Art. 405.
La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).
L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).
Bertrand Faure
Professeur à l’Université de Nantes
Nos collectivités territoriales, pourtant constamment réformées, continuent d’offrir bien des commodités pour le pouvoir central de l’État lui-même. Les résultats obtenus au titre de la décentralisation n’ont pas permis de freiner le développement de tous les vices auxquels cette décentralisation est spécialement sujette et les a poussées du côté même, ou suivant une inclinaison naturelle, elle penchait déjà. Ces vices réapparaissent sans cesse avec une physionomie un peu différente mais toujours reconnaissable : on voit toujours l’État aider, empêcher, permettre. L’extrême morcellement des compétences distribuées aux collectivités par des textes surchargées en conditions d’exercice fût à l’opposé des préconisations de départ (Rapport « Vivre ensemble », O. Guichard, 1976). Toutes interviennent dans les mêmes domaines (environnement, éducation, transport, social…) et on ne sait plus qui fait quoi. On assiste, au surplus, à un quadrillage complet de leurs conditions d’exercice, la collectivité compétente étant tenu d’élaborer un schéma d’exercice, de prendre l’avis des autres collectivités, de créer des commissions spéciales, de satisfaire aux objectifs légaux… « On décentralise en centralisant » ironisait le Doyen Vedel ! La tendance technocratique et jacobine l’a emporté. Au moment même où le président Hollande proclamait la nécessité d’un « choc de simplification », sa majorité parlementaire votait la loi du 27 janvier 2014 de « modernisation de l’action publique territoriale » créant, sous des appellations diverses, une vingtaine de commissions et une quarantaine de documents de planification, d’avis à prendre et d’accords nouveaux ! On expertisait au même moment qu’à peu près 400.000 normes s’imposaient aux collectivités territoriales pour un coût d’application annuel de 2 milliards d’euros (Conseil national d’évaluation des normes, 2013).
Dans ces conditions, il n’existe pas d’initiative locale d’envergure qui puisse se dispenser de la collaboration de tous les acteurs publics. Mais alors le retour à l’unité de commandement se fait inévitablement par l’accord général et le contrat avec l’État. Drôle de guerre où l’administration d’État vient toujours replacer ses objectifs, ses méthodes, ses contrôles avec l’impossibilité de sortir du fatiguant et monotone balancement entre la toute puissance administrative des ministères et celle politique des élus locaux. L’administration d’État continue de remplir toute la sphère qu’il ne peut se résoudre à laisser vivre. Il ne faut pas s’y tromper : ce qui est présenté ici comme une critique de nos collectivités territoriales recouvre, en réalité, une critique des élites dirigeantes, des élus et des institutions réformatrices de l’État.
Le tort est d’avoir transposé dans notre décentralisation par laquelle on voulait traiter le mal de l’État tout puissant cet esprit géométrique, logicien, cet appétit de réglementations et de contrôles qui est précisément à la racine de la centralisation. Cet échec de vouloir décentraliser dans le plus pur style jacobin, la décentralisation la porte toujours dans ses flancs. Alors, non seulement l’autonomie acquise par les compétences confiées aux collectivités ne procure qu’une décentralisation limitée, mais encore notre territoire est abandonné aux arrangements locaux et nationaux multipliés à l’infini, à l’entente entre les élus, aux tours de table, aux montages financiers qui sont en réalité des marchandages politiques, c’est-à-dire à un état d’anarchie parce que la France n’a plus aucun ordre territorial décidé. Ce n’est qu’une illustration de nos vicissitudes : les 16 kilomètres de la ligne ferroviaire Genève-Annemasse auront été réalisés à raison de 14 kilomètres côté suisse et 2 kilomètres côté français. Côté suisse, en peu de temps, un simple accord entre l’État et le canton concerné a permis de financer les 1,25 milliards d’euros nécessaires. Côté français, un tour de table entre Réseau ferré de France, l’État, la région Rhône-Alpes, le département de la Haute-Savoie, Annemasse Agglomération et le syndicat intercommunal d’aménagement compétent ne parvient pas à dégager les 235 millions d’euros qui auraient suffi par mauvaise volonté de certaines de ces institutions souhaitant voir la charge assumée par les autres. La réalisation du projet aura été retardée de trois ans. Le constat n’échappe à la vue de personne d’une administration complexe, lente opaque et coûteuse (Rapport « Il est temps de décider », E. Balladur, 2009). Le mal d’une France inexorablement centralisée et pulvérisée à la fois relève davantage d’une infirmité que d’une maladie : il n’est pas un mal subit et n’est justiciable d’aucun remède, d’aucun recette rusée que nos réformateurs nous vendent pour tenter de pallier ses inconvénients (subsidiarité, expérimentation, différenciation des normes à présent) tant il procède de l’histoire et de notre tempérament.
On voit dans la France d’avant 1982 un autre trait qui frappe encore dans celle d’aujourd’hui : loin d’avoir détruit le système d’un gouvernement local par des « notables », les réformes décentralisatrices l’ont amplifié à la hauteur de leurs nouvelles responsabilités et des nouveaux moyens offerts à leur collectivité. Le territoire est devenu le champ d’action de leur pouvoir et les élus locaux restent les enfants gâtés de la République. L’État les traite comme ses enfants car il les met sous sa tutelle, les place sous l’autorité de ses lois toujours plus précises, plus directives et plus nombreuses. Mais ces enfants sont gâtés car, le plus beau, est qu’une bonne part de ces lois, de leur nombre de leur complexité, ne procède presque pas de la volonté des ministres et de leurs bureaux mais des élus locaux eux-mêmes entendant que s’y inscrivent les cas particuliers, les assouplissements, les exemptions permettant de donner à leur commune, leur département ou leur région des solutions particulières qu’ils estiment indispensables à leur territoire. Depuis une vingtaine d’années, on assiste particulièrement à l’évolution de la législation qui habille sous forme de règles générales les sollicitations d’égoïsmes politiques souverains et les petits arrangements locaux.
Évidemment, d’autres facteurs co-agissent à rendre les lois plus nombreuses et plus complexes. Le résultat est aggravé par le fameux mille-feuille territorial, c’est à dire l’empilement des niveaux d’administration locale (communal, intercommunal, départemental et régional), qu’on ne veut surtout pas remettre en question par peur du sacrilège qui consisterait, aux yeux des élus, à diminuer le nombre de leurs fiefs. Mais la rançon à payer est qu’il faut faire vivre ensemble cette communauté par une débauche d’institutions et de règles de coordination. Et aucun projet public d’ampleur ne pourra se dispenser de l’accord entre les d’élus de tous niveaux pour le décider et le financer, ce qui abandonne les réalisations publiques au marché noir de leurs relations personnelles (affaire du projet d’aéroport de Nantes dans les années 1990).
S’y ajoute notre goût pour la réforme dans le style technocratique au passif duquel on doit porter la prolifération des réglementations, leur extrême minutie, leur mise à jour permanente, en répugnant à laisser la moindre marge de liberté à ceux qui devront leur obéir.
S’y associe également le fait que le législateur ne s’impose aucune rigueur simplificatrice ni le moindre recul par rapport à l’actualité, ne craignant pas, dans tous les domaines d’ailleurs, de se déchaîner en règles nouvelles sous les à-coups permanents de l’actualité.
On ne manque pas d’illustrations où le perfectionnement de la réforme est poussé jusqu’à l’absurde sous l’effet cumulé de tous ces facteurs. À la suite de l’épisode des « emprunts toxiques » souscrits par un certain nombre de communes provoquant leur surendettement pour des générations, la loi de sécurisation bancaire du 26 juillet 2013 leur fait désormais interdiction d’y recourir, exception faite où la signature d’un tel contrat leur permettrait de faire face… aux dépenses nées d’un contrat toxique antérieurement souscrit ! Une deuxième illustration peut être donnée avec la loi du 16 décembre 2010 qui relance la politique de fusions de communes, de nouvelles communes plus vastes étant mieux à l’échelle des contraintes d’un monde moderne. Pourtant, la même loi, dans un de ses articles, installe, en contradiction avec son objectif, une procédure – certes temporaire – de défusion de communes ! Et ce casse-tête à propos de la métropole du Grand Paris : la loi a pu prévoir la rétrocession aux communes des compétences qu’elles lui avaient pourtant déléguée ; dans ce cas, ces compétences peuvent être exercées, soit par la création d’un syndicat intercommunal qui devra s’installer sur des périmètres de 300 000 habitants, soit, par convention… par la métropole ! Tout est possible et son contraire parce qu’il ne faut pas déplaire aux élus.
Alors en quoi la loi reste-t-elle encore la règle générale que tout le monde doit respecter ?
La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 405.
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