorsqu’ils exercent leur activité de maraude (CE, 5 déc., 2016, n° 395086, Chambre syndicale des cochers chauffeurs de voitures de place CGT taxis).

D’autre part, l’article L. 410-2 al. 3 du code de commerce prévoit que le principe de liberté des prix ne fait pas obstacle « à ce que le Gouvernement arrête, par décret en Conseil d’État, contre des hausses ou des baisses excessives de prix, des mesures temporaires motivées par une situation de crise, des circonstances exceptionnelles, une calamité publique ou une situation manifestement anormale du marché dans un secteur déterminé ». Les seules limitations sont d’ordre procédural, la loi imposant d’une part la consultation du Conseil national de la consommation (réalisée le 4 mars 2020 dans le cadre du projet de blocage des prix des gels hydro-alcooliques) et d’autre part que la durée de tels blocages n’excède pas six mois (fixée au 31 mai par le décret du 5 mars).

Le décret du 5 mars 2020 était l’un des rares exemples de mobilisation de l’alinéa 3 de l’article L. 410-2 du code de commerce. Cette faculté n’a été utilisée qu’à deux reprises depuis 1986 : la première fois pour encadrer la vente de certains produits de consommation courante (produits alimentaires, engrais, produits d’entretien, articles ménagers, matériaux de construction, etc.) suite au passage du cyclone Hugo en Guadeloupe en septembre 1989 (Décret n° 89-680 du 20 septembre 1989, JORF, 21 sept. 1989, p. 11893) ; la seconde fois pour encadrer les prix de vente des produits pétroliers durant la Guerre du Golfe (Décret n° 90-701 du 8 août 1990, JORF, 9 août 1990, p. 9657). Aucune de ces deux réglementations n’avait donné lieu à contestation devant le juge administratif. Il paraît néanmoins important de s’interroger, même de façon théorique, sur la possibilité de contester ces mesures de restriction d’une liberté économique.

Dans les hypothèses des blocages administratifs des alinéas 2 et 3 de l’article L. 410-2 du code de commerce, le Conseil d’État, reprenant le raisonnement du Conseil constitutionnel, s’assure que les limitations apportées à la liberté de fixation des prix et, plus largement, à la liberté du commerce et de l’industrie ou à la liberté d’entreprendre, sont justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées au but poursuivi par l’autorité réglementaire. Il semble dès lors possible de saisir le juge administratif par le biais d’un référé-liberté : même si aucune décision n’a (à notre connaissance) expressément reconnu à la liberté des prix la qualité de liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, celle-ci a été reconnue à la liberté du commerce et de l’industrie (CE, ord., 12 nov. 2001, n° 239840, Commune de Montreuil-Bellay, Leb. 551) et à la liberté d’entreprendre (CE, ord., 26 mai 2006, n° 293501, Société du Yacht-club international de Marina Baie-des-Anges, Leb. 265). À la lecture des premières ordonnances rendues par le Conseil d’État à propos des mesures relatives à l’état d’urgence, les chances de succès d’un tel recours apparaissent infimes, tant les circonstances exceptionnelles liées à la lutte contre le coronavirus semblent permissives pour les autorités administratives… En même temps, le mécanisme de l’article L. 410-2 du code de commerce a été précisément pensé pour affronter les crises graves et temporaires, telle celle du Covid-19. Il n’y aurait donc pas à s’offusquer outre mesure d’un tel rejet. La réaction du gouvernement apparaît légitime et justifiée (l’UFC Que choisir avait relevé, dans une étude publiée le 9 mars 2020, une hausse de plus de 30 % du prix des gels entre novembre 2019 et mars 2020[1]).

Malgré cette solidité du sous-bassement juridique de l’action gouvernementale, le législateur a choisi de s’extraire de la procédure du code de commerce. Dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, la loi du 23 mars 2020 (préc., art. 2) a créé une nouvelle catégorie d’exception, codifiée à l’article L. 3131-15 8° du code de la santé publique. Désormais, « dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique (…) prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ». La similitude avec le mécanisme du droit de la concurrence est frappante, au détail près que dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le Conseil national de la consommation n’est plus « consulté », mais seulement « informé » des mesures adoptées, sans doute pour une question de gain de temps dans l’action. Il n’est cependant pas certain que cela puisse avoir un quelconque impact sur le sens de la décision gouvernementale qui aurait été prise après la consultation.

Sur ce nouveau fondement, l’article 11 du décret du 23 mars 2020 (préc.) précise que les prix de « vente des gels hydro-alcooliques destinés à l’hygiène corporelle, quelle que soit leur dénomination commerciale » sont fixés jusqu’au 31 mai 2020. Reprenant textuellement les dispositions et les montants du décret du 5 mars, le décret du 23 mars distingue entre la vente en gros destinée à la revente et la vente au détail, et fixe des plafonds de prix au litre en fonction de la contenance des flacons de gel, avec l’application éventuelle du coefficient correcteur lorsque les produits ont été fabriqués par les pharmaciens eux-mêmes. Par exemple, pour la vente au détail, le décret fixe les prix comme suit : « 50 ml ou moins à 40 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 50 ml maximum de 2 euros TTC ; plus de 50 ml, jusqu’à 100 ml inclus à 30 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 100 ml maximum de 3 euros TTC ; plus de 100 ml, jusqu’à 300 ml inclus à 16,70 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 300 ml maximum de 5 euros TTC ; plus 300 ml à 15 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon d’un litre maximum de 15 euros TTC ». On ne peut que se réjouir du soin que l’autorité administrative a attaché à la rédaction de ce texte : les montants décrits à l’article 11 sont repris sous la forme d’un tableau,

et les prix sont systématiquement ramenés du prix au litre à celui du contenant, sans doute dans le souci de montrer que l’État est attaché à leur modicité…

Une interrogation demeure : celle de l’intérêt de reprendre textuellement les dispositions du code de commerce dans le code de la santé publique. Certes, le souci de pédagogie est louable, particulièrement en des temps de crise sanitaire majeure : la loi du 23 mars 2020 donne un fondement unique (la crise sanitaire) et rassemble dans un code unique (celui de la santé publique) l’ensemble des mécanismes de lutte contre la pandémie. D’un point de vue symbolique, cela permet également d’effacer l’aspect « économique » des mesures adoptées, pour mettre en avant leur dimension « sanitaire ». Mais, au-delà, la pertinence de ce doublon demeure assez limitée. Dès le 5 mars, le pouvoir exécutif avait pris la juste mesure du risque de hausse artificielle des prix des gels hydro-alcooliques. Dès lors, l’ajout de dispositions identiques dans la loi sur l’état d’urgence sanitaire n’apporte rien, si ce n’est des complexités juridiques liées à la nécessité d’abroger des mesures existantes pour reprendre dans la foulée des dispositions identiques. Pas sûr que les objectifs de clarté et de compréhensibilité du droit en sortent grandis… Bien au contraire, les pouvoirs publics laissent entendre qu’il fallait impérativement adapter le droit de la concurrence à la situation sanitaire. Or, l’adoption du décret du 5 mars 2020 montre toute la plasticité de notre droit positif lorsqu’il est confronté à une situation de crise, même sans précédent

L’intérêt véritable de la reprise de certains mécanismes du droit de la concurrence dans la législation sur l’état d’urgence sanitaire est peut-être ailleurs. Elle a en effet a une autre conséquence, plus inattendue d’un point de vue concurrentiel : la re-pénalisation de certaines pratiques anticoncurrentielles.

3. Sur les effets du blocage administratif des prix

L’intérêt premier de la mise en place d’un régime de blocage des prix est – évidemment – de prévenir à la fois les risques de spéculation et de pénurie, voire de marché noir. Historiquement, ces pratiques relevaient d’une incrimination pénale. L’article 419 du Code pénal de 1810 prohibait le délit d’accaparement, ou délit de marché noir, défini comme une hausse artificielle de prix par des opérateurs « exerçant ou tentant d’exercer soit individuellement soit par réunion ou coalition, une action sur le marché dans le but de se procurer un gain qui ne serait pas le résultat naturel de l’offre et de la demande ». L’adoption d’un droit de la concurrence moderne à partir des années 1970 a conduit à la dépénalisation progressive d’un certain nombre de pratiques jugées comme anti-concurrentielle, tel le délit d’accaparement qui disparaît du code suite à sa refonte en 1994.

Aux sanctions pénales ont été substituées des sanctions administratives, codifiées au sein du code de commerce (art. L. 410-1 et suivants). S’il n’existe ainsi plus de délit d’accaparement, les ententes restent sanctionnées, qu’elles soient le fait de personnes physiques ou morales, publiques ou privées : « sont prohibées même par l’intermédiaire direct ou indirect d’une société du groupe implantée hors de France, lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions, notamment lorsqu’elles tendent à : limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ; faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ; limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;  répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement » (code com., art. L. 420-1). C’est à l’Autorité de la concurrence que revient la mission de mettre fin à de telles pratiques. Celle-ci« peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d’inexécution des injonctions soit en cas de non-respect des engagements qu’elle a acceptés », dont le montant peut être très élevé : jusqu’à 3 Mio € si la personne n’est pas une entreprise, jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial HT pour les entreprises (code com., art. L. 464-2).

Dans le cas de l’état d’urgence sanitaire, le législateur a souhaité renforcer l’arsenal répressif à la disposition des pouvoirs publics. En conséquence, l’article L. 3136-1 al. 3 du code de la santé publique prévoit désormais que « la violation des autres interdictions ou obligations édictées en application des articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 est punie de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe. Cette contravention peut faire l’objet de la procédure de l’amende forfaitaire prévue à l’article 529 du code de procédure pénale. Si cette violation est constatée à nouveau dans un délai de quinze jours, l’amende est celle prévue pour les contraventions de la cinquième classe ». Par ailleurs, « si les violations prévues au troisième alinéa du présent article sont verbalisées à plus de trois reprises dans un délai de trente jours, les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général, selon les modalités prévues à l’article 131-8 du Code pénal et selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code, et de la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire lorsque l’infraction a été commise à l’aide d’un véhicule » (CSP, art. L. 3131-15 al. 4), faisant, de la sorte, ressurgir le délit de marché noir. Pour l’instant, les conditions sont telles que l’on imagine difficilement que des peines de prison soient prononcées. Mais la question mérite toutefois d’être posée, même si ce n’est que d’un point de vue théorique, notamment parce que les services de police ont noté une nette recrudescence des vols de gels et de masques chez les professionnels de la santé (médecins, pharmaciens et dentistes), vols vraisemblablement destinés à alimenter un marché parallèle émergent…

En outre, le décret du 4 avril 2020 (préc.) prévoit par ailleurs que, « sans préjudice des dispositions des articles L. 3131-15 et L. 3136-1 du code de la santé publique, les dispositions du livre IV du code de commerce, à l’exclusion de celles de son article R. 410-1, sont applicables aux règles relatives aux prix de vente au détail et en gros des gels hydro-alcooliques destinés à l’hygiène corporelle ». Le droit de la concurrence vient ainsi compléter les dispositions spécifiques liées à l’état d’urgence sanitaire, offrant ainsi un large éventail de prérogatives aux pouvoirs publics dans la lutte contre les hausses artificielles des prix des gels hydro-alcooliques : soit l’ensemble des mécanismes du droit de la concurrence (par ex. les abus de domination économique) ententes, sous le contrôle de l’Autorité de la concurrence, soit les mécanismes spécifiques issus de la loi du 23 mars 2020, pouvant aller de contraventions de 4e ou 5e classe, pouvant conduire dans certaines circonstances à des peines d’emprisonnement. C’est d’ailleurs surement l’intérêt premier de cette valse de textes si concentrés que de donner des outils plus efficaces de lutte contre des pratiques qui, en temps normal relèveraient du seul champ concurrentiel mais qui, en temps de crise aiguë, acquièrent une dimension symbolique et rappelle des heures plus sombres de l’histoire. Il est à noter pour terminer que cet arsenal, applicable pour l’instant uniquement pour les blocages des prix des gels hydro-alcooliques, pourrait être étendu en cas de crise prolongée et de nécessité d’encadrer d’autres produits de première nécessité, éventuellement alimentaires.

À suivre donc…


Mise à jour au 07 mai 2020

L’extension du blocage des prix aux masques chirurgicaux

La logique d’encadrement des prix a été étendue début mai à la vente des masques de type chirurgical à usage unique, afin de préparer au mieux le déconfinement (D. complétant le D. n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF, 3 mai 2020). Il complète le décret du 23 mars 2020 (préc.), lui ajoutant un article 11-1 réglementant les prix à la vente « de masques de type chirurgical à usage unique répondant à la définition de dispositifs médicaux, quelle que soit leur dénomination commerciale ».

Le texte s’appuie uniquement sur le nouvel article L. 3131-15 du Code de la santé publique, délaissant l’approche « concurrentielle » de l’article L. 410-2 du Code de commerce. Il reprend la distinction entre vente au détail et vente en gros : dans le premier cas, le prix ne peut excéder les 95 centimes d’euros TTC par unité « quel que soit le mode de distribution, y compris en cas de vente en ligne » (sachant, précise le décret, que ce prix n’inclut pas les éventuels frais de livraison) ; dans le second cas, le prix ne peut dépasser 80 centimes d’euros TTC par unité.

Par contre, la réglementation est moins étendue que celle applicable aux gels et un seul type de masque est concerné : le masque « de type chirurgical à usage unique ». Relèvent de cette catégorie, au sens du décret – et « quelle que soit leur dénomination commerciale » – : d’une part les « masques anti-projections respectant la norme EN 14683 n’ayant pas fait l’objet de la réquisition » issue du décret du 23 mars 2020 ; d’autre part les « masques fabriqués en France ou dans un autre État membre de l’Union européenne, ou importés, mis à disposition sur le marché national et ayant bénéficé d’une dérogation consentie par le directeur général de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé en application de l’article R. 5211-19 du code de la santé publique ».

Quelques remarques peuvent être formulées. En premier lieu, les masques de type FFP2 ne sont pas concernés, car l’ensemble des stocks existants et fabriqués depuis le début de l’état d’urgence sanitaire demeure réquisitionné (D. 23 mars 2020 préc., art. 12). D’ailleurs, le décret du 2 mai ne revient pas sur le principe de la réquisition des masques de type chirurgical. En précisant que l’encadrement des prix de vente ne s’applique qu’aux produits « n’ayant pas fait l’objet de la réquisition mentionnée à l’article 12 », il cherche à concilier les deux régimes juridiques. On peut même considérer – dans le silence des textes – qu’il y a une primauté à la réquisition (pour les besoins des services de santé) et que, par défaut (c’est-à-dire dès lors et tant que les services de santé sont convenablement approvisionnés), le principe de liberté de vente – tel qu’aménagé par le décret – s’applique.

En second lieu, tous les autres types de masques, c’est-à-dire ceux considérés (à tort ou à raison) comme moins efficaces, sont exclus du dispositif. Cela signifie donc que doivent être distingués deux types de masques : ceux, de type chirurgical, dont la vente est réglementée, et les autres (masques lavables, réutilisables, à filtre ou à cartouche, à usage unique mais ne répondant pas aux normes chirurgicales, etc.), dont la vente reste libre et le prix pourrait connaître une inflation importante dans les prochaines semaines ou mois, selon l’évolution de la pandémie.

Mise à jour au 19 mai 2020

Dans le cadre de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire par la loi du 11 mai 2020 (n° 2020-546, JORF, 12 mai 2020), les dispositions relatives à l’encadrement des prix ont été reprises et légèrement modifiées par le décret du 11 mai 2020, abrogeant le décret du 23 mars 2020 (en réalité, deux décrets ont été adoptés : n° 2020-545, JORF, 11 mai 2020, applicable les 11 et 12 mai ; n° 2020-548, JORF, 12 mai 2020, applicable depuis le 13 mai). Le décret reprend globalement les dispositions antérieures, réunies dans un chapitre 5 (art. 16 et 17 du décret n° 2020-548).

  • Les prix des gels hydro-alcooliques ont réduits par un décret du 25 avril 2020 (n° 2020-477, JORF, 26 avril 2020) : « 50 ml ou moins à 35,17 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 50 ml maximum de 1,76 euros TTC ; plus de 50 ml, jusqu’à 100 ml inclus à 26,38 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 100 ml maximum de 2,64 euros TTC ; plus de 100 ml, jusqu’à 300 ml inclus à 14,68 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon de 300 ml maximum de 4,40 euros TTC ; plus 300 ml à 13,19 € TTC le litre, soit un prix unitaire par flacon d’un litre maximum de 13,19 euros TTC ». Ces dispositions ont été reprises à l’identique par le décret du 11 mai 2020 (n° 2020-548 préc., art. 16).
  • Les dispositions relatives aux masques de type chirurgical restent inchangés (D. n° 2020-548 préc., art. 17). Par contre, le décret du 11 mai 2020 met fin au principe de la réquisition des masques de type FFP2 (D. n° 2020-548, art. 26), laissant entendre que la pénurie de ce type de matériel serait en voie de résorption.

[1] https://www.quechoisir.org/actualite-coronavirus-le-prix-des-gels-hydroalcooliques-a-bel-et-bien-flambe-n76711/

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Brameret Sébastien, « Covid-19 & concurrence »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 288.

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Des objets du DA (2/8) : Adrien Terrier

Art. 287.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Après la décision :

voici :

Deuxième décision :
CE, 06 février 1903,
Adrien Terrier

#mythedudroitpublic #Romieu
#servicepublic
#contratadministratif
#vipères #département
#gestionspubliqueetprivée

Rec. Lebon : p. 94.
Bibl. : note de Delphine Costa in Ajda 2003 ; p. 153 et s.

Mue de serpent (vipère ou vipera aspis) trouvée non loin d’Arbois (Jura) à quelques kilomètres de Villevieux où les faits du présent arrêt se sont déroulés.
2019 – Peau de serpent (mue).

Il est amusant pour le symbole de se dire que cette mue provient peut-être d’une vipère de la même « famille » au moins géographique que celles chassées par Adrien Terrier en début de siècle dernier !

Les faits

Nous sommes dans le Jura, à Villevieux près de Lons-le-Saulnier en marge du département voisin de la Saône-et-Loire où habite le requérant. Et, si de nos jours, la vipère aspic est un animal protégé (par la Convention de Berne au niveau international et par l’arrêté du 19 novembre 2007 au niveau interne), elle a longtemps été très chassée et a même fait l’objet d’une véritable cabale étant décrite par certains comme étant l’animal des sorcières et parfois du Diable lui-même. Quoi qu’il soit, en 1900, le conseil général du département de la Saône-et-Loire a décidé par délibération d’allouer « des primes pour la destruction des animaux nuisibles » dont la vipère aspic. Ayant réussi à capturer puis à éliminer plusieurs de ces reptiles après avoir passé un contrat en ce sens avec le département, Adrien Terrier va en demander le paiement au département. Celui-ci ne lui donnant pas satisfaction (faute de crédits), le citoyen a transféré devant le conseil de préfecture (ancêtre du tribunal administratif) sa requête mais ledit conseil s’est déclaré incompétent en 1901 d’où le présent appel au Conseil d’Etat.

La portée

En premier lieu, et d’un point de vue strictement procédural, l’arrêt est intéressant en ce qu’il qualifie l’acte que le conseil de préfecture a dressé en 1901 : il s’agit d’une « note rédigée en chambre du conseil par laquelle le secrétaire-greffier (…) fait connaître que la requête (…) aurait été soumise à ce conseil qui se serait déclaré incompétent ». Or, dit le Conseil d’Etat, cette « note » n’est pas « une décision de justice et ne peut à ce titre être déférée au Conseil d’Etat » ! Heureusement pour le requérant, le juge administratif accepte de prendre en compte les conclusions que Terrier a rédigées directement au cas où, précisément, la « note » ne pourrait être considérée comme un acte juridictionnel.

Cela fait, mais sans prononcer les expressions mêmes de « service public » et de « contrat » au cœur pourtant du présent arrêt, le juge va estimer qu’il est effectivement compétent du fait précisément que le contrat liant Terrier au département avait pour objet premier l’exécution de l’activité d’intérêt général de destruction des êtres nuisibles, activité reconnue comme étant de service public conférant audit contrat la nature de « contrat administratif ». Ces éléments (l’activité de service public et la nature du contrat) ne se lisent pourtant pas expressément dans l’arrêt. Il faut lire les conclusions de Jean Romieu et la mythification qu’en a fait, depuis, la doctrine pour s’en convaincre. Dans lesdites conclusions, le commissaire du gouvernement insiste alors notamment sur l’opposition entre les activités des autorités locales de gestion privée (dont les actes relèvent du juge judiciaire) et celles (comme en l’espèce) de gestion publique (contrats administratifs y compris).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (2/8) : Adrien Terrier »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 287.

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La commande publique face au COVID-19 : dans l’attente de mesures réellement efficaces

par M. Mathias Amilhat,
Maître de conférences HDR de droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IEJUC

Art. 282. Contribution réalisée dans le cadre des « actions & réactions (du JDA et au COVID-19) pour administrativistes confiné.e.s » :

La commande publique
face au COVID-19 :
dans l’attente de mesures réellement efficaces

L’épidémie de COVID-19 – et les mesures adoptées pour y faire face – affecte l’économie dans son ensemble. Les contrats de la commande publique ne sont pas épargnés par ce phénomène et de nombreuses questions se posent face aux bouleversements actuels.

La théorie générale des contrats administratifs (pour les contrats de la commande publique qualifiables comme tels) et les règles particulières applicables à ces contrats – qu’elles soient prévues par le Code de la commande publique, par les cahiers des clauses administratives générales ou par les contrats eux-mêmes – permettent de faire face aux difficultés rencontrées lors de la passation ou de l’exécution des contrats de la commande publique. Il n’est pas possible d’envisager toutes les règles et tous les mécanismes susceptibles d’être mis en œuvre pour faire face aux aléas lors de la passation ou de l’exécution des contrats de la commande publique mais, au regard des évènements actuels et des dispositifs qui pourraient être mis en place, un rappel s’impose pour certains d’entre eux.

En temps normal – c’est-à-dire en période ordinaire par opposition à l’état d’urgence sanitaire dans lequel nous nous trouvons désormais placés et qui a conduit à l’adoption de règles spécifiques (v. infra) – l’inexécution ou la mauvaise exécution des contrats peut entraîner le prononcé de sanctions. Il peut s’agir de sanctions pécuniaires, de sanctions coercitives, ou de sanctions résolutoires.

A priori, le champ d’application des sanctions pécuniaires semble restreint car elles ne peuvent être prononcées que si elles ont été prévues par les clauses du contrat. Toutefois, en pratique, elles sont généralement prévues soit directement par les clauses du contrat, soit indirectement par renvoi aux cahiers des clauses administratives générales, lesquels organisent la mise en œuvre des sanctions pécuniaires (chaque CCAG précise ainsi selon quelles modalités l’acheteur peut être amené à prononcer des pénalités pour retard). Les sanctions pécuniaires permettent ainsi d’obtenir des dommages et intérêts qui permettent de réparer le préjudice subi du fait de la mauvaise exécution du contrat.

Les sanctions coercitives poursuivent quant à elles un objectif différent : elles permettent à l’acheteur d’obtenir l’exécution correcte des obligations contractuelles en cas de défaillance du titulaire du contrat. Il s’agit d’un « pouvoir de substitution totale ou partielle aux frais et risques du cocontractant (qui) conduit l’administration soit à reprendre l’activité en régie directe, c’est-à-dire l’assurer avec ses propres moyens, soit à se substituer à l’autorité du chef d’entreprise sur ses salariés et son outil de travail, soit à confier l’exécution à une entreprise tierce » H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz, 2e éd. 2019, p. 499, n°554). Les différents Cahiers des clauses administratives générales prévoient et organisent l’exécution des prestations aux frais et risques du titulaire « soit en cas d’inexécution par ce dernier d’une prestation qui, par sa nature, ne peut souffrir aucun retard, soit en cas de résiliation du marché prononcée aux torts du titulaire ».  Pour autant, le Conseil d’Etat considère que la mise en régie ou la passation d’un marché de substitution constitue une règle générale applicable aux contrats administratifs, ce qui signifie qu’elle « peut être prononcée même en l’absence de toute stipulation du contrat le prévoyant expressément » et que « les personnes publiques ne peuvent légalement y renoncer » (CE, ass., 9 novembre 2016, Société Fosmax, n°388806 ; précisé par CE, 14 févr. 2017, Société de manutention portuaire d’Aquitaine, n° 405157).

La dernière catégorie de sanctions qui peuvent être prononcées correspond aux sanctions résolutoires. Elles correspondent à la résiliation pour faute, laquelle se distingue de la résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général. Le Code de la commande publique (CCP, art. L. 6, 5°) prévoit en effet que « l’autorité contractante peut résilier unilatéralement le contrat dans les conditions prévues par le présent code », tout en indiquant que « lorsque la résiliation intervient pour un motif d’intérêt général, le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat ». Parmi les différentes hypothèses de résiliation, la résiliation-sanction – qui correspond aux sanctions résolutoires – est prévue par les articles L. 2195-3 et L. 3136-3 qui permettent aux acheteurs et aux autorités concédantes de résilier le contrat « en cas de faute d’une gravité suffisante du cocontractant ». Ce pouvoir de résiliation pour faute existe en-dehors de toute disposition textuelle (CE, 30 septembre 1983, Société Comexp, n°26611. ; CE, 12 novembre 2015, n° 387660, Société le jardin d’acclimatation, n°387660) mais – en plus des dispositions du Code précitées – les Cahiers des clauses administratives générales prévoient la résiliation pour faute, notamment lorsque « le titulaire ne s’est pas acquitté de ses obligations dans les délais contractuels ».

D’autres règles ou mécanismes que l’on qualifiera de généraux permettent d’assurer la bonne exécution des contrats de la commande publique, de sanctionner leur mauvaise exécution ou d’assurer la stabilité et la continuité des relations contractuelles en dépit des difficultés rencontrées lors de l’exécution du contrat.

Ainsi, en cas de mauvaise exécution des obligations contractuelles par l’un ou l’autre des cocontractants, leur responsabilité contractuelle peut toujours être engagée. Une inégalité demeure de ce point de vue entre les cocontractants : alors que l’administration contractante peut user de son privilège du préalable en exigeant directement de son cocontractant le versement de dommages-intérêts (sous le contrôle du juge mais sans avoir à saisir ce dernier) ; le titulaire du contrat ne peut engager la responsabilité contractuelle de l’administration qu’en passant par le juge (en ce sens, et pour davantage d’explications, v. H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz, 2e éd. 2019, p. 484 et s., spéc. n°535). Par ailleurs, la théorie de l’imprévision peut jouer lorsque des évènements imprévisibles et extérieurs aux parties entraînent un bouleversement de l’économie du contrat : le titulaire du contrat est alors tenu de poursuivre son exécution mais pourra bénéficier d’une indemnité d’imprévision (CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, Lebon 125). La théorie cessera de s’appliquer une fois les évènements passés si l’équilibre contractuel est retrouvé. A défaut d’un retour possible à la normale – c’est-à-dire si le bouleversement est définitif – l’administration pourra résilier le contrat pour force majeure. Dans le même sens, mais pour les seuls marchés publics de travaux, la théorie des sujétions techniques imprévues permet de faire face aux « difficultés matérielles rencontrées lors de l’exécution du marché, présentant un caractère exceptionnel, imprévisible lors de la conclusion du contrat et dont la cause est extérieure aux parties » (CE, 30 juillet 2003, Commune de Lens, n°223445, Lebon T. p. 862). Si les conditions sont réunies, les charges supplémentaires supportées par le titulaire du contrat afin de poursuivre son exécution devront être indemnisées. De plus, la théorie du fait du Prince peut trouver à s’appliquer lorsque l’autorité contractante adopte des mesures « en vertu de pouvoirs autres que ceux qu’elle détient du contrat » (F.-P. Bénoît, Le droit administratif français, Dalloz 1968, n°1136). Si ces mesures n’étaient pas prévisibles lors de la conclusion du contrat, qu’elles affectent l’objet ou l’équilibre du contrat et qu’elles entraînent un préjudice anormal et spécial pour le cocontractant, ce dernier aura le droit d’être indemnisé. Enfin, et sous certaines conditions, la force majeure peut être invoquée pour faire face aux difficultés rencontrées lors de l’exécution du contrat. Il faut, dans ce cas, distinguer la force majeure comme cause exonératoire de la responsabilité contractuelle de la force majeure administrative, laquelle ne trouve à s’appliquer que dans le cadre de la théorie de l’imprévision lorsque le retour à l’équilibre du contrat est impossible (sur ces questions, v. not. H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 651 et s., n°731 à 737). Depuis l’adoption des mesures de confinement liées à la pandémie, c’est la force majeure « ordinaire » qui est généralement mise en avant, comme en témoigne la fiche publiée par la Direction des affaires juridiques de Bercy le 18 mars dernier (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/fiche-passation-marches-situation-crise-sanitaire.pdf ). Elle suppose que l’évènement à l’origine des difficultés soit imprévisible, extérieur aux parties et qu’il soit irrésistible (conditions posées par le commissaire du gouvernement Tardieu dans ses conclusions sur CE, 29 janvier 1909, Compagnie des messageries maritimes, D. 1910, 3, 89). La reconnaissance de la force majeure permet aux parties d’être libérées de leurs obligations contractuelles : cela peut concerner le contrat dans son ensemble ou seulement une partie de celui-ci. Les conséquences de la force majeure dépendent de chaque situation : elle peut conduire à la résiliation du contrat ou neutraliser la mise en œuvre des sanctions contractuelles précédemment évoquées. Si la mise en œuvre de la force majeure ne nécessite pas de reposer sur un texte, les Cahiers des clauses administratives générales précisent les conséquences de la force majeure et les contrats eux-mêmes peuvent contenir des clauses sur ce point.

Enfin, et sans prétendre à l’exhaustivité, il faut relever que plusieurs dispositions du Code de la commande publique permettent d’adapter la passation et l’exécution des contrats pour faire face à des situations exceptionnelles. Ainsi, s’agissant de la passation des contrats, le Code permet la conclusion de marchés sans publicité ni mise en concurrence dans différentes hypothèses liées à l’objet du contrat, à son montant ou à la qualité de l’acheteur. Parmi elles, il et ici utile de rappeler que les acheteurs peuvent passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances extérieures » qui ne pouvaient pas être prévues par les acheteurs ne permettent pas « de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées » (CCP, art. R. 2122-1). Il est également possible de passer de tels marchés « lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé » pour des raisons techniques (CCP, art. R. 2122-3, 2°). Par ailleurs, s’agissant de l’exécution des contrats, le Code de la commande publique envisage différentes hypothèses de modifications autorisées (CCP, art. L. 2194-1, L. 3135-1, R. 2194-1 à R. 2194-10 et R. 3135-1 à R. 3135-10). Or, parmi les modifications autorisées, il est permis de modifier le contrat « lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir » (CCP, art. R. 2194-5 et R. 3135-5). Enfin, comme précédemment évoqué, le Code prévoit et organise les différentes hypothèses dans lesquelles il est possible de résilier le contrat. Parmi elles, on retrouve la résiliation en cas de force majeure (CCP, art. L. 2195-2 et L. 3136-2), la résiliation pour faute grave (CCP, art. L. 2195-3, 1° et L. 3136-3, 1°), la résiliation pour motif d’intérêt général (réservée aux contrats administratifs : CCP, art. L.6, L. 2195-3, 2° et L. 3136-3, 2°), ou encore la résiliation prononcée « lorsque l’exécution du contrat ne peut être poursuivie sans une modification contraire aux dispositions » du Code (CCP, art. L. 2195-6 et L. 3136-6).

L’ensemble des règles présentées visent ainsi à protéger les acheteurs et les autorités concédantes dans leurs relations contractuelles, mais aussi leurs cocontractants, c’est-à-dire les candidats à l’attribution des contrats ainsi que les titulaires des marchés publics et des contrats de concession. Elles reposent sur des considérations liées au but de service public ou d’intérêt général poursuivi par les personnes publiques contractantes, sur les principes fondamentaux de la commande publique parmi lesquels on retrouve notamment l’objectif de bonne utilisation des deniers publics (CCP, art. L. 3), mais aussi sur des considérations qui s’inscrivent davantage dans une logique contractuelle et qui doivent permettre le maintien de l’équilibre du contrat.

Actuellement, les fermetures d’établissements, le manque de personnel lié au confinement, les difficultés d’approvisionnement (notamment lorsque les fournitures proviennent de l’étranger) et les conséquences pratiques des mesures adoptées par le gouvernement pour endiguer la propagation du COVID-19 mettent en péril la bonne exécution des contrats passés. Dans le même sens, la crise sanitaire actuelle suppose la passation de contrats de la commande publique spécifiques, en particulier pour répondre aux besoins des services de santé. Ainsi, l’achat de masques de protection ou de gels hydroalcooliques suppose la passation de marchés publics de fournitures, que ces achats soient effectués par l’Etat, les établissements publics hospitaliers ou encore par les collectivités territoriales.

L’exécutif n’ignore pas les problématiques spécifiques rencontrées pour la passation et – surtout – pour l’exécution des contrats de la commande publique en cette période de crise sanitaire. Il cherche à répondre aux difficultés rencontrées en utilisant deux moyens. Tout d’abord, il fait appel à la réglementation existante – au droit de la commande publique « ordinaire » – pour pallier les difficultés rencontrées. Dans ce cadre, c’est le droit souple qui est mobilisé : c’est le cas de la fiche précédemment évoquée et publiée le 18 mars par la DAJ, mais également d’autres fiches fournies par le ministère de l’économie (v. not. la fiche sur les mesures de soutien apportées aux entreprises publiée le 25 mars 2020 : https://www.economie.gouv.fr/files/files/PDF/2020/Coronavirus-MINEFI-10032020.pdf ). Ensuite, l’exécutif a obtenu de pouvoir intervenir par ordonnance pour adapter le droit de la commande publique (art. 11 de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, JORF du 24 mars 2020). C’est désormais chose faite avec l’adoption de l’Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de COVID-19 (JORF n°0074 du 26 mars 2020).

Afin de répondre aux questions et craintes exprimées tant par les acheteurs et les autorités concédantes que par les opérateurs économiques titulaires de contrats ou candidats à leur attribution, il est nécessaire de questionner l’efficacité des deux catégories de dispositifs mobilisés par le Gouvernement pour faire face aux conséquences de l’épidémie. C’est donc tant le droit de la commande publique « ordinaire » que le droit de la commande publique « dérogatoire » qui mérite d’être questionné.

Le droit de la commande publique « ordinaire » face au COVID-19 : un droit teinté d’incertitudes

Il ne s’agit pas ici d’expliquer que le droit de la commande publique « ordinaire », entendu comme le droit de la commande publique applicable avant l’adoption de l’Ordonnance du 25 mars 2020, ne permet pas de répondre aux problématiques résultant des mesures adoptées pour lutter contre la propagation du COVID-19. Au contraire, et ainsi que cela a été (brièvement ou trop longuement) rappelé en introduction, le droit de la commande publique comprend de nombreux dispositifs qui permettent d’adapter la passation et l’exécution des contrats aux difficultés extérieures à celui-ci. L’enjeu est alors de savoir comment les dispositifs présentés peuvent être mis en œuvre et si cette mise en œuvre est teintée ou non de sécurité juridique pour les acheteurs, les autorités concédantes et les opérateurs économiques candidats ou cocontractants. Pour tenter de répondre à ces interrogations, et sans prétendre ici non plus à l’exhaustivité, il convient de revenir sur les règles présentées et d’envisager leur mise en œuvre dans le cadre de la crise sanitaire actuelle.

Avant d’aborder la question centrale liée à l’adoption des sanctions et à la possible mise en avant de la force majeure comme cause exonératoire de la responsabilité, il est possible de rappeler quelles sont – parmi les règles du droit des contrats publics évoquées – celles qui peuvent réellement ou potentiellement être mobilisées.

Au sein des composantes de la théorie générale des contrats administratifs, la théorie de l’imprévision pourrait potentiellement trouver à s’appliquer lorsque la crise actuelle entraîne un bouleversement de l’économie des contrats en cours. Il est en effet possible, pour certains contrats en cours, que la crise augmente le coût de réalisation des travaux, des fournitures livrées ou des services prestés. Qu’on songe également, dans le cadre des contrats de concession, aux pertes d’exploitation liées au confinement. Il faut toutefois appeler à une forme de prudence s’agissant de la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision. Tout d’abord parce qu’il faut s’assurer que les conditions de sa mise en œuvre sont bien réunies, notamment le fait de savoir si l’ampleur des bouleversements subis par l’économie du contrat sont suffisamment importants. Ensuite, et peut-être surtout, parce que certains contrats contiennent « des clauses de révision (d’imprévision, d’actualisation ou de hardship) permettant soit d’adapter directement le contrat, soit de fixer les conditions et les procédures d’une révision différée » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 643, n°722). Or, la présence de telles clauses empêche la reconnaissance d’un bouleversement de l’économie du contrat initial… Sous ces réserves, la théorie de l’imprévision pourrait toutefois trouver à s’appliquer. En revanche, la théorie des sujétions techniques imprévues ne semble pas pouvoir jouer face à la crise sanitaire. Elles sont en effet définies comme des « difficultés matérielles rencontrées lors de l’exécution du marché, présentant un caractère exceptionnel, imprévisible lors de la conclusion du contrat et dont la cause est extérieure aux parties » (CE, 30 juill. 2003, Commune de Lens, préc.). Pour qu’elle puisse jouer, il faudrait démontrer que la crise sanitaire entraîne de telles difficultés techniques ou matérielles : ce n’est pas impossible mais cela reste assez improbable. Pour autant, la question pourrait se poser de savoir si constituent des sujétions techniques imprévues les mesures sanitaires que les titulaires de marchés de travaux publics doivent désormais respecter s’ils poursuivent l’exécution de leurs contrats dans cette période de crise (distance de sécurité, mesures de désinfection, nombre limité d’ouvriers sur les chantiers…). La porte reste donc entrouverte mais ce n’est pas nécessairement la plus facile à emprunter ! Celle ouverte par la théorie du fait du Prince ne devrait pas être plus facile à ouvrir. En effet, en retenant la définition la plus stricte de cette théorie il faut que les mesures soient adoptées par l’autorité contractante n’agissant pas en tant que partie au contrat : ainsi, seuls les contrats passés par l’Etat pourraient être concernés par la mise en œuvre de cette théorie. De plus, parmi les conditions posées pour la mise en œuvre de la théorie du fait du Prince et précédemment rappelées il faut que le cocontractant subisse un préjudice anormal et spécial pour pouvoir être indemnisé. Or, dans la période actuelle, les mesures adoptées ne concernent pas des opérateurs économiques particuliers mais le pays dans son ensemble ou des secteurs économiques dans leur globalité. Il n’est donc pas conseillé d’indiquer aux opérateurs économiques qu’ils pourraient sortir du tunnel en empruntant la porte du fait du Prince. Ainsi, les composantes de la théorie générale des contrats administratifs semblent difficilement mobilisables, exception faite de la force majeure sur laquelle nous reviendrons.

Les possibilités offertes par le Code de la commande publique semblent plus facilement mobilisables. Ainsi, les dispositions permettant la conclusion de marchés sans publicité ni mise en concurrence peuvent, pour certaines d’entre elles, permettre de répondre aux besoins créés par la crise sanitaire (v. supra en introduction). De la même manière, et à condition de remplir les conditions posées par le Code, les cocontractants doivent pouvoir modifier leurs contrats pour faire face à la crise : il est évident que cette dernière fait partie « des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir » (CCP, art. R. 2194-5 et R. 3135-5). Cela confirme d’ailleurs que les modifications autorisées par cet article ne recoupent que partiellement et imparfaitement les théories de l’imprévision, des sujétions techniques imprévues et du fait du Prince. Il est en effet plus facile de s’appuyer sur le Code et sur les conditions qu’il pose pour admettre la modification des contrats que sur les théories classiques dont les conditions de mise en œuvre restreignent la portée. La résiliation des contrats, notamment lorsque la modification du contrat ne peut pas être effectuée conformément aux dispositions du Code, est également une hypothèse envisageable pour les acheteurs et les autorités concédantes dans la période actuelle (v. supra). Enfin, il faut également préciser que certaines dispositions du Code permettent d’adapter les procédures de passation en cas d’urgence. Ainsi, dans le cadre des procédures formalisées, les délais de réception des candidatures et des offres peuvent être réduits en cas « d’urgence, dûment justifiée » (CCP, art. R. 2161-3 pour la procédure d’appel d’offres ouvert ; des dispositions comparables existent pour les autres procédures). Il est aussi possible, dans le cadre des procédures en cours, d’envisager un report des délais de remise des candidatures et des offres (en ce sens, v. A. Villalard, « Coronavirus et marchés publics [3/5] : quid des procédures de passation en cours ? », Le Moniteur fiche pratique du 20 mars 2020, https://www.lemoniteur.fr/article/coronavirus-et-marches-publics-3-4-quid-des-procedures-de-passation-en-cours.2081666 ). Toutefois, s’agissant des procédures en cours, le Code offre une solution plus sécurisante en permettant de les déclarer sans suite (CCP, art. R. 2185-1, R. 2185-2 et R. 3125-4).

Toutefois, parmi les questions posées par les acteurs de la commande publique, et en particulier par les cocontractants titulaires de marchés publics ou de contrats de concession, la crainte de sanctions prononcées par les acheteurs et les autorités concédantes figure au premier plan. En effet, la mauvaise exécution ou l’inexécution des obligations contractuelles peut conduire au prononcé de sanctions, notamment en cas de non-respect des délais d’exécution prévus par le contrat. Cela a été souligné, les sanctions peuvent être pécuniaires, coercitives ou résolutoires. Il convient donc de déterminer si l’inexécution ou les retards dans l’exécution liés à l’épidémie de COVID-19 peuvent amener les autorités contractantes à prononcer de telles sanctions et si leurs cocontractants peuvent espérer y échapper. En principe l’inexécution ou le retard dans l’exécution justifie le prononcé de sanctions mais, tant les règles générales applicables aux contrats administratifs que les règles spécifiques prévues par les CCAG et par les contrats eux-mêmes peuvent permettre d’y échapper. C’est ce qu’explique la fiche de la DAJ qui met l’accent sur la possibilité d’invoquer la force majeure comme cause exonératoire de responsabilité. Il faut de ce point de vue distinguer les règles générales applicables en la matière et les règles plus spécifiques prévues par les CCAG qui précisent le régime juridique applicable pour les marchés publics qui s’y réfèrent.

De manière générale, la reconnaissance d’un cas de force majeure interdit à l’autorité contractante d’appliquer des pénalités de retard (CE, 29 janvier 1909, Compagnie des messageries maritimes, préc.) ou de prononcer des sanctions pour inexécution (CE, 29 janvier 1958, Bonadeau, Lebon 50). Cette limite apportée au pouvoir de sanction de la personne publique contractante est en partie confirmée et précisée par certains CCAG. Ainsi s’agissant des pénalités de retard, ces derniers prévoient la possibilité pour le titulaire du contrat de bénéficier d’une prolongation du délai d’exécution – et donc d’échapper aux pénalités de retard – lorsqu’il « est dans l’impossibilité de respecter les délais d’exécution, du fait du pouvoir adjudicateur ou du fait d’un évènement ayant le caractère de force majeure » (CCAG Fournitures courantes et services, art 13.3, 14.1 et 20.4 ; CCAG-PI, art. 13.3, 14.1 et 22.4 ; CCAG-TIC, art. 13.3, 14.1 et 20.4 ; CCAG Marchés industriels, art. 14.3, 15.1 et 27.4). Pour autant, des conditions sont posées et cette prolongation n’est donc pas automatique : elle suppose une demande de la part du titulaire du marché dans un délai de quinze jours à compter de l’apparition des causes rendant impossible le respect des délais et son acceptation par l’acheteur. Dès lors, la question est de savoir si la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID-19 constitue ou non un cas de force majeure.

La fiche publiée par la DAJ précise que les conditions d’imprévisibilité et d’extériorité sont remplies : ce constat n’est pas réellement discutable mais des précisions méritent d’être apportées. S’agissant tout d’abord de la condition d’imprévisibilité, la date de conclusion du contrat pourrait conduire à nuancer l’affirmation selon laquelle cette condition serait automatiquement remplie. Il est vrai que les parties aux contrats de la commande publique ne pouvaient effectivement pas prévoir l’existence de la pandémie, son étendue, ou ses conséquences. Toutefois, la question de l’imprévisibilité pourra se poser pour les contrats conclus au tout début de la crise sanitaire, avant l’annonce des mesures gouvernementales imposant le confinement. Il est peu probable qu’une interprétation stricte soit retenue compte tenu des circonstances actuelles mais il convient de nuancer les affirmations du gouvernement sur ce point. Surtout, le caractère imprévisible ne pourra pas être retenu pour les contrats conclus après l’adoption des mesures gouvernementales visant à lutter contre la pandémie : les contrats actuellement conclus ne pourront pas bénéficier de la force majeure. Factuellement, ces contrats seront peu nombreux et devraient être passés selon des procédures dérogatoires en prenant en compte la pandémie (il est possible de relever la publication de plusieurs appels d’offres au BOAMP visant à acquérir des masques ou du gel hydroalcoolique mais ils correspondent à des procédures engagées avant le début du confinement). La condition d’extériorité est également assez peu discutable : la propagation du virus n’est pas liée aux parties aux contrats de la commande publique. Avec une certaine mauvaise foi, il serait possible de questionner cette condition pour les contrats passés par l’Etat : si l’impossibilité d’exécuter les prestations objet du contrat résulte non de la propagation du virus mais des mesures imposées par l’Etat (confinement, interdiction des réunions, distances de sécurité…), est-ce que cela ne remet pas en cause la condition d’extériorité ? Une telle interprétation nous semble toutefois très peu probable.

Dès lors, la reconnaissance de la force majeure s’agissant de la crise sanitaire actuelle dépend avant tout de la condition d’irrésistibilité. Celle-ci implique de démontrer que le contractant se trouve dans l’impossibilité de continuer à exécuter le contrat : si l’impossibilité d’exécuter le contrat est temporaire, cela permettra de neutraliser les sanctions contractuelles sous réserve des dispositions du CCAG applicable au contrat ou du contrat lui-même ; si elle est définitive, cela conduira à sa résiliation. En effet, lorsque le titulaire du marché se trouve dans l’impossibilité absolue de poursuivre l’exécution du contrat en raison du cas de force majeure, le contrat est résilié de plein droit (CE, 7 août 1926, Bouxin, Lebon 891). Cette résiliation pour force majeure est également prévue par les CCAG, lesquels précisent que « lorsque le titulaire est mis dans l’impossibilité d’exécuter le marché du fait d’un événement ayant le caractère de force majeure, le pouvoir adjudicateur résilie le marché » (CCAG Fournitures courantes et services, art. 31.1 ; CCAG-PI, art. 31.1 ; CCAG-TIC, art. 41.1 ; CCAG Marchés industriels, art. 36.1). La résiliation pour force majeure est également – cela a été évoqué – envisagée par le Code de la commande publique (CCP, art. L. 2195-2 et L. 3136-2). Or, dans la mesure où l’appréciation de la force majeure doit s’effectuer au cas par cas, il n’est pas possible de considérer que la condition d’irrésistibilité sera systématiquement considérée comme remplie. La fiche de la DAJ (préc.) confirme cette incertitude. Elle précise à propos de cette condition qu’il « convient de vérifier si la situation résultant de la crise sanitaire actuelle, notamment le confinement, ne permet effectivement plus au prestataire de remplir ses obligations contractuelles », tout en indiquant que « comme le demande le Gouvernement, il est recommandé aux acheteurs publics, eu égard au caractère exceptionnel de la crise, de ne pas hésiter à reconnaître que les difficultés rencontrées par leur cocontractants sont imputables à un cas de force majeure ». Le ministre de l’économie a également appelé les acheteurs publics dans leur ensemble à reconnaître l’existence d’un cas de force majeure et la fiche du 25 mars reprenant les mesures de soutien et les contacts à destination des entreprises va plus loin : elle affirme dans son point 9 que l’Etat et les collectivités locales reconnaissent le « Coronavirus comme un cas de force majeure pour leurs marchés publics » (préc.). La question demeure donc posée de savoir si tous les acheteurs publics considèreront que les conditions de la force majeure sont réunies pour l’ensemble de leurs marchés publics. Elle se pose avec davantage d’acuité encore lorsque l’on sait que, parallèlement à la publication des fiches évoquées, le gouvernement appelle notamment les entreprises du BTP à poursuivre leurs activités : est-ce à dire que les marchés publics de travaux ne sont pas concernés par la force majeure ? Sur ce point, comme sur d’autres, les mesures gouvernementales manquent évidemment de clarté. Par ailleurs, même si les conditions nécessaires pour identifier un cas de force majeure sont considérées comme remplies, il convient pour les opérateurs économiques de rester vigilants : si leurs contrats contiennent des clauses spécifiques qui organisent la mise en œuvre de la force majeure ou s’ils renvoient à un CCAG qui organise sa mise en œuvre, il convient de respecter les conditions posées (notamment les délais et conditions imposés par certains CCAG et précédemment évoqués pour pouvoir bénéficier d’une prolongation du délai d’exécution et éviter le prononcé de pénalités de retard).

Les incertitudes liées à la mise en œuvre de la force majeure expliquent une partie des dispositions contenues dans l’Ordonnance du 25 mars 2020, c’est-à-dire dans le droit « dérogatoire » de la commande publique. Ce texte cherche ainsi à encadrer et à limiter le recours aux sanctions, qu’elles soient pécuniaires, coercitives ou résolutoires, tout en cherchant à adapter le droit de la commande publique, avec plus ou moins de succès.

Le droit de la commande publique « dérogatoire » face au COVID-19 : une réaction épidermique ?

La loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 habilite le Gouvernement à adopter « toute mesure […] relevant du domaine de la loi et, le cas échéant, à les étendre et à les adapter aux collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution » (art. 11 de la loi n°2020-290, préc.). Or, parmi les domaines dans lesquels des ordonnances peuvent être adoptées « afin de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie de covid-19 et aux conséquences des mesures prises pour limiter cette propagation, et notamment afin de prévenir et limiter la cessation d’activité des personnes physiques et morales exerçant une activité économique et des associations ainsi que ses incidences sur l’emploi » (art. 11, 1°), le droit de la commande publique est envisagé. Il est en effet prévu que le Gouvernement peut adopter par ordonnance toute mesure « adaptant les règles de passation, de délais de paiement, d’exécution et de résiliation, notamment celles relatives aux pénalités contractuelles, prévues par le code de la commande publique ainsi que les stipulations des contrats publics ayant un tel objet » (art. 11, 1°, f) de la loi). C’est sur ce fondement que l’Ordonnance du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de covid-19 a été adoptée (préc.).

En tant que telles, les dispositions de la loi n’appellent pas de commentaires particuliers dans la mesure où elles renvoient à l’adoption d’ordonnances. Il est toutefois possible de relever deux points d’attention. Le premier concerne le champ d’application des mesures qui peuvent être adoptées. En effet, la loi vise à la fois le « droit de la commande publique » et les « contrats publics », ce que confirme l’Ordonnance à la fois dans son intitulé et dans son article 1er. Or, la notion de « contrat public » n’est ni reconnue, ni définie en droit français. Envisagée comme une notion regroupant l’ensemble des contrats passés par les personnes de la sphère publique ou du secteur public, elle permet de dépasser la notion de commande publique (sur ces questions, v. not. M. Amilhat, La notion de contrat administratif. L’influence du droit de l’Union européenne, Bruylant 2014 ; M. Amilhat, « Le Code, les principes fondamentaux et la notion de commande publique. Une copie à revoir ? », AJDA 2019, p. 793). La loi du 23 mars et l’Ordonnance du 25 mars ne définissent pas la notion de contrat public utilisée mais, en y ayant recours, elles confirment le caractère étriqué et insatisfaisant de la notion de commande publique consacrée par le Code il y a tout juste un an… Le second point d’attention porte sur une différence entre le droit privé et le droit public des contrats dans le cadre de la loi d’habilitation. En effet, s’agissant du droit privé, le gouvernement a été habilité à intervenir pour modifier « dans le respect des droits réciproques, les obligations des personnes morales de droit privé exerçant une activité économique à l’égard de leurs clients et fournisseurs » (art. 11, 1°, c) de la loi). Or, s’agissant des contrats publics, l’habilitation ne prévoit pas un tel « respect des droits réciproques ». Est-ce à dire qu’il n’existe pas des droits réciproques dans les contrats publics ? Ou que le gouvernement peut adopter des mesures concernant les contrats publics qui désavantageraient davantage l’un des cocontractants ? Il reste néanmoins possible que cette différence n’ait aucune conséquence mais elle maintient le sentiment selon lequel il existerait une différence de nature entre contrats privés et « contrats publics ».

En réalité, ce sont donc les dispositions de l’Ordonnance du 25 mars qui méritent une attention particulière. Ce texte est relativement court et ne comporte que 8 articles, les deux derniers étant consacrés à son application dans les îles Wallis et Futuna, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises (art. 7), et à sa mise en œuvre sous la responsabilité du Premier ministre et du ministre de l’économie et des finances (art. 8). Il n’en suscite pas moins un certain nombre d’interrogations (sur cette question, v. la présentation d’Hicham Rassafi-Guibal, « Crise sanitaire et contrat administratif » dans le cadre du colloque virtuel Droit et coronavirus: https://www.youtube.com/watch?v=MliJMF73z74 ).

Le premier article de l’Ordonnance détermine son champ d’application matériel et temporel. Du point de vue matériel, le texte s’applique « aux contrats soumis au code de la commande publique ainsi qu’aux contrats publics qui n’en relèvent pas ». La première catégorie de contrats ne pose pas de difficultés : il s’agit de ceux qualifiables de marchés publics ou de contrats de concession qui relèvent du Code de la commande publique. Pour rappel, il s’agit des « contrats conclus à titre onéreux par un acheteur ou une autorité concédante, pour répondre à ses besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, avec un ou plusieurs opérateurs économiques » (CCP, art. L. 2). Sont en revanche exclus du champ d’application du Code, « les contrats de travail » ainsi que « les contrats ou conventions ayant pour objet […] des transferts de compétences ou de responsabilités entre acheteurs ou entre autorités concédantes en vue de l’exercice de missions d’intérêt général sans rémunération de prestations contractuelles », les contrats ou conventions de subvention, ainsi que les contrats ou conventions d’occupation domaniale (CCP, art. L. 1100-1). Les contrats soumis au Code de la commande publique paraissent ainsi assez facilement identifiables, ce qui n’est pas le cas pour la seconde catégorie de contrats visée. En effet, et ainsi que cela a été souligné (v. supra), la notion de contrat public n’est définie ni par l’Ordonnance du 25 mars, ni par la loi d’habilitation, ni par aucun autre texte en droit français. La formulation retenue permet toutefois de considérer que la notion de contrat public englobe celle de « contrats soumis au code de la commande publique » et la dépasse. Il est difficile de déterminer avec précision quels sont les contrats concernés : il devrait selon nous s’agir de l’ensemble des contrats passés par des personnes de la sphère publique mais il est possible que la définition soit plus restreinte, en particulier s’il est fait appel à un critère matériel de définition. A minima, il semble possible de considérer que les contrats exclus du champ d’application du Code par l’article L. 1100-1 doivent être considérés comme des contrats publics non soumis au Code mais soumis aux dispositions de l’Ordonnance du 25 mars (en particulier les conventions de subvention et d’occupation domaniale). Du point de vue temporel, les dispositions de l’Ordonnance doivent s’appliquer aux contrats « en cours ou conclus durant la période courant du 12 mars 2020 jusqu’à la fin de l’état d’urgence sanitaire déclaré par l’article 4 de la loi du 23 mars 2020 susvisée, augmentée d’une durée de deux mois ». Le champ d’application temporel retenu est donc suffisamment large pour englober à la fois les contrats conclus avant la proclamation de l’état d’urgence sanitaire – sous réserve que leur exécution ne soit pas terminée – et ceux conclus durant cette période, et même au-delà. En effet, le délai de deux mois envisagé après cette période offre une marge d’adaptation supplémentaire aux acheteurs, aux autorités concédantes et aux opérateurs économiques candidats à l’attribution ou titulaires de contrats publics. Il y a d’ailleurs fort à parier qu’au-delà de cette période de deux mois, des dispositions adaptant le droit de la commande publique pourraient être adoptées pour favoriser une relance économique d’après crise. Ainsi, tant du point de vue matériel que temporel, le champ d’application de l’Ordonnance est relativement bien circonscrit. Toutefois, une limite essentielle est apportée et constitue une source majeure d’incertitudes pour les acteurs de la commande publique (et des autres contrats publics !) : le texte précise que les dispositions « ne sont mises en œuvre que dans la mesure où elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences, dans la passation et l’exécution de ces contrats, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation ». Cette précision semble donc impliquer que, pour mettre en œuvre les autres dispositions de l’Ordonnance, les autorités contractantes et les opérateurs économiques devront justifier que leur mise en œuvre est nécessaire dans le cadre de la crise sanitaire. Ainsi rédigée, cette disposition semble indiquer que c’est en principe le droit « ordinaire » de la commande publique qui doit continuer à s’appliquer et que ce n’est donc que par exception que le droit « dérogatoire » posé par l’Ordonnance pourra être mis en œuvre. La question pourra notamment se poser si les dispositifs prévus par le Code de la commande publique et l’Ordonnance apparaissent comme contradictoires, notamment le fait de savoir qui décidera que ce sont les dispositions de l’Ordonnance qui doivent être mises en œuvre davantage que celles du droit « ordinaire ». Surtout, cette disposition interroge à la lecture de certains des autres articles de l’Ordonnance utilisant des formules injonctives qui semblent indiquer que leur application serait automatique.

C’est notamment le cas de l’article 2 de l’Ordonnance. Celui-ci précise, pour les seuls contrats soumis au Code de la commande publique et non pour l’ensemble des contrats publics, que « sauf lorsque les prestations objet du contrat ne peuvent souffrir aucun retard, les délais de réception des candidatures et des offres dans les procédures en cours sont prolongés d’une durée suffisante, fixée par l’autorité contractante, pour permettre aux opérateurs économiques de présenter leur candidature ou de soumissionner ». Cette disposition doit permettre de sécuriser les procédures de passation en cours en prévoyant un allongement des délais de réception des candidatures et des offres. En effet, si le droit ordinaire de la commande publique semble autoriser un tel allongement, ce n’est que sous conditions (A. Villalard, « Coronavirus et marchés publics [3/5] : quid des procédures de passation en cours ? », préc.). Pour autant, les questions sont nombreuses : est-ce que l’allongement est automatique et concerne l’ensemble des contrats de la commande publique en cours ? ou seulement ceux pour lesquels l’allongement des délais s’avère nécessaire pour faire face à la crise sanitaire conformément à l’article 1er de l’Ordonnance ? Si tel est le cas, est-ce l’autorité contractante seule qui décide discrétionnairement de cet allongement ? Enfin, cet article évoque « une durée suffisante » sans davantage de précision, ce qui laisse planer une incertitude et des risques de contestation si l’allongement venait à favoriser ou défavoriser tel ou tel opérateur économique, soit parce qu’il serait insuffisant, soit parce qu’il serait trop long…  De ce point de vue, la sécurité juridique n’est donc pas forcément au rendez-vous…

L’article 3 de l’Ordonnance concerne les conditions de la mise en concurrence dans le cadre des procédures de passation des contrats de la commande publique (ici encore, seuls ces derniers sont visés). Pas d’injonction ici, ce qui semble être en adéquation avec la limite posée par l’article 1er. Il est en effet précisé que l’autorité contractante « peut » aménager les modalités de la concurrence prévues par les documents de la consultation des entreprises en application du Code de la commande publique s’il ne lui est pas possible de les respecter. Ne sont donc concernées que les modalités de mise en concurrence prévues par les documents de la consultation et en application du Code. Dans ce cas, l’autorité contractante dispose d’une simple possibilité : cela signifie qu’elle est libre de ne pas adapter les modalités de la concurrence si elle ne le souhaite pas et, en principe, qu’elle devra justifier son choix si elle décide de recourir à une telle adaptation conformément aux conditions fixées par l’article 1er de l’Ordonnance. Enfin, et dans tous les cas, l’aménagement opéré devra être effectué « dans le respect du principe d’égalité de traitement des candidats ». Ce rappel de l’un des principes fondamentaux de la commande publique vient tempérer le caractère dérogatoire de cette disposition et laisse place à une certaine incertitude. En pratique, il conviendra pour les autorités contractantes qui décident d’aménager les modalités de la concurrence de s’assurer que tous les candidats – réels ou potentiels – disposent bien des mêmes informations et des mêmes chances de se voir attribuer les contrats.

L’Ordonnance envisage ensuite, dans son article 4, la question de la durée des contrats. Sont concernés les contrats qui sont arrivés ou arriveront à terme durant la période fixée par l’article 1er, c’est-à-dire entre le 12 mars 2020 et la date de fin de l’état d’urgence sanitaire augmentée de deux mois. Cette disposition concerne tous les contrats visés par l’Ordonnance, qu’ils soient des contrats relevant du Code de la commande publique ou d’autres contrats publics. Elle prévoit que ces contrats « peuvent être prolongés par avenant au-delà de la durée prévue par le contrat lorsque l’organisation d’une procédure de mise en concurrence ne peut être mise en œuvre ». Il ne s’agit donc ici que d’une simple possibilité, qui doit être entendu dans le cadre des limites fixées par l’article 1er : il faudra donc démontrer que la prolongation est nécessaire au regard de la crise sanitaire pour qu’elle puisse être prévue. Par ailleurs, cette prolongation devra être prévue par avenant, ce qui suppose l’accord de l’autorité contractante et de son cocontractant. De plus, cette prolongation n’est possible que si l’organisation d’une nouvelle procédure de mise en concurrence est impossible : cela signifie donc, en creux, que le principe reste celui de la passation de nouveaux contrats lorsque cela est possible. D’ailleurs, l’article 4 précise que « dans tous les cas », la durée de la prolongation ne peut pas dépasser la période fixée par l’article 1er de l’Ordonnance « augmentée de la durée nécessaire à la remise en concurrence à l’issue de son expiration ». Ainsi, même si le dispositif prévu par l’article 4 est mis en œuvre par un avenant prolongeant la durée du contrat, cette prolongation doit rester temporaire et doit avoir pour objectif l’organisation d’une nouvelle procédure de passation si les besoins assurés par le contrat demeurent après la période de crise. Enfin, ce même article comporte des dispositions spécifiques concernant les accords-cadres et les contrats de concession. Pour les premiers, il est prévu que la « prolongation peut s’étendre au-delà de la durée mentionnée aux articles L. 2125-1 et L. 2325-1 du code de la commande publique ». Ces articles limitent la durée des accords-cadres : elle ne peut pas dépasser quatre ans pour les pouvoirs adjudicateurs et huit ans pour les entités adjudicatrices dans le cadre des marchés publics « classiques », et sept ans pour les marchés publics de défense et de sécurité. L’Ordonnance permet donc d’aller au-delà de ces durées mais cette précision était probablement inutile car les articles du Code cités prévoient la possibilité d’une augmentation de la durée qui peut « notamment » être justifiée par l’objet des contrats ou par l’amortissement des investissements réalisés. Il est donc probable que le dépassement des durées prévues pouvait d’ores et déjà être justifié dans le cadre du droit de la commande publique « ordinaire ». Par ailleurs, s’agissant des contrats de concession, l’article 4 organise le dépassement de la durée prévue par l’article L. 3114-8 du Code. Cet article concerne les contrats de concession passés dans le domaine de l’eau potable, de l’assainissement, des ordures ménagères et autres déchets et prévoit que leur durée ne peut pas dépasser vingt ans, « sauf examen par l’autorité compétente de l’Etat ». L’Ordonnance du 25 mars permet de se passer de cet examen pour prolonger de tels contrats au-delà de la durée maximale. Il faudra néanmoins dans ce cas, comme dans les autres hypothèses de prolongation, démontrer que l’allongement de la durée du contrat est justifié au regard de la crise sanitaire et des mesures adoptées pour y répondre.

L’Ordonnance contient également des dispositions relatives aux avances. L’article 5 précise que « les acheteurs peuvent, par avenant, modifier les conditions de versement de l’avance », que « son taux peut être porté à un montant supérieur à 60 % du montant du marché ou du bon de commande » et qu’« ils ne sont pas tenus d’exiger la constitution d’une garantie à première demande pour les avances supérieures à 30 % du montant du marché ». Alors même qu’il manque de clarté sur ce point, il est possible de considérer que cet article ne concerne que les marchés publics. En effet, il se réfère à la notion d’acheteur utilisée par le Code pour désigner les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices lorsque ces derniers passent de tels contrats. Par ailleurs, il faut relever ici aussi que la modification des conditions de versement de l’avance constitue une simple possibilité pour les acheteurs. Si elle est mise en œuvre, il faudra donc respecter les conditions posées par l’article 1er de l’Ordonnance, notamment celle relative à la justification au regard de la crise sanitaire. Quoi qu’il en soit, l’Ordonnance permet de verser des avances qui vont bien au-delà de celles normalement prévues par le Code de la commande publique (v. not. CCP, art. R. 2191-6 à R. 2191-10). La mise en œuvre de cette possibité pourrait permettre aux opérateurs économiques titulaires de marchés publics et touchés par la crise sanitaire de faire face plus facilement à cette dernière. Toutefois, l’initiative de sa mise en œuvre reste réservée aux acheteurs et devra passer par la conclusion d’un avenant. Il conviendra donc de vérifier si, en pratique, ces derniers joueront le jeu.

Enfin, l’article 6 de l’Ordonnance concerne les difficultés rencontrées pour l’exécution des contrats en cours ou conclus entre le 12 mars 2020 et la date de fin de l’état d’urgence sanitaire augmentée de deux mois. Cet article est probablement celui qui était le plus attendu par les opérateurs économiques titulaires de contrats publics mais, malheureusement, il reste porteur de nombreuses incertitudes.

Tout d’abord, cet article précise de manière générale qu’ « en cas de difficultés d’exécution du contrat, les dispositions suivantes s’appliquent, nonobstant toute stipulation contraire, à l’exception des stipulations qui se trouveraient être plus favorables au titulaire du contrat ». Cette précision interroge si sa lecture est combinée avec celle de l’article 1er de l’Ordonnance. Faut-il considérer que les dispositions de l’article 6 s’appliquent à tous les contrats publics qui entrent dans le champ d’application temporel de l’Ordonnance ou seulement à ceux pour lesquels il est possible de démontrer que les mesures s’imposent pour faire face à la crise sanitaire ? Par ailleurs, la formulation retenue ne semble pas laisser de marge de manœuvre aux cocontractants lorsqu’elle indique que les dispositions « s’appliquent, nonobstant toute stipulation contraire ». Elle semble donc présenter un caractère impératif, sauf s’il existe des stipulations plus favorables au titulaire du contrat. L’emploi du terme « stipulations » semble uniquement renvoyer au contrat lui-même et exclure les dispositions plus favorables qui pourraient résulter des textes ou de la mise en œuvre de la théorie générale des contrats administratifs (ils ne « stipulent » pas). Ensuite, et dans ce cadre, l’article 6 de l’Ordonnance envisage plusieurs situations auxquelles il tente d’apporter des réponses.

Le premier alinéa concerne les difficultés qui peuvent naître s’agissant du respect des délais d’exécution des contrats. Il est ainsi prévu que cette durée doit être prolongée par l’autorité contractante (la formulation ne laisse pas place au doute) lorsque le titulaire du contrat en fait la demande avant l’expiration du délai contractuel. La condition posée est de démontrer que « le titulaire ne peut pas respecter le délai d’exécution d’une ou plusieurs obligations du contrat ou que cette exécution en temps et en heure nécessiterait des moyens dont la mobilisation ferait peser sur le titulaire une charge manifestement excessive ». En principe, et conformément à l’article 1er de l’Ordonnance, ces difficultés pour respecter les délais d’exécution doivent être liées à la crise sanitaire. Dans ce cas, la prolongation du délai d’exécution doit être « d’une durée au moins équivalente à celle mentionnée à l’article 1er ». Il est toutefois conseillé aux autorités contractantes de ne pas prévoir, en l’absence de durée maximale fixée par l’Ordonnance, une prolongation trop étendue dans le temps sous peine que cette dernière soit considérée comme contraire aux principes fondamentaux de la commande publique.

Le deuxième alinéa de l’article 6 vient quant à lui encadrer et neutraliser en grande partie les prérogatives dont disposent les autorités contractantes dans le cadre de l’exécution des contrats publics. Il est en effet prévu que lorsque le titulaire est dans « l’impossibilité d’exécuter tout ou partie d’un bon de commande ou d’un contrat, notamment lorsqu’il démontre qu’il ne dispose pas des moyens suffisants ou que leur mobilisation ferait peser sur lui une charge manifestement excessive », il ne peut pas faire l’objet de sanctions, « ni se voir appliquer les pénalités contractuelles, ni voir sa responsabilité contractuelle engagée pour ce motif ». Les sanctions évoquées ne sont pas définies et doivent donc être entendues comme recouvrant toutes les catégories de sanctions qui ont pu être évoquées. Cette exonération du titulaire du contrat fait écho au droit « ordinaire » de la commande publique lorsqu’un cas de force majeur est démontré mais l’Ordonnance ne renvoie pas à la notion de force majeure. Il s’agit sûrement d’un choix délibéré pour que les conditions posées en jurisprudence s’agissant de la force majeure ne s’appliquent pas. Les dispositions de cet article devraient donc s’appliquer plus facilement que le droit « ordinaire » face à la crise sanitaire. De plus, parce que leur application semble obligatoire, ces dispositions semblent vider de sens la mise en œuvre de la force majeure (demandée jusque-là par l’exécutif) pour faire face à la crise du COVID-19. Par ailleurs, ce même alinéa envisage la conclusion de marchés de substitution par les acheteurs lorsque le titulaire ne peut pas exécuter le contrat. Cette disposition ne renvoie qu’aux « marchés de substitution » et aux « acheteurs » : elle ne concerne donc que les marchés publics et ne s’applique ni aux contrats de concession, ni aux autres contrats publics. Elle redéfinit l’exercice des sanctions coercitives dans le cadre de la crise sanitaire et en lien avec le premier alinéa de l’article 6. En effet, ce dernier interdit la mise en œuvre de toutes les sanctions, y compris les sanctions coercitives. Or, l’alinéa 2 permet la conclusion de marchés de substitution avec des tiers « pour satisfaire ceux de ses besoins qui ne peuvent souffrir aucun retard, nonobstant toute clause d’exclusivité et sans que le titulaire du marché initial ne puisse engager, pour ce motif, la responsabilité contractuelle de l’acheteur ». Il s’agit ici d’éviter que l’interdiction de prononcer des sanctions fixée par le premier alinéa empêche la satisfaction de besoins essentiels et urgents. Pour autant, il est précisé que « l’exécution du marché de substitution ne peut être effectuée aux frais et risques de ce titulaire ». Il s’agit d’une dérogation au principe selon lequel la conclusion des marchés de substitution s’effectue aux frais et risques du titulaire, mais cette précision est conforme à l’esprit de l’Ordonnance. Il est toutefois surprenant que ce second alinéa ne concerne que les marchés publics et n’envisage pas l’ensemble des contrats publics (ou au moins ceux de la commande publique), d’autant que la mise en régie ou la conclusion de marchés de substitution constitue une règle générale applicable aux contrats administratifs…

Le troisième alinéa de l’article 6 concerne les bons de commande annulés et les marchés résiliés lorsque ces décisions sont « la conséquence des mesures prises par les autorités administratives compétentes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ». Dans ce cas, le titulaire doit être indemnisé pour les dépenses qu’il a engagées si ces dernières « sont directement imputables à l’exécution d’un bon de commande annulé ou d’un marché résilié ». Ce dispositif fait peser sur les seules autorités contractantes les conséquences des mesures adoptées pour lutter contre l’épidémie et doit donc protéger les opérateurs économiques. Il déroge au droit « ordinaire » de la commande publique qui aurait dû permettre la résiliation pour cas de force majeure, laquelle ne permet normalement pas une indemnisation du cocontractant. Pour autant, cet alinéa manque lui aussi de clarté car il ne concerne que les « bons de commandes annulés » et les « marchés résiliés » : il ne semble donc s’appliquer que dans le cadre des marchés publics, qu’il s’agisse ou non de marchés à bons de commande. Les autres contrats publics, et notamment les contrats de concession, ne sont pas concernés. La question est alors de savoir si, pour ces autres contrats, la résiliation pour force majeure reste possible dans le cadre du droit « ordinaire ». Il semble que oui. L’interdiction des sanctions posée par l’article 6, al. 2 interdit en effet la résiliation-sanction mais non la résiliation pour force majeure qui, pour rappel, est consacrée tant par la jurisprudence que par le Code de la commande publique.

L’Ordonnance envisage ensuite de manière spécifique la question de la suspension des marchés publics à prix forfaitaire qui sont en cours d’exécution. L’alinéa 4 de l’article 6 précise en effet que « lorsque l’acheteur est conduit à suspendre » un tel marché, il doit effectuer le règlement du marché « sans délai » et « selon les modalités et pour les montants prévus par le contrat ». Par ailleurs, il est prévu qu’un avenant doit être conclu après la suspension pour déterminer « les modifications du contrat éventuellement nécessaires, sa reprise à l’identique ou sa résiliation ainsi que les sommes dues au titulaire ou, le cas échéant, les sommes dues par ce dernier à l’acheteur ». Il s’agit ici de s’assurer que la suspension du contrat n’aura pas des conséquences trop défavorables tant pour l’acheteur que pour son cocontractant.

Dans le même sens, l’alinéa 5 envisage la suspension des contrats de concession. Il est ainsi prévu que « lorsque le concédant est conduit à suspendre l’exécution d’une concession, tout versement d’une somme au concédant est suspendu et, si la situation de l’opérateur économique le justifie et à hauteur de ses besoins, une avance sur le versement des sommes dues par le concédant peut lui être versée ». Pour autant, cette disposition ne précise pas quelle doit être l’origine de la décision de suspension : il semble nécessaire que cette décision s’impose au regard de la crise sanitaire mais l’article manque de clarté sur ce point. Surtout, sur le fond, cette disposition semble davantage protéger les autorités concédantes que leurs concessionnaires, ce qui ne devrait pas manquer de susciter des inquiétudes.

Enfin, et toujours à propos des contrats de concession, le dernier alinéa de l’article 6 envisage la possibilité d’une modification unilatérale du contrat par l’autorité concédante. Il est ainsi précisé que « lorsque, sans que la concession soit suspendue, le concédant est conduit à modifier significativement les modalités d’exécution prévues au contrat, le concessionnaire a droit à une indemnité destinée à compenser le surcoût qui résulte de l’exécution, même partielle, du service ou des travaux ». Toutefois, il faut que « la poursuite de l’exécution de la concession impose la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n’étaient pas prévus au contrat initial et qui représenteraient une charge manifestement excessive au regard de la situation financière du concessionnaire ». Cette disposition semble donc réduire en l’encadrant le droit au maintien de l’équilibre financier du contrat qui est classiquement reconnu dans le cadre de la théorie générale des contrats administratifs et qui trouve écho à l’article L. 6 du Code de la commande publique…

La conciliation du droit « ordinaire » de la commande publique et du droit « dérogatoire » fixé par l’Ordonnance suscite ainsi de nombreuses interrogations, tout comme leurs possibilités de mise en œuvre en réponse à la crise sanitaire. Le Gouvernement a donc le mérite de chercher à apporter des réponses aux acteurs de la commande publique mais il est possible de se demander si les dispositifs antérieurs ne suffisaient pas ou si, à tout le moins, la rédaction de l’Ordonnance du 25 mars n’aurait pas mérité davantage de réflexion…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Amilhat Mathias, « La commande publique face au COVID-19 »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 282.

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ParJDA

Des objets du DA (1/8) : Tomaso Grecco

Art. 283.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Dans le cadre des « actions & réactions » (au Covid-19 du JDA) « pour administrativistes confiné.e.s » et en partenariat étroit avec La Semaine juridique Administrations et Collectivités territoriales (JCP A), le professeur Touzeil-Divina vous proposera chaque semaine aux colonnes notamment du JDA de réviser votre droit administratif (confinement oblige) et ce, de façon renouvelée.

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) nous vous proposerons chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes.

Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Première décision :
CE, 10 février 1905,
Tomaso Grecco

#responsabilitépourfaute #police
#puissancepublique #armeàfeu
#taureau #fautelourde
#pasdemouchette

Rec. Lebon : p. 139.
Bibl. : conclusions de Jean Romieu aux Gcja 2015 ; p. 257 et s.

Devant une carte postale voyagée (et datée de 1905)
avec un commentaire colonial d’époque (sic),
objet agricole dit « Mouchette »
destiné à conduire les bovins et les taureaux en particulier.
Circa 1905 – Papier & métal.

Les faits se sont passés près du marché de la carte postale ; marché dont un taureau s’était échappé. C’est justement à diriger les bovins qu’est utile la « mouchette » qui enserre, comme un anneau, le nez d’un taureau. Celui des faits ne devait donc pas en posséder !

Les faits

La scène se passe dans un ancien protectorat français : en 1901, en Tunisie dans la ville de Jendouba (que l’on nommait à l’époque Souk-el-Arba et ce, jusqu’à l’indépendance tunisienne) au nord du pays, près de la frontière avec l’Algérie. Le requérant, Tomaso Grecco un maçon et colon européen, était dans sa propriété lorsqu’il a reçu une balle tirée d’un pistolet ! Comment cette balle perdue avait-elle pu parvenir à lui ? Dans la ville, un taureau s’était échappé du marché et – effrayé – s’était précipité dans les ruelles du Souk commençant à créer plusieurs dégâts. Spontanément, des badauds essayèrent de le contenir et ceux qui avaient une arme (dont des policiers locaux et des gendarmes nationaux) voulurent l’immobiliser : avec succès puisque, suite aux coups de feu, le taureau tomba. Malheureusement pour M. Grecco, l’une des balles tirées traversa la porte de sa maison, porte derrière laquelle il se trouvait, lui occasionnant une blessure au bas-ventre. Grecco, qui guérit de ses maux, soutenait qu’un gendarme dénommé Mayrigue avait été l’auteur du tir et il en demanda réparation parce que, selon ses dires, le gendarme avait tiré malgré l’ordre contraire de son supérieur hiérarchique. Il s’agirait donc d’une faute personnelle de Mayrigue en tant qu’homme et non d’une faute de service du gendarme en tant qu’agent des forces de puissance publique (cf. TC, 30 juillet 1873, Pelletier).

La portée

Si Grecco essaya d’abord d’obtenir devant un juge judiciaire (le tribunal civil de Tunis) la mise en cause personnelle du gendarme, c’est parce qu’il savait que jamais un service de police ou de gendarmerie n’avait été déclaré responsable pour faute. Régnait alors l’irresponsabilité publique. Toutefois, comme sa première procédure échoua et parce que le gouvernement refusait de l’indemniser, il osa demander réparation auprès du juge administratif en invoquant la responsabilité de l’Etat. Classiquement, le ministre en défense opposa une fin de non-recevoir (au nom de l’irresponsabilité de principe) mais, contre toute attente, et grâce aux formidables conclusions du commissaire du gouvernement Romieu, le Conseil d’Etat retint que la requête contenait « l’énoncé des faits invoqués » par Grecco « comme engageant la responsabilité de l’Etat ». Partant, le juge acceptait le principe même d’une responsabilité publique.

Deux tempéraments, cela dit, doivent être prononcés. D’abord, Romieu n’envisageait qu’une responsabilité pour faute manifeste, grave et caractérisée et non (comme aujourd’hui désormais et à quelques rares exceptions) pour « toute faute » même « simple ». Par ailleurs, si le juge admit le principe du recours, il le rejeta au fond car, selon lui, les faits ne permettaient pas de prouver qui avait été l’auteur de la balle perdue.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Des objets du DA (1/8) : Tomaso Grecco »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 283.

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Ni oui ni non, ni bravos ni confinements totaux «en l’état» d’urgence sanitaire : l’ordonnance dilatoire du Conseil d’Etat

Art. 281.

Commentaire sur
CE, ordonnance, 22 mars 2020,

Syndicat Jeunes Médecins & alii. (req. 439674)

par Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Imh
Président du Collectif L’Unité du Droit
Directeur du Journal du Droit Administratif

Depuis la fin du mois de février 2020 ce sont déjà près d’une trentaine de mesures nationales législatives et réglementaires qui ont été prises au sommet de l’Etat dans la lutte contre la pandémie du Covid-19[1]. Hier, dimanche 22 mars 2020, deux importantes décisions étaient prises :

  • Au Parlement (Assemblée Nationale, Palais Bourbon), celle du vote (après commission mixte paritaire et en urgence) de la Loi d’urgence sanitaire[2] renforçant de façon exceptionnelle les pouvoirs – eux-mêmes exceptionnels – de l’exécutif et limitant potentiellement de façon drastique nombre de libertés publiques (d’aller et de venir, de se réunir, d’entreprendre, etc.) ;
  • Au Conseil d’Etat (en sa qualité de juge administratif, au Palais royal), celle du rejet partiel ou de l’acceptation en partie (selon que l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein) du recours du Syndicat Jeunes Médecins (Sjm) demandant qu’il soit enjoint au gouvernement français un confinement total du pays (l’actuel étant jugé insuffisant au regard des ravages de la pandémie du Coronavirus).

A chaud (et donc sans recul ni délai ce dont on nous excusera mais que le lecteur comprendra), il s’agira ici de commenter le second acte (l’ordonnance de référé prise sur le fondement de l’art. L 521-2 du code de Justice Administrative (Cja) (c’est-à-dire un référé-liberté par lequel « le juge (…) peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (…) aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale »). Notre propos tiendra en quatre temps conséquents marqués par l’expression symptomatique « en l’état ».

I. Un contexte incertain « en l’état » :
le rappel du caractère essentiel et non commerçant des services publics administratifs

Voilà bien le (premier) drame du juge des référés. Oui, la pandémie est là : globalisée, ravageuse, destructrice : évidente. Les hôpitaux de certaines régions sont en voie de saturation et témoignent de l’importance rappelée il y a peu (lors des récents mouvements sociaux) des services publics administratifs, non productifs, non commerciaux, non concurrentiels mais si essentiels à la vie bien plus importante qu’aux profits. Il en va ainsi de la santé, de l’éducation, de la Justice, etc. Oui, la pandémie est là. Oui, la destruction opère mais, à chaque instant, la situation (ou plutôt les situations) évolue(nt) ce qui oblige gouvernement et juge à agir avec parcimonie mais aussi avec souplesse. Ce qui est vrai à Toulouse le 23 mars 2020 ne le sera vraisemblablement pas le lendemain ou à la même heure mais à Nice ou encore à Chatou ou à Limoges.

En ce sens, on voit fleurir de nombreux arrêtés préfectoraux et municipaux (de police administrative) qui « aggravent » les conditions nationales par exemple en posant des couvre-feux de confinement total (ce qui a ainsi été opéré dans les Alpes maritimes pour les communes du littoral et celles du plus de 10.000 habitants). Ici encore, on constate que l’administration n’ose prendre (et on la comprend) des mesures qui seraient sûrement jugées disproportionnées car trop générales et/ou trop absolues au regard des célèbres conclusions Corneille : « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception » (sous CE, 10 août 1917, Baldy ; Rec. p. 638) et de la jurisprudence constante du Conseil d’Etat.

Ce qui est donc certain « en l’état » c’est que la pandémie est là. C’est qu’elle progresse mais qu’elle n’implique pas nécessairement les mêmes réactions en tout lieu du territoire national d’où les actes locaux précités. Car ce qui est décidé à l’instant ne vaudra pas nécessairement dans quelques heures.

Voilà pourquoi dans son ordonnance de référé, les trois juges du Conseil d’Etat vont multiplier les expressions marquant que leur décision n’est qu’une réponse donnée le 22 mars en soirée à une demande émanée de plusieurs médecins quelques heures plus tôt. L’ordonnance de référé-liberté note ainsi (point 9) « en l’état actuel de l’épidémie » ce qui sous-entend bien que demain ou la semaine prochaine, ou la semaine précédente, la réponse apportée pourrait ou aurait pu différer.

II. Un « état d’urgence sanitaire » certain et concomitant :
entre conseil & jugement

Afin de statuer, le conseil d’Etat avait à sa disposition, outre la jurisprudence et les principes classiques en matière de police administrative et notamment sanitaire, de nombreux actes réglementaires récents et comme le décret n°2020-260 du 16 mars 2020 (explicitement cité dans les visas de l’ordonnance litigieuse après la Constitution (on y reviendra infra), la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (Cesdhlf) et le Code de la santé publique (Csp)).

C’est clairement ce décret instituant un « premier » confinement qui est jugé insuffisant par les requérants qui l’estiment non suffisamment efficace car proposant trop d’exceptions larges (et concrètement des « sorties » trop faciles et nombreuses de la part des concitoyens).

Ainsi, même si les certitudes du juge sont minces « en l’état » puisque la situation est évolutive, il faut y ajouter le vote parallèle de la nouvelle Loi d’état d’urgence sanitaire ; seul caractère « certain » et stable dans cette période de doutes. D’ailleurs, le Conseil d’Etat mentionne cette future Loi (cf. points 2 in fine et 14 évoquant des mesures « en cours d’adoption » et le « projet de loi pour faire face à l’épidémie de Covid-19 permettant l’instauration d’un état d’urgence sanitaire ») ; Loi à laquelle il n’est lui-même pas étranger puisqu’ayant été consulté (en sa qualité administrative et non juridictionnelle) sur le sujet !

Ici encore, d’ailleurs, si le publiciste français semble s’en accommoder on comprendrait qu’un citoyen non éclairé ou qu’un juriste suspicieux (ce que nous assumons d’être) puisse s’en étonner. Voilà le Conseil d’Etat – juridiction – qui mentionne un projet de Loi (non encore promulgué à l’heure où il statue) et à propos duquel il a, lui-même, donné un avis éclairant – en tant qu’administration –. On sait le sérieux et la raison d’Etat qui animent les Conseillers du Palais royal. On sait également que celles et ceux qui conseillent ne pourront par suite juger au contentieux sur les mêmes textes. Il ne s’agit aucunement de les blâmer mais simplement de souligner, à la seule aune des apparences, qu’un juge qui est par ailleurs également administrateur et conseiller du Prince a toujours de quoi étonner lorsque l’on prône – avec justesse – les impératifs d’indépendance et d’impartialité. Si l’on souhaite vraiment que les citoyens continuent de craindre des collusions entre les services et les autorités, alors il faut surtout ne rien changer[3]. Si l’on ajoute à cela la circonstance selon laquelle lors de l’audience le directeur des affaires juridiques des ministères sociaux (représentant le gouvernement) était Charles Touboul, Conseiller d’Etat et ancien porte-parole de ce dernier (2018-2019), on continue de perpétuer l’atmosphère précédemment dénoncée. Heureusement, pour tout de même marquer un peu la distanciation – d’au moins un mètre (mais clairement pas plus) – entre le Conseil d’Etat conseiller et le Conseil d’Etat juge, les trois Conseillers ayant statué n’étaient membres « que » de la section contentieuse de l’institution (M. Combrexelle, son président et MM. Boulouis et Chantepy, juges des référés). Pour rappel, cependant, le président du Conseil d’Etat est toujours le premier ministre ce qui fait qu’ici on demandait au Conseil d’Etat qu’il soit enjoint à son propre président (certes formel) d’agir…

Concrètement, cela dit, que demandait donc le syndicat médical requérant ? Essentiellement à ce que soient ordonnées trois séries d’injonctions concrètes : un confinement total emportant arrêt des transports en commun et des exceptions (audit confinement) seulement rarissimes, un ravitaillement organisé de la population ainsi confinée et la prise en charge maximale de tests de dépistage du Covid-19 :

  • « enjoindre au Premier ministre et au ministre des solidarités et de la santé de prononcer un confinement total de la population par la mise en place de mesures visant à : – l’interdiction totale de sortir de son lieu de confinement sauf autorisation délivrée par un médecin pour motif médical ; – l’arrêt des transports en commun ; – l’arrêt des activités professionnelles non vitales (alimentaire, eau et énergie, domaines régaliens) »
  • « l’instauration d’un ravitaillement de la population dans des conditions sanitaires visant à assurer la sécurité des personnels chargés de ce ravitaillement » (…) ;
  • « prendre les mesures propres à assurer la production à échelle industrielle de tests de dépistage et de prendre les mesures réglementaires propres à assurer le dépistage des personnels médicaux ».

Acceptant de statuer eu égard à la réunion des deux conditions permettant un référé-liberté (l’urgence et une atteinte potentiellement « grave et manifestement illégale » à une liberté fondamentale), la formation tripartite du Conseil d’Etat a procédé à une audience exceptionnelle dont plusieurs des participants / requérants intervenaient de façon dématérialisée par visio-conférence. Sur ce point, on ne peut qu’applaudir et remercier les juges de la continuité du service public qu’ils offrent et matérialisent : la Justice (est) continue.

Concrètement, en l’espèce, la condition d’urgence ne pouvait être sérieusement contestée : on instaure « l’état d’urgence sanitaire » et la notion est présente dans quasiment tous les visas ou exposés des motifs des actes réglementaires de ces dernières semaines à commencer par le décret du 16 mars précité. Quant à l’atteinte à une liberté fondamentale, elle s’imposait également aisément et n’a pas véritablement été discutée au regard du « droit au respect de la vie » notamment garanti par l’art. 02 Cesdhlf.

III. Malgré la pluralité des acteurs sanitaires,
la recherche de la « mesure »

« Sur le cadre juridique du litige » : c’est par ces mots que l’ordonnance a désiré commencer (après avoir admis au point 1 diverses interventions de parties au litige). Il est vrai que le cadre juridique de ce contentieux est institutionnellement complexe ou composite. Certes, les requérants s’adressent au premier ministre en espérant que plusieurs injonctions lui soient ordonnées mais il est clair qu’il n’est pas, loin s’en faut, le seul et unique concerné et ce, non seulement car évidemment ce sont toutes et tous les concitoyens qui s’estiment impactés mais encore parce que, du point de vue décisionnel, le pouvoir d’action réglementaire en matière de police administrative (tant générale que spéciale) implique de très nombreux acteurs. C’est un peu comme si – symboliquement – on ne visait que le premier ministre mais que, de facto, toute la chaîne administrative et exécutive était visée et c’est ce que rappelle en premier lieu le juge au visa implicite des célèbres jurisprudences CE, 08 août 1919, Labonne (req. 56377) et CE, 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains (Rec. p. 275) en matière de concours et de cumuls de polices administratives.

En l’occurrence, oui (arrêt Labonne préc.) « le Premier ministre peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire, en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, comme celle de Covid-19 » mais parallèlement existent deux autres pouvoirs réglementaires important :

  • Celui, spécial et national, du ministre chargé de la Santé (art. L 3131-1 Csp) ;
  • et ceux, généraux mais locaux, des préfets et maires sur leurs territoires d’exécution ; étant entendu qu’ils peuvent adopter « des mesures plus contraignantes permettant d’assurer la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques, notamment en cas d’épidémie et compte tenu du contexte local » (jurisprudence Néris-les-Bains préc.).

Cela dit, rappelant le contexte institutionnel (après avoir rappelé le contexte sanitaire), le juge semble engager chacun à prendre ses responsabilités comme le ferait un père de famille constitutionnel : la situation sanitaire implique des réactions (et pas seulement au niveau national du premier ministre) et ne pas agir serait effectivement un manquement fautif mais cette action doit être coordonnée et multilatéralisée. Quoi qu’il en soit, ce sont d’abord et avant tout à ces acteurs des pouvoirs exécutifs nationaux et locaux d’agir semble nous dire le Conseil d’Etat qui se fonde pour se faire dans ses visas et en premier lieu sur la Constitution. On en comprend toutefois immédiatement la difficulté car ce qui est susceptible d’être impérativement ordonné à Chaville ou à Chambéry le lundi 23 mars ne vaudra pas nécessairement en d’autres temps et lieux.

Par suite, en application des jurisprudences Benjamin (CE, Sect., 15 décembre 1933 ; Rec. p. 541) et/ou Baldy préc., le juge va rappeler le principe fondamental du jugement de toute liberté confrontée à l’ordre public : la restriction liberticide n’est envisageable que si elle est nécessaire et légitimée par une atteinte à la sécurité, à la tranquillité ou à la santé publiques (ainsi qu’à la dignité de la personne humaine) mais cette atteinte aux libertés doit toujours être « proportionnée » à la menace.

C’est toujours la « mesure » qui est invoquée comme l’exprime explicitement le point 3 :

« Dans cette situation, il appartient à ces différentes autorités de prendre, en vue de sauvegarder la santé de la population, toutes dispositions de nature à prévenir ou à limiter les effets de l’épidémie. Ces mesures, qui peuvent limiter l’exercice des droits et libertés fondamentaux, comme la liberté d’aller et venir, la liberté de réunion ou encore la liberté d’exercice d’une profession doivent, dans cette mesure, être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif de sauvegarde de la santé publique qu’elles poursuivent ». 

Ces rappels posés, les acteurs publics symboliquement incarnés par le premier ministre ici visé par le référé-liberté, se sont vu reconnaître leur humanité et leurs capacités. En effet, constate le juge avant de se prononcer sur les injonctions demandées, la légalité des situations doit toujours « s’apprécier (…) en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente et des mesures qu’elle a, dans ce cadre, déjà prises ». La puissance publique n’est pas responsable de tout et ne peut pas tout faire. Il faut garder à l’esprit que si on peut lui reprocher de ne pas avoir agi de telle ou telle façon, encore faut-il qu’elle en ait (eu) les moyens.

On ne reprochera donc pas l’existence même du Covid-19 à l’Etat ni même de pouvoir guérir instantanément, tel un thaumaturge, les malades atteints mais on pourra certainement (et dans un temps ultérieur) engager sa responsabilité pour ne pas avoir actionné ou mis en œuvre ce qu’il était en capacité de réaliser.

Dans ce second temps (qu’on espère le plus rapidement tangible), il faudra alors réfléchir aux potentielles responsabilités qu’ont eues les gouvernants successifs à supprimer des lits et des hôpitaux autrefois existant.

C’est dans les crises que l’on comprend l’utilité et l’essentialité de nos services publics administratifs.

IV. Pas de confinement total « en l’état » enjoint : Sur fond de running,
le ni oui ni non prétorien

Concrètement, les requérants demandaient donc un confinement total : plus strict mais non absolu puisque permettant notamment la continuité de certains services (notamment hospitaliers, d’alimentation et de police). Depuis plusieurs jours en effet (et depuis l’application du décret préc. du 16 mars 2020, nombreux étaient en effet les médecins et personnels soignants à dénoncer plusieurs attitudes de nos concitoyens et jugées inconscientes. Ainsi en est-il de celles et de ceux interprétant de façon très extensive les dérogations au confinement règlementaire du 16 mars dernier et promenant leurs animaux de compagnie trois fois pas jour, se regroupant à plus de trois personnes, se découvrant une passion pour le running et se sentant autorisé à aller « courir » chaque jour (ce qu’ils ne faisaient pas auparavant) comme si leur vie en dépendait. Il est évident que chacun comprend la volonté et l’envie qu’ont presque tous les citoyens confinés de sortir, de partager et d’avoir des relations sociales mais – de la même manière – chacun devrait comprendre que c’est a priori le confinement le plus strict qui est l’un de ne rares moyens d’actions de non-propagation du Covid-19 puisqu’il n’existe pas encore de vaccin et même de thérapie certaine.

Nous ne sommes ni docteur en médecine ni devin et comme nous le Conseil d’Etat (quand il ne sait pas et qu’il se trouve confronté à une question très technique) s’en remet aux sachants. On comprend donc qu’il ait été embarrassé face à la requête qu’il avait à juger : devait-il faire confiance aux médecins et scientifiques demandant plus de confinement ou aux gouvernants mettant en avant leurs propres médecins et scientifiques ayant justifié le confinement actuel ?

Ne donnant raison ni aux uns ni aux autres, le Conseil d’Etat n’a pas véritablement tranché et a donné à chacun l’impression qu’ils avaient bien fait à l’instar des célèbres compromis dilatoires qu’évoquent Pierre Avril[4] et Claude Klein[5] reprenant Carl Schmitt et ce, quand ils parlent – à l’aune des Conventions de la Constitution – de la rédaction de la norme fondamentale du 04 octobre 1958 et de ses premières interprétations acceptables par chacun.

L’ordonnance du 22 mars 2020 en est également l’expression :

  • les médecins requérants seront heureux de constater que le juge les a entendus puisqu’il enjoint au gouvernement de prendre trois mesures importantes : « préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé » ; « réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement » ; « évaluer les risques pour la santé publique du maintien en fonctionnement des marchés ouverts, compte tenu de leur taille et de leur niveau de fréquentation ».
  • le premier ministre et le titulaire du maroquin de la santé se sont également vus rassurés puisque le conseil d’Etat leur a également donné trois satisfecit : le confinement total n’est pas ordonné « en l’état » de la situation ; l’arrêt des transports publics est estimé impossible (notamment pour permettre aux soignants de se déplacer) et le ravitaillement qu’espéraient les requérants est déclaré irréaliste ou irréalisable. En particulier (au point 7) il est reconnu que puisque le dispositif d’actions de l’exécutif est « régulièrement modifié » et donc adapté (y compris dans l’avenir en faveur d’un confinement total décidé), les gouvernants se seraient globalement bien comportés.

Certes, il appartiendra audit gouvernement de préciser sous peu, et au moyen de la nouvelle Loi d’état d’urgence sanitaire plusieurs éléments mais chacun peut retourner se confiner en ayant l’impression d’avoir remporté non le match ni la guerre contre le Covid-19 mais cet échange médiatique et politique.

Concrètement, que va-t-il donc désormais se passer ?

On attend la promulgation (sous très peu) de la Loi d’état d’urgence sanitaire (qui n’a pas été déférée au Conseil constitutionnel) et les réactions du gouvernement (ce 23 ou 24 mars) suite aux injonctions ordonnées.

1.
L’idée d’un confinement total (point 8 de l’ordonnance) n’est pas ordonnée mais n’est pas exclue. Le juge prend seulement acte de ce que, le 22 mars 2020 au soir, il n’avait pas « nécessairement » ou obligatoirement à être ordonné sur tout le territoire mais cela n’interdit en rien qu’il puisse l’être localement (ce qui rassurera les exécutifs locaux ayant ordonné des couvre-feux territorialement et temporellement restreints) ou plus tard (y compris dès demain). Au point 15 dit encore plus explicitement le Conseil d’Etat : « dans le cadre du pouvoir qui leur a été reconnu (…) les représentants de l’Etat dans les départements comme les maires en vertu de leur pouvoir de police générale ont l’obligation d’adopter, lorsque de telles mesures seraient nécessaires des interdictions plus sévères lorsque les circonstances locales le justifient ».

2.
Le juge (point 9) a relevé qu’« en l’état actuel » (sic) « de l’épidémie, si l’économie générale des arrêtés ministériels et du décret du 16 mars 2020 ne révèle pas une telle carence » de la part de la puissance publique « celle-ci est toutefois susceptible d’être caractérisée si leurs dispositions sont inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné ». Ici, comprend-on, le juge constate que le décret du 16 mars préc. n’est pas appliqué de façon identique en tout lieu laissant sous-entendre que certaines forces de l’ordre seraient plus ou moins tolérantes ou permissives selon les territoires. C’est la rupture d’Egalité qui est ici invoquée mais l’inaction potentiellement fautive de la puissance publique alors visée n’est pas celle du pouvoir réglementaire mais bien celle de ses exécutants. Le Palais royal appelle (et a été manifestement entendu ainsi qu’en atteste la nouvelle Loi d’état d’urgence sanitaire) à un renforcement des sanctions en cas de non-respect du confinement par les concitoyens.

3.
Trois éléments (points 11 à 13) doivent alors être précisés par les gouvernants : l’expression de la dérogation au confinement « pour motif de santé » va être précisée (et plus rigoureusement définie), le fonctionnement des marchés va être réexaminé et les joggeurs vont trembler. En effet, lit-on au point 12 le fait que soient autorisés malgré le confinement les « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie » apparait trop large, notamment en rendant possibles des pratiques sportives individuelles, telles le « jogging » ». Si l’on met de côté l’anglicisme qui évoque non une tenue de sport mais la pratique de ce dernier (dit running ou course à pied), on comprend bien la demande : ce n’est pas la pratique en elle-même solitaire et compréhensible de la part des confinés de s’aérer et de se dépenser qui est pointée du doigt mais – ce que l’on a pu constater dans chaque ville – des comportements risqués de « sportifs et sportives du dimanche confiné » prétextant une pratique de loisirs pour sortir socialement rencontrer et croiser d’autres citoyens et conséquemment risquer de diffuser encore la pandémie.

4.
Enfin (point 18), le juge rejette l’injonction (faute d’incapacité matérielle constatée comme en matière de ravitaillement général) d’ordonner des dépistages plus systématisés.

Dilatoire, disions-nous, le confinement total, l’arrêt des transports, les dépistages et le ravitaillement ne sont pas ordonnés « en l’état » mais les gouvernants ont l’obligation de communiquer et d’expliquer encore davantage : de préciser, d’affiner et de toujours réagir en fonction des évolutions de la pandémie.

Personne n’a ainsi l’impression d’avoir perdu la face (sauf peut-être un peu de temps) : tel est bien l’intérêt du compromis dilatoire prétorien : ménager toutes les forces en présence et – conséquemment – conserver une nationale cohésion.

Mathieu Touzeil-Divina
23 mars 2020

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Ni oui ni non, ni bravos ni confinements totaux «en l’état» d’urgence sanitaire : l’ordonnance dilatoire du Conseil d’Etat »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 281.


[1] Pour un premier aperçu, on renverra au présent Jda à l’article de M. Adrien Pech : « De maux en mots : les premiers temps d’une gestion incertaine du COVID-19 » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 280.

[2] Il en existe déjà un excellent premier commentaire par notre collègue le professeur Daniel Mainguy : http://www.daniel-mainguy.fr/2020/03/projet-de-loi-ordinaire-d-urgence-pour-faire-face-a-l-epidemie-de-covid-19-et-droit-prive-apercu.html.

[3] On s’est déjà à plusieurs reprises exprimé en ce sens et notamment au chapitre 06 de nos Dix mythes du droit public (Paris, Lextenso ; 2019) à propos d’un « mythe du contentieux administratif » celui du juge administratif, administrateur (p. 225 et s.).

[4] Avril Pierre, Les Conventions de la Constitution ; Paris, Puf ; Léviathan ; 1997.

[5] Klein Claude, Théorie et pratique du pouvoir constituant ; Paris, Puf ; 1996.

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ParJDA

De maux en mots : les premiers temps d’une gestion incertaine du COVID-19

Art. 280.

par Adrien Pech
Doctorant, droit public, Université Toulouse 1 Capitole,
IRDEIC, membre du comité de rédaction du JDA

Le droit administratif est de toutes les guerres, soit qu’il protège, soit qu’il opprime. Le Président de la République envisage la pandémie internationale du COVID-19 comme une guerre (Le 16 mars, Emmanuel Macron l’a martelé, à  six reprises : « Nous sommes en guerre. ». V. MACRON, E., « Adresse aux français », 16 mars 2020). Or, le droit administratif est le premier moyen juridique classiquement utilisé par les gouvernants afin de tenter d’encadrer les périodes de guerre. Pour l’heure, il ne s’agit d’une guerre « ni contre une armée, ni contre une autre Nation » (MACRON, E., « Adresse aux français », 16 mars 2020). Elle est sanitaire. Dès lors, organiquement, le cabinet du ministre chargé de la santé a été réorganisé, prévoyant la possibilité d’y intégrer un conseiller en charge du COVID-19 (Décret n° 2020-241 du 13 mars 2020 modifiant le décret n° 2017-1063 du 18 mai 2017 relatif aux cabinets ministériels, article 1er, JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n°2). De manière plus générale, depuis le mois de janvier 2020, le bal incessant des arrêtés préfectoraux, municipaux et gouvernementaux semble ne jamais s’arrêter. Le droit est au cœur de la pandémie de COVID-19 (Sur la gestion des crises sanitaires, V. not. RENARD S., L’ordre public sanitaire. Étude de droit public interne, Th. Rennes 1, 2008, https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01525379/document ;  POIROT-MAZERES I., THERON S., LARRIEU J., « La crise sanitaire, curiosité ou paradigme ? » in LARRIEU J. (dir.), Crise(s) et droit, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, L.G.D.J, 2012, pp. 161-178; TABUTEAU, D., « Santé et liberté », Pouvoirs, 2009/3, n° 130, pp. 97-111 ; TRUCHET D., « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, pp. 411 et s.). Quand est-ce que pour la dernière fois, en France, le citoyen a eu à se questionner avec tant de régularité et de rigueur sur la légalité de la moindre de ses actions ? La réponse nous replonge dans les heures les plus sombres de notre Histoire. Puis-je sortir ? Avec qui ? A quelle heure ? Dans quelles conditions ? C’est la première fois, dans l’histoire contemporaine française, que le citoyen observe quotidiennement le fait que la santé est la condition première de la liberté (L’expression est attribuée à Corine Pelluchon, professeure de philosophie). La pandémie de COVID-19 a conduit à un déploiement massif de la police administrative, entraînant une atteinte aux libertés individuelles.  

A ce stade de l’évolution de la situation, il est possible d’observer deux temps de gestion de la crise. En effet, si la police administrative d’urgence sanitaire a été marginalisée (I), il n’en reste pas moins qu’elle a rapidement été consacrée par le gouvernement (II).

I. Le temps perdu de la marginalisation de la police de l’urgence sanitaire

La gestion de la crise du COVID-19 a été, dans un premier temps au moins, l’occasion pour le gouvernement d’user du droit souple, se contentant de « consignes » et « recommandations » (RENARD S., « COVID-19 : Mais qu’à fait la police ? », Billets d’humeur, RDLF, 2020, chron. n°8 ; SYMCHOWICZ, N., « Urgence sanitaire et police administrative : la grande confusion », AJDA, 2020, p. 545). L’utilisation de simples instruments de droit souple a eu une double conséquence, tant sur le fondement des actes adoptés par les Préfets (A), que sur les décisions prises par les dirigeants de structures publiques ou privées recevant du public (B).

A. L’adoption d’arrêtés préfectoraux au titre du pouvoir général de police administrative des Préfets

La première conséquence concerne l’adoption d’arrêtés préfectoraux au titre du pouvoir de police générale des Préfets au non au titre de l’exercice de leur pouvoir délégué de police sanitaire. En effet, en l’absence d’habilitation prévue à l’alinéa 2 de l’article L. 3131-1 du Code de la santé publique, spécifiquement applicable au cas de crises sanitaires, les premiers arrêtés préfectoraux ont été adoptés au visa des articles L. 2212-2 et L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales, c’est à dire, au titre du pouvoir de police générale des Préfets (V. not. l’arrêté préfectoral portant interdiction des rassemblements dans  département du Morbihan en date du 01 mars 2020,  pour une consultation en ligne, V. http://www.larmorbaden.com/images/actualites/Coronavirus_interdiction_des_rassemblements.pdf). Parallèlement, les premières mesures limitant les libertés individuelles  au nom de la protection contre le COVID-19 ont été adoptées sur le fondement du pouvoir général de police administrative des maires (V. Arrêté municipal du 13 mars 2020 de la mairie de Garancières portant fermeture temporaire des locaux et sites communaux à compter du 16 mars 2020 : https://fr.calameo.com/read/001154217b81c60fb28c0; Arrêté municipal du 3 mars 2020 de la mairie de Larmor-Baden portant règlementation d’accès aux bâtiments communaux, http://www.larmorbaden.com/images/actualites/arrete_maire_coronavirus.pdf).

C’est notamment en cela, que certains ont évoqué un phénomène de « marginalisation de la police de l’urgence sanitaire » (RENARD S., « COVID-19 : Mais qu’à fait la police ? », op. cit.).

Il semble d’autant plus surprenant que le ministre de la santé n’ait pas procédé à l’habilitation prévue à l’alinéa 2 de l’article L3131-1 du Code de la santé publique, afin de permettre aux autorités de police déconcentrées de porter atteinte aux libertés individuelles dans le cadre de l’exercice de leurs pouvoirs de police de l’urgence sanitaire, que des actes règlementaires non attentatoires aux libertés individuelles ont été adoptés par le Premier ministre au titre de l’exercice des pouvoirs de l’urgence sanitaire attribués au ministre de la santé (pour une critique sur ce point, V. infra). C’est notamment le cas du décret n° 2020-190 du 3 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, JORF n°0054 du 4 mars 2020, texte n° 10, qui prévoit notamment la réquisition des masques de protection (ce décret a été abrogé par le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n° 22, puis modifié par décret n° 2020-281 du 20 mars 2020, JORF n°0070 du 21 mars 2020, texte n°9, qui a été pris sur le même fondement de la police sanitaire d’urgence). Encore, du décret n° 2020-248 du 13 mars 2020 relatif à la mobilisation de la réserve sanitaire, JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n°23, notamment adopté au visa de l’article L. 3134-1 du Code de la santé publique.

B. L’adoption de décisions de fermeture des responsables de structures accueillant du public

Stéphanie Renard relève que ce sont les formulations impératives et les préconisations du gouvernement qui ont conduit à des « mesures ponctuelles, éparses » (Ibid.).  Par exemple, suite aux consignes et recommandations du ministère, certains responsables de salles de cinéma ou théâtres ont pris la décision de les fermer, certaines caisses d’assurance maladie ont été fermées, tout comme certains établissements scolaires. Encore, l’interdiction des visites a été instaurée dans certains EHPAD (Ibid.). Ces mesures, prises sur le seul fondement du droit souple sont« extrêmement sévères pour les libertés » (Ibid.), et reviennent, « au moins partiellement, à substituer le droit souple à un cadre légal dont les garanties de procédure et de fond sont ainsi écartées » (Ibid.).

Dès lors, dans ce premiers temps de la gestion de la crise sanitaire, des mesures attentatoires à la liberté individuelle sont adoptées sur le fondement des pouvoirs généraux de police administrative ou de simple recommandations et conseils. Néanmoins, des mesures non attentatoires à la liberté individuelle des personnes ou attentatoires à la liberté individuelle d’un groupe restreint de personnes (Arrêté du 30 janvier, relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019, JO du 31 janvier 2020, texte n° 30; Arrêté du 20 février 2020 relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019,  JO du 21 février 2020, texte n° 22), sont adoptées sur le fondement de la police sanitaire d’urgence. Cette situation, relativement incohérente et désordonnée a cependant été rétablie, notamment à compter de l’entrée en vigueur de l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19 (JORF n°0064 du 15 mars 2020
texte n° 16
) (II). Mais cela ne signifie pas pour autant la fin de l’action incohérente et désordonnée de l’exécutif.

II. Le temps retrouvé de la consécration de la police de l’urgence sanitaire

La consécration de la police de l’urgence sanitaire est observable tant du point de vue réglementaire que législatif. S’il convient de s’en réjouir, il n’en reste pas moins que la consécration réglementaire de la police de l’urgence sanitaire souffre d’incohérence (A), tandis que sa consécration législative semble surabondante (B).

A. La consécration réglementaire incohérente de la police de l’urgence sanitaire

Nous le savions, le pouvoir réglementaire, c’est-à-dire le gouvernement est compétent, même en l’absence d’habilitation législative pour édicter des mesures de police à caractère général (CE, 8 août 1919, Labonne, n° 56377, publié au recueil Lebon). Néanmoins, les premières hésitations passées, la crise sanitaire actuelle a permis la mise en œuvre d’une police administrative spéciale : la police sanitaire d’urgence résultant de l’article L3131-1 du Code de la santé publique. C’est notamment sur ce fondement que de nombreux arrêtés ont été adoptés et complétés par des décrets.

L’article 2 de l’arrêté du 14 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, JORF n°0064 du 15 mars 2020, texte n° 16) marque l’entrée de la police de l’urgence sanitaire comme fondement des mesures de nature à limiter les libertés des individus, prises par le pouvoir réglementaire. Après que l’habilitation ait été donnée, en vertu de l’article 2 de l’arrêté du 14 mars 2020, les représentants de l’Etat ont adopté des mesures restreignant les libertés individuelles au titre de la protection contre le COVID-19, sur le fondement dudit arrêté. La police d’urgence sanitaire a ainsi fait sa pleine entrée dans les fondements des mesures prises par les autorités déconcentrées (V. not. Arrêté municipal du 15 mars 2020 de la commune de Riantec portant mesures liées au COVID19, http://www.riantec.com/fileadmin/template/riantec/medias/PDF_divers/2020_03_15_ARRETE_COVID-19__00000003_.pdf;  Arrêté préfectoral du 18 mars 2020 du Préfet du Morbihan  portant interdiction des accès aux plages, sentiers côtiers et cales d’accès aux bateaux,http://www.larmorbaden.com/images/actualites/COVID-19/COVID-19_Arrte_pref_interdiction_plages_18mars20.pdf).

Sur le fond, depuis l’arrêté en date du 14 mars 2020 adopté par le ministre de la santé, l’exercice des libertés individuelles est fortement restreint aux fins de protection de la population contre le COVID-19 et ce, jusqu’au 15 avril 2020. Il s’agit notamment de la fermeture de lieux accueillant du public (article 1), mais aussi l’interdiction de  tout rassemblement, réunion ou activité mettant en présence de manière simultanée plus de 100 personnes en milieu clos ou ouvert jusqu’au 15 avril 2020 (article 2), tout en prévoyant des exceptions, applicables pour les rassemblements, réunions ou activités indispensables à la continuité de la vie de la Nation (Ibid.). Par ailleurs, l’arrêté précise les mesures applicables concernant les établissements d’accueil des enfants et les établissements d’enseignement scolaire et supérieur, concours et examens (chapitre 3), les mesures applicables concernant certaines professions de santé (chapitre 4), les mesures applicables aux transports publics (chapitre 4 bis), enfin, les mesures applicables à la télésanté (chapitre 5 ter. Sur la télémédecine en général dans l’Union européenne, V. DE GROVE-VALDEYRON N., (dir.), E-santé dans l’Union européenne: regards croisés sur la télémédecine. Etudes compares, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, Cahiers Jean Monet, n°2, 2019). Cet arrêté a été complété par les arrêtés du 15 mars 2020, JORF n°0065 du 16 mars 2020, texte n°2, du 16 mars 2020, JORF n°0066 du 17 mars 2020, texte n° 18, du 17 mars 2020, JORF n°0067 du 18 mars 2020, texte n°18, du 19 mars 2020, JORF n°0069 du 20 mars 2020, texte 19, du 20 mars 2020, JORF n°0070 du 21 mars 2020, texte 10, du 21 mars 2020, JORF n°0071 du 22 mars 2020, texte n° 6. 

L’arsenal réglementaire de gestion de crise a été augmenté par le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, adopté par le Premier ministre, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 (JORF n°0066 du 17 mars 2020, texte n° 2), instaurant une liste limitative de motifs exhaustifs en vertu desquels il est possible de déroger à l’interdiction de déplacement hors de son domicile fixée jusqu’au 31 mars 2020. Ainsi, il est possible de sortir de son domicile pour les motifs suivants :

  • Les trajets entre le domicile et le ou les lieux d’exercice de l’activité professionnelle et déplacements professionnels insusceptibles d’être différés ;
  • Les déplacements pour effectuer des achats de fournitures nécessaires à l’activité professionnelle et des achats de première nécessité dans des établissements dont les activités demeurent autorisées par arrêté du ministre chargé de la santé pris sur le fondement des dispositions de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique;
  • Les déplacements pour motif de santé ;
  • Les déplacements pour motif familial impérieux, pour l’assistance des personnes vulnérables ou pour la garde d’enfants ;
  • Les déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie ;

Puis, en application du décret n° 2020-279 du 19 mars 2020 modifiant le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 (JORF n°0069 du 20 mars 2020, texte n° 27), les motifs suivants ont été ajoutés :

  • Les déplacements résultant d’une obligation de présentation aux services de police ou de gendarmerie nationales ou à tout autre service ou professionnel, imposée par l’autorité de police administrative ou l’autorité judiciaire ;
  • Les déplacements résultant d’une convocation émanant d’une juridiction administrative ou de l’autorité judiciaire ;
  • Les déplacements aux seules fins de participer à des missions d’intérêt général sur demande de l’autorité administrative et dans les conditions qu’elle précise.

En tout état de cause, le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 prévoit que « les personnes souhaitant bénéficier de l’une de ces exceptions doivent se munir, lors de leurs déplacements hors de leur domicile, d’un document leur permettant de justifier que le déplacement considéré entre dans le champ de l’une de ces exceptions », sous peine de quoi, elles s’exposent à l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe (Décret n° 2020-264 du 17 mars 2020 portant création d’une contravention réprimant la violation des mesures destinées à prévenir et limiter les conséquences des menaces sanitaires graves sur la santé de la population, JORF n°0067 du 18 mars 2020, texte n° 7).

Il semble qu’au fur et à mesure que la pandémie s’est intensifiée et qu’elle est devenue une préoccupation majeure de chacun, le rôle du Premier ministre a été mis en avant au détriment de celui du ministre de la santé et des dispositions du Code de la santé publique.

En effet,  à l’exception des arrêtés relatifs à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-19 (Arrêté du 30 janvier, relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019, JO du 31 janvier 2020, texte n° 30; Arrêté du 20 février 2020 relatif à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019,  JO du 21 février 2020, texte n° 22) et de l’arrêté du 14 mars 2020, qui ont été adoptés, conformément à la lettre de l’article L.3131-1 du Code de la santé publique par le ministre de la santé, ce dernier a souvent été mis à l’écart de l’exercice de son pouvoir de police de l’urgence sanitaire, pour laquelle, le Code de la santé publique prévoit pourtant une véritable concentration des pouvoirs autour de lui.

C’est d’abord le cas du décret n° 2020-190 du 3 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, JORF n°0054 du 4 mars 2020, texte n° 10, qui prévoit notamment la réquisition des masques de protection (ce décret a été abrogé par le décret n° 2020-247 du 13 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19, JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n° 22, puis modifié par décret n° 2020-281 du 20 mars 2020, JORF n°0070 du 21 mars 2020, texte n°9, qui a été pris sur le même fondement de la police sanitaire d’urgence). C’est ensuite le cas du décret n° 2020-248 du 13 mars 2020 relatif à la mobilisation de la réserve sanitaire, JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n°23, notamment adopté au visa de l’article L. 3134-1 du Code de la santé publique.

C’est enfin le cas du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, adopté par le Premier ministre, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 (JORF n°0066 du 17 mars 2020, texte n° 2), particulièrement attentatoire aux libertés individuelles puisqu’il interdit tout déplacement hors de son domicile jusqu’au 31 mars 2020.

Les conditions de l’adoption de ces actes réglementaires, par le Premier ministre, contresignés par le ministre de la santé, interrogent. En effet, l’article L. 3131-1 du Code de la santé, au visa duquel ils ont été adoptés, indique que c’est au ministre de la santé et non au Premier ministre d’adopter de tels actes, sous la forme d’un arrêté motivé et non de décrets.

En revanche, il semble que les circonstances exceptionnelles permettraient de neutraliser l’illégalité externe dont ces actes pourraient être entachés en temps normal. En effet, le Conseil d’Etat a très récemment remis la théorie des circonstances exceptionnelle sur le devant de la scène en estimant que le « Premier ministre peut, en vertu de ses pouvoirs propres, édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire, en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, comme celle de covid-19 que connaît actuellement la France » (CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Medecins, N° 439674, point 2, souligné par nous).

L’invocation de cette théorie n’est pourtant pas sans interroger. En effet, la théorie des circonstances exceptionnelles (V. CROUZATIER-DURAND F., « Les autres régimes d’exception », Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23 ; MASSOT J., « Le Conseil d’État face aux circonstances exceptionnelles », Les Cahiers de la Justice, 2013/2, N° 2, pp. 27-39) est réservée au pouvoir réglementaire. Admise en matière sanitaire (V. not. CE, 20 mai 1955, Société Lucien, Joseph et compagnie, n°2399, rec. p. 276), elle permet, même sans texte, une extension des pouvoirs de l’exécutif au-delà des frontières de la légalité. (V. CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent,n° 61593, Lebon 208 ; CE 28 juin 1918, Heyriès, n° 63412, Lebon 651). Le commissaire du gouvernement Letourneur (CE, conclusions sur l’arrêt CE, Ass., 16 avril 1948, Laugier, rec. p. 161) précise les conditions dans lesquelles le pouvoir réglementaire peut mettre en œuvre la théorie des circonstances exceptionnelles. D’abord, il convient d’être dans une situation anormale, pouvant consister soit en l’absence des autorités régulières, soit dans l’impossibilité pour elles d’exercer leurs pouvoirs, soit encore dans la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves ou imprévus. Ensuite, il convient que soit reconnue l’impossibilité d’agir légalement. Enfin, il convient que soient prévus des effets limités quant à la durée de la situation anormale. 

Plusieurs facteurs doivent inviter à la prudence quant à la mise en œuvre de la théorie des circonstances exceptionnelles.

Le premier facteur est lié à la survivance même de cette théorie. En effet, deux maîtres des requêtes du Conseil d’Etat, Sophie Roussel et Charline Nicolas ont rédigé un article dans l’AJDA exposant leurs doutes quant à la survivance de la théorie des circonstances exceptionnelles (ROUSSEL S., NICOLAS C., « Mineurs isolés de Calais : quand nécessité fait loi », AJDA, 2017, p. 2408 et s.). En revanche, le Conseil d’Etat semble avoir balayé d’un revers de la manche cet argument (CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Medecins, N° 439674, point 2).

Le second facteur est lié à la nature même de cette théorie. Il est notamment possible d’interpréter la théorie de deux façons.

Soit, il s’agit d’une théorie jurisprudentielle ayant pour objectif de neutraliser a posteriori une illégalité constatée aux termes d’un acte administratif, au motif qu’il a été adopté dans le cadre de circonstances exceptionnelles.  Selon cette conception, il ne s’agirait pas d’un blanc-seing offert à l’administration afin de justifier a priori une mesure dont elle se doute qu’elle sera susceptible de faire l’objet d’une annulation future.

Soit, il s’agit d’une théorie permettant au pouvoir règlementaire de fonder l’adoption d’actes administratifs dont l’illégalité en temps normal est assurée, instaurant ainsi un véritable régime d’exception. Le pouvoir réglementaire semble se retrancher derrière la constatation de circonstances exceptionnelles, notamment indiquée aux termes des visas des actes adoptés, afin de s’immuniser contre une éventuelle annulation future ou de faire un « appel du pied » au juge administratif qui serait emmené à statuer sur la légalité dudit acte afin de l’inciter à mettre en œuvre la théorie des circonstances exceptionnelles (V. Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19, JORF n°0066 du 17 mars 2020, texte n°2). La récente ordonnance du Conseil d’Etat semble aller dans le sens de cette seconde interprétation.

Au total, il semble que les deux interprétations soient valides. La théorie des circonstances exceptionnelles étant à la fois un outil de technique jurisprudentielle afin de légaliser a posteriori un acte illégal en temps normal et un outil de technique juridique offert à l’administration pour réguler une crise, par l’adoption d’actes règlementaires.  

B. La consécration législative surabondante de la police de l’urgence sanitaire

Le début de la crise du COVID-19 a été régulé par l’adoption d’actes règlementaires, au moyen d’arrêtés et de décrets. Mais rapidement, le gouvernement a présenté deux projets de loi, l’un organique, l’autre ordinaire.

Le projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 concerne principalement l’aménagement des délais relatifs à la saisine du Conseil constitutionnel par voie de Question Prioritaire de Constitutionnalité. Son article unique suspend jusqu’au 30 juin les délais dans lesquels le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sont tenus de statuer sur la transmission au Conseil Constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité et le délai dans lequel le Conseil Constitutionnel doit statuer sur une telle question. Sur ce point, le Conseil d’Etat n’a « aucune observation particulière » à formuler (V. CE,  17 mars 2020, Avis sur un projet de loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, NOR : PRMX20 :  https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-deux-projets-de-loi-d-urgence-pour-faire-face-a-l-epidemie-de-covid-19).

Le projet de loi ordinaire (Sur une analyse privatiste du projet de loi, V. l’article du Professeur Daniel Mainguy, http://www.daniel-mainguy.fr/2020/03/projet-de-loi-ordinaire-d-urgence-pour-faire-face-a-l-epidemie-de-covid-19-et-droit-prive-apercu.html) quant à lui est relatif à la création d’un état d’urgence sanitaire sur le modèle de l’état d’urgence tel que résultant du droit positif en vigueur. L’Etat d’urgence est un régime d’exception (V. Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 07). L’état d’urgence sanitaire est un nouveau régime d’exception. Sur le fond, le projet de loi ordinaire et la loi finalement adoptée au terme de la mise en œuvre de la procédure accélérée,  organise le report du second tour des élections municipales, communautaires, des conseillers de Paris et des conseillers métropolitains de Lyon, instaure un dispositif d’état d’urgence sanitaire, détaille les mesures d’urgence économique et d’adaptation à la lutte contre l’épidémie en donnant au gouvernement de très vastes habilitations afin d’adopter, par ordonnance, des mesures législatives provisoires (V. DE MONTECLER M-C., « Vers la création d’un état d’urgence sanitaire », AJDA, 2020, p. 597).

Nous nous intéresserons principalement à deux points.

Le premier titre du projet de loi (correspondant au titre III de la loi), concerne le report du second tour des élections municipales.  Le Conseil d’Etat estime qu’il s’agit d’une situation « sans précédent dans notre histoire politique contemporaine ».   (CE,  18 mars 2020, Avis sur un projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, NOR : PRMX2007883L, point 5 : https://www.conseil-etat.fr/ressources/avis-aux-pouvoirs-publics/derniers-avis-publies/avis-sur-deux-projets-de-loi-d-urgence-pour-faire-face-a-l-epidemie-de-covid-19). Il ajoute qu’une mesure  de suspension et de report d’un deuxième tour de scrutin n’est admissible que dans des cas exceptionnels, pour des motifs d’intérêt général impérieux et à la condition que le report envisagé ne dépasse pas, eu égard aux circonstances qui le justifient, un délai raisonnable.

A ce stade, le Conseil d’Etat, sans y faire référence explicitement malgré tout, semble invoquer, a priori de l’adoption d’un acte législatif, la théorie des circonstances exceptionnelles, afin de justifier une disposition législative qui, adoptée en temps non exceptionnel, n’aurait pas été admise. La référence du Conseil d’Etat à « des cas exceptionnels » et l’établissement de critères afin de l’appliquer, permet de questionner la place de la théorie des circonstances exceptionnelles en tant que régime d’exception applicable par le pouvoir législatif. Il semble que le semble que le Conseil d’Etat dessine les concours d’une théorie législative des circonstances exceptionnelles permettant de fonder a priori la légalité d’une disposition législative dérogeant aux dispositions législatives en vigueur. 

Le deuxième titre du projet de loi (correspondant au premier titre de la loi) précise les modalités de mise en œuvre de l’état d’urgence sanitaire. Il peut concerner tout ou partie du territoire métropolitain et des collectivités et en Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population (nouvel article L. 3131-20 du Code de la santé publique). Il est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Au-delà d’un mois, il ne peut être prorogé que par la loi et après avis du comité scientifique prévu à l’article L. 3131-26 (nouvel article L. 3131-21 du Code de la santé publique). Pour l’heure, il est déjà prévu une dérogation à la durée de principe d’un mois de l’état d’urgence sanitaire. En effet, l’article 4 de la loi dispose que « par dérogation aux dispositions de l’article L. 3131-21 du code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi ».

En vertu de l’article L. 3131‑23 du Code de la santé publique, lorsque l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre dispose de la compétence de prendre les mesures réglementaires générales suivantes, après rapport du ministre de la santé, en respectant les principes de proportionnalité et de nécessité :

  • Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ;
  • Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ;
  • Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées ;
  • Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées ;
  • Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ;
  • Ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens ;
  • Rendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ;
  • Prendre toute mesure permettant la mise à disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ;
  • Pendre toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d’entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire ;

En vertu de l’article L. 3131‑24 du Code de la santé publique, le ministre de la santé peut prescrire, par arrêté motivé, toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé, à l’exception des mesures prévues à l’article L. 3131‑23, visant à mettre fin à la catastrophe sanitaire.

Par ailleurs, en vertu de l’alinéa 2 du même article, il dispose de la compétence de prendre les mesures réglementaires individuelles nécessaires à l’application des mesures règlementaires générales adoptées par le Premier ministre.

A l’image de ce que prévoit l’article 3131-1 du Code de la santé publique, le nouvel article L. 3131‑25 du Code de la santé publique prévoit que le Premier ministre ou le ministre de la santé peuvent habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application des mesures réglementaires adoptées.

En cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire, il est réuni sans délai un comité de scientifiques. Par ailleurs, le comité rend périodiquement des avis sur l’état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s’y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme, ainsi que sur la durée de leur application. Ces avis sont rendus publics sans délai. Le comité est dissout lorsque prend fin l’état d’urgence sanitaire (Nouvel article L. 3131-26 du Code de la santé publique).

Les modalités d’instauration de l’état d’urgence sanitaire appellent plusieurs commentaires.

Sur la forme, en vertu de l’article 2 de la loi, le titre III du livre Ier de la troisième partie du code de la santé publique est modifié. Son intitule « menaces sanitaires graves » devient « Menaces et crises sanitaires graves ». Le chapitre I « Mesures d’urgences » devient « Mesures sanitaires » et le premier alinéa de l’article L. 3131-1 est ainsi complété : « Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l’état d’urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire. ». Puis, un chapitre I bis est inséré : « Etat d’urgence sanitaire ». La pandémie de COVID-19 incite le législateur à changer de paradigme. Lorsque n’étaient envisagées que des « menaces sanitaires graves », il est à présent envisagé (et vécu !), en sus des « menaces sanitaires graves », des « crises sanitaires graves ». De la simple potentialité de menaces graves, le législateur consacre la réalité de crises sanitaires graves. Les modifications formelles interpellent quant à la modification du titre du chapitre I. En effet, la police d’urgence sanitaire consacrée aux termes de ce chapitre avant l’entrée en vigueur de la loi, semble devenir une simple police sanitaire, l’urgence étant consacrée aux termes du nouveau chapitre I bis.  Cependant, il est toujours fait référence, aux termes de l’article L3131-1 du Code de la santé publique, sous le chapitre I, à des « mesures d’urgence ».

Les modifications apportées par la loi sur l’état d’urgence sanitaire posent notamment deux questions.

D’une part, le Premier ministre fait son entrée au titre de la police de l’urgence sanitaire. En effet, jusqu’alors, au titre de l’urgence sanitaire, les pouvoirs étaient concentrés dans le chef du ministre de la santé (V. RENARD S., « Coronavirus, urgence sanitaire et police locale », AJ Collectivités Territoriales, 2020, p. 112).

Dans un premier temps, avec l’entrée en vigueur de la loi, le ministre de la santé est en charge de la gestion de la police sanitaire de façon générale (le nouveau chapitre I étant consacré aux « Mesures sanitaires »).

Dans un second temps, il reste en charge de la police sanitaire d’urgence  (l’article L3131-1 du Code de la santé publique, sous le chapitre I, conservant une référence à l’urgence : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence (…) »), jusqu’à ce que l’état d’urgence sanitaire ait été décrété (chapitre I bis) ou une fois qu’il y a été mis fin (le nouvel article L3131-1 du Code de la santé publique précisant que « Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l’état d’urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire.»).  

La police de l’urgence sanitaire, jusqu’alors réservée en grande partie au ministre de la santé, voit institutionnaliser l’intervention d’un nouvel acteur, le premier ministre, qui devra coordonner son action avec celle de son collègue de l’Avenue Duquesne. La guerre des ministres n’aura pas lieu.

D’autre part, au regard des dispositions du Code de la santé publique, sur le fondement desquelles toutes les mesures restrictives des libertés individuelles ont déjà été adoptées jusqu’à présent (hormis les incertitudes et incohérences exposées supra), la création d’un état d’urgence était-elle nécessaire ? A ce titre, deux éléments sont frappants à la lecture de la loi.

Dans un premier temps, les mesures réglementaires que le Premier ministre peut adopter sont sensiblement similaires aux mesures déjà adoptées, par lui, notamment en ce qui concerne les mesures limitatives des libertés individuelles telles que résultant du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19. Le visa de ce décret, faisant référence aux « circonstances exceptionnelles » indique, tel que nous l’avons développé supra, que sa légalité est douteuse dans des circonstances normales. L’adoption d’un arrêté similaire par le ministre de la santé aurait été parfaitement conforme aux dispositions du Code de la santé publique.  

Dans un second temps, la coordination des compétences du Premier ministre et du ministre de la santé aux termes de la loi sur l’état d’urgence sanitaire sont semblables à celles existant avant celle-ci. Pour s’en convaincre, deux éléments :

  • La répartition des compétences générales au Premier ministre et des compétences spéciales au ministre de la santé rappelle la répartition entre d’une part, les compétences de police générale du Premier ministre, augmentées en cas de « circonstance exceptionnelle » et d’autre part, les compétences de police spéciale du ministre de la santé posées par le Code de la santé publique.   
  • La possibilité, pour le Premier ministre ou le ministre de la santé d’habiliter le représentant de l’État territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d’application des mesures règlementaires adoptées, rappelle le mécanisme prévu aux termes de l’alinéa 2 de l’article L. 3131-1 du Code de la santé.

Par conséquent, il semble que la création de l’état d’urgence sanitaire réponde à une volonté politique de mener une guerre des mots renforçant les pouvoirs de l’exécutif dans le cadre de la police de l’urgence sanitaire. Cela permet au pouvoir politique de montrer que l’exécutif est « au front ». L’ « état d’urgence » est un terme fort et marquant alors que le simple encadrement de cette pandémie sur le fondement des articles L. 3131-1 du Code de la santé publique et suivant tel qu’ils existaient, en se ménageant éventuellement la possibilité de légères modifications législatives précisant par exemple les mesures réglementaires pouvant être adoptées par le ministre de la santé, aurait été politiquement moins visible … mais juridiquement tout autant pertinent et certainement plus cohérent.

La gestion actuelle de la pandémie par l’exécutif invite à rester vigilent quant au fait que sa guerre des mots ne soit pas un combat contre les maux…

C. Les conséquences juridictionnelles des mesures de police d’urgence sanitaire

Les conséquences juridictionnelles des mesures de police d’urgence sanitaire sont observables tant sur le plan structurel, relatif à l’organisation des juridictions (1), que sur le plan matériel, relatif aux litiges portés devant elles (2).  

  1. Les conséquences sur le plan structurel

Sur le plan structurel, les conséquences relevées sont de deux types.

D’une part, le virus fonde la fermeture au public et la limitation à certains contentieux des tribunaux français. L’ensemble des juridictions n’a pas pris la mesure, au même moment de l’ampleur de la pandémie. Ainsi, la Cour de justice de l’Union européenne fait office de pionnière en ce qu’il s’agit de modifier son organisation.  Par un communiqué n° 28/20 en date du 11 mars 2020, la Cour indique adapter ses modalités de travail et réserver l’utilisation de ses locaux aux activités qui doivent nécessairement y être effectuées, à savoir les audiences de plaidoiries (COLLIN C., « COVID-19 : la Cour de justice de l’Union européenne prend des dispositions », Dalloz actualité, 16mars 2020. »). Depuis, elle a décidé, ainsi que le tribunal, de limiter son activité aux seules urgences. 

En France, l’aménagement de l’organisation des tribunaux judiciaires est encadré par la Circulaire relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19 (CRIM- 2020 -10 E1-13.13.2020 (NOR JUSD2007740C) et par un courrier de la ministre de la justice indiquant la fermeture des juridictions à l’exception du « contentieux essentiel » (V. https://www.cnb.avocat.fr/fr/actualites/covid-19-fermeture-des-juridictions-sauf-contentieux-essentiels). Qu’en est-il des juridictions administratives ? En raison de leur mode de gestion exercé par le Conseil d’Etat, il est compréhensible que le ministère de la justice n’ait pas adopté de mesures visant à organiser l’organisation des juridictions administratives pendant la pandémie. Le Conseil d’Etat, par communiqué en da15 mars 2020 a indiqué des mesures relatives à l’organisation de sa juridiction et a effectué en renvoi aux sites internet des autres juridictions administratives pour connaître de leur mode d’organisation (https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/arret-des-seances-de-jugement-et-des-evenements-publics).Ainsi, concernant le Conseil d’Etat, il est décidé l’annulation des toutes les séances de jument à l’exception de certains référés, la limitation de la présence de personnes (notamment aux journalistes) aux audiences de référé en indiquant que les requérants n’ont pas l’obligation de se présenter à l’audience et que l’accès au public sera restreint (ouvert principalement aux journalistes), que la transmission des requêtes des personnes physiques et morales de droit privé non représentées par un avocat, devront être déposées via le site internet (www.telerecours.fr) par fax ou par courrier, que les événements publics sont annulés ou reportés. Concernant l’organisation des autres juridictions administratives, en dépit du rôle organisationnel que le Conseil d’Etat opère sur elles, il n’est fait mention sur son site internet, que d’un simple renvoi à une carte interactive des juridictions afin d’en connaître les modalités d’organisation (https://www.conseil-etat.fr/tribunaux-cours/la-carte-des-juridictions-administratives). De façon tout à fait coordonnées, l’ensemble des juridictions administratives françaises, de premier instance et d’appel ont fermé leur accès au public et renvoyé l’ensemble des audiences à exception du contentieux de l’urgence (référés et contentieux de la rétention) (V. not. le communiqué de presse du tribunal administratif de Lyon, http://lyon.tribunal-administratif.fr/A-savoir/Vie-du-tribunal/L-accueil-du-tribunal-administratif-est-ferme).

D’autre part, le virus fonde l’aménagement provisoire et circonstancié de l’exercice des droits de la défense lors de l’audience. En effet, le déroulé de l’audience peut se trouver modifié pour cause de COVID-19. Avant même l’accélération des mesures administratives réglementaires adoptées à partir de mi-mars 2020, les juridictions ont été contraintes de modifier leur organisation.  Par exemple, en décembre 2019 déjà, le COVID-19 a justifié que soit requis, avec l’accord de l’avocat de la personne étrangère en situation irrégulière, les services d’un interprète en langue serbe par l’intermédiaire de moyens de télécommunication lorsque l’interprète initialement convoqué à l’audience ne s’est pas déplacé (Cour d’appel de Toulouse, 24 décembre 2019, n° 20/00220). Par ailleurs, la nécessité de prévenir et de lutter contre l’épidémie couplée à la fragilisation des effectifs de la police aux frontières et l’absence d’équipement pour visioconférence de la salle d’audience attenante au centre de rétention « constituent des circonstances insurmontables justifiant l’absence de comparution du retenu. » (Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 16 mars 2020, n° 2020/325. Sur l’absence de comparution du détenu justifié par le COVID-19, V. Cour d’appel de Douai, Chambre des Libertés Individuelles, 13 Mars 2020, n° 20/00443 ; Cour d’appel de Colmar, 6e chambre, 12 Mars 2020, n° 20/01098). Un arrêt rendu sur le fondement de la circulaire relative à l’adaptation de l’activité pénale et civile des juridictions aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19 (CRIM- 2020 -10 E1-13.13.2020 (NOR JUSD2007740C) juge qu’il est fait obligation aux magistrats d’adapter l’audience d’appel statuant sur les rétentions administratives aux mesures de prévention et de lutte contre la pandémie COVID-19, ce qui « justifie la nécessité exceptionnelle de recourir à la viséoconférence pour la tenue des débats » (Cour d’appel de Douai, ch. des Libertés Individuelles, 17 mars 2020, n° 20/00470 ; V. également Cour d’appel de Douai, Chambre des Libertés Individuelles, 15 Mars 2020, n° 20/00461).

2. Les conséquences sur le plan matériel 

Sur le plan matériel, le COVID-19 a déjà au quelques applications pratiques relatives d’une part à la prise en compte du COVID-19 pour fonder une décision et d’autre part, à la naissance de litiges en raison du COVID-19.

D’une part, le virus a permis de fonder le refus de reconduite à la frontière d’une personne étrangère en situation irrégulière en ce que « cela risquerait de provoquer, involontairement, un risque de pandémie dans sa patrie, sachant que les infrastructures sanitaires de son pays sont fragiles, ce qui mettrait en danger également ses ressortissants ». (V. Cour d’appel de Paris, 17 mars 2020, Pôle 02 ch. 11, n° 20/01213.Sur le refus de reconduite à la frontière en raison de la suppression des vols de réacheminement ou la fermeture des frontières, V. Cour d’appel deToulouse, 18 Mars 2020, n° 20/00228; Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 17 Mars 2020, n° 20/00331 ; Cour d’appel de Paris, 16 Mars 2020, n° 20/01173; Cour d’appel de Rouen, Premier président, 16 Mars 2020, n° 20/01209). Par ce motif, le juge français se place, de façon tout à fait intéressante, non seulement en situation de protecteur de l’intérêt de la personne étrangère en situation irrégulière, mais également en protecteur de la santé publique du pays d’origine de ladite personne.

Au contraire, le Premier Président de la Cour d’Appel de Rouen considère que l’épidémie de COVID-19 ne fait pas obstacle à un éloignement du requérant vers la Tunisie, Etat vers lequel les vols sont maintenus au jour du prononcé de la décision, (V. Cour d’appel de Rouen, Premier président, 16 Mars 2020, n° 20/01210).

D’autre part, le Syndicat Jeune Médecin demande au Conseil d’Etat, dans le cadre d’un référé-liberté, d’enjoindre au Premier ministre et au ministre de la santé de prononcer un confinement total de la population par la mise en place de mesures visant à l’interdiction totale de sortir de son lieu de confinement sauf autorisation délivrée par un médecin pour motif médical, à l’arrêt des transports en commun, à l’arrêt des activités professionnelles non vitales (alimentaire, eau et énergie, domaines régaliens), et à l’instauration d’un ravitaillement de la population dans des conditions sanitaires visant à assurer la sécurité des personnels chargés de ce ravitaillement et d’enjoindre au Premier Ministre et au ministre des solidarités et de la santé de prendre les mesures propres à assurer la production à échelle industrielle de tests de dépistage et de prendre les mesures réglementaires propres à assurer le dépistage des personnels médicaux.

L’ordonnance rendue par le Conseil d’Etat en date du 22 mars 2020 (CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat Jeunes Medecins, N° 439674) rejette la demande de confinement total en ce qu’il pourrait avoir des implications graves pour la santé de la population (Sur une analyse fouillée de l’ordonnance rendue, V. TOUZEIL-DIVINA M., « Ni oui ni non, ni bravos ni confinements totaux «en l’état» d’urgence sanitaire : l’ordonnance dilatoire du Conseil d’Etat » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 281. En revanche, le Conseil d’Etat considère que la portée de certaines dispositions du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020, présente un caractère ambigu au regard en particulier de la teneur des messages d’alerte diffusés à la population. C’est par exemple le cas du motif de dérogation tenant aux « déplacements pour motif de santé » sans précision du degré d’urgence. Le motif dérogatoire lié aux « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie » apparaît trop large, en rendant notamment possible des pratiques sportives individuelles, telles le jogging. Les magistrats jugent par ailleurs que la seule limitation de l’interdiction des rassemblements de plus de cent personnes, qui permet par exemple aux marches ouverts de se tenir conduit à ce que la règle posée soit transgressée. 

Sur la question relative au dépistage, le Conseil d’Etat considère d’une part que les autorités ont pris les dispositions pour augmenter les capacités de tests dans les meilleurs délais et d’autre part que la limitation des tests aux seuls personnels de santé présentant des symptômes du virus résulte d’une insuffisante disponibilité des matériels de sorte que la demande est rejetée sur ce point.

Par conséquent, le juge des référés enjoint au gouvernement de prendre dans les 48 heures les mesures suivantes :

  • préciser la portée de la dérogation au confinement pour raison de santé ;
  • réexaminer, dans le même délai le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs, à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement ;
  • évaluer les risques pour la santé publique du maintien en fonctionnement des marchés ouverts, compte tenu de leur taille et de leur niveau de fréquentation.

Au total, s’il est déjà possible d’esquisser une réflexion sur ces tout premiers temps de gestion de la pandémie, le « temps d’après » reste à écrire. Humainement, il sera celui du deuil et de la (re)construction tandis que juridiquement, il sera celui de la recherche des responsabilités. En tout état de cause et en tout domaine, il sera celui de la  (ré)invention d’un monde post-COVID-19 …

Article publié le 23 mars 2020 à 17h dans l’attente de la promulgation imminente de la loi ordinaire pour faire face à l’épidémie de COVID-19, pour laquelle nous connaissons d’ores et déjà l’intégralité des dispositions.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Pech Adrien, « De maux en mots : les premiers temps d’une gestion incertaine du COVID-19 » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 280.

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ParJDA

Actions & réactions (du JDA) pour administrativistes confiné.e.s !

Art. 279.

par Mathieu Touzeil-Divina
Directeur du Journal du Droit Administratif

Il n’a échappé à personne que depuis déjà plusieurs semaines la pandémie du Covid-19 ou Coronavirus avait atteint toute activité humaine et sociétale – y compris juridique – sur la planète entière.

Le droit administratif
et votre Jda en ont donc aussi été impactés.

Afin de réagir et de proposer aux administrativistes nécessairement confinés un programme d’action(s) malgré les mouvements sociaux préalables à l’épidémie innervant l’Université et les mondes académiques (ce que nous n’oublions pas), le comité de rédaction du Journal du Droit Administratif vous propose pour les jours à venir les actions et réactions suivantes sur la base, a minima, de deux publications annoncées par semaine jusqu’à fin avril 2020 :

  • Lundi 06 avril 2020 : en partenariat avec le Tribunal Administratif de Toulouse et le M2 Droit de la santé de l’Université Toulouse 1 Capitole, une nouvelle chronique toulousaine dédiée au(x) droit(s) de la santé avec la mise en avant, en matière de responsabilité médicale, du jugement du 20 février 2020 rendu sur les conclusions de M. Jean-Charles Jobart
  • mai 2020 : une autre « curiosité » du droit administratif : Aya Nakamura ?

En outre, le Jda est heureux de vous annoncer la naissance / création en son sein d’une nouvelle chronique « Laïcité(s) » qui sera dirigée par MM. Clément Bénelbaz & Mathieu Touzeil-Divina et donnera lieu, chaque mois, à la mise en avant d’une décision.

Par ailleurs, en partenariat avec la revue du JurisClasseurPériodique (Jcp) Semaine Juridique – Edition Administration & Collectivités territoriales, le Jda propose à ses étudiant.e.s confiné.e.s de continuer à réviser leur droit administratif !

En effet, à l’heure des confinements mais aussi des révisions pour les étudiant.e.s publicistes (ou non), le professeur Touzeil-Divina, parallèlement à une publication (en ligne et papier au Jcp A) vous proposera chaque semaine pendant deux mois une autre façon de (ré)apprendre les grandes décisions publicistes. Ainsi, à partir de la photographie d’un « objet », ce sont précisément les « objets » du droit administratif (service public, actes, libertés, agents, biens, responsabilité & contentieux) qui seront ici abordés avec une présentation renouvelée des faits et des portées prétoriennes.

Alors, en mettant en avant une image et des événements associés à un jugement ce sont aussi les mémoires visuelles et kinesthésiques qui seront stimulées (alors qu’en cours c’est principalement la seule mémoire auditive qui l’est). Le Jda pense ainsi à vous et vous prépare à vos examens 🙂

Enfin, le Journal du Droit Administratif appelle toutes et tous ses lectrices et lecteurs, contributrices et contributeurs à lui envoyer – selon nos modalités habituelles de publication – leurs propositions de contributions (articles, chroniques, comptes-rendus etc.) :

nos colonnes vous sont ouvertes pour que le confinement soit moins pénible et que le droit administratif se diffuse sans modération !

Pour le Journal du Droit Administratif,
& son comité de rédaction

Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Touzeil-Divina Mathieu, « Actions & réactions (du Jda)
pour administrativistes confiné.e.s »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 279.

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ParJDA

Une curiosité du droit administratif : le requérant Campion

(photo Kasia Wandycz (c))

Art. 278.

Les articles publiés dans la section « Vu(s) & autres curiosités ! » du JDA exposent originellement des recherches en cours, des annonces de colloques, des parutions ou publications d’articles et / ou d’ouvrages, des appels à projets, des éléments de la vie académique du droit administratif.

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la présente section propose un exceptionnel
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Vous retrouverez ainsi périodiquement une sélection – faite conjointement par les porteurs du site partenaire Curiosités juridiques & par le comité de rédaction du Journal du Droit Administratif – d’un ouvrage, d’un colloque (passé ou à venir), d’une jurisprudence ou d’une norme marquant le droit administratif et atteint sinon piqué de curiosité(s) juridique(s) !

Deuxième curiosité du droit administratif : février 2020

par M. Raphaël COSTA
doctorant à l’Université de Paris Saclay, IDEST

Une curiosité du droit administratif :
le requérant Campion

Présipauté foraine. « Pour faire notre principauté au centre de Paris : la principauté des forains qu’on a chassé d’ici comme des malfaisant » expliquait Marcel Campion dans une vidéo diffusée sur la plateforme YouTube le 11 décembre 2019[1]. Le court reportage s’intitule Marcel Campion borne les fossés secs, place de la Concorde. Le « Roi des forains » n’envisage ni l’installation d’une nouvelle Grande roue sur la place, ni la mise en place d’un stand de churros géants, non : il souhaite voir reconnaître le droit de propriété qu’il aurait acquis sur une portion de la place de la Concorde[2].

Notre-Drame de Paris. Depuis plusieurs décennies, Marcel Campion occupait les fossés place de la Concorde avec deux petits stands : l’un vends des souvenirs, l’autre propose des chouchous. Le « PDG manouche » payait des loyers mensuels à la mairie de Paris afin d’occuper ces emplacements, plus qu’avantageux commercialement parlant – juridique aussi, mais il l’ignorait jusqu’à très récemment, lorsqu’éclata une guerre ouverte entre l’équipe municipale d’Anne Hidalgo et Marcel Campion. Ce dernier se présente même, par opposition quasi personnelle, contre l’actuelle mairesse aux prochaines élections municipales. À l’inverse de Michou qui était parvenu à sauver le Manège de la place des Abbesses, le forain parisien n’avait déjà pas pu sauver la Grande roue qu’il avait installée place de la Concorde. Lui restaient ces deux petits stands jusqu’à ce qu’en mai dernier la Mairie de Paris ne décide d’entamer une procédure en expulsion.

Charles X en référé. Marcel Campion saisi alors le juge des référés qui lui donnera raison : la Mairie de Paris ne peut l’expulser d’un espace dont elle n’est pas la propriétaire. Charles X, ancien roi de France propriétaire des lieux avait concédé la place de la Concorde par une loi du 20 août 1828 n°8091 : « Article unique. Sont concédées à la ville de Paris, à titre de propriété, la place Louis XVI et la promenade dite des Champs-Élysées […] ». Cependant la suite de l’article est claire, ce domaine est concédé à la Ville « à l’exception des deux fossés de la place Louis XVI qui bordent le jardin des Tuileries. »  Or : c’est à l’emplacement des deux fossés, qui depuis ont été remplis et mis au niveau de la place, que se trouvent les kiosques de M. Campion. La Ville n’étant pas propriétaire des lieux, elle ne peut faire expulser le forain[3].

Usucampion. Fort de cette première victoire, Marcel Campion a alors entamé une nouvelle procédure relative à la place de la Concorde. Il veut se voir reconnaître un droit de propriété sur les terrains occupés par les kiosques. Le procédé juridique s’appelle usucapion ou prescription acquisitive et se trouve à l’article 2258 du Code civil : « La prescription acquisitive est un moyen d’acquérir un bien ou un droit par l’effet de la possession sans que celui qui l’allègue soit obligé d’en rapporter un titre ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ». L’article 712 du même Code précise également que la prescription est l’un des moyens d’acquisition de la propriété. La reconnaissance de ce droit, en matière de bien immobilier tel un terrain situé sous un kiosque place de la Concorde, est soumise à plusieurs conditions : une possession continue, non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire[4] et enfin un délai de trente ans d’occupation[5]. L’action doit être intentée devant le Tribunal de grande instance afin d’être reconnue et produire ses effets. La prescription ne peut être automatique, l’effet acquisitif de celle-ci ne se déclenche que si le possesseur le souhaite[6].

Quid du propriétaire précédant ? La Cour de cassation[7] a pu estimer – en refusant de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel – que cette procédure, bien qu’engendrant une expropriation d’intérêt privé, était conforme à la Constitution : « Et attendu, d’autre part, que la question posée ne présente pas un caractère sérieux dès lors que la prescription acquisitive n’a ni pour objet ni pour effet de priver une personne de son droit de propriété ou d’en limiter l’ exercice mais confère au possesseur, sous certaines conditions, et par l’écoulement du temps, un titre de propriété correspondant à la situation de fait qui n’a pas été contestée dans un certain délai ; que cette institution répond à un motif d’intérêt général de sécurité juridique en faisant correspondre le droit de propriété à une situation de fait durable, caractérisée par une possession continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque et à titre de propriétaire. »

La procédure est donc légale et classiques. Cependant, quelles sont ses chances d’aboutir ?

Charles X au TGI. Encore une fois, c’est bien Charles X qui pourrait être la clé de ce litige, mais cette fois-ci, au grand malheur de notre Campion. En effet, si les fossés des Tuileries n’ont pas été concédés à la Ville de Paris par Charles X, ils sont néanmoins restés dans le domaine public. Ils n’ont dans tous les cas pas pu être transférés dans un quelquonque domaine privé. Or, aux termes de l’article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques : « Les biens [et droits, à caractère mobilier ou immobilier, appartenant à l’État, aux collectivités territoriales et à leurs groupements, ainsi qu’aux établissements publics], qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles. » De plus le Code civil[8] est clair : « On ne peut prescrire les biens ou les droits qui ne sont point dans le commerce. » Impossible alors de faire reconnaître toute prescription sur ces fossés restés dans le domaine public de l’État, comme le conclut William Dross : « Échappent donc à l’usucapion les choses communes, les biens du domaine public (mobiliers ou immobiliers, mais non les biens du domaine privé de l’État et des collectivités), les sépultures. »[9]

Le Conseil constitutionnel, à l’occasion encore une fois d’une question prioritaire de constitutionnalité[10], a estimé conforme à la Constitution l’absence de dérogation au principe d’imprescriptibilité du domaine public en matière de prescription acquisitive : « L’inaliénabilité prévue par les dispositions contestées a pour conséquence d’interdire de se défaire d’un bien du domaine public, de manière volontaire ou non, à titre onéreux ou gratuit. L’imprescriptibilité fait obstacle, en outre, à ce qu’une personne publique puisse être dépossédée d’un bien de son domaine public du seul fait de sa détention prolongée par un tiers. / Il résulte de ce qui précède, d’une part, qu’aucun droit de propriété sur un bien appartenant au domaine public ne peut être valablement constitué au profit de tiers et, d’autre part, qu’un tel bien ne peut faire l’objet d’une prescription acquisitive en application de l’article 2276 du code civil au profit de ses possesseurs successifs, même de bonne foi. Dès lors, les dispositions contestées ne portent pas atteinte à des situations légalement acquises, ni ne remettent en cause les effets qui pourraient légitimement être attendus de telles situations. »

Impossible donc de se voir prescrire une partie de la place de la Concorde, celle-ci faisant partie du domaine public bien que n’ayant pas été transférée à la Ville de Paris.

Fiction juridique. Admettons ! cependant, tel Jean-Marie Bigard le colistier de Marcel Campion, que le juge soit convaincu par les arguments innovants des conseils du Roi des forains et n’estime que le principe d’imprescriptibilité du domaine public soit passé. Voici le forain propriétaire pour les 30 années passées et pour l’avenir de son lopin parisien. Son projet est d’y fonder une principauté, celle des forains dont il est déjà le Roi :  « Il y a la principauté de Monaco, et pourquoi moi, je n’aurais ma principauté place de la Concorde. » Cette seconde étape est, en droit, davantage improbable encore que la première. M. Campion fonderait sans doute sa demande sur l’article premier du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966[11] : «  1. Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. » Seulement, ce droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, souvent perçu comme un droit à la déclaration unilatérale d’indépendance, est en réalité un rappel du principe de non-ingérence des États dans les affaires des autres[12]. Ce principe, qui garantit la souveraineté externe des États vis-à-vis des autres, la leur garantit également sur un plan interne et empêche à certains de diviser la nation française, laquelle d’après l’article premier de sa Constitution est d’ailleurs « indivisible ». Marcel Campion, avec sa procédure d’usucapion, ne reconnaît-il pas lui-même la souveraineté de l’État, par le biais de ses institutions, sur la zone dont il réclame la propriété ? Très peu de chances donc, que l’État français ne se laisse soustraire cette zone, aussi petite soit-elle.

Procédure publicitaire ? Enfin, dans un contexte de saturation des juridictions, l’on peut questionner cet usage – voué à l’échec – surement publicitaire des recours juridictionnels. Ces derniers, en ce qu’ils officialisent pour un temps des demandes parfois farfelues, confèrent à ces dernières une dignité supplémentaire. Une sorte « d’officialité » accordée à ces fantaisies, qui sans le sceau noble du droit, n’auraient jamais l’objet d’autant d’articles dans la presse généraliste[13].

Rassurons les amateurs de fêtes foraines, la Grande roue disparue de la place de la Concorde s’est depuis installée dans le jardin des Tuileries, propriété du Musée du Louvre. Ce dernier a même accueilli cette année le marché de Noël du forain.

La vue de ce spectacle n’était pas sans rappeler au juriste publiciste ou à l’ancien étudiant en droit l’un des arrêts les plus célèbres du droit public : Morsang-sur-Orge[14]. Autour de la Mère Noël, dans une sorte de diorama où le visiteur était libre d’entrer se faire photographier en bonne compagnie, prenait place un groupe de personnes de petite taille jouant – de façon hautement réaliste – les lutins…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 278.


[1] https://www.youtube.com/watch?v=UPpS0bqBA54

[2] Les citations de Marcel Campion reproduites dans le présent article sont extraites de : Nicolas Maviel, « Paris : Marcel Campion va revendiquer la propriété d’une partie de la place de la Concorde », Le Parisien, 24 septembre 2019.

[3] Tout propriétaire doit prouver sa propriété par un titre avant de pouvoir entamer une procédure d’expulsion, sous peine de voir sa procédure déclarée irrecevable faute d’intérêt à agir : Cour d’appel de Paris, 18 février 2014, n°13-09541.

[4] Code civil, article 2261.

[5] Code civil, article 2272.

[6] Cour de cassation, 3ème chambre civile, 5 novembre 2015, n°14-20.845.

[7] Cour de cassation, 3ème chambre civile, 12 octobre 2011, n°11-40.055.

[8] Code civil, article 2260.

[9] William Dross, « Synthèse – Possession et prescription acquisitive », Lexis360, 15 mai 2019.

[10] Conseil constitutionnel, décision n°2018-743 QPC du 26 octobre 2018.

[11] Adopté et ouvert à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa résolution 2200 A (XXI) du 16 décembre 1966, entré en vigueur le 23 mars 1976.

[12] H. Kelsen, The Law of the United Nations. A Critical Analysis of its Fundamental Problems, 1950, p. 50-53. Cité par J. Charpentier, «Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le droit international positif », Revue québécoise de droit international, n°2, 1985, p. 199.

[13] Par exemple in Le Figaro, 25 septembre 2019 ; BFMTV.com, 24 septembre 2019 ; RTL.fr, 24 septembre 2019 ; Ouest France, 25 septembre 2019 ; etc.

[14] Conseil d’État, Assemblée, 27 octobre 1995, n°136727.

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ParJDA

L’accessibilité des/aux décisions de justice III

Art. 277.

Le cycle sur « L’accessibilité des/aux décisions de justice » proposé par l’Association des Doctorants et Docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (ADDIMH) et l’axe Transformation(s) du Service Public de l’Institut Maurice Hauriou (IMH) avec le soutien du Journal du Droit Administratif, s’est achevé le 20 janvier 2020 à 18 heures avec une dernière conférence consacrée au site Doctrine.fr qui a vu intervenir Monsieur le Professeur Pierre Égéa, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, également avocat au Barreau de Toulouse, et Monsieur Hugo Ruggieri, Responsable juridique et Protection des données personnelles chez Doctrine.fr.

Zakia Mestari commence par évacuer la question de l’accessibilité des/aux décisions du Conseil constitutionnel qui n’a pas fait l’objet d’une conférence spécifique. Les enjeux semblent similaires à ceux des juridictions administrative et judiciaire, notamment en ce qui concerne la volonté de simplifier la rédaction des décisions depuis deux décisions QPC du 10 mai 2016. Néanmoins, le Conseil constitutionnel met, lui, à la disposition du public différents moyens pour rendre les décisions intelligibles : communiqués de presse, commentaires, etc. Se développe alors une « doctrine de l’institution » visant notamment à pallier la brieveté classique des décisions du Conseil. Pour Nicole Belloubet, la simplification de la rédaction des décisions du Conseil constitutionnel semble poser deux séries de problèmes : d’abord, celui des délais, trop courts pour produire une décision suffisamment développée, et ensuite celui de la multiplicité des destinataires. En effet, le Conseil constitutionnel s’adresse évidemment au requérant, mais aussi au Parlement, et au juge par ses réserves d’interprétation transitoires.

Anna Zachayus fait ensuite un bref résumé des deux premières conférences. Le principal point de convergence semble être celui du manque de moyens, financiers comme humains, à la disposition des juridictions qui pourraient leur permettre de mettre à disposition un ensemble documentaire qui faciliterait l’intelligibilité des décisions. Concernant l’accessibilité aux décisions, point essentiellement abordé lors de cette dernière conférence, les intervenants précédents ont semblé s’accorder sur le fait que la diffusion systématique des décisions ne permettrait pas de garantir aux justiciables une meilleure accessibilité dans la mesure où ils n’auraient pas nécessairement la possibilité de la comprendre. La décision de justice, du fait de la spécificité du vocabulaire du droit, aurait donc toujours besoin d’un « traducteur » : l’avocat.

Cette dernière conférence sur l’accessibilité des/aux décisions de justice a vu intervenir Monsieur Hugo Ruggieri, responsable juridique et protection des données personnelles chez Doctrine.fr et Monsieur le Professeur Pierre Égéa, Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole et avocat au Barreau de Toulouse. Nous ont également fait l’honneur de leur présence Monsieur le Professeur Marc Nicod, Professeur de droit privé à l’Université Toulouse 1 Capitole, et Monsieur Jean-Charles Jobart, rapporteur public au Tribunal administratif de Toulouse.

Monsieur Hugo Ruggieri prend d’abord la parole en rappelant que les débats sur ces enjeux sont nombreux donc que les représentants de Doctrine.fr sont toujours heureux de venir débattre sur ces sujets.

Doctrine.fr est né d’un triple constat :

– d’abord, l’inflation de l’information juridique prise au sens large. Depuis le début du mandat du Président Emmanuel Macron et du Parlement qui suit, 170 lois ont été promulguées par le Président de la République. Chaque année, tous ordres confondus, 4 millions de décisions sont rendues. De 1974 à 2014, la taille du Journal officiel a doublé et le nombre de pages publiées chaque année a également doublé. De la meme manière, on a de plus en plus à écrire. Les avocats peuvent faire partie de la doctrine. La masse informationnelle juridique fait que plus personne ne peut s’y retrouver. Les professionnels font face à une quantité d’information qu’un être humain ne peut pas traiter seul. Par exemple, on n’est plus spécialisé en droit d’auteur mais de manière spécifique en contrats d’éditeurs d’artistes musicaux.

– ensuite, une difficulté d’accès qui est un peu paradoxale. Alors qu’il a de plus en plus d’information, il n’est pas plus facile d’y accéder. Doctrine.fr avait mené un sondage avec l’IFOP : 9 avocats sur 10 ont affirmé avoir eu un problème d’accès à une décision importante.

– enfin, la forme façonne le fond. La forme que prend l’information juridique va modeler la manière dont les professionnels vont mener leur travail. Exemple de la création de Westlaw aux États-Unis qui guide la manière dont tous les professionnels font des citations juridiques. De la même manière, en partant de ce constat, on peut se poser la question de savoir à quoi va ressembler l’information juridique de demain. Doctrine veut apporter une réponse en utilisant l’intelligence artificielle.

Toute l’information juridique c’est de la donnée et aujourd’hui on a des possibilités techniques qui rendent possible le traitement de cette information juridique. Cette nouvelle forme peut amener à façonner le fond de la matière. C’est là-dessus que Doctrine.fr s’est créée en 2016 avec pour but : intégrer le plus de données juridiques possible et les rendre accessible.

Le premier interlocuteur, aujourd’hui, va être le professionnel du droit, qui va traduire la décision et Doctrine.fr veut lui donner les outils. Il ne faut pas oublier le justiciable, c’est pourquoi toutes les données de Doctrine.fr sont accessibles via Google. Ils se battent pour un open data et ils travaillent sur les normes et sur le référencement, l’indexation et la réutilisation dans le cadre juridique acceptable des commentaires doctrinaux produits sur cet ensemble pour avoir une grande masse d’information juridique pour répondre aux nouveaux besoins.

Premier besoin : la recherche. Pas d’innovation depuis la création de l’outil numérique. Doctrine.fr a l’ambition d’apporter la même révolution que Google au moment où il a été créé. L’innovation de Google a été de suivre les liens entre les pages et ainsi de voir quelle page était la plus citée par les autres sur un thème particulier. Il faut donc extraire toute cette information juridique pour savoir laquelle fait autorité sur une question.

Seconde avancée : la veille. Doctrine.fr permet une aide aux documentalistes avec des veilles ciblées sur des mots-clés qui peuvent être beaucoup plus larges que simplement une notion. Les potentialités sont infinies et on peut recevoir en temps réel l’information sur n’importe quel contenu (doctrinal, législatif, jurisprudentiel, etc.).

Le Professeur Pierre Égéa répond sur la question de l’accès et en particulier sur l’accès aux informations juridiques – aux données – c’est une problématique importante qui existe depuis très longtemps. La question qui se pose est de savoir s’il doit y avoir de la transparence ou du secret. La juridiction administrative fonctionne avec Ariane depuis très longtemps mais le logiciel n’est pas accessible au public, du moins dans une version très édulcorée. L’une des raisons tient évidemment de la contradiction possible entre une décision rendue par tel tribunal administratif ou tel autre. Le risque tient de la contradiction sur un même sujet : il n’est peut-être pas bon qu’un justiciable ait connaissance de celles-ci, cela nuit à l’idée d’une certaine image de vérité de la justice.

Un paradoxe demeure : on parle beaucoup d’accès de la donnée juridique à un moment où nous sommes dans une politique générale qui tend à limiter l’accès à la justice (cf. dernière réforme du tribunal judiciaire par exemple). On ne cesse de parler de transparence, d’accès à la donnée, mais en même temps on fait l’inverse.

Sur le plan de la modification de la façon dont aujourd’hui les praticiens travaillent, la question des données est importante. C’est important parce qu’il y a là quelque chose de troublant quand un avocat forme des avocats stagiaires, qui va de pair avec la complexification du droit (multiplicité des sources, notamment). Par exemple, dans un dossier compliqué sur lequel l’avocat stagiaire va travailler, on remarque que de nos jours, la façon de travailler est de rechercher la décision qui donnera la réponse plutôt que de rechercher les principes, les exceptions, puis la jurisprudence. On ne réfléchit plus aux principes, à la problématique fondamentale en termes juridiques, mais il y a davantage un rapport au savoir immédiat. Souvent d’ailleurs, les conclusions que l’avocat signe sont en réalité le développement judiciaire d’une décision qu’il ne connaît pas parce que l’avocat stagiaire l’aura peut-être cachée.

Il y a donc une forme de déviance du travail judiciaire. Tout ce qui relève aujourd’hui de l’important travail de Doctrine.fr permet cette immédiateté au détriment d’un travail de principe, ce qui donne souvent des résultats dérangeants. De la même façon pour les juges qui travaillent sur Ariane, ils peuvent amener une décision incompréhensible parce qu’ils auront repris une décision précise alors que le droit positif a changé. Le travail est donc considérablement modifié.

Sur la question de la complexification accrue, l’avocat généraliste n’existe plus ou est démuni par rapport à la complexité du droit, il y a une spécialisation. Dans ce mouvement de spécialisation, les nouveaux outils sont fondamentaux puisqu’on peut aujourd’hui savoir les décisions, connaître la position globale du juge national sur un thème, voire un fait précis. L’open data va profondément modifier non seulement les outils de travail mais la façon même dont on a appréhendé le droit. Évidemment, les magistrats n’aiment pas le terme de prédictivité mais la façon dont on travaille de nos jours est complètement façonnée par cette classification de la connaissance et ce rapport immédiat à la source. La technologie actuelle modifie fondamentalement les méthodes de travail et notre approche de la connaissance.

Enfin, la problématique de l’accès de l’ensemble des décisions pose des problèmes lorsqu’il s’agit de décisions concernant les personnes physiques sur le plan du respect de la vie privée. Cela signifierait qu’il faudrait prévoir – si l’on va dans le sens de l’accès à toutes les décisions – que les décisions soient systématiquement anonymisées.

Anna Zachayus souligne ici le problème de la décontextualisation des décisions qui avaient déjà été débattue auparavant.

Monsieur Hugo Ruggieri rappelle que cela fait longtemps qu’on a accepté qu’on ne pouvait pas publier une décision en la décontextualisant. Même la réduction au dispositif est une identification. En plus, ce serait oublier que le droit c’est la qualification des faits donc on en a besoin pour que la décision ait un sens.

Le compromis d’aujourd’hui est intéressant et plutôt positif. En l’état des textes actuels et avec le projet de décret, il y aurait une occultation systématique du nom et du prénom, facile avec l’intelligence artificielle.  Les éditeurs juridiques publient des décisions qui proviennent de plusieurs types de sources : Légifrance (open access) + JuriCa, base de données gérée par la Cour de cassation qui comprend l’ensemble des décisions des Cours d’appel françaises. Ces décisions sont communiquées au format PDF texte non anonymisées. Une délibération de la CNIL en 2001 recommandait d’anonymiser et d’occulter tous les noms et prénoms des personnes physiques. Aucun texte n’imposait cette anonymisation, ce qu’est venu modifier le projet de loi de programmation de la justice 2019-2022, imposant à la puissance publique une anonymisation préalablement à la diffusion. Comment anonymiser ? Jusqu’à il y a peu, c’était très basique, on fonctionnait par règles de type « après ‘Monsieur’ tu mets X, si tu as déjà utilisé X tu mets Y », mais il faut prévoir les fautes d’orthographe, les abréviations, etc. Cela demande un traitement à la main. Dans ce cadre-là, dire qu’on va publier toutes les décisions en ligne, cela pose question en termes de faisabilité matérielle pour la puissance publique. L’intelligence artificielle peut le faire. L’algorithme de Doctrine.fr a 99% de réussite en anonymisant tout ce qui doit l’être et seulement ce qui doit l’être. Les magistrats ayant rendu la décision pourront faire une demande d’occultation des éléments d’identification, et les tiers pourront faire une demande de levée d’occultation. Doctrine.fr trouve cela extrêmement positif. Une fois ce processus effectué, la décision sera publiée. La CEDH, elle, fonctionne au cas par cas : demande préalable d’anonymisation avant de saisir la Cour (qui accepte ou non).

Le sujet de l’anonymisation est extrêmement intéressant et sensible. Deux condamnations de l’État pour publication de décisions non anonymisées : une sur Légifrance et une sur le site de la CADA.

Le Professeur Marc Nicod souligne ici que la manière dont les décisions sont rendues anonymes les rendent incompréhensibles, par exemple parce qu’on ne sait plus si une loi est applicable en l’espèce. Un usage raisonnable serait le bienvenu, un usage qui n’irait pas jusqu’à la disparition de tous les éléments d’identification. Des décisions fondamentales sont souvent connues par les noms des parties, ce qui pose également problème. On voit qu’il y a un tri difficile à opérer en la matière. L’idée de marge d’appréciation pour les éditeurs paraît ainsi également bienvenue.

Monsieur Jean-Charles Jobart précise que le ministère de la justice est en train de développer un logiciel d’IA pour arriver à l’anonymisation systématique de toutes les décisions de justice. Pour l’instant les résultats ne sont pas très satisfaisant mais il est en cours d’élaboration. Ariane est un très bel outil développé au sein de la juridiction administrative sur les données de la juridiction administrative et pour les besoins de la juridiction administrative. Que l’ensemble des décisions de justice soient accessibles en bloc de manière anonyme est cohérent, autant la base Ariane elle-même doit demeurer un instrument des magistrats uniquement.

Sur le fait que le manque d’accès serve à masquer des éléments de contradiction entre les juridictions, il précise qu’il ne regarde les décisions à travers une étude de cas d’espèce qu’en tout dernier recours. Cela fait partie du débat juridique dans la juridiction qui trouve naturellement des voies de régulation. Quant à l’existence des jugements contradictoires, la question revient à être : qui convainc le plus ? En soi, ces controverses entre jugements n’est pas quelque chose qui dérange. Lorsque des cours se contredisent sur un certain cas, le Conseil d’État est là aussi pour trancher le droit applicable. Il y a donc, certes, une insécurité, mais cela dérange peu puisque le juge juge en sa conscience, il n’y a pas de vérité fondamentale.

Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina s’interroge sur l’inaccessibilité des données puisque la justice est rendue au nom du peuple français.

Monsieur Jean-Charles Jobart considère qu’il faudrait en effet que le Conseil d’État soit plus clair, mais qu’il ne l’est parfois pas justement pour pouvoir laisser une voie de sortie à certaines décisions. Mais c’est la question de la clarté même de la rédaction dans les niveaux les plus autoritaires de la juridiction. Parfois, des décisions de justice que l’on retrouve beaucoup dans la doctrine n’intéressent pas du tout le juge. Il y a une habitude à regarder dans les conclusions du rapporteur public quelle est la doctrine la plus citée mais elle reste en réalité celle de René Chapus. Ce qui fait la rançon de la gloire dans les publications universitaires ne la fait pas forcément pour les juges. Cet indice n’est pas toujours très fiable. Il faudrait savoir quelles sont les décisions les plus citées dans les conclusions du rapporteur public du Conseil d’État. Le problème est que les conclusions sont une production intellectuelle. C’est au rapporteur public d’en disposer, ce n’est pas parce qu’il est payé ou fonctionnaire que cela appartient à l’État.

Monsieur Hugo Ruggieri rappelle, sur la question des moyens, la réalisation de systèmes informatiques par le ministère de la justice. Doctrine.fr dès ses origines a conclu des partenariats de recherche avec la Cour de cassation.

La diffusion de l’information juridique a toujours été menée par des routes parallèles empruntées par le privé et le public. Le Journal officiel faisait l’objet d’une délégation de service public. Plusieurs membres de l’administration ont fini par se dire que c’était inacceptable et l’ont fait héberger sur adminet puis à l’Université de la Sarre. La graine était déjà posée et Légifrance a été créé.

À Doctrine.fr, ils espèrent que demain, l’open data des décisions de justice sera une évidence, grâce à la mise en ligne massive par certains éditeurs juridiques.

Sur ce qui fait autorité, il faut intégrer à l’algorithme de recherche des critères manuels pour mettre par exemple une préférence sur la Cour de cassation par rapport à une autre juridiction qui serait citée de la même manière.

Sur l’accès aux décisions se pose encore la question de la période transitoire, d’ici à la concrétisation de l’open data des décisions de justice. La mise en ligne des décisions de justice découle d’abord du principe de publicité de la justice. Depuis un certain temps, se développe la transparence administrative et l’open data appliquée à la donnée de l’administration. Avec ce droit vient un droit à la réutilisation. Le principe donné est celui selon lequel en droit français on doit avoir accès à tous les documents de administrations, et lorsqu’un document est rendu public, on peut librement réutiliser les données publiques qu’il contient. Doctrine est en contentieux avec le Ministère de la justice sur l’applicabilité de ces dispositions à la période transitoire jusqu’à la concrétisation de l’open data.

Sur les conclusions du rapporteur public, pourquoi ne sont-elles pas publiées avec la décision de justice alors même qu’elles font partie intégrante de la décision ?

Monsieur Jean-Charles Jobart répond que les conclusions d’un rapporteur public sont une production intellectuelle marquées de la personnalité de celui qui les rédige et c’est à lui d’en disposer.

Monsieur Hugo Ruggieri s’interroge sur le fait que le droit d’auteur devra céder face à la publicité de la justice et à l’intelligibilité de la décision.

Selon Monsieur Jean-Charles Jobart, ce n’est pas vraiment essentiel à l’intelligibilité de la décision. C’est une opinion, un point de vue extérieur à la formation de jugement. Souvent il y a des correspondances, c’est rare qu’elle soit exactement la même mais très souvent c’est très proche. Pour autant, ce n’est pas la décision de justice et ce n’est pas une personne faisant partie de la formation de jugement.

Pour Monsieur Hugo Ruggieri, si le document est susceptible d’apporter ne serait-ce qu’un éclairage ou contredire la décision, il faut le publier. L’idée est de nourrir la production juridique. Les opinions dissidentes sont courantes dans les pays voisins. La décision est plus large que son simple aspect formel, il y a les métadonnées, les autres informations, etc. Les conclusions paraissent tout de même intimement liées à la décision.

Le Professeur Marc Nicod précise que les conclusions des rapporteurs publics sont de plus en plus publiées aujourd’hui. Monsieur Jean-Charles Jobart affirme qu’elles ne le sont pas systématiquement mais qu’effectivement on les retrouve s’il s’agit de décisions A ou C. Dans les bases Ariane, les magistrats ont la chance d’avoir la majorité des conclusions des rapporteurs publics du Conseil d’État mais quand on remonte aux années 1980, parfois on tombe sur des conclusions tapées à la machine, ou des manuscrits parfois illisibles.

Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina demande alors pourquoi les magistrats auraient besoin de voir les conclusions et pourquoi les justiciables n’en auraient pas le droit. Monsieur Jean-Charles Jobart rappelle qu’on peut en demander la communication au Conseil d’État si besoin. De plus, le juge en a besoin pour plus de facilité, c’est un outil de travail permettant par exemple de faire le point sur un régime juridique. Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina précise que dans ce cas, cela bénéficie aux administrateurs du service public mais pas à ses usagers. Il ne s’agit pas de dire que la conclusion est la décision, mais qu’elle est claire. Le Professeur Pierre Égéa soulève un paradoxe : dire que les conclusions sont une production doctrinale implique qu’elles soient accessibles à tous théoriquement. C’est paradoxal d’exciper le droit d’auteur mais de dire que c’est accessible pour l’ensemble. Monsieur Jean-Charles Jobart rappelle qu’il existe toujours l’argument suprême de dire que les conclusions ne sont pas forcément écrites. Les avocats prennent avec beaucoup de rigueur les notes des conclusions orales des rapporteurs publics pour en capter la substance.

Anna Zachayus précise qu’on en revient ici à la différence entre l’accès pour le justiciable et l’accès pour le professionnel du droit. Les conclusions sont intéressantes pour le professionnel du droit mais pas pour le justiciable.

Se pose de manière plus spécifique la question de l’accès à Doctrine.fr.

Pour le Professeur Pierre Égéa, le développement de Doctrine.fr ou d’autres implique à terme une modification nécessaire de la façon dont les avocats vont travailler. Cela signale la fin de l’avocat unique et on connaîtrait un développement nouveau avec un marché de la connaissance juridique : c’est ceux qui auront la possibilité d’avoir accès à ce type de services qui seront les grands gagnants. Cela mènera à une refondation profonde du métier d’avocat.

Monsieur Hugo Ruggieri semble assez d’accord mais complète le propos. Évolution ne veut pas dire déperdition des pratiques, cela veut dire que les pratiques sont modifiées. Il est essentiel qu’on fasse preuve de beaucoup de pédagogie pour éviter par exemple une certaine facilité et une paresse qui amène à se concentrer sur le résultat et non sur le raisonnement. Cela est lié à l’apparition de l’outil. Il faut accompagner l’outil pour que l’évolution soit positive car, oui, évolution il y aura. Monsieur Ruggieri conclut en précisant que lorsque l’open data sera là, la question du nombre de décisions de justice dans chaque base (alors que Doctrine a aujourd’hui le plus de décisions) ne se posera plus puisque tout le monde pourra avoir accès à toute décision. Cela pose la question d’un service d’accès aux décisions du point de vue administratif, mais il semblerait que cela relève d’un moteur assez basique. La question ne se posera donc plus de la même manière quand il y aura l’open data. Le rôle de Doctrine.fr sera d’apporter « plus » de valeur aux professionnels du droit, comme n’importe quel éditeur juridique.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 277.

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ParJDA

Nouvelle chronique : Droit(s) de la santé !

art. 284.

en association avec
le Master Droit de la santé
de l’Université Toulouse 1 Capitole

en association avec le Journal du Droit Administratif :


par les professeurs Isabelle Poirot-Mazères& Mathieu Touzeil-Divina

La crise du Covid-19 en est un témoignage topique s’il en était encore besoin, le droit public se soucie du ou des droit(s) de la santé. Forts de ce constat, les professeurs Isabelle Poirot-Mazères & Mathieu Touzeil-Divina ont décidé d’ouvrir au sein du Journal du Droit Administratif une nouvelle chronique – essentiellement prétorienne – en partenariat étroit avec le Tribunal Administratif de Toulouse.

Présentation de la Chronique

Le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques. Depuis 2021, la chronique est également ouverte aux analyses des étudiant.e.s, notamment ceux du Master Droit de la santé de l’Université Toulouse I Capitole,  sous la responsabilité des Professeurs Isabelle Poirot-Mazères et Mathieu Touzeil-Divina.

8. Chronique 8 – janvier 2024


La chronique en Droit(s) de la Santé comprend les dix contributions suivantes :

Actes issus du colloque de l’Association Française de Droit de la Santé (AFDS) : Les juges de la santé qui s’est tenu à Bordeaux les 28 et 29 septembre 2023 sous la présidence de Mme le professeur Isabelle Poirot-Mazères :

Actes issus de la journée d’études (septembre 2023) du Master Droit de la santé portant – notamment – sur l’hypnotisme & le(s) droit(s) :

Note de jurisprudence :

Actualité :


Annonces relatives au Master Droit de la Santé :


7. Chronique 7 – février 2023

La chronique sous l’impulsion des promotions Mary-Claire King (Master II) & Joseph Ducuing (Master I) en Droit de la Santé comprend les neuf articles suivants :des observations sur l’actualité constitutionnelle des directives anticipées

par Mmes Anaïs Didier & Louise Viezzi-Parent, étudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, promotion Joseph Ducuing (2022-2023).
  • des observations sur CE, 20 sept. 2022, et le droit de vivre dans un environnement respectueux de la santé
  • par Mmes Clarisse Razou & Louise Viezzi-Parent, étudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, promotion Joseph Ducuing (2022-2023).
  • des observations de droit étranger sur la vente en ligne de médicaments
  • par Mmes Clarisse Razou & Louise Viezzi-Parent, étudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, promotion Joseph Ducuing (2022-2023).
  • une présentation de la Loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023
  • par Mmes Blandine Méjean, Sarah Meunier & Clarisse Razou, étudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, promotion Joseph Ducuing (2022-2023).
  • L’inquiétude grandissante face à la résistance des moustiques aux insecticides
  • par Mmes Blandine Méjean, Cora Ouvrard & Clarisse Razou, étudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse Capitole, promotion Joseph Ducuing (2022-2023).
  • des documents de cours à propos des médecins hospitaliers « nouveaux »
  • par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina, co-directeur du Master.
  • un témoignage des rencontres professionnelles du 25 janvier 2023 ; un retour sur les journées portes ouvertes du 11 février 2023 ; & une annonce d’un séminaire de présentation de notre formation.
  • 6. Chronique 6 – avril 2022

    La chronique sous l’impulsion des promotions Marie Curie (Master II) & Emmanuelle Charpentier (Master I) en Droit de la Santé comprend les dix articles suivants :des observations (à propos de CE, 1er février 2022) sur la notion d’infection nosocomiale

    par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
  • des observations sous CE, 11 janvier 2022 (à propos du port du masque en extérieur)
  • par M. Vianney Marie-Joseph, Doctorant en droit public, Université d’Aix-Marseille, Centre Droit de la Santé
  • une présentation de la règle dite de Balthazard en droit positif
  • par Mme Louise Parent, Étudiante en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
  • un portrait du « père » de ladite règle : Un Roi-Mage de la médecine légale, le professeur Balthazard
  • par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;
  • une présentation de l’actualité issue du scandale dit Orpéa
  • par M Florent Pereira, Étudiant en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
  • une présentation de l’actualité issue de la décision disciplinaire relative au pr. R. : le professeur est-il un charlatan ?
  • par Mmes Océane Grivel & Laura Meillan, Etudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Marie Curie (2021-2022)
  • un retour sur l’expérience du « vaccinodrome » de Toulouseune présentation de l’actualité « mon espace santé »
  • par M. Hugo RICCI (Doctorant en Droit public, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;
  • un retour sur l’opération « Toulouse en mauve »
  • par des étudiantes de la promotion 2021-2022 (Marie Curie) du Master 2 Droit de la santé ;
  • une annonce de congrès soutenu par le Master Droit de la santé
  • 5. Chronique 5 – décembre 2021

    La première chronique sous l’impulsion des promotions Marie Curie (Master II) & Emmanuelle Charpentier (Master I)en Droit de la Santé comprend les neuf articles suivants :Lutter contre les abus de l’intérim médical à l’hôpital : mission impossible ?

    par M. Vincent Vioujas, Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
  • A propos de la vaccination « universelle » contre les papillomavirus
  • par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
  • un extraordinaire exposé de quatre étudiantes du Master II : présentant Mathieu Orfila
  • par Mmes Samantha Dorinet, Océane Grivel, Laura Meillan & Ana Murria, Etudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Marie Curie (2021-2022)
  • un commentaire de CE, 29 septembre 2021, D. c. Ministère de la Défense
  • par M. Vianney Marie-Joseph, Doctorant en droit public, Université d’Aix-Marseille, Centre Droit de la Santé
  • un commentaire de CE, Ord., 25 août 2021, association Coronavictimes
  • par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)

    4. Chronique 4 – juillet 2021

    La troisième chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend les articles suivants :Le métier d’agent des services hospitaliers un métier essentiellement sanitaire ? (I / II) – Partie 2

    par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
  • Les coulisses du football business où se mêlent argent, pression, culte de la performance et hypermédiatisation : un terreau propice au développement de troubles psychosociaux (II / II)
  • Par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)
  • compte(s) rendu(s) (2ème livraison) : note de lecture : « Le serment » de Thomas Lilti
  • par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

    3. Chronique 3 – juin 2021

    La deuxième chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend à ce jour les sept articles suivants :compte(s) rendu(s) (3ème livraison) : note de lecture : Vivre avec nos morts de Delphine Horvilleur

    par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;
  • présentation du « projet Molière » Actualités du service public hospitalier
  • par M. Vincent Vioujas, Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
  • Le métier d’agent des services hospitaliers un métier essentiellement sanitaire ? (I / II) – Partie 1 : Une nouvelle formation au métier d’ASH soutenue par la labélisation des EHPAD
  • par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
  • L’accompagnement de la personne en fin de vie & le bénévole
  • par Mme Dr. Lucie Sourzat, Maître de conférences en Droit public, Université de Lille
  • Les coulisses du football business où se mêlent argent, pression, culte de la performance et hypermédiatisation : un terreau propice au développement de troubles psychosociaux (I / II) – Etat des lieux d’un secteur professionnel hétérogène dominé par une impitoyable logique de marché
  • Par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)
  • extraits du 7e bulletin de la Chaire du Diplôme en Droit européen – Santé et Produits de Santé (DESAPS) de l’Université Toulouse 1 Capitole : La vente en ligne de médicaments non soumis à prescription : Recherche de compromis entre activité commerciale et protection de la santé publique ; commentaire sous CJUE, 1er octobre 2020, aff. C-649/18, A contre Daniel B e.a., ECLI:EU:C:2020:764
  • Par Mme Marianne Fares, Titulaire du Master 2 Juriste européen et du DU DESAPS, Étudiante à l’Institut d’Etudes Judiciaires de Toulouse
  • La réforme 100% Dentaire : vers la fin de la santé dentaire low-cost ?
  • par M. Antoine Herson, étudiant en Master 1 Éthique du Soin et de la Recherche, Université Toulouse 1 Capitole
  • compte(s) rendu(s) (1ère livraison) : note de lecture : « L’Extase Totale, le IIIe Reich les Allemands et la drogue » de Norman Ohler
  • Par Mme Clarisse Varo-Rueda, Etudiante en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)

    2. Chronique 2 – février 2021

    La première chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend à ce jour les articles suivants : Le Zevent ou comment relier les jeux vidéo & la santé

    par M. Nicolas André (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;
  • La E-santé dans les pays dits du « Sud »
  • par M. Corentin Auffret (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;
  • Mesures COVID et université : le déni de la souffrance estudiantine par le juge des référés ; note sous CE, Ord., 10 décembre 2020 (447015)
  • par Mme Mathilde Gobert (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;
  • Nouvelle évolution de l’obligation d’information du patient par les praticiens & appréciation de la perte de chance (Obs. sous CE, Sect., 20 novembre 2020, req. 422248)
  • par M. Hugo Ricci (Doctorant en Droit public, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;
  • Prothèses PIP et responsabilité de l’Etat comme autorité de police sanitaire : du principe et des faits (Obs. sous CE, 16 nov. 2020, n° 431159 ; 16 nov. 2020, n° 437600)
  • par Mme le pr. Isabelle Poirot-Mazères (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;
  • Obs. sous CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (439804 & autres)
  • par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

    1. Chronique 1 – février 2020

    Nous commençons aujourd’hui avec une affaire, classique, de responsabilité hospitalière, dans la lignée des solutions jurisprudentielles  qui y sont traditionnellement appliquées, tant en matière d’identification de la faute que de détermination des préjudices.Il s’agit du jugement du TA de Toulouse en date du 20 février 2020 (req. n° 1701630) rendu sous les conclusions de M. le rapporteur Jean-Charles Jobart.lien vers le jugement (anonymisé) du TA de Toulouselien vers les conclusions Jobart

    Vous pouvez citer cet article comme suit :
    « Nouvelle chronique du JDA en droit(s) de la santé »
    in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020-2024 ; Art. 284.

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    ParJDA

    Le fracas du Boulevard Urbain Nord Toulousain contre les marches du Palais Royal

    Art. 276.

    Brève sous CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987

    Adrien Pech
    Doctorant en droit de l’Union Européenne, IRDEIC
    Université Toulouse I Capitole

    Si le Conseil d’Etat semble particulièrement enclin à refuser (V. not. en ce sens HOSTIOU, R., « Jurisprudence administrative et judiciaire 1997-1998. L’expropriation pour cause d’utilité publique », AJDI 1998. 806; GILBERT, S., SIMONET, E.,  « L’expropriation pour cause d’utilité publique », AJDI 2007. 20 ; AUBY, J-M., BON, P., TERNEYRE, P., Droit administratif des biens, Paris, Dalloz, 7e éd., 2016, § 746.) l’annulation d’actes réglementaires prévoyant la construction ou l’aménagement de rocades (CE, 1er févr. 1980, n° 9712, Bodin et Marzat), d’axes autoroutiers (CE, 7 déc. 1979, Assoc. féd. rég. protection nature, n° 11706, Lebon, p. 400 ; CE, 13 févr. 1980, Cne Roncq et a., n° 14045 ; CE, 9 nov. 1994, Assoc. Juvignac-La-Plaine-Environnement, n° 103007), ou même de boulevards périphériques (CE, 16 juin 2007, Assoc. sauvegarde Vallée de la Choisille, n° 289204; CE, ass., 8 juill. 1994, Tête, n° 141301), au motif que les projets sont d’utilité publique, la construction du boulevard urbain nord de Toulouse se fracasse pourtant contre les marches du Palais Royal.

    En l’espèce, le 5 décembre 2013, le Préfet de la Région Midi Pyrénées, suivant un avis favorable de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Midi-Pyrénées, a pris un arrêté visant à déclarer d’utilité publique les travaux nécessaires à la réalisation du boulevard urbain nord. Par devant le Tribunal administratif de Toulouse, les requérants en ont demandé l’annulation pour excès de pouvoir. Ils s’en sont trouvés déboutés. Puis, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement de première instance. Devant le Conseil d’Etat, la question de l’autonomie de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Midi-Pyrénées vis-à-vis du Préfet, est remise en cause (II), sur le fondement de l’application directe de la directive concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement, faute de transposition de la part de la France  (I).

    L’application directe de l’article 6 de la directive concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement

    La bonne application de droit de l’Union incombe aux collectivités territoriales (CJCE, 25 mai 1982, Commission C/ Pays-Bas, affaire 97/81, Rec. 1982 p. 1819, ECLI:EU:C:1982:193; BOULET, M., Les collectivités territoriales françaises dans le processus d’intégration européenne, Paris, L’Harmattan, 2012). Par conséquent, dès le stade de la prise de décision, la Région Midi-Pyrénées aurait dû, dans les circonstances de l’espèce, se conformer aux dispositions de la directive. L’affaire étant porté devant le Conseil d’Etat, ce dernier, en application d’une jurisprudence constante de la Cour de justice, qui a très tôt considérée que les dispositions précises et inconditionnelles des directives sont, en l’absence de transposition dans le délai imparti, susceptibles de produire des effets directs dans les relations entre les Etats et les particuliers (CJCE, 17 déc. 1970, Société SACE c/ Ministère des Finances de la République italienne, affaire 33/70, Rec. p. 1213 ; CJCE, 4 déc. 1974, Van Duyn c/ Home office, affaire 41-74, Rec. p. 1337),  procède à une application directe de la norme européenne (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, points 8 et 9).

    En effet, l’article 6 § 1 de la directive impose aux Etats membres de prendre « les mesures nécessaires pour que les autorités susceptibles d’être concernées par le projet, (…) aient la possibilité de donner leur avis sur les informations fournies par le maître d’ouvrage et sur la demande d’autorisation ». Pour se faire, les Etats doivent désigner des autorités compétentes. En France, c’est notamment l’article R. 122-6, III du Code de l’environnement qui transposait la directive, prévoyant que, dans une hypothèse telle qu’en l’espèce, l’autorité compétente désignée est le  « le préfet de la région sur le territoire de laquelle le projet de travaux, d’ouvrage ou d’aménagement doit être réalisé. ». Or, ledit article  a été annulé par une décision du Conseil d’Etat (CE, 6 dec. 2017, Assoc. France Nature Environnement, n° 400559), en raison d’une absence de garantie de ce que la compétence consultative en matière environnementale soit exercée par une entité interne disposant d’une autonomie réelle à l’égard du Préfet de Région (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, points 7 et s.).

    Dès lors, aucune norme ne venant plus transposer la directive, le Conseil d’Etat a procédé à son application directe, le conduisant à analyser le degré d’autonomie de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Midi-Pyrénées vis-à-vis du Préfet de Région (II).

    L’absence d’autonomie de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Midi-Pyrénées par rapport au Préfet de Région

    Le  Conseil d’Etat se demande si les conditions dans lesquelles l’avis a été rendu, sont conformes aux exigences de l’article 6 de la directive. Il indique que les services placés directement sous l’autorité hiérarchique du Préfet de Région, ne sauraient être considérés comme bénéficiant d’une autonomie réelle leur permettant d’exercer leur mission de consultation en matière environnementale (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, point 8.).  

    La jurisprudence de la Cour de justice (CJUE, 20 oct. 2011, Department of the Environment for Northern Ireland c/ Seaport (NI) Ltd, affaire C-474/10, ECLI:EU:C:2011:681) rappelée par le Conseil d’Etat, usant pleinement de son office de juge de droit commun du droit de l’Union européenne (pour une illustration récente de la notion, V. TEYSSEDRE, J., Le Conseil d’État, juge de droit commun du droit de l’Union européenne, Toulouse, thèse dactylographiée, en attente de publication, 2019), juge qu’en principe, l’autorité compétente désignée pour autoriser un projet peut être en même temps chargée de la consultation en matière environnementale. Néanmoins,  « dans une telle situation, une séparation fonctionnelle » doit être organisée,  « au sein de cette autorité, de manière à ce qu’une entité administrative dispose d’une autonomie réelle, impliquant notamment qu’elle soit pourvue de moyens administratifs et humains qui lui sont propres, et soit ainsi en mesure de remplir la mission de consultation qui lui est confiée et de donner un avis objectif sur le projet concerné » (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, point 7). Le droit de l’Union européenne a pour objectif de garantir la compétence et l’objectivité de l’autorité désignée par les Etats membres (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, point 7).

    En l’espèce, l’avis portant sur l’évaluation environnementale a été préparé par les  services de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement Midi-Pyrénées. Puis, il a été signé, pour le préfet de la région Midi-Pyrénées, par le directeur adjoint de cette direction, placée  directement sous son autorité. C’est sur le fondement de cet avis, que le Préfet a pris l’arrêté en date du 05 décembre 2013. Or, le Conseil d’Etat, estime que l’avis n’a pas été rendu par « une entité interne disposant d’une autonomie réelle à l’égard de l’auteur de la décision attaquée » (CE, 31 dec. 2019, Boulevard Urbain Nord (BUN), N° 425987, point 9), de sorte que l’article 6 de la directive n’a pas été respecté. Dès lors, c’est à bon droit que la Cour administrative d’appel de Bordeaux avait annulé l’arrêté en cause au principal déclarant d’utilité publique les travaux de réalisation du boulevard urbain nord. 

    Tel que nous l’avons affirmé, si la remise en cause de l’utilité publique d’un projet de construction autoroutier, afin d’y faire échec, semble être un moyen ne permettant que rarement d’obtenir gain de cause pour les requérants (Sur un bilan moins critique de la jurisprudence du Conseil d’Etat, V. not. Charline NICOLAS, C., FAURE, Y., « Des nouvelles du juge de l’utilité publique », AJDA 2018. 1661),  ces derniers semblent avoir tout intérêt à se fonder sur le droit de l’Union européenne, afin d’élargir leurs chances de succès contentieux. Ainsi, par exemple, il y a plus de vingt ans, l’affaire du boulevard périphérique Lyonnais (CE, ass., 6 févr. 1998, Tête et Assoc. de sauvegarde de l’ouest Lyonnais,  Rec. CE 1998, p. 30,  JCP G 1998, II, 10109, note P. Cassia ; AJDA 1998.403), avait fait succomber un tel projet  sur le fondement du droit de l’Union. En l’espèce, le Conseil d’Etat, dans le cadre d’un moyen visant à faire droit à l’exception l’illégalité (« exception d’inconventionalité », plus justement) soulevée,  a invoqué une directive (CJCE, 15 juill. 1964, Costa c/ ENEL, affaire 6/64, Rec. 1964 p. 1195 ; CJCE, 9 mars 1978, Administration des finances de l’État c/ Simmenthal, affaire C-106/77, Rec. 1978 p. 629), afin d’annuler un acte réglementaire postérieur à son entrée en vigueur et lui étant contraire. Se faisant, il s’inscrivait dans une jurisprudence constante appliquée tant aux actes règlementaires antérieurs que postérieurs à l’entrée en vigueur de la directive (CE  7 déc. 1984, Féd. nationale des sociétés de protection de la nature, n° 41971 41972,  Lebon 410 ; CE 17 mars 1993, Groupement pour le développement de la coiffure, no 73272 ;  CE 20 mai 1998, Sté Lyonnaise des Eaux, n° 188239 ; CE 27 juill. 2001, Compagnie générale des eaux, no 229566 ; CE 28 avr. 2003, Féd. française des courtiers d’assurance et réassurance, no 233343 ; CE 6 juin 2007, Assoc. Le réseau « sortir du nucléaire », no 292386).

    Vous pouvez citer cet article comme suit :
    Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 276.

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    ParJDA

    Compte-rendu de la 5e Conférence du 21 janvier 2020 : "Agents publics, salariés : une même éthique ?"

    Art. 275. A l’heure où vient d’être adoptée la nouvelle Loi de « transformation de la fonction publique » (Loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique), le Journal du Droit Administratif est heureux de soutenir l’initiative toulousaine des Centre de Droit des Affaires (CDA) & Institut Maurice Hauriou (IMH) de l’Université Toulouse 1 Capitole avec le soutien du Collectif L’Unité du Droit.

    Le Centre de Droit des Affaires et l’Institut Maurice Hauriou proposent en effet, sous la coordination des professeurs Isabelle Desbarats, Pierre Esplugas-Labatut et Mathieu Touzeil-Divina, de septembre 2019 à janvier 2020, un cycle inédit, sous forme de regards croisés entre spécialistes de droit du travail et droit des fonctions publiques, de cinq conférences mensuelles autour du thème : « Les transformations de la fonction publique : tous travailleurs ? ».

    Le JDA – sous la plume de M. Mathias Amilhat – vous propose ici le 5e et dernier compte-rendu de ce cycle de conférences matérialisé, salle Gabriel Marty, le 21 janvier 2020.

    Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut accueille les participants et présente la dernière conférence. L’objectif du jour est de savoir s’il existe ou non un rapprochement en matière d’éthique entre les salariés et les fonctionnaires. Il présente, et remercie, les deux intervenants du jour : Maître Laurent Nougarolis et le Professeur Anthony Taillefait.

    Il remercie les Professeurs Isabelle Desbarats et Mathieu Touzeil-Divina qui n’ont pu être présents, ainsi que les directeurs de l’Institut Maurice Hauriou.

    Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut donne la parole à Maître Laurent Nougarolis, avocat spécialisé en droit social.

    Maître Nougarolis commence sa présentation en expliquant que, si le sujet a tout de suite suscité de nombreuses interrogations, il a été plus difficile d’articuler les idées qu’il ne le pensait.

    La question posée est de savoir si ces deux catégories de travailleurs que sont les salariés et les fonctionnaires partagent une éthique identique. En principe la réponse est oui, mais il faut alors se demander quelles sont ces valeurs et sur quel socle elles reposent.

    Il rappelle qu’il existe une réglementation récente sur ces questions pour le droit de la fonction publique avec en particulier la loi de 2016, renforcée par celle d’août 2019. Dès lors, la déontologie est prévue par la loi en ce qui concerne la fonction publique (avec des règles particulières pour certains corps : policiers, magistrats…).

    Le droit du travail a le même souci de réglementer la déontologie mais la réglementation est plus parcellaire. Il n’existe pas de règles générales sur le comportement et la déontologie : il existe donc une différence de support / de normes.

    Maître Nougarolis s’interroge alors : est-ce que les objectifs sont les mêmes ? A priori, la réponse est positive : il s’agit de fixer des règles qui garantissent collectivement que ces valeurs soient respectées et inciter les comportements individuels pour un respect collectif des valeurs.

    Le vecteur commun dans le contrat de Travail est la loyauté. La bonne foi contractuelle est prévue par le code du travail mais ses déclinaisons multiples. Elles garantissent des libertés aux salariés : liberté d’expression (notamment dénoncer des faits), liberté d’appartenance syndicale…

    Dans les relations de travail, les manquements sont sanctionnés par l’employeur. Il existe une  » juridicité normative souple » : c’est l’employeur qui va déterminer le droit de sanctionner. Il rappelle qu’à partir de 20 salariés un règlement intérieur doit exister et prévoir notamment les procédures disciplinaires, les sanctions… En-dessous de 20 salariés, ce sont souvent des chartes d’éthique qui sont adoptées (mais cela pose certains problèmes). C’est donc l’employeur choisit la proportionnalité de la sanction, il dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans la limite du contrôle juridictionnel.

    Par ailleurs, il existe des réglementations parcellaires qui ont institué des référents ou des délégués dans les entreprises. Par exemple : depuis la loi avenir professionnel de 2018 il existe un référent harcèlement dans les entreprises, de la même manière avec le RGPD il existe un délégué à la protection des données.

    Ainsi, il existe une différence de nature normative entre le droit de la fonction publique et le droit du travail à propos de la protection des valeurs : il existe un socle législatif dans la fonction publique, alors que le droit du travail repose sur un socle de droits fondamentaux avec des dispositifs spécifiques et surtout sur le pouvoir de direction de l’employeur.

    Pour autant, cette différence de nature normative n’empêche pas que les manquements aux mêmes valeurs soient sanctionnés.

    Maître Nougarolis conclut sa présentation en indiquant que, finalement, le droit de la fonction publique et le droit du travail poursuivent les mêmes finalités. Seuls les outils sont différents car les sources de droit sont différentes. Il est donc possible de considérer qu’on assiste à la construction malgré tout d’un droit de la déontologie dans notre ordre juridique national.

    Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut remercie Maître Nougarolis et donne la parole au Professeur Anthony Taillefait en lui demandant si, en se plaçant sous le prisme de la fonction publique, les finalités sont les mêmes?

    Le Professeur Anthony Taillefait souhaite d’emblée apporter une réponse franche à la question posée : il considère qu’il n’existe pas une même éthique au regard des spécificités du droit de la fonction publique.

    Pour expliquer sa réponse, il souhaite partir de réflexions sur les obligations du fonctionnaire. Il renvoie au texte de sa contribution et demande à l’auditoire de ne pas s’attarder sur la prise de notes.

    L’idée qu’il souhaite défendre c’est qu’il n’y a pas d’équivalence entre exercer des fonctions dans l’administration et dans l’entreprise.

    Il rappelle que jusqu’au milieu du 20ème siècle, une conception autoritaire de la fonction publique dominait, atteignant son paroxysme sous Vichy. Les fonctionnaires n’ont alors quasiment que des obligations et peu de droits (même si quelques droits sont reconnus en jurisprudence).

    Après 1945, les droits deviennent plus nombreux pour les fonctionnaires. Des droits collectifs sont reconnus pour la première fois et il existe très peu d’obligations à ce moment-là.

    Il explique que ce qui fait la particularité du droit de la fonction publique c’est l’horizon particulier qui est poursuivi. Le devoir premier est la primauté de l’intérêt général : c’est ce devoir qui implique la neutralité et l’impartialité, mais également qui explique le lien hiérarchique. Ainsi, le Professeur Taillefait conteste l’équivalence du droit de la fonction publique et de « l’imperium des affaires ».

    Il existe selon lui une mercantalisation du droit de la fonction publique. Cette expression est préférée à celle de privatisation car les réformes amènent à instituer une représentation du travail marchandise dans l’administration. Or, traditionnellement et à la différence du salarié, le fonctionnaire ne vend pas sa force de travail contre un prix. Les fonctionnaires ne sont pas des travailleurs, ce sont des citoyens spéciaux.

    La loi de 2019 introduit un droit de la mise en concurrence pour ordonner les directions de la fonction publique, avec la volonté de fluidifier les parcours professionnels. Les salariés du privés vont venir concurrencer les fonctionnaires pour l’accès aux fonctions de direction. Le droit de la fonction publique se rapproche ainsi des procédures prévues dans le cadre du droit des marchés publics.

    La réforme passe par une individualisation des relations de travail, ce qui transforme la déontologie.

    • L’individualisation doit permettre de mieux contrôler
    • L’individualisation risque de faire perdre la solidarité (perte de l’aide des collègues)
    • L’individualisation va favoriser le développement du management
    • Elle doit permettre de « faire sortir les fonctionnaires de leur zone de confort » pour qu’ils soient bien évalués.

    Le Professeur Taillefait n’a pas le temps de développer toutes ses idées mais il renvoie à sa contribution écrite et conclut en indiquant qu’il faut passer à une éducation à la déontologie pour les fonctionnaires : il faut rappeler les valeurs que l’on porte et l’horizon qui est le notre.

    Le Professeur Pierre Esplugas-Labatut reprend la parole et formule une remarque : on sent que derrière cette loi il y a des considérations idéologiques ou politiques. Cela implique que l’on n’ait pas la même lecture en fonction de son positionnement personnel.

    La discussion s’engage alors avec la salle, notamment sur la question du harcèlement sexuel et de sa difficile prise en compte par le droit de la fonction publique.

    Madame Laurence Bouchet, directrice des ressources humaines de l’Université, prend la parole pour expliquer qu’il existe une population de fonctionnaires qui décroit et une population de contractuels qui augmente, ce qui renforce la précarisation.

    Le Professeur Pierre Esplugas rappelle que cette question a déjà été évoquée lors d’une autre conférence. Il considère que la précarisation n’est pas réelle : l’attractivité de la fonction publique est moins importante car sur les emplois de direction les contractuels sont mieux payés que les fonctionnaires.

    Le Professeur Pierre-Esplugas devant quitter la salle, c’est le Professeur Grégory Kalflèche qui anime la fin de la discussion. Celle-ci s’engage sur plusieurs points : la CDIsation est-elle assimilable à de la précarisation? La mise en concurrence sur les emplois de direction est-elle forcément négative? Les garanties apportées ne sont-elles pas les mêmes que dans un concours? Ne faudrait-il pas réformer certains modes de recrutement dans la fonction publique qui ont dévoyé le principe du concours?

    La conférence se termine par des remerciements adressés aux intervenants et aux organisateurs.

    Retrouvez ci-dessous en liens les textes de leurs contributions :

    Vous pouvez citer cet article comme suit :
    Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Cycle transformation de la fonction publique – 21 01 2020 ; Art. 275.

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    ParJDA

    2e conférence sur l'accessibilité aux décisions de Justice

    Art. 274. En attendant le lundi 20 janvier 2020 à 18h la troisième conférence ADDIMH / IMH / JDA sur l’accessibilité aux décisions de Justice, voici un compte rendu de notre deuxième rendez-vous, ce 16 décembre 2019 :

    L’accessibilité des/aux décisions de justice :
    le point de vue de la juridiction judiciaire

    La deuxième conférence du cycle sur « L’accessibilité des/aux décisions de justice » proposé par l’Association des Doctorants et Docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (ADDIMH) et l’Institut Maurice Hauriou (IMH axe transformation(s) du service public), avec le soutien du Journal du Droit Administratif, s’est tenue le lundi 16 décembre à 18 heures.

    Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina et Anna Zachayus commencent par rappeler la problématique générale de ce cycle et par faire un bref résumé de la première conférence. Cette deuxième conférence a vu intervenir Monsieur Jean-Claude Bardout, vice-président du Tribunal de grande instance de Toulouse, Maître Jonathan Bomstain, avocat au Barreau de Toulouse, et Monsieur le Professeur Marc Nicod, Professeur de droit privé à l’Université Toulouse 1 Capitole.

    Monsieur Jean-Claude Bardout prend d’abord la parole sous l’angle d’une « révolution » que nous sommes en train de vivre : celle de la numérisation de la justice. Les deux questions de l’accessibilité et de la numérisation sont fortement liées.

    Elles sont liées d’abord dans l’accessibilité des décisions, dans la compréhension des décisions. Les magistrats sont en train d’expérimenter ce que sera la nouvelle rédaction avec la numérisation. Ils travaillent par exemple avec des conclusions numériques en rédigeant numériquement aussi. Cela amène un autre style de rédaction. Cela évite les erreurs, mais cela dégrade la qualité car, lorsque le magistrat rédige « à la main », il rédige intellectuellement quelque chose qu’il va concevoir et en résumant. L’écriture numérisée, c’est la facilité qui s’impose puisqu’elle permet de copier des parties des conclusions. Le risque est d’aboutir à une décision lourde, indigeste, parce qu’il n’y a pas l’effort intellectuel de l’écriture « à la plume ». La numérisation amène des progrès, mais elle amène également une détérioration de la rédaction. Monsieur Jean-Claude Bardout considère que lorsque l’habitude sera prise, on pourra espérer retrouver la beauté du texte. C’est en tout cas selon lui quelque chose à laquelle il faudra veiller.

    Sur l’accessibilité aux décisions, Monsieur Jean-Claude Bardout considère que le paradis est promis puisque des centaines de milliers de décisions vont être mises à disposition du public, publiées sur Internet et mises à disposition des professionnels, des avocats, etc. Mais quel est intérêt de cette publication intégrale ? La mise en ligne de toutes ces décisions ne vise pas réellement selon lui l’accessibilité aux décisions par les parties et même par les avocats. C’est l’accessibilité pour les algorithmes d’aide à la décision. Les entreprises du legal tech ont besoin de capital et en réalité elles n’ont pas réellement besoin de capital financier très important, le capital nécessaire, ce sont les bases de données. On demande à la justice de fournir ces bases de données aux entreprises numériques privées puisque sans elles, il ne peut pas y avoir d’entreprises de legal tech.

    Monsieur Jean-Claude Bardout donne ensuite l’exemple d’une décision de la chambre civile de la Cour de cassation du 8 janvier 1930 sur la filiation légitime de l’enfant conçu avant le mariage :

    « attendu que René Maurice-Degas est né au cours d’un mariage contracté dans des conditions irrégulières, mais de bonne foi, et moins de cent quatre-vingt jours après sa célébration ; Attendu que les demandeurs au pourvoi ont introduit une action en justice en vue de contester la légitimité, se fondant sur le double motif : 1° que le mariage putatif de René Degas et d’America Durive, ses père et mère, ne saurait produire d’effets légaux à l’égard d’un enfant qui, en raison de la date de sa conception, apparaissait comme n’étant pas issu de cette union ; 2° que le vice d’adultérinité qui entache sa naissance ne lui permet pas légalement de prendre place dans la famille légitime ; Mais attendu que tout enfant né au cours du mariage a la qualité d’enfant légitime ; Mais attendu que tout enfant né au cours du mariage a la qualité d’enfant légitime, quelle que soit la date de sa conception ; que, s’agissant d’un enfant conçu avant le mariage, ladite qualité lui est reconnue, moins à raison de l’intention présumée chez ses parents de lui conférer par mariage le bénéfice d’une légitimation qu’en vue de sauvegarder par une fiction légale la dignité du mariage et l’unité de la famille […]. »

    Cette décision comporte le nom des parties, ce qui est interdit désormais aux juges qui doivent anonymiser et décontextualiser. Le nom et le lieu sont inutiles pour l’algorithme. Ils sont importants pour les étudiants qui étudient les arrêts, et pour le juge. La justice n’a pas les moyens d’anonymiser donc la mise en ligne est sans cesse reportée. Les applicatifs sont destinés à disparaître avec Portalis. On ne peut donc pas anonymiser. Le magistrat ne peut plus publier même la sélection de décisions qu’il voudrait publier, représentative de sa jurisprudence, parce qu’il faudrait anonymiser et décontextualiser. La nécessité est celle des algorithmes mais pas celle des justiciables. La décision publiée n’a selon Monsieur Jean-Claude Bardout plus de saveur et plus d’intrérêt.

    Les difficultés dûes au contexte de la numérisation est la dégradation à l’accès des décisions dans leur intelligibilité et dans leur accès pour le justiciable.

    Maître Jonathan Bomstain prend ensuite la parole et semble conforté dans sa position par les propos du vice-président du Tribunal de grande instance de Toulouse. Il est extrêmement méfiant de la manière dont se passent les choses.

    D’une part, la diffusion massive des décisions de justice pose une très grosse difficulté par la décontextualisation qu’elle impose. La justice est rendue dans un contexte donné. Cette décontextualisation fait que finalement que l’accessibilité proposée par certaines legal tech va donner une masse de décisions qui seront ne seront pas utilisables pour le justiciable, et pour lesquelles les avocats ou d’autres professionnels vont devoir faire preuve de pédagogie pour expliquer ce qui est utilisable ou non. Cela pose la question de l’utilisation de ces nouveaux outils dont on essaye de convaincre les professionnels de l’utilité.

    D’autre part, en ce qui concerne l’intelligibilité, on est dans un mouvement de simplification (exemple de la disparition des considérants, des attendus). Quand la décision de justice est claire, est un vade mecum des relations entre les parents divorcés par exemple, cela simplifie beaucoup les choses. Depuis quelques années, le langage judiciaire est précisé de façon à être intelligible par le justiciable. En revanche, cette forme de simplification du langage fait perdre une sorte de sacralisation de la langue du juge pour le justiciable. Le langage judiciaire est un très beau langage et surtout c’est un langage qui utilise les mots pour le sens qu’ils ont réellement. Les mots ont un sens et doivent être utilisés dans ce sens-là. L’autre crainte partagée par des membres du Barreau, selon Maître Jonathan Bomstain, c’est la désacralisation de la décision de justice. L’utilisation des mots révèle l’exercice du pouvoir, de l’autorité. L’utilisation de tournures de phrases solenelles, qui vont utiliser un langage soutenu, est à son sens la manifestation d’une contrainte à l’égard du destinataire de la décision. La crainte est donc la perte de substance à laquelle est exposé aujourd’hui le système judiciaire dans son intégralité. La compréhension par le jusitciable est une fausse compréhension. D’un autre côté, Maître Bomstain admet que les tournures de la IIIème République ne peuvent plus être les mêmes aujourd’hui. Le juge doit faire l’effort de pouvoir communiquer avec le public auquel il s’adresse. C’est appréciable du point de vue du service public de la justice mais aussi pour l’avocat qui va devoir expliquer ce qu’il fait, et cela simplifie sa tâche une fois la décision rendue. Dans les trois quarts des cas, lorsque l’avocat envoie une décision au justiciable, il a dans les dix minutes qui suivent le justiciable au téléphone pour dire qu’il ne la comprend pas. L’avocat a donc un effort de traduction à faire pour rendre la décision lisible par le justiciable, pour lui expliquer ses obligations et ses droits mais aussi la conséquence de la décision. L’effort sur la lisibilité des décisions facilite le travail des avocats puisque le travail d’explication est raccourci.

    Se pose alors la question de la mise à disposition des décisions de justice. Du point de vue des professionnels, le fait que les décisions de justice deviennent accessibles, c’est un pur bonheur. Les décisions de première instance étaient difficiles d’accès et permettent de savoir comment va être jugé un point de droit qui peut poser difficulté. Ce sont des petites différences subtiles entre juridictions qui vont permettre au professionnel du droit d’adapter son dossier. Les éléments de décisions leur permettent de savoir comment agir et comment orienter la demande du client. C’est donc quelque chose d’assez riche mais cela présente aussi une difficulté : le travail des avocats devient bien plus lourd. Il y a les outils classiques : Dalloz, LexisNexis, etc. qui fonctionnent très bien. Il y a aussi les nouveaux outils : Doctrine.fr, Predictis, ou d’autres legal tech qui vont créer des algorithmes qui sont censés leur faciliter le travail. Le problème, c’est que cela ressemble à un « Legifrance amélioré ». Maître Jonathan Bomstain est donc assez partagé sur ces nouveaux systèmes d’algorithmes et de justice prédictive. Aujourd’hui, l’appréciation humaine va encore continuer à primer. Le regret, c’est qu’on décontextualise les décisions, ce qui fait finalement perdre à l’algorithme. Il donne alors l’exemple de Pilote PC qui est un algorithme qui, en fonction de la durée du mariage, des revenus, de l’âge des époux, de données matérielles et objectives, permettait d’aboutir à un calcul de prestations compensatoires. Les avocats n’ont jamais eu accès à cet algorithme, mais ce logiciel avait ses limites sur les éléments subjectifs qui permettent de calculer une prestation compensatoire. Il y a en effet la notion de sacrifice, l’idée de faute sous-jacente, etc. Ces éléments subjectifs ne peuvent pas être pris en compte par l’algorithme. Finalement, Pilote PC est devenu une méthode parmi tant d’autre qui, en soi, n’a pas de sens. On revient donc à des outils classiques : tous les trimestres, AJ Famille sort un recueil de jurisprudence avec le contexte et la prestation compensatoire qui a été accordée. En faisant un travail de compilation, les avocats arrivent à des résultats que les juridictions vont déterminer. Là encore, le facteur humain prend le pas sur les algorithmes. Les legal tech sont aujourd’hui à parfaire, elles ne peuvent pas encore rivaliser avec l’appréhension humaine.

    L’accessibilité à l’ensemble de ces décisions est déjà bien, mais il n’existe pas encore d’outil parfait pour distinguer entre les décisions qui servent et celles qui ne serviront pas. Cette accessibilité ne pourra pas faire l’économie de l’appréciation humaine et de cette sélection qui permet d’identifier les décisions qui ont un intérêt et celles qui n’en ont aucun.

    Maître Jonathan Bomstain aborde enfin son inquiétude quant à l’accessibilité de l’ensemble des décisions au « justiciable 2.0 ». Depuis plusieurs années, on voit arriver dans les cabinets le « justiciable 2.0 » : c’est un justiciable qui s’est renseigné sur Internet et qui présente à son avocat une chemise avec un lot de jurisprudences et d’articles plus ou moins bien documentés. C’est très risqué pour lui parce que souvent les décisions sont mal sélectionnées, elles peuvent aller à l’encontre de son intérêt. Le langage juridique reste ce qu’il est. Aucun juge ne fera l’économie d’un langage juridique exact. Cela signifie que le justiciable qui, par principe, n’a aucune connaissance en matière jurdique ne pourra jamais avoir une lecture complète et efficace d’une décision de justice quelle qu’elle soit et ne pourra se passer d’un professionnel du droit pour lui interpréter certaines décisions. Les avocats ont le plus grand mal à leur expliquer et à faire avec eux la lecture d’une décision. L’accessibilité, si elle semble normale, légitime, légale voire meme constitutionnelle, expose le justiciable au risque de son ignorance. Il est donc exposé à se mettre en danger juridiquement parlant. Une personne qui comprend mal une décision va pouvoir avoir tendance à anticiper dans son comportement une solution juridique qui finalement ne sera pas la bonne. Si cette diffusion est légitime, elle doit etre raisonnée et raisonnable. Il faut inciter le justiciable à demander conseil à un avocat, à une association de consommateurs, etc.

    Finalement, Maître Jonathan Bomstain est très inquiet pour l’avenir pour le justiciable qui, à terme, va se trouver dans une position d’incompréhension 2.0 c’est-à-dire dans une société dans laquelle on peut trouver des solutions seuls en se persuadant de son bon droit.

    Monsieur le Professeur Marc Nicod, qui prend alors la parole, considère que la thématique de la conférence est bienvenue parce que c’est la question de la jurisprudence qui est derrière, on parle donc d’accès au droit. La problématique évoquée est donc celle de la maîtrise du droit. C’est un mouvement ancien en réalité, qui n’est pas arrivé qu’avec le numérique. Il donne l’exemple de JurisData qui permettait de donner une lecture assez complète. Ce mouvement pose la question de la réception. Il est évident que le droit est un langage, des catégories juridiques qui ne sont pas appréciables par un justiciable. L’auxiliaire de justice est donc nécessaire pour intepréter les décisions de justice.

    Le débat prend une nouvelle dimension parce qu’on a des outils qui ont démultiplié les possibilités. Mais cette faculté de rechercher de la jurisprudence est ancienne. Le Professeur Nicod donne alors l’exemple du nouveau style de la Cour de cassation dans son arrêt du 4 décembre 2019, premier arrêt « nouveau style » : il comporte notamment des intitulés (faits et procédure, énoncé du moyen, réponse de la Cour). Quand on voit cette nouvelle architecture, on se dit que la fiche d’arrêt est faite. En cela, c’est plus accessible mais toujours pour des juristes. Cela ne change pas la donne pour quelqu’un qui n’a pas accès au langage. Les motifs juridiques ne sont pas accessibles à tous. Quand on regarde les premiers « grands arrêts », ils sont extrêmement courts, ils tiennent sur quinze lignes, on est loin des juridictions européennes. L’accès est donc davantage pour le monde juridique. Il y a un motif politique mais personne n’est dupe. Le droit est une nécessité pour les juristes, parce que la jurisprudence est une source du droit.

    Enfin, il y a selon le Professeur Marc Nicod une sorte de paradoxe de la jurisprudence : on s’aperçoit que plus on connaît la jurisprudence, plus elle est incertaine. Le juge a une capacité d’adaptation dans le détail, la jurisprudence va donc se diluer, devenir insaisissable. L’accès est donc une demande et une attente, de la part des juristes plus que du public, mais en revanche c’est également un danger de vouloir connaître la jurisprudence qui est par nature fluctuante, incertaine. Le phénomène normatif est objectif, extrait de ce qu’il entoure. Ce qui est intéressant dans la jurisprudence, c’est d’extraire un principe, et ceci est le travail du juriste. Finalement, selon le Professeur Nicod, il serait illusoire de penser que, parce qu’on rend les décisions publiques, cela va changer la manière de voir ou de faire le droit.

    L’accessibilité des décisions de justice

    Anna Zachayus remercie les intervenants et revient sur la question de l’intelligibilité et du vocabulaire utilisé, notamment à travers la structure de la décision.

    Est-ce que le langage est un pouvoir et participe d’un effet d’autorité de la décision ? Est-ce qu’il y aurait un avantage à ce que les décisions de la juridiction judiciaire ait toutes la meme structure ? Est-ce que cette uniformisation aurait du bon ?

    Pour Monsieur Jean-Claude Bardout, en ce qui concerne le langage, lorsque l’on se met à rédiger ses premières décisions, on a l’objectif de rendre une décision compréhensible, mais on est tout de suite face au paradoxe entre le compréhensible et la perte de précision. Ce qui importe, c’est que la décision soit juste. Le dispositif doit être extrêmement clair pour ceux qui vont l’exécuter et en réalité il est incompréhensible. La précision demande forcément un langage qui n’est pas compréhensible.

    Quant à la trame des décisions, elle se peaufine au fil du temps. Il est toujours difficile d’utiliser la trame d’un autre magistrat. Meme si les magistrats échangent des trames, cela peut être utile ponctuellement mais chacun les personnalise assez rapidement. Les trames établies par le ministère sont assez pauvres, les magistrats sont obligés de s’en éloigner pour rendre des décisions pertinentes. Ils peuvent s’en inspirer, mais les meilleures trames sont toujours celles qu’on se constitue soi-même. Là aussi il y a une contradiction. L’uniformité ferait perdre encore plus.

    Le Professeur Marc Nicod, lui, n’est pas hostile du tout à ce nouveau style. Cela tient selon lui d’une évolution. On va vers un mouvement de débat judiciaire (exemple des opinions dissidentes) et il est important de comprendre le raisonnement. Avoir une certaine structuration faciliterait sûrement la compréhension. Il faudra veiller à ce que tout le monde ait les éléments nécessaires, notamment la position de la Cour d’appel pour un arrêt de cassation.

    Maître Jonathan Bomstain a eu le sentiment qu’on avait simplement mis des intitulés sur ce qui existait déjà. Il a aussi le sentiment que c’est la mort du commentaire d’arrêt puisqu’on a simplifié le travail des étudiants. C’est un signe de modernisation des décisions. Là où les legal tech offrent un service intéressant, c’est que quand elles publient une décision de la Cour de cassation, on a aussi les liens vers la décision de première instance et de la Cour d’appel.

    Sur les opinions dissidentes, s’il trouve que c’est une excellente chose pour la réflexion juridique, il est inquiet de les voir apparaître pour les juridictions de première instance et d’appel.

    Anna Zachayus revient sur l’uniformisation des décisions au sein de la juridiction judiciaire, à travers notamment l’informatisation et la numérisation des décisions.

    Monsieur Jean-Claude Bardout plaiderait quand même pour une liberté de la forme. Elle est très importante et les magistrats y travaillent quotidiennement. La forme est un travail continu. Il faut préserver la liberté du juge. Cette liberté est restreinte avec l’informatisation, même avant la numérisation. En matière de liberté, il rappelle que le principe est la liberté, et qu’il n’a à motiver que s’il s’attaque à ce principe et place en détention provisoire quelqu’un qui n’est pas encore jugé. Sauf que l’informatique demande cette motivation. La motivation réelle, humaine du juge se réduit à très peu de choses, or les logiciels demandent une motivation, qui va donc être artificielle. Une décision où le juge s’est trompé ne passera pas parce que le logiciel ne la laissera pas passer, et la décision ne sera pas appliquée tandis que sans l’informatisation, si le juge se trompe, il peut être réformé, infirmé, ou cassé.

    Selon le Professeur Marc Nicod, cela participe d’un mouvement de disparition du juge. Cela montre un mouvement sur le fait que le traitement numérique permet de se passer de l’humain. Pour certains contentieux, il y a une telle masse de décisions à rendre que l’outil informatique a pris le pas.

    Monsieur Jean-Claude Bardout explique alors que cela ne le dérange pas tant qu’il y a l’accès au juge pour contester ce que l’informatique a décidé. Il faut pouvoir contester auprès d’une personne humaine la décision préparée informatiquement. Cela pose donc encore le problème de l’accès au juge.

    Pour Maître Jonathan Bomstain, cela permet d’évacuer bon nombre de contentieux qui arrivaient devant les juges aux affaires familiales  par exemple, donc pourquoi pas tant que la porte du juge reste ouverte. Il y a le coté sacré et solennel de l’accès au juge. Il explique l’exemple du divorce par consentement mutuel où l’on a retiré l’office du juge. Il y avait ce moment solennel où les époux se présentaient devant le juge après s’être présentés devant le maire. L’action avait donc un sens pour le justiciable.

    Anna Zachayus pose alors la question de l’uniformisation entre les deux ordres de juridiction.

    Le Professeur Marc Nicod considère que des rapprochements se marquent mais notamment parce qu’il y a les droits fondamentaux. Il y a un mouvement commun de volonté d’avoir des décisions qui soient plus faciles d’accès, plus motivées aussi. Il lui paraît difficile d’imaginer qu’il n’existe pas un mouvement d’ensemble.

    Du point de vue de Monsieur Jean-Claude Bardout, si l’on se place dans une perspective longue, la logique est de dire qu’il y a une seule justice mais avec différentes compétences, différentes chambres. Dans l’organisation d’une société, d’un État démocratique, il doit y avoir une justice indépendante, qu’elle soit administrative ou judiciaire.

    Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina fait remarquer qu’en ce qui concerne la Commission de Venise, l’un des critères de l’État de droit est la dualité de juridictions.

    La parole est donnée à la salle.

    Valentine Vigné, doctorante à l’IMH, pose une question au Professeur Marc Nicod. En effet, s’il indique que dans la nouvelle rédation il manquait des éléments sur les moyens de la Cour d’appel par exemple, et que cela pourrait être corrigé, elle s’interroge sur le fait qu’on se retrouve avec des arrêts de nouveau assez riches parce que le droit est une matière riche.

    Selon le Professeur Marc Nicod, le fait de donner une structure va forcément allonger les décisions. Le fait d’avoir choisi des intitulés « objectifs » implique qu’il y ait de plus en plus de détails. Le droit est de plus en plus complexe. Aujourd’hui, le droit est devenu beaucoup plus compliqué, ne serait-ce que pour les questions transitoires. Il y a une complexité qui va rendre forcément la décision moins compréhensible.

    L’accessibilité aux décisions de justice

    Anna Zachayus pose maintenant la question de la diffusion : faudrait-il faciliter l’accès par une procédure par exemple ou alors cette diffusion est-elle à bannir ?

    Monsieur Jean-Claude Bardout explique qu’auparavant, les magistrats lisaient la décision en public, c’était la publicité. Quand maintenant la publicité c’est la mettre en ligne, on change d’échelle complètement. La décision restera sur Internet alors même qu’elle sera peut-être infirmée. Cela pose donc la question du déréférencement. À partir du moment où la décision est sur Internet, elle est relayée par d’autres.

    Pour Maître Jonathan Bomstain, une décision est une sanction. La décision doit être publique pour faire exemple. Dans l’accessibilité aux décisions par les parties ou les tiers ayant intérêt, rien n’empêche de relancer cette publication sans anonymat, sans décontextualiser, au risque de s’exposer à une atteinte à la vie privée. On part d’un postulat de bienveillance des parties dans la récupération des décisions initiales. Les décisions récupérées peuvent être altérées ou fausses.

    Selon le Professeur Marc Nicod, c’est tout de même une précaution minimale que d’anonymiser et de décontextualiser pour protéger les parties. En matière de successions par exemple, on enlève même la date et le lieu du décès.

    Maître Jonathan Bomstain considère que c’est quand meme un problème parce qu’en fonction de la date et du lieu, ce n’est pas le même droit qui est rendu.

    Anna Zachayus revient alors sur la question des décisions diffusées. Légifrance ne diffuse pas toutes les décisinos, il y avait une question de l’intérêt pour le droit. Est-ce qu’on ne diffuse que les décisions de principe ?

    Pour Monsieur Jean-Claude Bardout, il serait utile que le Tribunal de grande instance publie une sélection de décisions. L’ensemble des décisions est énorme mais il faut faire une sélection des décisions caractéristiques, importantes, intéressantes, que les avocats doivent pouvoir connaître. À la chambre du Conseil, il y a certaines matières où il y a très peu d’appel, sans parler de certains appels qui doivent recevoir l’assentiment du Président de la chambre. Il y a vraiment des décisions pour lesquelles on ne peut pas voir de jurisprudence caractéristiques au niveau de la Cour d’appel et pourtant il y en a qui sont importantes. En matière de chagement de sexe, il y a environ quatre ou cinq changements par mois. Monsieur Jean-Claude Bardout n’a pas de souvenir de refus, les dossiers tiennent la route. Comme les décisions ne sont pas publiées, le TGI ne connaît pas sa propre jurisprudence, c’est dommage. Pour les adoptions d’enfants nés de PMA en Espagne, le TGI rend entre six et dix décisions par mois, sans aucun refus, donc il n’y a pas de jurisprudence au niveau de la Cour d’appel.

    Le Professeur Marc Nicod rappelle que c’est le modèle du bulletin de la Cour de cassation. Cela permet de faire un tri entre les décisions destinées à être connues, à faire jurisprudence, et d’autres qui ont simplement tranché un litige. Il y a des degrés. Le mieux placé est sans doute le magistrat.

    Pour Maître Jonathan Bomstain, c’est en effet la personne qui rend la décision qui va sentir que le point de droit tranché est important. L’auteur d’une décision a cet instinct du juriste d’expérience pour dire qu’il faut la diffuser. La publication de l’intégralité des décisions sur les changements de régimes matrimoniaux n’a peu-être pas d’intérêt en soi, mais dans le cadre de l’ordre public international par exemple, cela pourrait avoir un intérêt pour les professionnels du ressort de la juridiction. On pourrait réfléchir aussi à une communauté de juristes pour faire ce travail mais c’est une entreprise fastidieuse. Aujourd’hui, c’est le juge qui reste la meilleure autorité pour savoir quelles décisions « méritent » publication.

    Les legal tech

    Anna Zachayus pose la question de l’influence des algorithmes sur la rédaction des décisions de justice. Est-ce qu’il y aurait une influence et est-ce que ces services amélioreraient l’accessibilité des décisions ou l’accès au juge ?

    Monsieur Jean-Claude Bardout considère que cela va forcément avoir une influence. Le TGI de Toulouse a testé un robot sur un faux procès. Il y avait une unanimité pour dire que ces algorithmes pourront être utilisés en civil mais jamais en pénal. Aux États-Unis, ils sont utilisés depuis vingt ans pour aider à apprécier la culpabilité des prévenus et leur taux de réinsertion. Alors qu’ils étaient utilisés uniquement en pré sentenciel et en post sentenciel, ils sont maintenant utilisés en sentenciel. En France, les juges d’application des peines seront aidés par des algorithmes. La loi a déjà dit en France qu’aucun algorithme ne peut être utilisé par un juge s’il n’a pas accès aux critères utilisés par l’algorithme. C’est l’un des grands enjeux. Se pose alors le problème du copyright. Il faut pouvoir connaître la façon dont on est fabriqué l’algorithme et pouvoir le critiquer.

    Maître Jonathan Bomstain conclut cette deuxième conférence en nous partageant sa peur à l’égard des algorithmes. L’exemple des juges virtuels chinois qui rendent maintenant la justice le fait penser naturellement à George Orwell ou Isaac Asimov. Cela porte atteinte à l’intime conviction du juré ou du juge, ce sentiment profondément viscéral qui fait qu’on sait quand quelqu’un ment, qu’on le voit. Il y a quelque chose d’inconfortable qui fait qu’on va en perdre la maitrise et que l’outil va briser quelque chose. Au-delà de cela, sur les legal tech, c’est la même interrogation : comment choisir les décisions qui intéressent, au détriment d’autres qui étaient peut-être encore plus intéressantes ?

    Vous pouvez citer cet article comme suit :
    Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 274.

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    ParJDA

    Liberté chérie, liberté à tout prix

    Art. 273. Note sous l’ordonnance du tribunal administratif de Lille du 26 novembre 2019, n°1909415, M.Dendievel et M.François.

    Liberté chérie, liberté à tout prix :
    à propos de la liberté d’expression
    des conseillers n’appartenant pas
    à la majorité municipale
    en période préélectorale

    par François Abouadaou,
    Doctorant à l’Université de Lille, CRDP (EA n°4487), ERDP

     « L’histoire ne se répète pas, mais ses rendez-vous se ressemblent » (G. DE BROGLIE, L’Orléanisme : La ressource libérale de la France, Perrin, 1981, p.321). Cette formule caractérise assez bien les fonctions du juge administratif en période préélectorale en ce qu’il est amené à juger d’un camaïeu de cas relativement similaires mais souvent différents.

    Classiquement, le juge administratif est compétent pour connaitre des litiges relatifs à l’élection des conseillers municipaux (art. L248 et s. du code électoral) et par conséquent des litiges concernant l’application des règles relatives à la propagande pour la durée de la période préélectorale de 6 mois (art. L52-1 du code électoral). Le temps électoralet le temps des activités municipales se chevauchent parfois avec le temps des activités municipales, et c’est précisément sur ce chevauchement que le tribunal administratif de Lille a eu à se prononcer dans cette ordonnance de référé-suspension.

    Dans cette affaire, le Maire de la commune de Béthune avait adressé, en juillet 2019, un courriel aux requérants, conseillers municipaux n’appartenant pas à la majorité municipale. Celui-ci les informait de la suppression, à compter du 1er septembre 2020,  des espaces qui leur sont normalement réservés au sein du magazine municipal, en raison de la période préélectorale aux élections municipales du 22 mars 2020. Le Maire motivait sa décision par un accord conclu par les candidats lors des élections municipales de 2014 afin de ne pas utiliser les moyens de la commune à des fins de propagande électorale conformément aux dispositions du code électoral. Mécontents de cette décision, qui les privait de toute possibilité d’expression dans le bulletin d’information municipal, même dans des hypothèses qui ne relèvent pas de la propagande électorale, les conseillers municipaux formèrent devant le Tribunal administratif de Lille un recours en excès de pouvoir complété par un référé‑suspension, sur le fondement de l’article L.521-1 du Code de justice administrative (CJA).

    La loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité a introduit l’article L.2121-27-1 au sein du Code général des collectivités territoriales (CGCT) afin de protéger l’expression des conseillers municipaux d’opposition dans le bulletin d’information municipal. A ce titre, les juridictions administratives sont intervenues de manière récurrente. Ainsi, le juge administratif a précisé la notion de bulletin d’information municipal (v. O. COUVERT-CASTERA, « Le droit d’expression des élus locaux dans les bulletins d’information », AJDA, 2004, p.1801) et ceux qui peuvent y être assimilés (À propos d’un magazine dédié uniquement à une partie de la population et comportant un édito du Maire v. CAA de Versailles, 17 octobre 2013, Commune d’Asnières-sur-Seine, n°11VE03920). Il en va de même pour les espaces réservés aux conseillers n’appartenant pas à la majorité (en ce qui concerne la nécessité d’un espace minimal v.CAA de Versailles, 18 octobre 2018, n°17VE02810 ; Sur l’appartenance à l’opposition municipale v. CAA de Lyon, 7 mars 2013, Commune d’Annemasse, n°12LY01424) tant dans la version papier que numérique du bulletin (CAA de Versailles, 17 avril 2009, n°06VE00222, Ville de Versailles c/ Lesquen, ADJA 2009, p.1712, note B.Jarreau)  mais aussi dans sa version télévisuelle (TA de Lyon, 15 février 2007, Nardonne, n°0404876 ;  LEBON p. 589 ; AJDA 2007, p.932). Pourtant,  l’utilisation de ce support en période préélectorale dans le cadre de l’exercice de prérogatives des élus et non sous le prisme du contentieux électoral (CE, 17 juin 2015, n°385204, Elections municipales de Bron (Mme Brissy-Queyranne), LEBON Tables, p.692 ; ADJA 2015, p.1846, note G.Odinet ; AJCT 2016, p.88, note M.Yazi-Roman) a donné lieu à peu de décisions jurisprudentielles (V. néanmoins à propos d’un règlement intérieur d’un conseil municipal antérieur à la loi du 27 février 2002, TA de Versailles, 28 juin 2007, Marquaille, Maubres, n°0101799 ; AJDA 2008, p.250, note J. Alzamora).

    L’ordonnance du Tribunal administratif de Lille fournit donc un nouvel éclaircissement puisque la question posée au juge était de savoir si les règles électorales doivent primer sur l’exercice des prérogatives des conseillers municipaux en matière de liberté d’expression. Plus précisément, deux questions se posaient en l’espèce. Le maire d’une commune peut-il se fonder sur un accord conclu par les candidats à une élection antérieure afin de justifier la suppression des espaces réservés aux conseillers municipaux n’appartenant pas à la majorité municipale pour la durée de la période préélectorale ? De même, peut-il procéder à la suppression de ces mêmes espaces réservés en se fondant sur la prohibition de l’utilisation des moyens municipaux à des fins de propagande électorale durant cette période ?

    Alors que les élections municipales se rapprochent, cette décision permet d’opérer un rappel utile des garanties offertes aux conseillers municipaux d’opposition en faisant prévaloir de façon forte leur liberté d’expression sur les restrictions liées à la période préélectorale (I). Pour autant, le tribunal administratif de Lille va se contenter d’une stricte application de son office en matière de référé‑suspension sans faire preuve d’une audace garantissant l’effectivité de la protection offerte dont d’autres juridictions avaient pu faire preuve en la matière (II).

    I. Une liberté d’expression sacrée des conseillers municipaux d’opposition sans restriction même en période préélectorale

    Tout d’abord, en matière de référé-suspension, le juge administratif, qui doit se livrer à une « instruction succincte » (CE, Sect., Avis,  12 mai 2004, Commune de Rogerville, n°265184 ; AJDA 2004, p.1354, chron. C. Landais et F. Lenica; D. 2004, p.1561 ; Ibid. 2005, p.26, obs. P.-L. Frier ; Ibid., p.1182, chron. P. Cassia ; RFDA 2004, p.723, concl. E. Glaser), reconnait sans développement substantiel qu’un courriel peut être une décision administrative faisant grief puisque celui-ci vient à apporter une restriction aux prérogatives des conseillers municipaux.

    Néanmoins, l’argumentaire de la Commune est intéressant car il tend à faire reconnaître une forme de « coutume municipale » qui aurait justifié l’irrecevabilité de la demande en ce que le courriel ne procédait qu’à un rappel d’une pratique mise en place lors d’élections municipales antérieures,  en 2014. Pourtant la répétition, l’un des éléments constitutifs de la coutume, n’est pas présent ici.  De plus, le juge administratif n’a pas manqué de refuser de soumettre des élus de la mandature actuelle à un consensus acquis avant le dernier renouvellement de l’assemblée locale délibérante quant bien même il aurait été formulé par des candidats élus par la suite. Finalement, le juge de l’urgence, par application du principe de légalité, ne fait que garantir qu’il ne puisse être dérogé aux dispositions du CGCT par la simple volonté de candidats à une élection.

    En l’espèce, s’agissant de l’appréciation de l’urgence, le juge des référés maintient son approche protectrice des droits des conseillers municipaux. Il se place directement sur le terrain de l’intérêt général en retenant une composante double, puisqu’il importe que ce droit d’expression « soit respecté  afin de garantir une information pluraliste des administrés, notamment en période pré-électorale, et alors que cette expression concourt de manière directe à l’exercice de la démocratie locale».

    Ainsi, l’intérêt général en présence se trouverait désormais renforcé par une seconde composante : auparavant, l’information pluraliste des administrés n’était pas retenue. Alors même que le Conseil d’Etat a déjà précisé que, contrairement au référé-suspension,  le référé-liberté n’est, par principe, pas justifié en la matière (CE, ord. référé, 6 avril 2007, Commune de Saint-Gaudens, n°304361 ; LEBON p.1015 ; JCP admin 2007 p.2215, note J.Moreau ; Voir néanmoins TA de Toulouse, ord. référé, 20 octobre 2003, n°03/3573 et TA Versailles, ord. référé, 9 mars 2007, Marquaille c/ Maire du Plessis‑Robinson, n° 070152 ; AJCT 2013, p .280 obs. M.Yazi‑Roman), la qualification retenue par le juge lillois marque un rapprochement avec les conditions du référé-liberté de l’article L.521-2 du CJA qui consacre déjà le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion comme étant une liberté fondamentale (CE, ord. référé, Tibéri, 24 février 2001, n°23061 ; RFDA 2001, p.629 note B.Maligner ; AJDA 2014, p.1162, obs.B.Maligner ; D.2001, p.1748, note R.Ghevontian).

    Le juge des référés en tire ici toutes les conséquences puisqu’il considère qu’il existe une urgence tenant au rôle important que jouent les conseillers municipaux d’opposition dans la démocratie locale et plus largement dans une société démocratique. Il est clair que ce droit d’expression est l’un des moyens d’action les plus importants pour les conseillers municipaux d’opposition, ce qui conduit à une nécessité fondamentale de préserver ce droit. Pour autant, le rapprochement des référés n’est que partiel. En effet, en l’espèce, parce qu’il se situe dans le cadre du référé-suspension, le juge considère que l’urgence ne nécessite pas une réponse sous 48 heures puisqu’un référé-suspension peut atteindre des effets analogues dans un délai raisonnablement bref.

    Plus largement, ce positionnement apparaît cohérent avec la protection toujours plus grande accordée à la liberté d’expression des conseillers municipaux d’opposition tant par le Conseil d’Etat, qui a affirmé que « « l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties des autres droits et libertés » (CE, ord. référé, 6 février 2015, Commune de Cournon d’Auvergne, n°387726 ; LEBON, p.55 ; AJDA 2015, p.1658 ; Ibid. p.2508, concl. A.Bretonneau ; D. 2015, p.544), que par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 11 octobre 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, n° 84-181 DC, §37 ; JORF du 13 octobre 1984, p.3200) ou par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 23 avril 1992, Castells c/ Espagne, n°11798/85, §42 ; Et plus particulièrement, CEDH, 5ème section, 12 avril 2012, De Lesquen du Plessis-Casso c/ France, n°54216/09, §39).

    Si un débat avait pu naître (Sur ce point v. P. BLUTEAU, « Tribunes libres de l’opposition : le juge du référé-suspension étend avec audace et précaution ses pouvoirs », AJCT, 2014, p.319) sur la différence lorsque la condition d’urgence est « regardée comme remplie » (TA de Nice, ord. référé, , Commune de Menton c/ Mme P Gérard et Menton démocratie, 15 décembre 2008, n°0806670 ; JCP A 2009, p.2185, note R.Poesy) » ou lorsqu’elle est « réputée remplie » (TA de Cergy-Pontoise, 25 octobre 2013, Paillon c/ Commune de Malakoff, n°1308096), celui-ci semble clos avec cette décision de synthèse. La formulation retenue par le TA de Cergy-Pontoise en 2013 est reprise mais en considérant que l’urgence est « regardée comme remplie ». Il y a donc tout lieu de penser qu’il ne s’agit finalement que de deux formulations qui s’assimilent l’une et l’autre. L’urgence est donc présumée en la matière mais cette présomption reste, bien entendu, réfragable.

    Surtout, cette décision est l’occasion pour le juge des référés de réaffirmer la primauté de la liberté d’expression des conseillers municipaux, au sein des espaces qui leur sont réservés, sur l’application des règles électorales en période préélectorale. Ainsi, pour statuer sur l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision de suppression des espaces réservés à l’opposition dans le bulletin municipal, le juge des référés va faire une application stricte de la loi en rappelant que les dispositions de l’article L.2121-27-1 du CGCT ne sont susceptibles d’aucune exception. La juridiction confirme l’existence d’une protection forte des droits des conseillers municipaux n’appartenant pas à la majorité municipale puisqu’elle pose une interdiction absolue pour le maire et pour le conseil municipal de restreindre ce droit en dehors du cas où une tribune serait manifestement injurieuse ou diffamatoire sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 (CE, 27 juin 2018, Mme Colomer, n°406081 ; LEBON p.577 ; AJDA 2018, p.135 ; Ibid p.2295, note M-C de Montecler ; AJCT 2018, p.576).  Au-delà de cette exception, la prévalence de la liberté d’expression est totale. Dès lors,  l’invocation de la période préélectorale, pas plus que le fait que l’ensemble des tribunes politiques et l’édito du Maire soient concernés par la décision  ne peuvent justifier la décision du maire de supprimer ces espaces réservés à l’opposition.

    Néanmoins, alors même que le maire ne dispose d’aucun moyen pour contrôler le contenu des tribunes, le juge de l’urgence précise que les requérants ne comptaient pas utiliser les tribunes à des fins autres que l’information des administrés. Cette précision suscite une interrogation : en cas d’usage de ces tribunes à des fins politiques, le juge pourrait‑il rejeter la demande de suspension ? Une solution en ce sens parait peu probable eu égard au régime d’irresponsabilité du maire, en sa qualité de directeur de la publication, du fait des tribunes d’opposition publiées (CE, 7 mai 2012, Elections cantonales de Saint-Cloud, n°353536 ; LEBON p.190 ;  AJDA 2012, p. 975 ; Ibid., p.2072, note M. Long ; AJCT 2012, p.436, obs. D. Dutrieux). En effet, la position du Conseil d’Etat en la matière conduit à exclure des pouvoirs du maire l’appréciation de l’utilisation des moyens municipaux à des fins de propagande électorale, en laissant cette charge au juge de l’élection.

    La seule manière d’opérer une parfaite dissociation entre les garanties liées à l’exercice du mandat municipal et les obligations électorales serait que le législateur décide que le mandat des élus locaux est clos au commencement de la période préélectorale, comme c’est le cas au Royaume-Uni où la chambre des communes est dissoute 25 jours ouvrés avant les élections (Section 3 du Fixed-term Parliaments Act 2011 (c.14)). Mais en réalité, cette solution ne pourrait pas prospérer dans la mesure où cela ne concernerait que les élections municipales et que l’on sait que le contentieux relatif aux espaces réservés à l’opposition concerne parfois d’autres élections, notamment départementales ou législatives. De même, il serait impossible de gérer l’administration municipale sans élus locaux.

    La solution n’est donc pas parfaite mais parait être la plus à même de concilier les garanties des élus municipaux et les règles électorales.

    Pour autant, si la prévalence de la liberté d’expression semble totale, sa mise en œuvre reste timorée et limite sa portée réelle.

    II. Une liberté d’expression sacrée mais cantonnée par un manque d’audace du juge de l’urgence

    L’effet utile de la décision de référé-suspension en période préélectorale ne peut être que souligné. Cette procédure d’urgence prend en l’espèce tout son intérêt puisque la décision ne produira probablement plus d’effet d’ici le jugement au fond du tribunal administratif. En tout état de cause, celui-ci devrait en effet intervenir après les élections municipales. Nul doute que les requérants n’auraient que peu d’intérêt à se voir autoriser la publication de tribunes au sein du journal municipal sur des éléments datant de plusieurs mois voir de plus d’une année.

    De plus, le renouvellement de l’assemblée locale dans l’intervalle conduirait à une situation d’autant plus ubuesque qu’il serait possible qu’un conseiller municipal d’opposition qui n’aurait pas été réélu voit sa publication néanmoins paraître dans le magazine. Il en irait de même dans un cas, un peu plus heureux pour le requérant, où celui-ci appartiendrait à la nouvelle majorité, voir serait élu maire, et verrait paraître une de ses tribunes dans la rubrique réservée aux conseillers municipaux d’opposition. Encore une fois, le référé-suspension permet de superposer, même provisoirement, le temps de la justice sur le temps de la réalité politique. 

    Pour autant, alors que des juridictions du fond ont pu reconnaître la possibilité de formuler des injonctions tendant à la publication des tribunes, le juge de l’urgence a ici entendu respecter son office sans en faire une appréciation large. Néanmoins, le prononcé d’injonction dans ce cas aurait pu paraître légitime eu égard à la période dans laquelle la suppression des tribunes s’inscrit. D’ailleurs, le TA de Lille n’aurait pas véritablement innové dans la mesure où le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a déjà pu faire droit à des demandes d’injonction similaires en dehors de la période préélectorale (BLUTEAU Philippe, op.cit.,, p.321) sans que le Conseil d’Etat n’y trouve à redire (CE, 26 février 2014, n°373229).

    Il y a finalement, un déséquilibre assez criant entre l’affirmation par le juge administratif de la nécessité d’une forte protection de la liberté d’expression des conseillers municipaux, d’autant plus lorsqu’ils ne font pas partie de la majorité, et les moyens dont celui-ci se dote pour garantir l’effectivité de celle-ci. Ici encore, il  ne peut qu’être regretté, non la consécration par le juge administratif de ce principe,  mais bien les modalités de sa pleine effectivité qui font encore défaut.

    Ce regret trouve une maigre consolation, sorte de contrepartie de l’absence d’injonction : le juge n’a pas manqué de rappeler le caractère obligatoire de l’ordonnance en comptant sur la bonne volonté de l’administration pour se soumettre à la décision provisoire (CE, Section, 7 octobre 2016, Commune de Bordeaux, n°395211 ; LEBON p.409 ; RFDA 2016, p.1177, concl. X.de Lesquen ; AJDA 2016, p.1895, Ibid. p.2155, chron. L.Dutheillet de Lamothe et G.Odinet). Cet ersatz est une précision habituelle mais qui revêt quasiment les apparences d’une excuse.

    Surtout, une interrogation persiste et une affirmation se profile.

    Si cette décision éclaircit les droits des conseillers municipaux n’appartenant pas à la majorité municipale en période préélectorale, elle interroge sur ceux du maire au sein du journal municipal et sur sa faculté de maintien de son édito politique en ouverture du magazine. Par conséquent la question demeure , même s’il est probable que la réponse soit positive dès lors qu’il est soumis à la même contrainte que les membres de l’opposition dans les propos écrits.

    Enfin, il est possible d’affirmer que les questions relatives au droit d’expression des conseillers municipaux n’appartenant pas à la majorité municipale concerneront à l’avenir de plus en plus de communes puisque la loi NOTRe du 7 août 2015 modifie le champ d’application de l’article 2121‑27‑1 du CGCT à compter des prochaines élections de mars 2020. Après ce scrutin, toutes les communes de plus de 1000 habitants, contre 3500 actuellement, seront soumises à cette disposition, ce qui correspond à plus de 6 700 communes nouvellement concernées. De plus, la nouvelle rédaction de cet article du CGCT propose également une nouvelle définition du bulletin municipal et des bénéficiaires. Ainsi, et pour reprendre les propos de Marie-Christine de Montecler au sujet de ces nouveautés, « il y a fort à parier qu’elles devront à leur tour être interprétées par le juge» (M-C DE MONTECLER, « l’expression des élus d’opposition dans le bulletin municipal, nouveaux développements », AJDA, 2018, p.2295).

    Vous pouvez citer cet article comme suit :
    Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 273.

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