Questionnaire du Pr. Sommermann (11/50)

ParJDA

Questionnaire du Pr. Sommermann (11/50)

Karl-Peter Sommermann
Professeur de droit public à l’Université de Spire
(Deutsche Universität für Verwaltungswissenschaften Speyer)

Art. 150.

1. Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Dans une perspective de publiciste allemand, il faut d’abord donner une définition formelle. En droit allemand, cela est en effet décisif pour délimiter les compétences entre la juridiction civile et la juridiction administrative.

Le droit administratif est alors constitué par l’ensemble des normes juridiques qui régulent spécifiquement les relations entre l’Administration publique et les citoyens (plus précisément : les personnes physiques et morales de droit privé) et les relations entre les institutions et organes administratifs. Selon cette « Subjektstheorie » qui est proche du critère des clauses exorbitantes du droit commun, cette définition renvoie donc aux litiges de droit public, à trancher par les tribunaux administratifs, à résoudre sur la base d’une norme de droit public, c’est-à-dire une norme qui s’adresse nécessairement (au moins sur un côté de la relation juridique) à un organe de l’État ou une de ses subdivisions.

La définition est toutefois partielle et insuffisante, comme c’est le cas de toutes les tentatives de donner une définition sans équivoque (notamment parce qu’elle doit être construite à partir d’autres termes qui, exigent eux-mêmes d’être définis avec précision). Dans la pratique cependant, cette définition s’applique généralement sans trop de problèmes.

Une définition matérielle englobant les nouvelles tendances du droit administratif pourrait intégrer le contenu des buts et normes juridiques qui guident l’activité de l’administration publique. Dans ce sens, il faut considérer le maintien de l’ordre public, la prestation de services infrastructurels tendant à promouvoir l’épanouissement de la personne et des groupes dans lesquels elle s’intègre, et la prévention de risques afin de maintenir et de créer un environnement propice pour les générations vivantes et futures.

2. Qu’est-ce qui fait la singularité du droit administratif de votre pays ?

Une singularité du droit administratif allemand a longtemps tenu à la perception du droit administratif comme « droit constitutionnel concrétisé », ainsi que l’a formulé Fritz Werner en 1959, alors Président de la Cour fédérale administrative allemande (mais déjà conceptualisée par Lorenz von Stein dans les années 60 du 19ième siècle). Ce paradigme se matérialise notamment dans l’application des droits fondamentaux comme critères d’interprétation du droit administratif et d’exercice du pouvoir d’appréciation (pouvoir discrétionnaire). De même, il se retrouve dans les débats sur la participation des citoyens dans les procédures administratives sous des aspects constitutionnels.

Au cours des dernières décennies, l’idée du droit administratif comme « droit constitutionnel concrétisé », s’est diffusée dans la doctrine de nombreux pays, sans que les conséquences tirées de cette connaissance ne soient comparables à celles qu’en a tiré le droit allemand. En outre, le droit administratif national actuel n’est souvent que du « droit européen concrétisé ».

Du reste, l’un des principes caractéristiques du droit administratif allemand – que peut-on attendre d’un publiciste allemand ? – est celui de la proportionnalité, prolongé par ses sous-principes et dérivés. Principe régulateur formel déduit de la garantie constitutionnelle de l’État de droit, c’est un instrument presque universel du droit public pour résoudre des conflits d’objectifs, notamment pour minimiser les effets désavantageux des interventions du pouvoir public sur les droits des citoyens ou d’autres sphères protégées. Quant aux dérivés, peut être mentionnée, comme contrepartie de l’interdiction des mesures excessives (Übermaßverbot), l’interdiction de mesures « sous dimensionnées » (Untermaßverbot), lorsque l’État est obligé d’agir pour protéger des biens juridiques ou droits subjectifs. Le principe de proportionnalité contribue essentiellement à une rationalisation de l’action administrative.

3. Peut-on le caractériser par un critère ou une notion juridique ?

Je dirais que le droit administratif allemand est caractérisé par un « constitutiocentrisme »

4. Qui sont (jusqu’à trois propositions) les « pères » les plus importants de ce droit administratif ?

Pour ne pas ouvrir une galerie avec des juristes vivants, je propose pour le droit administratif allemand :

  • Friedrich Franz Mayer (1816-1870), qui commença à identifier more inductivo des principes directeurs du droit administratif ;
  • Otto Mayer (1846–1924), concepteur du droit administratif allemand, puisant aussi de concepts du droit français et les adaptant à un nouveau contexte ;
  • Ernst Forsthoff (1902-1974) qui a donné, apparemment inspiré par Léon Duguit, un diagnostic lucide de la transformation du droit administratif, même si son concept de la Daseinsvorsorge n’a pas été en mesure d’acquérir une valeur juridique comparable à celle du « service public » français.

Pour une conceptualisation précoce d’un droit administratif européen et international il faudrait nommer Lorenz von Stein (1815-1890).

Cette galerie des grands ancêtres ne peut bien sûr pas représenter les développements importants que le droit administratif vient d’expérimenter au cours des dernières décennies.

5. Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les normes les plus importantes de ce droit administratif ?

Comme suit des réponses données aux questions 2 et 3, ce sont des normes constitutionnelles qui ont exercé l’influence la plus importante sur le droit administratif allemand :

  • d’abord l’article 20 de Loi Fondamentale qui contient le principe de la légalité
  • et duquel on déduit la plupart des autres principes de l’État de droit, y compris le principe de proportionnalité.
  • Ensuite il faut mentionner l’article 19 al. 4 de la Loi Fondamentale, qui garantit le droit à un recours juridictionnel si quelqu’un se considère lésé par la puissance publique (exécutive) dans l’un de ses droits.

6. Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les décisions juridictionnelles les plus importantes de ce droit administratif ?

De la Cour Constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), je proposerais :

  • l’arrêt de la Première Chambre du 19 juin 1973. Cet arrêt déclare avec clarté que le droit à un recours juridictionnel ne s’épuise pas dans un droit formel ou dans la possibilité théorique d’accéder à un tribunal, mais donne un droit substantiel à un contrôle juridictionnel « effectivement efficace » : cela a renforcé la valeur et la portée de la protection d’urgence et de la protection préventive par les tribunaux administratifs.
  • Dans son arrêt du 20 décembre 1979 relatif à une partie de la procédure d’autorisation de la construction du Central nucléaire Mühlheim-Kärlich, la Cour a reconnu la fonction protectrice de la procédure administrative (non-contentieuse), par laquelle l’État remplit (entre autres) son devoir constitutionnel de protéger les droits fondamentaux.

En ce qui concerne le Tribunal Administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht), je voudrais mettre en exergue l’arrêt du 12 décembre 1969 concernant l’impératif de pondération (Abwägungsgebot) des intérêts publics et privés dans le droit de l’urbanisme, qui fut ensuite étendu aux autres domaines de planification. Aux termes de cet arrêt et de la jurisprudence qui s’ensuivra, la pondération est défectueuse, c’est-à-dire l’impératif de pondération est violé, lorsque a) une pondération adéquate n’a pas eu lieu (Abwägungsausfall – absence de pondération), b) des intérêts à inclure dans la pondération ne furent pas considérés (Abwägungsdefizit – pondération déficitaire), c) l’importance de certains intérêts fut méconnue (Abwägungsfehleinschätzung – pondération basée sur une appréciation erronée d’intérêts) ou d) l’équilibre entre les intérêts affectés par la planification s’est effectué d’une manière qui n’était pas proportionnée aux poids des intérêts (Abwägungsdisproportionalität – pondération disproportionnée). Ces critères, visant une analyse juridique systématique de la planification et des plans (le Tribunal Administratif fédéral le rattache tant à la procédure de pondération comme au résultat de la pondération), ont contribué essentiellement à une rationalisation des décisions administratives relatives à l’adoption de plans de l’urbanisme et de grands projets d’infrastructure tels les plans pour la construction d’une autoroute ou d’un aéroport. Plus tard, la Cour Constitutionnelle Fédérale a utilisé des critères similaires dans son contrôle de constitutionnalité de lois, par exemple concernant la concrétisation de la garantie du minimum vital par le législateur.

7. Existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » ?

On pourra observer une transformation progressive, ou, si on veut, un « progrès » au sens hégélien. De nouvelles approches mènent à une synthèse avec les concepts antérieurs, qui, en conformité avec les trois connotations du mot allemand « aufheben », sont supprimés, relevés et conservés en même temps. Dans ce sens, on ne peut pas parler d’un droit administratif de demain sans y inclure les acquis précieux d’hier.

8. Dans l’affirmative, comment les distinguer ?

Les grandes étapes de l’évolution du droit administratif sont caractérisées par :

  • a) le fondement démocratique et la maitrise juridique de la puissance publique (formation d’un Ordnungsrecht selon les critères de l’État de droit)
  • b) la création, promotion et encadrement juridiques de l’administration de prestation ou du service public (formation d’un Leistungsverwaltungsrecht selon le concept de l’État social), et
  • c) l’établissement de garanties procédurales et matérielles d’une précaution publique efficace contre des risques et la promotion d’un développement durable en faveur des générations à venir (formation d’un Risikoverwaltungsrecht dans l’État de droit social et écologique durable).

Comme je viens d’indiquer, les éléments des trois étapes ne se succèdent pas en s’excluant réciproquement, mais s’intègrent dynamiquement dans des relations complémentaires, correctives et de synthèse. Par conséquent, les trois notions directrices du droit administratif sont, si je puis utiliser les termes français : puissance publique, service public et précaution publique.

9. Le droit administratif reste-t-il un droit national ou son avenir réside-t-il à l’inverse dans sa « globalisation » / son « européanisation » ?

Le droit administratif de tous les pays européens (et non seulement européens) sera progressivement transformé par les contraintes du droit de l’Union européenne. On observe surtout des contraintes croissantes tendant à transformer également les procédures et même l’organisation de l’administration publique.

En ce qui concerne le droit international public, son influence se fait ressentir de plus en plus, bien que la grande portée normative de la Convention d’Aarhus de 1998, pour prendre un exemple significatif, soit encore une exception. Malgré ces influences, le droit administratif national avec ses traits spécifiques dans chaque pays persistera dans l’avenir et restera, ce qui est à espérer, une source multiple d’innovations.

10. Quelle place pour le droit administratif dans la société contemporaine ?

Malgré la persistance (nécessaire) d’une distinction entre le secteur privé et le secteur public et de mesures prises par la puissance publique, le droit administratif  englobera toujours plus d’instruments et procédures d’interaction entre l’administration et la société.

Le concept d’un droit administratif coopératif, développé depuis les années 1980 se présentera sous de nouvelles formes et nouvelles stratégies, animées par l’évolution des technologies de communication. Face aux nouveaux instruments de participation des citoyens, il sera également la tâche de la doctrine de sensibiliser pour des dangers qui peuvent découler de l’influence démesurée de minorités activistes lorsqu’ils imposent leurs positions dans les procédures de prise de décision. Il faut chercher des solutions qui empêchent une domination d’intérêts sélectifs au détriment de l’intérêt général défini par la Constitution et le législateur démocratique.

Du reste, le rôle de l’administration dans le façonnement de la réalité sociale et culturelle augmentera. En ce sens, la « nouvelle science du droit administratif » (Neue Verwaltungsrechtswissenschaft), fondée dans les années 1990 par Wolfgang Hoffmann-Riem, Eberhard Schmidt-Aßmann et Andreas Voßkuhle et qui se matérialise notamment dans un manuel de presque 5.000 pages en trois volumes, poursuit une approche théorique qui met l’accent sur la «  perspective de pilotage » (Steuerungsperspektive) du droit administratif.

11. Si le Droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Probablement un castor : Adaptant l’ordre de la communauté à son environnement et aux défis du flot des évènements, si nécessaire par un nouveau barrage ; protégeant les membres de la population et cherchant toujours à améliorer leurs conditions de vie. Les essais non réussis ne sont pas exclus.

12. Si le Droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Sûrement ni la bible ni un annuaire téléphonique; il faudrait plutôt le lire comme un manuel détaillé de l’histoire des idées politiques appliquées.

13. Si le Droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Un tableau de Piet Mondrian. Dans une perspective diachronique, il faudrait mentionner trois stade du développement : d’abord un tableau impressionniste représentant des motifs, où certain détails sont déjà effacés en faveur d’une impression plus généralisée, ensuite un tableau néo-plastique où l’abstraction se manifeste dans des structures géométriques et dans un usage restreint de couleurs, et enfin un tableau composé d’un grille dense avec des sous-systèmes dynamiques malgré les structures géométriques (« Broadway Boogie-Woogie »).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 150.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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