Histoire(s) toulousaine(s) & administrativiste(s). En 1853, c’est à l’Université de Toulouse (et non à Paris !) qu’à l’initiative des professeurs Chauveau et Batbie, on fonda le premier média juridique français spécialisé en matière de pratique et de droit administratifs : le Journal du Droit Administratif (Jda) dont le présent ouvrageest une forme de « continuité » sinon de résurgence.
Le Droit administratif à Toulouse ou Toulouse « par » le Droit administratif est donc sérieusement ancré dans notre histoire académique qu’incarne, bien après 1853 cela dit, le « Commandeur » de tous les publicistes de droits internes : le doyen de la Faculté de Droit de Toulouse, Maurice Hauriou.
Un lieu & du Droit. L’idée d’analyser un lieu ou un territoire (ici occitan) à travers les yeux et le prisme de juristes (en l’occurrence publicistes) se fera dans cet ouvrage en clins d’yeux successifs (et ce, pour garder toujours au moins un œil ouvert !) : d’abord, elle se fera – on l’a dit – dans la continuité des travaux (de 1853 puis de 2015) du Journal du Droit Administratif (désormais en ligne) dont les quatre membres du comité de rédaction ont lancé la présente initiative pour la première fois sur support également imprimé et ce, avec le concours de l’Université Toulouse 1 Capitole. Par ailleurs, l’ouvrage sort parallèlement à un second opus relatif à Orléans dans la jurisprudence des Cours suprêmes (dir. Charité & Duclos) au Tome XXVIII de la même collection « L’Unité du Droit » des Editions l’Epitoge (du Collectif L’Unité du Droit).
Trois parties entre Enseignement, Notions & Prétoires. Concrètement, le présent dossier est construit à partir de vingt-huit contributions réparties en trois temps : celui de l’enseignement du droit administratif à Toulouse (avant et après la figure solaire et charismatique du doyen Hauriou) (I) puis celui de plusieurs notions administrativistes appliquées et confrontées au territoire toulousain (intercommunalité, propriété, urbanisme, fonction publique, etc.) sans oublier l’importance tant quantitative que qualitative des droits européens intégrés et revendiqués (II). Enfin, ce sont les décisions et la jurisprudence que nos auteurs ont (ré)investies en mettant en avant de célèbres arrêts et jugements (allant de la dame veuve Barbaza à la société Giraudy en passant par la proclamation du Principe général du Droit à un salaire minimum) mais ce, sans oublier non seulement des affaires récentes (comme celles relatives à la privatisation de l’aéroport de Blagnac, à la tragédie d’Azf ainsi qu’au contentieux du boulevard périphérique nord) mais encore des décisions moins connues (III).
Toulouse est ainsi… aussi dans la… place contentieuse ! #Toulouserepresents
Particularismes toulousains : entre Puissance & Service publics. Cette place, cela dit, c’est aussi évidemment à Toulouse celle du Capitole dont l’ouvrage rappelle quelques particularités urbanistiques et même lyriques. Il faut dire que la « ville rose » ne se réduit pas – particulièrement en droit administratif – à un cassoulet ou à des saucisses accompagnées de violettes sur fond de briques avec pour commensaux des rugbymen qui disputeraient au Tfc une première place pour chanter du Nougaro et/ou du Big Flo & Oli ! En droit public, en effet, Toulouse c’est encore Météo-France, Airbus ou encore Toulouse Métropole mais c’est aussi, comme le souligne le professeur Delvolvé dans sa préface, un résumé du Droit administratif et de son histoire (là encore marquée du sceau d’Hauriou) entre puissance et service publics.
Actualités 2020 : entre Cour & Virus. Par ailleurs, à l’heure où nous publions ce livre, deux actualités ont également marqué les esprits à propos de Toulouse « par » le droit administratif. D’abord, c’est l’annonce par le Conseil d’Etat à l’automne 2019 de l’implantation, à Toulouse, de la future et neuvième Cour Administrative d’Appel ce qui va soulager la Cour bordelaise (mais faire grincer les dents des Montpelliérains) et compléter la présence, en premier ressort, du Tribunal Administratif. Par ailleurs, à la fin de l’hiver 2020, ce n’est pas Toulouse mais la planète entière qui a été terriblement impactée par la pandémie du Coronavirus ou Covid-19 qui a, elle-même, symptomatiquement sur-sollicité nos services hospitaliers. Nous n’oublions alors pas que c’est à Toulouse, en 1968, que la Commission Administrative des Hôpitaux de Toulouse créa le premier Service d’Aide Médicale Urgente (ou Samu) qui allait devenir national.
En vous souhaitant, malgré les confinements et avec l’accent (et en grignotant une véritable chocolatine), une bonne lecture toulousaine de notre Droit administratif.
Table des matières :
Lorsqu’une contribution apparaît en rouge / en lien c’est qu’il est possible (en cliquant dessus) d’en découvrir le texte ou des extraits !
Présentation
Par Mathieu Touzeil-Divina (dir.), Mathias Amilhat, Maxime Boul & Adrien Pech
Art. 304. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
Peut-on vraiment envisager un « droit administratif[1] » enseigné à Toulouse avant[2] que ne s’y installe et y prédomine le doyen Hauriou ? L’homme et son génie n’ont-ils pas tant « créé » sinon « façonné » la matière académique « droit administratif » que rien de véritablement important n’existerait auparavant ? On peut être tenté de le penser et il est manifeste qu’il y a un « avant » et un « après » Hauriou dans l’histoire toulousaine et même française de l’enseignement du droit administratif. Pour autant, la « cathédrale » Hauriou reposait, elle-aussi, sur des fondations universitaires que son génie a longtemps eu tendance à éclipser[3]. Ainsi qu’on a d’ailleurs déjà essayé de le démontrer, il y a bien eu une sinon plusieurs générations d’administrativistes (on nous pardonnera le néologisme) avant que n’arrivent au firmament du droit public les Edouard Laferrière, les Léon Duguit et les Maurice Hauriou. N’oublions effectivement pas non seulement que les Républicains universitaires d’après 1880 quand ils enseignaient (de gré ou de force) le droit administratif en avaient tous reçu au moins des premières leçons lors de leurs formations académiques (ce dont leurs prédécesseurs n’avaient pas tous bénéficié) mais encore que ces véritables pères ou grands-pères du droit public avaient parfois eux-aussi proposé des systématisations et théorisations doctrinales[4].
Le droit administratif n’est pas né de façon spontanée. Son enseignement pas davantage même si cela remet en question(s) le panache de déclarations à l’emporte-pièce telles celle de Jèze[5] magnifiant le Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux et sa génération : « Enfin Laferrière vint » !
Pour envisager brièvement cette préhistoire en un siècle (1788-1888) du droit administratif[6] enseigné à Toulouse avant Hauriou (c’est-à-dire avant que ce dernier n’accède comme titulaire à la chaire toulousaine de droit administratif en 1888), on en présentera d’abord quelques éléments généraux[7] chronologiques (I) avant d’exposer une galerie subjective des portraits de ses titulaires (II). Un espace particulier sera par suite réservé aux deux fondateurs du présent Journal du Droit Administratif (Jda) originel : MM. Adolphe Chauveau et Anselme Polycarpe Batbie (III).
I. L’Université de Toulouse désireuse, dès 1789 puis 1829, d’un enseignement publiciste pour rivaliser avec Paris & Poitiers
Sous l’Ancien Régime (et donc en 1788), il n’existait principalement que des enseignements de droits romain, canon et essentiellement – civil – français ; les seuls enseignements du droit public ayant existé ont été ceux de répétiteurs ou de précepteurs privés et il n’y eut que peu d’enseignement public du droit public ; il s’agissait alors d’une science réservée à l’élite dirigeante : aux « seigneurs » conseillés par des auteurs tels que Domat ou encore De la Mare. A Toulouse, néanmoins, l’Université a connu des prémisses du droit public avant 1789 et ce, au sein de la chaire de « droit français » ainsi que le rappellent nos estimés collègues Espagno-Abadie et Devaux dans l’art. préc. avec par exemples les leçons d’un Antoine de Martres. Avec la Révolution française, la volonté d’enseigner « la Constitution » a certes existé mais elle ne s’est pas vraiment matérialisée. Ces leçons (pourtant prescrites par le décret du 26 septembre 1791[8]) furent rares et esseulées et non généralisées ; tout y dépendait de la volonté des enseignants affectés. A Rennes, ce serait Lanjuinais qui aurait assuré ce cours que Jacquinot offrait à Dijon. A Toulouse, on n’en sait peu. On connaît les titulaires (dont un dénommé Rouzet) mais on ignore le contenu hypothétique de leurs leçons.
A. Avant l’Université impériale : école centrale & Institut Paganel
Avec la suppression des anciennes Facultés de Droit, lors du Directoire, il y eut a priori quelques cours de législation portant sur le droit public (à partir de 1795) dans les nouvelles « Ecoles centrales » mais là encore on ignore si toutes les écoles y dispensèrent un enseignement publiciste. Les archives témoignent plutôt d’une rareté de cet enseignement attesté cependant par exemple à Dijon avec Proudhon et jusqu’à Maastricht (ou la France s’étendait alors).
Ainsi, s’il n’a pas existé de 1793 à l’an XII (1804) d’enseignement universitaire propre au droit, il faut bien faire une place aux écoles centrales[9] des départements créées en l’an III et modifiées dès l’an IV. C’est effectivement, sous le Directoire, la Loi du 07 ventôse an III (25 Février 1795) et celle du 03 brumaire an IV[10] (25 octobre 1795) qui créent et organisent les écoles centrales pour « l’enseignement des sciences, des lettres et des arts ». Il s’agit d’un enseignement encyclopédique[11] dans la plus pure tradition révolutionnaire : on y enseigne ainsi aux élèves, de 12 à 18 ans, les belles-lettres, les mathématiques ou les sciences techniques en ne faisant qu’une bien maigre place aux études de droit. Il n’était alors prévu pour la science juridique, qu’une seule chaire « d’économie politique et de législation », qui, à la suite de la Loi de brumaire an IV, prit le titre unique de cours de législation. Ce texte législatif a d’ailleurs eu pour origine l’un des premiers grands rapports écrits sur l’Instruction Publique supérieure : le mémoire de Daunou[12]. Les écoles centrales y apparaissent comme des établissements généralistes censés dépasser les anciens collèges royaux sans approfondir pour autant aucune matière en particulier. Les élèves y étaient répartis par classes d’âges en trois sections : de 12 à 14 ans, de 14 à 16 ans et à partir de 16 ans. C’est dans la troisième et dernière section qu’entre la grammaire, l’histoire et les belles-lettres, un professeur de législation était mentionné. Au-dessus de ces écoles centrales dont il existait un établissement par département, le titre III de la Loi de brumaire an IV avait prévu douze écoles spéciales dont une était consacrée aux « sciences politiques ».
Concrètement, les cours de législation furent suivis de façons différentes selon les lieux, les étudiants et les enseignants. Aussi une grande part du succès de ces leçons reposa-t-elle, en fait, sur l’aura et le charisme du titulaire de la chaire. On se souvient ainsi de Berriat-Saint-Prix (dans l’Isère), de Proudhon (dans le Doubs), de Lanjuinais (en Ille-et-Vilaine), de Berthelot (dans le Gard), de Cotelle[13] (père) (dans le Loiret), ou d’Henrion de Pansey (en Haute-Marne) mais on oublia, peut-être, des hommes tels qu’Hanf[14] dans le département de la Meuse Inférieure (Maastricht).
A Toulouse, le décret du 17 avril 1795 a également organisé une école centrale dans le département de la Haute-Garonne et l’on doit à Philippe Picot de Lapeyrouse[15] son érection. On sait par ailleurs qu’un dénommé citoyen Bellecour[16] (fils) y fut chargé, malgré son jeune âge (sic) d’un cours de législation spécialement intitulé « droit public – droit constitutionnel ». On en sait toutefois fort peu sur ce qu’il professa concrètement. Rares témoignages de cette période : des affiches et programmes imprimés de cours[17]. On sait en revanche que dans plusieurs documents, Bellecour est dénommé « professeur de droits de l’Homme » (sic).
On retiendra donc, de façon générale, de cet enseignement du droit par les écoles centrales qu’il fut bien trop faible au moins quantitativement. Tous les départements ne furent en effet pas pourvus d’une chaire de législation et rares y furent, comme à Toulouse, les leçons spécialement consacrées au droit public. De plus, les cours, lorsqu’ils avaient lieu n’étaient pas forcément professés par des juristes qualifiés. Enfin, les Universités d’Ancien Régime ayant été supprimées, il n’existait pas d’autre lieu officiel de l’enseignement du droit. C’est pourquoi, un système privé et parallèle d’enseignement supérieur se mit peu à peu en place. Parmi ces établissements privés, on retiendra à Paris l’Académie de Législation et l’Université de Jurisprudence[18].
Dans la ville rose, comme il en fut à Paris à l’Académie de Législation où professa Challan, il exista un Institut privé dit Paganel (car dû aux bons soins du représentant du peuple Pierre Paganel). En son sein, Pierre Laromiguière[19] et le (fils) Bellecour y dispensèrent des cours de droit[20]. Souvent organisés par des praticiens, anciens avocats ou magistrats de l’Ancien Régime, ces cours privés avaient, semble-t-il, davantage de public que les cours officiels des écoles centrales. De surcroît, cet enseignement privé devint encore plus nécessaire lorsque, par la Loi du 11 floréal an X[21], on vota la suppression des écoles centrales. Certes, la Loi de floréal avait bien prévu la création de dix écolesspéciales à l’étude des Lois et constituées de quatre professeurs mais jusqu’en l’an XII aucune de ces Ecoles de droit ne fut concrètement instituée. Aussi, de l’an X à l’an XIV plusieurs académies privées pallièrent-elles ce manque et ce, avec la reconnaissance, officieuse, du gouvernement consulaire. A Toulouse, ainsi et déjà, la ville voulait rivaliser avec Paris et se présentait – en matière juridique au moins – comme la première ville d’importance des départements. On comprend donc pourquoi l’Institut Paganel (même si ce ne fut que très bref) s’y épanouit comme sera revendiquée par suite l’une des premières chaires, après Paris, de droit administratif dans l’Université impériale devenue royale.
Par ailleurs, en l’an XII (13 mars 1804), avec la recréation des Ecoles (qui deviendront Facultés) de Droit, la Loi dite du 22 ventôse va surtout instaurer un enseignement des Codes du droit privé (civil et pénal puis de procédure). Officiellement, on instituera cependant également une étude du « droit public français et [du] droit civil dans ses rapports avec l’administration publique ». Autrement dit, à partir de 1804, l’enseignement du droit public sera formellement reconnu et doublement divisé : non seulement il ne bénéficiera pas d’un enseignement propre (avec des chaires à part entière comme celles du Code civil) et sera seulement le complément de cours privatistes mais en outre on y distinguera – déjà – deux éléments d’étude successifs : le droit constitutionnel (alors qualifié de « public ») et enseigné en deuxième année et le droit administratif (ou « droit civil dans ses rapports avec l’administration publique »), enseigné en troisième année. Ici encore, cependant, la lecture des archives nous démontre qu’a priori peu d’établissements mirent en place durablement ces enseignements « accessoires ». Il y eut vraisemblablement (comme à Paris avec Portiez de l’Oise ou comme à Poitiers avec Gibault et Gennet et encore comme à Rennes avec Legraverend fils) de tels enseignements lors des premières années d’application de la Loi d’an XII. Toutefois, il n’existe que peu de traces de ces enseignements oraux. Mentionnons cependant, à Parme puis à Milan (alors dans l’Empire français), l’exceptionnelle doctrine d’un Gian Domenico Romagnosi qui, sous l’Empire, puis comme Italien fut l’un des premiers pères du droit public européen.
S’agissant du cours toulousain de « droit civil dans ses relations avec l’administration publique » en marge des leçons de la 3e chaire de Code civil, on sait que c’est le professeur (et futur doyen) Jean-Raymond de Bastoulh qui en fut chargé. On sait par ailleurs grâce, aux précieuses recherches préc. d’Olivier Devaux et Delphine Espagno-Abadie, que cette partie administrative du cours de Code civil a, au moins été enseigné, pendant les deux premières années 1806-1807 et 1807-1808 puisqu’en atteste le registre facultaire des délibérations[22]. Surtout, on doit à l’extraordinaire travail de Jean-François Babouin qui a réussi à retrouver, par quatre cahiers jusqu’ici anonymes et formant 264 pages manuscrites, ledit cours de 1807. On doit à notre collègue d’avoir ainsi exhumé, démontré la paternité et analysé[23] ces premières leçons administrativistes toulousaines du civiliste de Bastoulh.
Cela dit, il semblerait que – rapidement – les deux premiers enseignements publicistes officiels de l’Université (droit constitutionnel et droit administratif) pourtant obligatoires soient rapidement tombés en désuétude et ce, y compris à Toulouse !
Comment alors que le programme était totalement nouveau (le Code Napoleon) et titanesque pouvaient-ils et préparer et enseigner leur cours de Code et celui ou ceux de droit public et administratif ? Il y avait beaucoup trop à faire. Ensuite, la plupart des enseignants sans aller jusqu’à affirmer qu’ils étaient incompétents répugnaient à enseigner une matière publiciste qui leur était totalement étrangère et pour laquelle ils n’avaient pas forcément envie de s’investir. Ainsi faute de temps, de moyens certainement, d’envie de ces professeurs tous privatistes d’enseigner une matière inconnue et faute de pression et d’encouragements de la part de l’administration universitaire, les cours de droit public et administratif furent-ils rapidement laissés à l’abandon. Peut-être même qu’avait ressurgi l’argument qui, jadis, avait empêché tout enseignement publiciste : c’est-à-dire la mention du caractère trop politique, subjectif voire séditieux de ces leçons.
B. La création d’une chaire publiciste ultra (1829-1830)
A l’exception donc de quelques leçons publicistes délivrées en fin d’année par les titulaires des premières chaires de Code civil, il n’exista pas en France d’enseignement proprement publiciste lors des premiers temps de l’Université impériale. Seule la Faculté de droit de Paris réussit l’exploit, en 1819, d’obtenir la création d’un enseignement du droit public et administratif avec les leçons du Baron de Gérando. Toutefois, au bout de six mois, le cours sera purement et simplement supprimé (ici encore sûrement pour des motifs politiques tenant aux caractères dits dangereux ou séditieux selon d’aucuns dudit cours). Il faudra ensuite attendre 1829 pour que ce cours soit à nouveau programmé à Paris.
L’apprenant, les deux Facultés de province de Poitiers et de Toulouse, réclamèrent ce même enseignement désormais administrativiste et non (comme en 1819) de droit public et administratif. Ainsi, c’est effectivement dès 1829, alors que l’on venait de rétablir l’enseignement parisien, que l’Université de Toulouse réclama de « tenir son rang » puisqu’en nombre d’étudiants[24], elle apparaissait comme la deuxième Ecole de droit du Royaume. Or, à la tête du ministère des affaires ecclésiastiques et de l’Instruction Publique[25] siégeait, depuis le 08 août, le baron Isidore de Montbel qui avait récemment été élu maire … puis député ultra de la ville de Toulouse[26].
Bien que le mandat de ce dernier se comptât en jours, il eut le temps, à peine arrivé, d’obtenir, pour sa ville, la création d’une chaire de droit administratif demandée avec insistance par le doyen (Jean-Raymond) de Bastoulh pour essentiellement deux raisons : d’abord obtenir, pour son Ecole, le même enseignement que celui dispensé à Paris et, de façon plus personnelle, afin d’occuper son fils, « Carloman de Bastoulh, professeur suppléant sans emploi » (sic) dans le même établissement. Les archives nationales témoignent[27] ainsi des véritables raisons qui ont poussé la Faculté de droit de Toulouse à demander puis obtenir une chaire de droit administratif : il ne s’agissait malheureusement pas d’agir au nom d’un objectif scientifique de promotion du droit public ! Quelques mois auparavant, toutefois, c’est un objectif similaire qui avait été invoqué en premier devant le ministre de l’époque, le Comte de Vatimesnil. Le doyen de Bastoulh[28], effectivement, avait alors mis en avant le constat suivant[29] : « une chaire de droit administratif serait absolument nécessaire pour l’instruction des nombreux élèves qui fréquentent nos cours ; plusieurs d’entre eux se destinant à parcourir la carrière administrative ». C’est alors une ordonnance en date du 27 septembre 1829[30] qui va concrétiser cette requête toulousaine. Il s’agira, ici comme à Caen en 1830, d’une norme créant une chaire « jumelle » ou « copie » de la chaire parisienne. En effet, dans les deux cas, le texte renverra expressément aux dispositions de l’ordonnance parisienne du 19 juin 1828 au profit de de Gérando. C’est par la suite le 13 octobre 1829 que Carloman de Bastoulh sera officiellement nommé à la tête de ce nouvel enseignement publiciste qu’il n’assura manifestement que peu[31] (et qui plus est accompagné d’un suppléant). En effet, après avoir commencé à donner ses premières leçons au début de l’année 1829-1830, il n’eut pas le temps de les pérenniser puisque, comme son doyen de père, il refusa – comme son suppléant un dénommé (Jean-Marie-Etienne) Armand (ou Arnaud parfois) Laburthe – après juillet 1830, à la rentrée d’automne, de prêter serment aux gouvernants orléanistes.
Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le nouveau gouvernement ne supprima pas directement le cours publiciste mais uniquement celui qui l’avait professé. En effet, prenant acte de l’absence de titulaire à la tête de la chaire de droit administratif, l’ordonnance du 25 novembre 1830[32] y substitua une nouvelle « chaire de droit public français ». Il fallait donc lui trouver un nouveau titulaire. Pour ce faire on demanda au professeur de Code civil, le libéral Malpel, alors nommé recteur de l’académie, de pourvoir aux postes absents. Ce dernier réussit alors à placer[33] à la tête de la nouvelle chaire de droit public « un des ténors du Barreau toulousain : Jean-Baptiste[34] Romiguiere ». « Fils d’un avocat au Parlement, Romiguiere avait été en 1789 un des dirigeants du mouvement révolutionnaire, avant de prendre parti contre les terroristes et d’être déporté lors du 18 fructidor. Avocat depuis 1805 il fut à la barre de tous les grands procès qui défrayèrent la chronique judiciaire sous la Restauration ». Romiguière, qui avait été l’un des chefs du parti libéral[35] à Toulouse, fut installé dans ses fonctions le 01 décembre 1830 mais « comme l’écrit dans ses Mémoires, Charles de Remusat, il s’était fait nommer à la Faculté de droit pour augmenter sa réputation[36], mais n’a jamais enseigné de crainte de la diminuer » ! Wolowsky offrira un témoignage similaire en déclarant[37] que « fut créée, pour M. Romiguiere, une chaire de droit public français à laquelle M. Romiguiere renonça peu de jours après avoir été installé, et sans qu’il eût encore professé ». On peut donc conclure avec Lame-Fleury[38] que la chaire de droit public toulousaine créée en 1830 « n’eut qu’une existence purement nominale ». En outre, cette chaire de droit public français ne se verra, par la suite, jamais attribuer de titulaire et il faudra attendre la fin de l’année 1837.
C. La confirmation d’une chaire pérenne et libérale de droit administratif (à partir de 1838)
Même lorsqu’en décembre 1837, Salvandy créa une chaire spéciale de droit administratif (qu’il offrit à son ami Chauveau, alors avocat à Paris), la chaire vide et précédente de droit public français était encore théoriquement vacante. C’est pourquoi, en 1845[39] alors, la Faculté de droit toulousaine demanda officiellement à ce que l’on supprimât cet enseignement jugé inutile si, comme elle l’espérait, on pouvait en échange lui offrir une chaire d’histoire du droit. Il est donc important de garder en mémoire qu’entre 1830 et 1837 il n’y eut, à Toulouse, aucun enseignement publiciste (ni en droit administratif, ni en droit public français (constitutionnel)). En effet, ainsi que l’a constaté Dauvillier[40], la Faculté de droit était désormais « suspecte d’attachement au légitimisme » ; elle fut en conséquence « traitée avec malveillance alors qu’elle réclamait (…) chaque année » (et ce, jusqu’en 1845) le rétablissement de sa chaire supprimée. Nommé ministre de l’Instruction Publique le 15 avril 1837, Salvandy rédigea, dès le 12 décembre suivant[41], un rapport partant des constats suivants : d’abord il reconnaissait l’utilité scientifique de l’enseignement du droit administratif car celui-ci « se lie à l’exercice de tous les droits, à l’étude de tous les pouvoirs qui sont la base de notre Constitution » puis il remarquait que sur neuf Ecoles de droit, cinq[42], encore, n’en étaient pas pourvues ce qui était fort préjudiciable : « l’absence de cet enseignement place dans un état d’infériorité que rien ne justifie cinq de nos écoles ». C’est alors, pour la première fois, un désir (certes d’inspiration libérale) réellement scientifique qui va motiver, la rédaction de la première ordonnance générale (et non spéciale) à l’enseignement, en France, du droit administratif. Dès la fin de l’année 1837, les Universités de Strasbourg et de Dijon franchirent ce pas. Elles furent ensuite suivies par Grenoble et Rennes et enfin seulement par Toulouse. C’est ainsi que Salvandy, dans le rapport précédant son ordonnance du 12 décembre 1837, constata qu’à Toulouse, « l’ordonnance du 25 novembre 1830 y avait érigé une chaire de droit public français, qui est demeurée jusqu’à présent inoccupée et qui ne se retrouve pas dans la plupart des autres Facultés ». En conséquence, il fallait recréer une chaire à la tête de laquelle on appela, le 25 mars suivant[43], Adolphe Chauveau[44], nouveau titulaire de la « chaire restaurée de Droit administratif ». Toutefois, l’arrivée de Chauveau (qui n’était ni docteur en Droit ni Toulousain) ne plut pas du tout aux titulaires de la Faculté de Droit qui lui réservèrent un accueil si froid qu’il le leur rendit bien ! Les professeurs suppléants ne l’appréciaient – du moins au début – pas davantage puisqu’en nommant Chauveau, l’avocat parisien et ami du ministre, Salvandy avait certes sélectionné un juriste ayant déjà publié et réfléchi au droit administratif mais ce dernier venait flétrir les prétentions des professeurs suppléants déjà implantés à Toulouse et désireux d’obtenir une chaire d’enseignement[45].
Chauveau, aidé un temps (puisque de santé fragile) notamment des professeurs suppléants Batbie et Rozy (on y reviendra infra ainsi que d’autres « intermittents ») régna alors sur le droit administratif toulousain et s’y investit jusqu’à son décès en 1868. Il sera par suite remplacé par Henri Rozy qui occupa les lieux, vraisemblablement sans véritable goût pour la matière, de 1868 à 1882 avant qu’Henri Wallon ne prenne sa place jusqu’en 1888. Avant Hauriou, « la » figure tutélaire du droit administratif à Toulouse a donc été celle d’Adolphe Chauveau.
II. Portraits des premiers administrativistes académiques toulousains
Rencontrons maintenant de plus près ces premiers administrativistes occitans dont on a déjà perçu que pour la plupart d’entre eux (sinon tous) ils avaient accepté (comme Hauriou du reste) de donner des leçons de droit administratif davantage par obligation statutaire (notamment quand ils étaient les derniers « arrivés » ou « recrutés » dans l’ordre hiérarchique du Tableau) que par désir véritable d’approfondir et de diffuser l’enseignement publiciste. Il faut dire que tous, précisément, étaient privatistes et avaient été formés au seul droit privé. On comprend que la « montagne » publiciste les ait effrayés.
A. La dynastie civiliste des de Bastoulh aidée d’un de Laburthe
Le premier nom qui s’impose à nous est celui des de Bastoulh[46] et ce, pour deux raisons. D’abord au nom du père (Jean-Raymond (1751[47]-1838)) et ensuite au nom du fils (Carloman (1797-1871)). Rappelons en effet que le père (qui devint doyen de l’établissement d’août 1821 au 29 septembre 1829) fut l’un des premiers titulaires de la chaire de Code civil III dans laquelle a priori devait être enseigné le droit administratif ou a minima ses linéaments. On ne sait en revanche si – concrètement – le civiliste accepta de s’y adonner plus qu’une année ou deux ! On sait par ailleurs que le futur doyen de Bastoulh avait été avocat au Parlement de Toulouse sous l’ancien régime (vers 1775) et qu’il accéda le 22 mars 1805 comme titulaire de la 3e chaire de Code Napoléon. On devine enfin qu’il fut légitimiste puisque, comme son fils (ou plutôt l’inverse) il démissionna de ses fonctions (y compris décanales) le 29 septembre 1830.
Quant au fils : né le 06 janvier 1797, (Antoine-Hyacinthe) Carloman de Bastoulh était donc l’héritier d’une dynastie occitane. C’est dans sa ville natale, à Toulouse, que Carloman avait obtenu ses grades (du baccalauréat au doctorat[48]) en droit puis qu’il s’était inscrit au Barreau dès 1816. Toutefois, ambitionnant à son égard une carrière d’envergure nationale, son père, dès sa nomination[49] comme doyen de la Faculté de droit, le confia, en novembre 1821, à son ami Isidore de Montbel pour qu’il apprenne auprès du Barreau parisien. Carloman n’y resta toutefois qu’une année puisque, le 09 octobre 1822, il réussit à intégrer l’établissement paternel en qualité de professeur suppléant. Selon Dauvillier[50], c’est dès cette époque qu’il aurait commencé à enseigner le droit administratif. Nous réfutons néanmoins cette thèse puisque les archives nationales[51] nous apprennent que cet enseignant aurait d’abord professé le Code civil puis, à partir de 1828, le cours de droit commercial. En octobre 1829, c’est encore de Montbel qui va permettre à Carloman d’obtenir sa titularisation en tant que professeur de droit administratif. Cette dernière est manifestement d’inspiration politique, amicale, et non scientifique ; le ministre déclarant expressément au doyen et paternel de Bastoulh[52] qu’il désirait lui « donner une preuve de son estime particulière ». En outre, entre la date de création de la chaire et l’annonce de la nomination de son titulaire, Carloman écrivit directement au toulousain de Montbel, soutenu en ce sens par le député Roquette, et n’hésita pas à confier au ministre que puisqu’il s’attendait à être nommé il avait déjà commencé à préparer un (son) cours de droit administratif[53] : « Mes espérances se sont accrues et mon travail a redoublé, afin de justifier la confiance et la faveur que je viens solliciter de votre excellence, si vous me jugez digne de remplir ces fonctions, j’aurai l’honneur de soumettre à votre excellence la partie de mon cours dont je me suis déjà sérieusement occupée ».
Carloman de Bastoulh ne sera néanmoins pas seul pour assurer ce cours si vaste et nouveau. Effectivement, les archives universitaires placent à côté de son nom celui d’un suppléant provisoire nommé Arnaud de Laburthe[54] dont on ne connaît, aujourd’hui, quasiment que le patronyme[55] ! D’ailleurs, nous ne disposons pas davantage de renseignements sur le contenu du cours projeté et enseigné quelques semaines par de Bastoulh à Toulouse, en droit administratif. Il semble, en effet, qu’il n’en existe aujourd’hui aucune trace écrite. Ce qui, en revanche, est certain c’est que les leçons furent impossibles après juillet 1830. En effet, « fervents légitimistes[56] », les (de) Bastoulh, seigneurs de Nogaret, étaient allés jusqu’à reprendre, sous la Restauration, « la particule abandonnée depuis la Révolution ». Malheureusement ce caractère légitimiste vaudra au père comme au fils[57] « d’être destitués par Louis-Philippe en 1830 » (comme les romanistes Ruffat et Flottes) et ce, comme évoqué supra, pour avoir refusé de prêter le serment de fidélité à la nouvelle Monarchie. A partir du 25 novembre 1830[58], en conséquence, les leçons de droit administratif furent-elles abandonnées puisque sans professeur. Il y eut ainsi, pour cette année universitaire 1830/1831, de nombreux cours à être supprimés puisque, à Toulouse ainsi que le souligne Puzzo[59], plus de la moitié des enseignants préférèrent démissionner « plutôt que de renier leur serment de fidélité à Charles X ». De fait, commente Wolowsky[60] : « en 1830, MM. de Bastoulh, doyen, Bastoulh fils, Ruffat et Flottes, refusèrent de prêter serment. On déclara alors supprimées les chaires de MM. de Bastoulh fils et Flottes[61], et les chaires de MM. de Bastoulh père et Ruffat furent seules mises au concours ».
B. Couraud, Rozy & Cassin : les intermittents du droit administratif
Au théâtre et à l’opéra comme sur la scène académique, il y a les titulaires mais aussi les remplaçants ou encore les doublures qui entrent en mouvement (simplement comme lecteurs de cahiers de titulaires généralement). En droit administratif il en fut de même et l’on a pu ainsi retrouver la plupart des noms des professeurs (officiels et pérennes ou simplement de quelques semaines) rattachés à la chaire toulousaine de droit administratif entre 1806 et 1888. La présente liste se veut la plus exhaustive possible même s’il est possible que d’autres noms de suppléants nous aient échappés[62] :
de Bastoulh J-R. : 1806 à 1808 a priori lors des leçons de Code civil (III) ;
de Bastoulh C. : nommé professeur de droit administratif en 1829, démissionnaire en 1830 ;
de Laburthe A. : professeur suppléant de droit administratif (1829-1830) ; démissionnaire en 1830 ;
Romiguières J-B. : professeur de droit public français, 1830, chaire non occupée ;
Chauveau A. : professeur titulaire de la chaire de droit administratif (1838-1868) ;
Dufour[63] F. C. : professeur suppléant de droit administratif (1831-1841) ;
Batbie Anselme-Polycarpe : professeur suppléant de droit administratif (1852-1857) ;
Couraud[64] P-A-A. : professeur suppléant de droit administratif (1855 puis peut-être pour quelques jours en 1858) ;
Rozy[65] H-A. : professeur suppléant (à partir de 1855) puis titulaire (à partir de 1868) de droit administratif (jusqu’en 1882) ;
Cassin[66] A-L-M. : professeur suppléant de droit administratif (1862-1864) ;
Wallon M-V-E. : professeur de droit administratif (1885-1888).
Des investigations sur Couraud & Rozy mériteraient notamment à nos yeux d’être entreprises car le passage de Couraud à Toulouse le prédétermina manifestement à embrasser le droit administratif lorsqu’il gagna par suite les Facultés de Grenoble puis de Bordeaux. Quant à Rozy, nos premières recherches le décrivent comme un être exceptionnel et l’on aimerait ainsi en savoir davantage. Si l’on fait le compte, depuis 1806 et jusqu’en 1888 il y eut ainsi – sauf erreur ou omission – onze professeurs de droit administratif avant Hauriou dont cinq (et en fait quatre) titulaires véritables : de Bastoulh, Romiguières, Chauveau, Rozy et Wallon. A ces onze professeurs universitaires, on croit devoir ajouter les patronymes précités des enseignants administrativistes antérieurs à l’Université : Antoine de Martres (sous l’Ancien Régime), Bellecour (à l’école centrale) et Pierre Laromiguière et l’abbé Bores (à l’Institut Paganel retrouvant Bellecour) ce qui porte à quinze la liste des administrativistes avant Hauriou mais évoquons plutôt le dernier titulaire de ces quinze joueurs de l’équipe toulousaine, précisément également rugbyman.
C. Un gentleman rugbyman (et privatiste) : (Marie-Victor) Ernest Wallon[67]
Lorsque l’on cherche des renseignements sur le juriste Wallon, on est rapidement déçu car ce sont surtout les ouvrages relatifs au rugby qui l’évoquent. Même le pourtant excellent (et en partie toulousain) Dictionnaire historique des juristes français (Paris, Puf, 2nde éd., 2015) ne le mentionne pas et la plupart des ouvrages consacrés au Droit – sauf ceux spécialisés sur l’histoire de l’enseignement juridique en Occitanie– l’ignorent totalement comme s’il n’avait pas existé. Il faut dire qu’un élément plaide à la décharge du professeur pour que sa mémoire spirituelle ou doctrinale soit entretenue : il a très peu publié d’ouvrages et seuls quelques articles nous sont parvenus. Aucun manuel, aucun traité : seul témoignage conséquent de sa doctrine : la publication de sa thèse de doctorat soutenue en 1876 à l’Université de Toulouse (au sein de laquelle il a conquis tous ses grades[68]). Consacrée à la dot mobilière, sur le modèle classique pour l’époque, de deux dissertations successives en droit romain (près de 150 pages) et en droit civil (dit français) (près de 200 pages), la thèse[69] de Wallon fut publiée en 1877. Dès son doctorat, l’homme assumait ses opinions doctrinales et ne se contentait pas d’une exégèse insipide. Il affirmait, proposait, démontrait. Ce sont ces qualités qui dépassent celles du juriste expert qui vont le conduire au professorat. Malheureusement, sa première tentative (en 1877) de participation au concours d’agrégation sera vaine et il ne sera intégré à la Faculté de Toulouse – qui le soutenait[70]– d’abord que comme « délégué dans les fonctions d’agrégé » et ce, à la suite d’un arrêté ministériel du 1er août 1878 obtenu du ministre (et avocat) Agénor Bardoux. A la suite de son succès au concours de 1879, où il fut classé (le 14 juillet 1879) dernier des dix lauréats, Wallon sera institué comme agrégé « près les Facultés de Droit » (arrêté de Jules Ferry en date du 25 juillet 1879) et affecté, dès le 8 août 1879, à l’Ecole toulousaine. On dispose à cet égard des deux dissertations qu’a soutenues Ernest Wallon lors de ce second concours devant le jury les 16 avril et 30 mai 1879 mais elles apportent peu à la compréhension de sa doctrine et sont davantage des témoignages de son aisance à traiter de tout sujet imposé en droit (en l’occurrence par exemple à propos des aliénés[71]). A bien y regarder, cela dit, cette dernière dissertation (qui traitait des conséquences d’actes administratifs de placements) augurait des cours que l’on allait bientôt offrir, malgré lui, au jeune agrégé. Et, si Wallon enseigna d’abord à Toulouse le droit des gens (pendant l’année 1880[72]-1881) puis le droit international privé[73] (pendant deux années dès la rentrée 1881), c’est à l’enseignement du droit administratif que la Faculté voulut l’affecter à la suite du décès d’Henri Rozy (1829-1882).
Concrètement, Wallon assuma par obligation issue de l’arrêté ministériel en date du 30 octobre 1882 et non par choix cette mission qui ne devait être que temporaire. Pourtant, comme aucun titulaire ne désirait le cours de droit administratif, un décret du Président de la République Fallieres, contresigné par le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Jules Grevy, daté du 9 février 1885 vint pérenniser le temporaire et consacrer « M. Wallon, agrégé des Facultés de Droit »comme « professeur de droit administratif à la Faculté de Droit de Toulouse ». Jusqu’en 1887, Wallon dut donc assumer cette charge et il publia, à la Revue critique ainsi que dans l’année judiciaire[74] notamment, de nombreuses notes de jurisprudence administrative qui font état de son investissement réel dans la matière qu’il disait pourtant subir. Les notices individuelles de son dossier personnel aux Archives Nationales (A.N.) nous permettent d’avoir un aperçu de cet enseignement à propos duquel le doyen ne tarissait pas d’éloges. En 1884, Henry Bonfils (1835-1897) relevait ainsi que Wallon faisait part d’un « esprit sage et élevé, doué d’un grand sens pratique et ayant la perception nette de ce que commande notre organisation sociale et politique ». L’année suivante, il ajoutait qu’Ernest était « un fonctionnaire attaché à ses devoirs. Chargé d’un cours important depuis quelques années, nommé récemment professeur dans la chaire qu’il occupait, il s’efforce de perfectionner tous les jours son enseignement. Il sait exposer avec fermeté et avec tact des théories délicates et se montre [d’un] esprit libéral. Il s’intéresse aux questions universitaires ». Pourtant, assurait en 1886 le même doyen, le cours de droit administratif était des plus « difficiles » pour conclure, en 1887, que le professeur Wallon s’en sortait particulièrement bien car il avait refusé (comme dans sa thèse a-t-on vu supra) de s’engoncer dans des théories évanescentes pour être au plus près des questions concrètes : « Très attaché à ses fonctions, M. Wallon prépare ses cours avec un soin particulier. Sans négliger la partie théorique, il sait se pénétrer des nécessités de la pratique et imprime à son enseignement un cachet particulier. La jurisprudence est soigneusement relevée et rapprochée de la doctrine. L’élocution est correcte, mais manque de souplesse et de chaleur ».
« Enfin Wallon, ça n’est pas un ballon » ! C’est par ces mots, romancés et prononcés fictivement par Maurice Hauriou (1856-1929) dans la pièce de théâtre que nous lui avons consacrée en 2018[75], que nous avons essayé de décrire la « passation » du cours de droit administratif entre Wallon (qui désirait s’en débarrasser même si la matière avait fait de lui un titulaire) et Hauriou, jeune agrégé toulousain. Les archives font état de ce que la demande de Wallon était approuvée et soutenue non seulement par le doyen Bonfils mais aussi par le recteur Charles Perroud (1839-1919) qui estimait qu’il valait mieux qu’un titulaire reprenne la chaire « noble » de Code civil (utile à tous les juristes) quand un « simple agrégé » comme Hauriou pouvait (comme l’avait fait avant lui Wallon) se charger du cours de droit administratif (manifestement moins important à leurs yeux). Rappelons-nous, à cet égard[76] qu’avant 1900 au moins (et sûrement même après si l’on en croit, à Toulouse toujours, les propos tenus par certains collègues contemporains), le droit administratif avait bien mauvaise presse et était considéré par d’aucuns comme un « sous » droit.
Plusieurs archives témoignent ainsi, avons-nous écrit par ailleurs, du véritable rejet (d’aucuns parlaient même de dégoût) développé par quelques-uns des premiers (et non des moindres) professeurs de droit administratif lorsqu’on leur a demandé d’enseigner cette matière qui leur était souvent inconnue (surtout avant 1850) et leur paraissait conséquemment inintéressante et rébarbative. Chauveau (précisément à Toulouse, avant Wallon et Hauriou[77]), Gougeon ((1797-1882) à Rennes), Baril-leau ((1855-1925) Poitiers), Vuatrin ((1811-1893) à Paris), Giraud ((1802-1881) à Aix) ne se destinaient ainsi originellement pas au droit administratif. De fait, rares sont ceux qui, comme Trolley ((1808-1869) à Caen) ou Foucart ((1799-1860) à Poitiers), semblent s’être eux-mêmes voués et dévoués au droit administratif – par choix – au lieu de l’avoir vécu comme une contrainte d’enseignement. On se souviendra alors de la répugnance avouée par Gougeon à l’idée d’enseigner cette matière[78], à l’aversion décrite par le biographe de Barilleau concernant ses premières années de professorat[79] ou encore aux multiples courriers de Chauveau et de Giraud au ministre de l’Instruction Publique et dans lesquels ils expliquaient leur volonté de rapidement enseigner une autre matière que celle qui leur avait été « imposée[80] ». Quoi qu’il en soit, Wallon fit donc bien partie de cette liste exceptionnelle des premiers titulaires Toulousains de la chaire de droit administratif et ce, à la suite d’Adolphe Chauveau (de 1838 à 1868) et d’Henri Rozy (de 1868 à 1882) et ce, juste avant Hauriou (de 1888 à 1920). « On vient, on gagne et on s’en va » chantent les supporters du Stade Toulousain… Wallon fit de même en droit administratif.
C’est toutefois en 1887 qu’Ernest Wallon put réaliser son rêve académique : être titulaire de la première chaire de Code civil à la suite de l’admission à la retraite du professeur Gustave Bressolles (1816-1892). Un arrêté du 19 décembre 1887, signé par Sadi Carnot (1887-1894) consacrera cette demande après avis du Conseil de Faculté (en date du 3 novembre 1887) et du Conseil supérieur de l’Instruction Publique (en date du 16 décembre 1887). Comme dans les sports collectifs contemporains (au football mais aussi au rugby), on assista donc en 1887 à un mercato officialisant le transfert de chaire de Wallon vers son « club d’origine » : le droit privé. Le conseil de Faculté toulousain signale à ce propos qu’il a « donné à l’unanimité un avis favorable à cette demande de transfert (sic) de Wallon ». Siégeaient à cette importante réunion (outre le doyen Bonfils et Wallon qui partit pendant l’examen de cette question), les professeurs Deloume (1836-1911), Paget (1837-1908) et Campistron (1848-1917) ce qui nous permet d’imaginer que les conseils de Faculté ne passionnaient déjà pas les foules (eu égard au nombre restreint de participants !). Le terme de « transfert » fut donc ici institutionnalisé et l’on sait, grâce à la lettre du 30 septembre 1887 (conservée aux Archives Nationales au dossier préc.) que c’est Wallon lui-même qui l’employa : « Ayant toujours eu une préférence marquée pour l’enseignement du droit civil, j’ai l’honneur de vous adresser ma demande de transfert (sic) de la chaire de droit administratif dans celle de Code civil ».
Le reste de la carrière de Wallon à Toulouse (au terme de 35 années et 6 mois de services) est assez classique : il fut promu à l’ancienneté à la 3e classe (1894) puis à la 2e classe (1911) des professeurs. Il participa comme membre du jury à un concours d’agrégation (celui de 1908) et fut enfin admis à faire valoir ses droits à la retraite à compter du 1er février 1914 mais ce, à la suite de trois années de congés pour raison de santé[81]. Cette dernière était en effet fragile ainsi que les notices le concernant aux archives en donnent plusieurs témoignages (par exemple en 1895, 1898 ou en 1901). L’intéressé écrivait même au ministre le 22 janvier 1914 : « ma santé étant de plus en plus ébranlée, j’ai perdu tout espoir de reprendre mon enseignement ». Quoi qu’il en soit, sa retraite sera liquidée par décret du 3 mars 1914, date à partir de laquelle on prononcera son honorariat. Entre 1887 et 1912 (et à quelques rares exceptions), ses renseignements confidentiels sont quasi identiques et tous élogieux[82], le doyen Hauriou résumant en 1912 qu’il n’avait « que des éloges » à faire et à adresser à Wallon et ce, « à tous points de vue ».
A Toulouse, enfin, évoquer Wallon suscite des regards enthousiastes de sportifs (et non de juristes) se remémorant un palmarès d’exception. Associé, comme premier Président du Stade Toulousain au nom même du rugby français, Wallon est finalement plus connu comme sportif que comme juriste. Il a popularisé les couleurs « rouge & noire » du célèbre maillot et a souvent été décrit comme un entrepreneur sans pareil (ce que nous avons développé aux Mélanges Mestre préc.).
Cela dit, s’agissant du droit administratif à Toulouse, ce n’est pas Wallon mais son successeur, Hauriou, qui va… « transformer l’essai » !
(….)
La 3ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 304.
[1] Sur l’expression même, il faut lire le récent article de Gilbert Simon, « Enquête sur la reconnaissance formelle du droit administratif avant 1789 et sur l’identification doctrinale de son caractère « civil » et « mixte » sous le Consulat et le Premier Empire » aux Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; Tome II ; p. 107 et s.
[2] Les présents propos complètent le seul et premier article paru, selon nos sources, sur cette question : Espagno-Abadie Delphine & Devaux Olivier, « Avant Maurice Hauriou : l’enseignement du droit public à Toulouse du XVIIe au XIXe siècle » in Histoire de l’enseignement du Droit à Toulouse ; Toulouse, Pusst ; collection du Cthdip n°11 ; 2007 ; p. 327 et s.
[3] Et qu’il a lui-même cherché à éclipser ainsi qu’on croit l’avoir démontré in Touzeil-Divina Mathieu, « Maurice Hauriou, mystificateur ou Héros mythifié ? » in Miscellanées Maurice Hauriou ; Le Mans, L’Epitoge ; 2013 ; p. 83 et s.
[4] Ce que nous avons voulu détailler in Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste 1800-1880 ; éléments de patristique administrative ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009.
[5] Jèze Gaston, Principes généraux du droit administratif ; Paris, Giard ; 1914, Tome I, p. VII.
[6] La plupart des éléments exposés ci-après sont issus de précédents travaux (notamment de doctorat) desquels sont tirées les principales recherches. On renverra donc, pour plus de précisions éventuelles, à : Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Poitiers, Lgdj ; 2007 ; Eléments de patristique administrative (…) ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009 et Un père du droit administratif moderne, le doyen Foucart (1799-1860), éléments d’histoire du droit administratif ; Paris, Lgdj ; 2020.
[7] On lira également en ce sens le récent chapitre premier (rédigé par Olivier Devaux) de Barrera Caroline (dir.), Histoire de l’Université de Toulouse ; Toulouse, Midi-Pyrénées ; 2020 ; Volume III ; p. 11 et s.
[8] « A compter du mois d’octobre prochain, les Facultés de droit seront tenues de charger un de leurs membres, professeur dans les universités, d’enseigner aux jeunes étudiants la Constitution française ».
[9] Sur ces établissements, on lira le numéro spécial de la Rhfd) ; 1986 (n°3) avec les contributions de MM. Imbert, Halperin & Bouineau.
[10] Décret du 07 ventôse an III in Duvergier Jean-Baptiste, Collection complète des Lois, décrets … ; Paris, 1835 ; Tome VIII, p. 29 et Loi du 03 brumaire an IV (25 octobre 1795) sur l’organisation de l’Instruction Publique in Recueil de Beauchamp ; TI, p. 36.
[11]A contrario voyez l’opinion développée par Trenard Louis, « L’enseignement secondaire sous la Monarchie de Juillet : les réformes de Salvandy » in Revue d’histoire moderne et contemporaine ; 1965, Tome XII, p. 84 qui estime que dès l’instauration des écoles centrales, l’idéal culturel et révolutionnaire encyclopédique est nié au profit de la seule utilité professionnelle.
[12] Deux rapports tout aussi prestigieux l’avaient néanmoins précédé : ceux de Condorcet et Talleyrand. Voyez ainsi le rapport du 27 vendémiaire an IV (09 octobre 1795) de Daunou sur l’organisation de l’Instruction Publique in Recueil de Beauchamp ; TI, p. 861.
[13] Il ne s’agit pas d’Ange-Toussaint Cotelle (le fils) mais de Louis-Barnabé-Joseph Cotelle (le père) qui sera également enseignant à la Faculté de droit de Paris sous l’Empire alors que son fils connaîtra une carrière en tant qu’enseignant à l’Ecole des Ponts et Chaussées.
[14] On désespère de ne quasiment rien trouver sur cet auteur.
[15] A son égard : Lamouzele Edmond, « Contribution à l’Histoire de l’instruction publique à Toulouse sous la Révolution » in Annales du Midi ; 1932 ; n°44-175 ; p. 332 et s.
[16] Dont on peut encore lire un très beau mémoire issu de ses travaux (sans date !) au sein de la Société des Jacobins de Toulouse : Rapport sur le mode d’admission fait au nom du comité de surveillance de la Société populaire de Toulouse dans la séance du 2 messidor, par Bellecour fils.
[17] Aux Archives de la Haute-Garonne : L2550 à 2553 et aux archives municipales (5S74 notamment) ; citées par Devaux préc.
[18] Sur ces établissements et sur la période consulaire, en général, il faut lire l’essai (classique mais fleuve) de Hayem Henri, « La renaissance des études juridiques en France sous le Consulat » in Rhdfe ; Paris, 1905, p. 96-122, 213-260 et 378-412. Voyez également les documents publiés par Bienvenu Jean-Jacques, « Quelques aspects de la doctrine juridique à l’Académie de législation » in Rhfd ; Paris ; 1989 n° 9 ; p. 45 ainsi que Thuillier Guy, « Aux origines de l’Ecole libre des sciences politiques : l’Académie de législation en 1801-1805 » in La Revue Administrative ; Paris ; 1985, p. 23.
[19] Né le 03 novembre 1756 et qui sera remplacé (selon Espagno-Abadie & Devaux) par un dénommé abbé Simon Borès.
[20]Cf. Devaux Olivier, « L’institut Paganel et la difficile survie de l’enseignement du droit à Toulouse en 1794 » in Rhfd ; Paris ; 1987 n°5 ; p. 23.
[21] Loi du 11 floréal an X (01 mai 1802) in Recueil Follevile ; p. 6.
[22] Séance du 08 juin 1807 citée par nos collègues (archives universitaires toulousaines 2 Z 2-2).
[23] Babouin Jean-François, « Enseigner le droit administratif sous l’Empire : le cours d’administration de Jean-Raymond-Marc de Bastoulh » in Rhdf ; 2012 ; p. 179 et s.
[24] Sur leur évolution statistique, voyez : Burney John, Toulouse et son Université ; Facultés et étudiants dans la France provinciale du XIXe siècle ; Toulouse, Presses universitaires du Mirail & Cnrs ; 1988.
[26] Ce qui n’a évidemment rien à voir avec la situation contemporaine de 2020 où la ville de Toulouse a, par exemple, obtenu l’implantation d’une neuvième Cour administrative d’appel au grand dam du maire de Montpellier qui y voit un favoritisme local de la Garde des Sceaux.
[28] Qui avait lui-même était chargé, rappelons-le, d’enseigner le « droit civil dans ses rapports avec l’administration publique » de 1806 à 1808 ainsi qu’il en atteste (ibidem).
[30] Ordonnance du 27 septembre 1829 qui établit une chaire de droit administratif dans la Faculté de droit de Toulouse in Recueil de Beauchamp ; TI, p. 630.
[31] Sur ces premières leçons : Espagno-Abadie & Devaux ; op. cit.; p. 345 et s.
[32] Ordonnance (préc.) du 25 novembre 1830 « qui supprime les chaires de Pandectes et de droit administratif de la Faculté de droit de Toulouse et qui crée, dans cette Faculté, une chaire de droit public français ».
[33] Poumarede Jacques, « Le Barreau et l’Université » in Gazzaniga Jean-Louis (dir.), Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse ; Toulouse, Privat ; 1992, p. 175.
[34] Il s’agit bien, contrairement à ce qu’avance Dauvillier (« Le rôle de la Faculté de droit de Toulouse dans la rénovation des études juridiques et historiques aux XIXe et XXe siècles » in Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse ; Toulouse ; 1976 ; Tome XXIV, fascicules 1 et 2 ; p. 353), de Jean-Baptiste Romiguiere et non de (Dominique-Jean-Joseph) Louis Romiguiere, son père, célèbre avocat également.
[35] Sicard Germain, « Les avocats de Toulouse pendant la Révolution » in Gazzaniga Jean-Louis (dir.), Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse ; Toulouse, Privat ; 1992, p. 74.
[36] De fait, Romiguiere sera nommé procureur général de la Cour d’appel de Toulouse en 1833 puis conseiller à la Cour de Cassation en 1849 (et pair de France en 1841).
[41] Rapport et Ordonnance du 12 décembre 1837 portant création de chaires dans les Facultés de droit de Dijon, Grenoble, Strasbourg, Rennes et Toulouse in Recueil de Beauchamp ; TI, p. 781. Voyez aussi : Salvandy Narcisse-Achille (de), « Rapport sur la création de cinq nouvelles chaires de droit administratif et d’une chaire de droit pénal comparé » in Rlj ; Paris, De Cosson ; 1838, Tome VII ; p. 158 et s.
[42] La Faculté de droit de Toulouse étant comprise dans ce lot de cinq établissements, soulignait le ministre, puisque même si les Toulousains ont reçu (par ordonnance du 25 novembre 1830) une chaire de droit public, celle-ci demeura inoccupée jusqu’à ce jour : ibidem.
[43] Ordonnance du 25 mars 1838 inBulletin universitaire contenant les ordonnances, règlements et arrêtés concernant l’Instruction Publique ; Tome VIII, p. 105.
[44] Sur l’homme il faut lire (outre notre Annexe II) : Batbie Anselme-Polycarpe, « Annonce du décès de M. Adolphe Chauveau » in Rclj ; Paris, Cotillon ; 1869, Tome XXXIV ; p. 96 ; Dauvillier Jean, « Le rôle de la Faculté de droit de Toulouse dans la rénovation des études juridiques et historiques aux XIXe et XXe siècles » in Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse ; Toulouse ; 1976 ; Tome XXIV, fascicules 1 et 2 ; p. 368 et surtout : Rozy Henri-Antoine, Chauveau Adolphe, sa vie, ses œuvres ; Paris, Thorin ; 1870.
[45] C’est ce qui ressort explicitement des séances de la Faculté de Droit des 04 mars 1836 et 28 décembre 1837 telles qu’analysées par nos collègues Espagno-Abadie & Devaux ; op. cit. ; p. 352 et s.
[47] Né Jean-Raymond-Marc de Bastoulh le 12 août 1751 à Revel.
[48] Ledit doctorat (ayant été soutenu le 17 juillet 1817 et délivré le 12 août suivant) faisait de Carloman de Bastoulh le neuvième docteur de l’Université (depuis sa création en 1808) : Jourdan Athanase (dir.), « Appendice : Régime des Facultés de droit ; listes des docteurs reçus (…) depuis la création de l’Université » in Thémis ; Paris ; 1820, Tome II ; p. 202 et s.
[49] C’est en effet le 21 octobre 1821 que Jean-Raymond de Bastoulh accéda au décanat.
[50] Dauvillier Jean, « Le rôle de la Faculté de droit de Toulouse dans la rénovation des études juridiques et historiques aux XIXème et XXème siècles » in Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse ; Toulouse ; 1976 ; Tome XXIV, fascicules 1 et 2 ; p. 353.
[54] Liste nominative des professeurs de la Faculté de droit de Toulouse pour 1830 : A.N. F17 / 2083.
[55] Le professeur Devaux constate également l’absence d’informations sur ce suppléant « disparu » en 1830 : Devaux Olivier, L’enseignement à Toulouse sous la Restauration ; Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse ; 1994, p. 183.
[57] Poumarede Jacques, « Le Barreau et l’Université » ; op. cit. ; 1992, p. 172.
[58] Ordonnance du 25 novembre 1830 qui supprime les chaires de Pandectes et de droit administratif de la Faculté de droit de Toulouse (…) in Recueil de Beauchamp ; T1, p. 658. L’événement est également relaté par Bonnecase Julien, La Thémis (1819-1831), Son fondateur : Athanase Jourdan ; Paris, Sirey ; 1914.
[59] Puzzo Monique, « La Faculté de droit de Toulouse et le ministère durant le Second Empire » in Rhfd ; Paris, 1988 ; n° 7 ; p. 108.
[60] Wolowsky Louis-François-Michel-Raymond (dir.), « Tableau actuel des neuf Facultés de droit de France avec les mutations survenues depuis leur création » in Rlj ; Paris, De Cosson ; 1839, Tome IX ; p. 464 et s.
[61] En 1822 Flottes avait été nommé à la tête d’une chaire romaniste de Pandectes créée la même année que la chaire de droit commercial qu’occupera Ferradou.
[62] On signale parfois celui d’Alexandre Mérignhac (1857-1927). Toutefois, selon nos sources, si le grand homme s’intéressa bien à quelques questions publicistes (notamment à propos de la domanialité publique du canal du midi), il les traita d’abord en historien et non – en chaire – dans un cours de droit administratif dédié. Par ailleurs, s’il accepta effectivement de tels enseignements publicistes, ce ne fut qu’après 1888 (en 1924 par exemple selon nos recherches). En ce sens : Touzeil-Divina Mathieu, « Alexandre Mérignhac ou l’Unité du Droit incarnée » in Le sceptre renversé ; Mélanges en l’honneur de Jean Barbey ; Paris, Mare & Martin ; 2019 ; p. 257 et s.
[63] Né à Alzon le 12 mars 1805 (et décédé le 23 mars1882), François Constantin Dufour fut d’abord avocat au barreau de Montpellier puis professeur suppléant près la Faculté de droit de Toulouse (de 1831 à 1841) et ce, avant de devenir titulaire de la chaire de droit commercial (1841) et même doyen de l’établissement (1869-1879) et placé en retraite en 1882.
[64] Pierre-Amédée-Adrien Couraud fut suppléant provisoire à Toulouse (1855), agrégé des Facultés à Grenoble (1857) puis pour quelques semaines de retour à Toulouse (1858) avant d’être confirmé comme professeur titulaire à Grenoble où il se saisit de la chaire de droit administratif (1858) avant de devenir doyen de l’établissement (1869) et ce, avant sa mutation à la Faculté de droit de Bordeaux (1871-1886) où il sera également administrativiste et doyen (puis doyen honoraire (1886)).
[65] Henri Antoine Rozy est né à Toulouse, le 12 octobre 1829 et décédé le 20 septembre 1882). L’homme a successivement été avocat, professeur suppléant provisoire (1855), puis agrégé et rattaché à la Faculté de droit de Toulouse (1862) où il enseigna l’économie politique pour les aspirants au doctorat et remplaça en droit administratif le titulaire Chauveau aux côtés de Batbie lorsque Chauveau, précisément, ne pouvait assurer du fait de son état de santé ses leçons (Adhg, 3160W249 ; Arch. Ut1, 2Z2-7 et 2Z2-8).
[66] André-Léon-Michel Cassin fut professeur agrégé (au sens premier de l’époque c’est-à-dire suppléant et non titulaire de chaire) à Strasbourg puis à Toulouse (1862-1864) puis à Nancy et à Paris. Il décéda le 27 mai 1883.
[67] Il existe deux dossiers personnels de Wallon comme agent public : aux Archives Départementales de la Haute-Garonne (A.D. 3160W249) et aux Archives Nationales (A.N. F17/22259/B). Ces différents dossiers seront cités au moyen de leurs initiales. Un autre dossier existerait aux archives de l’Université Toulouse 1 Capitole sous la cote parfois citée 2P106 mais nous n’avons rien trouvé en ce sens. On se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « A Toulouse, entre Droit & Rugby : Ernest Wallon (1851-1921) » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; Tome I ; p. 411 et s (dont les présents propos sont issus). Citons également la seule forme de biographie relative à Wallon et ce, dans la base Siprojuris (en ligne) sous la cote 178887943.
[68] Ernest y est reçu bachelier ès lettres et ès sciences puis licencié puis docteur en Droit (le 16 décembre 1876).
[69]De la dot mobilière en droit romain et en droit français, Paris, Thorin, 1877.
[70] La lecture de son dossier préc. aux A.N. nous apprend qu’Ernest était également très soutenu des notables locaux et nationaux à l’instar du député tarnais Adrien Constans (1873-1932) et de l’inspecteur général Charles Giraud (1802-1881). En particulier, une lettre de ce dernier (datée du 26 juillet 1878) nous semble avoir été déterminante dans l’entrée de Wallon dans l’Université. Le savant inspecteur Giraud y décrit effectivement le jeune Wallon comme un futur universitaire destiné à une belle carrière malgré son récent échec au concours.
[71] Respectivement : E. Wallon, Composition de droit français ; Comparer, au point de vue de la validité des actes, les effets de la démence, de l’interdiction et du placement dans une maison d’aliénés, Paris, Rousseau, 1879 et Composition de droit romain ; Quid est communio et quomodo tam sine judice qiam judicio divisio fieri potest ?, Paris, Rousseau, 1879.
[72] C’est au cours de cette première année d’enseignement que décède sa mère, à Montauban, le jour même de l’anniversaire d’Ernest.
[73] A ce sujet, on dispose d’une source intéressante. Un article (de l’automne 1881) versé au dossier préc. aux A.N. décrit l’inauguration du cours et loue de façon dithyrambe les qualités morales, scientifiques et d’élocutions du jeune agrégé Wallon. Ainsi, explique le journal local, « M. Wallon pense qu’une même législation pour tous les pays est une utopie irréalisable. Il a excellemment défini le droit international privé ». « Sa leçon, formée d’aphorismes, de pensées fortes et empreinte d’un grand esprit de justice et de vérité, mérite d’être retenue ». Le droit international privé, mettrait selon lui deux principes en avant : « Un Etat doit avant tout respecter les Lois des autres Etats. Le respect cesse d’être dû lorsque la législation étrangère porte atteinte à la Loi nationale ». Pour conclure : « D’un bout à l’autre la science du droit est admirablement servie par une parole élégante et facile ». Cet engouement surprend peu lorsque l’on sait que l’inspecteur général Accarias (1831-1903) écrira en mars 1882 à propos du même cours inspecté et de son titulaire : « esprit très ouvert » ; « déjà très avancé dans la connaissance des législations étrangères sans lesquelles le droit international privé ne saurait être enseigné » ; « M. Wallon est déjà un excellent professeur » !
[74] On y a notamment relevé les examens prétoriens des années 1882 (p. 404 et s.), 1883 (p. 449 et s.), 1884 (p. 641 et s.), 1885 (p. 129 et s.), 1886 (p. 545 et s.), 1887 (p. 145 et s.) et 1888 (p. 545 et s.). On notera que cet examen a cessé sitôt que Wallon obtint son « transfert » de chaire !
[75] M. Touzeil-Divina, Une vie d’Hauriou, Toulouse, manuscrit, 2018. Une version vidéo et amateure de ladite pièce réalisée à Toulouse lors du premier « Marathon du Droit » est en ligne ici :
[76] Ce que nous avons souligné dans nos travaux de doctorat puis in « Maurice Hauriou, mystificateur ou héros mythifié ? », in Miscellanées Maurice Hauriou, Le Mans, L’Epitoge, 2013, p. 85 et s.
[77] Sur le rejet a priori d’Hauriou : J.-M. Blanquer & M. Milet, L’invention de l’Etat ; Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 61 et s.
[78] Lettre en date du 26 octobre 1842 (dossier personnel : A.N. F17 / 20862).
[79] E. Audinet, Georges Barilleau, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Poitiers (1853-1925), Poitiers, Imp. Moderne, 1927.
[80] Dossiers personnels : A.N. F17 / 20 404 (Chauveau) et AJ 16 / 217 (Giraud).
[81] Voyez à cet égard les arrêtés ministériels accordant des congés « pour raison de santé » respectivement en date des 15 juillet 1911, 20 juillet 1912 et 29 juillet 1913 (aux A.N. – préc). En 1914, il « prend les eaux » en bords de Méditerranée et écrit ses courriers depuis Nice (au 4, rue Dante) où, « même en janvier », les températures sont pour lui plus supportables à l’approche de la retraite espérée (A.D.).
[82] Signalons entre autres ces extraits : « très universitaire », « de grande valeur scientifique et professionnelle » ; prenant « part active à tout ce qui intéresse l’Université » (1911 ; doyen Hauriou) ; « M. Wallon accomplit très exactement ses fonctions : son cours très travaillé jouit d’une grande autorité auprès des élèves qui suivent ses leçons de droit civil » (1903 ; doyen Deloume) ; le recteur (Perroud) renchérissant : « M. Wallon est le plus universitaire des professeurs de la Faculté. C’est un professeur instruit, laborieux judicieux, (…). La parole est nette et élégante ». En 1898, le doyen Paget signalait un « très bon Professeur. Son enseignement est sérieux, élevé, libéral (sic) et clair. Sa santé, seule, trahit parfois ses efforts ». Enfin, en 1888, le doyen Bonfils affirmait : « Monsieur Wallon est un fonctionnaire attaché à l’accomplissement de ses devoirs et soucieux de la prospérité de l’Université. Il travaille avec ardeur le cours de Code civil et y apporte les qualités qui avaient été fait auparavant apprécier son cours de droit administratif ».
CE, 11 mai 2009, Ville de Toulouse[1] Des rapports entre puissances publiques : police, contrat et responsabilité
Toulouse, en autres richesses, possède une kyrielle d’admirables hôtels de la Renaissance édifiés, notamment, grâce aux revenus du commerce du pastel. Le joyau de ce patrimoine est assurément l’hôtel d’Assézat de 1555, chef d’œuvre de l’architecte Nicolas Bachelier. Celui-ci, propriété de la commune de Toulouse, devait faire l’objet de travaux d’extension et d’aménagement afin de recevoir dans de meilleures conditions l’exceptionnelle collection d’art de la fondation Bemberg.
A l’occasion de la demande de permis de construire, le conservateur régional de l’archéologie a, dans un premier temps, donné un avis défavorable, tant que n’aurait pas été prévue une fouille archéologique de sauvetage à la charge de l’aménageur et dans des conditions fixées par une convention tripartite entre celui-ci, l’Etat et l’Association pour les Fouilles Archéologiques Nationales. La ville de Toulouse a ainsi conclu sept conventions entre le 14 juin 1993 et le 10 février 2000 avec l’Etat et l’Afan, par lesquelles elle s’engageait à financer des fouilles pour un montant de plus de 700 000 euros. Quelques mois plus tard, au motif que ces contraintes avaient été acceptées par le maître d’ouvrage, l’avis favorable était délivré. Les fouilles permettront ainsi la mise au jour d’un tronçon de voie antique, encadré par deux murs et associé à un égout, datant du Ie siècle après Jésus-Christ. La commune a payé la quasi-totalité des sommes, puis s’est adressée le 3 décembre 1999 au préfet pour en obtenir le remboursement, au motif que le financement des fouilles archéologiques incombait à l’Etat et que celui-ci avait donc commis une faute en imposant à la collectivité de le prendre en charge.
Après s’être heurtée à une décision de rejet, la commune a saisi le Tribunal administratif de Toulouse qui, par un jugement du 26 décembre 2002, lui a partiellement donné satisfaction en estimant que l’Etat avait commis une faute en poussant la commune à conclure les conventions, mais que la commune avait commis une faute de nature à exonérer l’Etat de la moitié de sa responsabilité. L’Etat a interjeté appel et la commune a formé un appel incident. La Cour administrative d’appel de Bordeaux, par un arrêt du 27 juin 2006, a jugé que le préjudice dont la commune demandait réparation trouvait sa cause dans les conventions tripartites et en a déduit qu’elle ne pouvait agir contre l’Etat qu’en invoquant sa responsabilité contractuelle. La cour a donc annulé le jugement du tribunal administratif et rejeté la demande de la commune, faute pour celle-ci de s’être placée sur le bon terrain juridique. La commune s’est logiquement pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat qui lui a donné entière satisfaction par la décision commentée.
A cette occasion, le juge du Palais royal a eu l’occasion de rappeler, d’une part, les grands principes régissant les rapports entre police administrative et contrat ainsi que, d’autre part, les spécificités des relations contentieuses entre personnes publiques, mettant en avant les spécificités du droit administratif comme droit de la puissance publique.
I. La police administrative, mission par excellence de la puissance publique
La police administrative est le parangon de la compétence de la puissance publique. La préservation de l’ordre public, fonction régalienne par excellence, a pu ainsi être considérée comme la mission première de l’Etat, justifiant son existence même[2]. Le maintien de l’ordre public « est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle[3] » et l’Etat ne saurait renoncer à exercer le « devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République […] au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens[4] ».
En l’espèce, le Conseil d’Etat rappelle que la détection, la conservation, la sauvegarde du patrimoine archéologique ainsi que le contrôle et l’évaluation d’opérations d’archéologie préventive relèvent d’une mission de police administrative de l’Etat[5]. Cette qualification de police administrative emporte alors deux importantes conséquences.
A. Police administrative et contrat : un couple inconciliable, quoique…
D’une part, selon une jurisprudence ancienne qui fleure bon le cassoulet prisé à Toulouse, il est impossible de conclure un contrat en matière de police administrative[6], y compris en matière de police administrative spéciale comme la police des installations classées[7]. Cette interdiction est indissociable de l’inaliénabilité du pouvoir de police qui repose lui-même sur une conception exigeante des prérogatives de police comme obligation d’agir et non comme pouvoir discrétionnaire aux mains de la puissance publique[8]. Seuls des « contrats relatifs à des prestations matérielles de police » ou des « contrats d’harmonisation des compétences de police » sont admis en droit (conventions relatives à l’enlèvement et au transport des véhicules en stationnement irrégulier, contrats locaux de sécurité, etc.). La police ne peut donc pas faire l’objet d’une délégation. La jurisprudence interdit de privatiser les missions de police administrative[9] ou judiciaire[10]. Cette prohibition a même été élevée au rang constitutionnel par le Conseil constitutionnel qui a censuré la possibilité de confier à des opérateurs de vidéoprotection la mission de visionner des images pour le compte de personnes publiques[11]. La question est alors de savoir ce qui correspond à une activité de police, quel est son « noyau dur », son « cœur de métier » qui ne pourra faire l’objet d’un contrat. Par exemple, la seule mission de conduire des véhicules dans lesquels les radars sont embarqués, sans aucune mission de constatation d’infractions ni même connaissance de l’existence de ces infractions alors que les trajets, le nombre de passages et les heures de contrôle sont prédéterminés par l’administration, constitue une activité annexe à la mission de police susceptible d’un contrat[12].
B. Police administrative et gratuité : un couple classique, quoique…
D’autre part, il est impossible de faire financer des actions de police par un tiers[13]. Le Conseil d’Etat affirme en effet qu’une activité ne peut donner lieu à facturation ou redevance que si elle ne relève pas de missions incombant par nature à l’Etat[14] et si ce tarif est la contrepartie directe d’une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés. La police administrative semble exclure les deux conditions : elle relève par nature des personnes publiques et l’ordre public qu’elle protège bénéficie globalement à toute la population. En conséquence, les activités de police administrative sont en principe financées par l’impôt[15] et ne doivent donner lieu à participation des destinataires ou des bénéficiaires que dans des hypothèses exceptionnelles. Le Conseil d’Etat considère que « les services organisés tant pour maintenir le bon ordre que pour prévenir les sinistres sont des services […] établis dans l’intérêt collectif de tous les habitants, que les frais ainsi exposés constituent des dépenses obligatoires mis à la charge de la généralité des contribuables[16] ». Tel est le cas de la surveillance des autoroutes par la gendarmerie nationale, qui est assurée dans l’intérêt général, ne répond pas à un besoin individualisable de l’usager de la voirie et dont le coût ne saurait donc être intégré dans le montant du péage autoroutier[17]. Tel est le cas également des frais de contrôle exercés dans le cadre de la police spéciale du transport aérien[18] ou ceux réalisés pour vérifier la qualité des produits fournis par des professionnels dans l’intérêt de la santé publique[19]. Plus récemment, il a été jugé que les opérations de contrôle des communications téléphoniques des détenus « se rattachent aux missions générales de police qui, par nature, incombent à l’Etat[20] » et ne peuvent donc être facturées aux détenus. A l’inverse, la détection de personnes non autorisées à bord des trains, la surveillance de la rame par un poste de vidéosurveillance ainsi que son gardiennage après contrôle et jusqu’au départ profitent aux entreprises de transport utilisant la tunnel sous la Manche et constituent seulement un accessoire préalable à l’activité de police, puisqu’en cas de détection de personnes non autorisées, les agents de sécurité sont conduits à faire appel aux forces de police compétentes, sans pouvoir exercer de contrainte envers les contrevenants[21]. Cette gratuité de la police pose donc à nouveau la question de la distinction du « cœur de métier » non marchand et des services annexes qui peuvent être facturés. Notons que, postérieurement aux faits de la décision commentée, l’article 9 de la loi n° 2001-44 du 17 janvier 2001 a permis de mettre des redevances de fouilles préventives à la charge du pétitionnaire d’un projet immobilier soumis à autorisation. Mais le principe de gratuité connaît d’autres exceptions. Par exemple, la conduite en cellule de dégrisement d’une personne trouvée en état d’ivresse dans un lieu public est réalisée aux frais de l’individu concerné (art. L. 3341-1 Csp). Une exception importante est la mise à la charge de bénéficiaires des coûts d’une collectivité publique en matière de sécurité et de salubrité, excédant « les besoins normaux de sécurité auxquels la collectivité est tenue de pourvoir gratuitement[22] », c’est-à-dire, par exemple, la mise à la charge des organisateurs d’une manifestation de grande ampleur (festivals, rencontres sportives, fêtes foraines, foires, etc.) du coût d’un service d’ordre de grande ampleur ou d’une dimension exceptionnelle. Dans la même logique, l’article L. 211-11 du Code de la sécurité intérieure dispose que « les personnes physiques ou morales pour le compte desquelles sont mis en place parles forces de police ou de gendarmerie des services d’ordre qui ne peuvent être rattachés aux obligations normales incombant à la puissance publique en matière de maintien de l’ordre sont tenues de rembourser à l’Etat les dépenses supplémentaires qu’il a supportées dans leur intérêt ». Se pose alors la question de la distinction entre ce qui relève de la surveillance générale de la population à titre gratuit et ce qui est généré spécifiquement par la tenue de l’événement concerné et donc facturable, ainsi que de l’évaluation des surcoûts induits[23]. En l’espèce, le Conseil d’Etat n’a pu que constater que les conventions passées par la ville de Toulouse étaient illégales quant à leur objet : faire financer par la commune une mission de police administrative relevant de l’Etat.
II. Les rapports entre puissances publiques : du contrat au contentieux
La décision Ville de Toulouse est l’occasion de constater que les puissances publiques ne sont pas toutes équivalentes et que l’Etat impose sa volonté aux autres collectivités, nécessitant un aménagement des règles contentieuses.
A. Une relation contractuelle librement consentie, quoique…
En l’espèce, le Conseil d’Etat retient que l’Etat a forcé la ville de Toulouse à signer les conventions litigieuses. Le conservateur régional de l’archéologie a en effet émis des avis défavorables « à titre conservatoire » sur les permis de construire de la ville nécessitant des fouilles archéologiques préventives dans le seul but de faire prendre en charge par la ville leur financement. D’ailleurs, à ces avis défavorables ont succédé des avis favorables dès la signature par la ville des conventions litigieuses. Ce comportement constitue à l’évidence une contrainte exercée de nature à vicier le consentement de la commune. Un contrat repose en principe sur la « volonté de se lier par des obligations réciproques[24] » ; il est nécessaire qu’il y ait accord des parties sur ses éléments[25]. Le consentement est donc consubstantiel au contrat et il est très tôt apparu naturel d’introduire en droit administratif la théorie des vices du consentement[26] : dol[27], violence ou contrainte[28] et erreur[29]. La violence, en particulier, requiert l’intention d’exploiter un état de faiblesse ou de nécessité et s’apprécie donc in concreto, par rapport à la force de résistance que l’on peut s’attendre à rencontrer chez la victime de violence[30]. Elle doit avoir une influence déterminante[31] sur la victime et un caractère illégitime, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on ne fait que menacer d’user de son droit[32]. En l’espèce, l’Etat a bien profité de l’état de nécessité de la ville de Toulouse qui avait besoin d’obtenir des permis de construire, ce qui a eu une influence déterminante pour lui imposer des obligations financières illégales. A l’évidence, les conventions conclues étaient nulles, tant par leur objet que par les conditions dans lesquelles la commune y avait consenti. La Cour de Bordeaux, en voulant appliquer la responsabilité contractuelle avait donc commis une erreur de droit. Il faut remarquer que les nullités des conventions litigieuses dans la décision Ville de Toulouse sont toujours d’actualité et correspondent parfaitement à une autre jurisprudence occitane, la célèbre décision Béziers I[33] qui ne retient, au nom du principe de loyauté contractuelle et dans un objectif de stabilité des relations contractuelles[34], que deux motifs de nullité. D’une part, l’illicéité du contenu du contrat, qu’il s’agisse de clauses de tacite reconduction ne visant qu’à éviter l’application des règles de passation[35] ou de contrevenir aux lois[36], de clauses constituant des libéralités[37], de clauses contraires à l’inaliénabilité du domaine public[38] ou, bien évidemment, déléguant des missions de police administrative[39]. D’autre part, un contrat peut être nul en raison des vices du consentement d’une particulière gravité qui l’affectent. Il en est ainsi de marchés signés par un adjoint au maire sans délibération, sans mise en concurrence et donnant lieu à une plainte pénale de la commune[40] ou de contrats conclus grâce à des manœuvres frauduleuses et corruption[41], voire d’un contrat modifié par la personne publique juste avant sa signature[42] ou conclu grâce à du favoritisme[43].
La Cour de Bordeaux a estimé que la ville de Toulouse ne pouvait rechercher la responsabilité quasi-délictuelle de l’Etat en raison de l’existence d’un lien contractuel. Certes, une partie à un contrat administratif ne peut invoquer d’autre fondement pour rechercher la responsabilité de l’autre partie que le contrat lui-même[44]. La responsabilité contractuelle absorbe alors la responsabilité extracontractuelle. Mais la responsabilité quasi-délictuelle peut être invoquée en cours d’instance ou en appel, si le défendeur ou le juge excipent la nullité du contrat[45]. De plus, cette primauté ne vaut que si le litige a trait à l’exécution du contrat. Tel n’est pas le cas lorsque le dommage est lié à la phase de passation du contrat et a trait aux conditions dans lesquelles a été acquis le consentement du signataire[46]. En l’espèce, la ville de Toulouse n’a pas recherché la responsabilité de l’Etat en vertu d’une faute contractuelle, mais en vertu de la faute commise par l’Etat en la contraignant à participer au financement d’opérations de fouilles archéologiques et en lui imposant à cette fin la signature des conventions de financement. La commune de Toulouse s’est donc placée clairement sur le terrain de la responsabilité extracontractuelle. Le Conseil d’Etat réaffirme ici clairement que les actions en nullité devant le juge du contrat et en responsabilité quasi-délictuelle auxquelles peut donner lieu un vice du consentement sont indépendantes l’une de l’autre et la partie est libre de choisir le terrain sur lequel elle engage son action. De même, outre l’indemnisation accessoire d’un concurrent évincé lors d’un recours Tarn-et-Garonne, celui-ci peut faire un recours indemnitaire de droit commun dans le respect des règles de prescription et de demande préalable[47]. On retiendra en l’espèce que constitue une faute le fait pour l’Etat de contraindre une personne à conclure une convention illégale.
B. Les litiges entre puissances publiques : un contentieux classique, quoique…
Par principe, une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre[48]. Les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l’encontre de leurs débiteurs, ne peuvent donc saisir directement ce juge d’une demande tendant au recouvrement de leurs créances[49]. Par cette règle contentieuse, s’illustre le privilège du préalable, désigné comme « la règle fondamentale du droit public[50] ». En rejetant l’action comme irrecevable, le juge rappelle à l’administration ses prérogatives et lui interdit de se défausser sur le juge de responsabilités qui lui appartiennent en propre. Toutefois, par exception, cette règle ne vaut pas en matière contractuelle[51]. En conséquence, le recours d’une collectivité publique sera irrecevable si elle a déjà émis un titre exécutoire[52]. Mais tel n’était pas le cas en l’espèce. Le débiteur d’une personne publique peut être une autre personne publique et la jurisprudence reconnaît la possibilité pour une collectivité d’émettre un titre exécutoire à l’encontre d’une autre collectivité[53]. Or, la possibilité d’émettre un titre exécutoire sans recourir au juge est une prérogative de puissance publique qui est l’un des reflets du caractère inégalitaire du droit administratif. Mais ce caractère inégalitaire tombe quand une collectivité publique réclame une somme à une autre personne publique et a fortiori encore plus quand la somme est réclamée à l’Etat, le rapport de force s’inversant très clairement dans ce dernier cas. L’émission d’un titre exécutoire n’a en réalité de sens que comme première étape d’une procédure susceptible de déboucher sur la saisie des biens du débiteur. Or les biens des personnes publiques sont insaisissables. Quelque pouvoir qu’elle ait, une collectivité publique n’obtiendra jamais à coup sûr que l’Etat saisisse le juge pour contester sa dette. L’Etat pourra prendre des décisions qui feront obstacle au règlement de celle-ci et obligera de ce fait son créancier à saisir lui-même le juge de ces décisions. Imposer à une commune d’émettre un titre exécutoire à l’encontre de l’Etat reviendrait à lui imposer une formalité inutile. Réitérant une ancienne solution[54], le Conseil d’Etat admet donc la saisine du Tribunal administratif par la ville de Toulouse sans « faire précéder une telle demande par l’émission d’un état exécutoire à l’encontre de l’Etat, faute de pouvoir contraindre ce dernier ». Ce faisant, le juge administratif se montre réaliste en admettant que toutes les puissances publiques ne sont pas égales. Mais cette absence de contrainte contre l’Etat vaut également pour toutes les personnes publiques en raison de l’absence de voies d’exécution à leur encontre, notamment du fait des limitations apportées par l’article L. 1612-15 du Code général des collectivités territoriales à l’inscription d’office à leur budget des dépenses obligatoires. La solution « Ville de Toulouse » de 2009, qui ne concernait que les créances contre l’Etat, sera donc étendue aux créances à l’encontre de toute personne publique[55].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 310.
[2] Par exemple, pour saint Augustin, l’Etat, même injuste, doit être obéi parce qu’il sert une paix et un ordre, même très imparfaits (Cité de Dieu, XIX, 12 ; De libero arbitro, I, 11 et 12). Pour Luther, l’Etat doit réprimer les pécheurs, afin de préserver un peu d’ordre (Weimarer Ausgabe, O. Clemen, Luthers Werke in Auswahl, 1912-1913, 17, 1, 149 ; Exhortation à la paix à propos des douze articles de la paysannerie souabe). Pour Hobbes, l’Etat est institué pour garantir l’ordre et la sécurité (Léviathan, Chap. 14-17). Pour Locke, les individus fondent l’Etat afin de protéger leurs propriétés, c’est-à-dire leur vie, leur liberté et leurs biens (Traité du gouvernement civil, Flammarion, 1984, not. p. 182 et 274).
[4] Art. 1er de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité.
[5] CE, 30 avril 2003, Union nationale des industries de carrières et des matériaux de construction et association professionnelle des produits minéraux industriels, n° 244139, p. 191.
[6] CE, Ass., 17 juin 1932, Ville de Castelnaudary, p. 595. Jurisprudence toujours confirmée : CE, sect., 23 mai 1958, Consorts Amoudruz, p. 301 ; CE, sect., 29 décembre 1997, Commune Ostricourt, n° 170606, p. 969. Cf. J. Moreau, « De l’interdiction faite à l’autorité de police d’utiliser une technique d’ordre contractuel. Contribution à l’étude des rapports entre police administrative et contrat », Ajda 1965. 3 ; J. Petit, « Nouvelles d’une antinomie : contrat et police », in Les collectivités locales. Mélanges en l’honneur de Jacques Moreau, Economica, 2003, p. 345.
[7] CE, 8 mars 1985, Association « Les amis de la terre », n° 24557, p. 73
[8] CE Sect., 23 octobre 1959, Doublet, p. 541 ; CE, 12 mars 1986, Préfet de police c/ Metzler, n° 52101, p. 70 ; CE, 8 juillet 1992, Ville de Chevreuse, n° 80775, p. 281 ; CE, 28 novembre 2003, Commune de Moissy Cramayel, n° 238349, p. 464.
[9] CE, 29 décembre 1997, Commune d’Ostricourt, préc., à propos de la surveillance de la voie publique.
[10] CE, 1 avril 1994, Commune de Menton, n° 144152, p. 175, à propos de la constatation des infractions aux règles de stationnement.
[11] CC n°2011-625 DC du 10 mars 2011 du conseil constitutionnel relative à la « Loppsi », pts. 18 et 19.
[12] CE, 8 juillet 2019, Association 40 millions d’automobilistes, n° 419367. Cf. E. Lemaire, « Actualité du principe de prohibition de la privatisation de la police », Rfda 2009, p. 767.
[13] CE, 11 décembre 2006, Sci Groupement de développement immobilier, n° 281567, p. 688.
[14] CE, Ass., 30 octobre 1996, Mme Wajs et Monnier, n° 136071, p. 387 ; CE, 20 mai 1998, Syndicat des compagnies aériennes autonomes, n° 179784, p. 891.
[15] Art. 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.
[16] CE, 10 août 1918, Société cinéma national, p. 853.
[17] CE, Ass., 30 octobre 1996, Wajs et Monnier, préc.
[18] CE Sect., 10 février 1995, Chambre syndicale du transport aérien, n° 145607, p. 69.
[19] CE, 10 décembre 1982, Chambre syndicale des centres agréés d’abattage, n° 20035, p. 414.
[20] CE, 14 novembre 2018, M. de Jésus, n° 418788, p. 419.
[21] CE, 9 novembre 2018, Sncf Réseau, n° 413839, p. 425.
[22] CE, 28 décembre 1949, Société ciné Lorrain, p. 584 ; CE, 19 février 1988, Sarl Pore Gestion, n° 49338, p. 7 ; art. 23 de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995.
[23] Ce que tente de faire le décret no 97-199 du 5 mars 1997. Cf. X. Latour, « La « marchandisation » de la police et de la gendarmerie à l’épreuve du droit public », Jcp A 2010, n° 2199 ; E. Landros, « La facturation des activités de police administrative de l’Etat. Variations sur le relatif déclin de la gratuité du service public de la police », Jcp A 2010, n° 2175 ; M. Degoffe, « La gratuité des mesures de police », in C. Vautrot-Schwarz (dir.), La police administrative, Puf, Thémis, 2014, p. 185 ; M. Lavaine, « Contrat et police : la facturation des activités des forces de l’ordre à des personnes privées », Ajda 2018 p. 2226.
[24] CE, 20 mars 1996, Commune de Saint-Céré, n° 150038, p. 87.
[25] CE, 20 mars 1987, Société des Etablissements Louis Mehault et fils c. commune de Guer, n° 38905.
[26]Cf. B. Plessix, « La théorie des vices du consentement dans les contrats administratifs », Rfda 2006 p. 12.
[27] CE, 18 septembre 1806, Collé, Jurisprudence du Conseil d’Etat, t. I, p. 4 ; CE, 14 décembre 1923, Sté des Grands Moulins de CorbeiletCollin, p. 851 ; CE Sect., 25 juillet 1947, Société L’Alfa, p. 344 ; CE, 26 novembre 1975, Sté d’Etudes Travaux Préfabrication, n° 93948, p. 600. CE, 26 novembre 2007, Sté Travaux du midi, n° 266423, p. 450 ; CE, 19 décembre 2007, Sté Campenon-Bernard & alii, n°268918, p. 1507.
[28] CE, 22 octobre 1810, Bouvier, Jurisprudence du Conseil d’Etat, t. I, p. 423 ; CE, 26 avril 1901, Sieur Savournin, p. 405 ; CE, 15 janvier 1931, Sieur Boyreau, p. 49 ; CE Sect., 19 janvier 1945, Société anonyme des aéroplanes G. Voisin, p. 19.
[29] CE, 22 septembre 1814, Caisse d’amortissement c/ Magaud, Jurisprudence du Conseil d’Etat, t. III, p. 18 ; CE, 17 novembre 1819, Torcy c/ Commune d’Etrepy, Jurisprudence du Conseil d’Etat, t. V, p. 243 ; CE, 15 février 1851, Dame Aubrée et Tasset, p. 117 ; CE, 24 juillet 1885, Ville de Vichy c/ Couturier, p. 723 ; CE, 28 décembre 1917, Belmont, p. 878 ; CE, 18 janvier 1922, Commune de Beausoleil, p. 42 ; CE, 21 mai 1948, Société coopérative ouvrière de production « Entreprises générales ouvrières rhodaniennes », p. 641 ; CE, Sect., 9 décembre 1949, Sieur Chami, p. 542 ; CE, 26 avril 1950, Domergue, p. 813 ; CE, 21 mars 1962, Société nationale des chantiers de reconstruction, p. 200 ; CE Sect., 11 février 1972, Ophlm du Calvados et Caisse franco-néerlandaise de cautionnements, n° 79402, p. 135 ; CE Sect., 13 octobre 1972, Société anonyme de banque « Le Crédit du Nord » c. Ophlm du Calvados, n° 79499, p. 630 ; CE, 1er décembre 1976, Berezowski, n°98946, p. 521 ; CE, 1er février 1980, Office public communal d’habitations à loyer modéré de la ville de Brest c/Société Lorientaise de bâtiments et de travaux publics, n° 1505, p. 69 ; CE, 30 mai 1980, Société de la piscine de la dame Blanche, n° 12016, p. 257 ; CE, 9 novembre 2019, Société Cerba, n° 420663, p. 407.
[30] CE, 26 avril 1901, Sieur Savournin c. commune de Port-la-Nouvelle, p. 405 ; CE, 21 mai 1971, Société La Cellulose d’Aquitaine, Rdp 1973, p. 275.
[32] CE, 4 mai 1900, Héritiers du sieur Gouy, p. 318.
[33] CE, Ass., 29 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802, p. 509.
[34] CE, Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545, p. 360.
[35] CE, 29 novembre 2000, Commune de Païta, n° 205143, p. 573 ; CE, 10 octobre 2012, Commune de Baie-Mahault, n° 340647.
[36] CE, 9 novembre 2018, Société Cerba et Caisse nationale d’assurance maladie, préc. ; sur un contrat visant à s’opposer à une modification des compétences au sein de l’échelon communal : CE, 15 novembre 2017, Commune d’Aix-en-Provence et Sem d’équipement du pays d’Aix, n° 409728, p. 598.
[37] CE, 4 mai 2011, Cci de Nîmes, Uzès, Bagnols, Le Vigan, n° 334280, p. 205 ; CE, 17 octobre 2016, Commune de Villeneuve-le-Roi, n° 398131, p. 826.
[38] CE, 4 mai 2011, Communauté de communes du Queyras, n° 340089, p. 200 ; Caa Nancy, 10 juin 2013, Société de construction et de gestion immobilière, n° 12NC00341.
[39] Caa Versailles 15 juillet 2010, MM. Auguste et Géraud, n° 08VE01241.
[40] Caa Bordeaux, 20 juin 2013, Société Fd2f, n° 11BX02368.
[41] Caa Bordeaux, 10 novembre 2014, Civis, n° 13BX00260.
[42] CE, 1er juillet 2015, Oph de Loire-Atlantique, n° 384209.
[43] CE, 15 mars 2019, SA gardéenne d’économie mixte, n° 413584, p. 63.
[45] CE, 20 octobre 2000, Société CitécâbleEst, n° 196553 , p. 457 ; CE, 26 mars 2008, Société Spie Batignolles, n° 270772 ; CE Sect., 10 avril 2008, Société Decaux, Département des Alpes-Maritimes, n° 244950, p. 151.
[46] CE, 19 décembre 2007, Société Campenon-Bernard,préc. ; CE, 19 mars 2008, Société Dumez, n° 269134 ; CE, 19 mars 2008, Société Fougerolle–Ballot, n° 270535.
[47] Caa Bordeaux, 25 juillet 2019, Soc. Initial, n° 17BX03405.
[48] CE, 13 mai 1913, Préfet de l’Eure, n° 49241, p. 583.
[49] CE, 18 mai 1988, Ville de Toulouse, n° 39348, p. 939 ; CE, 18 mai 1994, Mme Laulaney, n° 20220 ; CE, 2 juillet 2007, Commune de Lattès, n° 294393, p. 710.
[50] CE, Ass., 2 juillet 1982, Huglo et autres, n° 25288 et 25323, p. 257.
[51] CE, 26 décembre 1924, Ville de Paris p 1065 ; CE Sect., 5 novembre 1982, Société Propétrol, n° 19413, p. 380 ; CE, 9 octobre1964, Billoud, n° 59163, p. 456 ; CE, 7 avril 1978, Blum, n° 05559 ; CE, 3 février 1988, Commune Saint-Etienne-de-Tinée, n° 62950, p. 899; CE, 13 février 1991 Thomas, n° 78404, p 55 ; CE, 15 mai 2013, Communauté decommunesEpinal–Golby, n° 357810, p. 148 ; CE, 24 février 2016, Département de l’Eure, n° 395194, p. 44 ; CE, 15 décembre 2017, SociétéRyanair, n° 408550, p. 683.
[52] CE, 15 décembre 2017, Société Ryanair Designated Activity Companyet société Airport MarketingServicesLimited, n° 408550, p. 683 ; CE, 9 mai 2019, Société hospitalière d’assurances mutuelles, n° 426321, p. 167.
[53] CE, 25 octobre 2004, Commune du Castellet, n° 249090, p. 601.
[54] CE Sect., 7 février 1964, Association syndicale du canal de Gap, n° 58880, p. 81.
[55] CE, 31 mai 2010, Société communauté d’agglomération Vichy Val d’Allier, n° 329483, p. 173.
CE, 27 juin 1913, Etat c. ville de Toulouse[1] Droit administratif & commune intention des parties : une interprétation sui generis
« Donner c’est donner, reprendre c’est voler ». C’est par un tel proverbe enfantin que l’Etat entendait en substance mater la ville de Toulouse qui comptait récupérer les deniers qu’elle lui avait consentis. Afin de bénéficier d’un accroissement de population, elle avait accordé à l’Etat par contrat une subvention de 800 000 francs destinée à contribuer à la construction, sur son territoire, de casernes pour héberger une part des quatrièmes bataillons nouvellement créés (par la loi du 4 mars 1897, S. et P., Lois annotées, 1897, p. 282). Cependant, à peine les bataillons furent-ils logés, qu’ils étaient retirés, en raison de leur suppression par la loi du 30 janvier 1907 (S. et P. Lois annotées, 1907, p. 560). Se sentant flouée, la ville de Toulouse saisit alors le Conseil de préfecture du département de la Haute-Garonne, au motif que son offre de concours était motivée non seulement par l’installation des régiments concernés, mais encore par leur maintien. Pour elle, une telle stipulation entrait sans aucun doute dans la commune intention des parties. L’Etat n’ayant pas satisfait ses obligations contractuellement consenties, il était tenu au remboursement de la subvention. Un tel argumentaire prospéra devant le Conseil de préfecture, qui fît droit à sa demande par arrêté du 15 décembre 1908. Le ministre de la guerre forma alors appel devant le Conseil d’Etat. La question qui lui était soumise ne portait donc pas sur la nature de la convention qui occupe bien souvent la doctrine contemporaine (Y. Gaudemet, « Qu’est-ce qu’une subvention publique ? », Rjep, 2011, p. 2 ; C. Blanchon, Recherche sur la subvention. Contribution à l’étude du don en droit public, Lgdj, 2019, 363 p.), mais sur la nature des obligations consenties en son sein. Ici les deux parties reconnaissent bien volontiers le caractère synallagmatique de la convention, et ne s’interrogent aucunement sur le titre onéreux ou gratuit de la prestation (voir sur la distinction subvention / commande publique reposant selon nous sur le titre économique de l’acte, sachant que le titre gratuit n’exclut pas toute réciprocité : C. Blanchon, op. cit.). La subvention, donation avec charges de droit public, appelle certaines contreparties, dont l’étendue est ici à préciser. Par ailleurs, la qualification d’offre de concours ne doit pas induire en erreur. Si, habituellement, l’offre de concours est qualifiée de « subvention à front renversé » (B. Poujade, « L’offre de concours », Rdp, 1985, p. 1625) – en ce que la subvention est typiquement accordée par une personne publique, alors que l’offre de concours est généralement accordée par une personne privée intéressée aux travaux entrepris par une personne publique –, en l’espèce les deux qualificatifs sont bienvenus, puisque l’offre de concours est accordée par une personne publique (la ville de Toulouse). Ceci étant précisé, reste à savoir ce qui pouvait légitimement entrer dans ce cadre contractuel. La convention pouvait-elle être interprétée comme incluant une obligation de restitution de la subvention en cas d’absence de maintien des casernes considérées ? Non répond le Conseil d’Etat, censurant par-là l’arrêté du Conseil de préfecture : « l’engagement pris par l’Etat, en échange de la subvention de 800 000 francs promise par la ville, consistait à loger deux quatrièmes bataillons dans les bâtiments pour la construction desquels celle-ci offrait son concours ; mais il n’a pu entrer dans la commune intention des parties contractantes que l’Etat restituerait à la ville la subvention fournie, dans le cas où le maintien de ces unités serait rendu impossible, par suite de changement apportés à l’organisation militaire ». Ce considérant de principe appelle une remarque duale. D’une part, et conformément aux préceptes spéciaux du droit administratif, la commune intention des parties fait l’objet d’une interprétation téléologique (I). D’autre part, cette interprétation semble en l’espèce guidée par des considérations pragmatiques, qui pourraient expliquer la dureté apparente de la solution adoptée (II).
I. L’interprétation téléologique de la commune intention des parties
En droit administratif, la commune intention des parties fait l’objet d’une interprétation téléologique distincte de celle qui peut prévaloir dans les contrats de droit privé (v. sur la notion de commune intention : L. Richer, F. Lichère, Droit des contrats administratifs, Lgdj, 2016, n° 3, n° 435 et s., n° 532 et s. ; M. Ubaud-Bergeron, Droit des contrats administratifs, LexisNexis, 2015,n° 133-134 ; J.-C. Bruère, « Le consensualisme dans les contrats administratifs », Rdp, 1996, p. 1715 ; L. Constans, « Une fiction juridique : la commune intention des parties », in Contrats publics, Mél. en l’honneur du Professeur M. Guibal, Pu de la faculté de droit de Montpellier, 2006, t. 1, p. 19 ; V. Lamy, Recherche sur la commune intention des parties dans les contrats administratifs. Contribution à l’interprétation des contrats de droit public, th., 2019, Aix-Marseille université). La finalité d’intérêt général, « pierre angulaire »du droit administratif (CE, L’intérêt général, La Documentation française, 1999, Edce, n° 50, p. 245 ; D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, Lgdj, 1977, 394 p.), guide l’appréciation qu’en donne le juge, quitte à s’éloigner parfois de la lettre même des stipulations. C’est ainsi que dans le fameux arrêt rendu quelques années plus tôt Compagnie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen datant de 1902, il affirme qu’il puise dans la commune intention des parties le pouvoir de modification unilatérale du contrat, afin de faciliter le passage d’un éclairage au gaz (prévu contractuellement) à un éclairage électrique (souhaité, dans l’intérêt général, par la personne publique) (CE, 1902, Cie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen, Rec. p. 5, S. 1902, III, 17, note M. Hauriou). Le rattachement aux volontés communes semble artificiel, en ce que la personne privée cocontractante ne paraît pas vraisemblablement avoir pu désirer une telle modification substantielle de ses obligations. Mais la fin justifie les moyens : l’intérêt général surplombe le contrat, et les volontés exprimées à un instant t doivent pouvoir évoluer conformément à ce que cette finalité ultime des personnes publiques exige. Le principe de mutabilité des contrats administratifs apparaît alors (CE, 1910, Cie générale française des tramways, Rec. p. 216, concl. Blum). Si l’intérêt général est nécessairement relatif et contingent, les contrats administratifs le transcrivant doivent l’être aussi. La « loi des parties » n’est pas aussi intangible que ce qu’elle est en droit privé (Cass., Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne, DP 1876. 1. 193, note A. Giboulot), et les obligations qu’elle contient peuvent faire l’objet d’une interprétation constructive et dynamique.
En l’espèce, la ville de Toulouse semble l’avoir appris à ses dépens. L’engagement de l’Etat de loger les militaires ne s’étendait pas à l’obligation de les y maintenir, fût-ce pendant un temps suffisant. L’Etat pouvait, au titre de pouvoirs autres, supprimer ces bataillons, et la ville de Toulouse était censée ab initio connaître cet aléa : « toute convention relative à une opération administrative est un contrat aléatoire et les parties sont censées en avoir accepté l’aléa » note Maurice Hauriou sous cet arrêt (M. Hauriou, « Contrat de droit public et contrepartie aléatoire », note sous CE, 27 juin 1913, Etat c/ Ville de Toulouse, S. 1915. 3. 17). En l’occurrence, cet aléa consiste en ce qui sera nommé un « fait du prince », puisque l’autorité contractante, l’Etat, intervient au titre de pouvoirs autres que ceux qui résultent du contrat lui-même. C’est une loi de 1907 qui a supprimé les quatrièmes bataillons, rendant, par ricochet, sans objet les obligations contractuelles de l’Etat. La commune intention des parties a, là encore, été instrumentalisée, et ce, pour faire prévaloir l’intérêt général et la nécessaire malléabilité qu’il induit. Maurice Hauriou affirma plus loin que « ce doit être un principe d’interprétation qu’elles ont accepté les chances de modifications que l’intérêt public peut faire subir aux conditions primitives de l’opération administrative » (ibid.). Il reconnaît bien volontiers qu’une telle commune intention eût été interprétée de manière distincte si l’on se trouvait face à un contrat de droit privé. Le remboursement de la subvention eût alors été exigé pour défaut de maintien pendant un temps suffisant des troupes. En droit administratif toutefois, « une convention, même synallagmatique, ne peut pas être interprétée avec ses seuls éléments propres » (ibid.). L’intérêt public la surplombe et induit des nécessités particulières d’interprétation. Cependant, outre le classique intérêt public, le juge administratif semble tirer la solution d’espèce de considérations autres, plus indicibles car plus pragmatiques.
II. Une interprétation pragmatique de la commune intention des parties
La rigueur du raisonnement, qui aboutit à l’absence de restitution de la subvention à la ville de Toulouse et à son absence d’indemnisation, paraît dictée, par ailleurs, par la nature des parties en cause. Deux administrations publiques, toutes deux en charge, à des degrés divers, de l’intérêt général. Maurice Hauriou, dans la note sous cet arrêt, l’envisageait expressément : « nous ne sommes pas en présence d’une convention passée entre un particulier et l’Administration de l’Etat, mais en présence d’une convention passée entre deux administrations » (ibid.). Or, poursuit-il, « les administrations municipales et l’Administration de l’Etat ont entre elles beaucoup d’affaires, surtout dans les grandes villes ; elles sont en relations suivies, et pourrait-on dire, en compte courant. […] Aussi, les choses s’arrangent, du point de vue de l’équité, à raison des ressources que présente ce que nous avons appelé ailleurs la co-administration » (ibid.). Si la décentralisation a pu dissocier davantage les intérêts des communes de ceux de l’Etat, il n’en demeure pas moins que ces deux entités sont toutes deux en charge de l’intérêt général. Ceci peut indéniablement jouer sur l’interprétation donnée des obligations réciproques. Parce que le bénéficiaire de la subvention est lui aussi par essence en charge de l’intérêt général, plus de souplesse sera donnée dans l’interprétation des conditions mises à son octroi. Le risque de faire apparaître une libéralité prohibée est moins grand. Dans la période contemporaine, ceci est visible dans une tendance qu’a le juge à resserrer les liens d’obligatoriété de la condition lorsque la personne bénéficiaire de la subvention se trouve par hypothèse plus éloignée de l’intérêt général. Lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, l’interprétation des conditions mises à l’octroi aura tendance à être plus extensive. Ainsi, dans une affaire assez similaire, il n’hésita pas à affirmer que la subvention accordée pour la création d’emplois devait implicitement mais« nécessairement » s’étendre à l’obligation de les maintenir pendant un délai suffisant (CE, 8 juill. 1988, Premier ministre c/ Société Sabdec, req. n° 69220, Rec. p. 280 ; V. aussi sur les conditions « implicites mais nécessaires » : CE, 5 juill. 2010, Cci de l’Indre, req. n° 308615, Jcp A, 2010, 2285, note J.-P. Markus ; Cmp, n° 10, 2010, comm. 353, p. 42, note P. Devillers ; Ajda, 2010, 1919, note E. Glaser ; Jcp G, n° 44, 2010, doctr. 1101, chron. B. Plessix ; Bjcl, 2010, 738, note S. Deliancourt et C. Lantero ; Lpa, 3 mars2011, n° 48, p. 6, obs. M.-Ch. Rouault ; Rjep, n° 683, février 2011, concl. E. Cortot-Boucher). Au contraire, lorsque le bénéficiaire est une association à but non lucratif, dont la proximité avec l’intérêt général est a priori plus établie, il sera moins regardant sur l’étendue des obligations mises à sa charge, et se satisfera davantage d’obligations de moyens plus que de résultats (v. par ex. les contreparties « suffisantes » dans l’arrêt CE, 25 nov. 2009, Commune de Mer, req. n° 310208, Ajda, 2010, p. 52, note Ph. Yolka ; et notre proposition d’analyse : C. Blanchon, op. cit. n° 269 et s.). Le juge administratif ne peut être étranger à ces considérations lorsqu’il apprécie la commune intention des parties, laquelle se trouve, au demeurant, aujourd’hui influencée par le droit de l’Union européenne. L’intérêt général n’est plus le seul à guider l’interprétation à donner au contenu du contrat. La pleine effectivité du droit de l’Union (et le souci d’éviter des distorsions de concurrence) doit en outre être prise en compte. Ce droit aura pour effet bien souvent de densifier la force obligatoire de la condition mise à l’octroi de la subvention, bien qu’il ne soit pas étranger à la prise en compte de considérations autres (v. sur ce point not. C. Blanchon, op. cit., p. 293). Des problématiques que l’on était loin d’imaginer, en 1913, alors que l’Union européenne n’était encore qu’une utopie de certains rêveurs comme Victor Hugo…
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 311.
Art. 309. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
« Qu’il est loin mon pays, qu’il est loin Parfois au fond de moi se ranime L’eau verte du canal du Midi Et la brique rouge des Minimes Ô mon païs, Ô Toulouse, Ô Toulouse »
Claude Nougaro, Toulouse, 1967.
Il suffit de se perdre dans les rues tortueuses du centre-ville pour entendre résonner les mots de l’un des plus illustres toulousains généralement repris en cœur Place du Capitole lors des belles journées de juin pour acclamer l’équipe « Rouge & noir » de la ville rose. Il exprime certainement mieux que quiconque l’attachement qu’ont les toulousains – nés ou adoptés – pour « leur » ville. Un attachement qui se résume à une appropriation « de tous » de chacune des « briques rouges » ou du canal du Midi. Car oui, Toulouse regorge de nombreux biens particuliers au premier rang desquels figurent les reliques de Saint Thomas d’Aquin abrités au couvent des jacobins depuis 1369 soit 140 ans après la fondation de l’Université toulousaine – Universitasmagistrorum et scholarium Tolosiensis.
La concentration de biens d’une rare valeur dans le chef-lieu de la Haute-Garonne est peut-être aussi forte que le lien qui unit les toulousains à leur ville. Toulouse est donc imprégnée par la propriété et qui plus est par la propriété publique. Si la propriété renvoie à l’article 544 du Code civil qui la définit par le droit exclusif permettant au propriétaire de disposer de toutes les utilités de son bien[1], la propriété publique quant à elle est l’expression du droit de propriété d’une personne publique sur ses biens entraînant par là même l’application des règles d’insaisissabilité et d’incessibilité à vil prix. Elle renvoie surtout à une propriété exercée, non pas dans l’intérêt égoïste de la personne propriétaire, mais dans un but altruiste du fait des missions d’intérêt général assumées par la collectivité et pour lesquelles les biens constituent les moyens matériels de leur réalisation. La propriété est donc publique parce qu’elle est celle d’une personne publique mais également parce qu’elle permet d’assurer les missions à destination du public. Le domaine public affecté à l’usage direct du public ou à un service public pourvu d’un aménagement indispensable en constitue la quintessence. L’image du forum romain ou de l’agora grec illustre parfaitement la place du public au cœur de la chose publique, de la res publicӕ[2], et c’est à cette place centrale que renvoie l’attachement des habitants au patrimoine toulousain exprimé par l’idée d’une propriété de tous les citoyens : des actuels gardiens, des anciens bâtisseurs, des futurs héritiers.
La présence de la faculté de droit au cœur de la ville contribue également à lier Toulouse à la propriété. Bercée au son du carillon de la Basilique Saint-Sernin à l’ombre du cloître des Chartreux et admirant la beauté du reflet du dôme de l’Hôpital la Grave dans les eaux de la Garonne coulant sous le pont Saint-Pierre, la communauté universitaire toulousaine a certainement joué un rôle dans la construction doctrinale de la propriété publique. Le plus célèbre d’entre eux, Maurice Hauriou, n’est pas étranger à l’influence toulousaine sur cette notion qui associe a priori deux termes antinomiques tant la propriété sous-tendrait son exercice de façon privative. C’est d’ailleurs cette conception libérale de la propriété de la Révolution entendue comme un élément d’émancipation face à un Etat oppresseur qui entraînera la lecture antipropriétariste du domaine public selon l’article 538 du Code civil. Les dépendances du domaine public « qui ne sont pas susceptibles de propriété privée » ne seraient alors l’objet d’aucune propriété selon le doyen dijonnais Proudhon qui estimait ainsi que le domaine public appartenait à « l’être moral et collectif que nous appelons le public[3] ». Si dans le même temps, le doyen pictave Foucart reconnaissait la propriété du domaine public, le premier est entré dans la postérité quand l’approche originale et avant-gardiste du second a été oubliée. Ce n’est donc qu’avec Hauriou que la propriété, administrative ou publique, du domaine public a été réintroduite en doctrine quand Duguit la contestait de nouveau du fait d’une approche objectiviste et de la transposition des théories germaniques du « patrimoine-but ».
Ce bref tour de France historique de la propriété publique rappelle que Toulouse a été et demeure une place forte d’autant plus qu’un siècle après le doyen toulousain, la thèse du Pr. Philippe Yolka a fait autorité et la conception propriétariste a été consacrée avec l’adoption du Code général de la propriété des personnes publiques en 2006. Tout semble donc ramener cette notion à Toulouse et les liens tissés sont doubles puisque la propriété publique est façonnée la fois dans (I) et par Toulouse (II).
I. La propriété publique dans Toulouse
Portée par les eaux du canal du Midi jusqu’aux Ponts-Jumeaux, la propriété publique trouve à Toulouse à la fois un canal historique (A) et un théâtre contentieux riche (B).
A. Toulouse, canal historique de la propriété
241 kilomètres, c’est la distance qui sépare l’étang de Thau à Marseillan et le port de l’Embouchure à Toulouse, les deux points situés à chaque extrémité du canal du Midi. Un nom est associé à cette réalisation exceptionnelle de génie civil permettant de ne plus contourner l’Espagne et inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1996, celui de Pierre-Paul Riquet. Sa statue, façonnée par les ciseaux de Griffoul-Dorval[4], trône fièrement en-haut des allées Jean Jaurès tout en tournant le dos à son œuvre comme pour glorifier le bâtisseur qui semble accueillir les visiteurs afin qu’ils contemplent sa création. Dans le canal du Midi coule les eaux de la propriété puisque « la création du canal a été confondue avec le droit de propriété, l’un n’était aux yeux de tous que le prix, la condition et la juste récompense de l’autre[5]».
La propriété du canal a en effet connu une évolution importante depuis sa création. Les finances royales ne permettant pas d’exécuter la réalisation d’un tel ouvrage, le plein fief a été accordé à Riquet le 7 octobre 1666 par l’Edit de Louis XIV pour la « construction d’un canal de communication des deux mers Océan et Méditerranée ». Le canal du Midi était donc initialement une propriété privée et fut achevé en 1681 sans même que son propriétaire le voit puisqu’il mourut quelques mois avant l’ouverture à la navigation en laissant à ses héritiers les dettes liées à la construction de son édifice[6]. L’Etat n’a eu de cesse de lorgner sur cette construction pour en récupérer la propriété pourtant reconnue incommutable de Riquet et ses descendants, puis de la Compagnie du canal du Midi. Le problème étant que si initialement la propriété avait été concédée pour placer « l’intérêt public sous la sauvegarde de l’intérêt personnel[7]», la situation avait considérablement évolué à partir du milieu du XIXe siècle où la concurrence entre les chemins de fer et les canaux a renversé la situation puisque les intérêts personnels ont pris le dessus sur l’intérêt public. C’est ainsi que la propriété du canal du midi est devenue propriété de l’Etat à compter du 1er juillet 1898[8]. Une forme d’expropriation pour cause d’utilité publique sans même que le prix du rachat de la concession n’ait été fixé préalablement.
Le canal du Midi avait donc la particularité d’être la propriété d’une personne privée tout en étant ouvert à la navigation et donc recevoir une affectation à l’utilité publique, son bornage n’ayant été effectué qu’en 1772. A cette période la question du lien entre la propriété publique et la domanialité publique n’était pas réglée en jurisprudence et les juges, tant judiciaire qu’administratif, ont pu admettre que le canal du midi, pourtant propriété privée, soit incorporé dans le domaine public[9]. La dissociation propriété-domaine effectuée pour le canal pouvait alors annoncer l’analyse de René Capitant dans sa note sous l’arrêt Commune de Barran[10]. Désormais, il est admis que le canal du Midi est une dépendance du domaine public en ce qu’il est d’abord une propriété publique. Bien entendu le Code général de la propriété des personnes publiques lui accorde une place importante, parfois jugée « excessive[11] ». Le Pr. Lavialle note que concernant le domaine public fluvial, le Code n’opère « aucune nouveauté si ce n’est l’existence d’un article entièrement consacré au Canal du Midi, qui détaille tous ses éléments constitutifs[12] ». L’article L. 2111-11 du Code de 2006 liste les éléments du canal inclus dans le domaine public fluvial. On y retrouve trois catégories de dépendances. Il s’agit d’abord des « éléments constitutifs du fief créé et érigé en faveur de Riquet, tels qu’ils résultent des plans et des procès-verbaux de bornage établis en 1772, savoir : le canal proprement dit ; le réservoir de Saint-Ferréol ; les francs-bords d’une largeur équivalente à onze mètres soixante-dix centimètres de chaque côté ; les chaussées, écluses et digues, la rigole de la Montagne et la rigole de la Plaine ». Ensuite sont incorporés « les dépendances de la voie navigable situées en dehors du fief et restées sous la main et à la disposition du canal, savoir : les parcelles de terrains acquises au moment de la construction du canal et formant excédents délimités sur les plans de bornage de 1772 par un liseré bistre ;les rigoles et les contre-canaux établis sur ces terrains ; les maisons destinées au logement du personnel employé à la navigation et les magasins pour l’entrepôt du matériel et des marchandises ». Enfin, le réservoir de Lampy clôt la liste des dépendances du canal du Midi incluses dans le domaine public fluvial. D’autres dispositions prévues aux articles L. 2124-20 et suivants du Code général de la propriété des personnes publiques régissent les eaux et l’entretien du canal.
Toulouse dispose donc en son cœur d’un canal historique sur bien des aspects, mais elle est également un théâtre contentieux de la propriété publique.
B. Toulouse, théâtre contentieux de la propriété
Comparer Toulouse à un théâtre c’est avant tout faire état de la jurisprudence mettant la ville rose sur le devant de la scène. Et autant dire d’emblée qu’elle a régulièrement joué les premiers rôles. Il ne s’agira pas de faire un inventaire à la Prévert de l’ensemble des décisions concernant Toulouse, et les communes plus ou moins proches comme Montauban[13] ou Rodez[14], mais d’en replacer quelques-unes en lien avec les deux personnages principaux que sont la propriété publique et l’affectation.
Si la jurisprudence sur la propriété publique à Toulouse est relativement ancienne[15], elle concerne parfois certains biens publics particuliers comme le domaine militaire[16]. Le Conseil d’Etat, dans son arrêt Ville de Toulouse rendu le 19 décembre 1952, a en effet articulé les rapports entre les communes et l’Etat en considérant que si les premières pouvaient être les « nues-propriétaires », le second quant à lui en détenait l’usufruit. Notons également que pour d’autres biens spéciaux comme les droits d’auteur d’agents publics, la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 1er mars 2005[17], est venue préciser l’attribution des droits sur l’œuvre réalisée dans le cadre du service public. Pour la juridiction judiciaire suprême « le statut d’agent public ne peut faire obstacle aux dispositions de ce texte que dans les strictes limites de la mission de service public à laquelle l’agent participe ». Ici, les juges du Quai de l’Horloge font une rare application de l’avis Ofrateme du 21 novembre 1972[18] dans selon lequel « les fonctionnaires et les agents de droit public […] ont mis leur activité créatrice et les droits qui peuvent en découler à la disposition du service dans toute la mesure nécessaire à l’exercice desdites fonctions ». Dès lors, comme nous avons pu le noter dans notre thèse : « les nécessités du service public (et surtout le principe de continuité du service public) entraînent la propriété ab initio de l’administration sur les droits d’auteur[19]». Désormais avec la loi Dadvsi du 1er août 2006, l’attribution des droits a été renversée puisqu’ils reviennent initialement à l’agent avant d’être transférée à la personne publique dans certaines hypothèses[20].
En ce qui concerne l’affectation, l’arrêt du Conseil d’Etat du 13 juillet 1961, Ville de Toulouse contre Toulouse Football Club fait date. Les résultats sportifs de club de football n’ont pas marqué cette affaire dans une ville où l’ovalie est une religion et dont les disciples portent les couleurs rouge et noir. L’affectation ne concerne donc pas directement le « Téf’ » en ce que le public déserte les tribunes du Stadium de Toulouse pour mieux remplir celle du stade Ernest Wallon, propriété privée de l’association « Les amis du Stade toulousain », dont le nom est celui du professeur de droit, titulaire de la chaire de droit administratif avant Maurice Hauriou, ayant légué les couleurs de la robe de professeur de droit au club dont il fut le premier président[21]. Cet arrêt reconnaît surtout l’incorporation d’un stade dans le domaine public en ce qu’il est affecté à un service public. Dès lors, cinq ans après l’arrêt Société Le Béton[22], l’affectation au service public a atteint les travées du stade « édifié en vue de permettre le développement d’activités sportives et d’éducation physique présentant un caractère d’utilité générale » et pour reconnaître sa domanialité publique.
Bien d’autres décisions ont marqué la propriété publique à Toulouse que l’on songe à la reconnaissance du motif financier pour l’octroi des autorisations domaniales en ce qui concerne l’affichage publicitaire dans l’arrêt Giraudy du 2 mai 1969[23], ou plus récemment en matière d’expulsion sur le domaine public[24] avec la reconnaissance par le juge administratif de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la procédure relative aux occupants sans titre[25], ou sur l’expulsion du domaine privé[26]. La jurisprudence sur les contrats conclus sur la propriété publique n’est pas délaissée qu’il s’agisse de la qualification des conventions conclues sur le domaine privé[27], de la possibilité de ne pas renouveler une autorisation d’occupation malgré l’insertion d’une clause de tacite reconduction[28], ou du contentieux devant le juge administratif[29]. Enfin, pour revenir au point de départ de notre réflexion sur la propriété publique dans Toulouse, la tarification de l’occupation privative du canal du Midi continue à alimenter la jurisprudence administrative[30]. Si la propriété publique s’est de longue date fondue dans Toulouse, elle a aussi été façonnée par Toulouse.
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 309.
[1] F. Zénati-Castaing, Th. Revet, Les biens, Paris, Puf, 2008, n° 2, p. 21.
[2] Ch. Lavialle, « Naissance du public », in Etudes en l’honneur de Jean-Arnaud Mazères, Paris, Litec, 2009, p. 510 et s.
[3] J.-B. V. Proudhon, Traité du domaine public, t. I, Bruxelles, 1835, p. 85.
[4] Celle exposée à Béziers a été réalisée par David d’Angers (1788-1856).
[5] F. Tassot, Le rachat du canal du midi. Etude historique de la propriété de l’œuvre de Riquet, th. Toulouse, 1912, p. 18.
[6] P. Canet, Le canal des deux mers, th. Toulouse, 1932, p. 26.
[8] Loi n° 34005 du 27 novembre 1897 relative au rachat par l’Etat du canal du Midi et du canal latéral de la Garonne.
[9]Cf. not. Cass., 22 avr. 1844, Préfet de la Haute-Garonne, S. 1844, p. 406. ; CE, 24 mai 1851, Cie du Canal du Midi, Rec. CE 1851, p. 387 ; CE, 10 avr. 1860, Cie du Canal du Midi : Rec. CE 1860, p. 292 ; Cass., 11 nov. 1867, Canal du Midi ;Cass., 8 nov.1909, Vergnes, Verdet et a. c. Etat, S. 1912, p. 521, note Mestre ; Cass. civ., 19 mai 1926, Etat c. Viala, S. 1926, p. 230 ; CE, 30 mars 1928, Ministre des travaux publics c. Esquirol, Rec. CE 1928, p. 499 ; S. 1929, p. 2, obs. Berthélémy.
[10] CE, 17 févr. 1932, Commune de Barran, D. 1933, III, 2.
[11]Cf. comm. sous l’article L. 2111-11 Code général de la propriété des personnes publiques, LexisNexis, 2014, p. 123.
[12] Ch. Lavialle, « Remarques sur la définition législative du domaine public », Rfda 2008, p. 491.
[13] CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac, Gaja, 21e éd., Paris, Dalloz, 2017, comm. 61 ; Gddab, 3e éd., Paris, Dalloz, 2018, comm. 52, obs. F. Melleray.
[14] CE, ass., 22 juin 1951, Fédération nationale des photographes-filmeurs, Gddab, 3e éd., Paris, Dalloz, 2018, comm. 52, obs. F. Melleray.
[15] En l’occurrence pour la ville de Carbonne, sur l’incompatibilité de la mitoyenneté avec la domanialité publique d’une église : Toulouse, 13 mai 1831, Delhom, S. 1831, 276.
[16]Cf. Ph. Yolka, C. Chamard-Heim (dir.), Patrimoine(s) et équipements militaires. Aspects juridiques, Paris, Institut Universitaire Varenne, Colloques & Essais, 2018.
[17] 1re civ., 1er mars 2005, Spedidam et Snam c. Semvat, D. 2005, p. 1353 obs. P. Allaeys ; Cce 2005, 64, note Ch. Caron ; Lpa 28 févr. 2006, n° 42, obs. X. Daverat.
[18] CE, avis, n° 309721, 21 novembre 1972, Office français des techniques modernes de communication (Ofrateme), Gddab, 3e éd., Paris, Dalloz, 2018, comm. Ph. Yolka.
[19] M. Boul, Le patrimoine immatériel des personnes publiques, J.-G. Sorbara (dir.), th. Toulouse 1, 2017, n° 395, p. 298.
[21] Il fut plus précisément le président le président du Stade olympien des étudiants de Toulouse (Soet) et contribua à la construction du stade des Ponts-Jumeaux.
[22] CE, sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton, Gaja, 21e éd., Paris, Dalloz, 2017, comm. 68.
[23]Cf. notre contribution dans le présent ouvrage : « La bourse ou la vue. CE, 2 mai 1969, n° 60932, Sté Affichage Giraudy ».
[24] CE, 12 juillet 2017, n° 404815, Chu de Toulouse.
[25] CE, 28 juillet 2017, n° 395911, Préfet de la Haute-Garonne.
[26] Civ. 3e, 21 décembre 2017, Oph Habitat Toulouse.
[27] TC 2 juin 1975, Sieur Salas c. Ophlm de la ville de Toulouse.
[28] Caa Bordeaux, n° 08BX01723, 4 mars 2010, Commune de Toulouse, Cmp 2010, 229, F. Llorens.
[29] CE, 3 décembre 2014, n° 384170, Ets publ. Tisséo.
Art. 307. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
« L’Europe est proche de Toulouse car elle s’y trouve inscrite dans son passé comme dans son présent[1] ».
Toulouse par le droit administratif n’a, a priori, aucun lien évident avec le droit de l’Union européenne. Pourtant, le droit de l’Union européenne est un « fauteur de trouble », renouvelant l’étude de pans entiers des droits nationaux. Le fonctionnement de ce droit, à travers le principe cardinal d’administration indirecte, implique que les organes nationaux en soient les premiers organes d’application, d’exécution et de sanction[2]. Dès lors, grâce au travail des « bâtisseurs » du droit communautaire, les professeurs de droit, le droit de l’Union européenne s’épanouit pleinement au sein des villes françaises, tantôt au travers d’organes administratifs nationaux, tantôt d’organes administratifs créés par le droit de l’Union. Toulouse en est une illustration frappante tant elle aime à se penser « européenne ».
D’ailleurs, elle aime à s’en convaincre en se tournant vers son histoire. Ancienne capitale d’Occitanie[3], la plus espagnole des villes françaises a accueilli de nombreux réfugiés fuyant le régime de Franco[4].
Elle aime à s’en convaincre en se tournant vers son économie. La présence du consortium européen Airbus et le développement du secteur spatial génèrent dans le bassin toulousain une activité économique importante et l’installation, permanente ou ponctuelle, de ressortissants d’autres Etats membres.
Elle aime à s’en convaincre en se tournant vers ses figures politiques définitivement portées vers l’Union européenne. Par exemple, Dominique Baudis, Maire de Toulouse, a conduit la liste Rpr-Udf aux élections européennes de 1994, Christine de Veyrac, Sylviane Ainardi ou Gérard Onesta, dont les liens avec Toulouse sont forts, ont été députés européens[5]. Guy Isaac, professeur de droit public à l’Université de Toulouse a été adjoint au maire de la ville chargé des relations internationales et européennes[6]. A Toulouse, la frontière entre l’engagement militant pro-européen et la fonction académique est parfois ténue. En effet, le Mouvement Européen Haute-Garonne/Ariège a longtemps été domicilié à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse puis à la faculté de droit. Plus encore, la section a été dirigée par Christian Hen, ancien directeur de cet institut, et professeur en droit communautaire à la faculté de droit de Toulouse[7]. Cette dynamique s’étend au-delà des frontières de la faculté de droit puisque la Maison de l’Europe a été présidée par un ancien doyen de la faculté de médecine et de pharmacie de Toulouse[8].
Pour terminer de se convaincre des liens entre Toulouse et l’Union européenne, il suffit de prendre la mesure des réalisations et initiatives toulousaines nées grâce au droit de l’Union européenne. Par exemple, d’abord, le Zénith de Toulouse a été réalisé avec le soutien du programme d’initiative communautaire Konver. En effet, construit sur le site d’une ancienne cartoucherie, l’équipement a bénéficié d’aides consacrées à la reconversion d’anciens sites militaires[9]. Ensuite, l’association Rebonds ! qui propose un accompagnement socio-professionnel en utilisant le rugby comme outil d’éducation et d’insertion sociale et professionnelle auprès de publics en difficulté, est partiellement financée, depuis 2015, par le Fonds Social Européen[10]. Enfin, l’école de la dernière chance permet, grâce aux fonds européens de ne plus faire de l’échec scolaire une fatalité, selon les mots de son directeur, Marc Martin. L’école propose un accompagnement global à des personnes de 18 à 30 ans sans diplôme ni qualification pour les aider à élaborer un projet professionnel personnalisé[11]. Par ailleurs, pour la période 2014-2020, les fonds européens ont permis de subventionner le centre d’animation et accueil jeunes de Bordeblanche (subvention de 424 424€, soit 50 % du coût total), la requalification du Petit bois de Bellefontaine (subvention de 423 288€, soit 50 % du coût total), l’aménagement de la place Niki de Saint Phalle (subvention de 1 786 146€, soit 50 % du coût total) et la rénovation du Planétarium (subvention de 799 118€, soit 50 % du coût total[12]). La présence importante du droit de l’Union européenne à Toulouse est induite par la nature même de ce droit, qui a été construite et précisée par la doctrine, pour laquelle le toulousain Guy Isaac fut l’un des bâtisseurs[13]. L’étude du discours sur le droit communautaire, étoffée de ressources scientifiques propres à la science politique[14], permet de mettre en évidence que ce sont des professeurs de droit public toulousains et particulièrement de droit administratif, qui ont été les architectes de l’invention du droit communautaire en France (I). L’étude du droit communautaire et de l’Union européenne à Toulouse permet, quant à elle, la mise en évidence d’un phénomène d’administrativisation des organes juridiques créés par ce droit, pour lequel Toulouse se révèle être un formidable laboratoire (II).
I. La communautarisation des administrativistes
Il s’agit d’un aphorisme classique : l’Union européenne s’est construite par le droit[15]. Qu’en est-il de la construction du discours sur le droit de l’Union européenne ? Aux balbutiements de la doctrine en droit communautaire, il existait deux façons principales d’en venir à l’étudier : le droit international ou le droit administratif. Le rôle des administrativistes, qu’ils soient praticiens ou universitaires, est particulièrement évident dans l’invention du droit communautaire en France[16]. Ils ont mis en place une véritable diaspora dont l’origine est de nature politique (A). A Toulouse, la réception de la diaspora communautaire a été optimale, convertissant de jeunes professeurs administrativistes en communautaristes renommés (B) influençant, à leur tour, des générations futures de juristes[17].
A. L’impulsion politique de la diaspora communautaire
Le modèle communautaire est spécifique[18]. Corrélativement, sa doctrine l’est-elle aussi ? Nous soutenons que les conditions de sa naissance, en France au moins, sont tout à fait spécifiques. En effet, de façon surprenante, le premier chercheur français en droit communautaire n’est pas un universitaire. Il s’agit d’un membre du Conseil d’Etat français, Michel Gaudet, nommé par Jean Monnet en tant que conseiller juridique à la Haute Autorité dès 1952. Encore plus surprenant, Michel Gaudet n’était, lors de son recrutement, qui sonne d’ailleurs comme un « accident », absolument pas « embarqué dans les affaires européennes[19] ». Ce n’est que plus tard et progressivement qu’il s’est engagé dans un « activisme politico-juridique pro-européen[20] ». La naissance de la recherche en droit communautaire correspond à une « croisade en faveur de l’affirmation de l’existence et de la spécificité du droit communautaire, et de son développement[21] ». Pour ce faire, Michel Gaudet a « bricolé » une théorie juridique ad hoc de l’intégration européenne[22]. Dès lors, à l’origine, la doctrine en droit communautaire n’a pas simplement pour fonction d’interpréter et systématiser le droit positif[23]. Il s’agit pour elle de porter un projet politique afin de s’assurer du succès des institutions nouvellement constituées[24], dans lequel la Cour de justice, sous l’influence de l’entourage américain[25] de Michel Gaudet, occupe une fonction « d’homme d’Etat[26] ». Une véritable diaspora a été mise en place par Michel Gaudet. Le haut fonctionnaire a très rapidement compris qu’il devait rallier les universitaires à sa « cause » afin de mener une diaspora efficace. Georges Berthoin affirme à ce propos, de façon tout à fait révélatrice de la dynamique qui a entraîné les premiers hommes du droit communautaire, qu’ils étaient des« camarades de Paix », comme d’autres furent des « camarades de Guerre[27] » ».
La diaspora communautaire comporte notamment deux dimensions : l’une interne au service juridique de la Communauté, l’autre externe.
En interne, Michel Gaudet s’est entouré d’universitaires, souvent publicistes, particulièrement internationalistes, puis administrativistes, au sein du nouveau service juridique commun[28]. En effet, malgré la résistance de certains professeurs de droit international[29], d’autres forment une première vague de communautaristes convertis[30]. Elle sera suivie d’une seconde, composée principalement d’administrativistes. La diaspora communautaire interne aux institutions s’étend au-delà du monde universitaire. En effet, le service juridique de la Commission promeut par exemple le renvoi préjudiciel auprès des juridictions nationales[31] ou, de façon plus générale, la bonne application du droit communautaire par les juges nationaux[32]. En pratique, cela se traduit par l’organisation de rencontres avec les magistrats nationaux.
En externe, la diaspora communautaire prend deux formes.
D’une part, sur le plan matériel, Michel Gaudet a fait face à la résistance de certains juristes internationalistes[33], réfractaires à la vision supranationale des communautés partagée par « quelques juristes épars[34] ». C’est pourquoi, dès 1958, un rapprochement avec les comparatistes est tenté[35], espérant un ralliement de ces derniers, le droit communautaire et le droit comparé poursuivant un objectif similaire : l’unification des droits[36]. La doctrine communautaire est avant tout une doctrine de praticiens[37], faute pour Michel Gaudet d’être parvenu à convaincre les professeurs de droit de l’intérêt d’études en droit communautaire[38]. Très tôt cependant, dès le début des années 1950, certains professeurs ont été acquis à la cause portée par Michel Gaudet. Il s’agit notamment des toulousains Guy Héraud et Louis Cartou, de Michel Mouskhély, de Léontin Constantinesco et de Jean Boulouis[39]. Puis, du lyonnais Jean-Pierre Lassale, du grenoblois Louis Dubouis, de Paul Reuter, de Jean de Soto, d’Henri Batiffol, de Jean Rivero, de Pierre-Henri Teitgen, ou encore du niçois René-Jean Dupuy[40]. Par conséquent, les premières thèses en droit communautaire ont vu le jour, portées notamment par Henri Lesguillons, Jean Raux, Robert Kovar ou Robert Savy[41].
D’autre part, sur le plan organique, l’action extérieure de la diaspora communautaire se concrétise à travers la constitution d’associations, tant à l’échelle nationale, qu’internationale. Ces structures constituent l’« armée privée[42] » de la Communauté. Ainsi, dès 1954, une association française privée de juristes européens est constituée afin de rapprocher les juristes des différents Etats européens, d’étudier, en commun, les problèmes de droit posés par la Communauté européenne et de tenter d’y répondre pour œuvrer à l’intégration du droit communautaire dans les droits nationaux[43]. L’association est un succès regroupant universitaires et praticiens du droit. C’est l’occasion pour Michel Gaudet et ses disciples d’introduire le droit communautaire chez les juristes nationaux afin d’en assurer la « promotion ». Allant plus loin encore, Maurice Rolland devient président de la fédération internationale pour le droit européen constituée en 1961. L’objectif reste toujours que « la fédération s’élargisse et rassemble de plus en plus de juristes (juges, avocats, professeurs…) » écrivait Michel Gaudet en 1961[44].
Les juristes communautaires devaient être de véritables « courtiers[45] » du droit communautaire. L’énergie et la vigueur avec laquelle Maurice Rolland et Michel Gaudet œuvrent pour la constitution d’associations similaires en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne et au Luxembourg[46] démontrent le lien existant entre le développement du droit et l’adhésion de la doctrine. L’adhésion des juristes nationaux est une condition existentielle au développement du droit communautaire. Au-delà du seul cas du droit communautaire, cela met particulièrement en lumière le rôle et la force de la doctrine, aux côtés du droit positif, dans le développement de ce dernier. La naissance du droit communautaire passera par la doctrine ou n’aura pas lieu. D’une façon tout à fait éclairante, il s’agit d’une preuve de ce que le droit communautaire n’a pas été pensé comme étant extérieur aux droits nationaux. Au contraire, il s’est construit et propagé grâce aux doctrines nationales, irriguées par la diaspora communautaire mise en place par ses pères fondateurs. Sur un plan conceptuel, cette dynamique expansionniste du droit communautaire a permis, très tôt, le développement, sur le territoire de l’Union, d’un espace européen partagé aboutissant à la naissance d’un droit public européen[47].
Le rôle précurseur de Toulouse dans l’invention du droit communautaire en France a notamment été personnifié par les professeurs Louis Cartou et Guy Isaac. En 1966, Louis Cartou, invite d’ailleurs Michel Gaudet à participer aux journées européennes de Toulouse[48]. La greffe a donc bien pris.
B. La réception toulousaine de la diaspora communautaire
Dans un premier temps, la diaspora communautaire a été menée « hors sol[49] », pour être, ensuite nationalisée[50], par le biais des praticiens puis des universitaires[51]. A Toulouse, dès les années 1950, la greffe de la diaspora communautaire a particulièrement fonctionné, inscrivant l’université dans une forte tradition communautariste tant du point de vue de l’enseignement que de la recherche.
D’une part, Toulouse fait figure de précurseur dans l’institutionnalisation[52] de la matière. En effet, la faculté de droit compte parmi les siens Louis Cartou, sous l’impulsion duquel un enseignement en droit privé européen a été instauré dès 1966[53]. Par ailleurs, il a rédigé de nombreux ouvrages en droit communautaire[54] dont un manuel intitulé, entre 1965 et 1975, Organisations européennes[55], aux airs de cheval de Troie pour traiter du droit communautaire de façon « masquée », puis Communautés européennes[56] à compter de 1975, démontrant ainsi l’évolution de la réception, dans le monde universitaire, du droit communautaire[57]. Incontestablement, à Toulouse, le droit communautaire est associé à Guy Isaac, qui constitue la figure type de l’administrativiste converti au droit communautaire. En effet, Guy Isaac a rédigé une thèse de doctorat soutenue en 1966 portant sur La procédure administrative non contentieuse[58], sous la direction d’Olivier Dupeyroux, administrativiste toulousain, qui avait rédigé sa thèse de doctorat sur La règle de la non-rétroactivité des actes administratifs. Guy Isaac a imposé deux cours obligatoires en quatrième année de licence en droit public consacrés au « droit européen-droit communautaire général » et au « droit privé européen ». Ces deux enseignements sont optionnels pour les autres étudiants de quatrième année[59]. C’est sous l’impulsion de Guy Isaac que le Dea d’études internationales a été mis en place. Il en a été le directeur à compter de 1982 puis a créé le Dea de droit communautaire en 1990[60]. Guy Isaac a laissé son empreinte à Toulouse de sorte que sa disparition n’a pas signifié l’interruption du développement du droit communautaire. En effet, dans les années 2000, c’est à Toulouse qu’une nouvelle manière d’enseigner le droit de l’Union européenne a été initiée. Il s’agit du « modèle toulousain » d’enseignement du droit communautaire porté par Marc Blanquet, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, qui a soutenu sa thèse de doctorat en droit public sous la direction de Guy Isaac. Il a considéré qu’il convenait d’identifier un « droit constitutionnel européen », allant au-delà du simple droit institutionnel en englobant le droit constitutionnel national dans ses liens avec l’intégration européenne. C’est dans cet esprit que Marc Blanquet a, dans un premier temps, créé un séminaire de droit constitutionnel, commun aux Dea de droit européen et de droit public, en 2000. Dans un second temps, une dizaine d’années plus tard, il a créé un séminaire de droit administratif européen, commun aux Masters 2 de droit européen et de droit public, duquel sont nées plusieurs thèses toulousaines[61].
D’autre part, l’origine de la recherche en droit communautaire en France est l’œuvre de l’engouement de certains jeunes professeurs toulousains. Il est intéressant de noter que, bon nombre de pères fondateurs du discours sur le droit communautaire, ont un lien de rattachement fort avec l’étranger, soit par leur lieu de naissance, soit par leur lieu d’étude ou d’exercice professionnel[62]. L’on ne vient jamais au droit de l’Union européenne par hasard. De façon générale, dès le début des années 1950, allant à contre-courant du dogme universitaire, quelques professeurs de droit public ont démontré un intérêt soutenu pour le droit communautaire. A ce titre, la faculté de droit de Toulouse comptait parmi les siens Louis Cartou et Guy Héraud[63], l’un toulousain par le rattachement statutaire en tant que professeur de droit public à l’université en 1959[64], l’autre par la réalisation d’une thèse de doctorat soutenue à l’université en 1945 sur L’ordre juridique et le pouvoir originaire. Louis Cartou a rédigé l’un des premiers ouvrages de doctrine française consacré au marché commun[65], préfacé par Georges Vedel[66]. L’apport de Guy Héraud au discours sur le droit communautaire est non négligeable. En effet, il a rédigé trois articles consacrés à l’étude de la nature juridique de la Communauté européenne de défense en 1952, de la Communauté politique européenne en 1953 et de l’Union de l’Europe occidentale en 1955[67]. Guy Héraud était un personnage original qui se plaisait à se qualifier de « marginal », accompagné de son collègue et ami Michel Mouskhély[68]. Pour l’anecdote, Vlad Constantinesco relate que les deux professeurs, alors en poste à l’université de Strasbourg seraient allés, accompagnés d’étudiants, mettre le feu aux poteaux frontière entre la France et l’Allemagne[69]. George Vedel, toulousain également, qui a soutenu sa thèse de doctorat à Toulouse (Essai sur la notion de cause en droit administratif français), publiée en 1934, est une figure emblématique du droit public français. Son intérêt pour le droit communautaire est, d’un point de vue personnel et politique, tout à fait développé. Professionnellement, il s’est intéressé à la matière[70] en prenant soin de relever que Michel Gaudet, avec lequel il a participé aux négociations des traités de Rome[71], était plus légitime que lui à enseigner le droit communautaire[72]. Guy Isaac, qui est le professeur toulousain associé à la naissance du droit communautaire le plus emblématique, s’est intéressé à la discipline « par attrait pour les terres peu exploitées[73] ». En 1970, soit seulement quatre années après sa soutenance de thèse en droit administratif français, le système des ressources propres de la Communauté est instauré. Naît alors une nouvelle matière inexplorée : les finances communautaires, qui feront l’objet d’études menées par Guy Isaac « avec passion[74] ». Le droit communautaire institutionnel et le droit des finances communautaires restent les deux principaux piliers des recherches menées par Guy Isaac[75]. Membre du comité de rédaction de la Revue trimestrielle de droit européen aux côtés des toulousains Louis Cartou et Roger Saint-Alary, Guy Isaac est une figure imposée de la recherche en droit communautaire qui a construit une définition du droit communautaire faisant, en 2020 encore, particulièrement sens : « Instrument de l’intérêt commun des peuples et des Etats de la Communauté, le droit issu des sources communautaires n’est pas un droit étranger ni même un droit extérieur : il est le droit propre de chacun des Etats membres, tout autant que son droit national, avec cette qualité supplémentaire qu’il couronne la hiérarchie des textes normatifs de chacun d’eux. Par sa nature propre, en effet, le droit communautaire possède une force spécifique de pénétration dans l’ordre juridique interne des Etats membres : la norme communautaire acquiert automatiquement statut de droit positif dans l’ordre interne des Etats, c’est l’applicabilité immédiate ; la norme communautaire y est susceptible de créer, par elle-même, des droits et des obligations pour les particuliers, c’est l’applicabilité directe ; la norme communautaire y prend place avec rang de priorité sur tout norme nationale, c’est la primauté[76] ». Il a siégé dans le Conseil d’administration de la Cedece durant de nombreuses années. Il en a été élu président en 1983. Durant son mandat, Guy Isaac a notamment permis de développer la recherche en droit communautaire en dynamisant les liens entre la communauté scientifique et la Commission. Guy Isaac avait imaginé ce que deviendra, plus tard, le prix de thèse de la Cedece, le prix Pierre-Henri Teitgen[77]. Scientifiquement très actif, Guy Isaac a organisé de nombreux colloques à Toulouse[78]. Entre 1973 et 1993, il a dirigé le Centre de Documentation Européenne toulousain[79], l’un des premiers à avoir été créé sous ce statut, à dimension européenne. Si Guy Isaac est certainement le plus emblématique des professeurs toulousains, pionniers du droit communautaire en France, c’est précisément grâce à son apport scientifique, académique et politique pour le droit communautaire et la ville de Toulouse, durant l’ensemble de sa carrière[80]. Il a su propager son influence à l’étranger[81]. L’héritage laissé par Guy Isaac a également influencé l’évolution de la recherche contemporaine en droit de l’Union européenne. En effet, le Centre d’excellence Jean Monnet de Toulouse, dont le rayonnement est international, repose notamment sur la promotion d’une nouvelle matière : le droit administratif européen (le droit administratif européen est l’un des axes de recherche du Centre).
Dès lors, à Toulouse, le droit communautaire est né du droit administratif. Puis, dans la période récente, un retour au droit administratif est observé, dans une nouvelle dimension, le droit administratif européen.
L’étude du discours sur le droit communautaire à Toulouse démontre que les universitaires toulousains, principalement administrativistes, ont été convaincus par la diaspora communautaire mise en place par quelques hauts fonctionnaires, au premier rang desquels figurait Michel Gaudet. D’ailleurs, à la lecture des multiples hommages suivant sa disparition[82], il est possible d’affirmer que Guy Isaac a œuvré, durant cinquante ans, à une diaspora toulousaine du droit communautaire[83]. L’étude du déploiement du droit communautaire à Toulouse permet de s’intéresser à des structures administratives européennes dont l’inspiration est nationale (II).
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 307.
[1] Mischi J., Weisbein J., « L’Europe comme cause politique proche ? Contestation et promotion de l’intégration communautaire dans l’espace local », Politique européenne, 2004/1, n° 12, p. 99.
[2] Ziller J., «L’autorité administrative dans l’Union européenne», Eui Working Paper Law, n° 2004/14, Florence, European University Institute, 2004, p. 11; Barroche J., « Théories fédéralistes et Union européenne », Civitas Europa, 2017/1 (N° 38), p. 349; Cjce, 28 juin 2001, Larsy, affaire C-118/00, Rec. I. 5063; Cjce 29 avr. 1999, Ciola, affaire C-224/97, Rec. I. 2517 ; Cjce 20 nov. 2008, Heuschen & Schrouff Oriental foods Trading BV c/ Commission des Communautés européennes, affaire C-38/07, ECLI:EU:C:2008:641; Cjce, 7 décembre 1995, Commission des Communautés européennes C/ République française, affaire C-52/95, Rec. I-4443, point 28; Cjce, 4 mars 2004, Allemagne C/ Commission, affaire C-344/01, Rec. I-2081 ; Cjce, 22 octobre 1998, Kellinghusen, affaire C-36/97 et C-37/97, Rec. I-6337 ; Cjce, 21 septembre 1989, Commission C/ Grèce, affaire C-68/88, Rec. 2965; Cjce, 10 juillet 1990, Commission des Communautés européennes C/ République Fédérale d’Allemagne, affaire C-217/88, Rec. I-2879.
[3] Nouvelle capitale d’Occitanie suivant la réforme des régions adoptée en 2015 ?
[9] Thomas H., « Cultiver l’Europe. Eléments pour une approche localisée de l’« européanisation » des politiques culturelles », Politique européenne, 2004/1, n° 12, p. 71.
[13] Blumann C., « Hommage au Professeur Guy Isaac », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 capitole, 2004, p. 21.
[14] V. not. L’ouvrage de référence : Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses sciences politiques, vol. 26, 2014. Sur ce thème, V. not. Bailleux J., « L’Europe et ses légistes. Le Service juridique des Exécutifs européens et la promotion d’un droit communautaire autonome (1957-1964) », Politique européenne, 2013/3, n° 41, p. 88-117; Bailleux J., « Comment l’Europe vint au droit. Le premier congrès international d’études de la Ceca (Milan-Stresa 1957) », Revue française de science politique, 2010/2, Vol. 60, p. 295-318; Sur quelques précisions sur le développement des « études européennes » en sciences politiques, V. not. Cohen A., « La structuration atlantique des European Studies. La Fondation Ford et l’institut de la Communauté européenne pour les études universitaires dans la génération d’un « objet » », Revue française de science politique, 2017/1, Vol. 67, p. 69-96.
[15] Vauchez A., L’Union par le droit. L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, Presses de Science Po, 2013 ; Brunessen, B., « Le tropisme juridique du droit de l’Union européenne », RUE, 2018, p. 103 ; Cohen A., Vauchez A., « Sociologie politique de l’Europe du droit », Revue française de science politique, 2010/2, Vol. 60, p. 223.
[16] L’exemple de Pierre-Henri Teitgen qui a soutenu sa thèse en droit administratif sur La policemunicipale est révélateur. Nous pensons également à Guy Isaac, à George Vedel, à André de Laubadère, à Louis Dubouis, à Jean Boulouis, à Jean de Soto et à Daniel-Henri Vignes,
[23] C’est en ces termes qu’est décrite la fonction classique de la dogmatique juridique de façon générale. V. not. Troper M., « Entre science et dogmatique, la voie étroite de la neutralité », in Amselek P., (dir.), Théorie du droit et science, Paris, Puf, Léviathan, 1994, p. 315.
[24] Tout en prenant soin de garantir et conserver l’indépendance et la scientificité du discours sur le droit communautaire. V. Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 297 et s.
[25]Ibid., p. 242. Michel Gaudet était parfaitement conscient du bouleversement culturel induit par un tel projet, tant pour l’opinion publique, les gouvernements, les institutions que pour les juges européens (p. 250, note 100). Sur la naissance de la Cour de justice, V. également Vauchez A., « A quoi « tient » la cour de justice des communautés européennes ? Stratégies commémoratives et esprit de corps transnational », Revue française de science politique, 2010/2, Vol. 60, p. 247-270; Cohen A., « Dix personnages majestueux en longue robe amarante ». La formation de la cour de justice des communautés européennes », Revue française de science politique, 2010/2, Vol. 60, p. 227-246.
[26] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 250. Julie Bailleux explique à quel point Michel Gaudet considérait que la Cour de justice était le vecteur de l’harmonisation et l’interprétation du droit communautaire dans un « sens véritablement communautaire » (p. 247, note 89).
[27] Dulphy A., Manigand C., « Entretien avec Georges Berthoin », Histoire@Politique, 2010/1, n° 10, p. 13.
[28] Les universitaires Philipe Biays et Gerhard Bebr, tous deux administrativistes intègrent le nouveau service juridique commun dirigé par Michel Gaudet. V. Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses sciences politiques, vol. 26, 2014, p. 254-255.
[30] Il s’agit par exemple de Fernand Déhoussé, Pierre Wigny, Suzanne Bastid (V. Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 176), Georges Van Hecke, Charles Rousseau et Paul Reuter (Ibid., p. 178-179).
[31] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 286.
[34]Ibid., p. 256. Il s’agit notamment de l’avocat général Maurice Lagrange, de Michel Gaudet ou encore de Pierre-Henri Teitgen et d’autres universitaires en fonction dans le service juridique commun.
[35] Avec plus ou moins de succès, l’isolement de Michel Gaudet étant ici pointé du doigt. V. Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses sciences politiques, vol. 26, 2014, p. 270.
[36] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 261.
[45] Vauchez A., « Une élite d’intermédiaires. Genèse d’un capital juridique européen (1950 – 1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007/1 (n° 166-167), p. 65.
[46] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 278.
[47] Stirn B., Vers un droit public européen, Issy-les-Moulineaux, Lgdj, Lextenso, 2e édition, 2015, p. 12. Pour une analyse récente de la notion, V. Teyssedre J., Le Conseil d’Etat, juge de droit commun du droit de l’Union européenne, Toulouse, thèse dactylographiée, 2019.
[48] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 391, note. 247.
[52] En France, le droit communautaire s’institutionnalise entre 1965 et le milieu des années 1980. V. Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 387.
[54] Le premier ouvrage français relatif au droit communautaire a été rédigé par Paul Reuter en 1953 et portait sur La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier. V. en ce sens Canihac H., « Normaliser la « révolution communautaire ». L’invention des manuels savants sur l’Europe communautaire en France et en Allemagne (1950-1990) », Revue internationale de politique comparée, 2017/4, Vol. 24, p. 325.
[57] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 395. Sur la naissance et le développement des manuels de droit communautaire, V. Canihac H., op. cit., p. 321-348, spéc. p. 342-344.
[58] Isaac G., La procédure administrative non contentieuse, Paris, Lgdj, 1968.
[59] Bailleux, J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 398.
[60] « Guy Isaac », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 capitole, 2004, p. 8.
[61] Par exemple, V. not. Amilhat M., La notion de contrat administratif. L’influence du droit de l’Union européenne, Paris, Bruylant, 2014, codirigée par Françoise Fraysse et Marc Blanquet et Teyssedre J., Le Conseil d’Etat, juge de droit commun du droit de l’Union européenne, op. cit., thèse dirigée par Marc Blanquet.
[62] Nous pensons notamment à Guy Isaac, Guy Héraud, Léontin Constantinesco, Jean de Soto, Michel Mouskhély et Pierre Pescatore.
[63] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 334.
[70] Il a rédigé plusieurs articles sur la Communauté européenne de l’énergie atomique, mais aussi des articles à destination de grand public ou de groupes militants. V. Ibid., p.344, notes 47-49.
[71] Sur la participation de Michel Gaudet aux négociations du traité de Rome, V. not. Vauchez A., « Une élite d’intermédiaires. Genèse d’un capital juridique européen (1950 – 1970) », Actes de la recherche en sciences sociales, 2007/1, n° 166-167, p. 65.
[72] Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 343, note 41.
[74]Ibid. Les recherches ont été menées aux côtés de Louis Cartou et d’autres collègues toulousains.
[75] La dernière étude de Guy Isaac est d’ailleurs consacrée au pilier communautaire. V. Blanquet M., « Le système communautaire à l’épreuve de la « gouvernance européenne ». Pour une « nouvelle gouvernance raisonnée » », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 capitole, 2004, p. 239, note 1.
[76] Isaac G., Droit communautaire général, Paris, Masson, 1983, p. 156. Il s’agit de la première édition du « célèbre » manuel de droit communautaire général, qui « constitue un tournant dans l’histoire de notre discipline » (V. Blumann, C., op. cit., p. 20).
[78] Blumann C., op. cit., p. 19-20 ; Bailleux J., Pensez l’Europe par le droit. L’invention du droit communautaire en France, op. cit., p. 405. Dont un colloque remarqué sur Les ressources financières de la Communauté européenne.
[80] « Guy Isaac », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 capitole, 2004, p. 7-8.
[81] Guy Isaac a été professeur au Collège de l’Europe à Bruges, chargé de cours de finances publiques européennes entre 1985 et 1993 et adjoint au maire de Toulouse chargé des relations internationales et des affaires européennes de 1989 à 1993. V. « Guy Isaac », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2004, p.7-8. Par ailleurs, son manuel a connu plusieurs éditions en espagnol. V. not. Isaac G, Manual de derecho comunitario general, Barcelone, Ariel Derecho, 1995.
[82] Molinier J. « Hommage à Guy Isaac », inMélanges en l’honneur à Guy Isaac : 50 ans de droit communautaire, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 capitole, 2004, p. 17-18.
[83] Le colloque organisé par Marc Blanquet (Irdeic) et Grégory Kalfleche (Imh) à Toulouse les 20 et 21 juin 2019 sur la codification de la procédure administrative non contentieuse de l’Union européenne est tout à fait symptomatique à cet égard, d’autant plus qu’il a réuni d’éminents spécialistes de droit administratif européen tant français qu’européens (actes à paraître).
Art. 305. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
« Le droit administratif devient dans mes pensées quelque chose de formidable et de doux à la fois, le signe de la grâce qui pénétrerait le monde. C’est à la fois sérieux et bouffon », Lettre de Maurice Hauriou à Gabriel Tarde, n° 7, 29 novembre 1901,
citée in J.-M. Blanquer, M. Milet, L’invention de l’Etat. Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, O. Jacob, 2015, p. 138.
On ne peut évoquer Toulouse et le droit administratif sans évoquer Maurice Hauriou, et ce pour au moins deux raisons. La première est que ce juriste publiciste du tournant du XXe siècle est intimement lié à la ville rose puisque qu’il y a fait toute sa carrière de professeur de droit. La deuxième est qu’il est aujourd’hui encore présenté comme le « père[1]»du droit administratif, son « représentant », ou encore « son créateur[2]» dont l’œuvre se révèle à travers les douze éditions de son Précis de droit administratif (Pda[3]). L’enseignement du droit administratif à Toulouse est donc largement marqué par celui que l’on appelle le doyen toulousain. Mais derrière cette histoire mythifiée, se cache une rencontre difficile entre Hauriou, Toulouse et le droit administratif. Et ce sont peut-être ces débuts malheureux qui rendent cette histoire plus passionnante et qui font qu’aujourd’hui encore il peut être stimulant de s’y pencher[4].
Toulouse et Hauriou, un mariage forcé. La carrière universitaire de Maurice Hauriou a été souvent contrariée. Né à Ladiville en Charentes le 17 août 1856, il est lauréat du concours d’agrégation en 1882 après des études de droit à Bordeaux et se voit nommé à la Faculté de Droit de Toulouse en janvier 1883. Mais très tôt, il manifeste le souhait de rejoindre la Capitale. Son vœu sera plusieurs fois contrarié, jamais exaucé, puisqu’il demeurera toute sa vie professeur à la Faculté de droit de Toulouse et finira même par en devenir le doyen de 1906 jusqu’en 1926, trois ans avant sa mort. Les échecs successifs de ses demandes de mutation à Paris[5] sont alors perçus comme les conséquences d’une certaine marginalisation dans le monde universitaire, certains recteurs allant jusqu’à regretter « que l’Université de Toulouse subventionne un cours [de science sociale] où se professent des idées aussi étranges[6] ». Mais Hauriou finira par s’attacher à Toulouse, et même par retourner la situation en critiquant la domination de l’Université parisienne et en œuvrant pour le regroupement des Facultés de droit de province[7].
Hauriou et le droit administratif, une histoire de paternité. Tout comme avec Toulouse, la relation d’Hauriou avec le droit administratif n’a pas été simple. S’il est généralement présenté comme « le père » du droit administratif, ses premiers rapports avec la matière sont plutôt non consentis. Mais il finira par revendiquer la paternité d’une progéniture pourtant non orpheline. Lorsqu’il arrive à Toulouse, Hauriou, romaniste de formation, enseigne tout d’abord l’histoire du droit jusqu’en 1887, où la chaire de droit administratif lui est proposée alors qu’il convoite celle de droit coutumier[8]. Mais cette titularisation quelque peu forcée va le conduire, encore une fois, à retourner les choses à son avantage, en s’investissant totalement dans l’étude de cette matière qu’il juge jusque-là insuffisamment explorée.
Il va alors en effet s’en emparer à bras le corps, et s’attèle au travail pendant quatre ans avant de faire paraître la première édition de son Pda en 1892, et d’en livrer dix autres. C’est également en 1892 que paraît son premier commentaire d’arrêt du Conseil d’Etat au Recueil Sirey, qui marque le début d’une longue collaboration avec plus de 300 notes. Au même moment, il publie un article portant sur « la formation du droit administratif français depuis l’An VIII jusqu’à nos jours » (Revue générale d’administration, 1892, T. XLIV, p. 385 et s.) dans lequel il va totalement réécrire l’histoire du droit administratif et revendiquer la paternité de l’organisation de cette matière. Si ces débuts contrariés témoignent d’une certaine susceptibilité du doyen toulousain, – le conduisant à cette « mauvaise foi » dont nous parle le professeur Touzeil-Divina[9] – ils soulignent aussi son ambition théorique. La science juridique se trouve alors dans une situation de remise en cause épistémologique, mais aussi d’éclosion doctrinale. Stimulé par ce contexte, Hauriou va entreprendre une exploration du droit administratif, en redessiner les contours et surtout en ouvrir les perspectives. Il efface en quelque sorte l’histoire de la doctrine administrative pour donner à cette discipline une nouvelle dimension : il entend renverser les habitudes doctrinales pour systématiser un nouvel objet[10] – la préface de la première édition du Pda est d’ailleurs suivie d’un « Objet du livre », deux pages dans lesquelles Hauriou distingue et articule le droit administratif aux autres branches du droit – appréhendé selon une nouvelle méthode.
L’ambition théorique – toujours contrariée – d’Hauriou est très bien exprimée dans la préface de la deuxième édition du Pda: « […] les livres de cette espèce ont leurs exigences : ils doivent à la fois, à raison des préoccupations de l’examen, être brefs et encyclopédiques. Il m’a fallu, d’une part, écourter les théories, d’autre part reproduire des détails de réglementation sans intérêt scientifique. Je me suis résigné à ces sacrifices pensant que si mon ouvrage se trouvait ainsi réduit aux proportions d’un programme, du moins il y avait dans ce programme une idée scientifique, qui, peut-être, pourrait contribuer à en susciter d’autres » (Pda, 2, 1893, p. IX-X). S’il n’est certainement pas le « père » du droit administratif, de sa systématisation ou de ses concepts fondateurs[11], un test de paternité permet néanmoins de lui reconnaître une filiation certaine : celle d’un enseignement nouveau, et sans cesse renouvelé, de cette matière. Il y a donc bien une relation, dialectique, entre Hauriou et le droit administratif, entre ce que le droit administratif doit à Hauriou – une nouvelle manière d’être enseigné et compris – et ce que Hauriou doit au droit administratif – un nouvel horizon théorique.
Vers un enseignement renouvelé du droit administratif. La démonstration des nombreux apports du doyen de Toulouse aux concepts et théories du droit administratif a déjà été largement démontrée[12]. Nous voudrions seulement, dans ces quelques lignes, évoquer ce que Hauriou a pu apporter non pas à la théorie même du droit administratif, mais à son enseignement, et ce en nous basant sur les préfaces des onze éditions de son Pda.
Car si l’on s’attache d’habitude à se référer à la dernière édition d’un précis, manuel ou traité pour y trouver la démonstration la plus aboutie et actualisée, ce réflexe doctrinal ne convient pas à l’œuvre d’Hauriou. Chaque édition du Pda a en effet sa particularité, une orientation spécifique, une dimension propre à sa temporalité. Toutes – y compris la deuxième qui suit d’un an la première pour expurger le texte d’un plagiat, ce qui témoigne, là encore, d’une paternité contrariée[13], et hormis peut-être celle de 1914 qui n’a subi quasiment aucun remaniement en raison de la guerre – marquent un point d’étape, ou de rupture, dans l’évolution de la construction théorique de cet auteur. Or rien ne permet mieux de l’illustrer que les différentes préfaces dans lesquelles Hauriou se confie et livre à chaque fois son état d’esprit et son projet théorique. Ces préfaces successives sont comme des « bulletins successifs d’un laboratoire de recherche » (M. Hauriou, Principes de droit public, 1916, Introduction, p. XXVIII), à travers lesquels on suit à la trace tout à la fois « l’évolution logique »(Pda 4, 1901, p. v) de la pensée du maître toulousain et l’évolution de la vie même du droit administratif. Chaque édition est ainsi à chaque fois « entièrement refondue » (Pda 3, 1897, p. i), pour apporter non pas une « mise au courant » mais une « mise au point » (Pda, 5, 1903, p. VII), non pas des « changements », mais « des approfondissements de doctrine » (Pda, 7, 1911, p. VI).
Ces préfaces permettent de mettre en lumière la pensée véritable du doyen Hauriou sur le droit administratif. Parfois même, il y ajoute une introduction « pour plus de lumière encore » et y développer « des jugements d’ensemble sur les caractères très spéciaux et sur l’esprit très original du droit administratif français » (Pda, 5, 1903, p. VIII). Elles éclairent surtout son ambition pédagogique, à savoir une entreprise menée pour expliquer et légitimer le droit administratif, le faire connaître, comprendre et aimer. C’est le sens de l’hommage rendu par Berthélémy : « Hauriou mérite les louanges qu’on adresse aux grands critiques d’art. C’est un art aussi, et un grand art, que celui qui consiste à faire comprendre l’art[14]».
Le doyen toulousain se veut en effet le géologue du droit administratif, à la manière d’un aventurier « que la sécurité des rades ennuie et qui se hâte de rejoindre la haute mer[15] ». Par une exploration renouvelée du droit administratif, présentée alors le plus souvent de manière isolée, sèche, aride, comme une somme de règlementations administratives, il en propose une autre dimension, en puisant dans son sous-sol et en nous menant sur d’autres terres : « On peut concevoir de diverses façons les traités de droit administratif. On peut y vouloir surtout des descriptions de service, de la règlementation et des nomenclatures de textes, cela est légitime, cela est utile même à un certain public. Mais on admettra bien qu’il y ait place, à côté, pour des ouvrages essayant d’organiser en des théories ce que le droit administratif contient de substance juridique, et l’on reconnaîtra que des traités de ce genre semblent particulièrement convenables pour le public spécial des facultés de droit » (Pda 3, 1897, p. i). Hauriou va ainsi dérouler au fil de ses préfaces, en sondant le droit administratif par « des expéditions de recherches » (Pda, 7, 1911, p. V), une « idée scientifique » « propre à exciter l’esprit », et va tirer la « substance juridique » de ce droit pour en faire un droit « vivant[16]». Cette idée est ainsi résumée dans la préface de la septième édition du Pda: « Lorsque j’en abordai l’étude, il y a tantôt vingt ans, je fus frappé des lacunes que présentait la géographie de ce droit. Il me parut, qu’on en étudiait que les régions qui avoisinaient le droit civil, avec, d’ailleurs, l’intention avouée de les annexer à celui-ci, de gré ou de force. Je soupçonnai qu’on négligeait d’autres régions où gisaient les particularités les plus importantes. J’entrevis dans le droit administratif un droit autonome, à certains égards très primitif, à d’autres égards doué d’éléments puissants de développement et je formai le dessein de l’étudier dans toute son originalité » (Pda, 7, 1911, p. V).
Les onze préfaces successives du Pda constituent ainsi la trame de l’odyssée du doyen toulousain, promenant la barque du droit public du souterrain administratif aux terres constitutionnelles. Hauriou y livre en effet le dessein d’une présentation renouvelée du droit administratif dans laquelle va transparaître à la fois son projet théorique et son projet politique. En cela, il est un juriste qui prend position, sur le plan doctrinal, en questionnant les méthodes de la science du droit, mais également sur le plan politique, caractéristique qu’il partage avec de nombreux auteurs sous la III° République. Ce projet, à la manière de l’œuvre d’un sculpteur, prend forme dans ses préfaces, dans lesquelles Hauriou apporte à l’enseignement du droit administratif comme un nouveau souffle, en en mesurant très vite les enjeux scientifiques (I) et politiques (II) sous-jacents.
I. Un enseignement « scientifique » du Droit administratif
Dès la première édition de son Pda, le doyen toulousain entend mener une œuvre pédagogique fondée sur une nouvelle pensée du droit administratif. Les préfaces successives témoignent d’une rupture méthodologique (A) propre à rendre compte d’un droit administratif pensé de manière dialectique (B).
A. Une nouvelle méthode pour le droit administratif
Dès 1892, Hauriou entreprend une exploration historique et comparative pour aborder le droit administratif sous toutes ses coutures, dans sa généalogie, et ne pas en rester à l’étude superficielle des règlementations particulières. Il précise ainsi, dans la préface de la première édition du Pda, que « l’ouvrage tout entier est conçu dans un esprit historique et dans un esprit de comparaison » (Pda, 1, 1892, p. X). Par la suite, il développe une méthode pluridisciplinaire, puisant à la fois dans « la conception juridique de l’Etat, qui repose […] sur le postulat d’un concert de volontés libres, et la conception des sciences sociales, qui est au contraire déterministe et organique […]» (Pda, 2, 1893, p. I).
De manière inductive, il s’attache en particulier à l’observation des faits en puisant dans un matériau premier qui est celui de la jurisprudence du Conseil d’Etat et des conclusions des commissaires du gouvernement « qui condensent la substance la plus pure du droit administratif, non pas tel que le déforment les imaginations civilistes, mais tel qu’il est » (Pda, 7, 1911, p. VI). Il va alors déployer une méthode tout à la fois inductive, en partant de ce matériau brut et vivant, et déductive, par un travail de systématisation doctrinale. Cette entreprise méthodologique est clairement indiquée dès le début de sa préface de la première édition : « J’ai entrepris d’exposer le droit administratif en utilisant certains résultats considérables auxquels, dans ces dernières années, la jurisprudence du Conseil d’Etat a abouti. Ces résultats sont d’une importance telle qu’ils permettent une organisation satisfaisante d’un droit jusqu’ici renommé pour son manque de cohésion » (Pda, 1, 1892, p. I).
Il précise encore sa méthode, à l’occasion d’un article consacré à l’organisation de « salles de travail » dans les facultés de droit : l’hypothèse théorique doit être constamment confrontée aux faits (« Création de salles de travail pour conférences et cours de doctorat à la faculté de droit de l’université de Toulouse », Revue internationale de l’enseignement, 1901, p. 555). La recherche scientifique, et en particulier celle sur le droit administratif, ne peut donc pour Hauriou s’enfermer dans un quelconque système de vérité définitif, mais doit procéder par observations, hypothèses, revirements, déconstructions, reconstructions, déduction et vérification. Les remaniements constants de ses Pda en témoignent, et en particulier leurs préfaces, dans lesquelles transparaît une remise en cause doctrinale permanente.
Cette soif de vérification et de confrontation transforme l’enseignement que propose Hauriou du droit administratif, qui emprunte alors de nouveaux chemins : celui du contentieux et celui de la controverse doctrinale. Le travail de vérification est exposé dans la préface de la première édition de son Pda : « J’ai fait pour ma part cette expérience rassurante de vérifier que chacune des déductions auxquelles on est conduit dans cette construction logique du droit administratif, est d’avance consacrée par quelqu’un de ses arrêts » (Pda, 1, 1892, p. IX). Et cette méthode le conduit ainsi à des aller-retour incessants entre écriture contentieuse et écriture doctrinale : « Quand on observe directement les faits, ce qui est mon cas dans ce livre puisqu’il est extrait de la jurisprudence du Conseil d’Etat et que les arrêts sont des faits, on peut de ses premières observations tirer des indictions générales assez sûres, mais dans le détail et, pour ainsi dire, dans les angles, bien des obscurités subsistent qui ne se dissipent qu’à la longue, après des vérifications réitérées. Je n’ai pas la prétention d’avoir fait encore toute les retouches ni toutes les corrections nécessaires et, d’ailleurs, la jurisprudence du Conseil d’Etat se perfectionne elle-même tous les jours, j’espère seulement que le public me tiendra compte de ma bonne volonté et de mes efforts » (Pda, 5, 1903, p. VIII).
L’opération continue de confrontation est également l’œuvre d’une discussion permanente avec la doctrine juridique de son époque. Dans plusieurs préfaces du Pda, Hauriou revient en effet sur des conflits doctrinaux, pour préciser et développer ses propres idées. Un exemple emblématique en est la préface de la dernière édition du Pda dans laquelle il mène une critique en règle des théories de « l’Ecole du service public », faisant prédominer l’idée du but sur celle de puissance, dont le manifeste serait un article de Jèze paru dans la Revista de drept public d’avril-juin 1926 dans lequel l’auteur constate que les partisans de la puissance publique disparaissent un à un. Hauriou lui rétorque que « la vérité est que les partisans des vieilles théories se taisent et n’en pensent pas moins. Ils ont, d’ailleurs, tort de se taire, on ne doit pas se lasser de défendre la vérité. Cette défense est plus aisée qu’on ne croirait, surtout si on passe à la contre-attaque » (Pda 11, 1927, p. VIII). Cette contre-attaque est piquante : « Tant que ces doctrines nouvelles planent dans les généralités et ne descendant pas au contact des analyses juridiques sincères, leur apparente simplicité et leur envolée peuvent séduire les esprits. Mais on voit combien il est dangereux d’essayer de les faire atterrir » (Pda 11, 1927, p. XII).Elle constitue toute l’originalité de la présentation qu’il a faite du droit administratif.
Déjà en 1903, il défend une méthode dualiste, laquelle « se recommande du sens commun » et s’incline « devant la complexité souterraine des faits » (Pda, 5, 1903, p. XXXI). Il commence alors par distinguer deux conceptions du droit : celle du point de vue objectif du droit, qui met en évidence la dimension de la voie d’autorité, de la puissance publique, de la force, et celle du point de vue subjectif du droit, qui souligne la dimension de la voie de gestion, du commerce des échanges. Si la doctrine a tendance à occulter une des deux dimensions, Hauriou constate que « ce n’est pas en ramenant violemment à l’unité cette dualité de tendances […] que l’on arrivera à la vérité, il ne sert à rien de violenter les faits » (Pda, 5, 1903, p. XXIV). Le droit administratif est bien pour lui « d’une nature mixte, car il y a en lui à la fois de la Puissance publique et de la patrimonialité », ce dont témoigne l’existence parallèle des deux recours contentieux, pour excès de pouvoir et de plein contentieux. Il s’interroge alors sur le fait de savoir quel élément l’emporte « de la notion d’une Puissance publique qui s’ébat dans la police pure ou bien de celle de services publics qui fonctionnent pour satisfaire à des besoins ». Sa réponse est déjà nuancée : « Je ne crois pas commettre une erreur d’observation en estimant que le Droit administratif actuel est orienté vers la gestion des services publics et la satisfaction des besoins des administrés plutôt que vers l’exercice de la police pure […] que, par suite, des régions du pouvoir pur et de la politique où il a pris naissance, il est entré dans celles des besoins et du commerce des échanges » (Pda, 5, 1903, p. XXVI-XXVII). Mais aussitôt, il précise que ce côté de la balance ne peut « tout envahir », et qu’il « subsiste une part de police, de pouvoir pur, de Puissance publique irresponsable et par conséquent de droit objectif ». Son ambition théorique est alors d’ « agencer en un tout ces deux provinces juridiques de l’Administration, l’une dominée par la notion subjective de la responsabilité pécuniaire, l’autre par la notion objective du pouvoir pur. On ne saurait songer à les juxtaposer sans les relier l’une à l’autre, le Droit, qui est œuvre vivante, a besoin de synthèses, comme la vie » (Pda, 5, 1903, p. XXVII).
B. Un droit administratif dialectisé
La position doctrinale d’Hauriou, fondée sur cette méthode dualiste, va alors déboucher sur une pensée dialectique du droit administratif. En 1911, il soulignera à nouveau qu’une pensée véritablement scientifique du droit administratif doit tenir compte de tous ses éléments,sans « discuter de la légitimité de telle ou telle de ses institutions fondamentales » (Pda, 7, 1911, p. V). Ce nouveau paysage administratif, esquissé par ses explorations successives, se révèlera dans toute son architecture à travers le couple, devenu mythique, du service public et de la puissance publique.
La lecture des préfaces vient ainsi remettre en cause un autre mythe souvent enseigné : le doyen de Toulouse serait le père de « l’Ecole de la puissance publique ». Cette paternité doit en effet être dénoncée car Hauriou peut tout d’abord revendiquer celle d’une définition du droit administratif centrée sur le service public formulée dès la première édition de son Pda en 1892[17], alors que les premières réflexions de Duguit relatives au service public sont plus tardives et datent quant à elles de 1900[18]. Et si dès les premières préfaces, il développe le thème de la puissance publique, en confessant que « les unités administratives ont une double personnalité : celle de personne privée qui leur donne la jouissance des droits privés, et celle de puissance publique qui leur confère la jouissance des droits de puissance, y compris les droits de police » (Pda, 1, 1892, p. IV-V), c’est aussitôt pour adjoindre à ce « régime de la puissance publique », celui « de la chose publique » : « supposons que les hommes en tant que différents sont hors de l’Etat, qu’ils n’en font partie que comme semblables et égaux, de tous les intérêts communs aux citoyens égaux formons une masse qui s’appellera la « chose publique », nous avons le fondement de l’Etat, le trésor de la cité, qu’il s’agit de garder et d’administrer » (Pda 4, 1901, p. ij). Ainsi, « finalement, les personnes administratives procèdent d’une double façon, même sous leur aspect de puissance publique […] dans l’administration il y a du commandement mais il y a aussi du service rendu, l’administration est la chose du gouvernement mais elle est aussi un peu la chose des administrés » (Pda 4, 1901, p. vj).
Surtout, s’il est vrai que dans la préface de la onzième édition de son Pda, le doyen de Toulouse dénonce « l’Ecole du service public » à laquelle appartiennent Jèze et Duguit, le regard oblique qu’il promène sur le droit administratif en soulève les ressorts cachés pour y trouver des critères d’identification qui s’articulent de manière dialectique, à savoir la puissance publique et le service public. Cette préface s’intitule ainsi, de manière programmatique, « La puissance publique et le service public ». Hauriou y présente les « deux notions maîtresses du régime administratif français » : « Le service public est l’œuvre à réaliser par l’administration publique, la puissance publique est le moyen de réalisation » (Pda 11, 1927, p. VII) dans une dialectique de la fin et des moyens. Non pas l’une et l’autre, non pas l’une contre l’autre mais l’une avec l’autre. S’il donne alors le premier rôle à la puissance publique, c’est aussitôt pour affirmer toute l’importance de l’idée du service public, car c’est elle qui « entraîne l’autolimitation objective de la puissance publique » (Pda 11, 1927, p. XII).
Cette dialectique du service public et de la puissance publique, propre à l’étude du droit administratif menée par Hauriou, va alors le conduire sur des terres qui paraissaient plus lointaines mais en réalité très proches, en donnant une nouvelle dimension au droit administratif, non plus seulement scientifique, mais cette fois politique. Ce mouvement de continuité théorique est ainsi à l’œuvre dans la préface de la onzième édition : « Que l’idée du service se soit substituée à celle de la domination dans les préoccupations du pouvoir, ce n’est pas un mince résultat » (Pda 11, 1927, p. XII).
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 305.
[1] V. par ex. M. Malaurie in Anthologie de la pensée juridique, Paris, Cujas,1996, p. 232.
[2] « J’ai de mon mieux, vulgarisé le droit administratif. D’Hauriou on peut dire qu’il l’a créé », H. Berthélemy, Discours prononcé lors de la Cérémonie de l’inauguration le 22 avril 1931 du monument élevé par souscription à Maurice Hauriou, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Toulouse, Plaquette, Librairie du Recueil Sirey, p. 25.
[3] M. Hauriou, Précis de droit administratif, 1° éd., 1892, Paris, Larose et Forcel ; 2° éd., 1893, Paris, Larose et Forcel ; 3° éd., 1897, Paris, Larose ; 4° éd., 1901, Paris, Larose ; 5° éd., 1903, Paris, Larose ; 6° éd., 1907, Paris, Larose et Tenin ; 7° éd., 1911, Paris, Larose et Tenin ; 8° éd., 1914, Paris, Larose et Tenin ; 9° éd., 1919, Paris, Librairie du Recueil Sirey ; 10° éd., 1921, Paris, Librairie du Recueil Sirey ; 11° éd. 1927, Paris, Librairie du Recueil Sirey. A cela il faut ajouter une édition d’un Précis élémentaire de droit administratif, 1925, Paris, Librairie du Recueil Sirey et une édition posthume du Précis de droit administratif (préface A. Hauriou), 12° éd., 1933, rééd. Dalloz, 2002.
[4] Cette histoire, et l’enseignement du maître de Toulouse, se poursuit aujourd’hui, puisque hormis un laboratoire de recherche qui porte son nom au sein de la Faculté de droit, « le regard oblique » de Maurice Hauriou est prolongé par un autre maître toulousain, Jean-Arnaud Mazères (« Hauriou ou le regard oblique », in A. Gras, P. Musso (dir.) Politique, communication et technologies. Mélanges en hommage à Lucien Sfez, Paris, Puf, 2006, p. 45-60). L’œuvre d’Hauriou continue ainsi de stimuler la réflexion doctrinale et l’enseignement du droit, à Toulouse et ailleurs : Miscellanées Maurice Hauriou, Réunies par M. Touzeil-Divina, L’Epitoge, 2013 ; J. Schmitz, La théorie de l’Institution du doyen Maurice Hauriou, L’Harmattan, « Logiques juridiques », 2013 ; Ch. Alonzo, A. Duranthon, J. Schmitz (dir.), La pensée du doyen Maurice Hauriou à l’épreuve du temps : quel(s) héritages(s) ?, Puam, 2015.
[5] En 1899, pour la troisième fois, il candidate à la chaire de droit administratif laissée vacante par le départ du professeur Ducrocq. Mais il échoue face à un candidat local, non spécialiste de la matière. V. sur ce point, J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 78.
[6] Note du recteur en juillet 1899, AN, Dossier Hauriou, citée in F. Audren, M. Milet, « Préface », Ecrits sociologiques, Dalloz, 2008, p. LII. La note éditoriale d’un de ses articles paru à la Revue socialiste précise également que « ses Leçons sur le mouvement social (1899) l’ont empêché d’obtenir la chaire du professeur Ducrocq à Paris (M. Hauriou ne paraissait pas assez exclusivement juriste) », Revue socialiste, 1901, p. 564. En tant que doyen, il sera également montré du doigt par le recteur qui a dû plusieurs fois le rappeler à l’ordre en raison de son refus de donner une appréciation sur l’exercice de leur fonction par ses collègues, Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 219-220.
[7] « Le mal est dans l’anémie des Facultés de droit de province et dans l’hypertrophie de la Faculté de droit de Paris (vieux problème !). Double phénomène dont la cause n’est pas seulement dans les mouvements de la population scolaire désertant les petites villes pour la grande, mais aussi dans la situation morale diminuée faite aux professeurs de province », Les Facultés de droit et les élections de 1904 au Conseil supérieur, Toulouse, Rivière, 1904, p. 5-6. V. sur ce point, J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 152-15.
[8]Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 61-62.
[9] « Maurice Hauriou, mystificateur ou héros mythifié ? », inMiscellanées Maurice Hauriou, op. cit., p. 83-123 et « Un lecteur de mauvaise foi des « pères » du droit administratif », in Ch. Alonzo, A. Duranthon, J. Schmitz (dir.), op. cit., p. 133-147.
[10] Mestre, comparant le Pda d’Hauriou et le Cours de droit administratif de Ducrocq dont la septième édition paraît en 1905 constatait ainsi : « il semble que les deux ouvrages n’aient pour ainsi dire rien de commun. On dirait qu’ils envisagent des objets différents », A. Mestre, « L’évolution du droit administratif (doctrine) de 1869 à 1919 », Livre du Cinquantenaire de la Société de législation comparée, t. II, Paris, Lgdj, 1922, p. 20.
[11] Comme l’a définitivement démontré une partie de la magistrale thèse du professeur M. Touzeil-Divina, Eléments de patristique administrative ; la doctrine publiciste (1800-1880), La Mémoire du droit, 2009.
[12] L. Sfez Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, Paris, Lgdj, 1966.
[13]Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 72.
[15] J. Rivero, « Maurice Hauriou et le droit administratif », inLa pensée du Doyen Hauriou et son influence, Annales de la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Toulouse, tome XVI, 1968, p. 149.
[17] Il définit le droit administratif comme un « ensemble de règles relatives à l’organisation et aux droits de l’Etat envisagés comme intéressant le fonctionnement des services publics », et affirme plus loin que « c’est vers le service public que tout converge en administration et en droit administratif, parce qu’il est la raison d’être de l’existence même des personnes administratives » (Pda, 1, 1892, p. 2 et 150-151).
[18]Cf. E. Pisier-Kouchner, La théorie du service public dans l’œuvre de Léon Duguit, Paris, Lgdj, 1972, p. 19.
Disons-le d’emblée nous ne serons pas le plus objectif pour discuter du Journal du Droit Administratif dit Jda. En effet, si le premier Jdaa été fondé en 1853 par le professeur Adolphe Chauveau (1802-1868)[2] à Toulouse et a donné lieu à près de soixante-dix années ininterrompues de publications jusqu’en 1920, nous avons eu l’honneur et l’idée – en 2015 – de refonder cet antique média publiciste dont nous sommes aujourd’hui le directeur de la publication (en ligne : http:///www.j-d-a.fr). Il s’agira donc d’exposer ici – et, partant, d’interroger – la façon dont le « premier » et le « second » Jda ont cherché à « populariser » le droit administratif. Naturellement, on sera beaucoup plus disert quant au Jda originel, ayant moins de recul et d’objectivité pour parler du plus récent (dont les résultats ne sont – par ailleurs – encore qu’au stade embryonnaire). Peut-on – cela dit – vraiment parler de littérature « populaire » s’agissant d’un média spécialisé en droit administratif, matière réputée très technique et difficile d’accès ? Précisément : oui car le sous-titre du Jda, hier comme aujourd’hui, est « le droit administratif mis à la portée de tout le monde ». N’est-ce pas là l’essence même d’une littérature populaire que de vouloir rendre accessible à chacun.e et non aux seuls spécialistes (universitaires et / ou praticiens) un certain nombre d’éléments et de données ? C’est la raison pour laquelle nous avons accepté l’invitation du professeur Hakim et de Mme Guerlain de présenter au sein de leur ouvrage Littératures populaires du Droit le(s) Jda(et désormais dans cet opus) car l’objectif officiel et explicite de leurs fondations a précisément été cette volonté de rendre le droit « populaire » au sens d’accessible. Ce sont d’ailleurs précisément les mots employés par les premiers fondateurs du média : les « matières administratives » « d’une application quotidienne, y seront traitées dans un style simple et accessible à tous » (Jda1853 ; p. 07). Pour en traiter, nous nous proposons de suivre trois questionnements successifs et relatifs conjointement aux deux Jda : d’abord, comment le Jda, en 1853 comme en 2015, a-t-il cherché à diffuser le droit administratif autrement en le rendant plus populaire (I) ? Ensuite, en quoi chaque Jda a-t-il essayé de vulgariser une science réputée élitiste en la rendant « populaire » (II) ? Enfin, dans les deux cas, ne peut-on pas identifier une forme de démystification sinon de démocratisation entreprise du droit administratif pour le confronter à un regard citoyen et donc populaire (III) ?
I. Diffuser le droit administratif : l’accès populaire au Jda
C’est a priori pour des raisons diamétralement opposées (A & B) que les fondateurs et refondateurs du Journal du Droit Administratif de 1853 et de 2015 ont d’abord cherché à instaurer leur média.
A. 1853 : un droit administratif secret à divulguer
Du droit administratif secret. En 1853, nous étions sous le Second Empire qui n’avait pas encore connu sa version libérale. Les fondateurs[3] du Jda étaient deux Toulousains universitaires à la Faculté de Droit (Adolphe Chauveau et Anselme (Polycarpe) Batbie (1827-1887) ; le second ayant assez rapidement abandonné l’aventure, éclipsé par l’omniprésence du premier[4] (et appelé à rejoindre l’Université parisienne comme suppléant puis comme titulaire de la seconde chaire de droit administratif en 1857). A l’époque[5], ce droit était enseigné dans les – seulement – neuf facultés de l’Empire et ce, depuis une grosse dizaine d’années. L’Ecole libre de Boutmy (1835-1906) n’avait pas encore été fondée et l’Ecole d’administration[6] de la Seconde République avait été enterrée avec son régime politique. Bref, le droit administratif – comme matière académique au moins – n’en était encore qu’à ses débuts et ne comptait conséquemment que très peu de spécialistes reconnus (une dizaine d’enseignants seulement, quelques politiques et les membres de hautes administrations au premier rang desquelles, le Conseil d’Etat). Il n’y a qu’à Paris (avec une tentative en 1818 puis à partir de 1829[7]) et à Poitiers (dès 1832) que la matière avait conquis un peu plus d’ancienneté dans l’Université grâce notamment aux promoteurs que furent de Gérando (1772-1842), Macarel (1790-1851) et Foucart (1799-1860). A Toulouse, (où l’on disputait avec Poitiers le titre de « première Faculté de France des départements » (sous-entendu en province et après Paris)), on avait bien tenté en 1829 d’instaurer une chaire de droit administratif mais celle-ci ne fut que peu matérialisée auprès du public estudiantin puisqu’après sa nomination et pendant qu’il en préparait encore les premières leçons, son titulaire, Carloman de Bastoulh[8] (1797-1871), fils du doyen Jean-Raymond-Marc de Bastoulh (1751-1838), renonça à demeurer dans l’Université puisque – comme son père – sa fidélité légitimiste l’empêcha de jurer fidélité au nouveau Roi de la branche des Orléans et non des Bourbons.
Ce n’est alors, à Toulouse comme dans la plupart des Facultés françaises, qu’en 1838[9] que fut nommé directement par le ministre Salvandy (1795-1856) (et non par concours et sans avoir dans un premier temps même le grade de docteur ce qui lui sera du reste reproché (et qu’il ira conquérir à Poitiers dont il était originaire en août 1839) l’avocat Chauveau qui s’était illustré déjà dans la direction et la publication de plusieurs recueils (comme le Journal des arrêts de la Cour royale de Poitiers ou le Journal du droit criminel) et ouvrages (à l’instar d’une Théorie du Code pénal co-écrite avec Faustin Hélie (1799-1884) et surtout de Principes de compétence administrative) et était déjà reconnu comme spécialiste des contentieux privé mais aussi public. Comme beaucoup de ses contemporains, cela dit, Chauveau n’accepta la chaire toulousaine de droit administratif que parce qu’on lui promettait – par suite – d’en obtenir une autre (de procédure civile) à Paris ! L’histoire en ayant décidé autrement Chauveau s’installa durablement à Toulouse et y enseigna pendant trente années le droit administratif (1838-1868) en étant secondé par Batbie, nommé suppléant en ce sens, à partir de 1853 après un passage par Dijon (en 1852). Aidé de Batbie – donc – c’est en 1853 justement, qu’à Toulouse, Chauveau et Batbie fondèrent le Jda avec pour objectif affiché et assumé les principes suivants : « aider l’administrateur, éclairer l’administré, vulgariser la législation administrative : tel est le but que nous nous sommes proposés » (Jda ; 1853 ; p. 05).
A bien y regarder, dans les vingt premières années au moins, la revue se revendiquait presqu’à l’instar d’un lien familial : le ton y était enjoué et les abonnés n’hésitaient pas à écrire au Journal pour contester, proposer, féliciter, etc. ainsi qu’on en prendra, infra, quelques témoignages. Cette « accessibilité » ou ce caractère « populaire » assumé étaient manifestes. On y trouve même (Jda, 1853 ; art. 56) la reproduction d’un échange étonnant (et que l’on n’imaginerait pas aujourd’hui dans une revue juridique) entre Chauveau et Batbie. Ce dernier n’étant évidemment pas Anselme Polycarpe mais son propre père, Marc-Antoine (Batbie) (né en 1780), notaire de son état (dans le Gers). Un média… familial donc !
Un premier média spécialisé. Il n’existait alors – sauf omission – aucun journal spécialisé en droit administratif (et même en droit public de façon générale) ; seuls étaient publiés des médias juridiques généralistes ou privatistes (on pense aux Revues de Fœlix (1791-1853) et de Wolowsky (1810-1876), à la Revue générale du Droit[10], à la Thémis, à la Gazette du Palais, etc.) ainsi que des recueils seulement prétoriens à l’instar du célèbre Lebon que fonda… Macarel. Autrement dit, le Jdade Chauveau fut manifestement le premier – et longtemps seul – média dédié au droit administratif et à ses études. Seul en 1866 l’avocat Bize (dont les dates nous sont inconnues) tenta-t-il sur le même modèle un journal nommé Le contentieux administratif et spécialement destiné aux préfectures et aux mairies. Cependant, ce périodique ne dépassa pas la dizaine d’années de publications. Le droit administratif était alors encore « secret » c’est-à-dire avec un accès restreint à ses seuls maîtres et praticiens les plus expérimentés. Ni l’administration ni ses juges (qu’il s’agisse des conseils d’Etat et de préfecture qui n’étaient alors que des juridictions de facto et non de jure et ce, jusqu’à la Loi du 24 mai 1872 ou encore des administrateurs-juges ou ministres-juges eux-mêmes) ne communiquaient sur l’existence de nouveaux textes ou encore de décisions. Parfois, même les plus fins spécialistes ne trouvaient pas leurs sources dans l’amas normatif qui se formait depuis des décennies sinon des siècles. Etonnamment, il a pourtant très peu été écrit à propos de ce média. A l’exception de sa présentation critique par notre collègue Rachel Vanneuville[11] (« Le Jda ou le droit administratif mis à la portée de tout le monde (1853-1920) » in Les revues juridiques au XIXe siècle (Paris, La Mémoire du Droit (en cours))), la doctrine contemporaine semble l’avoir ignoré. Peut-être est-ce parce qu’il a été créé à une époque à propos de laquelle les universitaires du « tournant 1900 » comme Hauriou (1856-1929) ont longtemps nié une légitimité doctrinale. Il est en tout cas dommage qu’un tel périodique qui a réussi à durer près de soixante-dix années soit aussi peu connu (mais son absence de numérisation contemporaine et sa difficulté d’accès dans de rares bibliothèques l’explique peut-être aussi).
Diffuser un droit administratif secret. La première mission du Journal du Droit administratif de 1853 fut donc d’abord – mais essentiellement – de divulguer ce droit à tous et pour tous en un lieu – unique – dédié. Certes, il ne s’agissait pas d’une esquisse privée de codification administrative (qui fut longtemps espérée des praticiens français) parce que le Jdan’a pas repris et exposé toute les normes existant avant lui et ce, selon un ordonnancement hiérarchique propre mais il s’agissait – au moins et déjà – de présenter – en droit positif – toutes les actualités animant – au présent – cette branche juridique.
C’est ce que rappelait – alors qu’il était encore fréquentable – Raphaël Alibert (1887-1963) lors du soixantenaire du Journal (Jda 1913 ; p. 119) : « Ce petit recueil mensuel est aujourd’hui comme l’organe d’avant-garde du contentieux administratif. Il est aussi le talisman de tous ceux qui, obligés à un titre quelconque d’appliquer des arrêts, veulent chasser de leurs rêves le spectre de la jurisprudence inconnue ». Désormais – proposait le Jda – on trouverait dans un média dédié de l’actualité en matière administrative[12], de la doctrine, des comptes-rendus prétoriens et / ou normatifs, des propositions, des solutions pratiques, etc. Dans un premier temps, d’ailleurs, le Jda (cf. Jda 1856, art. 158) comprit pour se faire trois parties essentielles : celle relative à l’explication / la présentation des « matières administratives » de l’actualité (à laquelle, dès 1859, on ajoutera une partie spécialement consacrée à la « revue des décisions du Conseil d’Etat ») (I) ; celle reprenant les « lettres des administrés » ou autres questions posées par ces-derniers (lecteurs et abonnés) et qui (on y reviendra infra) « en style familier » traitaient de questions pratiques (II) et celle des « revues » ou comptes-rendus (III). A l’aube de la Troisième République (Jda 1871) cette présentation va évoluer pour devenir bien plus descriptive et bien moins critique : Lois (normes administratives) (I), Jurisprudence (du Conseil d’Etat puis des Conseils de préfecture) (II) et « varia » (III). Après 1893, quarante ans après sa fondation, le Jdacomptait essentiellement deux parties : la prétorienne et la normative réglementaire avec très peu de propositions doctrinales.
Valoriser le droit administratif calomnié & dont la juridicité était niée. Par ailleurs, expliquait Chauveau (Jda 1854 ; art. 69), le Journal se donnait aussi pour mission non seulement de divulguer ce droit public trop « secret » mais encore de « dissiper certaines erreurs » ou de « détruire quelques préjugés » qui y étaient relatifs et conséquemment de « projeter un peu de clarté sur cette législation administrative ». En 1859, poursuivait Chauveau (Jda1859 ; art. 245) même si d’aucuns pensaient que « la science du droit administratif était indigeste, informe, immense, inextricable, obscure, enchevêtrée de liens qui se croisent dans tous les sens, mille fois plus impénétrable qu’une forêt vierge de l’Amérique », il fallait lutter contre ces a priori et continuer – pour affaiblir ces idées reçues – à diffuser – toujours plus et mieux – le Journal du droit administratif. Rappelons alors que jusqu’à l’âge d’or dudit droit (autour du changement de siècle), le droit public (constitutionnel comme administratif) était peu considéré dans les Facultés de Droit : on l’enseigna tard et souvent même on lui dénia le caractère de « véritable » science juridique. C’est aussi pour faire évoluer cet état d’esprit et démontrer la « juridicité » des questions et des règles administratives que les fondateurs du Jdale mirent en place. Lors des propos introductifs du premier numéro, Chauveau & Batbie (Jda1853 ; p. 07) signalaient ainsi : « Il est inutile de dire que notre Recueil ne sera pas goûté par les juristes qui n’ont de culte que pour les dispositions du droit civil. Nous savons qu’ils sont décidés à mourir en niant l’existence du droit administratif » !
Diffuser le droit administratif. Il s’agissait alors clairement d’un complément aux bulletins et journaux officiels (dont la multiplication et le caractère austère et désordonné rendaient la consultation malaisée) ainsi qu’aux recueils prétoriens. Complément, effectivement, car le Jdan’était pas originellement un Recueil Lebon bis ou un Journal officiel spécialisé en droit administratif[13] : il offrait des consultations, des propositions, des points de vue doctrinaux, des revues bibliographiques et se donnait pour mission une tâche extraordinaire : mettre le droit administratif « à la portée de tout le monde ». Il ne s’agissait donc pas « que » d’éléments sélectionnés de droit administratif (normes, jurisprudences, etc.) mais d’une présentation accompagnée et expliquée du droit public positif. Cette mission qu’on concevrait aujourd’hui comme logique et publique (du fait de l’exigence constitutionnelle de clarté et d’intelligibilité de la norme) n’était alors assumée par personne. Confiné dans quelques bibliothèques essentiellement parisiennes et proches des ministères et du Conseil d’Etat, le droit administratif était un secret bien gardé et ce n’est que la diffusion et l’application progressive de l’Etat de Droit qui vont y mettre un terme ce à quoi – affirmons-nous – le Jdaa bel et bien participé en diffusant, en divulguant ce qui aurait pu rester confiné et secret.
Cette mission première de divulgation, le Jdade 1853 l’a pleinement et merveilleusement assumée. Ainsi, dès ses premières livraisons, le Journal avait-il présenté (dès ses articles 02 & 11 en 1853) et commenté le décret du 25 mars 1852 dit de décentralisation (mais traitant en fait de la déconcentration du Second Empire). De même, en 1868 avec un dossier reprenant et expliquant (grâce au projet de Loi et aux circulaires et autres commentaires) la nouvelle Loi sur les chemins vicinaux (du 11 juillet 1868).
Le « premier » Jda : 1853-1920. Concrètement, le journal a paru mensuellement de 1853 à 1920 et y ont participé (par des écrits ou des recensions parfois) de très grands noms du droit public comme ceux de Chauveau et Batbie, évidemment, mais encore de Rozy (1829-1882), d’Hauriou, de Ducrocq (1829-1913), de Rolland (1877-1956) ainsi que d’Alibert, de Romieu (1858-1953), de Corneille (1871-1943), d’Aucoc (1850-1932), de Larnaude (1853-1942), de Michoud (1855-1916), de Berthélemy (1857-1943) ou encore de Mazerat (1852-1926), etc.
Toulouse & Paris. Le Journal a longtemps été « toulousain » car fondé par deux universitaires de la Faculté de droit occitane (rapidement rejoints par des avocats, des administrateurs et des Conseillers d’Etat de toute la France) et même imprimé et diffusé depuis Toulouse (le bureau du Jda se situant dans un premier temps (1853-1855) aux Allées Louis-Napoleon (au 29) (actuellement Allée Jean Jaurès) pour rapidement rejoindre (1846-1882) une des rues partant de la place du Capitole (au 46, rue Saint-Rome au siège de l’ancienne Librairie centrale)). Dès 1856, la revue se vendait officiellement dans une librairie parisienne et Chauveau avait plaisir à indiquer que « sa publication », bien que née provinciale et toulousaine, se vendait « A Paris, place Dauphine (27) » ce qu’il fit écrire en tête des numéros mensuels afin de rivaliser avec les autres publications juridiques parisiennes qu’il rejoignait ainsi d’un point de vue qualitatif selon lui. Dès 1863, le Jdafut même associé à la Revue du notariat et de l’enregistrement (créée seulement en 1861 et dont les bureaux parisiens (rue Marsollier et place Dauphine) assuraient la diffusion pour la capitale à proximité de la Cour de cassation et des principaux cabinets d’avocats).
A partir de 1882-1883[14] en revanche, le Journal va progressivement quitter la Haute-Garonne (Chauveau étant décédé depuis longtemps) pour établir ses bureaux à Paris[15] après quelques mois d’intérim toulousain exercé par le professeur Henri Rozy. C’est alors l’exceptionnel éditeur Guillaume[16] Pédone-Lauriel (né en 1830) qui accueille en premier lieu le Jdaen 1883 au tout nouveau[17] (et encore actuel) siège de sa prestigieuse maison d’Editions juridiques : au 13, de la rue Soufflot. Dès 1886, c’est par suite la Librairie administrative Richer qui va abriter le Jda (au 15, rue du Bouloi puis au 14, de la rue Notre-Dame-de-Lorette) avant de rejoindre les prestigieuses Editions Arthur Rousseau (qui seront rachetées par Dalloz en 1956) puis, à partir de 1912, les Editions « Techniques » du JurisClasseur tout justes créées en 1907 (et alors domiciliées au 18 de la rue Séguier et non encore rue de Javel).
Titrage(s). Si le Jdaa été connu et diffusé sous ce seul titre de Journal du Droit administratif de 1853 à 1920, le titrage exact du périodique a cependant un peu évolué.
A l’origine toulousaine, le média se nommait Journal du Droit administratif avec pour sous-titre premier « ou Le droit administratif mis à la portée de tout le monde » et ce, avec un second long sous-titre indiquant : « Recueil qui comprend la Législation, la Jurisprudence, la Doctrine et les Faits se rattachant à l’Administration, plus spécialement destiné aux Maires et membres des conseils municipaux, membres des conseils généraux, des fabriques, des établissements publics, et pouvant servir de guide aux instituteurs primaires, aux propriétaires, aux contribuables, aux patentables, etc., etc. ». Ce dernier sous-titre nous en dit long sur la volonté de littérature populaire du Journal. Il s’adresse aux administrateurs principalement (et non aux spécialistes universitaires) et même aux citoyens et futurs citoyens par le biais des instituteurs, des propriétaires, des contribuables et des patentables. En 1857-1859, lorsque le Jdaest conjointement et temporairement hébergé et administré à Toulouse et à Paris, la revue perd (sur les frontispices de ses numéros mensuels) son long second sous-titre. En 1860, en revanche, il revient avec (ici soulignées) de légères modifications : « Recueil qui comprend la Législation, la Jurisprudence, la Doctrine et les Faits se rattachant à l’Administration, plus spécialement destiné aux Maires et membres des conseils municipaux, membres des conseils généraux, des fabriques, des administrateurs des établissements publics, et pouvant servir de guide aux instituteurs primaires, aux propriétaires, aux contribuables, etc., etc. » ; l’expression finale de « patentables » ayant disparu. En 1862, cette fois, le Jdase revendique comme : « Recueil qui comprend la Législation, la Jurisprudence, la Doctrine et les Faits se rattachant à l’Administration, plus spécialement destiné aux curés, Maires et membres des conseils municipaux, membres des conseils généraux, des fabriques, et pouvant servir de guide aux instituteurs primaires, aux propriétaires, aux contribuables, aux patentables, etc., etc. » incluant donc désormais explicitement l’administration ecclésiastique et faisant disparaître les établissements publics ! Enfin, de 1863 à 1865[18], le Journal se présente comme : « Recueil qui comprend la Législation, la Jurisprudence, la Doctrine et les Faits se rattachant à l’Administration, plus spécialement destiné aux membres des conseils de préfecture, Maires, membres des conseils municipaux, membres des conseils généraux, des fabriques, des administrations des établissements publics, et pouvant servir de guide aux instituteurs primaires, aux propriétaires, aux contribuables, etc., etc. » faisant à nouveau disparaître patentables et curés !
De 1879 à 1882, le Jda – pendant la guerre – joue cette fois la carte de la simplicité et abandonne tous les sous-titres. Il est « le » Journal du droit administratif. En 1883, en revanche, et jusqu’en 1920, le Jda devenu parisien se nommera « Le droit public » avec pour sous-titre (et non titre premier) : Journal du droit administratif.
B. 2015 : un droit administratif hyper diffusé à canaliser
Hypermédiatisation globalisée. En 2015, lorsque nous avons proposé de ressusciter le Journal du droit administratif, la situation n’était plus du tout la même. Aux antipodes de 1853, le droit administratif contemporain bénéficie d’une forte médiatisation : non seulement parce que l’accès aux normes est bien plus aisé depuis qu’en 2002 le gouvernement français a mis en place un service public de diffusion du droit par l’Internet (http://www.legifrance.gouv.fr) qui permet – à chacun.e – d’avoir un accès aisé à la première source du droit public mais encore parce que les juridictions administratives – au premier rang desquelles le Conseil d’Etat – communiquent de plus en plus – et de mieux en mieux – sur leurs données et leurs productions juridictionnelles.
Informations brouillées. Par ailleurs, les manuels de droit administratif ne se comptent plus – comme en 1853 – sur les doigts d’une seule main mais sont si nombreux (et de tous niveaux et de toutes qualités) qu’il est parfois difficile de pouvoir et de savoir choisir. En outre, avec la multiplication des revues en ligne (spécialisées ou non en droit public), l’accès au droit administratif (normatif et / ou doctrinal) est aujourd’hui non seulement possible mais encore fait l’objet d’une offre pléthorique.
Précisément, telle a été la première mission du second Jdade 2015 : non plus divulguer un droit administratif méconnu mais canaliser une hyper diffusion de ce droit en proposant une sélection (subjective et jugée pertinente) de dossiers ou d’éléments d’actualité(s) notamment.
Autrement dit, le Jdanouveau a désiré offrir à côté de désormais très nombreux médias non pas un média supplémentaire identique mais une présentation complémentaire du droit administratif contemporain et de ses actualités en reprenant le premier sous-titre originel de « droit administratif mis à la portée de tout le monde ». Ainsi, écrivions-nous en 2015 pour la première mise en ligne de janvier 2016 : « Tel est conçu le Jda : comme une rencontre et un dialogue permanent entre tous les acteurs du droit administratif à propos du droit administratif : depuis l’administrateur jusqu’à l’administré citoyen en passant par l’Université et la Magistrature. L’administré, précisément, jouera un rôle important au cœur du Jda puisque c’est pour lui qu’est mis en œuvre notre média et c’est avec lui qu’il s’accomplira ». Le but premier ainsi affiché est clair : renouer avec l’objectif d’une diffusion du droit administratif à destination première (on y reviendra infra) non de ses spécialistes mais des citoyens administrés.
Toulouse un jour, Toulouse toujours ? Par ailleurs, en 2015, le Jda nouveau a également réactivé une naissance toulousaine. En effet, le premier « Journal était porté, puisqu’initié à Toulouse, par plusieurs universitaires, avocats et administrateurs de l’actuelle région Midi-Pyrénées » et le second – en clin d’œil – fit de même en proposant désormais une version non publiée sur papier et par abonnements commerciaux mais en ligne en disposant « d’un site Internet propre » et proposant « comme son ancien média tutélaire, des dossiers, des résumés de jurisprudence, des notes historiques, des chroniques, des informations (etc.) tous relatifs au droit administratif dans toute sa diversité (collectivités, services publics, droit fiscal, droit des biens, fonction publique, actes, jurisprudence, etc.) ». Ce Jda« – nouvelle formule – a été (re) créé à Toulouse, salle Maurice Hauriou (Université Toulouse 1 Capitole) le 15 octobre 2015 » et n’a pas, faute de recul, la même longévité que son prédécesseur de 1853.
2015-2020. Au premier avril 2020 (sans blague), ainsi, en cinq années, le Jdaa déjà pu proposer à la lecture gratuite et disponible en tout lieu équipé d’une connexion Internet près de 300 articles principalement répartis en différents dossiers ou chroniques. En effet, à la différence du Jdade 1853, le Jda « nouveau » fonctionne moins périodiquement. Même s’il essaie (avec succès pour le moment) de proposer depuis janvier 2017 au moins une chronique ou un article par mois, l’essentiel de sa publication repose sur le choix de dossiers d’actualité « mis à la portée de tout le monde ».
Ont ainsi été publiés au Jda un premier dossier sur « l’Etat d’urgence mis à la portée de tout le monde » (Jda, 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina)) ; un deuxième sur « les relations entre le public & l’administration » (Jda, 2016, Dossier 02 « Les relations entre le public & l’administration » (dir. Saunier, Crouzatier-Durand & Espagno-Abadie)) ; un troisième en collaboration avec une revue de sociologie et intitulé : « Laï-Cité(s) – Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (Jda, 2017, Dossier 03 & Cahiers de la Lcd, numéro 03 : « Laï-Cité(s) : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina)) puis un quatrième portant le presque sulfureux nom de « 50 nuances de « Droit administratif » (Jda, 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina)). Par suite deux autres dossiers sont apparus : le cinquième à propos de la réforme de la commande publique (un an après) (conçu sous la direction collective de Mme le professeur Hélène Hœpffner, Mme Lucie Sourzat & M. Clemmy Friedrich) et un sixième sur la régularisation en droit public (sous la direction des désormais docteurs Lucie Sourzat & Clemmy Friedrich).
Deux autres dossiers, outre le présent numéro relatif à « Toulouse par le droit administratif » sont par ailleurs en cours en 2020 : l’un nommé « une décade de réformes territoriales » (dir. Crouzatier-Durand & Espagno-Abadie) et l’autre portant sur « l’animal en droit administratif » (dir. Poirot-Mazères, Pech & Philippe).
Comme on le constate les dossiers du Jda essaient toujours de « surfer » (ce qui se tient pour un média en ligne) sur l’actualité du droit administratif : inauguré à l’automne 2015 alors qu’était proclamé l’Etat d’urgence, le Jdaa utilisé cette actualité pour son premier dossier puis a régulièrement proposé des thèmes reprenant un bilan ou une présentation (après quelques mois ou années de mises en œuvres) d’une réforme contemporaine (le Code des Relations entre le Public et l’Administration (Crpa), les réformes de la commande publique ou encore des collectivités territoriales).
Parallèlement aux dossiers, des chroniques plus spécialisées (en droit des contrats publics (Jda, 2016-2020 ; chronique contrats publics ; (dir. Amilhat) Art. 103), en droit des services publics (Jda, 2017-2020 ; chronique services publics ; (dir. Touzeil-Divina)), en droit administratif des biens (en cours), etc.) permettent à des spécialistes de présenter des actualités plus ciblées. La régularité de ces chroniques n’est pas assurée (mais l’est de façon assumée) ; seule la chronique des doctorant.e.s et jeunes docteur.e.s du Journal du droit administratif paraît de façon mensuelle et offre un regard sur l’actualité la plus directe (Jda, 2016-2017 ; chronique administrative ; (dir. Touzeil-Divina, Alliez, Djazouli, Orlandini & Sourzat) Art. 102).
Depuis 2019, par ailleurs, deux nouveautés sont apparues puisque la précédente chronique des jeunes chercheurs est devenue « la » chronique administrative et qu’un partenariat a été tissé avec le site Curiosités juridiques afin régulièrement de mettre en avant des éléments de droit administratif sous l’angle des… « curiosités » ! En ce sens, le Jda a-t-il par exemple déjà proposé les deux articles suivants : l’un à propos des Grands arrêts politiques de la jurisprudence administrative (art. 268) et l’autre concernant un étonnant requérant du prétoire : M. Campion (art. 278).
Enfin quelques articles – hors chroniques et dossiers – ont par ailleurs été publiés pour mettre en avant une actualité donnée, une parution d’ouvrage ou une jurisprudence du Conseil d’Etat ou même du Tribunal administratif de Toulouse, ce dernier étant partenaire privilégié et impliqué du Jda. Cela dit, le Jdade 2015 ne s’est pas donné pour vocation de n’être qu’une publication en droit positif et ne mettant en avant que l’actualité normative et prétorienne. Non seulement le Journal propose des comptes-rendus et des débats doctrinaux mais aussi quelques articles relatifs à l’histoire du droit administratif avec – pour commencer – une mise en avant des deux premiers porteurs du Jdade 1853 : Messieurs Chauveau & Batbie.
Une vision complémentaire. Partant, le Jda« nouvelle formule » propose donc une autre vision – complémentaire – du Droit administratif en essayant – subjectivement – d’offrir à ses lecteurs un choix de thèmes, d’articles, de brèves et d’actualités qu’ils auraient peut-être eu du mal à trouver ailleurs, noyés sous les multiples sites et informations, médias et ouvrages existant en la matière aujourd’hui.
II. Vulgariser le droit administratif : la volonté populaire du Jda
En se déclarant « à la portée de tout le monde », le Jda– en 1853 comme en 2015 – prend un pari très (trop ?) ambitieux sinon osé : s’affirmer comme n’étant pas (ou plutôt pas seulement) un autre média de spécialistes publicistes. Sur ce point, il nous semble que les deux Journaux sont partis avec les mêmes idéaux mais ont rapidement tous deux négligé cet objectif initial si louable (A et B). Pour l’exposer, nous avons repris les adjectifs de « sacré » et de « profane » qu’avait adopté (dans son ouvrage collectif préc.) le professeur Hakim qui relevait l’existence – comme pour le Jda – de publications « populaires en ce qu’elles sont destinées à d’autres qu’aux seuls juristes et qu’elles visent un public large de non-spécialistes. Aussi sont-elles populaires en ce qu’elles tentent de faire échapper le droit des mains de ses « prêtres » ou de spécialistes ». Précisément, le Journal du droit administratif en ce qu’il se revendiquait et se revendique encore « mis à la portée de tout le monde »et ce, comme un clin d’œil de Chauveau à l’ouvrage originel de Rondonneau (1759-1834)[19] ou encore à l’instar de l’ouvrage postérieur du professeur Emile Acollas (1826-1891) (Le droit mis à la portée de tout le monde ; les contrats ; Paris, Delagrave ; 1885), matérialise-t-il bien cette volonté populaire.
Notons cela dit, dès maintenant, qu’en 1853 comme en 2015, si la volonté de s’adresser au plus grand nombre et donc de dépasser le cercle sacré des « initiés » pour toucher celui des « profanes » est et fut réelle, elle s’est dans les deux cas accompagnée d’un double langage : certes, le Jdaa tenté et tente de s’adresser aux administrés et aux citoyens mais il est aussi directement rédigé à l’attention des administrateurs (qui ne sont pas toujours juristes) et que les coordinateurs de l’ouvrage ont qualifié « d’utilisateurs » du droit. Ainsi, en 1853 comme en 2015, le Jdaa effectivement affiché une volonté de « popularisation » du droit administratif mais ce, parallèlement à un public principalement composé d’administrateurs et de publicistes précisément spécialistes.
A. 1853 : un droit administratif élitiste et réservé au « sacré »
Profane & sacré. L’idée d’un droit administratif « sacré » avec ses prêtres et ses rites n’est pas neuve. Dès sa formation, dès son enseignement académique cette métaphore a été utilisée et chacun se souvient à cet égard du grand et bel article du professeur Boulouis (« Supprimer le droit administratif ? » au n° 46 (1988) de la revue Pouvoirs). L’opposition entre sacré et profane est effectivement particulièrement judicieuse en la matière. C’est en tout cas un ressenti partagé et qui présente souvent les publicistes à l’instar de pratiquants d’une secte parlant un langage ultra prétorien (et donc codifié et hermétique à ceux qui ne l’ont pas appris).
En 1853, tout particulièrement, le droit administratif est loin d’être compris des administrés et parfois même des administrateurs. Il est très peu enseigné (et depuis peu ; cf. supra) ; les actes des administrations et des conseils de préfectures et d’Etat sont très difficiles à trouver à part en consultant le Recueil dit Lebon mais qui ne paraissait pas – comme avec Internet aujourd’hui – dans les jours sinon les minutes suivant une importante décision. Ses ouvrages étaient manifestement écrits (à quelques rares exceptions) par et pour des spécialistes de la matière et ils étaient généralement très volumineux et concrètement difficilement accessibles (qu’on songe par exemple à la troisième édition (1868 et s.) du Traité en douze volumes de Gabriel Dufour (1811-1868)). Ainsi, si avant la Monarchie de Juillet, le droit administratif n’était compris que des hauts administrateurs et conservé secret par eux-mêmes, autour de 1840 avec l’installation de l’idée d’un Etat de droit, ce droit administratif quittait enfin la sphère de la réserve élitiste ce qui se réalisera en plusieurs générations. Ainsi, en 1853, un peu plus de dix années avant le décret du 02 novembre 1864 qui allait révolutionner l’accès des administrés au juge administratif, cette matière était effectivement encore dominée par ses élites. Le fait que l’on ait d’ailleurs réservé son enseignement à la seule Faculté parisienne puis à la première ou seconde Faculté des départements (Poitiers) en témoigne également. Il y eut clairement cette volonté de conserver l’étude et la diffusion du droit public aux personnalités les plus importantes du pays sans le diffuser dans toute la province. N’oublions pas que longtemps les droits constitutionnel et administratif ont été considérés comme dangereux : séditieux. Leurs études étaient donc réservées : distillées avec parcimonie.
Un droit non codifié. Par ailleurs, en 1853, la communauté des publicistes commençait à se faire à l’idée qu’il n’existerait jamais de codification administrative à l’instar de celles réalisées par Napoleon pour les principaux droits et procédures privatistes. Conséquemment, le besoin de trouver un outil pour aider les administrateurs et les administrés était encore plus manifeste car il n’existait pas d’endroit unique où trouver les principales règles du droit public. Pour pallier l’ensemble de ces inconvénients éloignant le droit administratif de ses usagers, le Jdaproposa plusieurs innovations. D’abord, en utilisant un périodique mensuel, le Journal s’adressait plus facilement à ses lecteurs et ce, en étant directement livré chez eux sans avoir besoin d’être consulté ailleurs. Par ailleurs, outre la fréquence, le format utilisé (un journal et non un traité) démontrait bien une volonté de s’adresser au plus grand nombre : on accepte effectivement plus facilement de feuilleter régulièrement (même sans tout lire) un périodique plutôt qu’un ouvrage spécialisé qui semble bien plus difficile d’accès. Cet argument est même employé par Batbie & Chauveau (Jda 1853 ; p. 11 et s.) lorsqu’ils présentèrent leur nouvelle publication : « Un journal sera toujours plus utile que les meilleurs livres. Ceux-ci exigent une étude soutenue, tandis qu’une publication périodique produit son effet peu à peu. Elle ne fatigue pas l’esprit et ressemble à une nourriture lentement absorbée ». Et de conclure : « Un journal se prête mieux aux formes su style familier » (ainsi clairement revendiqué comme matériau d’une accessibilité accrue) « et gagne en efficacité ce qu’il perd en élégance ». En ce sens, relevons également que le Jdaoriginel changea même de format papier : d’abord in-octavo comme la très grande majorité des publications juridiques du XIXe siècle, le Journal – lors de son changement d’éditeur notamment – tenta plusieurs autres dimensions qui le firent effectivement davantage ressembler à une revue voire à un quotidien traditionnel plutôt qu’à un feuillet issu d’un ouvrage spécialisé. Cet accès – même formel – nous semble également être un témoignage de cette volonté de toucher le plus grand public. Dans ce même sens « pratique », signalons que le Jdase dota, dès 1854 et ce, chaque année à la fin des numéros mensuels, de tables alphabétiques, analytiques (souvent) et chronologiques afin de toujours faciliter la consultation des lecteurs administrateurs et administrés. Du reste, presque toutes les années, à la suite de la tradition initiée par Chauveau lui-même, chaque numéro de janvier commençait par dresser un bilan de l’année passée au Jdaen en reprenant les temps forts, les études, les annonces majeures, etc. Là encore, l’effort de diffusion des données doit être salué.
Un média « pratique ». Enfin, le fait que Chauveau (ce qu’il avait d’ailleurs déjà entrepris dans ses précédentes publications de quotidiens comme le Journal des avoués (1810-1906 qu’il dirigea de 1826 à 1829) mais aussi le précité Journal du droit criminel (1833-1889 que l’avocat fonda avant de le confier en 1846 à Faustin Hélie et surtout à Achille Morin (1803-1874)) était aussi un avocat et un directeur de publications reconnu, « plaidait » en sa faveur de « vulgarisateur ». Il voulait son média pratique et accessible avec des formulaires (dès 1853, l’article 08 du Jdaen proposait ainsi un afin de permettre aux administrés de solliciter, auprès des conseils de préfecture, une réduction en matière de contributions directes) et des exemples concrets afin que même le « profane » se sente concerné. C’est ce que résume Mme Vanneuville quand elle signale que Chauveau « avait une connaissance théorique et pratique du droit administratif, associée à un contact régulier avec des « profanes », qu’ils soient clients ou étudiants » (ibidem).
Des directeurs praticiens. C’est – cela dit – un élément qui s’impose rapidement à l’observateur lorsque l’on établit la liste des onze directeurs ou co-directeurs[20] du premier Jda: ils sont essentiellement des avocats (aux Conseils et / ou en Cours d’appel) et aucun n’est universitaire pendant la période parisienne postérieure à 1882 (jusqu’en 1920). Les seuls universitaires attachés au Journal sont ainsi ses co-fondateurs : Chauveau et Batbie en rappelant, cela dit, que les deux étaient ou avaient été aussi avocats mais encore (pour le premier) avocat aux Conseils et (pour le second) auditeur au Conseil d’Etat (de 1848 à 1851). Troisième et dernier universitaire (toujours à Toulouse) : le professeur Henri Rozy qui fut également avocat. Parmi cette liste, mentionnons également deux députés (Albert Gauthier de Clagny (1853-1927) & Camille Bazille (1854-1900) ainsi que deux administrateurs : Ambroise Godoffre (décédé en 1878) de la préfecture de la Haute-Garonne et Hennin (dont les dates nous sont inconnues), rédacteur au Bulletin des architectes et des entrepreneurs et deux anciens auditeurs au Conseil d’Etat : Batbie et Albert Chaudé (né en 1854). Ainsi qu’on le constate aisément, le choix fait par la direction du Jda, y compris dès sa fondation en 1853, fut donc d’assumer un point de vue pratique par et pour des praticiens (et non théorique qui effraie parfois !).
A propos de ces co-directeurs, formons trois observations. D’abord, même si Chauveau (qui se faisait appeler et signait Chauveau Adolphe et non Adolphe Chauveau) mourut en 1868 son patronyme de fondateur demeura gravé au frontispice du Jdajusqu’en 1920. Personne ne l’oublia alors que le co-fondateur de 1853 Batbie fut bien moins loti. Dès 1855, il fut qualifié de simple collaborateur (aux côtés de Godoffre) et non plus de co-directeur et en 1856 il avait déjà disparu de la page de titre ! Ensuite, outre la revendication praticienne, il faut relever que la plupart de ces hommes furent essentiellement conservateurs[21], catholiques et républicains à l’instar d’Albert Chaudé qui démissionna en 1880 du Conseil d’Etat à la suite des premiers décrets dits anti congréganistes proposés par Jules Ferry (1832-1893).
Enfin, un directeur, le dernier (de 1910 à 1920) mérite toute notre attention. Il s’agit du basque Jules Mihura (1883-1961) : d’abord avocat aux Conseils (à l’époque même où il dirigea le sénescent Journal du droit administratif), l’homme rejoint en 1940 la chambre civile de la Cour de cassation pour en devenir l’un des plus hauts magistrats (il en sera Président puis Président honoraire) et l’un des moteurs des Editions du JurisClasseur auxquelles il conseilla de reprendre le Jda.
Un droit administratif « promu ». On assista donc bien, au premier Jda, à une véritable « promotion » du droit administratif où en se rapprochant des administrés, il s’agissait aussi de servir le droit administratif tout entier. Car, ne nous y trompons pas, le Jda en informant administrations et administrés se donnait bien pour objectif de servir le droit administratif (et sa reconnaissance comme branche académique véritable) à l’heure où sa contestation était encore fréquente (Jda, 2016, Art. 65).
B. 2015 : un droit administratif toujours élitiste effrayant le « profane »
Il serait provocateur de dire qu’en 2015 rien n’a changé. Ce serait provocateur et faux. Oui, l’Etat de droit s’est instauré en France et désormais le droit administratif n’est plus réservé aux seuls spécialistes. Un citoyen désirant à tout prix obtenir une information peut, avec un peu de temps et parfois un peu d’aide, généralement trouver ce qu’il cherche et une ou plusieurs réponses à sa ou à ses questions. La philosophie d’accès au droit n’est donc plus du tout la même.
Un droit toujours élitiste: excluant. Cependant, de facto, le droit administratif demeure intrinsèquement élitiste. Il a effectivement ses spécialistes qui connaissent Agnès Blanco, la société commerciale de l’Ouest africain (et son célèbre bac), le nain de Morsang-sur-Orge ou encore René Benjamin (1885-1948) (sans connaître nécessairement ses écrits littéraires et sa passion pour Maurras (1868-1952)) et le casino de Néris-les-Bains. Et même si le Conseil d’Etat (on songe notamment aux travaux du groupe présidé par Philippe Martin) a fait quelques efforts de rédaction à destination des administrés, sa jurisprudence demeure souvent obscure sinon impénétrable aux profanes (et parfois même encore à ses « prêtres ») ! La diffusion, les commentaires et les interprétations en ligne (sur des blawgs) par des praticiens et des universitaires n’y suffit pas encore : le droit administratif demeure – au moins perçu – comme celui d’une caste ou secte « à part » et non comme une science et des données à l’accès facilité (mais peut-être est-ce aussi le cas de nombreuses – sinon de toutes – les branches juridiques). Cet élitisme effraie le profane qui ne se sent pas à sa place et qu’il faut donc rassurer et encadrer car – ne l’oublions pas – le droit administratif n’est pas fait pour les administrateurs, les politiques et les administrativistes : il est fait – au nom de l’intérêt général et donc souvent du service public – pour les administrés citoyens qu’il convient bien d’accompagner.
C’est – notamment – la mission que s’est donnée le nouveau Jdaen proposant – par exemple son premier dossier sur la thématique – alors brûlante – de l’état d’urgence (préc. art. 07 et s.). De même, est-ce la raison pour laquelle notre quatrième dossier s’est-il intéressé à la définition même du droit administratif (préc. art. 132 et s.) et ce, non par une personnalité ou la rédaction du Jdamais par cinquante personnes différentes : des universitaires (parmi lesquels de très grands noms publicistes comme ceux des professeurs DelvolvE, Mazères ou encore Morand-Deviller et Truchet, des praticiens et des administrateurs (ici encore avec quelques très hautes personnalités à l’instar du Président Stirn et du Conseiller Benabdallah mais aussi des citoyens et des jeunes chercheurs en droit administratif. Il s’agissait alors de bien montrer, par la multiplicité et parfois l’hétérogénéité des réponses, que ledit droit non seulement n’était pas toujours aussi monobloc et uniforme qu’on le dit mais encore – par la plupart des réponses données – qu’il était accessible aux citoyens.
Des comités diversifiés & représentatifs. En 2015, lorsque nous avons cherché à recréer le Journal du droit administratif, nous avons eu à cœur de mettre également en œuvre des comités scientifiques et de rédaction[22] mettant en avant la même synergie que le Jdapremier avait voulu instaurer. On rencontre ainsi dans les comités du Jdacontemporain des universitaires (principalement il est vrai), administrateurs, des élus et des praticiens du droit administratif (avocats et magistrats en particulier). Comme son prédécesseur, le Jda« nouveau »a par ailleurs d’abord cherché et revendiqué une implantation et un renouveau toulousain avant de « s’ouvrir » progressivement.
De surcroît, le fait d’avoir – comme en 1853 – repris une présentation formelle en articles rend évidemment la lecture plus aisée et il est fréquemment suggéré aux contributeurs de ne pas dépasser un nombre de signes donné afin que les articles puissent être lus en une fois sans fatiguer le lecteur et sans qu’il ait envie de fermer la page internet consultée !
III. Démocratiser le droit administratif : le regard citoyen populaire du Jda
Le nombre d’abonnés à un journal est évidemment un signe de sa diffusion – restreinte aux spécialistes – ou – au contraire – popularisée et élargie à un autre cercle que celui – originel – des « prêtres » de la matière. Pour le premier Jda, on sait (grâce aux recherches précitées de Mme Vanneuville) qu’il fut en 1861 au moins de 600 abonnés (ce qui est considérable pour l’époque) et montre que le pari de ses promoteurs fut réussi : non seulement quelques dizaines de spécialistes s’abonnèrent mais il y eut aussi beaucoup d’administrateurs et d’administrations (et sûrement quelques particuliers) à oser l’abonnement. Pour le second Jda, les chiffres sont difficiles à comparer : il y a quotidiennement des centaines de « clics » mais pas véritablement d’abonnés payant une somme mensuelle pour être informés. L’accès au Jda« nouveau » est beaucoup plus libre et aisé et l’on compte près de 2200 (au 14 février 2020) « abonnés » à sa page « Facebook » mais – redisons-le – cela est peu comparable car la démarche visant à s’abonner à un journal « papier » est bien plus contraignante – surtout en 1853 – que celle visant à cliquer sur un « j’aime » d’un réseau social ou à partager un article en ligne. Par ailleurs, ce qui se ressent nettement à la lecture des deux Jda, le premier fut rédigé pour des administrés sujets (A) alors que le second a la chance de connaître l’ère des administrés citoyens bien plus désireux d’apprendre… et de contester (B).
A. 1853 : un droit administratif pour des administrés – sujets
Libéralisme citoyen. Selon nous, l’une des explications au succès du premier Jdaréside dans l’appartenance de ses deux initiateurs (Batbie & Chauveau) et même de certains de ses continuateurs (comme Rozy) au mouvement que nous avons qualifié[23] de « libéral citoyen ». Ainsi, parce qu’ils croyaient à la nécessité d’une juridiction administrative dont ils assuraient la promotion et parce qu’ils ne désiraient pas que défendre les prérogatives administratives mais aussi – sinon surtout – les droits et obligations des administrés, les promoteurs du premier Jdaont-ils rencontré le succès. En ce sens, déclarait avec verve le professeur Larnaude (Jda1913 ; p. 117) : « En face du colosse formidable qu’est l’Etat, il y a l’imperceptible individu qui risque souvent d’être écrasé par ce monstre. Eh bien ! Le droit public doit avoir pour objet de protéger le pygmée (sic) en délimitant les droits de l’Etat ». Cela dit, le droit administratif de 1853, particulièrement sous le Second Empire et avant que la Troisième République ne s’installe durablement (autour de 1879), ne considérait pas les administrés comme des citoyens mais plutôt comme des sujets. Tous les articles du Jda ne témoignent ainsi pas de ce mouvement « libéral citoyen » et parfois certains écrits sont-ils même explicitement laudatifs envers le pouvoir et l’administration en place avec – en directe contrepartie – l’évocation d’administrés plus sujets que citoyens. En ce sens, la plupart des articles rédigés entre 1853 et 1860 sont-ils très respectueux de l’Empire, de l’Empereur et de son autorité (louée). Un phénomène explique d’ailleurs peut-être cette « modération » du Jda à l’encontre de l’administration : non seulement la peur (au moins aux débuts de l’aventure) d’éventuelles censures et – par suite – une modération due aux abonnés eux-mêmes qui étaient – principalement – des administrateurs ! Il aurait alors été mal venu de les critiquer trop frontalement.
Dialoguer avec les administrés. Les premières années du Jda, Chauveau – et surtout Batbie – osèrent pourtant de façon explicite et parfois très étonnante (sinon crue) critiquer quelques administrations et même quelques administrateurs et administrés ! Il faut lire à cet égard les « lettres à un administré sur quelques matières usuelles de droit administratif » elles sont truculentes, rédigées dans un français courant ce qui les rend accessibles à tout public et surtout – ce qui est étonnant lorsqu’on les découvre – elles sont parfois pleines d’humour[24] sinon de moqueries (mais ce, d’après nos recherches, était dû principalement aux premières de ces consultations régies par Batbie).
La première à paraître l’est dès la première année de publication du Jda (Jda, 1853 ; Tome I ; Art. 10 ; p. 55 et s. ; cinq autres suivirent dans ce même premier Tome puis leurs publications seront régulières et par ce biais Batbie, en particulier, tissera même des liens étroits avec ses lecteurs). A l’époque (qui ne connaît pas encore le Crpa), ce n’est pas l’Administration qui se rapproche de l’administré mais c’est le Jda qui cherche à faire le lien entre les deux. Par suite, le terme moderne de « public » (qui cherche à gommer l’aspect subissant sinon passif de l’administré) n’était évidemment pas employé à la manière de l’actuel Crpa ! Il y était clair que les administrés (notamment sous les Empires et la Monarchie même de Juillet) étaient avant tout des sujets, c’est-à-dire des assujettis. Or, et c’est là où se manifeste le courant « libéral citoyen », on cherchait – au Jda notamment – à faire de ces administrés des citoyens actifs et capables – par exemple – de contester ce que l’on n’aurait auparavant jamais osé faire : l’action administrative. Ainsi, Batbie écrit-il en 1853 à un administré (dont on donnera plus tard le nom car il va devenir un acteur récurrent du Jda en devenant un administrateur local) qui se plaint avec une verve toute toulousaine des malheurs que lui feraient vivre plusieurs administrations (notamment locales). Il est alors particulièrement savoureux de lire la réponse que lui fait publiquement Batbie qui mêle non seulement des arguments juridiques (à l’instar d’une consultation) mais également des éléments très personnels et parfois même caustiques à l’égard de son « lecteur administré » dont il raille abondamment le caractère ; ces premiers mots étant[25] : « Je n’ai pu m’empêcher de rire, mon cher ami, en lisant la lettre que vous m’avez adressée » ! Ces lettres ou consultations pratiques plaisaient énormément au lectorat du Jda. Dès la première année, Chauveau (Jda 1853 ; p. 233) se plaît ainsi à reproduire une lettre qu’il a reçue et qui explique combien les « lettres aux administrés » qui deviendront des « lettres aux administrateurs » la plupart du temps sont utiles aux lecteurs. Plus encore, va jusqu’à critiquer l’abonné : « Vos articles me paraissent un peu longs et trop scientifiques. Faites-les plus courts et plus nombreux ; moins de motifs et plus de choses, surtout de choses usuelles qui arrêtent si souvent l’administrateur et l’administré ». Le décor est dès 1853 clairement posé : si une revue – au grand désespoir de certains universitaires – met en avant des observations courtes et pratiques, des résumés, des propositions calibrées et brèves c’est bien dans un but simple et toujours actuel : satisfaire les abonnés praticiens (bien plus nombreux que les universitaires parfois théoriciens). Ces « consultations » importaient donc énormément aux rédacteurs comme aux lecteurs du premier Jdaet il s’agissait manifestement là, même lorsque Batbie partit et que le ton des questions comme des réponses devint plus convenu, d’une des forces du Journal. Chaque année d’ailleurs, dans le bilan dressé par les rédacteurs sur l’année écoulée insistait fréquemment sur cette force participative et interactive que le Jda avait réussi à instaurer. Concrètement ces consultations eurent lieu de 1853 à 1893 puis après 1910 mais de façon bien moins littéraire qu’aux débuts du Jda. Critique sur cette démarche, Mme Vanneuville retient (ce qui semble effectivement judicieux) qu’en agissant de la sorte, les rédacteurs (par ailleurs avocats) considéraient leur lectorat comme une clientèle à laquelle ils démontraient leurs compétences in vivo.
Doctrine(s). Toutefois, il ne faudrait pas croire que la seule dimension pratique était recherchée des promoteurs et porteurs du premier Jda. Il y avait aussi (et il y eut parfois) de véritables propositions théoriques et scientifiques doctrinales. Chauveau – tout particulièrement et dès la création du Journal – se servit de ce média national comme d’une « seconde chaire » relevait Ambroise Godoffre (1826-1878) qui dirigea le Jdaà la suite de son fondateur (cité par Rozy au Jda 1870 ; p. 98). Il faut lire en ce sens (au Jdade 1856 notamment) ses cours ou leçons sur l’acte administratif notamment ou ceux de Chauveau (dès 1859) à propos des caractères généraux et de la formule (sic) du contentieux administratif[26]. Les commentaires même des normes et des jurisprudences ont ainsi longtemps fait l’objet de soins nourris et de critiques véritables même si peu à peu ils se sont réduits à l’état plus fréquent d’énoncé de grands principes et de mots-clefs.
Droit public et / ou administratif républicain(s). Autour de l’affirmation de la Troisième République (1875-1885), cependant, lorsque les Républicains devinrent majoritaires et que les monarchistes s’affaiblirent, le Jdasemble avoir connu une parenthèse quasi dogmatique et politique. Changeant de nom en même temps que de bureaux (de Toulouse à Paris) et adoptant le titre de « droit public[27], Journal du droit administratif », le Jda devint presque une arme de propagande électorale républicaine tenue par deux hommes politiques Albert Gauthier (de Clagny) et Camille Bazille[28]. On y parla alors – quelquefois de façon fort critique – de futurs projets de Loi – âprement discutés – de droits parlementaire[29] et constitutionnel (et y compris des Lois constitutionnelles de 1875 avec une contribution en quatre articles signée Gauthier de Clagny (Jda 1882 ; p. 303, 337, 385 et 481 et s.)) mais cette « parenthèse » se referma bien vite. A partir de 1890, singulièrement, la partie pourtant intitulée « doctrine » du Jda fut de moins en moins le lieu d’expressions doctrinales. On y décrivit beaucoup plus que l’on y expliqua et que l’on y critiqua et / ou proposa. En 1912[30], alors que le Journal célébrait sa soixantième année de publications[31], un nouveau pas fut franchi dans cette direction lorsque la revue changea d’éditeur pour intégrer les Editions dites techniques du JurisClasseur : le Jdaavant de s’éteindre dans les années suivantes[32] – et en paraissant de façon épisodique durant la Première Guerre mondiale[33] – va alors se doter d’un très prestigieux comité (de neuf autorités offrant leur patronage [respectivement MM. Berthelemy, Boivin-Champeaux, Chareyre (1861-1927), Deville (1856-1932), Hauriou, Hébrard de Villeneuve (1848-1925), Larnaude, Mayniel (1843-1918) et Michoud] et de dix-huit collaborateurs parmi lesquels Raphaël Alibert, Mazerat, Gidel (1880-1958) ou encore Rolland, mais surtout va fortement réduire les articles et commentaires pour aller à l’essentiel et davantage affirmer une vision pratique en promouvant surtout l’actualité prétorienne et en faisant une place toujours grandissante dans ses colonnes aux commissaires du gouvernement de la Juridiction administrative ainsi qu’aux avocats. Certes, dès sa fondation le Jda avait ouvert ses colonnes aux avocats (les universitaires fondateurs étant également praticiens) mais de plus en plus ce sont les ténors du Barreau qui vont intervenir et même diriger le Jda à l’instar de Mihura ou, avant lui, de Chaudé & Clappier. Parfois même, le Journal a directement mis en avant les qualités et les écrits de ses collaborateurs en publiant (comme en 1912 avec les conclusions du Conseiller d’Etat Lucien Riboulet (né en 1872) sous CE, 24 novembre 1911, Hamel) alors qu’au contentieux le dossier avait été défendu par Maître Mihura… alors directeur du Jda !).
Un droit administratif fondamentalement prétorien. La jurisprudence, effectivement, alors qu’elle n’était originellement pas le cœur du Jda (Chauveau estimant que les recueils prétoriens avaient déjà pour mission de la diffuser (Jda1856 ; p. 386)) va conquérir une place sans cesse plus grande : on explique alors non seulement quelques arrêts du Conseil d’Etat (aux commentaires parfois très brefs[34] notamment à partir de 1893) mais encore aux décisions des conseils de préfecture (dont évidemment celui de la Haute-Garonne) mais aussi des tribunaux judiciaires[35] ce qui, pour l’époque, était assez exceptionnel puisque la plupart des autres médias ne s’intéressaient qu’aux Cours de cassation. Partant, le Journal matérialisait bien sa mission de diffusion du Droit. En outre, le Jda laissa rapidement dans ses colonnes une place importante à la doctrine organique (pour reprendre la belle formule du professeur Bienvenu (1948-2017)) des commissaires du gouvernement (singulièrement à partir de 1900) afin qu’ils publient leurs conclusions (comme celles, désormais célèbres, de Romieu (Jda1903 ; p. 01 et s.) sous TC, 02 décembre 1902, Préfet du Rhône contre société immobilière de Saint-Just ou celles de Corneille (Jda1913 ; p. 13) sous CE, 12 décembre 1919, Goiffron). Mme Vanneuville dans son étude précitée a ainsi établi une statistique édifiante selon laquelle la jurisprudence, originellement anecdotique, occupait en 1870 près de 50 % de chaque Journal (en nombre de pages) pour atteindre près de 80 à 90 % à l’aube de la Première Guerre mondiale.
Du Jda au Jcp (A). Cette même jurisprudence, dès le Second Empire et la fondation du Jda, alors même que la Loi du 24 mai 1872 n’avait pas été votée, Chauveau en avait perçu l’importance pour le droit administratif et il osait (ce qui de jure n’était pas encore vrai) non seulement qualifier le Conseil d’Etat de « tribunal suprême » (par ex. in Jda 1865 ; art. 46) mais aussi critiquer les positions de ce dernier (par ex. in Jda 1867 ; p. 06 et s.) ; esprit critique qui, à quelques exceptions près, va malheureusement s’atténuer. Au tournant 1912, lorsque le Journal va changer d’éditeur pour rejoindre les prestigieuses éditions du JurisClasseur, on relève alors que les observations sous les arrêts cités ou reproduits sont désormais très calibrées alors qu’elles étaient auparavant de formats divers. De tailles désormais « normalisées », nous voyons dans ce dernier Jdades années 1910 le prédécesseur direct de la chronique prétorienne du désormais Jcp A (La Semaine Juridique – Administration et collectivités territoriales) créé en 1927 (pour l’édition générale du Jcp), chez le même éditeur.
De facto, le Jcp A ne serait-il pas le successeur direct du Jda ? En 1913, le média est ainsi structuré : Doctrine, « Jurisprudence annotée » (toujours variée et non restreinte au seul Conseil d’Etat[36]) et « revue des revues ». Dans cette dernière partie, par exemple, on trouvait le résumé d’articles (comme celui d’Achille Mestre (1874-1960) sous Cass. Civ., 02 février 1909 publié au Recueil Sirey et relatif aux travaux publics). Parfois même, renouant avec le Jda des premières années, le Journal ajoutait (comme en 1913) quelques « questions pratiques »résolues en dernière partie.
B. 2015 : un droit administratif pour des citoyens avides de démocratie(s)
Avec le Jda de 2015, ici encore, la donne n’est plus – heureusement – la même. Les administrés ne se vivent plus comme sujets administrés mais comme citoyens osant revendiquer droits et informations, prérogatives et même parfois une forme d’égalité de traitement(s).
Un « public » d’administrés ? C’est désormais – à nos yeux – presque comme si les citoyens (et parfois même l’administration et ses juges) avaient oublié qu’il était normal – au nom de l’intérêt général et des services publics – que la puissance publique chère au doyen toulousain Hauriou ne soit pas placée (sauf lorsqu’elle se conduit par exemple et volontairement à l’instar d’un « industriel ordinaire ») sur un pied d’Egalité avec les citoyens qui eux ne revendiquent qu’un intérêt privé et personnel ou parfois seulement collectif. Manifestement, cette inégalité logique à nos yeux est actuellement comme frappée d’indignité ! Au nom de la démocratie et des citoyens, on revendique de plus en plus et l’on instaure davantage de droits et de procédures à leurs profits : on communique, on échange, on donne des informations, on motive. Bref, on fait disparaître si possible tout sentiment d’arbitraire, d’éloignement et de secret : comment ne pas s’en réjouir ?
Le seul « reproche » que l’on pourrait faire à ce mouvement n’est pas sur le fond mais sur la forme. En effet, il ne faudrait pas que les promoteurs – finalement très « libéraux citoyens » – de ces droits des administrés en oublient que l’administration (si elle doit effectivement être moins secrète, plus communicante, plus ouverte, plus transparente, parfois plus efficace, etc.) n’est pas et ne doit pas être traitée en égale des administrés. Parfois, le secret doit s’imposer. Parfois, l’inégalité doit primer au nom de l’intérêt général. Il ne faut pas (ce qui arrive déjà parfois) que les administrés ne se vivent qu’à l’instar de citoyens dotés de droits. Ils sont (et nous sommes également) toujours des administrés notamment dotés d’obligations. En témoigne, au second Jda, le dossier et les articles relatifs au nouveau Code des Relations entre le Public et l’Administration (Crpa) (dossier préc. n°02). Il y apparaît clairement ce désir démocratique et citoyen de transparence et d’obligations nouvelles pour l’administration.
Doctrine(s) ou Pratique(s) ? Pour conclure cette étude, on retiendra que le premier Jda a peut-être perdu son identité et son originalité en ne faisant plus ou quasiment plus de doctrine et d’études doctrinales critiques ainsi que de consultations juridiques. La doctrine permettait pourtant au Journal de se distinguer d’un Moniteur officiel ou du Recueil Lebon en proposant des études critiques et personnelles d’auteurs et d’administrateurs. Evidemment, produire ces études demande beaucoup de contributeurs et de contributions ainsi que du temps et un nombre important de pages dédiées. Quant aux consultations juridiques, elles permettaient aux Jdade remplir son objectif populaire d’expliquer à un public plus large que les spécialistes un certain nombre de données. Pourtant (pour des raisons économiques notamment mais aussi par choix éditoriaux), le Jdas’est peu à peu coupé de ces deux expressions originales pour se concentrer sur l’exposé du droit positif normatif et notamment prétorien (avec un regard critique bien moindre car privilégiant l’exposé de données nouvelles partagées dès leurs sorties et non un recul doctrinal). Quant aux consultations concrètes, on croit qu’elles ont cessé faute non seulement de demandes exprimées par les administrés et surtout parce que, de facto, c’étaient surtout les administrateurs et non les administrés qui en profitaient.
Si l’on était – très – pessimiste, on conclurait alors que c’est peut-être le lot de tous les périodiques qui parce qu’ils veulent durer (et donc trouver sans cesse des contributions et souvent un modèle économique viable[37]) en viennent à la facilité (moins de commentaires doctrinaux et d’études ou points de vue plus risqués que de simples informations ; plus d’observations courtes que de réels commentaires ; quasiment uniquement des éléments de droit positif ; une place prépondérante à la jurisprudence, etc.). C’est du reste (à propos de la Thémis et des revues de Fœlix & de Wolowsky) un constat assez similaire que dressait en 1860 Firmin Laferrière[38]. En effet, regrettait l’auteur, toutes trois avaient « péri sous la même domination de l’esprit positif ; ou, du moins »elles n’ont « pu se dérober à une mort certaine que par une fusion et une transformation ». Alors que le projet rédactionnel initial était généreux et ambitieux, les revues cédèrent aux critères utilitaires : les praticiens positivistes avaient triomphé. Est-ce inévitable ?
Demain ? Le Jda de 2015 semble hélas suivre son prédécesseur sur ce dernier point. Certes, il n’est pas « que » prétorien et tourné vers le droit positif ; certes ses commentaires sont – pour la plupart – de vrais commentaires et propositions doctrinaux et non de simples et courtes observations mais deux points noirs se révèlent au « tableau » : non seulement le désir de consultations juridiques et de rendez-vous pratiques (qui avait été annoncé et espéré lors de la refondation du Jda) n’a pas encore pu être matérialisé et – surtout – même s’il se veut « à la portée de tout le monde » force est de constater – grâce aux rares commentaires laissés sous les articles – que ce sont surtout des administrateurs et des avocats praticiens qui communiquent et interrogent les contributeurs. Le citoyen, lui – s’il lit – tend à nous rappeler que faire de la littérature populaire du droit n’est pas chose aisée. Il faut donc encore y travailler. Heureusement, le second Jda n’en est encore qu’à ses débuts. Il gardera donc en tête ce désir originel. C’est en tout cas le souhait que nous formons. Notre « qualité » d’actuel directeur de la publication nous permet alors (afin de souhaiter le meilleur aux futurs numéros du Jda) de citer – en les faisant nôtres – ces mots du Conseiller d’Etat Auguste Chareyre prononcés en un toast à l’avenir[39] :
« Messieurs, Je vous propose de boire : Au Journal du Droit administratif, A son sympathique et distingué directeur (sic), A ses collaborateurs dévoués,
Aux amis du Journal et à vous tous Messieurs, puisqu’aussi bien tous ceux qui sont groupés à cette table sont les amis du Journal du Droit Administratif ».
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 303.
[1] Une première version de cette contribution a paru en 2019 au Journal du Droit Administratif ainsi que dans l’ouvrage Littératures populaires du Droit ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.
[2] Afin de situer les auteurs, lorsque les dates de naissance et de mort d’un individu nous sont connues, elles seront indiquées entre parenthèses mais ce, uniquement lors de la première citation du patronyme considéré.
[3] A leur égard, en ligne sur le site du Jda : Touzeil-Divina Mathieu, « Les pères du Jda » in Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau ; Art. 14 & Batbie ; Art. 15 et infra dans notre contribution sur l’enseignement du droit administratif à Toulouse « avant » Hauriou.
[4] Batbie est cofondateur du Jda et co-directeur conséquent de ce dernier mais rapidement (dès 1855) il n’est officiellement que « collaborateur » au même titre que l’avocat Godoffre et seul règne Chauveau sur « son » Journal, « sa publication » comme il la qualifie à plusieurs reprises. Dès 1853, du reste, à l’art. 10 du Jdarédigé par Batbie, Chauveau notait en introduction que la contribution suivante portait « la signature de [son] honorable collaborateur (sic) ».
[5] De manière générale, à propos de l’enseignement du droit public et administratif au 19e siècle, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Poitiers, Lgdj ; 2007.
[6] A son égard : Thuillier Guy, L’Ena avant l’Ena ; Paris, Puf ; 1983 et nos développements in Eléments d’histoire….
[7] A propos de cet enseignement, voyez le numéro spécial de la Rhfd (n°33 ; 2013) consacré à de Gérando (avec notamment les contributions des pr. Seiller, Serrand & Touzeil-Divina).
[8] Sur tous ces enseignants, on renvoie infra à notre autre contribution préc. au présent ouvrage.
[9] Et ce, outre une parenthèse ouverte par l’avocat Romiguières (1775-1847) qui enseigna encore moins que de Bastoulh c’est-à-dire aucunement. Dans certains écrits antérieurs nous avons même émis l’hypothèse que peut-être il n’aurait même pas professé mais des sources explicites nous ont convaincu, depuis, du contraire.
[10] Sur cette dernière il faut lire l’extraordinaire thèse de : Cherfouh Fatiha, Le juriste entre science et politique. La Revue générale du Droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger (1877-1938) ; Paris, Lgdj ; 2017.
[11] Que nous remercions pour la communication de ses notes non encore publiées au colloque Les savoirs de gouvernement à la frontière entre « administration » et « politique » ; France-Allemagne ; XIX-XXe siècles (Berlin, juin 2010) : « Le Journal du droit administratif, ou comment mettre l’administration dans le droit (1853-1868) ».
[12] C’est clairement, dit Chauveau, en 1855 (Art. 124) la raison d’être de « sa publication » et le titre choisi de « Journal » est topique de ce choix de se consacrer de façon récurrente à l’actualité : au quotidien.
[13] A l’article 11 du Jdade 1853, Chauveau explique ainsi qu’il n’a pas « l’intention de donner place (…) aux textes des Lois ou décrets » de manière brute puisque son « projet est de les faire connaître par une exposition et de les expliquer par des rapprochements qui en feront mieux saisir la portée qu’une reproduction textuelle » seule.
[14] Avec (entre 1857 et 1859) une tentative de doubles bureaux à Toulouse et à Paris (11, rue de Monthyon).
[15] Ce qui explique peut-être pourquoi, vexée ( ?), l’Université toulousaine n’a pas conservé l’intégralité des numéros du Journal jusqu’en 1920 c’est-à-dire au-delà de la période toulousaine originelle !
[16] Le frère engagé (qui prôna l’abolition de la peine de mort) des célèbres éditeurs italiens (de Palerme) Giuseppe & Luigi Pedone-Lauriel.
[17] Le site Internet de la Maison Pédone indique que le 13 de la rue Soufflot n’a été habité par les Pédone-Lauriel qu’en 1887 lorsque Guillaume déménagea de la place de la Sorbonne pour se spécialiser en Droit international et quitter ainsi les lettres classiques qu’il avait également éditées. Les publications de 1883 à 1887 du Journal du droit administratif semblent contrarier cette information immobilière.
[18] En 1864, le typographe commet même une coquille dans ce long sous-titre en omettant la première lettre « p » dans l’expression « plus spécialement ».
[19] Titre déjà revendiqué par plusieurs ouvrages résolument pratiques à l’instar du Manuel du praticien ou Traité de la science du Droit mise à la portée de tout le monde de Louis Rondonneau qui connut trois éditions (1825, 1827 et 1833) et que Chauveau connaissait nécessairement eu égard à l’importance des écrits de Rondonneau (notamment en matière de codification) en droit administratif.
[20] Qui sont de façon exhaustive et par ordre chronologique et alphabétique : Adolphe Chauveau (1853-1868), Anselme Polycarpe Batbie (1853-1854), Ambroise Godoffre (1869-1878), Henri Rozy (1879-1881), Camille Bazille (1882-1891), Albert Gauthier de Clagny (1882-1889), Georges Poignant (1882-1889), A. Hennin (1885-1891), Albert Chaudé (1892-1907), Victor Clappier (1908-1909) et Jules Mihura (1910-1920).
[21] Parmi les collaborateurs (sic) fréquents du Jdaassociés à sa direction, signalons à cet égard l’association de plusieurs hommes qui marqueront tristement la Seconde Guerre mondiale en étant investis dans le cadre de l’Etat français : Raphaël Alibert et Jean Boivin-Champeaux (1887-1954) notamment.
[22] Leurs compositions sont en ligne sur le site dédié précité.
[23] En ce sens : « Libéralisme citoyen » in Dictionnaire de droit public interne ; Paris, LexisNexis ; 2017. Les libéraux citoyens sont en effet des auteurs convaincus de la nécessité de défendre les droits et libertés afin qu’ils ne soient étouffés par une administration – symbole du pouvoir et de l’exécutif – potentiellement liberticide. Ils sont avant tout des partisans d’un libéralisme économique et social qui se veut, au nom de l’individualisme, héritier des philosophies bourgeoises de la Révolution française. On pourrait en conséquence croire qu’ils étaient opposés à toute intervention étatique et donc à l’existence même d’un droit administratif développé ; il n’en est pourtant pas ainsi.
[24] Lors du soixantenaire du Jdaen 1913, le directeur Mihura qualifiait le talent épistolaire de Batbie de « vraiment folâtre » (sic) (Jda1913 ; p. 108) : « n’est-ce pas joyeux et enjoué » ? Et de conclure : « nous ne sommes » désormais « pas aussi aimables, aussi agréables ». Le conseiller Deville (ancien Président du conseil municipal de Paris) ajoutait en ce sens (op. cit. ; p. 117) qu’aujourd’hui le Jda ne contenait plus « les boutades ou les frivolités » de M. Batbie. Les mœurs avaient changé !
[25] Ils sont reproduits en ligne sur le site du Jda : 2016, Dossier 02 ; Art. 65.
[26] Signalons à cet égard la réimpression de Foucart Emile-Victor-Masséna, Aux origines des branches du contentieux administratif ; Paris, Dalloz ; 2017 (en cours de publication – collection « Tiré à part » avec un commentaire de l’auteur des présentes lignes sur la formation des recours contentieux administratifs).
[27] Ce titre de « Le droit public » sera mentionné jusqu’en 1920 semble-t-il même si – à part en 1883-1885 – ce changement semble n’avoir été que mineur et formel et emporté aucune ou presque conséquence ; chacun continuant à nommer le Jda comme il avait été baptisé en 1853 et le « titre » nouveau étant même formellement écrit bien plus petit que le titre originel de Journal du droit administratif.
[28] Un « troisième homme » néanmoins moins engagé les accompagnait et se nommait Georges Poignant (1851-1935).
[29] Avec par exemple cet article sur la « confection des Lois » (Jda 1882 ; p. 445).
[30] En 1910, on sent le Jda chanceler : sa direction essaie de nouveaux formats, de nouveaux papiers, de nouvelles couleurs. On cherche manifestement à la sauver.
[31] Ce qui donne lieu à une grande réception parisienne (dont un compte-rendu est dressé au numéro 03 de 1913) avec petits fours et libations au restaurant Volney !
[32]A priori, la dernière année est celle de 1920. C’est la 68e année de publication(s) et sa présentation rejoint vraiment (cf. infra) la maquette du futur Jcp A : textes législatifs et réglementaires ; jurisprudence ministérielle (essentiellement des circulaires) et jurisprudence(s). Le format même du Journal évolue pour proposer – comme le Jcp A futur et actuel – une pagination en grand format (A4). C’est, précise la direction sur un feuillet volant inséré au premier numéro de 1920, « un format agrandi – qui est celui des autres recueils judiciaires et plus en rapport avec l’abondance sans cesse croissante des matières qui nous intéressent ».
[33] Vraisemblablement, le Jdan’a pas paru entre 1915 et 1919 et il n’a réapparu qu’en 1920 pour s’éteindre immédiatement. Signalons d’ailleurs, en 1914, la perte y compris au Journal de deux de ses collaborateurs, tous deux auditeurs au Conseil d’Etat, morts au champ d’honneur : Messieurs Marcel Roger (1881-1914) et Ferdinand Collavet (1881-1914). Lors de la nouvelle parution, en 1920, la direction signalait ainsi à ses abonnés : « La guerre nous a obligés à suspendre notre publication. Avec l’année 1920, le Journal du Droit Administratif reparaît et va poursuivre son triple but : aider l’administrateur, éclairer l’administré, vulgariser la législation administrative ».
[34] Voire inexistants comme en 1896 par exemple où le Jda cite simplement des arrêts (comme CE, 27 déc. 1895, Ministère des travaux publics) en donnant uniquement le sens et la portée de la décision et rien d’autre.
[35] Ainsi en 1901 avec la mention (Jda1901 ; p. 505) de la décision d’un tribunal de simple police (sic) de Paris (29 août 1901) à propos de l’installation d’un tout-à-l’égout.
[36] C’est-à-dire avec l’apport de décisions de la Cour des comptes et de la Cour de cassation ainsi que de conseils de préfectures intéressant le droit administratif.
[37] En ce sens on voit apparaître au Jda des publicités dans les années 1900 (en 1906 pour les chemins de Fer et par suite … pour de la Suze) !
[38] Laferrière Firmin, « Introduction historique à la table collective des revues de droit et de jurisprudence » in Verge Charles (dir.), Tables collectives des revues de droit et de jurisprudence OU Tables analytiques de la revue de législation et de la revue critique de législation et de jurisprudence précédées des tables de la Thémis et de la revue de droit français et étranger suivies d’une liste des principaux travaux de droit et de législation contenus dans les séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques avec une introduction historique de M. F. Laferriere ; Paris, Cotillon ; 1860.
[39]Jda ; 1913 ; p. 116. L’auteur des lignes de 2017 ne propose pas en revanche de boire à sa propre santé !
CE, 09 oct. 2019, Ministre de l’économie et des finances c. M. G. & alii ; Sas Casil Europe c/ M. G. et a.[1] Toulouse et la « privatisation » de son aéroport : la fin d’un feuilleton ?
Davantage que le rugby, l’aviation est essentielle pour l’économie toulousaine. Fort de l’industrie aéronautique portée par Airbus et Atr, l’aéroport de Toulouse-Blagnac est le cinquième aéroport français et le premier aéroport régional de fret. Les enjeux économiques sont donc considérables et expliquent que la privatisation de sa gestion ait suscité tant de remous.
Pour rappel, les débats autour de cette privatisation ne concernent pas l’aéroport lui-même mais la société concessionnaire qui en assure la gestion et l’exploitation. D’abord confiée à la chambre de commerce et d’industrie de Toulouse, la gestion de l’aéroport a été transférée en 2007 à une société anonyme spécialement créée pour l’occasion : la société Atb. A cette époque toutefois, il n’était pas question d’une quelconque privatisation : l’Etat possédait 60 % du capital de la société, la Cci de Toulouse en possédait 25% et les 15% restants étaient répartis entre la région Midi-Pyrénées, le département de Haute-Garonne et la communauté urbaine de Toulouse. Ce n’est qu’en 2014 que le mouvement de privatisation sera finalement amorcé.
L’ouverture du capital de la société anonyme Aéroport Toulouse-Blagnac a été autorisée par un Décret du 12 juillet 2014 et organisée par un avis des ministres des finances et de l’économie publié le 18 juillet 2014. La cession des parts de l’Etat a été programmée en deux temps : tout d’abord une cession de gré à gré portant sur 49,99% du capital de la société et, ensuite, une option de vente de sa participation résiduelle. Comme le relève Madame de Barmon dans ses conclusions, cette opération en deux temps ne doit pas s’analyser comme « une simple ouverture du capital, mais bien (comme) une privatisation[2] ». Il était prévu que la seconde étape de la vente soit réalisée un à deux ans après la première mais les autres actionnaires historiques ont convaincu l’Etat de repousser ce projet.
L’opération de cession a été menée par l’Agence des participations de l’Etat en application de l’article 4 de la loi du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations et de son décret d’application. Elle a organisé une procédure d’appel d’offres régie par un cahier des charges publié sur son site internet. Parmi les différentes propositions reçues, et sans qu’il soit utile de revenir sur le déroulement précis de cette procédure, c’est celle du consortium chinois Symbiose qui a été choisie. Ce choix a été révélé par un communiqué de presse des ministres des finances et de l’économie en date du 4 décembre 2014. Un contrat de cession a alors été signé le 7 avril 2015 entre le représentant de l’Agence des participations de l’Etat – le Ministre de l’Economie Emmanuel Macron ayant donné son accord – et la société Casil Europe, société ad hoc créée par le consortium Symbiose. Le prix de l’action a été fixé par un arrêté conjoint des ministres chargés des finances et de l’économie publié le 15 avril 2015, le montant total versé pour l’acquisition atteignant 308 millions d’euros.
C’est alors que le feuilleton contentieux a débuté. Deux requêtes ont été déposées devant le Conseil d’Etat. Dans la première les requérants demandaient l’annulation de la décision des ministres de l’économie et des finances – rendue publique le 4 décembre 2014 – retenant le consortium Symbiose parmi les candidats au rachat. Ils demandaient également l’annulation des avis préalables à cette décision rendus par la commission des participations et des transferts, ainsi que du refus opposé par l’Agence des participations de l’Etat à leur demande de communication de ces avis. Dans la seconde requête, les requérants demandaient au Conseil d’Etat d’annuler l’arrêté conjoint du 15 avril 2015, mais aussi l’autorisation donnée par le ministre de l’économie le 7 avril 2015 ainsi que tous les actes et décisions attachés à cette autorisation, dont l’acte de cession du 7 avril 2015.
Le Conseil d’Etat s’est prononcé dans un premier arrêt rendu le 27 octobre 2015[3]. Il a tout d’abord rejeté les conclusions dirigées contre le contrat de cession car celui-ci ne répond pas aux critères jurisprudentiels de définition du contrat administratif et doit être considéré comme un contrat de droit privé. Il a également rejeté les conclusions dirigées contre le refus de communiquer les avis préalables en l’absence de saisine préalable de la Commission d’accès aux documents administratifs. Enfin, il a rejeté les conclusions présentées contre les avis de la commission des participations en rappelant que, lorsque de tels avis sont suivis d’une décision conforme du ministre de l’économie, ils « ne constituent pas des décisions faisant grief susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ». Le Conseil d’Etat n’a toutefois pas rejeté l’ensemble des arguments présentés par les requérants. Il a en effet admis que le communiqué de presse du 4 décembre 2014 annonçant le nom de l’acquéreur pressenti n’avait pas un simple caractère informatif mais révélait la décision des ministres de retenir la proposition du consortium Symbiose, c’est-à-dire « une décision administrative faisant grief ». Dans la mesure où cette décision constitue « un acte détachable du contrat de droit privé de cession de la participation », elle est susceptible de recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. C’est donc à propos de cette décision que le feuilleton contentieux concernant la privatisation de la société Atb s’est développé.
Pour autant, cet acte, tout comme l’arrêté du 15 avril 2015 fixant les modalités de transfert au secteur privé et l’autorisation du ministre de l’économie du 7 avril 2015 autorisant la signature du contrat, ne présentaient pas un caractère réglementaire. Le Conseil d’Etat a donc considéré qu’il revenait au tribunal administratif de Paris de se prononcer sur ces actes et lui a renvoyé l’affaire. Ce dernier a, par un jugement du 15 mars 2017, rejeté les arguments avancés par les requérants[4]. La Cour administrative d’appel de Paris a alors été saisie et, par un arrêt du 16 avril 2019, elle a prononcé l’annulation de la décision désignant le consortium comme acquéreur, de la décision du ministre de l’économie autorisant la signature du contrat de cession et de l’arrêté du 15 avril 2015 fixant les modalités de transfert de la participation litigieuse au secteur privé[5].
Saisi d’un pourvoi présenté par le ministre de l’économie et des finances – au soutien duquel est venue la société Casil Europe – le Conseil d’Etat devait déterminer si les différents actes ayant permis la cession des actions de la société anonyme Aéroport Toulouse-Blagnac à la société Casil Europe étaient valables ou s’ils devaient être annulés. Or, si d’autres moyens ont été évoqués par les requérants et envisagés par le Conseil d’Etat, la question centrale était de savoir si les changements intervenus en cours de procédure dans la composition du consortium candidat ne viciaient pas le choix de ce candidat au rachat.
La validité de la cession en dépendait et l’enjeu financier était de taille : la société Casil Europe avait annoncé au début de l’année 2019 son intention de vendre ses actions en réalisant une plus-value d’environ 80%. Si la cession initiale était annulée, il lui était impossible de revendre ce qu’elle n’avait pas !
Or, pour valider l’opération de cession, le Conseil d’Etat retient un raisonnement discutable. Il commence en effet par retenir une interprétation « constructive » du cahier des charges qui ne correspond pas aux objectifs poursuivis par ce dernier (I), avant de rejeter toute analogie avec le droit de la commande publique pour faire prévaloir la liberté de choix du propriétaire sur toute autre considération (II).
I. Le choix d’une interprétation « constructive » du cahier des charges pour justifier la cession
La question de la légalité des changements dans la composition du consortium se posait essentiellement au regard du cahier des charges organisant la procédure d’appel d’offres. Comme le relèvent les conclusions présentées tant devant la Cour administrative d’appel que devant le Conseil d’Etat, « une autorité administrative est tenue de se conformer aux dispositions réglementaires légalement édictées qui fixent les règles de forme et de procédure selon lesquelles elle doit exercer ses compétences » et « une décision à caractère réglementaire ou individuel prise en méconnaissance de ces règles est en principe illégale[6] ».
Or, le cahier des charges prévoyait différentes étapes permettant d’aboutir au choix de l’acquéreur. Dans un premier temps, il précisait les conditions de recevabilité des candidatures permettant aux candidats d’être admis à présenter des « offres indicatives » en tant que « candidats recevables ». Dans un deuxième temps, ce cahier des charges fixait les conditions dans lesquelles les « candidats recevables » ayant déposé une « offre indicative » seraient autorisés à déposer une « offre ferme » en tant qu’« acquéreurs éventuels ». Enfin, dans un troisième et dernier temps, le cahier des charges précisait selon quelles conditions l’acquéreur serait sélectionné parmi les acquéreurs éventuels. Parmi les conditions fixées par le cahier des charges, ce dernier envisageait la possibilité que des offres conjointes soient présentées, à condition de désigner une entité chef de file représentant l’ensemble des participants. L’acquéreur finalement retenu, le consortium Symbiose, portait une telle offre conjointe mais le problème était que sa composition a évolué au cours de la procédure.
Ainsi, au stade du dépôt des candidatures l’offre présentée par le consortium réunissait deux sociétés : Shandong Hi-Speed Group et Friedmann Pacific Asset Management. Cette candidature avait été déclarée recevable puis, au moment du dépôt des offres indicatives, une autre société dont la candidature avait aussi été déclarée recevable – la société Snc Lavalin – avait décidé de rejoindre le consortium. L’offre indicative du consortium réunissait donc les trois sociétés. Enfin, au moment du dépôt de l’offre ferme, la société Snc Lavalin s’est finalement retirée du consortium. L’offre retenue ne réunissait donc plus que les deux sociétés qui participaient au consortium depuis le départ.
Les juges devaient donc déterminer si, dans l’hypothèse d’une offre conjointe, les dispositions du cahier des charges empêchaient ou permettaient des changements dans la composition du groupement candidat entre le dépôt de l’offre indicative et le dépôt de l’offre ferme. Rien n’étant expressément prévu par les dispositions du cahier des charges, les juges ont chacun dû livrer leur propre interprétation.
Ainsi, en première instance, le Tribunal administratif a considéré que le silence du cahier des charges sur ce point devait être interprété comme une absence d’interdiction. Dans ses conclusions devant la Cour administrative d’appel, Madame Delamarre considère que le tribunal administratif « a finalement retenu une interprétation constructive du cahier des charges, interprétation proposée par l’administration ». Au contraire, elle invite la Cour administrative d’appel à une interprétation qu’elle qualifie de littérale mais qui correspond davantage à une interprétation téléologique. Elle considère en effet que « si le cahier des charges ne prévoit pas explicitement qu’un tel changement soit impossible, une telle interdiction de changement découle nécessairement de l’économie même du dispositif instauré », lequel doit être analysé « comme une élimination par étapes successives des candidats initiaux, dont la composition doit demeurer inchangée[7] ». Cette analyse téléologique a été reprise par la Cour administrative d’appel de Paris mais le Conseil d’Etat va revenir à l’interprétation « constructive […] proposée par l’administration », suivant en cela son rapporteur public.
Il est vrai que la lecture littérale des dispositions du cahier des charges n’impose pas que les membres du consortium soient les mêmes du début à la fin de la procédure. Pour autant, il est difficilement soutenable que le « candidat » consortium Symbiose soit la même entité que le « candidat recevable » consortium Symbiose, ou que ce dernier soit la même entité que « l’acquéreur éventuel » consortium Symbiose. La sincérité de la procédure s’en trouve donc affectée, notamment au regard du principe d’égalité de traitement. Or, pour ne pas avoir à appliquer ce principe, le Conseil d’Etat interprète strictement le champ d’application des principes fondamentaux de la commande publique, à contre-courant des évolutions de la matière.
II. L’utilisation d’une interprétation restrictive de la commande publique pour faire prévaloir les prérogatives du propriétaire
Il est évident que le contrat de cession passé entre l’Etat et la société Casil Europe n’est pas un contrat de la commande publique : il ne s’agit ni d’un marché public, ni d’un contrat de concession. D’ailleurs, le fait que la vente porte sur les parts d’une société concessionnaire ne change rien du point de vue de cette qualification. Pour autant un tel contrat de vente d’actions peut s’analyser comme un contrat « à la marge de la commande publique[8] », ce qui pose la question de savoir si les principes fondamentaux de la commande publique lui sont applicables. Or, sur ce point encore, les raisonnements retenus par la Cour administrative d’appel de Paris et le Conseil d’Etat divergent sensiblement.
Dans ses conclusions présentées à la Cour administrative d’appel, Madame Delamarre n’établit pas de comparaison directe mais évoque rapidement « la passation des contrats publics ». Or, la notion de contrat public est plus large que celle de commande publique et permet de considérer – en accord avec le droit de l’Union européenne – que les principes fondamentaux s’appliquent au-delà de la commande publique, c’est-à-dire à des contrats qui ne sont qualifiables ni de marchés publics, ni de contrats de concession[9]. La question se pose alors de savoir si, comme le relève Gabriel Eckert dans son commentaire de l’arrêt, la stabilité de la composition des groupements candidats consacrée par le Code de la commande publique ne découle pas d’un principe plus général « d’intangibilité du groupement » qui s’imposerait au-delà des seuls marchés publics et contrats de concession. Dans ce cas il n’y aurait plus de doutes sur l’interprétation à donner au cahier des charges : il interdirait nécessairement tout changement dans la composition du groupement en cours de procédure.
Cette interprétation est cependant expressément rejetée par le Conseil d’Etat, qui reprend le raisonnement retenu par le tribunal administratif et la solution proposée par Madame de Barmon dans ses conclusions. Il indique expressément que « les requérants ne peuvent utilement invoquer la méconnaissance des principes généraux du droit de la commande publique […] dès lors que l’opération litigieuse, qui a pour objet la cession d’une participation de l’Etat au capital d’une société, ne relève pas du champ de la commande publique ». Dans ses conclusions, le rapporteur public justifie ce rejet par un principe : l’inapplicabilité des règles de la commande publique à la cession d’un bien, y compris lorsque cette cession intervient à l’issue d’une procédure d’appel à projets[10] ou, comme en l’espèce, d’appel d’offres. En réalité, ce sont les prérogatives de la personne publique et ses intérêts économiques en tant que propriétaire qui semblent l’emporter. Or, si cette interprétation confirme l’approche traditionnellement retenue par le juge administratif, il n’est pas certain qu’elle ait vocation à perdurer lorsque l’on l’analyse au regard des évolutions « à marche forcée » que la Cour de justice de l’Union européenne a imposées en matière de conventions d’occupation domaniale. De là à considérer qu’une solution identique pourrait être retenue en la matière, il n’y a qu’un pas qui ne semble pas si difficile à franchir.
Pour autant, même si cette interprétation restrictive n’avait pas été retenue, il est probable que le Conseil d’Etat aurait choisi de suivre la seconde solution proposée par son rapporteur public : appliquer la jurisprudence Danthony[11] et considérer que les changements dans la composition du consortium n’ont pas eu d’influence sur le choix de l’acquéreur et n’ont pas privé le candidat ou un tiers d’une garantie. Cette solution aurait probablement été davantage convaincante, même si elle n’avait pas la faveur du rapporteur public. Elle aurait probablement permis de tempérer les critiques sur le fait de savoir si des considérations économiques ne l’ont pas emporté sur le strict raisonnement juridique.
Quoi qu’il en soit, la cession a été validée et Casil Europe a pu vendre ses parts d’Atb au groupe Eiffage pour 507 millions d’euros. Au regard de la plus-value réalisée, la fin du feuilleton est donc heureuse pour le consortium chinois !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 312.
[4] TA Paris, 15 mars 2017, n° 1518069 et 1518199/2-1, M. F… et a.
[5] Caa Paris, 16 avr. 2019, n° 17PA01605, Frédéric A. .. et a ; Contrats-Marchés publ. 2019, comm. 208, note G. Eckert ; Ajda 2019, p. 1465, concl. A.-L. Delamarre.
[6] CE, 16 mai 2008, n° 290416, Département du Val-de-Marne ; CE, 11 octobre 2017, n° 403855, Syndicat éducation populaire – Unsa.
[7] A.-L. Delamarre, concl. préc., Ajda 2019, p. 1465.
[8] Pour reprendre l’expression utilisée par Hélène Hoepffner, notamment à propos des contrats de vente d’immeubles: H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz, 2e éd. 2019, p. 231.
[9] V. not. : M. Amilhat « Le Code, les principes fondamentaux et la notion de commande publique. Une copie à revoir ? », Ajda 2019, p. 793.
[10] Elle renvoie notamment à l’arrêt : CE, 16 avr. 2019, n° 420876, Société Sinfimmo. Il était en l’espèce question de la cession de terrains relevant de son domaine privé par un centre hospitalier.
TA de Toulouse, 18 février 2016, Mme Nanette Glushak c. ville de Toulouse Du Spa lyrique & de l’un de ses Cdi de droit public
On dénombre à Toulouse de nombreuses « institutions » non seulement au sens juridique du doyen Hauriou mais évidemment aussi, au sens plus commun, de célébrités emblématiques. Parmi celles-ci citons le Stade Toulousain[1], le cassoulet, Jean Jaurès[2], l’accent chantant, la chocolatine[3], les briques roses, la Garonne et le canal du midi, le canard, Airbus, Jean-Pierre Mader, la haine des Bordelais et la place du Cap’ comprenant sa mairie mais aussi son théâtre lyrique éponyme : le Capitole au cœur duquel s’illustra notamment Michel Plasson[4]. Précisément, bien qu’appréhendé comme entreprise au sens concurrentiel et libéral du droit de l’Union européenne, le Capitole a, lui aussi, donné lieu à un important contentieux administratif du fait de la reconnaissance multiple de l’opéra comme Service Public à caractère Administratif (Spa) (I). Plusieurs célèbres affaires ont ainsi émaillé l’éclat du théâtre lorsque des différends se sont révélés entre la direction (et parfois la mairie) et les artistes lyriques (II). En dernier lieu, il faut citer l’un des premiers contentieux mis en avant par le Journal du Droit Administratif : l’affaire dite Nanette Glushak (III).
I. L’opéra[5] à Toulouse, service public administratif en régie depuis le Toulousain Gheusi
Qui se souvient encore, à Toulouse, de Pierre-Barthélémy Gheusi (1865-1943) pourtant étudiant en Droit puis avocat dans la « ville rose » et qui y naquit le 21 novembre 1865 ? L’homme qui fut journaliste (et même un temps directeur du Figaro), librettiste, écrivain, fut également associé à la direction de plusieurs grandes maisons lyriques dont l’Opéra National de Paris et l’Opéra-Comique. C’est, du reste, à son nom qu’est associée la reconnaissance officielle en jurisprudence du caractère de service public du genre lyrique et ce, au terme de la jurisprudence éponyme CE, 27 juillet 1923, Gheusi (Rec. p. 369). Dans cet arrêt, en effet, le requérant contestait son renvoi de la direction de la salle Favart déjà reconnue comme « Théâtre National » et public. Au terme du contentieux, le juge administratif qualifia explicitement le contrat d’engagement de Gheusi de « contrat de concession de service public » et ce, au regard d’indices témoignant non seulement de l’intérêt général de la mission lyrique mais encore d’éléments organiques (la forte présence de la puissance publique et son contrôle) et matériels (notamment exprimés dans un épais cahier des charges).
Cette reconnaissance de l’opéra comme service public va profondément émouvoir un autre toulousain : le doyen Hauriou dont chacun se souvient qu’il avait expliqué, dans sa note[6] sous l’arrêt CE, 07 avril 1916, Gabriel Astruc & société du Théâtre des Champs-Elysées (Rec. p. 163), que le théâtre (lyrique ou non) ne pouvait ni ne devait se voir reconnaître la qualification de service public. En effet, selon le professeur de droit administratif, l’inconvénient du genre était « d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive, au grand détriment de la vie sérieuse, et d’exciter les passions de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance ».
Quoi qu’il en soit, s’il est devenu acquis depuis plus d’un siècle non qu’un Opéra[7] est toujours un service public mais qu’un Opéra dans lequel la puissance publique est investie peut être considéré comme service public, il existe plusieurs façons ou modes de gestion de tels services. Ainsi, l’Opéra National de Paris est-il (pour Garnier et Bastille) considéré comme un établissement public (doté de la personnalité morale) lorsqu’un festival international lyrique comme celui d’Aix-en-Provence est encore assuré par une association certes considérée comme la continuité de plusieurs personnes publiques[8]. A Toulouse, le choix (contesté de façon contemporaine et manifestement en voie d’évolution sinon de transformation annoncées) est celui d’assurer en régie (sans personnalité morale ni budget propres) le service public lyrique. Autrement dit, c’est la commune même de Toulouse qui est l’employeur et le directeur stratégique du service public lyrique du capitole. Eu égard aux conditions de ressources et de fonctionnement du théâtre, il s’agit même d’un Spa et non d’un Spic (comme le sont pourtant qualifiés de nombreuses maisons d’opéra) ce qui implique que son contentieux relève principalement de la juridiction administrative.
II. Une tradition de contentieux entre artistes et directions sous le spectre de la Veuve Mazerand
La qualification de Spa en régie du Théâtre du Capitole est ainsi au cœur de nombreuses décisions juridictionnelles telles que les deux décisions du Tribunal des Conflits suivantes : TC, 15 janvier 1979, Dames Le Cachey et Guiguere et Sieur Fegele contre ville de Toulouse (Rec. p. 561) et TC, 22 novembre 1993, Nicola Martinucci contre ville de Toulouse (req. n° 2879).
Dans ces deux espèces, nous sommes avant la décision TC, 25 mars 1996, M. Berkani contre Crous de Lyon-Saint-Etienne (Req. n°3018) et donc sous l’empire de la jurisprudence TC, 25 novembre 1963, Dame veuve Mazerand (Rec. p. 792) selon laquelle lorsqu’un contractuel est engagé dans le cadre d’un Spa, il faut observer les caractéristiques concrètes de son emploi afin de déterminer si les fonctions litigieuses mettent en œuvre une participation directe au service public considéré. Dans cette hypothèse, seulement, le contrat était estimé public et relevait de la compétence juridictionnelle administrative. En cas contraire, il revenait à la juridiction judiciaire du travail.
Or, dans les deux décisions précitées Le Cachey et Martinucci, le Tribunal des Conflits s’est précisément prononcé en affirmant que « le personnel artistique engagé (…) pour assurer les activités de ces théâtres et orchestre participe directement à l’exécution [du] service public ». Au préalable, il a même été souligné (en 1979 comme en 1993) que « la ville de Toulouse qui, par l’organisation et la gestion du théâtre municipal et de l’orchestre régional du Capitol, assume une mission de service public, la remplit dans des conditions exclusives de tout caractère industriel et commercial ».
Furent ainsi considérées agents du Spa lyrique des danseuses du Ballet toulousain comme madame Le Cachey, des musiciens à l’instar de monsieur Fegele et des chanteurs lyriques dont le ténor spinto Nicola Martinucci. Ce dernier (objet du contentieux précité de 1993) avait été engagé par le Capitole (la mairie comme le théâtre finalement !) pour participer à trois représentations d’une des œuvres de Verdi mais le maire avait refusé (pour des motifs que l’on ignore) de signer son contrat d’engagement. Y compris dans cette dernière hypothèse, le juge des conflits affirme : « que les artistes engagés » par le Théâtre du Capitole (et donc par la ville de Toulouse) « participent directement à l’exécution du service public, même si [leur] engagement est limité à quelques représentations et quel que soit leur mode de rémunération ».
L’affaire[9] Nanette Glushak s’inscrit dans cette « tradition » contentieuse.
III. Un licenciement abusif « dans l’intérêt du service » : le cas Glushak
Rendu sur les très belles conclusions du rapporteur public Damien Dubois, le jugement du 18 février 2016 (TA de Toulouse, 18 février 2016, Mme Nanette Glushak contre ville de Toulouse (req. n°1203445)) était attendu des administrativistes comme des Toulousains et des amateurs du genre lyrique.
Au Journal du Droit Administratif, il a d’ailleurs fait l’objet d’un des premiers « dossiers en ligne » du média comprenant non seulement (outre le présent commentaire chronologiquement postérieur) la publication du jugement rendu par la 5e chambre de la juridiction[10] mais encore (et avec l’autorisation de la requérante et du Tribunal) des conclusions[11] précitées.
Pourquoi le jugement était si attendu ? Tout simplement parce qu’il venait acter des choix politiques ainsi que d’une nouvelle direction artistique du Ballet du Capitole engagés en 2011 à la suite des élections municipales ayant conduit Pierre Cohen, élu socialiste, à la tête de la municipalité et ce, après un premier mandat de Jean-Luc Moudenc (pour l’Union pour un Mouvement Populaire) et avant que ce dernier ne soit de nouveau élu (en 2014). Les choix ici opérés en matière lyrique ne cachent pas (au détriment du genre opéra et de la danse) leur fondement politique.
Très concrètement, la nouvelle municipalité avait décidé dès 2009 outre d’importants travaux, d’imprimer « sa » marque pour « moderniser » le Capitole. Pour se faire – il fut fait appel à de nouveaux directeurs artistiques (Frédéric Chambert pour remplacer l’extraordinaire Nicolas Joel) et la ville réussit même à faire venir l’une des « Etoiles » de l’Opéra National de Paris, élève du grand Rudolf Noureev, Kader Belarbi, toujours (en 2020) comme directeur de la danse de l’Institution. Evidemment, ces choix entraînaient des départs et l’un d’entre eux (au niveau du Ballet) fut singulièrement compliqué et – disons-le – peu élégamment accompli.
A la tête de la Compagnie toulousaine des danseurs du Capitole avait été placée, depuis 1993 la chorégraphe et danseuse américaine, Nanette Glushak, disciple de Georges Balanchine. Cette dernière avait été recrutée, par contrat à durée déterminée, et avait toujours été renouvelée dans ses fonctions ce qui impliqua qu’en 2005 on lui appliqua les bénéfices de l’article 15-II de la Loi n°2005-843 du 26 juillet 2005 portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique. Concrètement, du fait de son engagement continu de 1993 à 2005, son contrat renouvelé à durée déterminée (Cdd) fut transformé en contrat à durée indéterminée (Cdi) mais ce, de droit public puisqu’au cœur d’un Spa. Notons par ailleurs que cette présence continue d’un Cdi de droit public au cœur d’un service public contrarie le principe selon lequel ne sont a priori engagés sur de tels emplois permanents que des fonctionnaires (et non des contractuels). Toutefois, c’est le statut républicain de fonction publique, lui-même[12], qui prévoit cette possibilité d’exception contractuelle[13] puisqu’il n’existe pas de « cadres d’emploi » de fonctionnaires pour assurer les missions concernées.
Concrètement, c’est en 2012, après avoir donc déjà engagé M. Belarbi que le Capitole décida de se séparer de Mme Glushak à la suite d’un entretien préalable à son licenciement présenté comme réalisé « dans l’intérêt du service ». Il s’agit là évidemment d’une des prérogatives du directeur stratégique d’un service public que de pouvoir décider des matérialisations et des actions principales dudit service et personne ne conteste, à la ville de Toulouse, la faculté qu’elle a de réorganiser « son » service y compris en supprimant des emplois estimés superfétatoires par exemple. Il est même loisible à l’employeur public de licencier « dans l’intérêt du service » un agent qui aurait démontré son inadaptation traduisant, ou non, des fautes disciplinaires. Il en irait ainsi par exemple d’une soprano refusant délibérément de chanter.
C’est cette dernière « voie » (et non voix) qu’a choisi d’interpréter l’employeur public local en reprochant à la chorégraphe de ne pas avoir « su » s’adapter aux nouveaux objectifs de la municipalité traduisant la revendication d’une « modernité » dans le Ballet. Il était par ailleurs critiqué le fait que Mme Glushak, outre ses fonctions principales toulousaines, demeurât « maîtresse de Ballet accréditée auprès du Balanchine Trust » ce qui créerait un cumul d’activités prohibé au détriment du Capitole. Comme le démontre avec rigueur le rapporteur Dubois cet argument doit cependant vite être écarté puisque non seulement Toulouse avait accepté cette seconde fonction (qu’elle n’ignorait pas mais cautionnait) et qu’en l’espèce ce rattachement prestigieux à la troupe Balanchine servait manifestement le Capitole devenu, grâce à Nanette Glushak, l’un des fleurons français du Ballet classique et néo-classique mais encore qu’à aucun moment ce cumul ne fut, en vingt années, officiellement reproché à l’intéressée.
Le jugement ici commenté de 2016 est alors intéressant parce qu’il va précisément interroger la matérialité du licenciement au regard de l’intérêt du service.
Alors, comptant le nombre de ballets réalisés, les refus éventuellement concrétisés par la chorégraphe aux demandes de la nouvelle direction, le juge va estimer que « les motifs avancés par la commune pour justifier la cessation des fonctions de l’intéressée et tirés notamment de la réorganisation du service et de l’inaptitude de Mme Glushak à s’adapter aux évolutions en cours ne sont pas fondés ». En effet, comprend-t-on, la décision de se passer des services de la chorégraphe est purement politique et, même si on a voulu (pour économiser peu élégamment de l’argent) lui reprocher plusieurs griefs, ceux-ci ne sont que des paravents masquant le simple désir (non illégitime par ailleurs) de choisir une nouvelle direction artistique de la danse.
Même, argument principal au fond, le fait que la requérante n’ait prétendument pas « souhaité engager sa troupe de ballet dans un répertoire autre que néoclassique » manque en fait.
Quant à l’indemnisation de la requérante, en revanche, le jugement est bien moins intéressant pour elle car il va s’avérer que sa demande a mal été formulée. En effet, considère le Tribunal administratif :
« il résulte de ce qui précède que, en procédant au licenciement de Mme Glushak dans l’intérêt du service, la ville de Toulouse a commis une illégalité constitutive d’une faute de nature à engager sa responsabilité à l’égard de la requérante ; qu’ainsi la requérante est fondée à demander la réparation des préjudices subis ; que, toutefois, en l’absence de précisions au dossier sur les revenus perçus par Mme Glushak depuis la date de son licenciement irrégulier, son préjudice financier ne peut être regardé comme établi » (sic).
Concrètement, affirme la juridiction : « Mme Glushak ne démontre pas que l’impossibilité de retrouver un poste équivalent à celui qu’elle occupait avant son licenciement, dont elle se prévaut, ait un lien de causalité direct avec la rupture anticipée de son contrat alors que la ville de Toulouse fait valoir, à bon droit, que la difficulté de retrouver un emploi similaire ne résulte pas du licenciement mais de la spécificité de l’emploi en cause ; qu’il suit de là que le préjudice allégué ne revêt pas un caractère certain et que la demande de Mme Glushak ne peut sur ce point qu’être écartée ; qu’il résulte en revanche de l’instruction que celle-ci a subi, du fait de ce licenciement, un préjudice moral, dont il sera fait une juste appréciation, dans les circonstances de l’espèce, et compte tenu des particularités de la fonction de directeur de la danse, en en fixant la réparation à 20 000 euros ».
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 313.
[1] A son égard : Lemaire Serge, Le stade toulousain ; une institution, Paris, Hugo & Cie, 2015 et Touzeil-Divina Mathieu, « A Toulouse, entre Droit & Rugby : Ernest Wallon (1851-1921) » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020, Tome I, p. 420 et s.
[3] Et quiconque parlerait de « pain au chocolat » en serait honni.
[4] Le célèbre chef d’orchestre a dirigé l’Orchestre National du Capitole de 1968 à 2003 et a associé durablement son nom au Théâtre toulousain.
[5] On se permettra, à propos d’opéra, de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, Stirn Bernard & Rousset Christophe (dir.), Entre Droit(s) & Opéra(s) ; interprétations lyriques & juridiques ; Paris, LexisNexis ; 2020.
[6] Hauriou Maurice, note au Rec. Sirey 1916-III-41.
[7] Rappelons que le genre lyrique prend une minuscule lorsque l’institution « maison d’opéra » revêt une majuscule.
[8]Cf. CE, Sect., 06 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence (req. n°284736) et Touzeil-Divina Mathieu, « La « rencontre imprévue » du droit et de l’opéra au cœur d’un « établissement public virtuel » » in Gaz. Pal. ; 2007 ; n°238 ; p. 07 et s.
[9] Une autre « affaire » a récemment défrayé la chronique toulousaine au cœur du Capitole lorsque le 28 janvier 2015, lors de la représentation du Tristan & Isolde de Wagner, un morceau du décor (un rocher !) a failli s’effondrer en totalité sur le ténor américain Robert Dean Smith qui a manifestement échappé à la mort à la suite d’un potentiel sabotage intentionnel (non encore jugé).
[12] Art. 03 de la Loi statutaire n°84-53 du 26 janvier 1984.
[13] Depuis 2007, le nombre de ces « exceptions » a tellement cru qu’il est possible (notamment depuis l’entrée en vigueur de la Loi de transformation de la fonction publique du 06 août 2019) de se demander si les tempéraments ne tendent pas à devenir « la » règle contractuelle au détriment des fonctionnaires. En ce sens et avec un point de vue critique assumé :
CE, Sect., 08 février 1991, Région Midi-Pyrénées Retour sur la construction de l’hôtel de la région Midi-Pyrénées
Le numéro 22 du boulevard du Maréchal Juin à Toulouse abrite l’hôtel de, feue, la région Midi-Pyrénées désormais région Occitanie issue de la fusion avec la région Languedoc-Roussillon. Implanté en bord de Garonne, le siège de la Région a donné lieu à un important arrêt du droit des contrats des personnes publiques. Suite à la loi de décentralisation de 1982, la Région décide la construction d’un bâtiment destiné à l’accueil de ses services dont la première pierre est posée en 1983. La réalisation de l’ouvrage est confiée à une société privée de promotion immobilière, propriétaire du terrain d’assiette. Plutôt que de faire réaliser la construction par des architectes et des entrepreneurs dans le respect du Code des marchés publics sur un terrain dont elle était propriétaire, la région Midi-Pyrénées décide de recourir à un contrat de Vente en l’Etat Futur d’Achèvement (Vefa). Selon le Code civil la Vefa est :
« le contrat par lequel le vendeur transfère immédiatement à l’acquéreur ses droits sur le sol ainsi que la propriété des constructions existantes. Les ouvrages à venir deviennent la propriété de l’acquéreur au fur et à mesure de leur exécution ; l’acquéreur est tenu d’en payer le prix à mesure de l’avancement des travaux. Le vendeur conserve les pouvoirs de maître de l’ouvrage jusqu’à la réception des travaux ».
Le choix de la Vefa n’a cependant pas été sans soulever d’oppositions, à l’origine de la décision du 8 février 1991[1]. En effet, le Tribunal administratif de Toulouse a été saisi – par le syndicat de l’architecture de la Haute-Garonne et la Fédération nationale des syndicats de l’architecture – de l’annulation de la délibération en date du 21 février 1983 par laquelle le bureau du conseil régional de la région Midi-Pyrénées a donné mandat à son président pour signer un protocole d’accord avec la société Manera en vue de la réalisation du futur « hôtel de la région ». Par un jugement en date du 30 janvier 1984, le TA de Toulouse a annulé la délibération attaquée donnant gain de cause aux requérants. L’arrêt considère que le contrat est un marché de travaux publics, c’est-à-dire un contrat administratif par détermination de la loi soumis un régime de droit public. Le Conseil régional a alors commis un détournement de procédure et a excédé les limites de sa compétence en concluant un contrat de droit privé d’achat en l’état futur d’achèvement. Le Conseil régional de Midi-Pyrénées fait alors appel de cette décision. Le Conseil d’Etat qui doit se prononcer sur la régularité du recours à la Vefa par les personnes publiques. La réponse des juges se fait en deux temps. Ils précisent d’abord qu’aucune disposition législative n’interdit aux collectivités publiques de procéder à l’acquisition de biens immobiliers en utilisant le contrat de vente en l’état futur d’achèvement prévu à l’article 1601-3 du Code civil. Mais ils ajoutent ensuite, que les collectivités publiques ne sauraient légalement avoir recours à ce contrat de vente de droit privé, dans lequel l’acheteur n’exerce aucune des responsabilités du maître de l’ouvrage et qui échappe tant aux règles de passation, notamment aux règles de concurrence, prévues par le Code des marchés, qu’au régime d’exécution des marchés de travaux publics, lorsque l’objet de l’opération est la construction même pour le compte de la collectivité d’un immeuble entièrement destiné à devenir sa propriété et conçu en fonction de ses besoins propres.
Le Conseil d’Etat considère en l’espèce que l’hôtel de région, entièrement destiné à devenir la propriété du Conseil régional et conçu en fonction de ses besoins propres, ne peut pas se réaliser dans le cadre d’un contrat de vente en l’état futur d’achèvement. En somme lorsque les trois conditions déterminées par le Conseil d’Etat sont réunies, l’usage de la Vefa par les personnes publiques est irrégulier et constitue un détournement de procédure.
I. La nature de l’opération
Dans son considérant de principe, le juge précise que la Vefa n’est pas autorisée lorsque : « l’objet de l’opération est la construction même pour le compte de la collectivité d’un immeuble entièrement destiné à devenir sa propriété et conçu en fonction de ses besoins propres ».
En l’espèce, l’opération qui faisait l’objet du contrat passé entre la région Midi-Pyrénées et la société Manera avait été engagée à l’initiative de la région et tendait à la réalisation d’une opération selon les caractéristiques définies par celle-ci. Il en irait différemment si l’ouvrage était déjà en construction avant que la collectivité n’y porte intérêt. Le but du promoteur n’est pas de destiner l’immeuble à la personne publique mais de le proposer à la vente sur le marché immobilier[2]. Ensuite, l’immeuble était destiné à devenir entièrement la propriété de la Région. Il faut en déduire que lorsqu’une collectivité publique ne peut acquérir en intégralité un bâtiment en l’état futur d’achèvement. A l’inverse, la Vefa est envisageable si la collectivité ne se porte acquéreur que d’une partie de l’ensemble immobilier. Enfin, l’hôtel de région été conçu pour satisfaire les besoins propres de la Région auxquels devait répondre l’édification de cet ouvrage public. Il en serait allé différemment si la collectivité n’avait pas déterminé les caractéristiques du projet. Le Conseil d’Etat, après avoir rappelé que les personnes publiques peuvent recourir au contrat de vente en l’état futur d’achèvement, a considéré que la réunion de ces trois conditions rendait le contrat irrégulier et entrainait l’annulation de la délibération du Conseil régional.
II. Les motifs de l’irrégularité
Une opération dont l’objet est la construction même pour le compte de la collectivité d’un immeuble entièrement destiné à devenir sa propriété et conçu en fonction de ses besoins propres contrevient à trois règles de droit public[3]. L’exclusion de la Vefa, quand les trois conditions décrites sont remplies, se justifie pour trois raisons.
D’abord, la collectivité publique n’« exerce aucune des responsabilités du maître de l’ouvrage » dans la réalisation des travaux. La loi de 1985 sur la maîtrise d’ouvrage publique impose aux personnes publiques d’exercer la maîtrise d’ouvrage lorsque l’ouvrage est construit pour elle. En outre, un tel contrat doit être soumis à des règles de passation, notamment de concurrence, prévues par le Code des marchés. La vente en l’état futur d’achèvement est, comme son nom l’indique, un contrat de vente d’immeuble. Or, le CE semble se référer aux obligations qui pèsent sur les marchés de travaux puisqu’il vise une opération dont l’objet est la construction d’un immeuble et non pas une cession. Ainsi, le Conseil d’Etat considère le contrat passé par la Région comme un marché public de travaux devant être réalisé par une maîtrise d’ouvrage publique et soumis à des procédures de passation. La Vefa est alors un simple moyen d’écarter les règles de la construction publique. Le Conseil d’Etat estime en effet, et c’est la dernière règle qu’il vise, que le recours à la Vefa est irrégulier dans les conditions présentées puisque le contrat échappe au régime d’exécution des marchés de travaux publics.
En somme, le recours à la vente en l’état futur d’achèvement pour la construction de l’hôtel de la région Midi-Pyrénées est considéré par le Conseil d’Etat comme un détournement des règles des marchés publics. Enfin, le Conseil d’Etat estime que le contrat rentre dans le cadre d’opération de construction pour lesquelles les collectivités publiques doivent respecter un « régime d’exécution des marchés de travaux publics », ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
Depuis la fusion l’hôtel de Région accueille les services administratifs de la région Occitanie mais les assemblées du conseil se tiennent à Montpellier.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 314.
[1] CE, sect., 8 février 1991, n° 57679, Région Midi-Pyrénées ; Rec. 1991, p. 41 ; Ajda 1991, p. 579, obs. X. Delcros ; Cjeg 1991, p. 251, chron. F. Llorens ; D. 1991, somm. p. 373, obs. Ph. Terneyre ; Jcp G 1991, II, 21738, note E. Fatôme ; Rfda 1992, p. 48, concl. M. Pochard ; Gddab, 2018, n°7, obs. R. Noguellou.
[2] E. Fatôme et L. Richer, « Vefa et marché public de travaux : le nouvel état du droit », Cmp août-septembre 2016, étude 6.
[3] E. Fatôme, note sous CE, sect., 8 février 1991, Région Midi-Pyrénées, Jcp G ; p. 21738.
Art. 308. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
En choisissant de rendre hommage à Toulouse du point de vue du droit de l’urbanisme, le thème de l’esthétique des bâtiments s’est imposé de lui-même. En effet, la brique a accédé au rang de véritable symbole de l’urbanisme local, donnant même son surnom à Toulouse, la « ville rose » et Albi, la « ville rouge ». Cette spécificité architecturale s’est traduite juridiquement par la consécration d’un véritable ordre public esthétique local, confirmant le rôle de conciliation du droit de l’urbanisme entre la protection du patrimoine bâti et la vocation à prévoir, pour le futur, l’urbanisation d’un secteur. A ce titre, le droit de l’urbanisme présente une double originalité par rapport au droit du patrimoine, le dispositif ne concernant pas seulement la rénovation de constructions anciennes[1], mais aussi les constructions futures, et n’empêchant pas une modernisation urbaine vers une architecture contemporaine.
L’usage de la brique dans la région est attesté dès le premier siècle avant Jésus Christ, l’oppidum de Vieille-Toulouse, l’enceinte urbaine ou encore l’amphithéâtre de Purpan constituant parmi les plus anciens édifices en briques de l’architecture gallo-romaine[2]. Les carrières de pierre de taille étant quasi absentes de la région, l’utilisation de l’argile, disponible en abondance dans les bassins du Tarn et de la Garonne pour former des briques de terre cuite, dites foraines ou toulousaines, répond alors à des considérations pratiques et économiques. L’usage de ce matériau témoigne ainsi d’une spécificité architecturale par rapport à la pierre de taille, mais aussi par rapport à la brique du nord, dont elle se distingue notamment par ses dimensions (le rapport largueur/longueur étant de 2/3 pour une longueur de 42 cm, ce rapport étant de 1/2 pour la brique du nord).
A partir de cette période et jusqu’au XVIIIe siècle, son usage se généralise progressivement dans les constructions publiques et privées. La brique constitue le matériau des grands édifices religieux et monuments, dont témoignent la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi (1282-1480) et l’Eglise des Jacobins à Toulouse (fin XIIIe siècle). Alors que Toulouse reste largement construite en bois et torchis, le Grand incendie du 7 mai 1463 détruit les deux tiers de la ville et contribue à renouveler l’apparence de la cité dès le XVe siècle. Sous l’impulsion de mesures économiques du roi Louis XI (exemptions d’impôts, installation du Parlement à Toulouse en 1468) et du développement du commerce du pastel dans la région, de nombreux hôtels particuliers sont édifiés en brique, tels l’Hôtel de Bernuy (1503-1533) et l’Hôtel d’Assézat (1555-1557), ainsi que des monuments publics, tel l’Hôtel de ville (1750-1780), alliant briques et pierres. Les grandes villes environnantes connaissent une évolution similaire, Montauban voit ainsi sa place Nationale à doubles arcades rénovée en briques à la suite de deux incendies en 1614 et 1649, et Albi se pare de nombreux hôtels particuliers en briques construits par les marchands fortunés du pastel tel l’Hôtel de Reynès (1520).
Malgré ce succès, la perception de la valeur esthétique et culturelle de la brique connaît un « changement de regard au siècle des Lumières[3] ». Le 15 juin 1783, une Ordonnance des Capitouls, Gouverneurs de Toulouse, prescrit que « toutes les façades extérieures des maisons de la présente Ville, qui seront construites ou réparées à l’avenir, seront teintes ou crépies en blanc[4] ». Deux raisons sont invoquées, tenant à la fois à des motifs de sécurité publique (réfléchir l’éclairage des rues pour limiter la criminalité)[5] et esthétiques (l’embellissement urbain par imitation des constructions en pierre)[6]. Dès lors, la ville prend la couleur blanche (c’est également le cas de la place nationale de Montauban en 1615[7] et de la rue Mariès à Albi[8]), les briques étant peintes à la chaux ou à la céruse[9].
Le goût pour la brique ne reviendra qu’au milieu du XIXe siècle, où elle est perçue comme un « matériau local et identitaire[10] »: « les militants du mouvements d’émancipation du Midi (…) revendiquent la création d’une école artistique régionale et rejettent l’image française ou internationale que donnent les badigeons blancs[11] ». En 1860, le préfet de la Haute-Garonne dresse une liste des immeubles exemptés de badigeon en raison de leur caractère architectural[12] et une aile du Musée des Augustins à Toulouse, construite en 1878 par E. Viollet-le-Duc et D. Darcy, utilise des briques rouge apparentes. Toutefois, V. Nègre précise que la redécouverte des briques « est le résultat d’une mode nationale : à la fin du siècle, l’architecture régionaliste prônée par la Société des Artistes méridionaux (1905), qui pousse les artistes et artisans à employer (…) des briques rouges apparentes, correspond à nouveau à une tendance nationale, davantage portée par les grands expositions internationales, les journalistes et les critiques d’art que par les architectes locaux[13] ». A partir des années 1860, la préférence pour la brique se confirme avec la création de la rue d’Alsace-Lorraine et de la rue de Metz par U. Maguès et leurs immeubles construits en brique de coloris jaune clair, sur l’inspiration de l’architecture haussmannienne en pierre.
Le droit de l’urbanisme entérine cette évolution du goût pour la brique et, plus généralement, l’usage des matériaux locaux traditionnels de construction. Dès la loi de finances du 13 juillet 1911, le préfet a la possibilité de refuser un permis de construire portant atteinte à une perspective monumentale[14], par idéalisation de l’esthétique des bâtiments. Dans le même esprit, la loi du 14 mars 1919 proclame l’embellissement comme objectif de la planification urbaine et habilite leurs auteurs à fixer des « servitudes esthétiques ». Le texte de 1911 « n’a pas cependant, dans l’immédiat, de conséquences pratiques[15] » notamment sur les affaires en cours. Si dans le célèbre arrêt Gomel, le Conseil d’Etat reconnaît au juge administratif un double pouvoir d’appréciation dans l’application de cette disposition, « la première concerne le caractère de perspective monumentale, la seconde, l’atteinte portée à cette perspective par le projet de construction[16] », il refuse toutefois de conférer à la place Beauvau sur laquelle est projetée le bâtiment en l’espèce le caractère de perspective monumentale. La protection ne sera réellement efficace qu’à partir de l’instauration du régime des abords des monuments historiques en 1943 et la création des secteurs sauvegardés concernant les zones présentant un « caractère historique esthétique » en 1962[17]. Le bénéfice de l’efficacité d’une protection esthétique des constructions ne doit toutefois pas être attribué au seul bénéfice du droit du patrimoine. Le droit de l’urbanisme a repris logiquement l’esprit de ces dispositions, avec ses procédures et ses finalités propres, en intégrant, quasi dans les mêmes termes, des règles relatives à « l’aspect extérieur des constructions » à partir de 1958[18]. Le Code de l’urbanisme fait référence aux constructions « neuves, rénovées ou réhabilitées[19] », garantissant la complémentarité du droit de l’urbanisme par rapport au droit du patrimoine, dont le champ d’application est largement tourné vers les constructions passées[20]. En outre, ce caractère prospectif de la disposition permet de rendre effective la protection de l’apparence des bâtiments déterminée par les pouvoirs publics locaux. Après avoir présenté les fondements des règles esthétiques de l’urbanisme toulousain, leur portée pourra être analysée au regard notamment des exigences de la modernisation et du renouvellement urbain.
I. Toulouse dans l’urbanisme : la traduction juridique de la spécificité des constructions locales
En prescrivant l’emploi de certains matériaux en façade des constructions, le droit de l’urbanisme entérine une spécificité locale historique, l’architecture en briques. La règle nationale donne en effet habilitation pour édicter des contraintes locales en la matière (A), aboutissant à consacrer un véritable ordre public esthétique local (B).
A. Le moyen : l’adaptation des règles nationales aux spécificités locales
La protection de l’apparence des bâtiments dans le midi toulousain résulte de règles à la fois nationales et locales dont il faut préciser l’articulation. En effet, les prescriptions esthétiques se retrouvent, en premier lieu, dans le Règlement national d’urbanisme, dont l’art. R. 111-27, d’ordre public, prévoit qu’un permis de construire peut être autorisé ou refusé sur le fondement de « l’aspect extérieur des bâtiments ou ouvrages à édifier ou à modifier (…) de nature à porter atteinte au caractère ou à l’intérêt des lieux avoisinants, aux sites, aux paysages naturels et urbains ainsi qu’à la conservation des perspectives monumentales ». Des règles similaires sont formulées aux art. L. 111-22 lorsqu’il n’existe pas de document local d’urbanisme, et L. 111-23 en matière de restauration. Le Code de l’urbanisme habilite, en second lieu, les auteurs des plans locaux d’urbanisme à prévoir les règles « concernant l’aspect extérieur des constructions (…) afin de contribuer à la qualité architecturale, urbaine et paysagère, à la mise en valeur du patrimoine et à l’insertion des constructions dans le milieu environnant » (art. L. 151-18[21]). Sur ce fondement, le Plan local d’urbanisme intercommunal de Toulouse Métropole comporte ainsi des dispositions spécifiques prescrivant l’usage de briques ou de matériaux de couleur ocre et rosée[22]. Les plans locaux d’urbanisme de Montauban et d’Albi adoptent une formulation plus générale, indiquant seulement l’exigence d’insertion dans le paysage urbain environnant ou l’architecture traditionnelle du quartier[23]. Inversement, le Code de l’urbanisme n’a pas prévu de dispositions similaires pour les cartes communales, ce qui a pour conséquence de les soumettre à la seule règle générale de l’art. R. 111-27 et incite les autorité locales d’urbanisme à adopter un plan local d’urbanisme si elles souhaitent préciser leurs prescriptions d’esthétique urbaine.
L’adaptation des règles nationales par les règles locales se traduit, en matière d’apparence des constructions, tant dans le droit de l’urbanisme que dans le droit du patrimoine.
S’agissant du droit de l’urbanisme, le caractère d’ordre public du Rnu aboutit à une situation de cumul des normes applicables avec la règle locale. En vertu de la jurisprudence Bouygues Telecom[24],l’interprétation de la légalité des demandes d’autorisation de construire se fait au regard des règles du plan local d’urbanisme, et non de la règle nationale, lorsque les exigences posées ne sont pas moindres. Comme le montre F. Priet[25], deux incertitudes pèsent toutefois sur cette articulation. D’une part, alors que le caractère d’ordre public du Rnu se justifiait pour instaurer un garde-fou si les auteurs des Plu omettaient de fixer des règles correspondantes, la décentralisation des compétences d’urbanisme permet davantage de douter de la nécessité de maintenir l’articulation actuelle. D’autre part, il faut encore interpréter la notion d’« exigence pas moindre », le Conseil d’Etat allant parfois au-delà en recherchant des « exigences plus élevées[26] ». Bien que présentant un objectif évident de simplification du contrôle opéré, cette jurisprudence permet dans certains cas de douter de l’effet utile de l’art. R. 111-27 qui, bien que d’ordre public, voit le contrôle de son respect écarté au profit des seules dispositions du Plu pour le contrôle de choix contemporains dérogeant pourtant à l’architecture traditionnelle. Au-delà de ces débats, la jurisprudence de la Cour administrative d’appel de Bordeaux révèle de nombreuses illustrations d’un contrôle opéré au regard du document local qui a le même objet et pose des exigences qui ne sont pas moindres que celles des règles nationales[27]. L’examen des prescriptions des plans locaux d’urbanisme consultés (Toulouse, Montauban, Albi) sont, en effet, tellement précis et détaillés en matière d’apparence des constructions[28] que la condition posée relève presque de l’euphémisme.
L’adaptation de la règle générale nationale aux spécificités locales se retrouve également dans la législation patrimoniale, protégeant de manière spécifique l’aspect extérieur de certaines constructions et des immeubles les environnant.
En premier lieu, la loi du 25 février 1943 introduit dans la législation relative aux monuments historiques un régime d’autorisation préalable des travaux susceptibles de modifier l’aspect extérieur d’un immeuble aux abords d’un monument historique, c’est-à-dire dans le périmètre défini comme tel par l’autorité administrative selon un ensemble cohérent ou contribuant à sa conservation ou à sa mise en valeur ou, à défaut, situés dans le champ de covisibilité[29]. Sur ce fondement, le juge administratif a, par exemple, considéré que la construction d’un garage aux abords de l’église de Cirès de style gothique, en Haute-Garonne, n’est pas de nature à porter atteinte au monument et au caractère des lieux avoisinants, en raison de la faible dimension de la construction, de l’usage de pierres de récupération et de la vocation à remplacer une construction en ruine couverte de tôles ondulées[30]. L’art. L. 152-4 du Code de l’urbanisme assure le respect du régime des monuments historiques en permettant d’accorder des dérogations aux règles du Plu pour permettre la restauration ou la reconstruction d’immeubles protégés à ce titre. En cas de contrariété, c’est donc la législation patrimoniale, plus protectrice, qui prime.
En second lieu, le régime des sites patrimoniaux remarquables (se substituant aux secteurs sauvegardés, zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager et aux aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine) issu de la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, comporte également une disposition similaire, les travaux susceptibles de modifier l’état des parties extérieures des immeubles situés dans le périmètre du site étant soumis à autorisation préalable (L. 632-1[31]). L’accord de l’architecte des bâtiments de France est nécessaire, notamment au regard de l’intérêt public attaché au patrimoine, à l’architecture, au paysage naturel ou urbain, à la qualité des constructions et de l’insertion harmonieuse des constructions dans le milieu environnant (L. 632-2) et a d’ailleurs été maintenu par la loi Elan du 23 novembre 2018 alors qu’un avis est exigé dans d’autres cas. Depuis 2017, l’autonomie des régimes issus du Rnu et du dispositif relatif aux sites patrimoniaux remarquables a été renforcée. Alors qu’à partir de 2007, la disposition du Rnu n’était pas applicable dans les Zppaup, Avap et Psmv au profit de seules règles patrimoniales, les deux normes se cumulent désormais dans les sites patrimoniaux remarquables[32]. Outre le fait d’imposer le registre traditionnel des façades, ce cumul renforce l’effet utile de la règle d’urbanisme, son application ne dépendant plus de la classification en site patrimonial remarquable. A titre de comparaison, les dispositions esthétiques des Plu peuvent être édictées indépendamment de l’existence d’une prescription patrimoniale[33]. Enfin, il faut préciser que deux outils assurent spécifiquement la protection de l’aspect extérieur des constructions dans les Spr: le plan de sauvegarde et de mise en valeur, document d’urbanisme qui y tient lieu de Plu (et devant être compatible avec le Padd), par exemple dans le centre historique d’Albi (et en cours à Toulouse); ou le plan de valorisation d’architecture et du patrimoine, ayant le caractère de servitude d’utilité publique.
B. La conséquence : la consécration d’un ordre public esthétique local d’urbanisme
L’existence de règles d’urbanisme relatives à l’apparence des bâtiments révèle la dimension esthétique du droit de l’urbanisme. Selon J. Morand-Deviller, le caractère d’ordre public de l’art. R. 111-27 du règlement national d’urbanisme, qui s’impose même en présence d’un document local d’urbanisme, est la « preuve de l’intérêt public qui s’attache à l’esthétique urbaine[34] ». Il existe ainsi, dans le droit de l’urbanisme, un véritable ordre public esthétique local alors que le droit administratif général se montre réticent à intégrer l’esthétique dans l’ordre public immatériel[35]. Cela peut être reconnu au titre d’une police spéciale telle l’affichage publicitaire[36] ou sur le fondement de textes particuliers, tel « l’ordre public esthétique, historique et mémoriel des droits de laconstruction, de l’urbanisme et du patrimoine[37] ». En la matière, le « bon ordre » de l’art. L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales converge avec le « bel ordre[38] ». Sur ce fondement, le Pluih de Toulouse se réfère à « l’esthétique urbaine » pour la modification de constructions existantes et les nouvelles constructions, ou encore à l’« aspect esthétique des constructions nouvelles[39] ». La question est alors de savoir quelles conséquences sont attachées à l’intégration de l’esthétique dans l’intérêt général[40] concernant l’aspect extérieur des constructions au regard, d’une part, de la notion même d’esthétique et des conséquences attachées à une construction inesthétique, d’autre part.
Une première difficulté est de savoir ce que recouvre le terme d’esthétique des bâtiments. La beauté des constructions implique, comme l’a montré F.-G. Trébulle, une dimension éminent subjective : « l’analyse de la réception d’œuvres passées témoigne de la prudence qu’il convient de garder en la matière : l’œuvre de Viollet-le-Duc, (…) la tour Eiffel, plus près de nous (…) la pyramide du Louvre illustrent la diversité des opinions pouvant s’exprimer quant à la qualité esthétique d’une réalisation[41] ». Dans le même sens, il a été précédemment mis en évidence la variation du goût pour les constructions en briques au cours de l’histoire du midi toulousain. Toute la difficulté est donc d’arriver à « légaliser un critère qui n’appartient pas à la catégorie de ce qui se compte, se calcule ou se mesure[42] », « au risque de verser dans une esthétique officielle désastreuse[43]». Le droit de l’urbanisme évite ces écueils en consacrant une conception objective, neutre de l’esthétique des bâtiments, se référant au caractère ou à la qualité du site dont l’appréciation sera laissée au pouvoir discrétionnaire de l’administration. Selon la formule de Kant, « le beau est ce qui plaît universellement sans concept[44] », autrement dit, l’esthétique a bien une dimension objective puisque « chez tous les hommes, les conditions subjectives de la faculté de juger sont les mêmes[45] ». Il peut toutefois être regretté, selon le constat établi par J. Morand-Deviller, que la consécration de l’esthétique comme composante de l’intérêt général ne soit efficace que dans la protection du patrimoine culturel immobilier existant, mais pas dans les grands équipements et aménagements en réalisation[46].
Cette double dimension de la notion d’esthétique se traduit par une dissymétrie du contrôle opéré par le juge administratif[47], limité à l’erreur manifeste d’appréciation pour les autorisations délivrées, afin de préserver le pouvoir discrétionnaire de l’autorité administrative, et s’étendant à un contrôle entier pour les refus d’autorisation. Le contrôle des prescriptions du document local d’urbanisme font, de même, l’objet d’un contrôle différencié en fonction de la marge d’appréciation laissée à l’administration : contrôle normal pour les dispositions impératives, réduit à un contrôle restreint pour les dispositions permissives. F. Priet a toutefois mis en évidence les difficultés d’un tel contrôle juridictionnel, correspondant, en réalité, à une large échelle d’intensité et variant en fonction en fonction de la marge d’appréciation de l’autorité administrative[48]. Le juge administratif a donné un mode d’emploi de l’appréciation, objective, du caractère esthétique des bâtiments. Dans un premier temps, le juge apprécie la qualité du site sur lequel la construction est projetée puis, dans un second temps, il évalue l’impact de la construction sur le site, compte tenu de sa nature et de ses effets, justifiant l’accord, le refus ou l’ajout de prescriptions spéciales au projet[49]. Après avoir reconnu le caractère de bâtiment remarquable d’un château, la Cour administrative d’appel de Bordeaux valide le projet de construction d’un bâtiment agricole de 400 m² sur 5 mètres de hauteur au regard de plusieurs indices (le projet est situé en contrebas du château, avec des ceintures végétales, une couleur particulière pour améliorer l’insertion du projet, enfin la zone rurale concernée ne constitue pas un espace remarquable). Il n’est donc pas porté atteinte au caractère esthétique des lieux. Comme le montre J. Makowiak, l’enjeu de l’intensité du contrôle juridictionnel est crucial, car il permettrait de donner sa pleine portée normative à la proclamation solennelle de l’objectif de préservation de la qualité architecturale des constructions futures, dont l’efficacité juridique est mise à mal en raison des possibilités théoriques et pratiques d’y déroger[50].
De même, le juge administratif consacre une appréciation objective du manque d’esthétique, entendu a minima au sens de banalité des constructions. Il a ainsi fait référence à l’absence d’intérêt particulier d’un secteur à Toulouse pour considérer que le projet contesté ne portait pas atteinte au milieu environnant, par exemple pour un quartier « dont ni le bâti ni le paysage naturel ne présentent d’intérêt particulier[51] », ou encore pour valider un projet de construction de cinq maisons, à l’arrière d’une maison à étage de style toulousain, dans une zone densément construite de maisons de styles variés et parfois contemporains, sans intérêt particulier[52].
Une deuxième difficulté est de déterminer les conséquences attachées à une construction inesthétique du point de vue de l’aspect extérieur des bâtiments dans le contentieux de la responsabilité. Devant le juge administratif comme le juge judiciaire, un régime de responsabilité sans faute s’applique principalement, respectivement pour les « dommages permanents causés par des travaux ou un ouvrage public » et pour les « inconvénients anormaux de voisinage ». Toutefois, la difficulté tient, dans l’un et l’autre cas, à l’application de ces hypothèses générales de responsabilité à la notion d’esthétique. Le juge administratif « préfère s’en tenir aux notions traditionnelles et plus réalistes de privation de vue, d’ensoleillement ou de lumière sans aller jusqu’à invoquer un préjudice esthétique[53] », tandis que le juge judiciaire exige, pour faire jouer la garantie décennale de l’art. 1792 du Code civil pour un désordre esthétique, que l’immeuble soit rendu impropre à sa destination[54]. Enfin, le contentieux de l’indemnisation devant le juge administratif bénéficie d’une portée réduite dans la protection de l’esthétique urbaine. Le principe de non-indemnisation des servitudes est la règle, les quelques exceptions instaurées étant rarement reconnues[55].
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 308.
[1] Selon J. Morand-Deviller (« Esthétique et patrimoine », Ajda, 1993, p. 89), la protection du patrimoine existant relève d’une politique « passéiste et élitiste [qui] est insuffisante ». V. note 46.
[2] R. de Filippo et C. Rico, « La forme et la marque : la brique à Toulouse au Ier siècle de notre ère », Mél. C. Domergue, Pallas, Revue d’études antiques, n° 46, 1997, p. 67.
[3] V. Negre, « Les revêtements de la brique dans le midi toulousain (XVIIIe-XIXe siècles) », Crue ou cuite ? La brique dans le bâti patrimonial, Journée d’études, Cité de l’architecture et du patrimoine, 17 mai 2019.
[4] P. de Gorsse, « Propos d’urbanisme ancien et futur. Comment nos façades roses devinrent-elles blanches », L’Auta, 1942, n° 135, p. 79-80. La prescription est réitérée par une Ordonnance de Police relative aux bâtiments du 31 mars 1817 (citée par V. Negre, L’ornement en série : architecture, terre cuite et carton-pierre, éd. Mardaga, 2006, p. 58).
[9] V. Negre, L’ornement en série, op. cit., p. 58.
[10] V. Negre, « Les revêtements de la brique dans le midi toulousain », op. cit. J. Ruskin, Les sept lampes de l’architecture, 1849, définissant les principes de beauté et de mémoire.
[11] V. Negre, L’ornement en série, op. cit., p. 59.
[14] Art. 118 de la loi de finances du 13 juil. 1911, Jorf du 14 juil. 1911, p. 5690, modifiant l’art. 4 du décret du 26 mars 1852 relatif aux rues de Paris.
[15] R. Fiori, L’invention du vieux Paris : naissance d’une conscience patrimoniale dans la capitale, éd. Mardaga, 2012, p. 250-251.
[17] R. Fiori, L’invention du vieux Paris, op. cit., p. 251.
[18] Art. 1er du décret n° 58-1467 du 30 déc. 1958 ; art. 21 du décret n° 61-1298 du 30 nov. 1961, puis art. R. 111-21 du Code de l’urbanisme issu de la codification de 1973 ; actuel art. R. 111-27.
[20] J. Morand-Deviller, « Esthétique et patrimoine », op. cit., p. 89 et « Esthétique et droit de l’urbanisme », Mél. R. Chapus, Paris, Montchrestien, 1992, p. 430-431.
[21] Rédaction issue de la loi n° 2016-925 du 7 juil. 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, art. 105-3°-a et b.
[31] Les anciennes Zppaup, remplacées par les sites patrimoniaux remarquables, permettaient déjà une protection pour des motifs esthétiques ou historiques (art. 70 de la loi n° 83-8 du 7 janv. 1983 de décentralisation).
[32] Décret n° 2007-18 du 5 janv. 2007 pris pour l’application de l’ord. n° 2005-1527 du 8 déc. 2005 relative au permis de construire et aux autorisations d’urbanisme ; et art. 13 du décret n° 2017-456 du 29 mars 2017 relatif au patrimoine mondial, aux monuments historiques et aux sites patrimoniaux remarquables.
[33] Caa Lyon, 10 mai 2011, Commune de Bard, n° 09LY00729 et Caa Marseille, 20 déc. 2011, Sci Chricema, n° 10MA00442.
[34] J. Morand-Deviller, « Esthétique et patrimoine », op. cit., p. 89.
[35] CE, Sect., 18 fév. 1972, Chambre syndicale des entreprises artisanales du bâtiment de Haute-Garonne, n° 77277, Rec. (annulation d’un arrêté municipal encadrant l’esthétique des monuments funéraires).
[36] CE, 14 mars 1941, Compagnie nouvelle chalets de nécessité, Rec. Lebon p. 44 ; CE, 3 juin 1938, Société des usines Renault, Rec. p. 531 (enseignes).
[37] J.-E. Schoettl, « Réflexions sur l’ordre public immatériel », Rfda, 2018, p 327.
[38] J. Morand-Deviller, « Esthétique et patrimoine », op. cit, p. 89.
[40] J. Morand-Deviller, « Ethique et esthétique », Vers de nouvelles normes en droit de la responsabilité publique, actes du colloque du 12 mai 2001, Sénat.
[41] F. G. Trebulle, « La prise en compte de l’esthétique par le juge judiciaire, Rdi, 2005, p. 321. V. aussi F. Priet, « La restructuration de La Samaritaine : la légalité du permis de construire », op. cit., p. 817, soulignant qu’à partir du même contrôle et mêmes critères, les juges administratifs d’appel et de cassation sont arrivés à des conclusions opposées.
[42] M.-L. Cantelli et J. Guillerme, L’illusion monumentale, Paris, 1872-1936, éd. Mardaga, 1991, p. 68.
[43] J. Morand-Deviller, « Ethique et esthétique », op. cit., p. 89.
[44] E. Kant, Critique du jugement, 1790, trad. par J. Barni, Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1846, p. 94.
[46] J. Morand-Deviller, « Esthétique et droit de l’urbanisme », op. cit., p. 429-430.
[47] CE, Ass., 29 mars 1968, Société du lotissement de la plage de Pampelonne, Rec. p. 211 ; CE, 25 janv. 1974, Dame Rouquette, Rec. p. 1214. Pour une illustration régionale de ces deux contrôles opérés dans la même affaire, V. CE, 1er juil. 2009, Château de Ledeuix, n° 309133.
[48] F. Priet, « La restructuration de La Samaritaine : la légalité du permis de construire », op. cit., p. 817.
[53] J. Morand-Deviller, « Ethique et esthétique », op. cit. (v. contra, CE, 22 juil. 1977, Synd. pour l’exploitation d’une usine d’incinération de l’agglomération caennaise, par référence au « volume et à l’aspect » de l’ouvrage).
[54] C. Dreveau, « Désordres esthétiques : atteinte à la destination architecturale de l’immeuble », Dalloz actualité, 23 avr. 2013 (à propos de Cass, Civ. 3e, 4 avr. 2013, n° 11-25.198).
[55] Les deux exceptions législatives de l’art. L. 105-1, tenant à l’atteinte à des droits acquis ou à une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain, ne font l’objet que de rares applications (pour des exemples de refus, CE, Sect., 29 déc. 2004, Société d’Aménagement des coteaux de Saint-Blaine, n° 257804, Rec. p. 478 ; CE, 5 mai 1982, Fauresse, n° 19706). L’exception jurisprudentielle tenant à l’existence d’une « charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi », fait également l’objet d’une stricte application (CE, 3 juil. 1998, Bitouzet, n° 158592, Rec. p. 288 et CE, 29 juin 2016, Société Château Barrault, n° 375020, pour un premier cas d’application positive).
Art. 306. Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
Le 12 mars 1929, à la mort de son Maurice Hauriou, la faculté de droit de Toulouse a perdu un maître, un lustre et une école. La figure écrasante de celui qui reste toujours son Doyen ne trouvera aucun successeur parmi les administrativistes Toulousains de l’après-guerre[1]. A la différence de la doctrine dite « privatiste » qui voit émerger à Toulouse des références dont l’aura s’étend au-delà du canal du midi et en deçà des Pyrénées[2], les nouveaux administrativistes semblent s’effacer devant l’illustre référence. Ils laissent des écrits peu nombreux qui n’auront qu’une influence toute relative sur le mouvement d’une doctrine se fait de plus en plus parisienne. André Hauriou, son fils, n’a-t-il pas lui-même rejoint la capitale à partir de 1954 ?
Cependant, il serait particulièrement dommage de laisser de côté la génération toulousaine d’après-guerre sous prétexte qu’aucun de ses membres n’a bénéficié d’une reconnaissance académique suffisante lui permettant de s’élever au rang de référence incontestable. Cette discrétion a sans doute plusieurs causes dont la plupart nous sont inconnues si bien qu’il est difficile de procéder autrement qu’en émettant quelques hypothèses. La plus probable tient à la faiblesse numérique de la production scientifique toulousaine[3] qui se limite à quelques dizaines d’articles simplement. A titre comparatif, Hauriou a certainement produit, à lui-seul, autant que l’ensemble des administrativistes toulousains des cinquante années suivant son décès. Ces derniers se consacrent principalement à leur activité d’enseignement et, en particulier, à la formation doctorale. Cette génération pédagogue transmet sa doctrine à l’oral. Peu intéressée par la notoriété, elle laisse à d’autres les publications les plus visibles. Il est vrai que les nouvelles orientations méthodologiques empruntées par la doctrine publiciste après la Seconde guerre mondiale conduisent à une centralisation de la recherche juridique autour du conseil d’Etat et rendent plus délicate la continuation ou l’émergence d’écoles de droit provinciales dotées de fortes spécificités.
Afin d’apporter un peu de lumières sur l’enseignement du droit administratif à Toulouse après Hauriou, nous avons choisis de nous intéresser à trois professeurs dont les noms se sont immédiatement imposés : Paul Couzinet, Olivier Dupeyroux et Jacques Mourgeon. D’autres toulousains, à certains titres plus significatifs, ont été écartés soit parce qu’ils ont principalement exercé à Paris, comme Georges Vedel, soit parce qu’ils n’ont été que brièvement administrativistes, comme Guy Isaac, ou encore parce qu’ils poursuivent toujours leur activité en tant que professeur émérite comme Jean-Arnaud Mazères.
Paul Couzinet est le successeur le plus direct de Maurice Hauriou puisqu’il commence sa carrière en 1929, une année après la mort du maître. Il a pourtant soutenu sa thèse à Paris en 1928 sur la réparation des atteintes portées à la propriété privée immobilière par les groupements administratifs. Il ne rejoindra Toulouse qu’en 1938, après son agrégation en 1934 et quelques années en Indochine qui seront ses plus productives du point de vue scientifique[4]. Dans la Préface des Mélanges qui lui sont offerts par ses élèves et collègues, Roger Pallard, président de l’Université, résume assez bien la carrière du récipiendaire : « Paul Couzinet a été avant tout un professeur, au sens le plus complet et le plus exclusif du terme […] c’est d’ailleurs à ses étudiants qu’il a réservé la primeur et souvent l’exclusivité de ses analyses ou de ses réflexions[5] ». Comme beaucoup de ses collègues toulousains Couzinet mène une carrière orientée vers la transmission orale. Cela pourra paraître bien incongru au juriste du début du XXIe siècle, habitué à ce que les universitaires multiplient les écrits, souvent redondants, au sein de revues qui n’ont eu de cesse de se démultiplier pour répondre à un lectorat non académique avide des dernières actualités. Mais Couzinet est avant tout un directeur de thèse. La liste des écrits publiés sous sa direction ne laisse guère de doute sur ses qualités : L’inertie des pouvoirs publics de Pierre Montané de La Roque[6] ; La règle de la non rétroactivité des actes administratifs d’Olivier Dupeyroux ; La crise de la notion de service public en droit administratif français de Jean-Louis de Corail[7] ou encore l’originale Evolution de la conception de la décision exécutoire de Christian Lavialle[8].
Il dirigea aussi la thèse d’Olivier Dupeyroux, La règle de la non-rétroactivité des actes administratifs soutenue en 1953[9]. Dupeyroux est sans doute l’administrativiste toulou-sain dont l’activité doctrinale est la plus soutenue de 1950 jusqu’au début des années 1980. Derrière des écrits qui suivent la facture classique propre à la doctrine juridique française des années 1960, il jette un regard critique sur l’activité du juge administratif en remettant en cause le statut des principes généraux du droit[10] ou encore l’indépen-dance du Conseil d’Etat statuant au contentieux[11]. Il est aussi l’un des premiers à s’intéresser au développement du droit de l’urbanisme en analysant ses rapports avec la propriété privée à l’occasion d’un commentaire éclairant sur la loi d’orientation foncière de 1967[12]. Il se consacrera aussi à l’enseignement et aura pour élève Jacques Mourgeon qui reste l’une des rares pensées originales du droit administratif toulousain de l’après-guerre. Durant toute sa carrière Mourgeon restera d’ailleurs définitivement marqué par les conclusions de sa thèse de doctorat sur La répression administrative[13], large variation sur la théorie de l’Institution d’Hauriou à travers l’étude du droit disciplinaire. Parce qu’il a compris, après Hauriou, combien l’usage de la répression est une nécessité pour l’accomplissement de chaque institution, il n’aura de cesse de dénoncer le risque qu’elle fait encourir les libertés individuelles. Né en 1938 et décédé en 2005, il mena une carrière interrompue par la maladie, toujours éloignée des moyens de la reconnaissance de l’Université, sans doute pour éviter de contraindre sa liberté académique dans son carcan institutionnel.
Couzinet, Dupeyroux, Mourgeon : cette lignée de professeurs assure, à Toulouse, une lente transition de la figure d’Hauriou vers le droit administratif moderne issu du libéralisme décentralisateur des années 1980. Mais il n’est certainement pas possible d’identifier, à travers eux, une véritable école toulousaine de droit administratif, ils se distinguent par leur méthode et par leur doctrine.
I. Méthodes
A la transmission orale privilégiée par Couzinet on opposera l’architecture classique des écrits de Dupeyroux et le style pamphlétaire de Mourgeon.
A. Couzinet et la transmission orale
Hormis sa thèse de doctorat et quelques articles publiés à Revue indochinoise juridique et économique, Paul Couzinet marquera par son enseignement oral dont il ne reste aucune trace véritable. Il est certainement de ces pédagogues dont l’influence n’est connue que de ses seuls élèves. Il se contente d’un auditoire réduit à ses collègues et aux étudiants qu’il prépare au doctorat et aux concours administratifs, en particulier l’agrégation des facultés. C’est dans ce cadre limité qu’il enseigne sans ressentir la nécessité de toucher plus large par la publication d’écrits dans des revues académiques.
Il est pourtant assez manifeste que Paul Couzinet était un grand juriste qui possède d’ailleurs un amphithéâtre à son nom au cœur des bâtiments historiques de sa faculté de droit. Il peut donc être utile d’essayer d’expliquer les raisons de la modestie de sa carrière académique qui constituera certainement un modèle plus ou moins conscient pour une doctrine administrativiste toulousaine de haute qualité mais qui restera longtemps, après lui, enfermée sur elle-même.
La doctrine toulousaine de l’après-guerre subit l’ombre d’Hauriou qui a réussi à faire école sans avoir de disciples. A sa différence Couzinet n’annote aucune décision de justice, ne publie aucun traité et il ne subsiste de lui aucune théorie si ce n’est celle contenue dans sa thèse de doctorat. Toulouse n’a plus de voix qui porte au sein d’une doctrine qui tend à se recentraliser autour de la capitale. Ainsi, à quelques exceptions près, les grands administrativistes de la deuxième moitié du XXe siècles sont parisiens : Les contemporains de Couzinet se nomment Louis Rolland, son ainé de vingt-trois ans, Marcel Waline, Charles Eisenmann, Jean Rivero, André de Laubadère, André Mathiot, Georges Vedel, Roland Drago, Prosper Weil… Cet oligopole doctrinal, alimenté par une proximité forte avec le conseil d’Etat sur fond de positivisme dominant semble paralyser la doctrine provinciale en général et celle de Toulouse en particulier. Marcel Waline prend en quelque sorte la place d’Hauriou comme annotateur de la jurisprudence du Conseil d’Etat tandis que les revues juridiques retranscrivent le « chœur à deux voix » cher à Jean Rivero[14] dont la proximité physique facilite l’harmonie. Les revues juridiques dont la ligne éditoriale a toujours privilégié la revue du droit positif[15], s’accommodent parfaitement de cette proximité propice à la réduction du délai entre la lecture du jugement et son commentaire doctrinal.
A ce contexte général, il faut ajouter qu’à l’aube des années 1950, la puissance publique cède du terrain au service public pour constituer le centre de gravité du droit administratif. Or, la faculté de droit de Paris compte dans ces rangs les représentants d’une nouvelle école du service public dont Rolland et Laubadère sont les figures les plus connues. Elle bénéficie même de l’opposition interne de Marcel Waline qui n’a de cesse de dénoncer le « pseudo-critère » du droit administratif[16].
Cette doctrine parisienne suit de nouveaux canons positivistes éloignés des théories générales. Elle crée une forme classique qui n’est pas sans rappeler celle des administrativistes de la seconde moitié du XIXe siècle. A Toulouse, Dupeyroux sera un représentant de cette forme classique.
B. Dupeyroux et la forme classique
A la différence de Couzinet, Dupeyroux a participé, même si c’est de manière modeste, au débat doctrinal par des positions assez audacieuses. Comme la doctrine parisienne et à l’image d’un Marcel Waline, par exemple, il rompt avec le bouleversement méthodologique initié par Hauriou pour suivre une méthode déjà utilisées par les administrativistes de la seconde moitié du XIXe siècle.
Jusqu’à l’apparition de la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger en 1894et les premiers écrits de Saleilles, Hauriou et Duguit, la doctrine se consacrait principalement à des principes généraux structurant les règles applicables à l’administration. Cette ambition réelle mais limitée, figurait d’ailleurs en 1853 dans le premier numéro de la Revue critique de législation et de jurisprudence qui fait figure de référence pour la seconde moitié du XIXe siècle. L’un de ses créateurs, Faustin Hélie notait ainsi que le rôle de la doctrine était de dégager les principes généraux qui doivent « planer comme autant de phares lumineux » sur l’immense chaos des décisions de justice.
Cette méthode sera mise à mal par l’introduction des études empiriques et de la sociologie dans les analyses juridiques du tout début du XXe siècle. La règle n’y est plus seulement étudiée en elle-même, mais comme une manifestation des modes de production du droit dont il faut expliquer l’origine, les modes de formation et les finalités.
L’ambition doctrinale pluridisciplinaire de l’Ecole du service public et de l’Ecole de la puissance publique sera oubliée par les administrativistes de la seconde moitié du XXe siècle, même si c’est souvent à leur corps défendant. D’un côté, il faudra attendre les publications de Lucien Sfez et de Jean-Arnaud Mazères pour que la pensée institutionnaliste d’Hauriou retrouve un peu d’actualité. D’un autre côté, Laubadère, substitue l’étude des Grands services publics à la notion objective de service public, afin de mieux retranscrire les évolutions du droit positif.
C’est dans cette nouvelle perspective méthodologique que se situe Olivier Dupeyroux, même s’il y ajoute une dimension critique souvent absente des écrits feutrés de cette période. La grande partie de ses contributions répond à l’organisation suivante : après une présentation des règles applicables et de l’ensemble des positions doctrinales suit une synthèse permettant d’en dégager les principes directeurs avant une conclusion critique détaillant les failles, les risques et les manques du droit positif.
Cette méthode est utilisée par Dupeyroux dès sa thèse de doctorat sur la non-rétroactivité des actes administratifs. Il s’en sert pour démontrer les limites de l’utilisation de l’article 2 du code civil et des principes généraux du droit pour fonder le principe de non-rétroactivité ou encore pour critiquer la théorie classique des droits acquis. Comme nous le verrons par la suite, la critique est toujours précise et bâtie sur la réalité du droit vu à travers la jurisprudence. Dupeyroux se refuse tout à fait à dégager de vastes théories. Par exemple, après avoir développé les théories de Duguit, Jèze et Roubier sur les relations entre droits acquis et application de la loi dans le temps, il affirme qu’il ne lui revient pas de porter « une critique de théories aussi considérables[17] ». Il se borne alors à « indiquer que la méthode de M. Roubier, si elle apparaît d’un emploi plus délicat que celle du maître de Bordeaux, nous semble susceptible de conduire à des analyses rendant plus étroitement compte de la complexité des problèmes de conflits dans le temps. Sans doute moins séduisante au premier abord, du moins nous semble-t-elle plus souvent exacte et efficace ». La structure de son article sur « l’indépendance du conseil d’Etat statuant au contentieux[18] », respecte les mêmes canons. L’histoire institutionnelle du Conseil d’Etat, les règles de droit positif et la doctrine critique de la justice administrative, notamment celle de Danielle Loschak, lui servent à dénoncer sur tel ou tel point les lacunes des garanties d’indépendance du conseil d’Etat. Mais cette critique, audacieuse pour l’époque, ne constitue pas un pamphlet contre le dualisme juridictionnel ou de la dualité fonctionnelle. Dupeyroux évoque « la séparation chirurgicale » des sections administratives et de la section du contentieux pour tenter « seulement de les aider à s’accommoder de leur dualité très incommode ». Il n’a pas pour ambition de fonder les bases d’une nouvelle conception de la justice administrative.
Le classicisme de Dupeyroux l’éloigne de toute théories générales. En cela il diffère profondément de son élève J Mourgeon adepte des grands mouvements doctrinaux qu’il synthétise avec art dans une forme pamphlétaire originale.
C. Mourgeon et la forme pamphlétaire.
A l’opposé de son maître Dupeyroux, Jacques Mourgeon, place ses écrits dans la lignée des grandes théories du début du XXe siècle. Sa thèse sur la Répression administrative place le Hauriou des Principes de droit public en exergue et se réclame de la théorie de l’Institution. Il suit pourtant encore la forme classique de son directeur de thèse. Mais derrière un plan en deux parties et deux sous-parties présentant successivement doctrine et jurisprudence, il construit une véritable théorie du droit disciplinaire qui finira par aboutir à une critique de l’institution et donc d’Hauriou lui-même. Lorsque le premier ouvrage d’un auteur est déjà magistral, ses écrits ultérieurs en constituent souvent des variations. C’est certainement le cas de Mourgeon dont la carrière entière est finalement consacrée au pouvoir disciplinaire qu’il analysera le plus souvent à travers l’étude des droits de l’Homme. Mais Mourgeon qui se consacrait aussi en grande partie à son enseignement oral, utilise la forme brève pour développer ses idées. Il s’accommode ainsi parfaitement des 128 pages imposées par la collection « Que-sais-je » pour écrire un ouvrage assez définitif et prémonitoire sur Les droits de l’Homme[19]. Ses autres écrits constituent des pamphlets dénonçant le risque de tyrannie derrière l’action des organes politiques de l’Institution. Il s’élève ainsi contre la sanction disciplinaire de l’anticonformisme dans sa tribune La Faute et la fantaisie[20], l’intégration de la loi religieuse dans la loi civile dans L’apocalypse de Dieu[21] ou la discrimination des étrangers dans Barbares et Métèques[22]. Malgré leur discrétion, Dupeyroux et Mourgeon ont donc eu une production doctrinale qui mérite d’être mieux connue.
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 306.
[1] Nous avons fait le choix ici de ne pas évoquer les grandes figures du droit administratif toulousain encore en activité. L’histoire de la doctrine étant une discipline funéraire, nous avons étudié des universitaires aujourd’hui décédés.
[2] Parmi eux, Gabriel Marty, Pierre Raynaud, Michel Despax, Pierre Hébraud.
[3] Nous ne considérons ici que la doctrine administrativiste.
[4] La majorité de ses écrits est publiée dans la Revue indochinoise juridique et économique de 1937 à 1939.
[5]Mélanges offerts à Paul Couzinet, Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales, 1974.
[6] P. Montané de La Roque, L’inertie des pouvoirs publics, Paris, Dalloz, 1948.
[7] J.-L. de Corail, La crise de la notion de service public en droit administratif français, Paris, Lgdj, 1953.
[8] C. Lavialle, L’évolution de la conception de la décision exécutoire en droit administratif français, Paris, Lgdj, 1974.
[9] O. Dupeyroux, La règle de non-rétroactivité des actes administratifs, Paris, Lgdj, 1953.
[10] O. Dupeyroux, « La doctrine française et le problème de la jurisprudence source de droit », Mélanges Gabriel Marty, Toulouse, Presses Université des sciences sociales de Toulouse, 1978, p. 463.
[11] O. Dupeyroux, « L’indépendance du Conseil d’Etat statuant au contentieux », Rdp 1981, p. 565.
[12] O. Dupeyroux, « La puissance publique, la propriété privée et l’urbanisme », D. 1967, chron., p. 85.
[13] J. Mourgeon, La répression administrative, Paris, Lgdj, 1967.
[14] J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », Edce 1955, p. 27.
[15] A l’exception notable de la Revue du droit public en France et à l’étranger.
[16] M. Waline, Droit administratif, Paris, Sirey, 7e éd. 1957, p. 68.
[17] O. Dupeyroux, La non-rétroactivité…, op. cit., p. 125.
On ne peut mieux illustrer ce titre qu’en citant celui de la préface de la onzième édition (reprise dans la douzième) du Précis de droit administratif et de droit public du Doyen Maurice Hauriou (La puissance publique et le service public) et les premières lignes :
« Ce sont deux notions maîtresses du régime administratif français. Le service public est l’œuvre à réaliser par l’administration publique, la puissance publique est le moyen de réalisation ».
Se demandant laquelle des deux théories prédomine, l’auteur répond : « Tout en maintenant à la puissance publique en droit administratif le premier rôle, il faut reconnaître que le service public, bien qu’au second plan, joue encore un rôle important ».
On peut essayer de vérifier ces propositions en cherchant dans la jurisprudence du Conseil d’Etat (publiée ou mentionnée au Recueil Lebon) rendue depuis la mort du Doyen Hauriou dans des contentieux intéressant Toulouse, les solutions qui font référence soit aux deux notions soit seulement à l’une ou à l’autre.
Le couple service public – puissance publique prédomine au sujet des fédérations sportives. Ainsi, à la demande notamment de la Société Toulouse Football Club, le Conseil d’Etat (3 février 2016) constate qu’elles ont reçu « délégation » avec la « mission d’organiser, à titre exclusif, des compétitions sur le territoire national », qu’elles sont ainsi chargées « de l’exécution d’un service public administratif » « en mettant en œuvre des prérogatives de puissance publique » : dans l’exercice de ces attributions, leurs décisions sont des actes administratifs dont le contentieux appartient à la jurisprudence administrative. En revanche, dans une autre affaire toulousaine (19 décembre 1988, Mme Pascau), le Conseil d’Etat avait jugé que des décisions de fédérations sportives simplement agréées, même si elles sont « associées par le législateur à l’exécution d’un service public », ne sont des actes administratifs que si elles « procèdent d’une prérogative de puissance publique ».
Le double critère avait été utilisé aussi à propos des Safer dans une affaire jugée initialement par le Tribunal administratif de Toulouse puis portée au Conseil d’Etat (Sect.). Celui-ci, par l’arrêt Capus du 13 juillet 1968, a considéré que « le législateur a entendu leur confier, bien qu’elles revêtent une forme de droit privé, la gestion d’un service public administratif » et que leurs « décisions unilatérales individuelles s’imposant aux intéressés… constituent l’usage fait par elles d’une des prérogatives de puissance publique qu’elles détiennent et présentent le caractère d’actes administratifs ». Si, par une interprétation discutable de la volonté du législateur, le Tribunal des conflits a cru que les recours contre ces actes relèvent de la compétence des juridictions judiciaires (8 décembre 1969, Arcival, Safer de Bourgogne), cela ne retire en rien l’application aux Safer des critères du service public et de la puissance publique.
Il arrive que celui de la puissance publique joue seul, positivement ou négativement. Ainsi, les associations communales de chasse agréées son « investies de prérogatives de puissance publique » ; en dehors de leur exercice, leurs actes restent de droit privé (21 juillet 1989). La cession de la participation de l’Etat dans le capital de l’Aéroport Toulouse-Blagnac, se rapportant à un « contrat dont l’objet est étranger à l’exécution du service public aéroportuaire… et qui ne comporte aucune clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime des contrats administratifs », reste un acte de droit privé dont le contentieux échappe à la juridiction administrative (CE, 27 octobre 2015).
Le service public seul se rencontre plus souvent, d’ailleurs moins comme critère que comme régime.
L’appartenance d’un bien au domaine public a été reconnue en raison de son affectation au service public auquel il était destiné (CE, 28 juillet 2017, Ministre de l’intérieur). Une convention d’occupation domaniale peut ne pas être une délégation de service public (ni un marché) (CE, 3 décembre 2014, Etablissement public Tisséo). Le programme de France Bleu Toulouse correspond à l’une des missions de service public (CE, 26 novembre 2012, Syndicat interprofessionnel des radios et télévisions indépendantes).
Quant au régime, la continuité du service public a été plusieurs fois reconnue comme une nécessité dans des contentieux toulousains. Ainsi un violoniste tuttiste à l’orchestre régional du Capitole de Toulouse a commis une faute « en quittant l’orchestre sans avoir obtenu l’accord de la ville, laquelle ne saurait, par ailleurs, être regardée comme ayant commis en l’espèce et compte tenu de la nécessité où elle se trouve d’assurer la continuité du service public, une faute en refusant son accord » (CE, 28 novembre 1986, Ville de Toulouse). La nécessité de « renforcer la continuité du service public » de la justice a justifié l’attribution du contentieux de la propriété intellectuelle à des juridictions spécialisées et de le retirer ainsi aux juridictions toulousaines (CE, 28 mars 2011, Ordres des avocats aux barreaux… de Toulouse). Les contraintes de continuité du service public hospitalier justifient certaines sujétions pesant sur le personnel (CE, 4 avril 2018, Syndicat Sud Santé sociaux 31).
Plus généralement, « l’administration, seule compétente pour régler l’organisation du service public, peut résilier à tout moment un contrat d’abonnement au service Publi-Télex » (CE, 23 décembre 1987). S’il s’agit de la résiliation d’une concession de service public, le concessionnaire a droit à être indemnisé du préjudice résultant du retour à la collectivité concédante des biens nécessaires à la continuité du service public qui n’ont pas encore été amortis (CE, 27 janvier 2020, Toulouse Métropole).
Enfin, même si l’expression service public ne figure pas dans l’arrêt du 23 avril 1982, Ville de Toulouse c. Mme Aragnou, c’est bien à propos d’un agent non-titulaire du service public, chargé des tâches d’encadrement et d’animation des centres de vacances et de loisirs, que le Conseil d’Etat (Sect.) a reconnu le « droit, en vertu d’un principe général du droit applicable à tout salarié…, à un minimum de rémunération qui, en l’absence de disposition plus favorable pour la catégorie de personnel à laquelle l’intéressée appartient, ne saurait être inférieur au salaire minimum de croissance ».
Ainsi le contentieux toulousain confirme la place du service public et de la puissance publique dans le régime administratif, s’agissant de la compétence administrative et du fond du droit. Le recensement effectué fait apparaître qu’au moins quantitativement le premier l’emporte sur le second – ce qui inverse la position du Doyen Hauriou.
Les solutions rendues à propos de Toulouse se retrouvent à propos de bien d’autres cas. A cet égard, on peut dire qu’elles n’ont rien de particulier pour elle. Du moins se trouvent confirmées pour Toulouse des analyses qui y ont particulièrement été développées.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 302.