Art. 21. Après les attentats terroristes qui ont ensanglanté Paris en faisant cent trente morts et plus de quatre cents blessés, la France vit – pour la sixième fois sous la Vème République – sous le régime – déclaré par le gouvernement – de l’état d’urgence et ce, depuis le 14 novembre 2015. Cet état exceptionnel a même été prolongé jusqu’au 26 mai 2016. Après les attentats qui ont frappé Bruxelles le 22 mars 2016 avec trente-deux morts et plus de trois cents blessés et dont les auteurs sont manifestement liés avec les attentats de Paris, il n’est pas impossible que l’état d’urgence soit même à nouveau prolongé d’autant que la France organise, en juin 2016, l’Euro de football.
Pour protéger la Nation contre la menace terroriste, l’« état de guerre », invoqué par le président Hollande, a permis de mettre en œuvre un dispositif exceptionnel renforçant – notamment – les pouvoirs des autorités administratives. L’état d’urgence donne en effet à l’administration des pouvoirs exceptionnels lui permettant de limiter certains droits et libertés afin de faciliter les actions nécessaires à la résolution de la crise qui frappe le pays. L’attribution de tels pouvoirs à l’administration peut alors rassurer les citoyens mais elle peut aussi inquiéter. Ce double sentiment – contradictoire – s’est exprimé et s’exprime encore aujourd’hui. Faut-il alors se féliciter de la prolongation de l’état d’urgence au nom d’un principe de sécurité ou s’en inquiéter au nom des libertés ?
Pour tenter de permettre à chacun(e) de se faire sa propre opinion, le Journal du Droit Administratif vous propose en ligne – et en accès libre – son premier « dossier mis à la portée de tout le monde » renouant ainsi – au passage – avec une tradition d’explication(s) et d’implication(s) citoyennes (et pour certains de nos contributeurs parfois même militantes) comme l’avait initiée les deux fondateurs de ce premier Journal et média consacré à l’étude et à le mise en avant du droit administratif : les toulousains praticiens et théoriciens du droit public : Adolphe Chauveau & Anselme Batbie.
Périodiquement et au moins à deux reprises par année civile, le Journal du Droit Administratif s’est effectivement donné pour mission et pour ambition de présenter – sur son site Internet dans un premier temps – deux dossiers d’actualité(s) marquant le droit administratif (notamment et pour l’instant principalement français). Le choix d’un premier dossier inaugural sur l’état d’urgence s’est alors imposé aux membres de nos comité de soutien et comité scientifique et de rédaction comme une évidence.
Les textes ici rassemblés par les pr. Andriantsimbazovina & Touzeil-Divina ainsi que par Mme Julia Schmitz & Maître Francos ont tous été sélectionnés après un appel à publication(s). Ils témoignent – par l’ensemble ainsi créé – de la diversité des approches possibles du sujet étudié.
Ainsi, le lecteur trouvera-t-il des explications sur l’état d’urgence vu sous différents angles : juridique, historique, comparé. Il y lira aussi des développements intéressant le fonctionnement même de l’état d’urgence au cœur de l’administration ainsi que des témoignages sur les répercussions de l’état d’urgence sur la vie professionnelle de différents acteurs du droit administratif, de la ou même des magistrature(s), de l’Université ou encore de la société civile.
Notre « dossier spécial » comporte ainsi des points de vue parfois très différents mais c’est ce qui en fait sa richesse. Les auteurs ont tous cherché à être le plus pédagogique possible en quittant parfois les canons académiques habituels pour servir l’objectif du Journal du Droit Administratif : tenter de se mettre « à la portée de tout le monde ».
En outre, fidèle à ses comités et à ses objectifs initiaux de fondation (en 1853) et de refondation (en 2015), notre Journal n’est pas constitué que d’universitaires spécialisés en droit public. Bien au contraire, il rassemble, outre des enseignants-chercheurs en droit public (droit administratif, droit constitutionnel, droits comparés, sociologie du Droit & sciences politiques, etc.), des administrateurs (sous-préfet, directeurs d’administrations publiques à l’instar d’une Université), des magistrats (judiciaire et administratif), des avocats ainsi – ce qui est très rare sur ces questions sensibles – que le point de vue d’une députée, représentante de la Nation.
Concrètement, ce sont ici et ainsi plus de trente contributeurs qui ont répondu à notre appel. Qu’ils en soient tous et toutes très chaleureusement remercié(e)s.
La tâche n’était pourtant pas évidente car la déclaration de l’état d’urgence, et sa prorogation, a provoqué un emballement à la fois normatif (adoption d’une nouvelle loi de lutte contre le terrorisme le 22 mars 2016 ; soumission au Parlement d’un nouveau projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme le 03 février 2016 et d’un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation visant à inscrire dans la constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité le 23 décembre 2015, retiré par le gouvernement le 30 mars 2016), mais aussi médiatique (pétitions, réunions, manifestations) et juridictionnel (le juge administratif a été saisi à de multiples reprises par des requêtes visant à contester les mesures prises sous l’état d’urgence).
Cette situation exceptionnelle a également provoqué un débat politique et citoyen de grande ampleur auquel le Journal du Droit Administratif se devait de prendre part en raison, d’une part, de l’impact de l’état d’urgence sur le droit administratif, et d’autre part, des paradoxes qu’il soulève, invitant ainsi à la réflexion collective.
L’état d’urgence est en effet un « régime civil de crise » conférant aux autorités administratives des pouvoirs renforcés. Créé dans le contexte particulier de la guerre d’Algérie par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, ce régime permet au gouvernement de mettre en œuvre des pouvoirs exceptionnels « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Il met ainsi en évidence les principaux fondements du droit administratif que sont l’ordre public (et notamment la sécurité publique) ainsi que la puissance publique au détriment – peut-être – de la notion – pourtant cardinale – de service public.
Le régime de l’état d’urgence soulève par ailleurs de nombreux questionnements relatifs aux enjeux et au fonctionnement de notre Etat de droit. L’état d’urgence désigne en effet une situation exceptionnelle par rapport à l’exercice normal des pouvoirs publics (l’exception caractérisant à la fois la situation visée et le pouvoir à mettre en œuvre). A priori, l’état d’urgence est un état d’exception destiné à prendre fin rapidement. Toutefois, ceci soulève une contradiction car si le terme d’état, stare implique la stabilité et la durée, celui d’urgence, urgens, implique l’instabilité et le provisoire. Cela nous invite conséquemment à réfléchir sur la conciliation possible entre l’état d’urgence et l’Etat de droit qui suppose un fonctionnement normal, régulier et durable des pouvoirs.
Cette contradiction est encore aggravée par l’idée d’un état d’urgence qui deviendrait « permanent ». L’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015 a été prorogé par deux lois successives (Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions; Loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence) jusqu’au 26 mai 2016 et sur l’ensemble du territoire national. C’est la première fois qu’il est déclaré pour une durée si longue et sur un périmètre aussi étendu. Or si l’état d’urgence est en principe une mesure exceptionnelle, un dispositif de crise transitoire, ne peut-on considérer qu’il devient progressivement dans les démocraties modernes, un « paradigme de gouvernement » qui tend à se pérenniser, l’exception devenant la règle? (Georgio Agamben, Homo sacer. L’Etat d’exception, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003, p. 19).
Autre paradoxe, l’état d’urgence, comme tout régime d’exception, est fondé sur l’idée de nécessité. Il suppose la protection de la démocratie et des libertés par une nécessaire atteinte à celles-ci, opposant alors liberté et sécurité.
Face à ces nombreuses questions, ce premier dossier spécial du Journal du Droit Administratif vise à expliquer ce qu’est véritablement l’état d’urgence, en présentant son contexte historique d’élaboration et de mise en œuvre (Rémi Barrué-Belou, Jacques Viguier) et sa spécificité (Florence Crouzatier, Olivier Pluen, Mathieu Touzeil-Divina), en le confrontant également au droit international (Vasiliki Saranti) pour comprendre le point de vue de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Joël Andriantsimbazovina) et des organisations internationales (Valère Ndior) ainsi que quelques exemples étrangers comparés (Giacomo Roma).
Il y s’agit également de comprendre le régime de l’état d’urgence et ses conséquences sur les pouvoirs décentralisés (Nicolas Kada), sur le pouvoir préfectoral (Benjamin Francos), sur les autorités de police (Loïc Peyen), sur la liberté de manifester (Marie-Pierre Cauchard), sur le fonctionnement des établissements scolaires (Geneviève Koubi), ainsi que de mesurer la finalité psychique d’un tel régime d’exception (Géraldine Aïdan).
Ce dossier est également l’occasion de donner le point de vue des acteurs politiques et des représentants élus de la Nation (Marietta Karamanli, députée de la Sarthe), de la justice (Arnaud Kiecken, Magistrat au tribunal administratif de Cergy-Pontoise ; Marie Leclair, Déléguée Régionale Adjointe, Syndicat de la Magistrature ; Claire Dujardin, Observatoire de l’état d’urgence ; François Fournié, Substitut du procureur de la République, TGI de Charleville-Mézières), de l’administration (Jean-Charles Jobart, Sous-préfet d’Ambert) et de l’Université (Bruno Sire, Président de l’Université Toulouse I Capitole ; Hugues Kenfack, Doyen de la Faculté de droit ; Serge Slama, Université Paris Ouest-Nanterre) qui vivent au quotidien et / ou ont vécu le régime de l’état d’urgence.
Les modalités de contrôle sont ensuite examinés, qu’ils soient de nature parlementaire (Julia Schmitz), juridictionnelle (Stéphane Mouton ; Mélina Elshoud), ou bien exercés par les Autorités Administratives Indépendantes (Xavier Bioy) ou encore par la société civile (Julia Schmitz).
Enfin, ce dossier invite à s’interroger sur les enjeux de l’état d’urgence dans notre Etat de droit, en questionnant la pertinence de sa constitutionnalisation ainsi que son efficacité (Wanda Mastor, Xavier Magnon, Marie-Laure Basilien-Gainche).
Notre premier dossier n’apporte évidemment pas toutes les réponses à l’ensemble des différentes questions que pose l’état d’urgence. Les opinions qui y sont émises peuvent aussi ne pas être partagées de tous nos lecteurs. Toutefois, si par ces contributions, le Journal du Droit Administratif arrive à apporter des éclairages, s’il suscite la discussion et la réflexion, il aura atteint son but.
Pour le Journal du droit administratif
Pr. Joel Andriantsimbazovina
Me Benjamin Francos
Dr. Julia Schmitz
& Pr. Mathieu Touzeil-Divina
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 21.
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