par M. Olivier PLUEN,
Maître de conférences, droit public, Université des Antilles, Centre VIP
Art. 24. « Tréveneuc » ! Ce nom aurait pu demeurer dans les esprits celui d’une petite commune du pays de Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor, si l’actualité n’invitait pas indirectement à se remémorer le titre donné à une loi votée dans les tout débuts de la IIIe République. En effet, si le législateur ordinaire, lors des prorogations de l’état d’urgence de 2005, 2015 et 2016, et aujourd’hui le législateur constituant, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, ont pris soin d’énumérer la liste « traditionnelle » des légalités d’exception, un dispositif a systématiquement été oublié. Il s’agit de la loi du 15 février 1872 relative au « rôle éventuel des conseils départementaux dans des circonstances exceptionnelles », qui, initiée par le député monarchiste Henri Tréveneuc et adoptée par 482 voix sur 557 votants, est passée à la postérité sous l’appellation de « Loi Tréveneuc ».
Un régime d’exception désuet
mais toujours en vigueur
Bien qu’occulté et possédant un bien étrange intitulé pour une loi votée presque au lendemain de la « Commune », ce texte est toujours en vigueur aujourd’hui. D’ailleurs, les travaux législatifs de la dernière décennie y ont fait référence à deux occasions sous ce prisme. La question de son abrogation a d’abord été posée avec la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, déposée à l’Assemblée nationale par le député Warsmann en 2009. Mais si la Loi Tréveneuc fut qualifiée de « loi de circonstances, inappliquée depuis 127 ans » par le rapporteur de la commission des lois du Sénat, celui-ci se rangea néanmoins à l’argumentation de son homologue de la chambre basse, pour qui une telle abrogation, « si elle peut sembler justifiée, dépasse cependant le cadre d’un simple toilettage des textes ». Le texte de simplification promulgué le 17 mai 2011 ne devait ainsi pas en faire état. Quelques années plus tard, la loi du 17 février 2013 relative notamment à l’élection des conseillers départementaux vint modifier son titre et son article 1er, afin de tirer les conséquences de la transformation des « conseils généraux » en « conseils départementaux ».
Au demeurant, la remarque précitée du rapporteur du Sénat, concernant le caractère désuet de la Loi Tréveneuc, mérite d’être précisée. Il est certes bien exact d’affirmer qu’elle n’a jamais été appliquée en tant que telle. Mais il est en revanche erroné d’en déduire son inutilité. À lire les Généraux de Gaulle et Giraud, elle aurait pu être le salut de la France lors de la débâcle et de la libération. La déclaration organique du 16 novembre 1940, à la signature du premier et au visa principal de ce texte, soulignait : « Qu’à défaut d’un Parlement libre et fonctionnant régulièrement, la France aurait pu faire connaître sa volonté par la grande voix de ses conseils généraux ; que les conseils généraux auraient même pu, en vertu de la loi du 15 février 1872, et vu l’illégalité de l’organisme de Vichy, pourvoir à l’administration générale du pays ». Trois ans plus tard, le 17 mars 1943, Giraud écrivait une lettre à de Gaulle dans laquelle il suggérait la création d’un comité exécutif qui remettrait « ses pouvoirs au Gouvernement provisoire qui, dès la libération du pays, sera constitué en France selon la loi du 15 février 1872 ».
Un régime d’exception
à l’objet et aux leviers atypiques
Les dispositions de la Loi Tréveneuc ne sauraient être comprises sans se référer aux débats parlementaires qui lui ont permis de voir le jour. Or toute l’économie du texte paraît précisément ressortir d’une intervention du député Duchatel à l’Assemblée nationale, le 15 janvier 1872 : « Que voulons-nous ! Nous voulons qu’à l’avenir le pays tout entier ne se trouve pas livré sans moyen légal de résistance à la merci d’un coup…de force, tenté par un homme ou par quelques hommes…; nous voulons qu’en cas de violence faite à la nation dans la personne de ses représentants, la nation puisse avoir recours à la personne d’autres de ses mandataires d’un ordre hiérarchique différent, c’est-à-dire aux conseillers généraux ». La loi de 1872 s’explique ainsi par le souci d’apporter une réponse à une éventuelle tentative de mise à l’écart arbitraire de l’Assemblée nationale par l’Exécutif, et son article 1er conditionne dès lors son application à la circonstance que « l’Assemblée nationale ou celles qui lui succéderont (ont été) illégalement dissoutes ou empêchées de se réunir ». En cela, la Loi Tréveneuc se distingue des autres régimes d’exception qui reposent, ou bien sur une complémentarité de l’Exécutif et du Parlement, comme c’est le cas pour l’état d’urgence et l’état de siège, ou bien sur une confusion assumée des pouvoirs au profit du « premier » pour permettre le rétablissement du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, comme c’est le cas avec l’article 16.
De manière concrète, la loi cherche à pallier l’absence d’Assemblée nationale à un double niveau, en partant dans les deux cas des départements, c’est-à-dire de l’échelon local. Il s’agit d’une part pour les conseils départementaux, composés au moins de la majorité de leurs membres, de se réunir « immédiatement, de plein droit », au chef-lieu du département ou en tout autre endroit de celui-ci (art. 1er), afin de pourvoir « d’urgence au maintien de la tranquillité publique et de l’ordre légal » dans leur ressort (art. 2). C’est justement l’application de ces premières dispositions que demanda Paul Valentino au conseil général de Guadeloupe, le 1er juillet 1940,…sans succès. Il s’agit d’autre part pour une « assemblée des délégués », composée de deux délégués élus par chaque conseil départemental et représentant au moins la moitié des départements, de se réunir « dans le lieu où se seront rendus les membres du Gouvernement légal et les députés qui auront pu se soustraire à la violence » (art. 3). Complémentaire des conseils départementaux compétents dans leur ressort territorial, cette instance se trouve chargée de prendre, « pour toute la France, les mesures urgentes que nécessite le maintien de l’ordre et spécialement celles qui ont pour objet de rendre à l’Assemblée nationale la plénitude de son indépendance et l’exercice de ses droits » (art. 4). Si la reconstitution de la chambre dissoute ou empêchée est apparue impossible dans le premier mois suivant l’évènement concerné, elle est tenue de « décréter un appel à la nation pour des élections générales » (art. 5). À ces fins, l’assemblée des délégués concentre les pouvoirs législatif et administratif, pourvoyant à « l’administration générale du pays » (art. 4) et disposant du personnel administratif, ses « décisions » devant « être exécutées, à peine de forfaiture, par tous les fonctionnaires, agents de l’autorité et commandants de la force publique » (art. 6). Or, si ces dispositions n’ont jamais été mises en œuvre complétement, l’histoire retient toutefois que l’ordonnance du Comité français de la libération nationale du 17 septembre 1943 s’en est inspirée en incluant « 12 délégués élus des Conseils généraux des départements et colonies libérés » à la composition de l’Assemblée consultative provisoire. L’existence de l’assemblée des délégués et les compétences exceptionnelles des conseils départementaux, justifiées par la volonté de rétablir l’Assemblée nationale, sont cependant limitées dans le temps. La première est tenue de s’auto-dissoudre et les seconds de revenir à leurs compétences ordinaires, dès lors que plus de la moitié des députés se trouve réunie sur un « point quelconque du territoire », ou lorsque la nouvelle Assemblée est constituée (art. 3 et 5).
Un régime d’exception
toujours d’actualité à ajuster
La Loi Tréveneuc est, à n’en pas douter, un texte qui n’a rien perdu de son acuité. L’adoption en février 2016 d’un amendement parlementaire au projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, prévoyant l’impossibilité de dissoudre l’Assemblée nationale en période de mise en œuvre de l’état d’urgence, prouve sa complémentarité avec les autres régimes d’exception. De même, en donnant un rôle aux conseils départementaux, elle apparaît comme une façon originale de promouvoir la place des collectivités territoriales à l’heure de l’« Acte III » de la décentralisation. Reste que des imperfections appellent une intervention du législateur. Outre le fait que l’appellation de « conseil général » reste utilisée dans ses articles 2 et 3, il semble nécessaire de préciser les attributions de l’assemblée des délégués et des conseils départementaux, pour le moins floues, et de déterminer les places et/ou rôles respectifs du Sénat et des régions, inexistants en 1872, dans le dispositif qu’elle prévoit.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 24.