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Editorial : L’état d’urgence mis à la portée de tout le monde !

Art. 21. Après les attentats terroristes qui ont ensanglanté Paris en faisant cent trente morts et plus de quatre cents blessés, la France vit – pour la sixième fois sous la Vème République – sous le régime – déclaré par le gouvernement – de l’état d’urgence et ce, depuis le 14 novembre 2015. Cet état exceptionnel a même été prolongé jusqu’au 26 mai 2016. Après les attentats qui ont frappé Bruxelles le 22 mars 2016 avec trente-deux morts et plus de trois cents blessés et dont les auteurs sont manifestement liés avec les attentats de Paris, il n’est pas impossible que l’état d’urgence soit même à nouveau prolongé d’autant que la France organise, en juin 2016, l’Euro de football.

Pour protéger la Nation contre la menace terroriste, l’« état de guerre », invoqué par le président Hollande, a permis de mettre en œuvre un dispositif exceptionnel renforçant – notamment – les pouvoirs des autorités administratives. L’état d’urgence donne en effet à l’administration des pouvoirs exceptionnels lui permettant de limiter certains droits et libertés afin de faciliter les actions nécessaires à la résolution de la crise qui frappe le pays. L’attribution de tels pouvoirs à l’administration peut alors rassurer les citoyens mais elle peut aussi inquiéter. Ce double sentiment – contradictoire – s’est exprimé et s’exprime encore aujourd’hui. Faut-il alors se féliciter de la prolongation de l’état d’urgence au nom d’un principe de sécurité ou s’en inquiéter au nom des libertés ?

Pour tenter de permettre à chacun(e) de se faire sa propre opinion, le Journal du Droit Administratif vous propose en ligne – et en accès libre – son premier « dossier mis à la portée de tout le monde » renouant ainsi – au passage – avec une tradition d’explication(s) et d’implication(s) citoyennes (et pour certains de nos contributeurs parfois même militantes) comme l’avait initiée les deux fondateurs de ce premier Journal et média consacré à l’étude et à le mise en avant du droit administratif : les toulousains praticiens et théoriciens du droit public : Adolphe Chauveau & Anselme Batbie.

Périodiquement et au moins à deux reprises par année civile, le Journal du Droit Administratif s’est effectivement donné pour mission et pour ambition de présenter – sur son site Internet dans un premier temps – deux dossiers d’actualité(s) marquant le droit administratif (notamment et pour l’instant principalement français). Le choix d’un premier dossier inaugural sur l’état d’urgence s’est alors imposé aux membres de nos comité de soutien et comité scientifique et de rédaction comme une évidence.

Les textes ici rassemblés par les pr. Andriantsimbazovina & Touzeil-Divina ainsi que par Mme Julia Schmitz & Maître Francos ont tous été sélectionnés après un appel à publication(s). Ils témoignent – par l’ensemble ainsi créé – de la diversité des approches possibles du sujet étudié.

Ainsi, le lecteur trouvera-t-il des explications sur l’état d’urgence vu sous différents angles : juridique, historique, comparé. Il y lira aussi des développements intéressant le fonctionnement même de l’état d’urgence au cœur de l’administration ainsi que des témoignages sur les répercussions de l’état d’urgence sur la vie professionnelle de différents acteurs du droit administratif, de la ou même des magistrature(s), de l’Université ou encore de la société civile.

Notre « dossier spécial » comporte ainsi des points de vue parfois très différents mais c’est ce qui en fait sa richesse. Les auteurs ont tous cherché à être le plus pédagogique possible en quittant parfois les canons académiques habituels pour servir l’objectif du Journal du Droit Administratif : tenter de se mettre « à la portée de tout le monde ».

En outre, fidèle à ses comités et à ses objectifs initiaux de fondation (en 1853) et de refondation (en 2015), notre Journal n’est pas constitué que d’universitaires spécialisés en droit public. Bien au contraire, il rassemble, outre des enseignants-chercheurs en droit public (droit administratif, droit constitutionnel, droits comparés, sociologie du Droit & sciences politiques, etc.), des administrateurs (sous-préfet, directeurs d’administrations publiques à l’instar d’une Université), des magistrats (judiciaire et administratif), des avocats ainsi – ce qui est très rare sur ces questions sensibles – que le point de vue d’une députée, représentante de la Nation.

Concrètement, ce sont ici et ainsi plus de trente contributeurs qui ont répondu à notre appel. Qu’ils en soient tous et toutes très chaleureusement remercié(e)s.

La tâche n’était pourtant pas évidente car la déclaration de l’état d’urgence, et sa prorogation, a provoqué un emballement à la fois normatif (adoption d’une nouvelle loi de lutte contre le terrorisme le 22 mars 2016 ; soumission au Parlement d’un nouveau projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme le 03 février 2016 et d’un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation visant à inscrire dans la constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité le 23 décembre 2015, retiré par le gouvernement le 30 mars 2016), mais aussi médiatique (pétitions, réunions, manifestations) et juridictionnel (le juge administratif a été saisi à de multiples reprises par des requêtes visant à contester les mesures prises sous l’état d’urgence).

Cette situation exceptionnelle a également provoqué un débat politique et citoyen de grande ampleur auquel le Journal du Droit Administratif se devait de prendre part en raison, d’une part, de l’impact de l’état d’urgence sur le droit administratif, et d’autre part, des paradoxes qu’il soulève, invitant ainsi à la réflexion collective.

L’état d’urgence est en effet un « régime civil de crise » conférant aux autorités administratives des pouvoirs renforcés. Créé dans le contexte particulier de la guerre d’Algérie par la loi  n° 55-385 du 3 avril 1955, ce régime permet au gouvernement de mettre en œuvre des pouvoirs exceptionnels « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Il met ainsi en évidence les principaux fondements du droit administratif que sont l’ordre public (et notamment la sécurité publique) ainsi que la puissance publique au détriment – peut-être – de la notion – pourtant cardinale – de service public.

Le régime de l’état d’urgence soulève par ailleurs de nombreux questionnements relatifs aux enjeux et au fonctionnement de notre Etat de droit. L’état d’urgence désigne en effet une situation exceptionnelle par rapport à l’exercice normal des pouvoirs publics (l’exception caractérisant à la fois la situation visée et le pouvoir à mettre en œuvre). A priori, l’état d’urgence est un état d’exception destiné à prendre fin rapidement. Toutefois, ceci soulève une contradiction car si le terme d’état, stare implique la stabilité et la durée, celui d’urgence, urgens, implique l’instabilité et le provisoire. Cela nous invite conséquemment à réfléchir sur la conciliation possible entre l’état d’urgence et l’Etat de droit qui suppose un fonctionnement normal, régulier et durable des pouvoirs.

Cette contradiction est encore aggravée par l’idée d’un état d’urgence qui deviendrait « permanent ». L’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015 a été prorogé par deux lois successives (Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions; Loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence) jusqu’au 26 mai 2016 et sur l’ensemble du territoire national. C’est la première fois qu’il est déclaré pour une durée si longue et sur un périmètre aussi étendu. Or si l’état d’urgence est en principe une mesure exceptionnelle, un dispositif de crise transitoire, ne peut-on considérer qu’il devient progressivement dans les démocraties modernes, un « paradigme de gouvernement » qui tend à se pérenniser, l’exception devenant la règle? (Georgio Agamben, Homo sacer. L’Etat d’exception, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003, p. 19).

Autre paradoxe, l’état d’urgence, comme tout régime d’exception, est fondé sur l’idée de nécessité. Il suppose la protection de la démocratie et des libertés par une nécessaire atteinte à celles-ci, opposant alors liberté et sécurité.

Face à ces nombreuses questions, ce premier dossier spécial du Journal du Droit Administratif vise à expliquer ce qu’est véritablement l’état d’urgence, en présentant son contexte historique d’élaboration et de mise en œuvre (Rémi Barrué-Belou, Jacques Viguier) et sa spécificité (Florence Crouzatier, Olivier Pluen, Mathieu Touzeil-Divina), en le confrontant également au droit international (Vasiliki Saranti) pour comprendre le point de vue de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Joël Andriantsimbazovina) et des organisations internationales (Valère Ndior) ainsi que quelques exemples étrangers comparés (Giacomo Roma).

Il y s’agit également de comprendre le régime de l’état d’urgence et ses conséquences sur les pouvoirs décentralisés (Nicolas Kada), sur le pouvoir préfectoral (Benjamin Francos), sur les autorités de police (Loïc Peyen), sur la liberté de manifester (Marie-Pierre Cauchard), sur le fonctionnement des établissements scolaires (Geneviève Koubi), ainsi que de mesurer la finalité psychique d’un tel régime d’exception (Géraldine Aïdan).

Ce dossier est également l’occasion de donner le point de vue des acteurs politiques et des représentants élus de la Nation (Marietta Karamanli, députée de la Sarthe), de la justice (Arnaud Kiecken, Magistrat au tribunal administratif de Cergy-Pontoise ; Marie Leclair, Déléguée Régionale Adjointe, Syndicat de la Magistrature ; Claire Dujardin, Observatoire de l’état d’urgence ; François Fournié, Substitut du procureur de la République, TGI de Charleville-Mézières), de l’administration (Jean-Charles Jobart, Sous-préfet d’Ambert) et de l’Université (Bruno Sire, Président de l’Université Toulouse I Capitole ; Hugues Kenfack, Doyen de la Faculté de droit ; Serge Slama, Université Paris Ouest-Nanterre) qui vivent au quotidien et / ou ont vécu le régime de l’état d’urgence.

Les modalités de contrôle sont ensuite examinés, qu’ils soient de nature parlementaire (Julia Schmitz), juridictionnelle (Stéphane Mouton ; Mélina Elshoud), ou bien exercés par les Autorités Administratives Indépendantes (Xavier Bioy) ou encore par la société civile (Julia Schmitz).

Enfin, ce dossier invite à s’interroger sur les enjeux de l’état d’urgence dans notre Etat de droit, en questionnant la pertinence de sa constitutionnalisation ainsi que son efficacité (Wanda Mastor, Xavier Magnon, Marie-Laure Basilien-Gainche).

Notre premier dossier n’apporte évidemment pas toutes les réponses à l’ensemble des différentes questions que pose l’état d’urgence. Les opinions qui y sont émises peuvent aussi ne pas être partagées de tous nos lecteurs. Toutefois, si par ces contributions, le Journal du Droit Administratif arrive à apporter des éclairages, s’il suscite la discussion et la réflexion, il aura atteint son but.

Pour le Journal du droit administratif

Pr. Joel Andriantsimbazovina
Me Benjamin Francos
Dr. Julia Schmitz
& Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 21.

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Etat d’urgence et lutte contre le terrorisme. La mécanique de l’entropie

par Marie-Laure BASILIEN-GAINCHE,
Professeur des Universités en Droit Public, Université Jean Moulin Lyon III
Membre de l’Institut Universitaire de France

 Etat d’urgence et lutte contre le terrorisme.
La mécanique de l’entropie

« Ce sont nos frayeurs qui font de nous des traîtres »
Shakespeare, Macbeth, Acte 4, Scène 2.

Art. 53. Liberté ou sécurité, faut-il choisir ? La question impose une réponse négative. En effet, le choix est impossible car il existe une dialectique constructive entre liberté et sécurité. D’une part, la sécurité est nécessaire à la liberté : la sécurité physique des individus est non pas la première des libertés mais bien le préalable à toutes les libertés, le préalable au contrat social lui-même (tel que pensé notamment pas Thomas Hobbes dans son Léviathan) ; la sécurité juridique de l’environnement est indispensable quant à elle à l’intelligibilité et à la prévisibilité des normes, en particulier des normes qui touchent à la garantie des libertés fondamentales. D’autre part, la liberté est nécessaire à la sécurité : la protection des libertés fondamentales consiste en rien de moins que l’essence même des caractères républicain et démocratique de notre communauté politique, de notre corps social. Le choix est donc impensable, en ce que c’est bien l’objet et la finalité de l’art de gouverner que de créer un équilibre dynamique entre liberté et sécurité, de gérer leurs interactions mutuelles sans que l’un des deux ne se trouve affecté voire ignoré. Il n’en demeure pas moins que le couple liberté / sécurité pose question dans le contexte de l’état d’urgence qui vient bouleverser un équilibre déjà sensible et délicat en période normale.

Or, tel est bien la situation actuelle d’un état d’urgence déclaré pour 12 jours par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015, prorogé une première fois pour trois mois par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, et prorogé une nouvelle fois pour trois mois par la loi n° 2016-162 du 19 février 2016. En effet, l’état d’urgence est un régime d’exception, dont les spécificités résonnent au seul rappel des sentences latines qui en nourrissent la lettre et l’esprit : « Salus populi suprema lex est » ; « Necessitas legem non habet ». Au nom du salut du peuple, à raison de la nécessité de l’assurer, il est permis, dans des circonstances de péril exceptionnelles, de suspendre les règles normales de limitation des pouvoirs et d’instaurer des mécanismes exceptionnels d’extension des pouvoirs des gouvernants, au prix d’une limitation des droits des gouvernés et de leurs garanties dont on ne peut négliger le fait que les gouvernants en usent de manière excessive et délétère. Plusieurs régimes juridiques existent, permettant de déroger à la légalité administrative normale : article 16 de la Constitution de 1958, théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, état de siège prévu par l’article 36 de la Constitution de 1958, régime législatif de l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 modifiée par la loi du 20 novembre 2015 précédemment citée.

Or, dès le 16 novembre 2015, trois jours après les attentats, le Président de la République a déclaré devant le Parlement, réuni en Congrès en application de l’article 18 de la Constitution, qu’il convenait de « faire évoluer notre Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’État de droit, contre le terrorisme de guerre ». C’est ainsi que le gouvernement a élaboré un projet de loi constitutionnelle dit de protection de la Nation (n° 3381), qui a été déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015, sur lequel le Conseil d’Etat a rendu un avis le 11 décembre 2015, et qui a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 10 février 2016, et qui est à l’examen au Sénat pour être discuté en séance publique les 16, 17 et 22 mars 2016. Outre un article 2 qui a pour objet la déchéance de nationalité via une modification de l’article 34 de la Constitution, le projet de loi constitutionnelle comporte un premier article qui vise à insérer dans notre texte fondamental un article 36-1 consacrant l’état d’urgence dans les termes suivants :

« L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.

« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »

Or, une telle disposition ne permet pas en tant que telle de moderniser l’état d’urgence, quoi que le gouvernement puisse dire dans son exposé des motifs. En effet, une telle modernisation ne demanderait pas de réviser notre charte fondamentale. Il s’agit, comme l’ont brillamment relevé Isabelle Boucobza et Charlotte Girard d’organiser « une immunité constitutionnelle préventive » en faveur d’un dispositif qui soulève de nombreuses inquiétudes et comporte de nombreuses difficultés (« Constitutionnaliser » l’état d’urgence ou comment soigner l’obsession d’inconstitutionnalité ? », La Revue des Droits de l’Homme, Lettre Actualités Droits Libertés, 05 02 2016, URL : http://revdh.revues.org/1784). Et de remarquer ici une nouvelle illustration de la dangereuse propension à instrumentaliser et manipuler la charte fondamentale qui traduit un mépris pour le respect de la hiérarchie des normes, des principes de l’Etat de droit, des exigences de la garantie des droits. Afin de bien saisir les enjeux posés par le fait que le gouvernement ait eu recours à l’état d’urgence et ait la volonté de constitutionnaliser le dispositif, il convient d’examiner cette méthode de concentration des pouvoirs (I), et d’interroger l’adéquation de ce mécanisme exceptionnel au but de la lutte contre le terrorisme (II).

Car là réside bien la question majeure posée par le coupe liberté / sécurité que met en lumière l’emploi de l’état d’urgence en cet hiver 2015-2016 : les dispositifs d’exception en général et l’état d’urgence en particulier sont-ils appropriés aux particularités du péril qu’ils prétendent juguler ? Or, le recours à la notion d’entropie peut-être ici utile à saisir les problématiques en cause. En effet, l’entropie est une notion issue de la thermodynamique naissante du 19e siècle, qui a été pressentie par Nicolas Sadi Carnot dans les années 1820 et qui a été définie par Rudolf Clausius en 1865, avant que Ludwig Eduard Boltzmann n’en donne une formulation théorique en 1877. Construit à partir de la racine grecque tropi (transformation), le mot ‘entropie’ permet de nommer une grandeur caractérisant de manière mathématique l’irréversibilité des processus physiques, à l’instar de celui bien connu en mécanique de la transformation du travail en chaleur. Ce qui nous intéresse pour notre propos réside dans le problème que la notion d’entropie permet de mettre à jour : celui de la dégradation de l’énergie qui se généralise en détérioration de l’ordre, celui de la désorganisation du système par propagation du désordre. En effet, en répondant aux attaques terroristes par le recours à un état d’exception, l’Etat nous paraît ajouter du désordre au désordre, en dispersant inutilement son énergie vitale, et en dégradant malheureusement ses principes fondamentaux.

Appréhension de l’état d’urgence
comme moyen de gérer le péril

Une méthode de concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif

L’état d’urgence est un dispositif de concentration des pouvoirs au bénéfice de l’exécutif. Il se distingue en cela de l’état de siège qui est prévu par la loi du 9 août 1849 reprise à l’article 36 de la constitution, et qui permet de transférer dans les zones concernées l’essentiel des pouvoirs des autorités civiles aux militaires en cas de « péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée » d’une partie de la population (application a été faite d’un tel dispositif pendant la guerre de 1870 dans une vingtaine de départements, pendant les 4 années première guerre mondiale sur la totalité du territoire, et à partir de septembre 1939 jusqu’au du 10 juillet 1940 date de suppression des limites constitutionnelles du pouvoir). C’est d’ailleurs la dimension militaire de l’état de siège qui explique qu’il n’ait pas été employé pendant la guerre d’Algérie. Les membres du FLN ne devaient apparaître ni comme des combattants ni comme des insurgés ; ils devaient être perçus comme de simples délinquants dont le comportement ne pouvait être justifié par aucune cause politique dans un contexte de décolonisation. C’est pourquoi a été élaborée puis adoptée la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui met un soin tout particulier, contre l’évidence même , à éviter tout rapprochement avec une guerre d’indépendance : est évoquée de manière singulièrement évasive un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Edgar Faure, président du Conseil de l’époque, l’admettra des années plus tard dans ses mémoires : « La simple vérité étant que le terme état de siège évoque irrésistiblement la guerre et que toute allusion à la guerre devait être soigneusement évitée à propos des affaires d’Algérie » (Mémoires, tome II : Si tel droit être mon destin ce soir, Paris, Plon, 1987, p. 197).

Employé dans le contexte considéré désormais comme celui de la guerre d’Algérie, l’état d’urgence est ensuite utilisé à diverses reprises en outre-mer (en 1984 en Nouvelle Calédonie, en 1986 à Wallis & Futuna, en 1987 en Polynésie française) et en 2005 métropole en réponse aux émeutes dans les banlieues (Dominique Rousseau, « L’état d’urgence, un état vide de droit(s) », Revue Projet, 2006, vol. 2, n°291, p. 19-26). A cela s’ajoute le dernier recours à ce dispositif d’exception qui date du 14 novembre 2015. Il est à noter que cet état d’exception, qui permet à l’exécutif par la voie des Préfets notamment, de restreindre la liberté de circulation, l’inviolabilité du domicile ou la liberté d’expression, compose un mécanisme de concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif aux contours fluides et flous (Olivier Beaud & Cécile Guérin-Bargues, « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », Jus Politicum, 2016, n°15). Saisi en référé-suspension contre les deux décrets ayant déclaré et défini les modalités de mise en œuvre de l’état d’urgence en 2005 (décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955), le Conseil d’Etat a à dessein interprété les termes de l’article 2 de la loi de 1955 de manière extensive et imprécise. La loi prévoit le recours à l’état d’urgence « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Et le Conseil d’Etat d’affirmer que le texte « a eu pour objet de permettre aux pouvoirs publics de faire face à des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale » » (CE, Ord., 14 novembre 2005, Rolin, requête 286835). Bénéficiant ainsi d’une grande marge de manœuvre pour déclarer l’état d’urgence et en définir le champ d’application, les autorités exécutives disposent d’un outil d’exception, dont il convient de questionner la déclaration, le régime et l’emploi. Or il semble ressortir de l’examen que la décision de déclarer l’état d’urgence est moins rationelle qu’émotionnelle, que la limitation des droits fondamentaux de tous est en soi problématique, et que l’utilisation faite de l’instrument fait fi des exigences des principes de nécessité et de proportionnalité.

Une décision politique moins rationelle qu’émotionnelle

On a observé et on observe encore une forme de consensus émotif en faveur de la protection de la sécurité au détriment de la liberté au nom de la nécessité de lutter contre le terrorisme. Une telle justification de l’acceptation démocratique de recul des libertés démocratiques comporte des faiblesses, ainsi que le relève très justement François Saint-Bonnet (« Contre le terrorisme, la législation d’exception ? », La Vie des idées, 23 11 2015). D’abord, le recours à l’état d’urgence résulte d’une approbation émotive plus que raisonnée. La sidération provoquée par les attaques terroristes de janvier puis de novembre 2015 est bien compréhensible. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un état propre à altérer le discernement. Or, en période de crise, il est du devoir tant des gouvernants que des gouvernés de développer une analyse raisonnée et raisonnable de la situation, afin de concevoir une réponse adaptée et efficiente. Toutefois, comme la science politique et l’histoire constitutionnelle le montrent bien, le pouvoir cède souvent à la tentation d’entretenir l’émotion pour faire adopter des mesures qui eussent été considérées inacceptables en temps normal, pour obtenir des marges de manœuvre qui eussent soulevées l’indignation en période de calme.

Ensuite, est à relever une confusion entre la sauvegarde de l’État ou de la société face à un péril d’une part, et la préservation ou la restauration de l’ordre public d’autre part. Or seule celle-là peut justifier le recours à un dispositif d’exception quand urgence il y a, quand s’impose l’absolue nécessité d’agir avec célérité pour juguler des circonstances exceptionnelles par leur gravité, leur intensité, et leur portée. Il s’agit alors ni plus ni moins que de sauver ce qu’il doit l’être : l’entité étatique, la communauté politique. Par conséquent, l’état d’urgence ne saurait être employé pour préserver ou restaurer l’ordre public, mission que les autorités doivent assurer en tout temps au moyen du mode normal de fonctionnement des institutions. En outre, du fait même de leur caractère exceptionnel, les états d’exception ne peuvent être utilisés que de façon très circonscrite dans le respect de strictes limitations temporelles, territoriales et matérielles : ils doivent être mis en œuvre pour la durée la plus courte possible, dans une espace le plus restreint possible, par une limitation la plus réduite possible des droits et libertés. Une fois la circonstance exceptionnelle endiguée, une fois le péril extrême jugulé, la légalité d’exception doit cesser pour que la légalité normale reprenne sa place, pour que la normalité soir rétablie. Autrement dit, envisager l’emploi durable de l’état d’urgence pour lutter contre un péril durable, tel celui que présente le terrorisme, est un contre sens juridique, constitutif d’un détournement de pouvoirs.

Un dispositif de limitation des droits fondamentaux de tous

Nombeux semblent ceux qui acceptent avec indolence la réduction de la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile, le respect de la vie privée, droit de se réunir, la liberté de manifester, droit à être entendu avant toute mesure faisant grief. Peut-être pensent-ils que les droits et libertés affectées sont davantage celles des autres que les leurs, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les libertés limitées ou suspendues concernent tous les individus, espaces, groupes, et flux. Ce sont deux régimes de limitation des droits et libertés que la loi du 3 avril 1955 établit concernant la mise en œuvre de l’état d’urgence. Le premier est un régime de base qui autorise les autorités administratives à restreindre la circulation, instituer des zones de protection ou de sécurité, à interdire une personne de séjour dans tout ou partie du département (article 5), à assigner des individus à résidence (articles 6 & 7), à décider de la fermeture de salles de spectacle, de débits de boissons, de lieux de réunion et de l’interdiction des réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre (article 8), à organiser la remise des armes et munitions correspondantes (article 9). Aux limitations de droits et libertés ainsi prévues par le régime de base, les autorités peuvent décider d’ajouter des limitations d’autres droits et libertés en activant le régime renforcé : des mesures supplémentaires peuvent être prises qui doivent faire l’objet d’une disposition expresse dans le texte instituant ou prorogeant l’état d’urgence afin que des perquisitions à domicile puissent être réalisées de jour comme de nuit sans intervention préalable du juge judiciaire (article 11, et afin que compétence soit transférée aux juridictions administratives aux fins de contrôle des mesures adoptées et appliquées au titre de l’état d’urgence (article 12).

Or, le fait de positionner le juge administratif comme juge des libertés pose problème, en ce que ce juge, encore marqué par l’habitus de la loi-écran – pour ne pas parler de sa déférence à l’égard la constitution-écran -, se contente d’exercer le contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation, au grand dam de la liberté des individus et de la sécurité du droit. Pourtant, plus les autorités ont de larges marges d’appréciation dans leurs interprétations des textes et dans l’exploitation de ces dernières, plus les contrôles exercés sur leurs actes et leurs actions doivent être serrés, détaillés, intenses, pointilleux, étendus. Plus le pouvoir s’offre des marges de manœuvre et s’organise des réductions des libertés, plus les citoyens doivent être vigilants. En temps de crise, sous l’empire d’un régime d’exception, le contrôle devrait être le plus approfondi et étendu possible, qui passerait au crible des exigences de la nécessité et de la proportionnalité toutes les mesures considérées.

Une utilisation faisant fi de la nécessité et de la proportionnalité

Des interrogations et des inquiétudes surgissent à l’examen des mesures qui ont été adoptées par les autorités administratives depuis la déclaration de l’état d’urgence le 14 novembre 2015, et qui ont été publiées par différents organes citoyens (Observatoire de l’état d’urgence du quotidien Le Monde, Observatoire des conséquences de l’état d’urgence sur les personnes étrangères du GISTI, Recensement des joies (ou pas) de l’état d’urgence en France de la Quadrature du net). Rappelons que les états d’exception ne doivent en principe être employés que lorsque le péril ne peut être jugulé au moyen des méthodes normales de fonctionnement des pouvoirs publics, et que les mesures prises au titre des états d’exception ne concernent que les motifs qui ont suscité l’instauration de ces derniers. N’en déplaise au Conseil d’Etat ! Celui-ci a montré une certaine indépendance à l’égard des principes essentiels du droit tout en manifestant une dépendance certaine à l’égard des contingences circonstancielles du politique, quand il a affirmé que les dispositions de l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence « de par leur lettre même » (Lauréline Fontaine, « La disparition. 5 petits mots et puis s’en vont… », Le Droit de la Fontaine, 10 01 2015), n’imposent pas qu’il y ait un rapport entre l’objet de la déclaration de l’état d’urgence et les motifs des décisions qui sont prises sur le fondement de cet état d’urgence (CE, Sect. 11 décembre 2015, n° 394989, 394990, 394991, 394992, 394993, 395002, 395009 ; Philippe Cossalter, « Le contrôle par le juge des référés de la légalité des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence », Revue Générale du Droit, 14 12 2016).

Peut-on estimer que les autorités administratives ont pleinement et réellement respecté les exigences afférentes au principe de nécessité quand elles ont assignés à résidence des militants écologistes en marge de la COP21, pénalisé le fait d’être piéton sur une portion de la RN 216 composant la rocade de Calais, ordonner perquisitions pour appréhender des personnes impliquées dans le trafic de drogue, faire évacuer des squats, interpeller des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière, vérifier des informations ? Les exemples sont foison. Quand bien même le principe de nécessité pourrait être dans certains cas considéré comme respecté, la question de proportionnalité des atteintes aux droits et libertés mises en œuvre à l’objectif poursuivi. Il convient de se demander d’abord si l’objectif, à l’aune duquel la proportionnalité est à évaluer, est celui de la lutte contre le terrorisme affiché par le visa des mesures renvoyant à l’état d’urgence, ou celui poursuivi par les autorités profitant des marges de manœuvre ouvertes par le régime de l’état d’urgence pour mener des actions normales de maintien de l’ordre. Il convient de s’interroger ensuite sur les perquisitions menées, qui ont été accompagnées de dommages physiques, matériels, moraux que certaines autorités se sont refusé à indemniser ; qui ont emporté des pratiques clairement illégales telles que le menottage préventif (le ministre de l’intérieur dans sa circulaire du 25 novembre 2015 a dû rappeler que celui-ci est strictement prohibé par l’article 803 du code de procédure pénale) ; qui ont parfois été opérées sans que soit établi un procès-verbal.

Les questions se posent, les questionnements s’imposent. Si l’état d’urgence provoque bien des atteintes aux droits et libertés, on est légitimement en droit de se demander si cela est justifié par le but poursuivi. Certes lutter contre le terrorisme est sans aucun doute légitime et nécessaire. Mais l’affirmation cède à l’interrogation voire à la négation sur le point de savoir si l’état d’urgence est l’outil le plus approprié pour lutter contre le terrorisme.

Adéquation de l’état d’urgence
au péril qu’il prétend gérer ?

Une méthode de lutte contre le terrorisme sujette à caution

L’examen de la situation actuelle se révèle saisissant : un état d’urgence qui emporte des restrictions des droits et des libertés, sans être accompagné d’un renforcement proportionnel des garanties offertes aux individus affectés par les mesures prises au titre de ce régime d’exception, et des contrôles exercés par les autorités juridictionnelles et politiques sur les utilisations faites par les autorités administratives de ce régime d’exception ; un état d’urgence qui emporte des restrictions des droits et des libertés, afin de mener une lutte efficace contre le terrorisme sans que l’adéquation entre le moyen employé et l’objectif poursuivi soit démontrée. Les questions sont pertinentes ; les réponses cinglantes. L’état d’urgence est-il le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme ? Non. Le recours à l’état d’urgence pour juguler la menace terroriste est-il justifié ? Non. Les caractères de l’état d’urgence sont-ils en cohérence avec les caractéristiques de la menace terroriste à endiguer ? Non. Est-il raisonnable d’employer un mécanisme qui doit être limité et temporaire pour affronter une menace générale et permanente ? Non. Les dérives bien connues du recours à un état d’exception sont-elles clairement empêchées ? Non. La propension à rendre permanents des dispositifs exceptionnels soit en les prorogeant soit en les insérant dans le droit commun est-elle efficacement prévenue ? Non.

Ces réponses négatives s’expliquent simplement. D’abord, le mode normal de fonctionnement des pouvoirs publics aurait suffi à concevoir et à appliquer les mesures rendues nécessaires par la situation de risque engendrée par les attaques terroristes, dans la mesure où la France s’est dotée depuis 1986 d’un arsenal juridique plus que conséquent : le recours à l’état d’urgence apparaît par là même inutile. Ensuite, le caractère perdurant et latent d’une menace terroriste globale et indéterminée aurait exigé une réponse des autorités qui soit inscrite dans le temps long, ce qui cadre bien mal avec les caractéristiques propres des états d’exception dont l’usage et les impacts devraient par définition être temporaires : le recours à l’état d’urgence semble ainsi inconséquent. Enfin, les réductions des droits et libertés instaurées en cette période de crise au titre du dispositif d’exception devraient cesser dès le péril jugulé, dès l’extrême gravité des circonstances endiguée, ce qui n’est pas le cas ainsi qu’il ressort des projets de loi à l’examen, notamment du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité de la procédure pénale : le recours à l’état d’urgence s’avère donc des plus inquiétants.

Un arsenal juridique suffisant pour lutter contre le terrorisme

La question se pose en effet de l’emploi d’un régime extraordinaire avec pour objectif de lutter contre le terrorisme, alors même que notre ordre juridique interne s’est pourvu au fil des années d’un véritable arsenal anti-terroriste. Quelque 16 lois ont été adoptées depuis 1986 qui, les unes après les autres, sont venues directement renforcer les pouvoirs reconnus aux autorités au nom de la lutte contre le terrorisme : elles ont concouru à allonger la liste des infractions terroristes, instaurer la déchéance de la nationalité, étendre les autorisations de saisies et perquisitions, alourdir les peines, prolonger les délais de prescription, renforcer le recours à la surveillance, accentuer les obligations de conservation et de transmission des données par les opérateurs. Doivent ainsi être citées la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 86-1322 du 30 décembre 1986 modifiant le code de procédure pénale et complétant la loi 861020 du 09-09-1986 relative à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique ; la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur ; la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative ; la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; la loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996 relative à la détention provisoire et aux perquisitions de nuit en matière de terrorisme ; la loi n° 97-1273 du 29 décembre 1997 tendant à faciliter le jugement des actes de terrorisme ; la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne ; la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ; la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers ; la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ; la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

Or à un tel arsenal, on ne peut plus fourni on en conviendra, vont venir s’adjoindre les dispositions de projets normatifs à l’examen : légalisation de la surveillance des communications internationales ; interconnexion globale de tous les fichiers ; élargissement des possibilités de vidéosurveillance dans les lieux publics avec un allègement des procédures d’obtention de l’autorisation préfectorale après avis de la CNIL ; installation systématique d’une balise GPS dans tous les véhicules loués ; doublement de la durée de conservation des données de connexion de 1 à 2 ans (voir CJUE, Grande Chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd & Michael Seitlinger e.a., affaires jointes C-293/12 & C-594/12 ; Marie-Laure Basilien-Gainche, « Une prohibition européenne claire de la surveillance électronique de masse », in Revue des droits de l’homme, 14 mai 2014, url : http://revdh.revues.org/746) ; déploiement sans autorisation préalable du juge des IMSI catcher, fausses antennes relais qui se font passer pour un réseau légitime auprès des téléphones détectés dans son spectre, et qui peuvent alors aspirer les données qui y transitent ; Garde à vue portée à 8 jours (contre 6 actuellement) en matière de terrorisme ; pose de microphones au domicile dès l’enquête de préliminaire. Quoi qu’il en soit, il semble que l’instauration de l’état d’urgence n’ait guère ajouté d’instruments à la disposition des autorités publiques ; il s’est contenté de réduire les contrôles exercés sur leur emploi et par conséquent les garanties offertes contre les dérives.

Une inscription de la menace terroriste dans le temps long

Recourir à l’état d’urgence en vue de mener la lutte contre le terrorisme peut paraître non seulement inutile, mais encore inconséquent. En effet, l’état d’urgence est un régime exceptionnel : exceptionnel quant aux circonstances qui conduisent à sa déclaration ; exceptionnel quant à la durée nécessairement limitée de son usage ; exceptionnel quant aux réductions des libertés qui doivent être strictement nécessaires et proportionnées à l’atteinte de l’objectif qui a motivé l’instauration de l’état d’urgence. Ainsi, pour qu’un état d’exception puisse être instauré, plusieurs exigences sont à satisfaire concernant le péril pouvant justifier son déclenchement : 1) le péril doit présenter un caractère de certitude dans sa nature, le seul élément d’incertitude étant le moment auquel il se produira ; 2) le péril doit être d’une intensité et d’une nature si particulière que le fonctionnement normal des pouvoirs publics n’est pas à même de l’endiguer. Or, le terrorisme est un phénomène qui n’est pas exceptionnel si l’on porte un regard non sur le territoire français mais sur la région méditerranéenne, non sur le temps court mais sur la période longue qui s’est ouverte le 9 septembre 2001 avec les attentats ayant touchés les Etats-Unis (il serait même assez cohérent de remonter encore dans le temps pour tenir compte des projets et actions terroristes de groupes se proclamant de l’islam radical, à l’instar du Groupe Islamique Armé apparu dans les années 1991 en Algérie).

Le phénomène criminel en cause est manifestement étendu dans l’espace et voué à durer dans le temps. La menace terroriste est devenue la norme. Les autorités françaises le reconnaissent elles-mêmes dans la lettre adressée le 24 novembre 2015 au Conseil de l’Europe pour l’informer de son usage de la possibilité de déroger  aux droits et libertés protégés par la Convention au titre de l’article 5 de cette dernière : « la menace terroriste en France revêt un caractère durable, au vu des indications des services de renseignement et du contexte international » (nous soulignons). Le hiatus se fait clairement jour entre une menace constante et latente, et une méthode de gestion de la menace devant donc être générale et permanente qui s’appuie sur un dispositif qui par définition devrait être circonscrit et temporaire. Toutefois, on ne peut que relever le caractère vague et flou du dispositif de l’état d’urgence tel que prévu par notre droit positif : le dispositif semble préventif puisqu’il peut être activé « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », en cas de dangers qui ne sont pas encore réalisés et contre lesquels il convient de se prémunir. Le Conseil d’Etat le confirme bien, dans l’ordonnance du juge des référés rendue le 9 décembre 2005 (n° 287777) : il rappelle « l’impératif de prévention inhérent à tout régime de police administrative » pour admettre le maintien de l’état d’urgence, alors même que les troubles à l’ordre public qui ont justifié sa mise en œuvre se soient réduits, dès lors qu’existe « l’éventualité de leur recrudescence ». Pourtant, autoriser ainsi le maintien du régime d’exception de manière indéfinie à raison de la persistance du risque terroriste constitue une contradiction par essence.

Un régime exceptionnel s’insinuant dans la légalité normale

L’état d’urgence ne peut être que limité de manière temporelle, spatiale et substantielle, ce qui ne saurait satisfaire aux exigences imposées par la nature et les caractères du péril terroriste à gérer. Un dispositif juridique qui a pour objectif de faire réellement face à une telle menace terroriste suppose de s’inscrire également dans la durée. Or, le Premier Ministre, le 22 janvier 2016 sur l’antenne de la BBC, a reconnu explicitement cette nécessité d’un dispositif de lutte contre le terrorisme inscrit dans la durée, et a exprimé conséquemment son intention de faire prolonger l’état d’urgence « jusqu’à ce que Daesch soit éradiqué ». La chose est entendue : il est admis que le régime exceptionnel devienne normal. Pourtant, on ne saurait accepter que les réductions des libertés instaurées au titre de l’état d’exception intègrent dans le mode normal de fonctionnement des pouvoirs publics, faisant de l’exception la norme. Or tel est bien ce qui ressort du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité de la procédure pénale qui a été présenté en conseil des ministres le 3 février 2016 (nous renvoyons à l’analyse faite de ce projet de loi par le Professeur Yves Mayaud à paraître chez LexisNexis). Le Défenseur des droits n’a d’ailleurs pas manqué de manifester son inquiétude devant « ce qui ressemble fort à un état d’urgence glissant, un régime d’exception durable » (Jacques Toubon, « On entre dans l’ère des suspects », Le Monde, 4 02 2016).

En répondant à la menace terroriste par des mesures sécuritaires, une dynamique en défaveur des droits et libertés se développe qui, loin protéger et conforter l’entité étatique et la communauté politique, fragilise et lamine ses principes fondamentaux. On ne peut en effet oublier ce que la théorie juridique et l’histoire constitutionnelle nous ont appris des détournements des régimes d’exception. Le mécanisme qui s’enclenche est pervers : face à un criminel considéré comme un ennemi, le garant des libertés devient un combattant, le garde devient le guerrier qui voit en toute personne un ennemi et qui oublie sa mission de sentinelle des droits et libertés. Reste à espérer qu’un contre-pouvoir vienne enrayer une telle dérive : le juge judiciaire est mis hors-jeu, le juge constitutionnel n’en est pas un, le juge administratif s’adonne à la complaisance et à la connivence. Ne resterait-il donc que le juge européen pour protéger nos libertés ? Et de vous inviter à méditer ces propos de Benjamin Constant : « les gouvernants sont ces sentinelles, placées par les individus, qui s’associent précisément pour que rien ne trouble leurs repos, ne gêne leur activité » ; mais, s’ils outrepassent cette fonction, « s’ils vont plus loin, ils deviennent eux-mêmes cause de trouble et de gêne » (Principes applicables à tous les gouvernements, Droz, Genève, p. 384).

La contribution exposée ci-dessus est issue d’une intervention présentée, à titre de propos introductifs, lors de la conférence ‘Liberté ou Sécurité : Faut-il Choisir ?’ qui a été organisée par le Barreau de Lyon le 29 février 2016 et qui a été accueillie à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 53.

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Le point de vue d’un président d’Université (interview)

par M. le pr. Bruno SIRE,
président de l’Université Toulouse 1 Capitole

Le point de vue
d’un président d’Université
(interview)

Art. 39. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

BS : Il s’agit – essentiellement et concrètement – pour sa dimension pratique au sein de l’Université Toulouse 1 Capitole d’une procédure administrative qui revient à pratiquer des contrôles sur les déplacements des personnes.

JDA : Quel a été l’impact de l’état d’urgence sur votre activité professionnelle ?

BS : Nous avons mis en place un contrôle réel sur la fréquentation des sites universitaires (les trois sites toulousains, bien sûr, de l’Arsenal, de la Manufacture et des anciennes Facultés mais aussi pour le site de Rodez). Ce contrôle consiste essentiellement à faire vérifier les cartes des étudiants et des personnels par des vigiles avant toute entrée dans l’établissement et à réaliser, ponctuellement, des contrôles de sacs.

JDA : Quelle est, selon vous, l’utilité de ce contrôle ?

BS : Très clairement, la portée de ce contrôle de sécurité est avant tout d’ordre « symbolique ». Il n’est ni absolu ni réel en tout point. En ce sens, personne ne se fait d’illusion quant au fait qu’une « bande organisée » et déterminée puisse venir agir dans un lieu universitaire sans que nous puissions l’en empêcher. Partant, et avec une médiatisation assurée, elle arriverait à ses fins même avec des vigiles aguerris.

Toutefois, hors l’hypothèse précédente contre laquelle on ne pourrait pas grand-chose, ce contrôle dépasse la seule symbolique et devient matériel et réel et ce, à double titre. En effet, non seulement il permet de rassurer la communauté universitaire (par une présence effective) et, surtout, il dissuade les éventuels « loups solitaires » qui chercheraient à troubler l’ordre public.

JDA : Avez-vous eu des retours positifs comme négatifs ?

BS : Nous avons eu des retours plutôt favorables immédiatement après la mise en place de ce dispositif. Certains, à l’inverse, ont estimé et estiment que cela serait trop, voire inutile.

Je partage en l’occurrence ces deux avis mais l’état d’urgence ayant été prorogé, nous ne pouvons mettre fin à ces contrôles dans l’immédiat. A maxima, il faut attendre la fin du mois de mai. A priori, nous allons réduire progressivement ledit dispositif de contrôle mais nous le maintiendrons jusqu’à la fin des examens. Nous allons par suite procéder à une sécurisation du site, avec une restauration des clôtures et une gestion de l’accès à certaines issues par un dispositif de caméras avec un « PC sécurité » destiné à verrouiller / déverrouiller les accès en fonction des besoins potentiels.

Le campus – en plein cœur de ville – est en effet trop ouvert aux quatre vents et à tous types d’individus, y compris les plus mal intentionnés. Il semble temps d’y mettre un terme.

En ce cens, l’Université n’a pas reçu d’ordre préfectoral, rectoral ou ministériel mais c’est sur les conseils appuyés de la préfecture (qui a vu l’Université comme étant une cible potentielle des terroristes) que le dispositif de sécurité a été entrepris et continuera même s’il a un coût non négligeable.

JDA : L’état d’urgence vous a-t-il empêché d’agir ?

BS : Il aura précisément permis de procéder à une réflexion d’ensemble sur la sécurisation du site, et d’accélérer les procédures en cours pour obtenir les permis (qui trainaient) et engager concrètement les travaux. La volonté de l’Université Toulouse 1 Capitole est de faire comprendre qu’un campus universitaire n’est pas un jardin public, dans lequel toute personne étrangère à la communauté universitaire pourrait accéder librement.

Certes, il y a bien un événement qui a été annulé et empêché mais cela demeure anecdotique. En effet, le seul événement directement annulé en raison de ce dispositif de sécurité a été le gala universitaire qui attendait 800 personnes mais nous avons maintenu, en revanche, les journées portes ouvertes.

JDA : Avez-vous des regrets ou des satisfactions ?

BS : On peut et pourra évidemment toujours mieux faire, mais il était, en l’occurrence, indispensable d’agir et de faire quelque chose en raison de la forte inquiétude et de l’attente des gens à Paris d’une part mais aussi en province, comme à Toulouse.

Il existait une attente réelle de la communauté universitaire et des concitoyens. Un véritable traumatisme auquel les administrateurs se devaient de répondre.

JDA : Ne vous sentez-vous pas isolé par rapports aux autres Universités de province qui n’ont pas forcément mis en place un tel dispositif de sécurité ?

BS : Il est manifeste que certains campus sont à ce jour dans l’impossibilité technique de mettre en place un dispositif de sécurité en raison de leur configuration spatiale. A Toulouse, c’est par exemple le cas de l’Université Paul Sabatier. A l’Université Jean Jaurès, ils ont mis en place un dispositif de contrôle tournant avec des vigiles et des chiens. Quant à nous, à UT1, nous sommes dans une situation particulière, avec un site en centre ville, exposé à la délinquance, et une université de renom qu’il convient de protéger.

JDA : Y-a-t-il un évènement marquant qui vous a conforté ou au contraire dissuadé de poursuivre ce dispositif de sécurité ?

BS : Ce qui m’a conforté dans l’idée de sécuriser le site d’UT1, c’est la visite des Universités parisiennes qui ont, toutes, adopté un tel dispositif. C’était originellement mon angoisse : ne pas avoir à me dire « j’aurais dû le faire et je ne l’ai pas fait » car il eut été inconscient de ne rien faire. Nous sommes en effet aujourd’hui confrontés à une tension permanente en raison d’une part de la guerre contre le terrorisme dans laquelle s’est engagée la France, d’autre part d’une vague d’immigration sans précédent en Europe qu’il nous faut savoir gérer.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 39.

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Le point de vue d’un doyen de Faculté de Droit (interview)

par M. le pr. Hugues KENFACK,
doyen de la Faculté de Droit de l’Université Toulouse 1 Capitole

Le point de vue d’un doyen
de Faculté de Droit
(interview)

Art. 40. JDA : Qu’est ce que l’état d’urgence pour vous ?

HK : Selon notre droit, l’état d’urgence est un régime de crise fixé par la loi du 3 avril 1955 plusieurs fois modifiée. Il est déclaré « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Cet état d’urgence renforce les pouvoirs de l’administration pour restreindre certaines libertés. Il permet au ministre de l’intérieur et aux préfets de prendre des mesures limitatives de la libre circulation des personnes et des véhicules en créant des zones de sécurité dans lesquelles le séjour de certaines personnes est réglementé voire interdit ; de prendre des mesures d’assignation à résidence accompagnées d’obligation de se présenter à la police et à la gendarmerie, de confiscation des documents d’identité, de port de bracelet électronique ; de dissoudre des associations ou groupements de fait ; de procéder à des perquisitions de jour comme de nuit ; de saisir des armes ; de fermer des débits de boisson et des salles de spectacles.

Pour moi, tant au regard de la loi que des six cas d’application (dans les quatre départements d’Algérie du 3 avril au 1er décembre 1955 ; en France métropolitaine du 17 mai au 1er juin 1958, du 23 avril 1961 au 24 octobre 1962 ; en Nouvelle Calédonie du 12 janvier au 30 juin 1985 ; à nouveau en métropole du 8 novembre 2005 au 4 janvier 2006, et du 14 novembre 2015 au 26 mai 2016, sous réserve d’une nouvelle prorogation dans ce dernier cas), l’état d’urgence est à la fois une période exceptionnelle pendant laquelle la Nation est en grave danger et un état particulier de menace contre la démocratie et l’État de droit.

Cette situation exceptionnelle nécessite l’adoption de mesures qui limitent certains droits et libertés afin de sauvegarder l’essentiel de la démocratie et l’État de droit.

C’est une situation paradoxale dans laquelle la sauvegarde des valeurs démocratiques et de l’État de droit implique des limitations exceptionnelles de certaines libertés. Il y a donc une articulation indispensable entre les libertés nécessaires à la vie en société et les limitations de liberté qui préservent ce mode de vie.

JDA : Concrètement, quel est l’impact sur votre pratique professionnelle.

HK : En raison de l’état d’urgence, l’Université a été obligée de prendre des mesures de restriction liées à l’entrée et à la circulation des personnes dans ses locaux et au stationnement sur son parking.

Ces mesures sont nécessaires pour assurer la sécurité des acteurs de la vie universitaire (enseignants, personnels administratifs, étudiants…) et des usagers. Cela n’est pas contestable. Mais encore faut-il qu’il y ait une proportionnalité entre les limitations d’accès, les « privations » de liberté et les mesures de sécurité, entre l’objectif visé et l’efficacité.

Or, la Faculté de droit et l’Université sont par essence ouvertes sur la ville. La Faculté a de nombreux partenariats avec le monde socio-économique, en vue d’assurer l’insertion professionnelle de ses étudiants. Dans le contexte actuel, il est très difficile d’articuler ce partenariat nécessitant la présence de nombreux praticiens du droit dans nos murs, notamment pour assurer les cours en Master, et les mesures actuelles de sécurité.

Les difficultés de mise en œuvre, qui obligent parfois à mobiliser non seulement les collaborateurs du doyen, ses collègues ou le doyen lui-même pour éviter qu’une personnalité importante ne soit bloquée à l’entrée de l’université par des agents de sécurité – qui font un travail très difficile et qu’il convient de remercier – posent des questions. La Faculté et l’Université ont toujours été ouvertes sur la société et le seront toujours. Les restrictions, justifiées, doivent être limitées et la ligne rouge est leur efficacité.

Les mesures actuelles ont un impact important sur la réception de praticiens au sein de l’Université car il n’est pas possible de limiter cet accès aux seules personnes ayant prévenu de leur arrivée. Une visite de courtoisie d’un conseiller de la Cour de cassation doit-elle forcément et nécessairement être prévue à l’avance ? Comment justifier qu’un notaire venant à l’Université pour échanger son expérience avec des étudiants ne puisse le faire sans une organisation préalable ? Comment recevoir dans les amphis les très nombreux lycéens qui veulent découvrir le droit et qui, parfois sans aucune autorisation venaient avec leurs parents suivre des cours en amphi ? Heureusement que les mesures sont parfois appliquées avec mesure.

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps normal ?

HK : Les réponses à cette question se trouvent en filigrane dans celles de la précédente question.

JDA : Quel en est l’exemple le plus marquant ?

HK : Un incident survenu entre un chargé de TD et un agent de sécurité me vient en mémoire. J’ai été obligé par exemple de jouer, en tant que doyen, le rôle de médiateur à la suite de cet incident entre un jeune docteur de la Faculté de droit de l’Université Toulouse Capitole et un agent de sécurité, le premier menaçant de porter plainte contre le second. J’ai avant tout voulu éviter une crispation entre deux personnes qui œuvrent, chacune à son niveau, à la bonne marche de la Faculté, le premier, par des enseignements de qualité et le second, par la sécurité des acteurs de la vie universitaire. Or, si le premier est empêché, pour des raisons de sécurité, d’avoir accès à l’Université par le second, qui ne fait que son travail, les étudiants sont privés d’une séance de travaux dirigés, ce qui a un impact sur leur formation.

En conclusion, des mesures nécessaires de restrictions de liberté doivent être proportionnées aux objectifs recherchés et à leur efficacité. Il est impératif de limiter l’état d’urgence dans le temps et dans l’espace. Ma conviction profonde est que la Faculté et l’Université sont synonymes de liberté, d’ouverture, même si une certaine sécurité doit être garantie. Il n’est pas envisageable d’en faire un espace clos.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 40.

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A l’école de l’état d’urgence

par Mme le pr. Geneviève KOUBI
Professeur de droit public – Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
Membre du CERSA (Paris II – CNRS)

A l’école de l’état d’urgence

Art. 35. Par-delà les interrogations générales sur la déclaration de l’état d’urgence et sa double prorogation par le Parlement – contestable – en novembre 2015 et en février 2016, la mise en perspective de leurs retentissements dans la vie professionnelle, sociale ou domestique, ne saurait se limiter aux « administrateur, magistrat, avocat, policier, administré ». Les fonctionnaires civils et agents des services publics, outre les policiers, sont aussi concernés ; plus encore, ils sont aux premières loges tant c’est sur eux que repose l’accomplissement des gammes sécuritaires. Or, cet exercice relève de l’acrobatie dans le secteur éducatif à peine s’achevait la célébration du 110e anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État exposée dans une circulaire n° 2015-182 du 28 octobre 2015. Les formulations de cette circulaire résonnent alors étrangement sous l’emprise d’un état d’urgence fomentateur d’exclusions et de discriminations : « Cet anniversaire fournit plus que jamais l’occasion d’une pédagogie de la laïcité, principe fondateur de notre École et de notre République, ainsi que des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui lui sont étroitement liées et que l’École a pour mission de transmettre et de faire partager aux élèves. »

« La prolongation de l’état d’urgence et le maintien du plan Vigipirate au niveau « alerte attentat » en Île-de-France et vigilance renforcée sur le reste du territoire imposent des mesures particulières de vigilance vis-à-vis des établissements scolaires, sous l’autorité des préfets de département et des recteurs d’académie », annonce la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires après les attentats du 13 novembre 2015.

Pour autant, la panoplie des consignes de sécurité applicables dans les établissements relevant du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ne s’est pas fondamentalement enrichie depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence. Seul un renforcement des mesures alignées sur les composantes de « l’alerte attentats » du plan vigipirate a pu être pensé, au grand dam des membres de la communauté éducative. Car les conséquences de l’amplification des quadrillages et des contrôles relevant d’une partition anxiogène – assumée sous la désignation d’un « contexte actuel de menace terroriste » (énoncé au titre des mesures complémentaires de sécurité dans les écoles et établissements scolaires dans un communiqué du ministère du 17 décembre 2015) – et préconisant une coopération intensifiée entre action d’éducation et activité de police, ont pu déteindre sur les comportements des élèves, sur les enseignements comme sur les conditions et les relations de travail.

L’école, un temps considérée comme un « sanctuaire », se transforme peu à peu en un établissement carcéral pour assurer de son accès (accueil à l’entrée ; contrôle visuel des sacs effectué ; fouille éventuelle ; identité des personnes étrangères à l’établissement, dont les parents d’élèves, systématiquement vérifiée) et en un établissement sensible, au sens de la nécessaire sauvegarde des installations et de l’indispensable protection des personnes (exercices de sécurité : évacuation et mise à l’abri ou confinement, notamment en application du plan particulier de mise en sûreté détaillé dans la circulaire n° 2015-205 du 25 novembre 2015 qui lui est relative ; signalement des objets ou comportements suspects). Les notes de service dans ces établissement s’affichent et s’empilent en reprenant les formulations des circulaires ministérielles afin de mobiliser les fonctionnaires et agents publics autour d’un même impératif : la sécurité plutôt que la sûreté. Aux termes de la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires, « les équipes éducatives, les équipes mobiles de sécurité de l’éducation nationale, les collectivités et les services de police ou de gendarmerie doivent se coordonner en lien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école pour mettre en place un système de vigilance accrue. » Sont donc aussi interpellées les collectivités territoriales pour la mise en place de systèmes de vidéosurveillance ou vidéoprotection, les espaces éducatifs étant considérés comme vulnérables : « Dans les villes de plus de 50 000 habitants, les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements, associant les communes et les polices municipales, destinés à renforcer la surveillance de la voie publique et des abords immédiats des établissements ainsi que les patrouilles devront être arrêtés ou mis à jour (…). Ceux-ci devront tenir compte des horaires spécifiques et des flux ou zones de rassemblement important (ramassage scolaire, déplacement vers la restauration ou vers les plateaux sportifs extérieurs à l’établissement ou à l’école) ». Même si ces injonctions ont fait l’objet de mises à jour, parfois dans des circulaires non référencées sur le site officiel des circulaires et instructions applicables, leurs inflexions martiales subsistent et continuent de peser tant sur les activités pédagogiques que sur les conditions de travail des enseignants comme des élèves.

Les abords des écoles, collèges et lycées font alors l’objet d’une vigilance spécifique dans la mesure où il s’agirait d’éviter « tout attroupement », envisagé sous l’expression managériale de la « gestion des flux d’élèves et des entrées et sorties des établissements ». L’affluence étant considérée comme « préjudiciable à la sécurité des élèves », la difficulté demeure de son application pratique à l’heure de la rentrée des cours comme lors des temps de pause ou de récréation. Les quelques recommandations diffusées par le ministère s’appesantissent sur cette crainte de l’attroupement sur la voie publique – préfigurateur de manifestations -, jusqu’à solliciter des assouplissements des « horaires d’entrées et de sorties pour mieux contrôler les flux d’élèves ». Elles sont, d’une part, d’aménager des zones spécifiques dans les espaces extérieurs au sein des lycées pour empêcher la sortie des élèves sur la voie publique entre deux cours – sans lever l’interdiction de fumer -, et, d’autre part, à l’école primaire, de faire circuler rapidement les personnes accompagnant les enfants, à l’entrée comme à la sortie. Les voyages scolaires, un temps suspendus puis de nouveau autorisés dès décembre 2015, s’organisent et se réalisent sous surveillance, l’autorité académique pouvant, « en lien avec les préfets (…), interdire un voyage si les conditions de sécurité ne sont pas remplies », les « lieux hautement touristiques » devant être soigneusement contournés (circ. n° 2015-206 du 25 nov. 2015). Une telle consigne limite considérablement l’intérêt pédagogique de tels déplacements, la connaissance de ces lieux relevant aussi des formes d’apprentissage de la citoyenneté au moins par l’approche visuelle des arts et des monuments.

La perspective paraît tout autre pour ce qui concerne les universités – en ce qu’elles pourraient être un foyer de contestations, voire de rebellions. C’est dans la circulaire n° 2015-211 du 4 décembre 2015 que sont envisagées les mesures de sécurité applicables dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche après les attentats du 13 novembre 2015. Or, justement, alors que pour les écoles, collèges et lycées, la référence à l’état d’urgence demeure libellée en termes d’actes juridiques (déclaration, prorogation), pour les établissements universitaires, les compétences administratives qui s’ensuivent se trouvent être révélées : « L’état d’urgence actuellement en vigueur permet au préfet de restreindre la liberté de circulation, instaurer des zones de protection particulières, réquisitionner des personnes ou des moyens privés, interdire certaines réunions publiques ou fermer provisoirement certains lieux de réunions et autoriser des perquisitions administratives en présence d’un officier de police judiciaire ». Ainsi, outre les empêchements actés envers certaines réunions d’associations étudiantes, quelques rencontres scientifiques sont annulées au regard des thèmes sensibles qu’elles pourraient envisager, notamment en rapport avec les relations internationales. Est, par exemple, de moins en moins abordée dans ces cénacles universitaires, au prétexte d’un risque de troubles à l’ordre public, l’étude des problématiques discriminatoires ou minoritaires dans les États accablés par des actions terroristes ou impliqués dans la lutte contre le terrorisme.

En sus des consignes générales de sécurité, comme la configuration parfois éclatée en multi-sites ébranle l’implantation des caméras de vidéosurveillance, cette circulaire situe en annexe les articles L. 223-1 à L. 223-5 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire les dispositions pour la mise en place de la vidéoprotection. Plus encore, c’est dans ce cadre que surgit, à la suite de l’appel aux « attitudes de vigilance » de la part des étudiants, des personnels, et surtout de ceux « logés sur site par nécessité absolue de service », la mention du « numéro vert 0800 005 696, plate-forme de signalement de signaux de radicalisation »…

Et commence l’ère de la suspicion, instigatrice d’exclusions parmi les étudiant-e-s et génératrice d’auto-censure pour les enseignants tant se profile la crainte de la diffraction de leurs dires…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 35.

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