L’Etat laïc à l’épreuve de l’espace carcéral

ParJDA

L’Etat laïc à l’épreuve de l’espace carcéral

par Julia SCHMITZ,
Maître de conférences en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 124. « Nulle mieux que la prison ne témoigne des géométries variables d’une laïcité française prise dans une oscillation constante entre une fiction légale de cécité religieuse et une reconnaissance de fait à son endroit imposée par les obligations qui reviennent à l’Etat en matière de liberté de culte et de religion », (BÉRAUD, DE GALEMBERT et ROSTAING, 2013).

Le principe de laïcité de l’Etat, déjà difficile à saisir en raison de ses multiples dimensions et conceptions (RIVERO, 1949 ; PRÉLOT, 2006), s’avère particulièrement ambigu lorsqu’il est confronté à l’institution carcérale. Cet espace clos, soumis à un ordre disciplinaire particulier, interroge une fois de plus les fondements de l’Etat parmi lesquels figure le principe de laïcité, inscrit à l’article premier de la Constitution de 1958. Si l’on sait que ce principe ne fait pas l’objet d’une application uniforme sur le territoire national, avec les spécificités d’Alsace-Moselle[1] ou de certaines collectivités d’Outre-Mer[2], l’exception que constitue l’espace carcéral est peut être moins connue et sujette à davantage de contradictions.

Sur le plan historique, l’application du principe de laïcité au sein de la prison soulève un premier paradoxe en raison des origines religieuses et de la double fonction de la peine d’enfermement. L’Eglise ancienne connaissait en effet deux types de sanction : la peine d’excommunication, en tant que mesure d’exclusion du groupe, et la pénitence, en tant que mesure de traitement et de conversion. Progressivement, l’enfermement a été considéré par l’Eglise comme un moyen facilitant le travail de pénitence par la réclusion et le silence, en infligeant des « peines de pénitence » (GUIOL, 2013). Or le système pénitentiaire actuel renvoie toujours à ces deux fonctions : exclure de la société et réinsérer en évitant la récidive[3]. C’est ce qu’exprime l’article 1er de la loi de 2009 selon lequel les peines privatives de liberté doivent « concilier la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions ». Ainsi, « au binôme ecclésiastique « peine » / « pénitence » on pourrait substituer le binôme laïc et contemporain « peine privative de liberté » / « peine de probation », qui serait une sorte de pénitence laïque » (BARONE, 2016).

Sur le plan juridique, l’application du principe de laïcité dans l’espace carcéral s’avère contradictoire en raison de l’ambiguïté du statut de la personne détenue et la singularité de cet espace. Si les agents de l’administration pénitentiaire, comme tout agent public, sont tenus à une stricte obligation de neutralité, la personne détenue est un usager contraint du service public pénitentiaire. Son statut est comparable à celui de l’usager du service public scolaire, pour lequel le port de signe religieux ostentatoire est désormais interdit (Note du 16 juillet 2014 relative à la pratique du culte en détention, BOMJ n°2014-08 du 29 août 2014). Or si l’espace carcéral est un lieu de service public et s’il est composé d’espaces collectifs, il est également constitué d’espaces privatifs. La cellule peut en effet être qualifiée de domicile privé, comme étant « l’espace de vie » de la personne détenue protégé par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux (CEDH, 7 juillet 2009, Brânduşe c. Roumanie, n°6586/03), bien qu’elle puisse aussi être partagée et faire l’objet de contrôles et de fouilles. Par son effet panoptique, la prison met alors en évidence tout le paradoxe du principe de laïcité.

Une autre contradiction, mise en évidence par l’application du principe de laïcité dans l’espace carcéral, résulte de la double implication dont est porteur ce principe lui-même exprimée dans la loi du 9 décembre 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1) et « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). La première implication est une neutralité-positive invitant l’Etat à intervenir pour assurer l’égalité et garantir la liberté de conscience et le libre exercice du culte. La seconde est une neutralité-négative résultant d’un principe de stricte séparation, selon lequel l’Etat et ses agents doivent se tenir distants de toute expression religieuse et de tout soutien à l’exercice d’un culte. Le Conseil d’État a également souligné que « la loi de 1905 ne consacre pas uniquement l’indifférence de l’État à l’égard du phénomène religieux, elle lui impose aussi de garantir l’effectivité de la liberté de culte » (Conseil d’Etat, 2014, p. 4). Or l’intervention de l’Etat pour garantir l’exercice du culte peut conduire à une situation inégalitaire en raison du contexte historique de 1905. En effet, les biens mobiliers et immobiliers des cultes alors reconnus (Eglise catholique, cultes israélite, protestant et orthodoxe) appartiennent à l’Etat, aux départements et aux communes qui en assument la charge financière et les mettent à disposition des fidèles. En revanche, les édifices construits depuis la loi de séparation par ces mêmes cultes ou par d’autres cultes, constituent des biens privés qui ne bénéficient pas de cette aide indirecte. L’Etat en tant que res publica doit alors s’impliquer pour protéger et aménager cet espace de libre exercice et de libre manifestation religieuse, tout en veillant au respect de l’égalité entre les cultes et de l’ordre public.

Dernière contradiction, la liberté de religion comporte en elle-même une double dimension : en tant que composante de la liberté de conscience et de pensée, relevant de la vie privée et du for intérieur, elle constitue une liberté individuelle qui implique une abstention de l’Etat, mais elle comprend également la liberté d’exercer un culte, ce qui lui confère une dimension extérieure, concrète et parfois collective, laquelle nécessite une intervention de l’Etat et peut faire l’objet de limitations pour des raisons d’ordre public. Au sein de l’espace carcéral, cette double dimension pose d’autant plus problème que l’individu ne peut s’extirper de sa condition carcérale et se réfugier au sein d’une autre institution, cultuelle notamment, afin d’exercer librement le culte de son choix. La privation de la liberté d’aller et venir implique justement celle d’aller et venir dans les lieux de culte. Aussi, l’obligation pour l’Etat de respecter la liberté de religion semble insuffisante dans l’espace carcéral au sein duquel l’exercice des libertés, pourtant reconnues aux personnes détenues, ne peut s’effectuer de la même manière que dans la Cité. Pour y être effectif, le droit à l’exercice du culte nécessite une intervention plus active de l’administration pénitentiaire.

Laïcité, liberté de religion et espace carcéral sont donc nécessairement dans une relation ambiguë voire conflictuelle. La peine privative de liberté interroge le rapport de la liberté de religion et du principe de laïcité de l’Etat, en rendant impossible le rapport distancié de l’Etat au phénomène cultuel. Plus précisément, au sein de l’établissement pénitentiaire, la liberté de religion se transforme en un droit créance, dont l’Etat devient le débiteur (I). Cette intervention de l’administration pénitentiaire conduit la puissance publique à s’immiscer dans les affaires religieuses afin de garantir l’égalité de traitement et d’assurer le maintien de l’ordre public, interrogeant alors la nécessaire indifférence de l’Etat face au phénomène religieux (II).

I. L’exercice de la liberté de religion dans l’espace carcéral : liberté individuelle ou droit créance ?

Selon l’article R 57-9-3 du code de procédure pénale (CPP), « chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle ». La personne détenue étant prise en charge dans la totalité des actes de sa vie, l’administration pénitentiaire doit dès lors intervenir pour lui garantir le droit d’accéder au culte de son choix et à l’exercice effectif de celui-ci (A) et associer à son action des agents spécialisés dans les fonctions cultuelles (B).

A) L’accès au culte et l’exercice effectif du culte en détention

Si la loi pénitentiaire de 2009 reconnaît à la personne détenue l’intégralité des droits et libertés bénéficiant à tout individu, à l’exception de la liberté d’aller et de venir, la prison demeure un lieu clos, excluant et exclusif, qui vise à une prise en charge totale de l’individu dans tous les aspects de sa vie politique, civile, sociale, privée, intime voire spirituelle. Comme en témoigne l’expression de « personnes placées sous main de justice », les établissements pénitentiaires sont en effet chargés de la garde des personnes détenues, mais également de leur réinsertion sociale. Aussi, les droits et libertés des personnes détenues sont dépendants, pour leur exercice, de l’intervention de l’autorité pénitentiaire qui doit leur permettre, par exemple, un accès aux soins, à l’hygiène, à la formation, au travail, ou encore d’exercer leur liberté de communication et de conscience. Parmi ces droits et libertés, la liberté de religion est bien reconnue aux personnes détenues par l’article 26 de la loi pénitentiaire de 2009, au même titre que la liberté de conscience et de pensée, dans les limites exigées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement. Le chapitre X du code de procédure pénale, relatif aux actions de préparation à la réinsertion des personnes détenues, évoque à ce titre une « assistance spirituelle » qui doit être délivrée par l’administration pénitentiaire. Pour pouvoir exercer librement le culte de son choix, la personne détenue doit pouvoir accéder à diverses prestations d’ordre cultuel, conduisant l’administration pénitentiaire à assurer un véritable service public du culte. Le juge administratif considère en effet que « la liberté du culte a le caractère d’une liberté fondamentale […] qui ne se limite pas au droit de tout individu d’exprimer les convictions religieuses de son choix […] mais a également pour composante la libre disposition des biens nécessaires à l’exercice d’un culte » (CE, ord., 25 août 2005, Commune de Massat, n° 284307). Cependant, la conciliation entre les exigences de sécurité liées à la détention et la liberté de religion s’avère difficile et hésitante.

Ainsi, concernant l’accès des personnes détenues aux objets du culte, s’ils doivent en principe être mis à leur disposition (art. R57-9-7 du CPP), ils peuvent également faire l’objet d’une interdiction s’ils présentent un caractère dangereux. L’administration pénitentiaire est également tenue de permettre aux personnes détenues d’accéder à un lieu de prière et d’aménager un temps consacré à la prière et aux rituels (art. R57-9-3 du CPP). Cette obligation est cependant limitée par les exigences de sécurité, les contraintes organisationnelles et disciplinaires. Le juge a ainsi refusé d’annuler l’article R 57-7-44 du CPP suspendant la participation aux offices religieux des personnes placées en quartier disciplinaire en raison de la possibilité qu’ils ont de s’entretenir avec un aumônier (CE, 11 juin 2014, M.S., n° 365237). De même, de nombreux établissements ne disposent pas de salles polycultuelles affectées prioritairement à la pratique des cultes ou de personnel suffisant pour assurer la surveillance des prières collectives. Il en résulte une inégalité flagrante entre les lieux de détention, faisant apparaître « les géométries variables de la laïcité carcérale » en fonction de « laïcités locales dites  » négociées  » » (BÉRAUD, DE GALEMBERT, ROSTAING, 2013).

L’administration pénitentiaire est enfin progressivement amenée à fournir aux personnes détenues des menus conformes à leurs prescriptions religieuses. L’article R. 57-6-18 CPP précise en effet que « chaque personne détenue reçoit une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité que la quantité aux règles de la diététique et de l’hygiène, compte tenu de son âge, de son état de santé, de la nature de son travail et, dans toute la mesure du possible, de ses convictions philosophiques ou religieuses ». Et la règle pénitentiaire européenne 22-1 dispose que « les détenus doivent bénéficier d’un régime alimentaire tenant compte de leur âge, de leur état de santé, de leur état physique, de leur religion, de leur culture et de la nature de leur travail ». La Cour européenne des droits de l’homme a cependant limité la portée de l’article 9 protégeant la liberté de religion. Si elle impose à l’Etat de fournir un menu végétarien exigé par le culte bouddhiste, c’est à la condition que la demande ne soit pas « déraisonnable » en terme de coût et de préparation (CEDH, 7 décembre 2010, Jakobski c. Pologne, n° 1302502 ; CEDH 17 déc. 2013, Vartic c. Roumanie, n° 14150/08). Et le contentieux administratif relatif à la fourniture d’une nourriture hallal en détention illustre les hésitations jurisprudentielles en la matière. Alors que certaines juridictions considèrent que « le refus de servir quotidiennement des repas cultuels à chaque détenu qui en formule la demande serait illégal compte tenu de l’impossibilité de quitter l’établissement » (TA Grenoble, 7 novembre 2013, M. A. K., n° 1302502), le Conseil d’Etat a récemment précisé que le respect des croyances religieuses n’impose pas à l’administration pénitentiaire « de garantir, en toute circonstance, une alimentation respectant ces convictions » (CE, 25 février 2015, Stojanovic, n° 375724), mais seulement « de permettre, dans toute la mesure du possible eu égard aux contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements et dans le respect de l’objectif d’intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires, l’observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses » (CE, 10 février 2016, n° 385929). Il n’en résulte donc aucune obligation de résultat mais seulement une obligation de moyens limitée à « la mesure du possible ». Le fait pour l’administration pénitentiaire de fournir des menus conformes lors des principales fêtes religieuses, des menus de substitution tels que les menus sans porc ou végétariens et de permettre aux détenus de cantiner pour se procurer eux-mêmes de la nourriture halal suffit à satisfaire cette obligation. Or cette obligation de moyens semble toujours insuffisante au regard de la formulation de l’article R57-9-3 du CPP selon laquelle la personne détenue « doit pouvoir satisfaire » aux exigences de la pratique de son culte. L’on peut également considérer que la prise en charge individuelle par la personne détenue de menus conformes à la pratique d’un culte peut engendrer une inégalité de traitement en fonction de ses ressources financières et de l’établissement dans lequel elle se trouve.

Ces différentes exceptions au principe de laïcité sont doublées en détention d’une atteinte évidente à la neutralité du service public pénitentiaire en raison du statut particulier dont bénéficient les aumôniers.

B) La collaboration de l’administration pénitentiaire et des agents cultuels

Le principe de laïcité interdit en effet aux pouvoirs publics de financer l’exercice d’un culte. Là encore ce principe prend un sens différent en détention en raison de la nécessaire collaboration de l’administration pénitentiaire avec des services d’aumônerie. Cette exception au principe de non financement est d’ailleurs prévue par l’article 2 de la loi de 1905 et serait même « inhérente » au principe de laïcité en ce qu’il implique de garantir la liberté de culte des croyants (GUILLET, 2012). En effet, l’Etat laïc doit garantir aux « publics captifs » (Conseil d’Etat, 2014, p. 7) en raison d’une entrave à la liberté de circulation (peine privative de liberté, instruction obligatoire, obligations du service national avant la réforme de 1997) ou pour une incapacité physique (asile, hôpital), l’exercice effectif de leurs pratiques religieuses en ayant recours à des aumôniers. Au sein de la prison, ceux-ci sont cependant dans une « position d’entre-deux » en raison de l’ambiguïté de leur statut (BÉRAUD, DE GALEMBERT, ROSTAING, 2013).

Ils sont en effet indemnisés par l’administration pénitentiaire (décret n° 2005-1546 du 8 décembre 2005 portant création d’une indemnité allouée aux ministres du culte des aumôneries des établissements pénitentiaires), à l’exception des auxiliaires bénévoles d’aumônerie (art. D 439-2 CPP), et contrairement aux aumôneries scolaires qui sont à la charge des familles (art. R 141-7 du code de l’éducation), mais au même titre que les aumôniers militaires, assimilés à des officiers admis à servir par contrat et rémunérés par l’Etat (décret n° 2008-1524 du 30 décembre 2008 relatif aux aumôniers militaires). Ces intervenants cultuels « consacrent tout ou partie de leur temps » (art. D 439-1 CPP) à l’organisation des offices religieux, des réunions cultuelles et à l’assistance spirituelle aux détenus (art. R 57-9-4) et disposent pour accomplir leur mission du droit de libre circulation dans l’établissement, de s’entretenir individuellement et sans surveillance avec les personnes détenues (art. R 57-9-6) et d’un droit de correspondance protégée (art. R. 57-8-20 CPP). Sans être considérés comme de véritables fonctionnaires, et bien qu’ils « ne doivent exercer auprès des détenus qu’un rôle spirituel et moral » (art. D 439-3 CPP), ils sont néanmoins de véritables agents publics contractuels et peuvent, notamment, participer à la commission pluridisciplinaire unique chargée de donner un avis en matière de sanctions disciplinaires. Cette collaboration vient ainsi contredire la neutralité de l’administration pénitentiaire puisque le principe de laïcité s’impose en principe à tout agent des services publics (CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017) et aux « représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique » (CEDH, 23 févr. 2010, Ahmet Arslan c/ Turquie, n° 41135/98 ; CEDH, 15 févr. 2001, Dahlab c/ Suisse, n° 42393/98). L’on peut en effet considérer que la prise en charge spirituelle des détenus participe de la mission générale de surveillance et de réinsertion dévolue au service public pénitentiaire et donc à l’exercice d’une fonction publique.

L’incertitude est encore plus grande lorsque le Conseil d’Etat juge conforme au principe de laïcité le versement d’une prime de sujétions spéciales identique à celle allouée aux fonctionnaires de l’administration pénitentiaire à une congrégation religieuse. Si le Conseil d’Etat précise que les membres de la congrégation ne sont ni fonctionnaires ni agents publics et n’exercent aucune mission de surveillance mais des « fonctions complémentaires de soutien », la convention passée entre l’Etat et la congrégation les qualifie bien de « surveillants congrégationnistes », lesquels participent à la prise en charge des détenus et reçoivent une indemnisation pour ce « concours apporté au fonctionnement du service public pénitentiaire » (CE, 27 juillet 2001, Synd national pénitentiaire Force ouvrière et autres, n° 215550 et 220980 ; CE, 10e sous-sect., 29 mai 2002, n° 235806).

Dans l’espace carcéral, l’Etat est donc soumis à un ensemble d’obligations positives malmenant le principe de laïcité, afin de rendre effectif le droit à la liberté de religion. Mais lorsqu’elle intervient, la puissance publique doit en outre veiller à garantir l’égalité de traitement dans l’exercice du culte. Or son action rencontre là encore des limites et des ambiguïtés en détention.

II) Le traitement public de la liberté de religion dans l’espace carcéral : entre contrainte égalitaire et risque de discrimination

Si le principe de laïcité implique pour l’Etat de ne reconnaitre aucun culte, la manifestation de la liberté religieuse dans l’espace carcéral interroge ce principe à un double titre : en tant qu’enjeu d’égalité et enjeu de discipline. Pour assurer une égalité de traitement en matière de liberté religieuse, l’administration pénitentiaire est amenée à prendre part à la reconnaissance et à la régulation des cultes, qui deviennent un « objet d’analyse juridique » (ROLLAND, 2013) (A). A l’inverse, les exigences de sécurité peuvent conduire à des discriminations en matière de liberté d’exercice du culte, ce dont témoigne le traitement public de la radicalisation en détention (B).

A) L’administration pénitentiaire et l’égalité des cultes

Selon l’article 1 de la Constitution, « La République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Aussi, si l’Etat doit être a-religieux, se tenir à distance du phénomène religieux, c’est justement pour permettre le libre développement et la libre expression de toutes les religions, sans discrimination, au sein de la cité. Cet équilibre est difficile à tenir dans l’espace carcéral car loin du principe de neutralité impliquant l’indifférence, la puissance publique doit alors prendre une part active dans la connaissance et la reconnaissance des cultes.

L’administration pénitentiaire doit en effet ajuster l’offre religieuse qu’elle garantit à la demande d’assistance spirituelle, ce qui exige une connaissance la plus exacte possible des différents cultes et de leurs besoins spécifiques. Celle-ci nécessite une formation du personnel pénitentiaire chargé de garantir l’exercice effectif du culte dans le respect des contraintes inhérentes à la détention et des besoins spirituels. La formation continue du personnel est d’ailleurs rappelée à l’article 26 du décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire et illustrée par les différentes notes adoptées par l’administration pénitentiaire au sujet des pratiques confessionnelles en prison (V. la note du 16 juillet 2014 relative à la pratique du culte en détention comprenant en annexe une liste des principaux objets cultuels autorisés, BOMJ n°2014-08 du 29 août 2014). Pour que « chaque détenu [puisse] satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle », il est ainsi nécessaire de pouvoir identifier les objets de prière qui doivent être laissés à la disposition des détenus et d’aménager le temps et l’espace carcéral en tenant compte des temps de prière et des fêtes religieuses de chaque culte. Pour accompagner l’administration dans cette prise en charge, un référent chargé de la laïcité et de la pratique du culte est institué auprès des établissements, des directions interrégionales des services pénitentiaires et de l’administration centrale, pour coordonner les mesures d’assistance spirituelle et participer à la formation des aumôniers. Ces derniers sont également les interlocuteurs privilégiés de l’administration pour les questions cultuelles, afin, notamment, de fixer les jours et heures de célébration des offices et fêtes religieuses en accord avec le chef d’établissement (art. R. 57-9-5 CPP).

Or en raison de la diversification de la demande religieuse en détention, l’offre d’assistance cultuelle semble aujourd’hui inégalitaire. Jean-Marie Delarue, l’ancien Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a dénoncé cet état de fait en soulignant un nombre plus élevé d’aumôniers du culte catholique au détriment du culte musulman ou d’autres cultes moins représentés, tels que le culte bouddhiste (CGLPL, 2011). Et le Conseil d’Etat a considéré que l’administration pénitentiaire ne pouvait refuser l’agrément à des ministres du culte en prétextant du faible nombre de détenus pratiquant la confession des Témoins de Jéhovah (CE 16 octobre 2013 Garde des sceaux c/ M. Fuentes et autres, n° 351115).

Cependant, la procédure d’agrément des aumôniers est complexe en ce qu’elle implique une connaissance des cultes existants par la puissance publique. La reconnaissance des pratiques confessionnelles existantes pouvant bénéficier d’un agrément interroge alors la compétence de l’administration pour identifier une religion. Or, « si l’Etat est contraint de s’intéresser au culte qui, par son extériorisation, concerne le maintien de l’ordre public, la religion au contraire n’appellerait qu’une “sainte ignorance” » (Rolland, 2013, p. 4). Mais si la puissance publique ne peut en principe porter aucune appréciation sur l’existence d’un culte (Cass. crim., 30 juin 1999, Proc. gén. CA Lyon, n° 98-80.501), la jurisprudence a nécessairement mis en œuvre des critères d’identification, tels que la pratique de rituels, afin de donner une qualification juridique aux associations cultuelles (CE, 14 mai 1982, Association internationale pour la conscience de Krishna, n° 31102). Le Conseil d’Etat a ainsi reconnu au culte des Témoins de Jéhovah le statut d’association cultuelle en considération de plusieurs éléments : l’objet exclusif d’exercice d’un culte, des activités en relation avec cet objet qui ne portent pas atteinte à l’ordre public (CE, 23 juin 2000, Ministre de l’économie et des finances c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Clamecy, n°215109).

Enfin, l’agrément est accordé par le directeur interrégional des services pénitentiaires après avoir recueilli l’avis du préfet et sur proposition de l’aumônier national du culte concerné (art. D. 439 CPP). Selon la circulaire du 20 septembre 2012 relative à l’agrément des aumôniers, cette consultation des autorités religieuses permet à l’administration pénitentiaire de ne pas se substituer à celles-ci « dans l’examen de l’opportunité des candidatures présentées » et de respecter ainsi la séparation des Eglises et de l’Etat. Cependant, cet avis ne lie pas l’administration qui peut opposer un refus motivé par des considérations d’absence de besoins ou d’ordre public. A l’inverse, la demande de retrait d’un agrément par un aumônier national contraint l’administration à le retirer (CE, 17 octobre 1980, M. Pont, n° 13567 ; TA Melun, 1er avril 2011, M. Stehr, n° 0809651).

La procédure d’agrément implique ainsi une collaboration étroite entre l’administration pénitentiaire et les autorités religieuses qui semble contraire au principe de séparation. Cette collaboration est d’autant plus forte que les aumôniers agréés, seuls autorisés à organiser les activités religieuses, participent, aux côtés de l’administration pénitentiaire, à la lutte contre le prosélytisme et les dérives radicales et sectaires en détention.

B) L’administration pénitentiaire et le traitement de la radicalisation en détention

De manière générale, la liberté confessionnelle peut faire l’objet de limitations dans l’intérêt de la sécurité publique et des nécessités de l’ordre public (V. pour les nécessités d’identification des documents d’identité : CE, 27 juill. 2001, Fonds de défense des musulmans en justice, n° 216903 ; CE, ord. réf., 6 mars 2006, Association United Sikhs et M. A., n° 289946 ; CEDH, 11 janvier 2005, M. Phull c. France, n° 35753/03). Ces nécessités étant exacerbées dans l’espace carcéral, la question religieuse peut dès lors relever d’une logique de gestion de la population carcérale conçue en terme de dangerosité.

La pratique d’une religion peut en effet être considérée tout à la fois comme un moyen de discipline et comme une source de problèmes disciplinaires. Pour reprendre les analyses de Michel Foucault, « la prison doit être un appareil disciplinaire exhaustif […], elle doit prendre en charge tous les aspects de l’individu, son dressage physique, son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions » (Foucault M., 1975, p. 273). La fonction « expiatoire » de la peine de détention, qui vise à contrôler le corps et à soigner l’âme en vue d’une réinsertion sociale peut trouver son expression la plus récente dans les programmes de déradicalisation « qui ont pour caractéristiques majeures de se focaliser sur l’individu en tant que personnalité à corriger et en tant que membre d’une communauté à « éduquer » » (BRIÉ et RAMBOURG, 2016). Ces programmes expérimentés par le gouvernement suite aux attentats de 2015, visent à identifier et regrouper les personnes radicalisées ou en voie de l’être et à les prendre en charge au sein d’unités dédiées par un personnel spécialement formé et une approche pluridisciplinaire, sous forme d’entretiens individuels et de séances collectives portant sur la laïcité et le vivre ensemble. De ce fait, et paradoxalement, tout comme l’assistance spirituelle, la « déradicalisation » constitue également un outil de réinsertion pour « aider la personne détenue à se rédimer » (URVOAS, 2016).

Or en raison du contexte actuel de lutte contre le terrorisme, ce traitement spécifique du radicalisme religieux visant particulièrement le culte musulman peut être source de discrimination en matière de régime carcéral. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a ainsi dénoncé le regroupement des personnes radicalisées en raison de critères de sélection fondés sur l’incrimination terroriste ou des comportements apparents non adaptés (port de la barbe, possession de tapis de prière, etc.), du risque accru de prosélytisme par la concentration des personnes, et du risque de stigmatisation et de discrimination de cette population induite par un régime de détention sui generis d’isolement et plus restrictif (CGLPL, 2015 et 2016). La logique du regroupement des détenus radicalisés semble avoir été remise en cause par le gouvernement qui a annoncé, en octobre 2016, la transformation des unités de prise en charge de la radicalisation officialisées par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le terrorisme (art. 726-2 CPP), par des « quartiers d’évaluation de la radicalisation » pouvant accueillir des détenus pendant quatre mois. Les détenus radicalisés seront alors répartis dans vingt-sept établissements, avec une surveillance spécifique et des programmes individualisés de « désengagement de la violence ». Seuls les détenus aux profils les plus dangereux seront regroupés dans des quartiers sécurisés pour détenus violents (URVOAS, 2016). La logique de prise en charge des personnes radicalisées ou en voie de l’être est cependant maintenue.

Cette prise en charge conduit la puissance publique à s’immiscer dans la vie intime et spirituelle des personnes détenues pour identifier les personnes radicalisées. La mise en œuvre d’un programme de déradicalisation implique en effet une définition préalable de la radicalisation par la constitution de nouveaux savoirs permettant de détecter les profils prosélytes (RAGAZZI 2014), nécessitant là encore la collaboration des aumôniers agréés (notamment avec un renforcement de la nomination et de la qualification des aumôniers du culte musulman, Cf les Observations du Ministère de la justice, CGLPL, 2015). En août 2016, un conseil scientifique de lutte contre la radicalisation violente a également été mis en place pour repérer les pratiques religieuses radicales telles que les modifications de l’apparence ou l’intensification de la pratique religieuse. Or cette identification révèle une fois de plus l’ambiguïté du rapport de l’Etat au phénomène religieux qui loin d’entretenir un rapport distancié, s’infiltre dans la question religieuse.

Si selon le Conseil d’Etat, « pour les pères fondateurs de la loi de 1905 (…), la laïcité n’est pas le refoulement des religions ou de leurs manifestations de l’espace public vers la sphère privée [mais] le refus de l’accaparement de l’Etat et de la société par les religions et, inversement, de la mainmise de l’Etat sur cellesci » (Conseil d’Etat, 2004, p. 263), les programmes de déradicalisation ne sont-ils pas la manifestation d’un contrôle étatique sur l’exercice des cultes conduisant la puissance publique à définir ce que doit être une pratique religieuse ? Au sein de l’espace carcéral, l’Etat se faisant « institution totale » (GOFFMAN, 1968), ne peut finalement se séparer ni se distancier de la question religieuse.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 124.

[1] Les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle sont toujours régis par le régime concordataire de la loi du 18 germinal an X, ce qui a été jugé conforme au principe de laïcité (Cons. const. 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]).

[2] Le décret du 6 février 1911 pris pour application de la loi de 1905 dans les colonies, n’a concerné que la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. Pour les territoires de la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Mayotte, l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 relative au culte catholique et les décrets-lois Mandel des 16 janvier 1939 et 6 décembre 1939 relatifs aux autres cultes continuent de s’appliquer.

[3] Il est singulier de relever que le terme de peine, du latin poena, réparation, expiation, châtiment, souffrance, et celui de pénitence, du latin paenitentia, se repentir de, renvoient également aux termes pénitentiaire et pénal.

Eléments de bibliographie

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