Archive mensuelle 29 septembre 2021

ParJDA

La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

Art. 369.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Directeur du Journal du Droit Administratif
Président du Collectif L’Unité du Droit

A Chaconne de Bach, « greffière[1] »

« Rappelle-toi minette. C’était jour de fête » chantait – sur une de ses propres compositions – Patrick Juvet (1950-2021) en 1974. Qu’en est-il du droit administratif ? Matérialise-t-il aussi aux Chattes et aux minettes une fête, un traitement d’exception ? C’est la question que nous nous sommes posée. Pour y répondre, il faut évacuer – au plus vite – deux jeux de mots (aussi faciles que triviaux) et borner, par suite, notre étude. Si on l’a intitulée, le sourire non dissimulé aux lèvres, « la Chatte & le strat’ » (pour droit administratif) c’est évidemment au « regard phonique » de l’assonance qu’elle provoque à l’instar de ce poème court au cœur du Cercle des poètes disparus[2] : « la Chatte ; a quatre ; papattes » (en anglais : « The Cat ; is ; on the mat »).

Cela dit, l’auteur n’ignore pas que ladite assonance renvoie (dans l’esprit de certaines et de certains) à un sens non animalier du terme mais à un sens familier et anatomique sexué. Pour le dire (et l’évacuer) simplement mais frontalement : il n’en sera pas question(s). De la même manière, si l’on a – un temps – espéré se sortir du présent thème par un autre jeu de mots, on l’a finalement également retoqué. En effet, nous avons constaté que, depuis sa création en janvier 2014, dans la suite directe des affaires dites Cahuzac, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (Hatvp) donnait lieu – en droit public – à un fort contentieux qu’il serait intéressant d’analyser au regard des seuls droit et contentieux administratifs[3]. Or, nombreux sont les contemporains à qualifier phoniquement l’autorité administrative indépendante de « Chatte-Vp » lorsqu’ils énoncent son acronyme : la Hat-vp. Toutefois, à la suite d’une levée amicale de boucliers, on s’y est refusé. De la même manière, on aurait pu consacrer plusieurs lignes à des célèbres publicistes amateurs de Chats ou même à des administrativistes aux patronymes les évoquant (on songe évidemment ici à Georges et à Louis Pichat ainsi qu’à René Chapus) mais une levée identique d’avis contraires nous en a dissuadé. On a même un temps cherché (mais en vain) une esquisse du Baron Georges Cuvier (publiciste et anatomiste) ayant dessiné, au Conseil d’État, un félin sur l’une de ses archives.

La Chatte & le Strat ? Ni Hatvp, ni sexualité, ni chance[4], ni féminité[5], il sera bien question, dans la présente contribution, de l’animal félin « Chat » mais aussi et surtout du félidé femelle (la Chatte) domestiqué : le Felis silvestris catus ; lui-même sous espèce du Felis silvestris, le Chat « sauvage » dit des bois. Pour l’appréhender (tout en sachant que même domestiqué, il est parfois très difficile d’approcher un Chat qui ne le souhaite pas), on se propose de regarder comment le contentieux administratif traite de l’animal et du mot « chatte » (en se concentrant sur le félidé femelle). On croit alors pouvoir distinguer quatre hypothèses contentieuses qui nous ont été livrées, suivant les conseils et l’aide précieuse de Mme Chaconne de Bach[6], à la suite de la lecture et du parcours des pages papier du Lebon[7] et des pages électroniques contemporaines du service public de la diffusion du Droit : Légifrance. On trouve ainsi des contentieux de la Chatte animale tant non domestiquée qu’élevée (I) mais aussi, en reprenant son appellation plutôt que son incarnation, des contentieux toponymiques et même fictionnels (II) de la Chatte.

En tout état de cause, il apparaît clairement que le recueil prétorien de la jurisprudence administrative et le Recueil Lebon, en particulier, ne manquent manifestement pas… de Chatte(s). Ce qui n’est pas le cas du recueil doctrinal dit du Gaja[8].

Cela dit, et l‘on reviendra sur cette question en conclusion, il est important de rappeler – de façon qualificative et juridique – que la Chatte[9] est un être[10] non humain ce qui par conséquent, même si sa reconnaissance d’être sensible lorsqu’elle est domestiquée la protège davantage que son homologue « sauvage », la fait appartenir à la catégorie des « choses » en Droit et même des choses susceptibles d’appropriation par un droit réel. Il s’agit donc, fût-ce un être « vivant doué de sensibilité » au regard de l’article 515-14 du Code civil[11], d’un bien mobilier (et parfois même très mobile) qui n’est pas acteur et personne juridique du droit français (y compris administratif). C’est donc à tort que de trop nombreux défenseurs des droits des animaux[12] déclarent qu’il ne s’agit plus d’un bien meuble car la sensibilité reconnue n’entraîne en rien la création d’une nouvelle personnalité juridique. La fin du nouvel article 515-14 du Code civil en est d’ailleurs explicite : « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Ils ne sont donc pas a priori des « acteurs » ou sujets du Droit administratif à la différence, peut-être, de Stubbs, ce chat américain élu (pour l’amusement, certes, mais véritablement élu) maire de la commune de Talkeetna, en Alaska en 1997 laissant par suite sa place d’édile à son propriétaire. En revanche, et comme tous les biens, la Chatte est « objet » du droit – notamment – administratif français.

I. Du contentieux de la Chatte félidée

Quatre codes & neuf vies du Chat. Selon un mythe aussi incarné qu’une griffe de Chat dans un vêtement ou un canapé, le Chat aurait « neuf vies[13] ». Quant au Droit français, quatre Codes le mentionnent explicitement :

  • Le Code rural (et de la pêche maritime) par 33 occurrences qui traitent tant des Chats dits de compagnie (art. L. 214-6 et s. du Code) domestiqués et identifiés (avec propriétaires humains) et de leurs ventes (par ex. art. L. 212-10 et s.) que des Chats dits en état de divagation (art. L. 211-22 et s. et R. 211-12) et susceptibles, par exemple, de propager la rage (art. L. 223-11 du même Code) avec possibilité conséquente de les abattre si leur capture est « impossible ou dangereuse » ; les autres occurrences codifiées le sont dans trois Codes distincts :
  • le Code de la santé publique en son art. R. 5211-23-1 à propos des dispositifs médicaux fabriqués à partir de tissus d’origine animale ;
  • le Code de l’environnement par l’art. L. 331-10 s’agissant des Chats errants des parcs nationaux ;
  • & le Code de procédure pénale (art. R. 48-1) à propos des Chats identifiés « pucés ».

Ainsi, le Droit français mentionne-t-il explicitement le Chat à propos – essentiellement – de son opposition entre celui qui est la propriété d’un être humain[14] et qu’il faut protéger (B) ce qui semble être moins le cas du Chat solitaire, errant ou divagant (A).

A. Du contentieux de la Chatte non domestiquée :
les peurs ancestrales activées

Divinisé pendant l’Antiquité (égyptienne mais pas seulement) puis diabolisé au moyen-âge, notamment, tous les ouvrages qui ont désiré décrire les Chats pour les appréhender le retiennent (et le déplorent) en ouverture de leurs propos : le Chat (domestiqué ou non) fascine mais fait souvent peur par son évocation des mystères[15] (et notamment de la mort auquel, plus il est noir[16], plus on l’associe) et son aptitude à la vie cachée et nocturne que ses yeux de nyctalope rendent possible.

Le Chat a ainsi longtemps été associé au Diable et à la sorcellerie et l’on compte même des édits comme celui d’Innocent VIII en 1484 qui ordonna aux croyants de brûler, même vifs, les Chats (domestiqués ou non) lors des feux de la Saint-Jean parce qu’ils incarneraient les forces maléfiques. Cette diabolisation féline par l’Eglise catholique se concrétisa en son sommet lorsque le Pape Grégoire IX assimila le Chat aux malheurs du monde (et notamment à ses pandémies de peste) ce qui ressort explicitement de la lettre qu’il adressa notamment à l’archevêque de Mayence en 1233[17].

Il faudra alors attendre le XVIe siècle et le Pape Sixte V pour que les Chats soient autorisés à être adoptés (puisque dédiabolisés) par des catholiques. Entre-temps, la peinture s’en fait l’écho lorsqu’elle représente, sous les pinceaux de Jérôme Bosch (circa 1500) une Tentation de saint Antoine au cœur de laquelle[18] est dissimulé, près d’une femme nue, un Chat (évidemment) noir jouant avec une proie allégorique du christianisme, un poisson. De même, lorsque le Diable apparaît à saint Dominique de Caleruja dans le Miroir historical (1400-1410) détenu à La Haye, il est directement représenté sous les traits d’un Chat noir.

Illustration 01
« Le Diable face à St Dominique » / Miroir Historical (circa 1410) ;
La Haye ; Koninklijke Bibliotheek, 72 A 24. Fol 313 v.

Ce n’est alors évidemment pas un hasard si, William Baldwin, en 1553, rédigea son pamphlet anticatholique sous le nom de Beware the Cat. Il faut dire que les réactions parfois inattendues (pour ne pas dire étonnantes) du Chat, même lorsqu’on le croit en confiance, ont réellement de quoi nous interroger. Ne parle-t-on pas leur égard du célèbre « quart d’heure de folie » félin ? Il existe d’ailleurs en ce sens plusieurs décisions décrivant le Chat comme causeur direct ou non de méfaits comme s’il portait malchance à ceux et celles le croisant. Il en est ainsi, même en Droit administratif, d’un automobiliste ayant eu un accident alors que surgissait un Chat devant lui[19].

De la Pomponnette & des autres Chats errants. Le contentieux administratif en est témoin lorsqu’il évoque, encore de façon contemporaine, la crainte, la méfiance et la peur sinon la haine parfois viscérales, de certains citoyens vis-à-vis des Chats non domestiqués et que le Droit qualifie « d’errants » ou de « divagants ». L’art. L. 211-23 en son 2nd alinéa du Code rural précise ainsi :

« est considéré comme en état de divagation tout chat non identifié trouvé à plus de deux cents mètres des habitations ou tout chat trouvé à plus de mille mètres du domicile de son maître et qui n’est pas sous la surveillance immédiate de celui-ci, ainsi que tout chat dont le propriétaire n’est pas connu et qui est saisi sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Il existe donc trois hypothèses juridiques de divagation ou d’errance féline[20] :

  • soit le Chat est identifié (collier, tatouage ou puce) comme appartenant à quelqu’un mais il se trouve à plus d’un kilomètre du domicile de ce dernier ;
  • soit le Chat et surtout son propriétaire sont inconnus et le félidé se situe dans un périmètre urbanisé ;
  • soit le Chat n’est pas identifié et il fait l’objet d’une saisie « sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Ne sont donc pas qualifiés d’errants que les Chats sans maîtres. Si, comme dans La femme du boulanger (film de Marcel Pagnol (1938) adapté du Jean le Bleu de Jean Giono), on entend parfois le maître d’une Chatte déclarer comme Raimu dans le film précité :

« Ah ! te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette… Garce, salope, ordure, c´est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre Pompon, dis, qui s´est fait un mauvais sang d´encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins… », ….il faut par suite immédiatement distinguer si Pomponnette (que l’on imagine identifiée) se situe à plus d’un kilomètre de son maître pour savoir si on peut la qualifier d’errante.

Des maires & des Chats errants. C’est à propos de ces errances que survient le Droit administratif[21] qui énonce (aux art. L. 211-19-1 & L. 211-22 et s. du Code rural) un principe général de non-divagation des animaux que régule, par son pouvoir général de police administrative (art. L. 2212-1 Cgct), le maire de toute commune. Depuis le 1er janvier 2015, par ailleurs, et selon l’art. L. 211-27 du Code rural, tout maire (qui a l’obligation selon l’art. L. 211-24 du même Code de disposer d’une fourrière[22] ou d’un accès proche à un tel établissement) :

« peut, par arrêté, à son initiative ou à la demande d’une association de protection des animaux, faire procéder à la capture de chats non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification conformément à l’article L. 212-10, préalablement à leur relâcher dans ces mêmes lieux. Cette identification doit être réalisée au nom de la commune ou de ladite association.

La gestion, le suivi sanitaire et les conditions de la garde au sens de l’article L. 211-11 de ces populations sont placés sous la responsabilité du représentant de la commune et de l’association de protection des animaux mentionnée à l’alinéa précédent ».

Ces dispositions qui n’instaurent pas une obligation de stérilisation (cherchant à lutter contre la rage mais aussi contre une explosion incontrôlée des populations félines) des Chats vivant en colonie mais une potentialité telle par décision municipale coordonnée avec les associations locales de protection animale[23] sont à considérer selon l’état sanitaire du territoire. En effet, si la rage fait… rage, l’urgence et l’atteinte à la salubrité publique (et donc à l’ordre public) peuvent entraîner des pouvoirs exceptionnels administratifs allant jusqu’à la capture voire à la mise à mort de Chats pourtant non considérés comme sans maître. Cette question se retrouve déjà exposée dans un ancien contentieux[24] opposant la dame Le Clézio et MM. James Chillon et Géo Cordier, à l’administrateur colonial du cercle de Kindia (en Guinée dite d’Afrique occidentale française) parce que ce dernier avait prescrit, par un arrêté du 10 avril 1930, que l’on abattît les chiens et Chats errants de son ressort territorial ; l’arrêté étant estimé légal du fait d’un péril imminent de rage à la contagion extrême. La décision est la même dans cet arrêt d’assemblée[25] du 07 octobre 1977 : le droit administratif, peut, en cas de menace à la salubrité publique, ordonner par ces titulaires du pouvoir de police administrative, l’abattage des Chats considérés errants (même s’ils sont, on le redit, la propriété de maîtres identifiables). En outre, les mesures administratives sur les animaux errants concernent davantage les chiens et la potentialité de les faire divaguer en étant muselés ou retenus (en laisse) comme dans ces nombreux arrêts[26] relatifs à des contestations d’arrêtés cherchant à éviter les morsures. Par ailleurs, notre collègue, M. Loïc Peyen[27] ayant consacré au présent dossier une très belle contribution sur l’errance et la cohérence entre animaux et droit administratif, on y renverra aussitôt le lecteur.

De l’obligation d’identification domestique. Aussi, pour éviter toute capture et potentielle destruction d’un Chat estimé errant bien qu’appartenant à un ou à des maîtres, s’est imposée de facto puis de jure l’obligation d’en permettre l’identification patrimoniale au moyen de simples colliers mobiles puis de tatouages et de puces électroniques pérennes. Désormais, non seulement l’identification d’un Chat domestique est obligatoire[28] aux termes de l’art. L. 212-10 du Code rural mais, depuis le 1er janvier 2021, le décret n° 2020-1625 du 18 décembre 2020 portant diverses mesures relatives au bien-être des animaux d’élevage et de compagnie en sanctionne même le non-respect pour tout Chat né depuis 2012.

De la Chatte errante… mais libre ou en colonie ! Depuis la Loi n°99-5 du 06 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux, il existe même un statut parmi les Chats errants : ceux dits « libres » c’est-à-dire ceux qui, bien que n’ayant pas de maître(s), ont été stérilisés et identifiés par les services municipaux puis relâchés sur leurs lieux de divagation(s). Ces Chats que l’on laisse « libres », c’est-à-dire que l’on ne contraint pas à rester enfermés ne sont néanmoins pas, au regard du Droit, des animaux « sans maîtres » car même s’ils n’appartiennent pas à un particulier privé, leur identification les rattache soit à une association de protection animale soit à une mairie. Nos collectivités municipales sont ainsi les propriétaires ou les gardiennes (on y reviendra) de nombreux Chats dits libres alors qu’autrefois on préférait les abattre sans grande considération animale. Désormais, les Chats trouvés errants sont a priori plus en sécurité puisqu’on cherche d’abord à les identifier (mais aussi à les stériliser) et donc à les reconnaître puis à les relâcher.

Il en va de même de ceux estimés vivant en colonies ou en groupes sur des lieux communaux et similaires à toute collectivité tels des cimetières ou des terrains vagues. Seul le maire peut en ordonner la capture aux fins de les rendre « libres » et ce, hors de l’application préc. de l’art. L. 211-27 du Code rural. Par ailleurs, au regard des dispositions préc. du Code rural, le maire est bien le « gardien » des Chats (même non identifiés) vivant en groupes. En outre, redisons-le, « libres » ou non, les Chats ainsi considérés demeurent, en France, des « objets » et non (comme le prétendent d’aucuns) des « citoyens » à part entière du fait de cette « liberté » reconnue. C’est là tout le paradoxe de la qualification de Chats « libres » alors que, juridiquement, ils sont toujours des objets et non des sujets du Droit. Bref, ils ne sont « libres » que par distinction d’autres catégories.

Kwiskas. Se pose ensuite la question de la nourriture desdits Chats errants, « libres » ou non. Comme nous l’a rappelé la publicité parodique des Nuls[29] à travers ce célèbre communiqué du Ccc, le Comité Contre les Chats :

« Votre chaton est plein de vie, et ça, Kwiskas l’a compris. C’est pour ça que Kwiskas-Chaton est plein des bonnes choses qui sont bonnes pour votre chaton qui est plein de vie. Ça a l’air dégueulasse comme ça à première vue, mais c’est plein de bonnes choses qu’on peut pas comprendre, nous, humains. Mais si on leur demandait, aux chats, les chats, ils achèteraient Kwiskas. Ils se lèveraient sur leurs p’tites pattes, ils se bougeraient le cul et ils iraient acheter du Kwiskas. Au lieu de ça, les chats dépensent leur pognon au baby-foot et y passent leur temps à fumer des pétards et à grimper au plafond ». Pour conclure : « les chats, c’est vraiment des branleurs » !

Sans vérifier ici la véracité de ladite publicité, on évoquera la question de la nourriture des Chats errants dans les lieux publics (cimetières ou rues notamment). Un maire peut-il ainsi interdire à une « mère à Chats » ou à un « Papa des Chats » de venir donner croquettes et pâtés à des animaux susceptibles d’être qualifiés de Chats en divagation ? La question n’est – juridiquement comme éthiquement – pas si simple. Nourrir régulièrement un Chat errant entretient sa dépendance humaine mais nourrir un Chat qualifié de « libre » (identifié et stérilisé) devient indirectement obligatoire puisque, selon l’art. R. 214-17 du Code rural, « il est interdit à toute personne qui, à quelque fin que ce soit, élève, garde ou détient des animaux domestiques ou des animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité : 1° De priver ces animaux de la nourriture ou de l’abreuvement nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques propres à leur espèce et à leur degré de développement, d’adaptation ou de domestication ; 2° De les laisser sans soins en cas de maladie ou de blessure ». Puisque le fait de priver de nourriture un animal identifié (et ainsi considéré comme domestiqué) est prohibé, peut-on en conclure qu’existerait une obligation positive aux mairies ayant rendu des Chats « libres » de les nourrir ? On peut tout à fait l’affirmer.

Les premiers maîtres et surtout gardiens des Chats en France sont donc, eu égard à leur nombre, les maires de nos communes. Le lien avec la Chatte et le strat’ est ici patent.

Les maires ont alors à leur disposition juridique plusieurs possibilités d’actions lorsque les Chats estimés errants prolifèrent et ils ne peuvent désormais les mettre en œuvre qu’en collaboration étroite avec une association de protection animale. Ils peuvent ainsi décider de les identifier et de les stériliser (les rendant « libres »), voire de les mettre en fourrière et – de façon ultime au regard des conditions sanitaires – en décider l’abattage.

B. Du contentieux de la Chatte domestiquée :
les appréhensions continues révélées ?

Du Pouvoir mystérieux à la Chatte ministérielle. La plupart des animaux de compagnie des femmes et des hommes de « pouvoir(s) » sont traditionnellement des chiens, incarnation de la force et de la fidélité animale. Il en est ainsi des célèbres canidés (souvent des labradors) de la Présidence française de la République :

  • Bravo, le berger allemand du Président Poincaré ;
  • Rasemotte, le corgi du Général de Gaulle ;
  • Jupiter, le labrador du Président Pompidou ;
  • Nil & Baltique, les labradors du Président Mitterrand ;
  • Maskou, le labrador du Président Chirac qui garda également de célèbres bichons maltais : Sumo & Sumette ;
  • Clara (et ce n’est pas une blague !), le premier chien labrador du Président Sarkozy avant que ne rejoignent ladite Clara, Dumbledore (un terrier), Big (un chihuahua) ainsi qu’un bâtard dénommé Toumi ;
  • Philae, le labrador du Président Hollande ;
  • & Nemo, le labrador du Président Macron dont on connaît également la poule (sic) Agathe.

Des chiens (comme ceux des Présidents américains Obama ou encore Biden) et quelques rarissimes Chats[30] à l’instar :

  • de Socks le Chat des Clinton ou d’India, la Chatte de George W. Bush ;
  • mais encore, en France, de Gris-gris le Chat chartreux de Charles de Gaulle dont on raconte qu’il le suivait partout.

Il faut dire que même domestiqué, le Chat, pour certains, fait encore peur et renvoie à l’idée d’un animal que l’on ne comprend pas, qui touche aux mystères[31] (souvent religieux) et dont on se méfie conséquemment comme si les nombreux Chats du Cardinal Richelieu (on lui en connaissait au moins une quinzaine dans son entourage proche[32]) inspiraient des formes de machiavélisme transmis à leurs propriétaires.

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« La distraction de Richelieu » / Charles-Edouard Delort (circa 1885) ;
Detroit Institute of Arts

Au sommet de la religion (sans même évoquer le désormais célèbre Chat du rabbin[33] de Joann Sfar), l’histoire a connu Micetto, le chat du Pape Léon XII que recueillit à sa mort, et à sa demande, l’Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le vicomte François-René de Chateaubriand. Dans ses célèbres Mémoires d’outre-tombe, l’écrivain diplomate se remémore[34] :

« Léon XII, prince d’une grande taille et d’un air à la fois serein et triste, est vêtu d’une simple soutane blanche ; il n’a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d’un peu de polenta ».

D’aucuns, comme Karl Lagerfeld et sa célèbre Chatte Choupette[35], s’en sont vraisemblablement servi afin de se forger un personnage mystérieux et comme complotant avec leur animal de compagnie à l’instar de Madchat, le félidé du Docteur Gang, toujours avec son maître et potentiellement triomphant si l’inspecteur Gadget[36] ne déjouait pas leurs plans ou encore du Chat d’Ernst Stavro Blofeld dans la saga des films de James Bond. On a même d’ailleurs connu des chats dits espions comme Acoustic Kitty à la Cia ou dans des Armées. De nombreux ministères (à la différence de l’Elysée) ont aussi leurs Chats (parfois célèbres) à l’instar de :

  • Olive, le Chat du Ministère des Finances, décédé à Bercy en mai 2021 ;
  • Duchesse au Ministère des Outremers ;
  • ou de Boris au Ministère de l’Intérieur.

Cela dit, le Chat le plus célèbre des Ministères est certainement le Chief Mouser to the Cabinet Office, c’est-à-dire le Chat souricier du 10, Downing street, auprès du Premier ministre britannique. Il s’agit en l’occurrence de Larry depuis le 15 février 2011, assisté pour ce faire de 2012 à 2014 de Freya à l’initiative de David Cameron.

Du ronronnement calmant. Pourtant, quelques administrations (surtout à l’étranger mais aussi en France à titre expérimental et après avoir bravé bien des normes sanitaires pour ce faire) ont décidé d’utiliser le pouvoir calmant des Chats et notamment leur célèbre ronronnement auprès de publics contraints ou immobilisés à l’instar des usagers d’établissements publics (ou privés) de santé, de soin, ou encore d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). L’usage provient alors directement des neko Cafés, ces « bars à Chats » imaginés au Japon (peut-être en hommage au célèbre Chat blanc peint par Hiroaki Takahashi (dit Shotei) en 1924 eu égard au calme et à la sérénité qu’il inspire à simplement le regarder et à l’imaginer ronronner)… et qui tendent à se globaliser.

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« Chat blanc » / Hiroaki Takahashi (dit Shotei) (1924) ;
National Diet Library

Il s’agit là, à nos yeux encore, d’une belle rencontre entre Chatte & droits administratif et de la santé.

Des Chats de particuliers privés aux contentieux pourtant administratifs. On pourrait croire, par suite, qu’à l’exception des quelques Chats mentionnés supra et proches de la Puissance publique, le Droit administratif serait a priori étranger à la question des contentieux relatifs à des Chats et à des Chattes appartenant à des particuliers privés. Tel n’est pourtant pas le cas.

Le Droit administratif s’intéresse aussi à ses Chats domestiqués. Mentionnons en ce sens, le contentieux des élevages félidés qui peuvent être assimilés, sous conditions, à des installations classées pour la protection de l’environnement (Icpe) au regard du Code de l’Environnement et doivent conséquemment respecter de nombreuses réglementations protectrices tant des animaux (Code rural) que de la Nature environnante ainsi que de la santé publique[37]. On peut également songer aux questions relatives au « classement » des races de Chats[38] dont un contentieux existe également. En effet, selon le Code rural (art. D. 214-8 et .s),

« il est tenu, pour les animaux des espèces canines et félines, un livre généalogique unique, divisé en autant de sections que de races. Le livre est tenu par une fédération nationale agréée, ouverte notamment aux associations spécialisées par race. L’association spécialisée la plus représentative pour chaque race ou groupe de races, sous réserve qu’elle adhère à la fédération tenant le livre généalogique, dans les conditions prévues par les statuts de ladite fédération, peut être agréée. L’agrément est accordé en tenant compte notamment de la régularité de la constitution et du fonctionnement de l’association, de la définition de ses objectifs, de l’importance des effectifs concernés et de l’organisation générale de l’élevage canin et félin. L’association spécialisée agréée est alors chargée de définir les standards de la race ainsi que les règles techniques de qualification des animaux au livre généalogique en accord avec la fédération tenant le livre généalogique. Les agréments prévus ci-dessus et les retraits d’agrément sont prononcés par arrêté du ministre chargé de l’agriculture après avis du conseil supérieur de l’élevage. Plusieurs associations spécialisées par race peuvent être invitées par l’autorité chargée de l’agrément à se regrouper pour constituer des unités suffisamment importantes et des ensembles autant que possible homogènes de races présentant entre elles des affinités ».

Ainsi, comme on le fait en matière sportive, par exemple pour le football[39] ou encore le basket-ball[40] professionnels, la Puissance publique délègue à une personne privée unique, ainsi chargée d’une mission de service public, le soin d’accomplir une mission reconnue d’intérêt général, en l’occurrence la constitution de livres généalogiques destinés à protéger les patrimoines génétiques animaliers. Evidemment, l’habilitation unilatérale ainsi délivrée à une seule personne morale de droit privée crée des envieux et donne lieu à une contestation souvent juridictionnelle que tranche le Conseil d’État en premier et dernier ressort. Pour un exemple récent à propos, précisément, de la matérialisation du « livre généalogique unique » des Chats, c’est la Fédération pour la gestion du livre officiel des origines félines qui a été agréée en 2006, ce que la Fédération féline française (une autre des FFF) a contesté (en vain) devant le Palais royal[41].

« J’ai peur pour ma Chatte » : des Chats sous la responsabilité de Maîtres peu soucieux. Si les stricts conflits de voisinages relèvent a priori du seul juge judiciaire, certains d’entre eux peuvent devenir des contentieux administratifs lorsqu’ils font intervenir le maire au titre de l’habitat insalubre. Tel est par exemple le cas de ce conflit de voisinage récemment relaté par l’Orne combattante[42] et aux termes duquel une citoyenne de la Ferrière-aux-Etangs (Mme Christiane S.) s’est émue, auprès de la Puissance publique municipale, de ce que l’un de ses voisins négligeait tant son jardin qu’il en venait à devenir une « jungle » où rats et vipères pulluleraient tant que la citoyenne en serait traumatisée pour son propre bien-être mais aussi celui de son animal de compagnie : « J’ai peur pour ma chatte » confia-t-elle ainsi au journaliste – peut-être un brin – malicieux.

Plusieurs autres contentieux administratifs sont également les témoins de ce risque de transformer, du fait d’une absence d’entretien normal, une propriété privée en habitat insalubre par l’accumulation, par exemple, de Chats ni entretenus ni nourris et évoquant un état quasi sauvage. C’est ce qu’évoque notamment cet arrêt de la CAA de Paris[43] au sein duquel le Ministère de la Santé faisait état du « caractère insalubre du logement de Mme F…, atteinte du  » syndrome de Diogène « , qui [accumulait] les détritus dans son logement et dans les parties communes et [entretenait] des chats en très grand nombre ». Cela avait impliqué selon le Ministère des mesures d’assainissement sur le fondement de l’art. L. 1311-4 du Code de la Santé publique, l’immeuble litigieux étant devenu à ses yeux soumis à « un risque d’incendie et les voisins à la pestilence ». Parfois, même, il peut arriver que la Puissance publique se sente tenue d’ordonner in extremis l’abattage de Chats domestiqués chez un particulier ou en refuge lorsque la salubrité et la santé publiques, singulièrement, sont en jeu. Il en fut ainsi, par exemple, dans l’Isère, où la préfecture ordonna un retrait d’animaux puis leur euthanasie au détriment de l’association Droit de vivre[44].

II. Du contentieux de la Chatte par l’idée

Cela dit, le Droit administratif ne s’occupe pas que des Chattes animalières errantes et domestiquées, il traite également de lieux et de parties (sic) dans lesquels le terme apparaît (A) et même de questions plus fictionnelles c’est-à-dire davantage de l’idée du Chat que de son incarnation réelle (B).

A. Du contentieux de « la Chatte » urbanisée :
les toponymes évoqués

« Alors la zone ? Ca dit quoi ? » : de la zone au pont : On ne sait si le chanteur marseillais, Julien Mari dit Jul, est le maître d’un Chat mais par sa chanson « Alors la zone » (in Demain ça ira ; 2021), il nous permet d’évoquer cette litanie des toponymes français qui contiennent le mot Chat ou – plus spécialement – Chatte. Il existe ainsi dans la Creuse, sur la commune de Bonnat, un « Pont de la Chatte » que l’on nomme alternativement « Pont de la Chatte » ou « Pont à la Chatte » dans un arrêt de la CAA de Bordeaux[45] relatif à une contestation de permis de construire en matière d’installation agricole. On peut aussi mentionner, parmi les zones urbanisées et qualifiées du nom de félidés, une « zone de la Chatte » (sic) sise à Noirmoutier-en-l’Ile qui a notamment posé des problèmes d’extension[46]. On trouve même, au Lamentin, un « Trou au Chat » qu’un contentieux ultramarin[47] a consacré à propos de responsabilité administrative. D’autres nombreux exemples existent dans la géographie et la toponymie française et ce, de façon positive comme historique à l’instar de la mention de ce bois vendéen aujourd’hui dénommé « de Céné » et autrefois qualifiée « de la Chatte ».

On relève par ailleurs, dans le contentieux administratif, de nombreuses parties dénommées Chat, Le Chat ou encore Chatte (avec ou sans accent aigu sur le e) ainsi qu’on en a déjà cité quelques mentions en introduction au sein du Lebon. Il existe de la même manière de très nombreuses personnes morales impliquées dans des contentieux publics et répondant aux dénominations félines à l’instar de cette entreprise dite du « Chat noir[48] » objet d’un contentieux fiscal[49].

De la commune de Chatte (Isère). Surtout, il nous faut mentionner, parmi les collectivités territoriales françaises, la ville de Chatte qui se trouve en Isère, entre Valence et Grenoble, aux confins du Parc naturel du Vercors.

Illustration 04
« L’Ecole des garçons de Chatte » / Editeur Cumin (circa 1920) ;
Coll. personnelle de l’auteur

En droit administratif, la commune ne se distingue pas particulièrement de ses circonscriptions limitrophes et l’on ne croit pas savoir qu’à la Faculté de Droit de Grenoble un ancien professeur de Droit administratif à l’instar d’un Jules Mallein[50] s’y soit installé ce qui lui aurait donné un attrait supplémentaire et un rapport à la matière[51].

La commune de Chatte est ainsi mentionnée au Lebon et sur Légifrance, comme toutes ses consœurs territoriales et ce, sans fréquence particulièrement importante ou faible à relever. Dès 1864, ainsi, on mentionne un arrêt du Conseil d’État opposant un habitant de Chatte (un Chattois) à la ville à propos d’une « voiture à quatre roues » non déclarée et qui aurait conséquemment échappé à l’imposition communale[52]. On trouve de même (et on en apprécie l’aléa) une jurisprudence de 1888[53] dénommée Sieur Mathieu c. Commune de Chatte également à propos d’un contentieux fiscal revenant sur la qualification dudit Mathieu comme « facteur de denrées et marchandises » assujetti et imposé au rôle de Chatte au regard de patentes commerciales. Plus proches de nous, temporellement, on pourra signaler quatre arrêts de la CAA de Lyon et deux décisions du juge de cassation mettant Chatte en avant :

  • CAA de Lyon, 06 mars 2001, Alain X. (req. 97LY02926) ; à propos de l’indemnisation demandée par un pharmacien ;
  • CAA de Lyon, 03 octobre 2017, Epoux G. & alii (req. 16LY00376) ; concernant un permis de construire contesté ;
  • CAA de Lyon, 07 juin 2018, Société Sindaro (req. 15LY03166) ; s’agissant de la survenance potentielle d’un aléa dans l’exécution d’un contrat de commande publique ;
  • CAA de Lyon, 12 février 2021, Société Campenon Bernard Dauphiné Ardèche (req. 18LY03565) ; à propos d’un lourd contentieux (et de son indemnisation) lors de la  construction d’un centre aquatique de sports et de loisirs implanté sur Chatte.

Un deuxième contentieux est relatif à Chatte en matière d’implantation de la même officine pharmaceutique et a été jusqu’en cassation (cf. CE, 07 décembre 1994, Ministère de la Santé ; req. 150895) et il faut mentionner, pour clore cette liste, cet arrêt, également du Conseil d’État, de 2008 en matière fiscale[54].

Cela mentionné et évacué, Chatte n’a pas plus de rapport(s) avec le droit administratif que Montcuq dans le Lot ou Anus dans l’Yonne, non loin de Gland.

B. Du contentieux du « Chat » non animalier :
de l’informatique à la langue félidés

Demain les « chats » ? Dans sa série triptyque et romancée sur les Chats[55] (qui débute par l’ouvrage Demain les chats), Bernard Werber, faisant parler son héroïne Bastet, permet à son lecteur d’imaginer et d’appréhender des Chats aux personnalités et aux sensibilités si anthropomorphiques que le lecteur finit par les assimiler à des personnages humanoïdes aux capacités similaires même si leurs morphologies ne leur permet pas tout. Il en est ainsi du rôle de Pythagore, le « chat de la voisine » qui initie l’héroïne à l’informatique, à l’accès via Internet à la connaissance universelle et conséquemment à ces autres « chats » qui ne sont pas des « Chats » animaliers mais des forums en ligne (des « chats ») où l’on peut converser et échanger (en anglais : discuter mais désormais aussi en français, « chatter » ou « tchatter » si l’on en reprend la dernière définition qu’en offre en 2021 le Dictionnaire Le Robert).

Le contentieux administratif, singulièrement pendant les confinements pandémiques dus à la Covid-19 s’est lui aussi mis à ses « chats » non félidés mais informatiques et ce, non seulement largo sensu parce que le décret n°2020-1406 du 18 novembre 2020 (portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif) engage de plus en plus au Télérecours et aux téléservices informatiques mais aussi parce que plusieurs décisions[56] ont fait état de visioconférences et de visiocours (sic) ainsi que de « chats » tenus à distance dans des Universités et établissements d’enseignement supérieur[57].

Le Chat, surtout petit, fait vendre. Que les Chatons fassent vendre est une évidence commerciale que ne renierait pas le groupe Henkel, aujourd’hui dépositaire de la marque originellement de savon (et désormais essentiellement de lessive et accessoirement de savon) Le Chat sur la base d’un savon « dit » de Marseille[58] propulsé par la savonnerie provençale Fournier-Ferrier. En effet, si le Chat – surtout noir et adulte – inquiète voire effraie, la Chaton représenté souriant (et sans griffes acérées) rassure et attendrit à l’instar d’une peluche d’enfance.

C’est le ressort avec lequel joue également, dans la tradition nippone, le Maneki-neko (littéralement le chat invitant), un porte-bonheur assis et souriant, levant la patte (gauche ou droite) en signe (respectivement) de bienvenue aux visiteurs et/ou à leur argent. La force de ce Chaton irrésistible se retrouve aussi par exemple, dans les arts, à travers cette célèbre étude de Léonard de Vinci proposant une Madonna del gatto (circa 1480) imaginant un Chaton né parallèlement à l’enfantement christique. Plus récemment, on imagine bien que si Marine Le Pen[59] a décidé de faire tant de photographies avec son élevage de Chats, c’est aussi pour actionner cette « carte » de l’attendrissement que provoquent les Chatons.

C’est aussi ce que nous a rapporté, après enquête, M. Morgan Sweeney, nous rappelant qu’en octobre 2013 (les 12 et 13) lors du salon du livre du Mans, il avait pu faire l’expérience suivante dans le cadre d’un stand éditorial : dès qu’il mettait en avant, avec ses acolytes, des photographies de Chatons sur une tablette numérique installée près des ouvrages à vendre, un public se créait et venait s’intéresser spontanément audit stand comme si les Chatons attiraient les foules par leur bienveillance. Le Chaton fait manifestement vendre ce qui explique, qu’en contentieux administratif également, on trouve mention de marque qui y font appel à l’instar – toujours depuis l’enfance – dès « langues de chat » qu’un arrêt de la CAA de Paris[60] vint évoquer à propos de tarifs douaniers et d’importations contrôlées.

D’une fiction, l’autre ? On s’est déjà positionné, à plusieurs reprises et à titre personnel, sur le fait qu’à nos yeux tout être vivant (et même tout être humain non vivant à l’instar des cadavres) mériterait – afin d’être protégés – d’être repensés au travers d’une nouvelle classification juridique des personnes et des choses qui ferait rentrer, certes de manière fictive mais comme tout instrument juridique l’est, les êtres vivants non humains (Mer méditerranée, Chats ou encore Arbres et tous les êtres vivants de la faune et de la flore) au sein d’une catégorie de « personnes » actrices et non uniquement « objets » du Droit. Certes, pour les animaux dont la Chatte comme pour les êtres arborés, cette personnification juridique implique nécessairement la désignation d’un représentant humain mais ceci est tout aussi raisonnable ou déraisonnable que l’hypothèse qu’existe une personnalité juridique sociétale ou associative qu’incarne un représentant humain alors que, de facto, ni l’association ni la société, n’existent matériellement et physiquement. La proposition a notamment été portée en France par notre collègue Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[61] mais la doctrine, majoritaire, y est toujours réfractaire et considère souvent que les promoteurs de la personnification juridique ne seraient que des utopistes aux valeurs plus métaphysiques sinon politiques que juridiques[62]. Toutefois, comme il ne s’agit pas, fondamentalement, de droit administratif, on ne développera pas ici notre sentiment[63] (que l’on peut cela dit rapprocher de notre démonstration à propos de la personnification désirée d’un autre être vivant : l’Arbre[64]).

Une patte de / dans notre patrimoine culturel ? Et si – comme on le proposait en 2017 au sein des Mélanges dédiés en hommage à Annie Héritier[65] – on faisait une assimilation des Chats à ce patrimoine culturel qui était si cher à la récipiendaire de l’hommage précité ?

Des Chats en peintures, en statues, en photographies, en littérature et même en musique(s) ; bref, dans l’Art, il y en a des millions. Qu’on songe ainsi aux représentations millénaires de la Déesse égyptienne antique Bastet, divinité de la « joie du foyer », que l’on peut par exemple admirer dans plusieurs statuettes – notamment en bronze – exposées dans les musées du Louvre ou encore – évidemment – du Caire. Qu’on pense également au Chat nommé Babou de Salvador Dali que l’on retrouve dans plusieurs célèbres photographies déjantées de l’artiste ou encore au tableau des Noces de Cana de Veronese qui fait également apparaître un petit félin joueur. Outre le Garfield contemporain de Jim Davis, citons aussi le cas amusant de cette peintre russe, Svetlana Petrova, qui a intégré dans des copies de toiles célébrissimes (comme la Joconde notamment) son gros Chat Zarathustra au milieu des célébrités ! Le Chat est donc déjà bien, sous cet aspect, dans notre patrimoine culturel. Il l’est également dans de nombreuses îles ou endroits inséparables de leurs populations félines : Aoshima, « l’île aux Chats » japonaise ; la plupart des cimetières où ils évoluent en Méditerranée ; tous ceux que l’on voit errer à Athènes, au Caire ou encore à Rabat comme s’ils étaient là avant nous et que nous étions là pour eux sinon pour les déranger. Ces lieux sont inséparables des Chats. Outre leurs représentations en arts, les Chats ne font-ils conséquemment pas partie du patrimoine culturel en ce sens ; eux qui animent tant d’endroits culturellement chargés et reconnus comme tels ?

Récemment, de façon itinérante et sur les domaines publics des plus grandes métropoles françaises, des statues en bronze du célèbre Chat de Philippe Geluck[66] ont même été temporairement implantées à Paris puis à Bordeaux et désormais à Caen, à l’heure où nous écrivons (septembre 2021).

Le Chat est décidément bien implanté dans le droit administratif (ici domanial et des biens).

De la Nation & du patrimoine culturel. Annie Héritier a démontré avec succès que l’art était une composante essentielle de la Nation, fût-elle une fiction ; que la Nation sans Art n’avait ni sens ni peut-être même intérêt au même titre que l’Histoire ou encore la Langue. Comment ne pas la suivre ?

Cela dit, dès que l’on admet l’existence même d’un « patrimoine » (culturel ou non) se pose a priori au moins la question – en Droit – de son propriétaire. Admettrait-on l’hypothèse d’une Nation propriétaire sachant de surcroît que, de facto, les Chats n’appartiennent à personne et quiconque croit en posséder un ou plusieurs se trompe ! Soit ce sont eux qui nous possèdent (très probable puisque nous les servons) soit nous – et la Nation – n’en serions que les gardiens protecteurs et ce, à l’instar des maires précités gardiens des chats « libres » et en colonies sur leurs territoires.

Autre hypothèse, que les études récentes sur les biens communs[67] ravivent, celle – précisément – d’une impossible propriété par le biais d’une notion comme celle de « patrimoine commun » que l’on peut retrouver, pour l’Art par exemple, dans les mots sublimés par Annie, d’Antoine Quatremère de Quincy selon lequel l’Art appartenait[68] « à tous les peuples ; nul n’a le droit de se l’approprier ou d’en disposer arbitrairement. Celui qui voudrait s’attribuer sur (…) les moyens d’instruction une sorte de droit et de privilège exclusif serait bientôt puni de cette violation de la propriété commune, par la barbarie et l’ignorance ». Alors résumait notre amie avec une extrême justesse[69] :

« l’Etat » n’est ici « que le gardien ou le gérant des objets d’art désignés dans l’ordre du temps. Le propriétaire actuel n’est qu’un médiateur, entre les générations ne possédant que l’usufruit de la réalité symbolique ou morale d’un bien possédé par l’histoire, dont la France s’arroge l’exercice de la propriété ». La question d’une hypothèse de l’Art comme bien commun ne lui avait du reste pas échappé[70].

De la Nation comme gardienne & protectrice. C’est l’hypothèse que nous voudrions ici former à titre conclusif. La Nation n’est a priori pas propriétaire du patrimoine culturel – comme des Chats – ! Elle en est davantage – à nos yeux – la gardienne protectrice de la même manière que la Couronne d’Ancien Régime était gardienne (mais non propriétaire) du domaine royal ou à l’image de ce que Jean-Baptiste Victor Proudhon décrivait dans son Traité du domaine public en 1834 lorsqu’il envisageait – précisément – un tel domaine sans propriétaire mais uniquement sous la protection bienveillante de représentants publics de la Nation. Récemment, à propos des corps morts[71], nous avons également, opté pour la même proposition : considérer que les cadavres ensevelis dans nos cimetières ou dispersés en cendres dans la Nature ou les sites cinéraires étaient précisément non des choses mais des personnes placées sous la garde et la protection de la républicaine Nation. Et s’il en était de même pour les inappropriables félins ?

Duetto Buffo di Due Gatti. Ce ne serait pas à Gioacchino Rossini (même si chacun le lui attribue) que l’on devrait le célèbre duo des Chats (duetto buffo di due Gatti) qu’interprètent souvent des sopranos duettistes en fin de concert afin d’en réveiller l’assemblée mais à Robert Lucas de Pearsall, sous le pseudonyme de Berthold. Il nous a semblé opportun, également, de conclure par ses paroles en laissant soin au lecteur d’aller s’enivrer (en musique) de l’interprétation qu’en donnent Ann Murray & Felicity Lott dans un exceptionnel enregistrement, pour la BBC, au Royal Albert Hall le 14 septembre 1996[72]. Et si le lecteur ne comprend pas les liens entre le Droit (même administratif) et l’Opéra, on se permettra, avec révérence, de le renvoyer à quelque ouvrage encore récent[73].

« Miau

Miau

Miau

Miau

Miau

Miau

Miau

Miau miau

Miau miau

Miau-miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau

Miau

Miau miau

Miau miau

Miau

Miau miau

Miau miau

Miau miau

Miau

Miau ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 369.


[1] Le seul véritable greffier que l’on affectionne est M. Steven G. mais il s’avère qu’en argot, un « greffier » est aussi le nom donné aux Chats noirs dont le plastron est blanc à l’instar de la « cravate batiste » blanche des uniformes stolaires des avocats et des greffiers. Sur ledit costume, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre Ordre & Egalité » in Chansons & Costumes « à la mode » juridique & française ; Toulouse, L’Epitoge ; 2016 ; p. 161 et s.

[2] Dead Poets Society ; de Peter Weir (1989) avec notamment Robin Williams dans le rôle du professeur (et « capitaine ») John Keating.

[3] Par exemple s’agissant de la décision : CE, 04 novembre 2020, M. B. (req. 440963) avec nos obs. in Jcp A ; 13 novembre 2020 ; n° 46.

[4] On fait ici (bien évidemment) référence au terme de « Chatte » comme synonyme de chance ; expression notamment popularisée sinon affectionnée par Sophie Prosper après Benoît Paire qui l’a célébrée sur les cours de Roland Garros ainsi que par des publicités humoristiques mettant en avant sa célèbre punchline sportive exultée en juin 2019 lorsqu’il affronta Kei Nishikori en 8e de finale sur le court Suzanne Lenglen et qu’il perdit. Cf. ligne : https://www.eurosport.fr/tennis/la-chatte-qu-il-a-il-y-a-un-an-benoit-paire-s-illustrait-sur-le-lenglen_vid1317290/video.shtml.

[5] Pour d’aucuns et, par extension métonymique, la « Chatte » est aussi un synonyme de la femme comme on peut l’entendre dans la chanson de Fernandel « Félicie aussi » : « Afin d’séduire la petite Chatte, j’l’emmenai dîner chez Chartier ! Comme elle est fine et délicate. Elle prit un pied d’cochon grillé ».

[6] Sur le site Internet (www.chatsnoirs.com), elle est connue sous l’identification n°1740 et appartient, à ce titre, au très select Club des chats noirs : http://www.chatsnoirs.com/pages/chat-noir/club-chats-noirs-1701-a-1750.html#page4. Elle gère par ailleurs son propre compte sur réseau social :

https://www.facebook.com/chaconne.debach où l’on ne manquera pas la critique, acérée, de son livre pourtant préféré : Crimes & chat-timent.

[7] L’une des premières occurrences du terme est par exemple celle relative au nom d’une partie (le sieur Chatte) dans l’affaire opposant le susdit à la ville d’Auxerre dans un contentieux fiscal de patentes dont il contestait le montant à acquitter en sa qualité de marchand de cristaux (cf. CE, 18 septembre 1854, Chatte ; Rec. 839). Au début du siècle suivant, un autre contentieux du même nom est ouvert par la veuve Chatte : cf. CE, 28 mai 1909, Veuve Chatte c. Ministère de la Marine ; Rec. 539. L’année suivante (cf. CE, 28 décembre 1910, Veuve Jan née Chatte c. Direction des douanes ; Rec. 1030), le Recueil Lebon mentionne même une dénommée Jan née Chatte autrefois mariée à un préposé des douanes dont la pension de réversion était contestée.

[8] Comme en témoigne au présent dossier, la très belle contribution de M. Mathias Amilhat.

[9] Ce n’est pas une coquetterie éditoriale mais un désir conscient et volontaire de l’auteur de matérialiser, lorsqu’il le mentionne personnellement (et non au sein d’une citation), une majuscule aux termes « Chat » et « Chatte » de la présente étude et ce, précisément, pour appuyer l’importance qu’il leur attribue.

[10] A priori vivant dans le cadre fréquent des études mais son cadavre peut également donner lieu à contentieux et à étude juridique.

[11] Modification portée par la Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (en son art. 02).

[12] Comme le déclare par exemple la Fondation 30 millions d’amis sur son site :

https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/8451-statut-juridique-les-animaux-reconnus-definitivement-comme-des-etres-sensibles-dans-le-code/.

[13] Le chiffre neuf était sacré chez les Egyptiens qui l’ont associé à celui des vies du Chat censé être résistant aux malheurs que des humains ne pourraient supporter. En témoigne le très bel ouvrage : Bobis Laurence, Les neuf vies du chat ; Paris, Gallimard ; 1991. Citons également, par extension, la qualification de ce fouet de torture, le « chat à neuf queues » qu’évoque un autre grand livre de Frédéric Othon Théodore Aristidès dit Fred à travers sa série des Philémon : Le chat à neuf queues ; Paris, Dargaud ; 1978.

[14] Et ce, même si la blague la plus courue chez tous les amateurs de Chats, consiste à affirmer que « nous » êtres humains habitons « chez » eux et non l’inverse tant ils semblent parfois se considérer comme nos Dieux !

[15] Certains les associent ainsi aux Templiers comme le rappelle, parmi bien d’autres associations : Doumergue Christian, Le Chat ; légendes, mythes & pouvoirs magiques ; Paris, L’Opportun ; 2018 ; p. 55 et s.

[16] Citons à cet égard l’hypothèse dite du mandragot ou matagot ce « Chat noir » (mais également dit « d’argent ») diabolique qu’un sorcier ou une sorcière obtiendrait du Diable lui-même en échange de son âme humaine. La célèbre nouvelle (1843), traduite par Charles Baudelaire, d’Edgar Allan Poe (The Black Cat ; le Chat noir) en est la parfaite illustration. Par ailleurs, rappellera-t-on, « les Chats noirs restent en refuge » du fait de cette mauvaise réputation tenace, « 24 % plus longtemps que les autres » (Arnaud Mathilde, Chat noir ; Paris, Les grandes personnes ; 2020 ; p. 01). Le dernier ouvrage cité est un exceptionnel opus en pop-up artistique.

[17] Lettre dont des extraits sont reproduits in Les neuf vies du chat ; op. cit. ; p. 131.

[18] Il s’agit d’un triptyque exposé au Musée national des Arts antiques de Lisbonne ; le chat figurant sur le panneau de droite.

[19] L’affaire est effectivement portée devant le juge administratif du fait, en l’espèce, de la présence de travaux publics : CAA de Nancy, 04 août 2005, Eric X. ; req. 01NC00307.

[20] Ce qui distingue, une nouvelle fois, le chat du chien ; ce dernier (au titre de l’art. L. 211-23 du Code rural également) est estimé divaguant au regard d’un critérium d’action de chasse ainsi que d’un périmètre, bien plus réduit, de seulement cent mètres de distance à son maître.

[21] A propos de leur adaptation ultramarine sur l’île de la Réunion : CE, 10 novembre 2004, Association Droit de cité ; req. 253670.

[22] Sur cette obligation : cf. CE, 13 juillet 2012, req. 358512.

[23] Plusieurs d’entre elles militent en ce sens pour des campagnes de stérilisation qui permettent d’éviter celles, plus catégoriques, d’abattage.

[24] CE, Sect., 10 mars 1933, Dame Le Clezio & Sieurs Chillon & Cordier ; Rec. 300.

[25] CE, Ass., 07 octobre 1977, Roland X. ; req. 05064.

[26] A propos d’un arrêté du maire de Béziers : CAA de Marseille, ord., 30 novembre 2016 ; req. 16MA03774.

[27] Cf. en ligne : « Errance animale et co-errance du droit » par Loïc Peyen.

[28] Cf. en ce sens : CE, 03 mai 2004, fondation assistance aux animaux ; req. 249832.

[29] Https://www.youtube.com/watch?v=XkOYGrZQqmU.

[30] A leur égard : Lucaci Dorica, 100 Chats qui ont fait l’histoire ; Paris, L’Opportun ; 2015.

[31] Cette idée se retrouve encore de façon contemporaine in Divina-Touzeil Flora & Joquel Patrick, Regards félins ; Mouans-Sartoux, Editions de la Pointe Sarène ; 2021 (en cours).

[32] Partant, c’est à Richelieu, convainquant Louis XIII, que l’on doit la « réhabilitation » des Chats en France alors que le monde médiéval en avait fait des diableries incarnées.

[33] La série dessinée compte à ce jour dix albums à la suite de : Sfar Joann, Le chat du rabbin ; Tome 1. La Bar-Mitsva ; Paris, Dargaud ; 2002.

[34] Chateaubriand François-René (de), Mémoire d’outre-tombe (…), Paris, Penaud ; 1849 ; livre 29, chap. 04.

[35] Dont le compte Twitter (en langue anglaise) est : @ChoupettesDiary sous l’appellation Choupette Lagerfeled.

[36] Dans la série éponyme d’animation créée en 1983 par MM. Bruno Bianchi, Andy Heyward et Jean Chalopin.

[37] En ce sens : CAA de Lyon, 11 juillet 2019, Mme B & alii. ; req. 18LY00500.

[38] Pour l’un des plus accessibles et illustrés : Le Grand livre des chats ; Paris, Deboree ; 2019.

[39] Cf. Maisonneuve & Touzeil-Divina Mathieu(x) (dir), Droit(s) du football ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014.

[40] Cf. Löhrer Dimitri & Touzeil-Divina Mathieu (dir), Droit(s) du basket-ball ; Toulouse, L’Epitoge ; 2022 (en cours).

[41] Cf. CE, 06 juin 2018, Fédération féline française (req. 403977).

[42] Edition du 16 septembre 2021 ; article de M. Maxime Cartier qui nous a été indiqué (et on l’en remercie) par Mmes Flora D. et La Callas de Durcet (Orne).

[43] Cf. CAA de Paris, 27 octobre 2020, Mme F. (req. 19PA01303).

[44] Pour l’issue du contentieux et la mention d’un recours abusif : Cf. CAA de Lyon, Association Droit de vivre ; req. 13LY00620.

[45] CAA de Bordeaux, 02 juillet 2020, Mme H. & alii ; req. 18BX04317.

[46] CAA de Nantes, 28 février 2020, Mme H. & alii ; req. 19NT00205.

[47] CAA de Bordeaux, 16 mai 2013, Sci Lou ; req. 12BX02550.

[48] A l’instar du célèbre cabaret parisien qu’immortalisa Théophile Steinien dans ses lithographies dites de la « Tournée du Chat noir de Rodolphe Salis » (1896).

[49] CAA de Versailles, 17 septembre 2019, M. E. D. ; req. 18VE01237.

[50] On signale à son égard ses exceptionnelles Considérations sur l’enseignement du Droit administratif (Paris, 1857) notamment dues à plusieurs échanges antérieurs avec le doyen Foucart et à propos desquels on est revenu in Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart ; Poitiers, Lgdj ; 2007.

[51] Cela dit, selon nos sources, c’est l’homonyme d’un autre grand professeur de Droit public qui est le Maire actuel de Chatte : André Roux et ce, depuis mars 2001.

[52] CE, 08 décembre 1864, Sieur Pellerin c. Commune de Chatte ; Rec. 964.

[53] CE, 20 janvier 1888, Sieur Mathieu c. Commune de Chatte ; Rec. 51.

[54] CE, 14 avril 2008, Société T2S ; req. 298777.

[55] Respectivement : Werber Bernard, Demain les chats ; Paris, Albin Michel ; 2016 ; Sa majesté des chats ; Paris, Albin Michel ; 2019 et La planète des chats ; Paris, Albin Michel ; 2020.

[56] Dont : CAA de Paris, 22 mai 2018, Sté Foretec ; req. 15PA03365 et autres.

[57] Voyez ainsi à propos du Cnam et d’un étudiant étranger à qui l’on a demandé de quitter le territoire français : CAA de Nancy, 02 février 2021, Mme A. ; req. 19NC02586.

[58] On se permettra, à l’égard, de l’huile d’olive et de sa part dans le savon « dit » de Marseille, de renvoyer à : « Droit, « Bio » & huile(s) d’olive : le cas du savon de Marseille » in Droit(s) du Bio ; Toulouse, l’Epitoge ; 2018 ; p. 135 et s.

[59] Cf. en ligne sur le site du journal Gala (si, si !) : « Marine Le Pen et les chats : sa passion interpelle » au 04 janvier 2021 : https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/marine-le-pen-et-les-chats-sa-passion-interpelle_461156.

[60] Cf. CAA de Paris, 05 avril 2018, Syndicat des importateurs et distributeurs de Nouvelle-Calédonie ; req. 16PA02174.

[61] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.

[62] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.

[63] Par ailleurs, la contribution au présent dossier de Mme Sonia Desmoulin-Canselier en traite explicitement.

[64] Cf. Touzeil-Divina Mathieu, « L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) » in L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) ; ouvrage réalisé pour célébrer le 65e anniversaire de la parution de L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono (…) & en hommage au poète & ami des Arbres, Jean-Claude Touzeil ; Toulouse & Manosque ; 2019 ; p. 13 et s. Un large extrait s’en retrouve également en ligne : http://www.chezfoucart.com/2020/11/25/droits-de-larbre/.

[65] Touzeil-Divina Mathieu, « C comme Chat(s) de la Nation » in Les mots d’Annie Héritier. Droit(s) au Cœur & à la Culture ; Toulouse & Nice ; 2017 ; p. 45 et s. Les propos ci-après en sont directement issus.

[66] Dont l’œuvre dessinée et félidée a débuté par des strips dudit Philippe Geluck au journal Le Soir en 1983.

[67] On pense originellement à The tragedy of the Commons (de Garrett Hardin ; 1968) mais aussi et surtout aux réflexions issues du Dictionnaire des biens communs (Paris, Puf ; 2017) dirigé notamment par Marie Cornu.

[68] Quatremere de Quincy Antoine, Lettres à Miranda (…) ; Paris, 1796 ; Lettre I ; p. 90 ; cité par Heritier Annie ; Genèse de la notion juridique de patrimoine culturel (1750-1816) ; Paris, l’Harmattan ; 2003 ; p. 122 et s.

[69] Heritier Annie ; op. cit. ; p. 123.

[70] Cf. Heritier Annie, « Le Street Art, bien commun artistique ? » in Juris art, 1er avr. 2014, n° 12, p. 39 et s.

[71] Ce que nous avons développé en dernier état des lieux in Touzeil-Divina Mathieu, Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2017 ; chap. 10 ; p. 367 et s.

[72] Heureusement en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=fJAo3D5GliA.

[73] Touzeil-Divina Mathieu, Stirn Bernard & Rousset Christophe (dir.), Entre opéra & Droit ; Paris, LexisNexis ; 2020.

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ParJDA

L’animal & le droit administratif

Art. 361.

Voici le 8e des dossiers du JDA :

Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).

Le droit en est croassant,
son actualité est rugissante.
L’animal est au cœur du droit administratif.

D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en  1853.

D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H.,  « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors,  la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet,  la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.

Sous la direction de :

– Madame le Professeur Isabelle Poirot-Mazères (UT1, IMH),
– Monsieur le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH),
– Monsieur Adrien Pech (UT1, IRDEIC)
& Monsieur Mathias Amilhat (UT1, IEJUC),

voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :

L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

Sommaire

Art. 362. Editorial : l’animal & le droit administratif

par MM. Mathias Amilhat,
Adrien Pech,
Mathieu Touzeil-Divina
& Mme Isabelle Poirot-Mazères

Espèces animales

Art. 363. De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

par Mme le prof. Isabelle Poirot-Mazères

Art. 364. Le pangolin & le droit administratif

par M. Dr. Arnaud Lami

Art. 365. Le pigeon & le droit administratif

par M. Hugo Ricci

Art. 366. Le requin & le droit administratif

par M. Vincent Vioujas

Art. 367. Les animaux du cirque & le droit administratif

par Mme Amélia Crozes

Art. 368. Les animaux des grands arrêts

par M. Dr. Mathias Amilhat

Art. 369. La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

par M. le prof. Mathieu Touzeil-Divina

Polices des animaux

Art. 370. Errance animale et co-errance du droit

par M. D. Loïc Peyen

Art. 371. L’abattage rituel & l’animal

par M. Dr. Clément Benelbaz

Art. 372. La chasse pendant les confinements pandémiques

par M. Adrien Pech

Art. 373. La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

par Mme Dr. Sonia Desmoulin-Canselier

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.

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ParJDA

Etre ou ne pas être un préjudice écologique

art. 359.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

« Dôme de chaleur »[1]. La puissance de l’expression laisse deviner l’écrasante réalité qu’elle désigne, cette oppressante et inévitable force qui s’insinue jusque dans les foyers les mieux climatisés pour ramener l’être humain à la précarité de sa survie sur la planète qui l’a vu naître. Quant à l’origine du phénomène, seuls les plus téméraires se refusent encore à le nommer tandis que les autres l’ont tous sur le bout des lèvres : le réchauffement climatique. Seulement voilà, la rengaine écologiste n’est plus qu’une simple incantation tout juste bonne à effrayer les plus jeunes et à désintéresser les plus âgés. Le réchauffement est là, tangible, dans l’eau qui s’évapore et assèche les sols, dans les nuages qui se rassemblent et noient les habitations, dans les terrains qui glissent et emportent avec eux la vie des riverains. Comme une invisible prison de verre qui se révèle lorsque la mouche en heurte les bords, le piège du réchauffement climatique se referme peu à peu sur les humains qui s’agitent encore. Tandis que certains s’abîment dans leur ignorance entretenue, et que d’autres s’aveuglent face à la vérité dérangeante, surgit au milieu de la mêlée le sursaut de nombreux déterminés à identifier les responsables et à leur faire adopter des solutions efficaces.

« L’Affaire du Siècle », élan militant, est à ranger parmi les procès climatiques[2] qui apparaissent et semblent devoir se multiplier partout dans le monde. Désireuses de voir l’Etat mis face à ses obligations dans la lutte contre le réchauffement climatique, quatre associations requérantes se sont vues reconnaître l’intérêt à agir en responsabilité pour préjudice écologique devant le tribunal administratif de Paris. Sous une appellation intrigante, dont on ne sait a priori si elle vient châtier les excès du XXème siècle ou prétend s’illustrer dans le jeune XIXème siècle, la volonté manifeste est d’obtenir du système judiciaire qu’il contraigne les dirigeants politiques à une action de lutte contre le réchauffement climatique plus ambitieuse et engagée. L’affaire vient après une saisine du Conseil d’Etat qui attaque elle aussi la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre adoptée par le gouvernement. L’excès de zèle entre les deux ne manquent pas de s’illustrer par une revendication toujours plus renforcée au droit de s’appeler la « décision historique » alors que si les requérants ne sont pas les mêmes, les associations qui suivent avec intérêt le résultat des deux procédures sont identiques. En laissant de côté la prétention mémorable, il est indéniable que les procès climatiques sont l’écho d’une prise de conscience croissante de l’opinion publique sur les problématiques environnementales, ainsi que l’attestent les marches pour le climat, la Convention citoyenne ou encore la loi adoptée par le Parlement[3]. Les juges eux-mêmes ont progressé dans leur prise en compte de l’environnement, à l’image du Conseil constitutionnel qui le reconnaît maintenant comme « patrimoine commun de l’humanité »[4]. Reste que, depuis plus d’un siècle déjà, les juristes savent que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés »[5]. S’appuyer, comme le font les requérantes, sur un régime de responsabilité de droit civil pour poursuivre LA personne morale de droit public du fait de sa carence à agir contre le réchauffement climatique nécessitait une dose d’optimisme et un volontarisme remarquables.

En faisant mentir les plus sceptiques[6], l’Affaire du Siècle a réussi à faire reconnaître devant le juge administratif la responsabilité de la France dans le préjudice écologique du réchauffement climatique. L’exploit n’échappe pas à quelques écueils, le plus notable sans doute étant celui de l’intérêt à agir et du préjudice moral des requérantes qui deviennent confusément identiques. D’autres l’expliquent de manière efficace[7], la raison de ce curieux résultat vient de la transposition du préjudice écologique, régime de droit civil, devant le juge administratif, qui a sa façon de concevoir la responsabilité administrative. C’est pourquoi se sont mélangés l’intérêt à agir reconnu largement dans la lettre du préjudice écologique et celui reconnu traditionnellement par le droit administratif au titre des associations comme étant un intérêt collectif lésé. Le résultat est à la fois fortuit et insatisfaisant. Si d’un côté il facilite la reconnaissance des prétentions des requérantes, il le fait en mettant au même niveau des associations qui pourtant n’ont ni le même statut ni exactement la même activité. De l’autre, le jugement rejette les interventions d’associations, notamment de défense de l’agriculture ou du droit au logement, tout en reconnaissant que ces thématiques sont bien directement concernées par le réchauffement climatique. La cohérence de la solution souffre peut-être de l’inégalité dans la qualité des requêtes. Reste qu’il ne s’agit là que d’un point de procédure qui n’intéressera pas tant ceux qui sont venus pour le coeur de l’affaire qui demeure avant tout la question de savoir quels moyens sont à la disposition des justiciables pour contraindre l’Etat à agir dans la lutte contre la menace environnementale.

De ce point de vue, les requérantes ont fait feu de tout bois, allant jusqu’à créer de toute pièce des instruments de droit foncièrement ambitieux. Ainsi se démarquent « une obligation générale de lutter contre le changement climatique » fondée sur la Charte de l’environnement et un « principe général du droit de chacun de vivre dans un système climatique soutenable, exigence préalable à la promotion du développement durable et à la jouissance des droits de l’homme pour les générations actuelles et futures » qui « résulte tant de l’état général du droit, international et interne, que des exigences de la conscience juridique du temps et de l’Etat de droit ». L’un et l’autre partagent cette volonté criante de rassembler l’arsenal juridique le plus étendu pour définitivement coincer l’Etat et lui faire adopter une législation à la hauteur des attentes, non seulement des requérantes, mais aussi des experts sur les rapports desquels tous se basent jusqu’aux juges. A cet égard, l’Affaire du Siècle est une démonstration de la complexité avec laquelle les décisions de justice peuvent être rendues lorsqu’elles se penchent sur des phénomènes essentiellement extérieurs au milieu du droit. Pour ce qui est du réchauffement climatique, il est manifeste qu’au-delà de son existence, reconnue unanimement sur la base des rapports d’experts, l’identification de ses causes et des moyens de lutte contre lui cristallise la tension créée entre les requérantes et les juges. Alors que les premières s’attaquent tout à la fois aux objectifs fixés par la loi française et aux mesures prises sur l’émission de gaz à effet de serre, l’efficacité énergétique, la part d’énergie renouvelables, le transport, le bâtiment et l’agriculture, le tribunal recentre son attention sur la seule émission de gaz à effet de serre, au détriment donc des autres « politiques sectorielles »[8] qui ne sont pas retenues pour l’examen de la responsabilité. De la même façon le tribunal évite le piège du droit européen des droits de l’Homme en ne se fondant pas sur les articles de la Convention pourtant utilisés par les associations. La précaution lui permet de ne pas avoir à se prononcer sur l’obligation positive qui découle de l’article 2[9] et pourrait être appliquée au réchauffement climatique grâce à un effort d’appréciation particulièrement souple[10]. Il ne faut pas en douter, loin du battage médiatique dont elle peut faire l’objet, l’Affaire du Siècle est bien une décision prise avec mûre et mature réflexion.

Si GreenPeace France, Oxfam, l’association Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement, les requérantes, sont reconnues assez maladroitement dans leur intérêt à agir et leur préjudice moral, elles peuvent se satisfaire d’avoir su amener à prendre pied là où le gouvernement perdait le sien. Le doute pourtant était permis tant la technique du préjudice écologique était à la fois si intuitivement liée au réchauffement climatique et si techniquement complexe à manier dans ce sens.

Le tribunal ne manqua pas, en reconnaissant la responsabilité de l’Etat dans la réalisation du préjudice que constitue le réchauffement climatique, de faire entrer la justice française dans l’une des problématiques majeures du monde contemporain. Le jugement allie l’expertise scientifique et la technique juridique au profit d’une véritable prise de conscience écologique (I) et tente de livrer une solution adaptée, fruit d’une réflexion manifestement impactée par l’enjeu auquel elle est confrontée (II).

I/ L’affirmation claire d’une prise de conscience écologique

Le juge administratif dans sa décision se saisit des questions environnementales sans ambiguïté en reconnaissant la réalité du réchauffement climatique. C’est bien la réception de ce phénomène en droit qui suscite toutes les attentions (A) accompagnée de son corollaire non moins important qui est la responsabilité imputable à l’Etat dans sa survenance (B).

A. La traduction juridique d’un réchauffement climatique

Atmosphère ? Est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ? L’application du préjudice écologique à la problématique du réchauffement climatique paraît assez intuitive pour ce qui est à la fois la conséquence et la cause d’atteintes aux fonctions des écosystèmes[11]. Elle n’en demeure pas moins assez audacieuse, ne serait-ce que par sa transposition du droit civil au droit administratif. A cet égard, ce sont les conclusions de la rapporteure qui expliquent la faisabilité du passage d’une branche du droit à l’autre en reconnaissant le préjudice écologique non pas comme un régime de responsabilité dont la transposition serait discutable mais comme une catégorie de préjudice qui voyage donc plus aisément[12]. L’application du schéma du préjudice écologique au réchauffement climatique reste néanmoins source de réflexion notamment du fait de la nature du phénomène qu’elle entend juridiciser.

Un peu de technique juridique Le principe du préjudice écologique est assez simple. Il s’agit d’une responsabilité qui propose de sanctionner le pollueur ou celui qui porte atteinte à l’écosystème[13]. Depuis l’affaire de l’Erika[14] qui posa les jalons sur lesquels s’est bâti le préjudice, son utilisation s’accroît ainsi que la compréhension de son système. Ainsi, comme toute responsabilité, le préjudice écologique repose sur un fait générateur qui cause un dommage apprécié objectivement par l’impact sur des écosystèmes. Le but est de permettre la réparation d’un préjudice distinct de celui des victimes jusque-là identifiables, que ce soit par leur préjudice patrimonial ou moral[15]. Une spécificité toutefois réside dans la réparation du préjudice dont le texte prévoit qu’elle doit se faire en priorité par nature[16]. Il faut comprendre par-là que le préjudice écologique permet d’imputer au pollueur la charge de la dépollution du site atteint, charge qui reposait auparavant sur des personnes physiques ou morales dévouées à la protection de l’environnement mais qui pouvaient être privées de la réparation du préjudice lié au coût de la dépollution si elles étaient déjà victimes de préjudices personnels, ce qui était très souvent le cas. Le schéma de responsabilité est donc aisément lisible : une personne physique ou morale (responsable) qui a pollué (fait générateur) et causé directement et certainement (lien de causalité à prouver) une atteinte à l’écosystème (dommage) doit en assurer la dépollution (réparation en nature) ou si celle-ci est impossible compenser financièrement les personnes morales chargées de la défense de l’intérêt lésé (réparation en dommages et intérêts).

C’est ici que se révèle toute la subtilité de l’application du préjudice écologique au réchauffement climatique. En effet, la logique voudrait que l’Etat soit poursuivi pour la cause du phénomène. Or, après avoir magistralement reconnu sa réalité, les juges en identifient sans ambiguïté l’origine : l’émission de gaz à effet de serre[17]. Dès lors, en suivant le principe du préjudice écologique, l’Etat pourrait tout à fait être reconnu responsable de sa production de gaz à effet de serre et condamné à réparer le dommage qu’elle cause, au moins au titre des activités qui dépendent de lui. Ce n’est toutefois pas le sens du jugement, en raison d’abord de la demande des requérantes. En effet, les associations n’engagent pas la responsabilité de l’Etat en tant que pollueur, mais en tant que puissance normative. Autrement dit, elles reconnaissent implicitement ce que les juges consacrent tout aussi discrètement, à savoir que si l’Etat est bien émetteur de gaz à effet de serre, il ne saurait être inquiété sur ce chef. La justification paraît toute pragmatique tant il est complexe d’imaginer, pour l’instant du moins, un Etat qui fonctionne sans émettre de gaz à effet de serre. Une raison peut également être suggérée au niveau de la réparation, qui voudrait selon la logique du préjudice écologique que les gaz à effet de serre soient nettoyés de l’atmosphère, ce qui est à l’heure actuelle hors de portée de l’action humaine. Enfin, il est possible de trouver dans la neutralité carbone la confirmation de l’idée selon laquelle produire des gaz à effet de serre n’est pas en soi source de responsabilité, tant que cette production est suffisamment compensée par la capacité de l’environnement à les absorber. Reste en tout cas que la responsabilité de l’Etat n’est pas engagée au titre des gaz qu’il contribue à émettre.

Si l’Etat est poursuivi, c’est en tant que puissance normative capable de contraindre avec la force de la loi à la diminution de l’émission de gaz à effet de serre[18]. Car en effet, pour ce qui est du réchauffement climatique, l’enjeu est à la réduction de sa cause, elle-même déterminée par des objectifs fixés dans la loi en tant que budgets-carbone. C’est pourquoi le jugement parle de « l’aggravation » du préjudice écologique qu’est le réchauffement climatique[19]. Tout en reconnaissant que la responsabilité était constituée, les juges déplacent la réflexion sur la question de la réparation. Pour bien le comprendre, il faut reprendre le raisonnement du tribunal, éclairé par les conclusions de la rapporteure.

Genèse climatique Tout part de 1990, qui devient l’année charnière à partir de laquelle est reconnu le réchauffement climatique. Requérantes comme juges reprennent les étapes datées de la progressive prise en compte du phénomène jusqu’à l’engagement de l’Etat dans une série de mesures, symboliques et contraignantes, pour lutter contre lui[20]. De plus, la nature du réchauffement climatique oblige les juges à manipuler savamment la technique du préjudice écologique. Sa cause, les gaz à effet de serre, a une durée de vie incroyablement longue[21] qui en fait une menace anthropique, c’est-à-dire qu’elle se cumule avec le temps. Cet élément est pris en compte par le tribunal qui ne manque pas de souligner que la responsabilité en jeu se mesure à l’aune du siècle et des générations futures[22]. Les gaz existants vont continuer à causer des dommages à l’environnement tout au long de leur durée de vie, soit également bien après que les juges aient rendu leur décision. Il y a donc ici un potentiel de responsabilité assez vertigineux face à un préjudice qui ne fait que croître avec les années. Toutefois, l’appréhension du réchauffement climatique est astucieusement circonscrite.

Vous reprendrez bien un peu de préjudice ? La consultation des conclusions de la rapporteure éclaire quant à l’identification du préjudice pour lequel l’Etat est poursuivi, et conforte sans aucun doute la solution des juges. En distinguant la période avant et après l’établissement des budgets-carbones, la rapporteure propose un éclairage qui respecte l’esprit du préjudice écologique[23]. Ainsi, sur la période pendant laquelle l’Etat polluait sans contrôle, le préjudice écologique est constitué. Cependant, la promulgation des lois sur les seuils de gaz à effet de serre peut apparaître comme une réparation de ce préjudice[24]. En édictant des normes visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec comme objectif la neutralité carbone, l’Etat répare le préjudice qu’il a causé en ne réglementant pas l’émission des gaz à effet de serre sur son territoire. Evidemment, cette réparation peut apparaître bien dérisoire, mais elle est en vérité empreinte de pragmatisme. En effet, la production de gaz à effet de serre n’est pas en soi source immédiate du phénomène qu’est le réchauffement climatique. C’est le dépassement de la capacité de l’environnement à réguler ces gaz, et donc leur prolifération anthropique, qui cause un dommage. En focalisant l’attention sur la réparation d’un préjudice déjà constitué, la rapporteure comme les juges ne créent pas une présomption de préjudice pour chaque activité productrice de gaz à effet de serre, sans quoi la société toute entière devrait se mettre à l’arrêt. Cela justifie que le raisonnement porte sur l’étape de la réparation du préjudice qui est aggravé lorsque celle-ci n’est pas efficace.

Reste à savoir, pour ce qui est du réchauffement climatique, si le manquement à sa réparation ne fait qu’aggraver un préjudice déjà existant ou constitue un dédoublement du préjudice. En effet, le meilleur moyen de lutte identifié contre le réchauffement est la diminution des gaz à effet de serre. Cette réduction ne pouvant être accomplie en une nuit, la loi l’échelonne dans le temps avec l’échéance finale de 2050[25]. Entre temps, elle prévoit des budgets-carbone qui fixent les seuils de diminution à respecter. Ainsi, en respectant la loi, l’émission de gaz à effet de serre devrait peu à peu descendre sous le niveau capable de limiter les effets du réchauffement climatique. Cependant, lorsque les seuils ne sont pas respectés, cela signifie que plus de gaz ont été émis que prévu, et ces derniers s’installent dans l’atmosphère. En suivant la distinction opérée par la rapporteure entre les périodes avant et après l’édiction de normes légales, ces gaz émis en trop pourraient être vus comme source d’un préjudice nouveau, constitué pendant la réparation du préjudice initial donc après l’entrée en vigueur des objectifs contraignants. Avec cette idée, le préjudice initial serait toujours réparé par la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre, mais chaque manquement à celle-ci ferait naître un nouveau préjudice écologique. Pour les juges la réponse est claire : le surplus de gaz s’ajoute à la source du préjudice qui se trouve donc aggravé. Ce cas de responsabilité, absent du texte[26], se justifie par la temporalité particulière du réchauffement climatique. Même en cours de réparation, le réchauffement climatique peut être aggravé de sorte à engager la responsabilité.

Dommage réparé à moitié pardonné Dans l’application du préjudice écologique, le jugement offre en vérité un contentieux de la réparation en examinant les moyens par lesquels l’Etat entend lutter contre le réchauffement climatique, eux-mêmes liés aux objectifs à atteindre de réduction des gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs bien à l’encontre de ces moyens que les associations requérantes s’érigent. Elles entendent à la fois critiquer leur insuffisance et le manquement de l’Etat dans le respect des objectifs[27]. L’idée selon laquelle l’Etat peut être poursuivi pour avoir manqué à des seuils fixés par la loi n’est pas nouvelle[28]. Elle s’est récemment illustrée dans le contentieux proche de la pollution atmosphérique[29]. Bien que l’espèce portât sur la transposition d’une directive, elle demeure éclairante sur les possibilités ouvertes au juge administratif lorsqu’il est saisi de l’Affaire du siècle. Il faut à ce stade relever que, si c’est bien l’Etat qui est poursuivi, l’obligation à laquelle se réfèrent les requérantes ne se limite pas à l’activité de la seule Administration française. Bien au contraire, les budgets-carbones fixés par la loi sont d’application nationale dans des secteurs identifiés. Il s’agit donc pour l’Etat de mettre en oeuvre une politique gouvernementale d’incitation ou de contrainte à la diminution de la production des gaz à effet de serre. Il ne faut néanmoins pas y voir une tentative de faire assumer à l’Etat la responsabilité qu’il partage avec tous les émetteurs de gaz à effet de serre dépendant de sa juridiction.

Ainsi, le véritable préjudice écologique incarné par la production de gaz à effet de serre n’est pas l’objet de l’action en responsabilité. Les juges l’ont bien compris et c’est pourquoi ils parlent « d’aggravation » de ce préjudice. Cela tient de plus à la nature particulière du dommage écologique en cause, sur laquelle la décision prend le temps de s’étendre[30]. Si les juges écartent l’examen de la pertinence des objectifs[31], ils reconnaissent leur dépassement pour la période 2015-2018 comme fautif, conformément à la proposition de la rapporteure[32]. Se pose alors la question de savoir à qui imputer cette faute. Pour les requérantes il ne fait aucun doute que c’est à l’Etat.

B. L’Etat et sa part de responsabilité

C’est pas moi c’est lui Dans la plus pure logique du préjudice écologique et du droit de la responsabilité appliqués au réchauffement climatique, l’Etat ne peut être responsable que des gaz à effet de serre qu’il produit par les activités qui dépendent de lui. Au niveau du réchauffement climatique en lui-même, il est indéniable que si la cause identifiée en est la production de gaz à effet de serre, celle-ci dépend d’une pluralité d’acteurs particulièrement grande, allant des Etats jusqu’aux individus en passant par les entreprises[33]. Chacun assume une part plus ou moins conséquente dans le réchauffement climatique en fonction de sa propre émission de gaz. Dès lors, l’Etat ne saurait être poursuivi solidairement d’une responsabilité qu’il partage avec autant d’acteurs différents.

Dit plus simplement, le réchauffement climatique étant la conséquence d’un surplus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère par rapport à la capacité de l’environnement à les absorber, il est impossible de considérer que ce surplus soit de la seule faute de l’Etat pour laquelle il pourrait être poursuivi. Vu autrement, il est même impossible d’affirmer que l’Etat pourrait être poursuivi des conséquences sur son territoire, tant il est vrai que les gaz à effet de serre ne sont pas des nationaux chauvins mais plutôt des citoyens du monde. C’est un peu le principe du globe qui veut que la circulation dans l’atmosphère des gaz conduit à ce que les émissions françaises, qui ne se distinguent pas des autres, peuvent très bien produire leurs effets en Uruguay tandis que sur le territoire français ce sont les émissions de Chine qui sévissent. Le réchauffement climatique est un phénomène mondial dont il est impossible d’extirper un lien de causalité localisé et certain imputable à une personne juridique isolée, ce qui fait échec au préjudice écologique.

Tous coupables, tous responsables L’Affaire du Siècle pourtant prétend saisir la responsabilité de l’Etat, non pas sur ses émissions de gaz à effet de serre mais au moins vis-à-vis de l’efficacité des mesures qu’il prend pour lutter contre le réchauffement climatique. A l’appui du recours, les requérantes invoquent une obligation générale de lutte qui viendrait justifier un peu plus la responsabilité de l’Etat[34]. Cette obligation pourtant n’a rien avoir avec le préjudice écologique, en tout cas dans ses conditions d’application[35]. Là où peut être discutée une obligation dans cette responsabilité, c’est au niveau de la charge pesant sur le débiteur de la réparation du dommage. Puisque les juges reconnaissent le réchauffement climatique en tant que préjudice écologique et ne désavouent pas expressément la proposition de la rapporteure qu’il soit réparé en nature par les mesures législatives de l’Etat, se pose la question de savoir quelle obligation accompagne cette réparation. Ainsi, les juges auraient à déterminer si, dans le cas précis de la réparation du dommage écologique, l’Etat, ou tout autre responsable, est tenu d’une obligation de moyen ou de résultat. L’esprit du préjudice écologique tend à privilégier l’hypothèse de l’obligation de résultat, un pollueur ou le responsable d’une atteinte à un écosystème doit effectivement réparer le dommage qu’il a causé et ne pas se contenter de dire qu’il a essayé mais n’y est pas parvenu. Cette impression est renforcée par la subsidiarité de la réparation en dommages-intérêts qui vient justement compenser une situation où le dommage ne peut être réparé en nature.

Encore une fois, c’est la nature du réchauffement climatique qui remet en cause la réflexion. Juges, requérantes et rapporteure acceptent sans contradiction que le meilleur moyen, peut-être le seul, de lutte contre le réchauffement climatique, donc le moyen par lequel s’accomplit la réparation du préjudice, est la réduction des gaz à effet de serre[36]. Il s’agit donc d’un dommage tout particulier dont la réparation en nature ne peut pas constituer en la suppression pure et simple mais plutôt en la diminution de sa cause. Cet effort de réalisme n’est pas compatible avec l’idée d’une obligation générale de lutte. Pareille contrainte porte d’autant plus dans sa formulation une étendue indéterminée qui laisse croire à une application sans limites dans tous les domaines d’activités. Pour les requérantes c’est un argument opportun qui leur permet d’attaquer la responsabilité de l’Etat non pas sur les seules émissions de gaz à effet de serre mais sur d’autres secteurs d’actions identifiés[37]. Les juges cependant ne retiennent pas la vision large du champ de responsabilité et resserrent leur décision uniquement sur les gaz à effet de serre, cause certaine du dommage incarné par le réchauffement climatique. Il ne saurait donc y avoir d’obligation générale. Avant toutefois de restreindre la portée de l’obligation qui pèse sur l’Etat, les juges ont reconnu la responsabilité qui lui incombait au titre du préjudice écologique, réalisant l’exploit de créer un lien de causalité grâce à deux motifs inédits.

Pourtant en droit administratif, ainsi que le rappelle la rapporteure, c’est la causalité adéquate qui prévaut[38]. L’Etat n’est responsable que des fautes ou carences qui causent le dommage de façon « privilégié »[39]. Dans une situation avec une pluralité de responsables, comme pour le réchauffement climatique, l’Etat ne peut être inquiété tant que son comportement n’a pas une incidence décisive sur le dommage. La solution semble donc inévitable tant l’action seule de l’Etat, que ce soit sa propre émission de gaz ou celle accomplie sur tout son territoire, n’est pas la cause adéquate du réchauffement climatique. Le phénomène ne disparaîtrait pas avec la fin des émissions françaises de gaz à effet de serre. Néanmoins, de cette façon l’Etat n’échapperait à sa responsabilité que grâce à la pluralité des autres responsables. Ce qui signifie donc que cette responsabilité existe, elle n’est que dissoute.

Chacun pour soi et tous pour le réchauffement climatique Le premier motif qui permet au juge de la retenir, en suivant la suggestion de la rapporteure[40], vient d’une décision néerlandaise[41]. Les juges étrangers avaient consacré la responsabilité de leur Etat en se fondant sur l’idée que pour lutter contre le réchauffement, chacun devait assumer sa part, y compris les puissances souveraines[42]. Cette notion de part de responsabilité permet au tribunal de condamner l’Etat à la fois pour sa propre émission de gaz à effet de serre et pour le manquement aux objectifs de réduction qu’il avait fixé. Bien sûr, le dépassement des seuils n’est pas du seul fait de l’Etat, il s’apprécie au niveau national. Cependant, les juges affirment que si les objectifs n’ont pas été atteint c’est parce que l’Etat a manqué à utiliser son pouvoir normatif de contrainte sur son territoire[43]. Ainsi, l’Etat est responsable pour ne pas avoir pris des mesures obligeant au respect des engagement légaux et donc empêchant le surplus d’émissions.

C’est le sens du deuxième motif des juges qui retiennent que par la multiplication de textes nationaux et internationaux contenant des objectifs de réduction contraignants, allant jusqu’à les projeter dans des trajectoires annualisées, l’Etat a déjà reconnu sa responsabilité dans la lutte contre le réchauffement climatique[44]. C’est d’ailleurs ce que soutenaient les experts et les associations requérantes. En reconnaissant le réchauffement climatique et en agissant pour lutter contre lui, l’Etat a accepté la responsabilité qui lui était échue dans sa réalisation. Suivant la recommandation de la rapporteure[45], les juges considèrent que cette responsabilité est constituée, à proportion toutefois de la part imputable à la France. Cette part s’apprécie en fonction des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire, des seuils fixés pour leur réduction, et des mesures prises pour garantir le respect de ces seuils.

Il est d’ailleurs intéressant de relever que dans le jugement, la question du lien de causalité est étudiée avec l’appréciation de l’obligation de lutte contre le réchauffement climatique[46]. La décision ne saurait être plus claire : l’Etat est responsable devant les lois qu’il prend pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Son obligation tient à faire respecter les objectifs qu’il fixe en prenant toute mesure appropriée. Evidemment, la lecture à rebours du jugement suggère que si l’Etat n’avait promulgué aucune loi sur la diminution des gaz à effet de serre, il aurait manqué l’un des fondements à sa responsabilité. Ainsi, les associations requérantes ont bénéficié de la prise de conscience politique sans laquelle leur recours n’aurait pas abouti. Il s’agit néanmoins d’une réflexion qui ne se vérifierait que chez d’autres Etats moins engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Pour ce qui est de la France la solution est désormais connue. L’Etat doit assumer sa part de responsabilité dans l’existence du réchauffement climatique et il le fait en produisant une législation sur la réduction des causes du phénomène qu’il doit s’assurer de faire respecter. En laissant les émissions de gaz à effet de serre dépasser les objectifs de diminution, l’Etat est en carence, il manque à prendre des mesures contraignantes, et aggrave donc le préjudice. Sa responsabilité maintenant consacrée, il reste aux juges à déterminer les modalités de sa réparation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 359.


[1] Marie-Adélaïde Scigacz, « Météo : on vous explique comment un “dôme de chaleur” met l’ouest du Canada et des Etats-Unis en surchauffe », Franceinfo, 29 juin 2021, https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/meteo-on-vous-explique-comment-un-dome-de-chaleur-a-mis-l-ouest-du-canada-et-des-etats-unis-en-surchauffe_4681753.html.

[2] Pour une introduction à ces procès climatiques Christel Cournil, « « L’affaire du siècle » devant le juge administratif », AJDA, 8, 4 février 2019, p. 437 ; Christel Cournil et Marine Fleury, « De « l’Affaire du siècle » au « casse du siècle » ? : Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », Revue des droits de l’homme, 7 février 2021, http://journals.openedition.org/revdh/11141.

[3] Loi Climat et Résilience n°2021-1104 du 22 août 2021

[4] Conseil constitutionnel, Union des industries de la protection des plantes, QPC du 31 janvier 2020, n° 2019-823

[5] Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873, n°00012

[6] Arnaud Cabanes, « L’affaire du siècle donnera-t-elle lieu au jugement du siècle ? », EEI, 11, novembre 2018, p. 15.

[7] Hakim Gali, « Le préjudice et l’environnement », Recueil Dalloz, 13, 15 avril 2021, p. 709 ; Rémi Radiguet, « Responsabilité de l’Etat – Climat », Revue juridique de l’environnement, 46-2021/2, 2 juillet 2021.

[8] Ainsi qu’il finit par les appeler p.30

[9] Protégeant le droit à la vie

[10] Ce que les juges néerlandais ont pris le parti de faire dans leurs décisions Urgenda en première instance, appel et cassation

[11] Article 1247 du code civil « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

[12] Amélie Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France, 2021. p.11 « Le législateur ne semble pas avoir voulu créer un régime de responsabilité objective en dépit de la formulation, qui permet l’hésitation, mais plutôt une obligation de réparation d’un type de préjudice dans le cadre des régimes de responsabilité existants »

[13] Agathe Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire », AJDA, 17, 5 mai 2008, p. 934.

[14] Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938

[15] Mathilde Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… », Environnement, 7, 7 juillet 2009, p. 90.

[16] Article 1249 du code civil « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature. »

[17] Voir le jugement p.28 point 16

[18] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.19 « Mais l’Etat a un pouvoir particulier, proprement essentiel, d’orientation des comportements par son pouvoir de réglementation et l’ensemble des moyens de la puissance publique dont il dispose pour en assurer le respect. » plus loin « si les comportements personnels sont bien évidemment la cause d’émissions de gaz à effet de serre, la modification structurelle de nos mode de vie est nécessaire pour arriver à une réduction durable des émissions de gaz à effet de serre, ce qui ne peut se faire sans l’Etat. »

[19] Jugement p.30 « l’amélioration de l’efficacité énergétique n’est qu’une des politiques sectorielles mobilisables en ce domaine, ne peut être regardé comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation »

[20] Voir le jugement p.24 et 25 et 28 à 30

[21] Jugement p.6 « les gaz à effet de serre anthropiques ont une durée de vie de 12 à 120 ans dans l’atmosphère, ce qui implique que l’arrêt immédiat des émissions n’empêcherait pas la température globale d’augmenter pendant encore plusieurs décennies. »

[22] Jugement p.34 « des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué »

[23] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.17 « Si l’on peut raisonnablement penser qu’il existe une obligation pour l’Etat de lutter contre un phénomène, sur lequel il reconnaît lui-même avoir en partie prise, dont les conséquences imbriquées et cumulées mettent en péril rien moins que le développement durable des sociétés humaines, les gaz à effet de serre non réglementés émis à partir du territoire français avant que la trajectoire carbone ne soit adoptée nous semblent avoir ensuite été pris en compte par cette trajectoire censée nous conduire à la neutralité carbone en 2050. »

[24] Ibid. p.17 « Il nous semble qu’il n’existe plus de préjudice écologique à réparer résultant de la carence à adopter une réglementation d’atténuation des effets du réchauffement climatique dès lors que la mesure de l’aggravation de ce préjudice est prise en compte dans l’actuelle trajectoire. »

[25] Jugement p.34 « il résulte de l’instruction que la France, ainsi qu’il a été dit, s’est engagée, aux termes de l’article L.100-4 du code de l’énergie, à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050 »

[26] L’article n’envisage pas le cas où le préjudice écologique pourrait empirer après ou pendant sa réparation

[27] Jugement p.3 à 6

[28] Agathe Van Lang, « Protection de la qualité de l’air : de la transformation d’un droit gazeux en droit solide », RFDA, 6, 11 janvier 2018, p. 1135.

[29] Conseil d’Etat, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France n°394254

[30] Voir le jugement p.28 point 16

[31] Jugement p.34 « Par conséquent, à supposer même que les engagements pris par l’ensemble des Etats parties seraient insuffisants, les associations requérantes n’établissent pas que ces derniers seraient, par leur insuffisance, directement à l’origine du préjudice écologique invoqué. »

[32] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.15 « la méconnaissance du 1er budget carbone […] nous semble caractériser une faute de l’Etat qui ne respecte pas la trajectoire qu’il a élaboré pour atteindre l’objectif final de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 »

[33] Ibid. p.19 « Si l’action de l’Etat entraîne des émissions de gaz à effet de serre, nous sommes tous des émetteurs de gaz à effet de serre, personne physique, morale, privée ou publique : ces émissions correspondent aux différentes facettes de nos modes de vie, de production, de consommation. »

[34] Jugement p.2 « L’Etat est soumis à une obligation générale de lutter contre le changement climatique, qui trouve son fondement, d’une part, dans la garantie du droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, reconnu par l’article 1er de la Charte de l’environnement, à valeur constitutionnelle, d’autre part dans l’obligation de vigilance environnementale qui s’impose à lui en vertu des articles 1er et 2 de la même Charte »

[35] Outre l’article 1247, l’article 1248 précise les titulaires de l’action en réparation du préjudice écologique et l’article 1249 encadre cette réparation, aucun n’impliquant une obligation spécifique contre l’Etat

[36] Même si les requérantes tentent de faire reconnaître d’autres domaines d’action énumérés p.3 du jugement, notamment l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le transport, le bâtiment ou l’agriculture

[37] Jugement p.3 « L’Etat est également soumis à des obligations spécifiques en matière de lutte contre le changement climatique, fixées par les conventions internationales, le droit de l’Union européenne et le droit interne, et qui portent respectivement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation énergétique, le développement des énergies renouvelables, l’adoption de mesures sectorielles et la mise en oeuvre de mesures d’évaluation et de suivi »

[38] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Pour engager la responsabilité d’une personne publique, vous recherchez si sa faute constitue la cause adéquate du dommage et pas seulement l’une des conditions nécessaires à sa réalisation – causalité adéquate versus équivalence des conditions – … »

[39] Ibid. p.18

[40] Ibid. p.20

[41] Véritable saga judiciaire qui débuta avec la décision Tribunal de District de La Haye, 24 juin 2015, aff. C/09/456689/HA ZA 13-1396 pour s’achever avec la décision Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Etat des Pays-Bas c. Fondation Urgenda, n°19/00135

[42] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Mais il nous semble, comme l’a relevé la cour suprême des Pays-Bas dans l’arrêt Urgenda […], chaque pays est responsable de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à proportion de sa part de responsabilité. »

[43] Jugement p.35 « Il résulte de tout ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à soutenir qu’à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone, l’Etat doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions précitées de l’article 1246 du code civil, d’une partie du préjudice écologique constaté au point 16. »

[44] Jugement p.30 point 21

[45] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.21 « Sa responsabilité nous semble devoir être engagée… à la hauteur de ses engagements ; le préjudice en résultant nous semble devoir être réparée dans cette mesure. »

[46] Le jugement est découpé en titres dont le premier est « en ce qui concerne les carences fautives et le lien de causalité » suivi immédiatement après par « s’agissant de l’obligation générale de lutte contre le changement climatique »

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ParJDA

Une solution impactée par l’enjeu environnemental

art. 360.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

(…) suite de la première partie (…)

Les juges peuvent surprendre et innover mais ils restent toujours limités par l’application des textes ou le mode de pensée qu’ils suivent. Ainsi il était cohérent qu’ils exigent une réparation du préjudice en nature (A) et prévisible qu’ils ne voient pas au-delà des écosystèmes l’humain qui vie en leur sein tant celui-ci est dissimulé par l’imbrication de nombreuses causes et conséquences (B).

A. La délicate réparation du préjudice écologique

On prend les mêmes et on recommence Le réchauffement climatique ne cesse de remettre en question l’application du préjudice écologique, et l’étape de sa réparation n’y fera pas exception. En reconnaissant la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de son manque à user de son pouvoir normatif, les juges s’immiscent dans un domaine particulièrement sensible. Que ce soit le pouvoir règlementaire ou législatif, aucun n’aime à s’entendre dire par le juge comment il doit agir. C’est néanmoins ce que le tribunal se prépare à faire.

Réparer, oui, mais comment ? Il faut tout d’abord corriger une erreur de compréhension qui se répand. Contrairement à ce qui peut être lu, les juges ont bien condamné l’Etat à la réparation du préjudice écologique, et pas seulement à la réparation du préjudice morale des associations requérantes. Cette confusion vient du report par le tribunal de sa décision quant à la façon dont l’Etat devra procéder, invitant ainsi les parties à lui faire parvenir leurs observations dans le délai de réflexion[1]. En effet, dans l’esprit du préjudice écologique, les juges ont écarté la demande de dommages-intérêts, même symbolique, des associations requérantes. Plusieurs raisons peuvent justifier cette décision. La première se dégage de la jurisprudence en la matière dans laquelle les juges manifestent le refus de condamner à des dommages-intérêts qui ne correspondent pas à la réalité du préjudice écologique[2]. La seconde, expressément évoquée dans le jugement, tient à ce qu’il n’y a pas de preuve qu’il ne peut être procédé à la réparation en nature du préjudice[3]. Une dernière possibilité tient à ce que la réparation en dommages-intérêts porte en elle l’idée que la correction du préjudice reste assumée par une tierce partie, le plus souvent les associations de défense, à qui est donc versée la somme à laquelle le responsable est condamné. Or, si les requérantes bénéficient au titre de leur intérêt à agir d’une reconnaissance par le tribunal de leurs actions militantes, celles-ci se résument à de la prévention, de l’information et de l’éducation, moyens d’action qui ne contribuent pas directement à la diminution des gaz à effet de serre identifiée comme manière de réparer privilégiée. C’est pourquoi le versement de dommages-intérêts, même symboliques[4], est assez logiquement écarté par les juges.

Autrement dit, en attaquant la carence de l’Etat à faire respecter les objectifs fixés par la loi, les requérantes ne démontrent pas en quoi l’Etat ne dispose d’aucun moyen d’action pour remédier à ce manque. Un exemple de manière de réparer en nature le préjudice, présentée dans les conclusions de la rapporteure[5], serait de réévaluer la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre. De cette façon, les objectifs futurs viendraient prendre en compte les dépassements précédents et pourraient les compenser. Demeure que le tribunal ne rend pas son jugement dans une France pendue à ses lèvres, il a été précédé par le Conseil d’Etat qui a lui aussi reporté sa décision pour réfléchir aux mesures à prendre[6]. Or, il est certain que les juges de première instance ne prendront pas le risque d’empiéter sur une solution qui pourrait faciliter leur décision finale, notamment pour ce qui est de l’avenir de la trajectoire de réduction.

L’herbe n’est pas plus verte ailleurs Le coeur de l’arrêt Commune de Grande-Synthe porte bien sur ces objectifs futurs qui sont justement remis en cause par les requérants au nom du manquement passé. Si le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur le préjudice du dépassement que le tribunal entend réparer avec l’Affaire du Siècle, il prend acte de l’incapacité de l’Etat à respecter ses engagements[7]. Dès lors, si dans le passé les seuils ont été dépassés, le Conseil estime qu’il n’y a aucune garantie qu’ils soient respectés à l’avenir, ce qui remet en cause toute l’action de l’Etat dans la lutte contre le réchauffement climatique. Sur cette question de la manière dont l’Etat devra agir pour proposer une politique publique d’action de lutte conforme aux prescriptions légales, Conseil d’Etat et tribunal se rejoignent. Là où le premier chasse l’excès de pouvoir, le second recherche la réparation du préjudice, mais tous les deux partagent la nécessité de prendre le temps d’y réfléchir.

Il est particulièrement complexe de se projeter sur la décision finale des juges de première instance. Si la proposition de la rapporteure ne manque pas de séduire, elle ne clôt cependant pas la question du dédoublement ou de l’aggravation du préjudice. Dit autrement, avec l’éclairage de l’arrêt Commune de Grande-Synthe, il paraît assez insatisfaisant d’envisager que l’Etat se dérobe à sa responsabilité en prétendant compenser les manquements au respect des objectifs de réduction pour une période dans la fixation de ceux qui suivent, alors que le surplus d’émission cause un dommage constitué. Si la carence s’est déjà produite, il incombe au juge de réfléchir à des moyens de contraintes plus efficaces au risque de voir le contentieux se répéter à chaque dépassement. Il lui reviendrait alors à déterminer au-delà de combien de manquements, successifs ou non, la responsabilité de l’Etat pourrait être engagée autrement que par la compensation. Car en définitive, la lutte contre le réchauffement climatique porte un réalisme manifeste, jusque dans le jugement de l’Affaire du Siècle. Tout gaz émis en trop existe et se joint à ceux déjà présents dans l’atmosphère. Accepter un report de la réduction des émissions par compensation des budgets-carbone se succédant porte le risque de faire reculer la date limite que les juges eux-mêmes ont reconnu à 2050 pour la neutralité carbone[8]. Il y a au fond un souci de la faisabilité de la trajectoire qui doit atteindre son but, c’est d’ailleurs le sens de cette responsabilité intergénérationnelle, dont la rapporteure se fait l’écho[9]. La lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité et se fait le plus efficacement en réduisant l’émission de gaz à effet de serre.

Rien que l’émission de gaz à effet de serre Une difficulté spécifique dans la quête des moyens de réparation vient de l’identification de la causalité. Alors que les requérantes avaient volontairement identifié plusieurs secteurs d’action différents de la seule émission des gaz à effet de serre, le juge les a exclus puisqu’ils ne revêtaient pas une causalité suffisante[10]. Ainsi l’efficacité ou la transition énergétiques ne pouvaient être retenus en tant que cause du réchauffement climatique, malgré les objectifs auxquels ils étaient soumis, du fait de l’éloignement des manquements qui les concernent par rapport à l’aggravation du réchauffement climatique. Si au stade de la causalité ces secteurs n’étaient pas adéquats, ils semblent toutefois nettement plus intéressants pour ce qui est de la réparation. Il est ainsi possible que le juge invoque ces domaines d’actions précis en renfort des mesures à prendre pour assurer la réparation du préjudice. L’idée, portée par les associations requérantes, serait que le respect des objectifs de réduction des gaz à effet de serre passe par la stimulation des actions écologiques dans d’autres domaines. Rien cependant ne permet d’affirmer que le tribunal ira dans ce sens.

Cette exclusion de certains secteurs avec l’examen de la causalité n’est pas sans faire écho à la sélection faite entre les différentes interventions au stade de la recevabilité, elle-même conditionnée à l’examen de l’intérêt à agir. En la matière, le préjudice écologique opère une confusion entre le préjudice moral des associations requérantes qui portent le recours et leur intérêt à agir. Ainsi, c’est parce que ces associations ont une action de défense des intérêts de l’environnement que leur demande est recevable, et dans le même temps c’est au titre de cette action que leur préjudice moral est justifié[11]. Le jugement ne fait à cet égard que s’inscrire dans la jurisprudence déjà établie, et confirme une position qui est parfois dénoncée[12].

La décision manque peut-être dans sa reconnaissance des interventions d’une cohérence plus appropriée au regard du réchauffement. En ne retenant que les associations engagées dans la protection de l’environnement, le jugement donne la désagréable impression d’éloigner le contentieux de sa dimension incarnée, non pas dans les écosystèmes auxquels il est porté atteinte, mais dans l’être humain. Car en définitive, le réchauffement climatique, plus qu’aucun autre préjudice écologique, n’a pas de plus grande victime de ses dommages que l’humain.

B. Le complexe des poupées gigognes

Dans le terrier du lapin en retard Que tout le monde se rassure, la planète n’est pas malade. L’environnement va bien. Ils en ont connu d’autres et la seule véritable menace qui les inquiète est bien la transformation du soleil en géante rouge, qui ne devrait pas avoir lieu avant quelques milliards d’années. Il faut donc bien le comprendre et en être convaincu, le vrai problème, le réel danger, la menace pérenne, s’exercent sur l’espèce humaine. Le préjudice écologique, la pollution, le réchauffement climatique, ne font qu’une seule et même victime : l’humain.

Les juges peuvent innover et surprendre par leur solution, ils n’en restent pas moins liés par la conceptualisation contemporaine des problèmes dont ils sont chargés de s’occuper. Parmi eux, le préjudice écologique fait figure de véritable palliatif à une situation assez alarmante, celle du réchauffement climatique et plus largement de la pollution de l’environnement. L’idée qui tient à reconnaître l’environnement ou ses avatars comme des personnes juridiques ou des sujets de droit permet de leur ouvrir les prétoires et d’entamer le dialogue sur la responsabilité des Etats, entreprises et individus qui leur portent atteinte. Cependant, elle tend à sanctifier une distance regrettable entre l’objet de l’atteinte, l’environnement, et la victime de son atteinte qui n’est autre que l’humain.

Le doigt dans l’engrenage L’Affaire du Siècle est la démonstration efficace qu’en matière de responsabilité écologique, chacun ne fait que tomber de Charybde en Scylla. La causalité du réchauffement climatique elle-même est en réalité une longue chaîne que les juges compressent en suivant la suggestion de la rapporteure[13]. La réparation du préjudice est tout aussi complexe et ne se satisfait pas d’une analyse linéaire qui reviendrait à dire simplement que les objectifs doivent être respectés. C’est en vérité toute la difficulté de la réception en droit des thématiques environnementales qui impliquent de créer des moyens juridiques d’action militante, au détriment peut-être de la lisibilité du débat.

Le préjudice écologique prétend reconnaître une victime dans l’environnement pour mieux réparer les dommages spécifiques qu’il subit. L’intention est louable et facilement compréhensible, mais en réalité elle ne s’accommode pas de la logique juridique. Pour ce qui est du réchauffement climatique, au seul stade du lien de causalité, le doute était permis. Les juges sont à remercier pour l’effort de synthèse qu’ils adoubent au profit du jugement, mais celui-ci ne masque pas la longue suite de causes et de conséquences qui se rassemblent sous l’égide du réchauffement climatique. Rien qu’en conservant la seule piste des gaz à effet de serre les étapes se multiplient sans discontinuer.

Cycle de vie du gaz à effet de serre Ceux-ci commencent par se fixer dans l’atmosphère. Une fois présents, et tout au long de leur durée de vie, ils vont laisser passer la lumière mais emprisonner la chaleur dans l’atmosphère terrestre. Au lieu de se réguler naturellement, la température va peu à peu augmenter autour du globe. Cette élévation de la température modifie les conditions de vie de l’écosystème mondial dans lequel l’humain s’est développé. A ce stade donc le réchauffement climatique techniquement existe déjà, mais ce sont ses conséquences qui font de lui un véritable dommage écologique. La chaleur agit d’abord sur l’eau qui passe de sa forme solide à sa forme liquide (fonte des glaces), de sa forme liquide à sa forme gazeuse (sécheresse) jusqu’à créer un déséquilibre climatique (tempête, inondation). Les formes de vie végétale sont les premières impactées par le bouleversement du cycle de l’eau et entraînent avec elles les formes de vie animales. Dans le même mouvement l’humain assiste à la modification de son climat. S’il peut être amusant de voir les investissements dans le vignoble breton s’accroître, il est beaucoup moins plaisant d’observer l’érosion des côtes et la montée du niveau de la mer, phénomène que le Conseil d’Etat reconnaît au nom de l’intérêt à agir de la Commune de Grande-Synthe[14]. Cela va sans même mentionner les flux migratoires inévitables qui fuiront des territoires devenus inhospitaliers, la diminution des réserves en eau potable source de tension et de conflits, les difficultés accrues pour nourrir la population par une agriculture productiviste, la massification des populations aux besoins de consommation toujours plus grands, la complexification de l’accès au logement, le recul de l’espérance de vie et de la santé etc… La rapporteure reprend très clairement cet enchaînement[15] avec une conclusion inévitable : derrière l’environnement le véritable dommage se mesure à l’échelle humaine. L’enjeu de l’Affaire du Siècle est bien l’avenir de la vie humaine.

Protéger l’environnement pour sauver l’humain Il faut donc écarter toute confusion qui viendrait d’une attention trop grande accordée à l’environnement, ou l’écosystème, en tant que fiction juridique victime de dommage à réparer. S’il est possible d’envisager objectivement un écosystème entier, dans lequel chaque espèce joue un rôle qui conditionne la vie des autres avec lesquelles elle partage son milieu, ce n’est pas le sens du préjudice écologique[16]. Ce qui donne de la valeur à l’environnement, ce qui justifie le dommage, c’est bien la présence de l’humain. C’est parce que la vie humaine est mise en danger par le réchauffement que celui-ci constitue un dommage. La subjectivisation à l’échelle humaine est la seule véritable cohérence du préjudice écologique. L’inverse n’aurait aucun sens.

En voulant objectiver la réflexion, c’est-à-dire en retirant l’être humain de l’équation, le préjudice écologique perd toute logique. A l’échelle de l’environnement, donc de la planète, la hausse de la température ne peut être regardée comme un dommage. Le globe a tour à tour été une boule de lave en fusion puis un bloc de glace gelée, enchaînant les extinctions massives qui réduisirent à chaque fois les formes de vie aux rares survivants qui peuvent encore en témoigner. Pour la planète, voir s’éteindre les dinosaures n’était pas moins un dommage que l’extinction contemporaine des espèces. Pour finir de s’en convaincre il suffit de déplacer le réchauffement climatique sur Mars. Même les milliardaires désireux de s’y rendre ne sauraient le faire reconnaître en tant que préjudice écologique, bien à l’abri qu’ils seraient de leurs fusées, leurs stations ou leurs combinaisons spatiales. Peut-être que la responsabilité vis-à-vis du réchauffement climatique viendra un jour fonder un principe d’interdiction de pollution planétaire ou de dérèglement climatique. Pour l’heure en tout cas, c’est bien sur Terre, là où vivent les humains et à leur niveau, que le dommage se démontre et se mesure.

Cette prise de conscience est bien réelle dans l’Affaire du Siècle, tant au niveau des requérantes que des juges. Il faut souhaiter qu’elle amplifie un élan qui devrait être universel face à une menace qui se moque des frontières et de la race. Toutefois il est manifeste que le préjudice écologique peine à rendre compte de l’importance que revêt le réchauffement climatique. Le phénomène est trop grand, trop grave, trop complexe pour être saisi si simplement. Chacune de ses conséquences n’est qu’une nouvelle cause, et elles sont aussi nombreuses que ses responsables et aussi diverses que les manières de les réparer. Un mot, dans le jugement, raisonne avec une force particulière : l’urgence. C’est bien la temporalité qui donne tout son poids à la décision car il faut agir et il faut le faire vite.

Dans cette course à l’environnement, le droit est confronté à ses limites. Si le réchauffement climatique n’est pas le préjudice écologique parfait, peut-être que le reconnaître ainsi, grâce aux juges, permettra du moins à la France d’assumer sa part de responsabilité. Le droit, en prévoyant cette voie d’action, aura en tout cas assumé la sienne.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 360.


[1] Jugement p.37 Article 4 de la décision

[2] A. Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire »…, op. cit. ; M. Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… »., op. cit.

[3] Jugement p.35 point 37

[4] Les associations demandaient 1€

[5] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.24 « sa réparation pourrait résulter de la correction de la trajectoire de réduction des émissions de  gaz à effet de serre pour tenir compte du surplus de gaz à effet de serre émis par la France en contrariété avec cette trajectoire »

[6] Le premier arrêt du 19 novembre 2020 n°427301 a ensuite été précisé par un second du 1er juillet 2021

[7] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 15 « Toutefois, les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2ème budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici. »

[8] Jugement p.34 point 31

[9] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Dès lors que l’enjeu, tel qu’admis par l’ensemble des parties, n’est rien moins que « l’avenir de la planète et de son habitabilité pour l’Homme dans la seconde moitié du XXIème siècle et au-delà », il nous semble qu’il y a lieu d’y adapter les modes de raisonnement. »

[10] C’est le cas pour l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’augmentation des parts d’énergie renouvelable qui sont reléguées par les juges au rang de « politiques sectorielles mobilisables en ce domaine » qui « ne peu[ven]t être regardé[es] comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation. »

[11] Grégoire Leray, Jennifer Bardy, Gilles J. Martin et Sarah Vanuxem, « Réflexions sur une application jurisprudentielle du préjudice écologique », Recueil Dalloz, 27, 30 juillet 2020, p. 1553 ; Marta Torre-Schaub et Pauline Bozo, « L’affaire du siècle, un jugement en clair-obscur », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 12, 22 mars 2021, p. 2088 ; Juliette Brunie, « L’affaire du siècle, une illustration du recours aux dommages et intérêts symboliques », EEI, 4, avril 2021, p. 38.

[12] H. Gali, « Le préjudice et l’environnement »…, op. cit.

[13] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Néanmoins, dès lors que cette chaîne causale est admise par les parties […], qu’elle est constante, il nous semble que vous pouvez en quelque sorte la compresser et vous en tenir à sa conclusion qui est que le réchauffement climatique porte atteinte aux éléments essentiels des écosystèmes et menace le développement des sociétés humaines, non pas immédiatement, mais dans un avenir dont la qualité dépend absolument d’une action présente. »

[14] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 3 « A cet égard, la commune de Grande-Synthe fait valoir sans être sérieusement contestée sur ce point qu’en raison de sa proximité immédiate avec le littoral et des caractéristiques physiques de son territoire, elle est exposée à moyenne échéance à des risques accrus et élevés d’inondations, à une amplification des épisodes de fortes sécheresses avec pour incidence non seulement une diminution et une dégradation de la ressource en eau douce mais aussi des dégâts significatifs sur les espaces bâtis compte tenu des caractéristiques géologiques du sol. […] Par suite, la commune de Grande-Synthe, eu égard à son niveau d’exposition aux risques découlant du phénomène de changement climatique et à leur incidence directe et certaine sur sa situation et les intérêts propres dont elle a la charge, justifie d’un intérêt »

[15] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18

[16] L’article 1247 du code civil mentionne bien « une atteinte non négligeable […] aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

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ParJDA

Les modèles mathématiques en droit de l’environnement : un outil sans mode d’emploi ?

Art. 358.

par M. Max Gemberling
Doctorant en droit public, ATER, Université du Mans

Hawking craignait les IA. Il pensait « qu’en suivant la règle qu’elle s’est fixé de construire un modèle mathématique, la science s’avère incapable d’expliquer pourquoi il devrait exister un Univers conforme à ce mode » (Le Monde, disponible sur le site https://www.dicocitations.com/citation.php?mot=unifiee, consulté le 26 juin 2021). Le modèle mathématique ne doit pas lier l’autorité compétente pour prendre la décision finale, même si son utilité reste évidente dans un domaine habité par l’incertitude. En droit de l’environnement, le lien de causalité entre l’émission polluante et l’application du principe de précaution n’est pas toujours démontrable. Il est alors présumé par le biais des modèles. Le CE affirme que le principe de précaution peut s’appliquer « à une hypothèse suffisamment plausible », résultant de l’utilisation d’un modèle.  (Recueil Lebon, Recueil des décisions du Conseil d’Etat, « Application du principe de précaution à une hypothèse suffisamment plausible », CE, 25 février 2019, n° 410170).

Dans l’affaire du 25 février 2019, le CE devait statuer sur la constitutionnalité de deux décrets adoptés en 2017. Ces actes administratifs autorisaient certaines entreprises à extraire du sable et du gravier du domaine public maritime. L’association « le peuple des dunes des Pays de la Loire » a intenté un recours pour excès de pouvoir. L’association estimait que ces autorisations d’extraction violent le principe de précaution en favorisant l’érosion de la biodiversité. Ce cadre est l’occasion pour le CE de rappeler à la fois l’utilité du modèle pour l’environnement et le contrôle restreint qu’en fait le juge administratif. En l’espèce, la première utilisation du modèle détermine si l’incertitude permet d’appliquer la précaution. Cette utilisation va permettre d’appliquer des mesures de protection de la biodiversité et un suivi périodique par des applications ultérieures du modèle. Ces dernières permettent de s’assurer du respect de la précaution tout au long de la durée de vie du décret d’autorisation. La haute juridiction conclut en affirmant tout d’abord que le principe de précaution n’est pas violé en raison des mesures prises pour faire face au risque d’érosion, et, par conséquent que l’application fréquente du modèle suffit. Le CE rappelle toutefois implicitement son rôle en refusant de se faire scientifique puisqu’il ne contrôle que l’existence et l’indépendance de la modélisation.

La modélisation est la création d’une structure qui sert de référence à la reproduction.  Elle décrit le fonctionnement d’un système.  Qu’il s’agisse de la modélisation, du modèle ou du système, que nous aborderons comme des synonymes, ces concepts suivent une ligne directrice schématisée par certains auteurs. Ainsi, la théorie de la modélisation se définit comme le « processus d’élaboration d’une réponse à un problème de modélisation » (Hankeln Corinna et Hersant Magali, « Processus de modélisation et processus de problématisation en mathématique à la fin du lycée, une étude de cas dans une perspective de didactique comparée », Education et didactique, 2020/3 (Vol. 14), pages 39 à 67). Pour ces auteurs, la modélisation comprendrait donc deux étapes : 1° Un problème qu’il faut identifier et 2° une solution qu’il faut proposer.

Pour prendre un exemple puisé dans le droit de l’environnement, le problème de la modélisation peut résider dans la nécessité de faire respecter certaines valeurs-limites de polluants atmosphérique. Cette problématisation conduira ensuite à se poser la question des modalités de calcul des émissions polluantes et de l’adaptabilité de l’outil destiné à l’effectuer. Cet outil représente donc la solution pour faire face au problème lié au calcul des émissions polluantes, afin de faire respecter le droit de l’environnement.

Ces auteurs précisent toutefois que la modélisation ne se limite pas à ses deux composantes. Elle implique de surcroît une confrontation entre la situation réelle et l’application théorique du modèle. Le résultat doit être systématiquement confronté à la réalité du terrain. En effet, l’interprétation des résultats obtenus grâce au modèle va dépendre des circonstances. Par exemple, les résultats de l’étude d’impact seront interprétés de façon plus restrictive si l’entreprise est située dans une zone sensible, telle qu’un site Natura 2000. Ces résultats dépendront également de la présence de zones déjà polluées, impliquant alors de relativiser les résultats positifs obtenus. Au contraire, la présence d’éléments de nature à réduire en aval la pollution devrait permettre d’atténuer les éventuels résultats négatifs obtenus.

En conclusion, la modélisation représente une solution adaptée et circonstanciée qui doit permettre de résoudre un problème.

Dans le domaine environnemental, cette modélisation sert également de pilotage à l’intervention économique des entreprises et à l’intervention plus globale de l’Etat pour prendre en compte les exigences liées aux performances environnementales.La réglementation liée à ces modèles peut tout d’abord être partielle et ne s’appliquer qu’à une ou plusieurs entreprises déterminées.  Par exemple, un modèle mathématique a déterminé en 2006 quel était l’impact environnemental du rejet d’hydrocarbures dans l’eau. Il concernait 13 raffineries du groupe Total (Stéphane André, Bernard Roy« Evaluation de la performance environnementale de sites industriels : démarche de concertation pour la mise en place d’un outil d’aide multicritère à la décision » in ffhal-00133761, 2007).  La réglementation liée aux modèles peut également être globale et s’appliquer à l’égard de toutes les entreprises. Par exemple, la directive IED (Directive n° 2010/75/UE du 24 novembre 2011 relative aux émissions industrielles) fixe des limites de polluants à ne pas dépasser. (Ministère de la transition écologique et solidaire « les émissions polluantes », 18 juillet 2019, disponible à l’adresse https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/emissions-industrielles, consultée le 26 juin 2021). Les administrations nationales et les entreprises doivent donc calculer par le biais de modèles la teneur en polluants des émissions générées par leurs activités.

En droit de l’environnement, le modèle se transforme en une composante du système qui permet de l’appliquer. Le système d’ensemble se compose de l’intégralité des mécanismes juridiques, partiels ou globaux, qui ont pour objet la préservation de l’environnement. Le modèle se transforme ainsi en un outil d’aide à la décision qui intervient à tous les stades de la vie de l’entreprise. Tout d’abord, le modèle va servir de référence au préfet pour autoriser l’installation de l’exploitant. Ensuite, comme le rappelle d’ailleurs la décision du 25 février 2019, il guide l’exploitant pour un fonctionnement respectueux des droits environnementaux. Cet outil est essentiel car il permet d’assurer l’efficacité d’un système qui, sans la modélisation, ne peut pas fonctionner.

Si leur utilisation est essentielle, elle n’est pas sans risque. David forest rappelait dans son article « Les algorithmes, une bombe à retardement » les travaux de Cathy o’neil mettant en garde contre les algorithmes. C’est ainsi que cet auteur mentionne « l’utilisation de modèles mathématiques biaisés camouflant les préjugés humains sous la technologie. Ce qu’elle dénommeADM(armes de destruction mathématiques) sont des boîtes noires qui combinent opacité, traitement à grande échelle et nocivité » (Forest David, « les algorithmes, une bombe à retardement ? »,Dalloz IP/IT, 2019, p. 408). Arnaud Sée rappelle que l’utilisation des algorithmes est seulement la résultante d’un choix politique subjectif qui cache le risque que « ceux qui maîtrisent le code informatique deviennent les véritables décideurs ». (Sée Arnaud, « la régulation des algorithmes : un nouveau modèle de globalisation », RFDA, 2019, p. 830).

Dans le domaine environnemental, ces modèles doivent être indépendants de l’entreprise afin d’éviter le sacrifice de l’environnement sur l’autel du développement économique. La rémunération de l’expert par l’industriel pose le constat de l’absence d’équilibre entre l’intérêt économique de l’industriel et l’intérêt environnemental de la société. Une indépendance parfaite dans sa conception resterait cependant insuffisante. Le nombre phénoménal de modèles et leur diversité illustrent l’existence d’un système illisible. L’autorité administrative ne dispose en effet d’aucune compétence lui permettant de contrôler efficacement le modèle, alors même qu’il s’agit d’une étape essentielle dans la mise en fonctionnement de l’entreprise polluante. L’existence d’un modèle déficient risque en effet de passer sous silence les dommages environnementaux générés par l’activité industrielle.

Ces modélisations sont « in fine » essentielles pour que le système juridique fonctionne. Pour éviter leur corruption, ils doivent être indépendants de l’entreprise contrôlée. De surcroît, ces modèles sont nombreux et illisibles. Ils ne permettent pas à l’administration de contrôler efficacement les entreprises qui commandent ces modèles.

Même si les modèles existent et sont utiles (I), leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II).

(I)   L’UTILITE DES MODELES EN DROIT DE L’ENVIRONNEMENT

Dans la décision « le peuple des Dunes des Pays de la Loire » (CE, 6ème et 5ème chambre réunie, 25 février 2019, n°410170), le CE admet que l’utilisation de la modélisation est utile et conforme au droit de l’environnement. Pour Claudine Schmidt-Lainé et Alain Pavé, il existe quatre types de modèles : 1° le modèle cognitif destiné à être réfuté ou validé par la communauté scientifique, 2° le modèle normatif, qui, relié à la mise en application d’une norme, doit coller à la réalité, 3° le modèle participatif qui peut être modifié avec le concours de ses utilisateurs. Enfin, 4° le modèle d’aide à la décision facilite la tâche des entreprises sans qu’il soit nécessairement relié à une norme juridique. (Schmidt-Lainé et Alain Pave, « Environnement : modélisation et modèles pour comprendre, agir ou décider dans un contexte interdisciplinaire », in Natures, sciences, et sociétés, 2002, disponible à l’adresse https://www.nss-journal.org/articles/nss/pdf/2002/02/nss200210sp5.pdf?fbclid=IwAR2rrWjAaxFa__TGIG5yDDweWYyOZvYV jljVE1j61u6UtFdwI7lV2YBdFbo, consultée le 26 juin 2021). Au sein de cette dernière catégorie se rangent les modèles préparatoires. Ces derniers sont des outils d’aide à la décision qui n’impactent pas nécessairement la décision finale prise par l’autorité administrative.

Ces modèles peuvent être classés en deux groupes :

Tandis que certains anticipent la concentration ou le périmètre de rejet des molécules polluantes en fonction d’une quantité théorique de polluants émis, d’autres extrapolent les mesures réelles de concentrations effectuées à un endroit déterminé.

Parmi les modèles d’anticipation, il est possible de citer le modèle de volume SWAT « Soil and Water Assessment Tool ». Ce modèle est notamment utilisé aux Etats-Unis pour anticiper la pollution agricole. Il permet de « simuler les effets des pratiques agricoles sur les émissions azotées et le transfert de pesticides vers les masses d’eau ». (Jordy Salmon-Monviola. « Modélisation agro-hydrologique spatialement distribuée pour évaluer les impacts des changements climatique et agricole sur la qualité de l’eau ». Science des sols. Agrocampus Ouest, 2017. Français. ffNNT: 2017NSARD081ff. fftel-01662412f). En France, il est utilisé pour « évaluer les risques de pollution diffuse par l’azote d’origine agricole dans deux bassins versants des pays de la Loire ». (Bureau d’études industrielles, Energie renouvelable et Environnement, Présentation du modèle SWAT, disponible à l’adresse http://hmf.enseeiht.fr/travaux/bei/beiere/content/2012-g05/presentation-du-modele-swat, consultée le 26 juin 2021).

Pour la plupart, à l’image du modèle SWAT, ces modèles d’anticipation sont des modèles cognitifs qui aident à la décision administrative. En ce sens, ils ne correspondent pas nécessairement à la réalité et seront parfois réfutés par la communauté scientifique même si leur utilité est avérée. Ainsi, comme le rappelle le Professeur Laurent, à propos du même modèle, l’anticipation est une représentation simplifiée de la réalité. Elle doit être mise en œuvre avec « certaines precautions concernant la qualité des données entrées, le réalisme de certains processus représentés dans le modèle, la méthodologie et l’interprétation des résultats ». (Laurent François, « Agriculture et pollution de l’eau: modélisation des processus et analyse des dynamiques territoriales », s. Sciences de l’environnement. Université du Maine, 2012. fftel-00773259, page 158).

Parmi les modèles d’extrapolation, il est possible de citer le modèle Chimère. Ce modèle permet de calculer de façon précise la trajectoire de certains polluants, tels que l’ozone, dans l’air.  L’objet de Chimère est donc de calculer la teneur en concentration des substances chimiques présentes dans l’atmosphère afin d’en limiter l’impact sur l’environnement et la santé humaine. Le logiciel Chimère est en libre disposition. Il s’agit donc d’un mécanisme de contrôle tout à fait transparent (Laboratoire de météorologie dynamique, « Chimère », 2020, disponible à l’adresse https://www.lmd.polytechnique.fr/chimere/, consultée le 26 juin 2021). Si ces modèles semblent plus fiables que les modèles d’anticipation, en ce sens qu’ils ne se basent pas sur une simulation, il s’agit également de modèles d’aide à la décision.

Si certains de ces modèles semblent adaptés au droit de l’environnement, d’autres sont trop flexibles ou pas suffisamment pour servir d’outils à la disposition des préfectures. Ainsi, le modèle cognitif ne peut pas guider la décision préfectorale. Il n’est pas nécessairement relié à l’application d’une norme et sert simplement à faire évoluer la connaissance. Le modèle d’aide à la décision ne peut pas non plus fonder la décision préfectorale. Il s’agit d’un modèle performatif qui ne représente pas systématiquement la consécration d’une norme juridique. De surcroît, ce modèle est parfois propre à la stratégie économique d’une entreprise.

En droit des installations classées, les modèles qui présentent un intérêt pour les services préfectoraux sont normatifs, en ce sens qu’ils permettent au préfet d’appliquer le cadre légal. Les modèles participatifs sont moins intéressants en ce sens qu’ils peuvent être modifiés par les entreprises. Dans cette hypothèse, le modèle est préparatoire car il ne lie pas la décision préfectorale.

Pour les modèles normatifs, le contrôle administratif est primordial. Il permet à l’administration ou au juge d’annuler un modèle qui n’est pas représentatif du cadre légal ou qui n’est pas impartial. Ainsi, le juge administratif a récemment enjoint à une entreprise demanderesse d’une autorisation à l’installation d’une ICPE de revoir une modélisation jugée insuffisante par l’autorité environnementale (TA de Paris, 23 février 2018, « Région île de France », n° 1619643, 1620386, 1620420, 1620619). En l’espèce, la ville de Paris avait initié un projet d’aménagement de la rive droite de la Seine. Selon la juridiction administrative, le champ d’application du modèle n’est pas correctement pensé. Il ne prend pas en compte tous les impacts que le projet est susceptible d’avoir sur la qualité de l’air.  (En l’espèce, la modélisation se limite à calculer la pollution de l’air « sur une bande de 100 mètres de part et d’autre du projet », ce qui est insuffisant). Cette décision présente un intérêt évident pour un éventuel contrôle de l’indépendance du modèle. En effet, la juridiction se réfère à l’avis rendu par l’autorité environnementale pour montrer l’insuffisance du modèle compris dans l’étude d’impact. Or, l’autorité environnementale doit être dotée d’une autonomie fonctionnelle vis-à-vis de l’autorité décisionnaire. (Maître Marie Pierre, « La saga de l’autorité environnementale », Bulletin du droit de l’environnement industriel n° 80, 1er avril 2019). Ainsi, la dépendance comme l’insuffisance du modèle pourraient être sanctionnées ultérieurement par un organe indépendant de l’autorité décisionnaire. Il est toutefois dommage que l’avis rendu par l’autorité environnementale ne lie pas la décision du maître d’ouvrage (Site internet de la DREAL Centre-Val de Loire, « solicitation de l’autorité environnementale », 13 juin 2017, disponible à l’adresse http://www.centre-val-de-loire.developpement-durable.gouv.fr/sollicitation-de-l-avis-de-l-autorite-a1783.html#sommaire_1, consultée le 03/07/2020)   

Cet avis conforme serait d’autant plus intéressant que le modèle, en tant qu’acte préparatoire, peut faire l’objet d’un contrôle par la voie de l’exception d’illégalité. (CE, 6ème et 1ère SSR, 6 avril 2016, n°395916).

Si ces modèles sont utiles, leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II)

(II) UN CADRE JURIDIQUE INSUFFISANT

Les modèles doivent respecter un cadre légal.

Ce cadre existe notamment au niveau européen. Ainsi, plusieurs directives européennes ont fixé des seuils de concentration à ne pas dépasser.

La directive 2008/50/CE concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur en Europe fixe des seuils limites dans l’atmosphère pour l’Anhydride sulfureux, le dioxyde d’azote, l’oxyde d’azote, le monoxyde de carbone, le benzène, les particules fines, le plomb, l’ozone, le NO et le NO2. La directive de 2004-107-CE concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques dans l’air ambiant fixe des valeurs cibles pour l’atmosphère concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques.

La directive 2000/60/CE ((articles 2, 29) et article 4 IV)) du 23 octobre 2000 enjoint aux Etats membres de l’UE de réduire les substances dangereuses présentes dans les eaux de la communauté. La directive 76/464/CEE, du 4 mai 1976 (article 5) laisse aux autorités nationales la tâche de fixer des seuils de concentration de substances polluantes dans l’eau. Aux fins d’application de cette directive, un arrêté n° DEVO1001032A du 25 janvier 2010 (pour prendre un exemple) fixe des seuils de concentration de polluants qui permettent de jauger de la qualité environnementale de l’eau. Enfin, des taux de concentration, déterminés au cas par cas par l’administration, imposent une obligation de dépollution des sols contaminés pour certaines substances telles que le plomb (Almeras Clotilde et autres, « sites potentiellement contaminés par le plomb, retours d’expériences et recommandations : réflexion autour d’un niveau de concentration dans les sols au-delà duquel il est nécessaire de dépolluer » in site internet du ministère des affaires sociales et de la santé, 1er mars 2014, p. 64 à 66», disponible à l’adresse https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_sites_pollues_plomb.pdf, consultée le 26 juin 2021).

Des taux sont donc fixés pour certaines molécules dangereuses. Les paramètres intégrés dans les modèles doivent correspondre aux molécules qualifiées de dangereuses par le droit de l’UE, que ce soit pour l’eau, la terre ou l’air. Dans la pratique des entreprises, certains modèles ne respectent pas le cadre normatif. Certaines entreprises ne calculent pas le taux de concentration des molécules dans l’air. Certains modèles ne prennent en compte que certaines des substances inscrites dans la nomenclature européenne.

Le préfet ne doit pas uniquement se baser sur un modèle pour prendre sa décision, dès lors qu’il est incomplet au regard du cadre normatif. Le préfet ne doit pas non plus se baser uniquement sur un modèle, dès lors qu’il est n’est pas rédigé de façon indépendante. A ce titre, il est regrettable que le CE, dans sa décision « le peuple des dunes des pays de la Loire » du 25 février 2019 n’ait pas fait de l’indépendance du modèle une condition de sa légalité, même s’il a rappelé qu’il s’agit d’un moyen de légitimer sa création. Cette circonstance est d’autant plus regrettable que le modèle, comme tout acte préparatoire, ne fait pas grief. (Les avis émis par des autorités avant la saisine de l’administration, y compris s’il s’agit d’avis conformes, sont des actes qui ne font pas grief. CE, SA Laboratoires Goupil, n° 83292, in François Julien-Laferrière, « la recevabilité des recours », in pratique du contentieux administratif, dossier 220, juin 2018). La modélisation ne peut donc pas faire l’objet par elle-même d’un recours pour excès de pouvoir.  Le modèle dépendant ou incomplet peut être contesté par la voie de l’exception d’illégalité, à l’occasion d’un recours dirigé contre la décision préfectorale prise en application du modèle. De surcroît, une action directe serait superficielle. Elle inciterait simplement le juge à combiner les deux moyens à l’occasion d’une même instance pour statuer à la fois sur le modèle et sur la décision préfectorale. Seule l’évolution vers une décision prise par le modèle mathématique justifierait une action directe, en raison de l’absence de décision préfectorale. Le modèle indépendant et complet est donc une arme qui guide la décision préfectorale. Il permet au préfet d’enclencher ses pouvoirs de police au titre des installations classées sous le contrôle du juge administratif, dès lors que le modèle est normatif et qu’il aide de manière indépendante à la décision préfectorale.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 358.

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ParMathias AMILHAT

De la jurisprudence remarquée : janvier 2021 – juin 2021

Art. 357.

Extraits de la 5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Plusieurs arrêts, du Conseil d’Etat ou de la Cour de justice de l’Union européenne, ont été sélectionnés compte-tenu de leur importance pour le droit des contrats publics. Il s’agit de décisions rendues entre janvier et juillet 2021.

CJUE, 3 févr. 2021, aff. C-155/19 et C-156/19,
Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC )
notion d’organisme de droit public

Saisie par le Conseil d’Etat italien de deux demandes de décision préjudicielle, la Cour de justice est venue rappeler la définition de la notion d’organisme de droit public pour en faire application aux fédérations sportives nationales.

En l’espèce, le litige concernait un marché négocié passé par la Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC) aux fins de l’attribution des services de portage pour les besoins de l’accompagnement des équipes nationales de football et de l’entrepôt de la FIGC à Rome (Italie) pour une durée de trois ans. A l’issue de la procédure de passation, un opérateur a été sélectionné (Consorzio) mais un autre opérateur (De Vellis) a contesté la procédure devant le (tribunal administratif régional du Latium. Celui-ci considérait que la fédération de football italienne devait être qualifiée d’organisme de droit public et, de ce fait, respecter les procédures de passation prévues par le code italien des marchés publics. Le tribunal administratif a suivi De Vellis dans son argumentation et annulé la procédure de passation. Le Conseil d’Etat italien a alors été saisi et a décidé de saisir la Cour de justice de deux questions préjudicielles avant de statuer. Cette dernière devait donc se prononcer sur deux questions en lien avec la possible qualification de la FIGC comme organisme de droit public qui permettent de revenir sur les critères de définition de cette notion.

Pour rappel, l’article 2, paragraphe 1, point 4, de la directive 2014/24 (directive marchés « secteurs classiques ») précise que la notion d’organisme de droit public intègre « tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes :

a)      il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ;

b)      il est doté de la personnalité juridique ; et

c)      soit il est financé majoritairement par l’État, les autorités régionales ou locales ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public ».

La notion d’organisme de droit public est donc définie par trois critères cumulatifs qui permettent de déterminer si une entité doit être considérée comme relevant de la sphère publique et, de ce fait, doit être soumise au respect du droit européen des contrats publics.

La première question préjudicielle posée en l’espèce portait sur le premier critère de définition de la notion d’organisme de droit public. Le Conseil d’Etat italien demandait à la Cour si « une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial […], alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public » (point 33 de l’arrêt). Pour la Cour de justice, la réponse ne fait pas de doute.

Après avoir relevé que le droit italien attribue effectivement des missions d’intérêt général à la FIGC, elle rappelle en effet que « la notion d’« organisme de droit public » doit recevoir une interprétation fonctionnelle indépendante des modalités formelles de sa mise en œuvre, si bien que cette nécessité s’oppose à ce qu’une distinction soit faite selon la forme et le régime juridiques dont l’entité concernée relève en vertu du droit national ou selon la forme juridique des dispositions créant cette entité ». Elle rappelle en ce sens sa jurisprudence constante (CJCE, 10 novembre 1998, BFI Holding, C‑360/96, point 62 ; CJCE, 15 mai 2003, Commission/Espagne, C‑214/00, points 55 et 56 ; CJUE, 12 septembre 2013, IVD, C‑526/11, point 21) et considère que le fait que la FIGC ait « la forme juridique d’une association de droit privé et que sa création ne découle pas, par conséquent, d’un acte formel instituant une administration publique » est sans incidence sur sa qualification éventuelle comme organisme de droit public.

Par ailleurs, toujours en réponse à cette première question, la Cour de justice rappelle également qu’il n’est pas nécessaire que l’entité en cause exerce exclusivement des activités d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial pour qu’elle puisse être qualifiée d’organisme de droit public. En effet, « la Cour a déjà jugé qu’il est indifférent que, outre sa mission de satisfaire des besoins d’intérêt général, une entité accomplisse d’autres activités et que la satisfaction des besoins d’intérêt général ne constitue qu’une partie relativement peu importante des activités réellement entreprises par cette entité, dès lors qu’elle continue à se charger des besoins qu’elle est spécifiquement obligée de satisfaire » (point 43 de l’arrêt). La Cour renvoie ici aussi à sa jurisprudence classique, qu’il s’agisse de l’arrêt BFI Holding (préc..) ou du fameux arrêt Mannesmann (CJCE, 15 janvier 1998, Mannesmann Anlagenbau Austria e.a., C‑44/96). Elle en conclut donc que « que l’article 2, paragraphe 1, point 4, sous a), de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial au sens de cette disposition, alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public ».

La seconde question posée à la Cour portait quant à elle sur le troisième critère de définition de la notion d’organisme de droit public, et plus précisément sur le critère du contrôle par une autorité publique. La Cour commence par rappeler l’objectif poursuivi par ce troisième critère. Il s’agit de révéler « la dépendance étroite d’un organisme à l’égard de l’État, des autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public » ce qui implique, s’agissant du contrôle public, d’identifier « un contrôle actif sur la gestion de l’organisme concerné de nature à créer une dépendance de cet organisme à l’égard des pouvoirs publics, équivalente à celle qui existe lorsque l’un des deux autres critères alternatifs est rempli, ce qui est susceptible de permettre aux pouvoirs publics d’influencer les décisions dudit organisme en matière de marchés publics » (point 50). La Cour mobilise également sa jurisprudence classique sur ce point : l’arrêt Adolf Truley pour la définition du contrôle actif (CJCE, 27 février 2003, Adolf Truley, C‑373/00) et l’arrêt IVD pour rejeter la possibilité d’un contrôle a posteriori (préc.).

En l’espèce, la Cour relève que le Comité international olympique italien (Comitato Olimpico Nazionale Italiano – CONI) exerce « essentiellement une fonction de réglementation et de coordination » qui « semble essentiellement se limiter aux domaines de la bonne organisation des compétitions, de la préparation olympique, de l’activité sportive de haut niveau et de l’utilisation des aides financières » (point 53). Or, elle considère qu’ « une administration publique chargée, pour l’essentiel, d’édicter des règles en matière sportive, de vérifier leur bonne application et d’intervenir uniquement au niveau de l’organisation des compétitions et de la préparation olympique sans réglementer l’organisation et la pratique au quotidien des différentes disciplines sportives ne saurait être considérée, de prime abord, comme un organe hiérarchique capable de contrôler et de diriger la gestion des fédérations sportives nationales, et ce encore moins lorsque ces fédérations jouissent d’une autonomie de gestion » (point 56).

Pour autant, le juge européen considère qu’il ne s’agit là que d’une simple présomption qui « peut être renversée s’il est établi que, dans les faits, les différents pouvoirs dont le CONI est doté envers la FIGC ont pour effet de créer une dépendance de cette fédération à l’égard du CONI au point que celui-ci puisse influencer les décisions de ladite fédération en matière de marchés publics » en retenant « une interprétation plus matérielle que formelle » (point 58). La Cour de justice rappelle qu’elle ne peut pas se prononcer sur le fond de cette affaire mais apporte « des précisions visant à guider la juridiction nationale dans sa décision » conformément à sa jurisprudence traditionnelle (points 59 et suivants, la Cour renvoyant à l’arrêt CJUE, 2 mai 2019, Fundación Consejo Regulador de la Denominación de Origen Protegida Queso Manchego, C‑614/17).

Or, le fait que le CONI puisse adopter « des lignes directrices, des décisions, des directives et des instructions relatives à l’exercice de l’activité sportive » (point 64), qu’il approuve « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 65) mais aussi « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 66), qu’il nomme « des auditeurs le représentant dans les fédérations sportives nationales » (point 70) et qu’il contrôle « l’exercice des activités à caractère public confiées aux fédérations sportives nationales ainsi que, plus généralement, le bon fonctionnement de ces fédérations » (point 71) tendent à indiquer qu’un contrôle actif est effectivement exercé, même si le juge national est seul compétent pour se prononcer sur ce point. La Cour en profite d’ailleurs pour rappeler que la participation des fédérations sportives au fonctionnement du CONI est sans conséquence dans la mesure où elles ne peuvent être considérées comme exerçant « une influence significative sur le contrôle de gestion exercé par le CONI » de manière individuelle (point 74).

Du point de vue du droit français, cette solution invite à considérer les fédérations sportives françaises comme des organismes de droit public soumis au respect du droit de la commande publique, ce qui implique d’aller plus loin que les préconisations d’un récent rapport sénatorial (« Mutualiser, renouveler et légitimer pour affûter l’esprit d’équipe des fédérations sportives », Rapport d’information de M. Alain FOUCHÉ, fait au nom de la MI Fonctionnement fédérations sportives, n° 698 (2019-2020) – 8 septembre 2020 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-698-notice.html ).

CE, 4 février 2021, n° 445396,
Société Osiris Sécurité Run (OSR)

L’allotissement permet de favoriser l’accès des TPE, PME et des artisans à la commande publique. C’est ce qui explique qu’il constitue l’un des principes directeurs du droit des marchés publics et que les exceptions à cette règle ne soient admises que de manière exceptionnelle. Le Conseil d’Etat le confirme dans cet arrêt centré sur la notion de marché de défense ou de sécurité.

En l’espèce, la direction du commissariat d’outre-mer des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien avait lancé une procédure d’appel d’offres restreint en vue de la passation d’un marché sans allotissement, d’une durée d’un an tacitement renouvelable trois fois, pour des prestations de gardiennage, d’accueil et de filtrage de trois sites militaires à La Réunion.

A l’issue de la procédure la société Osiris Sécurité Run (OSR), concurrent évincé dont l’offre avait été classée troisième, a introduit un référé précontractuel devant le tribunal administratif de la Réunion. Par une ordonnance rendue le 2 octobre 2020, celui-ci a annulé la décision d’attribution du marché ainsi que la procédure de passation en raison du non-respect de la règle de l’allotissement. La ministre des armées a alors saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation.

La question centrale ici était donc de savoir si le marché passé devait ou non être alloti. En principe, l’allotissement s’impose pour tous les marchés publics, « sauf si leur objet ne permet pas l’identification de prestations distinctes » (CCP, art. L. 2113-10). Toutefois, certaines catégories de marchés publics échappent à l’obligation d’allotir, qu’il s’agisse des marchés publics globaux, des marchés de partenariat ou des marchés de défense ou de sécurité (CCP, art. L. 2313-5). En l’espèce, c’est cette dernière exception qui était mise en avant : le contrat était qualifié de marché de défense en application de l’article L. 1113-1, 4° du code de la commande publique, qui précise que sont des marchés de défense les contrats conclus par l’Etat ou ses établissements publics et qui ont pour objet des « travaux et services destinés à la sécurité et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

La ministre faisait valoir que le titulaire du marché devait avoir « accès au système de contrôle d’accès, détection d’intrusion, vidéosurveillance, dont les informations font l’objet d’une  » diffusion restreinte  » ». Pour autant, le Conseil d’Etat considère – comme le juge des référés du tribunal administratif l’avait relevé – que cette circonstance ne suffit pas pour qualifier le marché en cause de marché de défense ou de sécurité. Il rappelle donc que la notion de marché de défense ou de sécurité est d’interprétation stricte, conformément à sa jurisprudence traditionnelle (en ce sens, v. CE, 18 déc. 2019, n° 431696, Ministre de la Transition écologique et solidaire c/ Sté Sunrock). Par conséquent, il n’était pas possible de déroger à l’obligation d’allotir en arguant de la qualification du contrat comme marché de défense ou de sécurité.

Le Conseil d’Etat examine ensuite la possibilité plus classique de déroger à l’allotissement au regard de l’objet du marché, en vérifiant si l’allotissement présentait « l’un des inconvénients que mentionnent les dispositions de l’article L. 2113-11 du code de la commande publique ». Le fait que les prestations objet du marché doivent être réalisées dans des lieux géographiquement distincts et qu’elles diffèrent en fonction des sites concernés (ajouté au fait qu’un précédent marché avait fait l’objet d’un allotissement géographique) conduit le juge à rejeter cette possibilité et à confirmer l’annulation de la procédure.

L’allotissement reste donc une règle fondamentale du droit des marchés publics qui n’admet que des dérogations limitées et d’interprétation stricte.

CE, 4 mars 2021, n° 438859,
Département de la Loire c/ Sté Edenred

Le Conseil d’Etat est entrain de redéfinir progressivement son approche de l’intérêt à agir des concurrents évincés dans le cadre des procédures de référé précontractuel et contractuel. Rendu un peu moins d’un an après l’arrêt Société Clean Building (CE, 27 mai 2020, n° 435982, Sté Clean Building), le présent arrêt confirme ce mouvement.

En l’espèce, le département de la Loire avait lancé la passation d’un accord-cadre composé de six lots en 2019. Le premier lot a fait l’objet d’une procédure de publicité et de mise en concurrence mais le département de la Loire a choisi d’attribuer les cinq autres lots sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence en raison de leurs montants respectifs. Le département de la Loire a alors invité plusieurs opérateurs économiques, dont la société Edenred France, à présenter des offres sur ces cinq lots. Celle-ci a refusé de présenter une offre mais a, par la suite, intenté un référé précontractuel pour que soient annulé les procédures de passation des lots n°2, 3, 5 et 6.

Outre la question de la qualification des contrats conclus et le calcul de leur valeur (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Les contrats de titre de paiement sont des marchés publics », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 135), le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la question de savoir si une entreprise ayant refusé de présenter une offre dans le cadre d’un marché passé sans publicité ni mise en concurrence préalables peut être considérée comme lésée par une irrégularité affectant la procédure de passation dudit marché.

Confirmant son approche plus souple des conditions de mise en œuvre des référés précontractuel et contractuel, le Conseil d’Etat considère ici qu’une entreprise qui a « a été dissuadée de présenter une offre par l’irrégularité dont elle considérait que la procédure était entachée » doit être considérée comme susceptible d’être lésée par ce manquement au sens des dispositions de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative. Tel était le cas de l’entreprise requérante, qui pouvait donc utilement contester la procédure de passation de l’accord-cadre au travers d’un référé précontractuel.

Cette interprétation souple des conditions de mise en œuvre des procédures de référé s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence européenne. D’ailleurs, 20 jours seulement après cet arrêt, la Cour de justice de l’Union a rendu un nouvel arrêt qui offre une définition large des moyens invocables, y compris lorsque le requérant a été exclu de la procédure de passation à un stade antérieur à l’attribution (CJUE, 24 mars 2021, aff. C-771/19, NAMA Symvouloi Michanikoi kai Meletites A.E.).

CE, 4 mars 2021, n° 437232,
Société SOCRI Gestion  

Le critère organique de définition des contrats administratifs implique la présence quasi-systématique d’une personne publique comme partie au contrat. Il n’admet que de rares exceptions (ou semi-exceptions), au nombre desquelles figure l’hypothèse dans laquelle un contrat conclu entre deux personnes privées révèle que l’une d’elle est une personne « transparente » derrière laquelle se trouve une personne publique. Cette exception établie par la jurisprudence Commune de Boulogne-Billancourt (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne-Billancourt) reste cependant d’application exceptionnelle, comme le confirme l’arrêt commenté.

En l’espèce, le litige portait sur une opération d’aménagement. En 2011, la communauté d’agglomération de Montpellier, aux droits de laquelle vient la métropole Montpellier Méditerranée Métropole, a confié la réalisation d’une zone d’aménagement à la société d’aménagement de l’agglomération de Montpellier (SAAM), société publique locale d’aménagement (SPLA), devenue, en 2016, société d’aménagement de Montpellier Méditerranée Métropole (SA3M). Cette SPLA a conclu une promesse synallagmatique de vente portant sur un terrain destiné à recevoir les bâtiments et ouvrages de la zone d’aménagement le 15 décembre 2014 avec la société IF Ecopôle. Mécontente de cette décision, la société SOCRI gestion a décidé de demander l’annulation de cette promesse de vente et a saisi le tribunal administratif de Montpellier en ce sens. Celui-ci a rejeté la demande d’annulation comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Marseille a également rejeté cette demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. La société SOCRI s’est donc pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.

Celui-ci commence par rejeter la qualification de contrat de concession de travaux publics en raison de l’objet du contrat de vente. En effet, comme le relève le juge, une fois la cession réalisée, la société d’aménagement ne disposera plus d’aucun droit d’exploitation sur le terrain, les bâtiments et les ouvrages. Elle ne peut donc pas attribuer un tel droit d’exploitation « à la société IF Ecopôle en contrepartie de prestations effectuées par cette dernière » et le contrat ne peut pas être qualifié de contrat de concession.

Par ailleurs, l’arrêt rendu permet au Conseil d’Etat de rappeler que « le titulaire d’une convention conclue avec une collectivité publique pour la réalisation d’une opération d’aménagement ne saurait être regardé comme un mandataire de cette collectivité », sauf en présence de circonstances particulières permettant d’identifier un tel mandat « telles que le maintien de la compétence de la collectivité publique pour décider des actes à prendre pour la réalisation de l’opération ou la substitution de la collectivité publique à son cocontractant pour engager des actions contre les personnes avec lesquelles celui-ci a conclu des contrats ». Il s’agit là d’une jurisprudence constante (v. not. TC, 15 octobre 2012, n° 3853, SARL Port croisade c/ SA Seeta ; TC, 11 décembre 2017, n° 4103, Commune de Capbreton).

Surtout, cet arrêt permet au Conseil d’Etat d’affirmer que « les sociétés publiques locales d’aménagement, créées par la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement et dont le champ d’intervention a été élargi par la loi du 28 mai 2010, de même que les sociétés publiques locales, créées par cette dernière loi, ont été instituées par le législateur pour permettre à une collectivité territoriale de transférer certaines missions à une personne morale de droit privé contrôlée par elle, notamment des opérations d’aménagement, dès lors que certaines conditions sont remplies » et ne peuvent être considérées comme des entités transparentes.

CE, 12 avr. 2021, n° 436663,
Société Île de Sein Énergies

Le contentieux contractuel est l’une des rares matières dans lesquelles le juge administratif fait encore montre d’un pouvoir créateur important. Rendu dans le cadre d’un recours introduit par un tiers contre le refus de mettre fin à un contrat administratif, l’arrêt commenté permet de mieux délimiter les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche (SMPAT)).

En l’espèce, le contrat en cause était une  » convention de concession pour le service public de la distribution d’énergie électrique  » conclue entre le syndicat départemental d’énergie et d’équipement du Finistère (SDEF) et Electricité de France (EDF) en 1993 pour une durée de 30 ans. Le champ d’application territorial de cette convention avait ensuite été étendu à l’île de Sein par un avenant du 4 juin 1993 et, par un courrier du 2 novembre 2016, la société Ile de Sein Energies (IDSE) avait demandé au SDEF de mettre fin à cette convention en tant qu’elle concernait l’île de Sein.

Sans revenir sur les aspects techniques de l’affaire, l’apport principal concerne les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT. En effet, parmi les moyens invoqués, la société IDSE arguait du fait que la convention contestée avait été attribuée à EDF sans mise en concurrence et sans limite de durée. La question se posait alors de savoir si le non-respect des obligations de publicité et de mise en concurrence peut être invoquée dans le cadre d’un recours SMPAT.

Poursuivant son souci de mise en cohérence du contentieux contractuel tout en préservant la stabilité des contrats et la sécurité juridique, le Conseil d’Etat rejette clairement cette possibilité. Il considère en effet que « si la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence peut, le cas échéant, être utilement invoquée à l’appui d’un référé précontractuel d’un concurrent évincé ou du recours d’un tiers contestant devant le juge du contrat la validité d’un contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles, cette méconnaissance n’est en revanche pas susceptible, en l’absence de circonstances particulières, d’entacher un contrat d’un vice d’une gravité de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Il en ressort donc que les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence ne sont normalement invocables qu’avant la conclusion du contrat ou dans les premiers temps de son exécution.

CE, 27 avril 2021, n° 436820,
Société Strasbourg Electricité Réseaux

Le caractère définitif du décompte général du marché a de nombreuses conséquences mais il n’empêche pas le titulaire du marché d’appeler en garantie le maître d’ouvrage, comme le rappelle l’arrêt s’agissant des dommages causés aux tiers.

En l’espèce, l’Eurométropole de Strasbourg avait attribué un marché public de travaux relatifs au réseau de chaleur à un groupement d’entreprises solidaires constitué de la société SADE et de la société Nord Est TP Canalisations, dont la société SADE était le mandataire commun en janvier 2016. La maîtrise d’œuvre de ce marché avait quant à elle été attribuée à un groupement conjoint constitué du cabinet Lollier Ingénierie, mandataire solidaire, et de la société Energival, aux droits de laquelle vient la société Réseaux de Chaleur Urbains d’Alsace. Or, le 8 août 2016, lors des opérations d’évacuation d’une importante quantité d’eau constatée en fond de fouille d’une tranchée réalisée dans le cadre des travaux, une artère bétonnée enterrée en sous-sol, abritant une liaison haute tension exploitée par la société Electricité de Strasbourg, s’est effondrée.

La société Strasbourg Electricité Réseaux, venant aux droits de la société Electricité de Strasbourg, a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg pour obtenir la condamnation solidaire de la société SADE et de l’Eurométropole de Strasbourg, c’est-à-dire la condamnation solidaire du titulaire du marché et du maître d’ouvrage. Elle réclamait le versement de 498 527,13 euros à titre de provision à raison du dommage subi. Le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à cette demande en condamnant la société SADE à verser une provision de 430 547,66 euros et en condamnant l’Eurométropole de Strasbourg à garantir intégralement la société SADE. La Cour administrative d’appel de Nancy a confirmé cette décision, tout en portant le montant de la provision à la somme totale de 497 801,82 euros hors taxes.

Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur l’articulation entre les conséquences liées à la réception des travaux et le caractère définitif du décompte général. En effet, la réception définitive des travaux exécutés par la société SADE avait été prononcée le 23 septembre 2016 et les réserves levées le 21 novembre 2016. Or, cette société avait accepté, le 9 mars 2017, le décompte général qui lui avait été notifié et qui était ainsi devenu le décompte général et définitif. La question se posait donc de savoir si le caractère définitif du décompte général s’opposait à l’appel en garantie contre l’Eurométropole de Strasbourg.

Fidèle à sa jurisprudence classique (CE, 23 févr. 1990, n° 83398, Duchon et a.), le Conseil d’Etat considère que « lorsque sa responsabilité est mise en cause par la victime d’un dommage dû à l’exécution de travaux publics, le constructeur est fondé, sauf clause contractuelle contraire et sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’aucune réserve de sa part, même non chiffrée, concernant ce litige ne figure au décompte général du marché devenu définitif, à demander à être garanti en totalité par le maître d’ouvrage, dès lors que la réception des travaux à l’origine des dommages a été prononcée sans réserve et que ce constructeur ne peut pas être poursuivi au titre de la garantie de parfait achèvement ou de la garantie décennale ». Il s’agit d’une règle d’application stricte qui ne peut être écartée « que dans le cas où la réception n’aurait été acquise au constructeur qu’à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives de sa part ».

CE, 27 avr. 2021, n° 447221,
Ville de Paris

Le code de la commande publique organise toute une série d’exclusion à l’appréciation des acheteurs parmi lesquelles figure la possibilité d’exclure de la procédure de passation « les personnes qui :

1° Soit ont entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de l’acheteur ou d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du marché, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d’avoir une influence déterminante sur les décisions d’exclusion, de sélection ou d’attribution ;

2° Soit par leur participation préalable directe ou indirecte à la préparation de la procédure de passation du marché, ont eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats, lorsqu’il ne peut être remédié à cette situation par d’autres moyens » (CCP, art. L. 2141-8). Il s’agit d’une application logique du principe d’égalité de traitement consacré à l’article L.3 du même code, mais dont la mise en œuvre pratique reste assez rare.

En l’espèce, la Ville de Paris avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour la passation de plusieurs accords-cadres à bons de commande ayant pour objet des prestations de diagnostics et préconisations de structures pour la ville de Paris et l’établissement public Paris musées. Ces prestations étaient réparties en trois lots, la société requérante ayant présenté une offre pour les lots 1 et 2. Ses offres n’ayant pas été retenues, elle a décidé de contester la procédure de passation dans le cadre d’un référé précontractuel. Le tribunal administratif de Paris a fait partiellement droit à sa demande, ce qui explique que le Conseil d’Etat ait été saisi dans un second temps.

Il n’est pas ici question de revenir sur l’ensemble des aspects de l’arrêt, et notamment sur l’impossibilité pour un contrôleur technique agréé de participer à un groupement d’entreprises exerçant des activités de réalisation d’un ouvrage en application des dispositions du code de ka construction et de l’habitat (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Groupement d’entreprises et incompatibilités applicables aux contrôleurs techniques », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 203). L’accent est ici mis sur un autre point central qui concerne la rupture d’égalité entre les candidats à l’attribution du marché.

Comme le relève le Conseil d’Etat, « il résulte de l’instruction que la ville de Paris a soumis aux candidats, aux fins de la notation du sous-critère n° 1 du critère n° 2, intitulé  » méthodologie d’exécution « , une étude de cas dite  » Auvent  » portant sur un bâtiment municipal », ce sous-critère étant pondéré à hauteur de 15 % de la note globale. Or, l’instruction a également révélé que « la société Ginger CEBTP, candidate à l’attribution du lot en litige, avait déjà réalisé cette étude en qualité d’attributaire d’un précédent marché de la ville de Paris » et qu’elle avait donc logiquement « obtenu la meilleure note, de 9,5 sur 10, pour ce sous-critère, le candidat classé en deuxième position sur ce sous-critère n’ayant obtenu que la note de 8 sur 10 ». Le juge en déduit donc que « la société Sixense engineering est fondée à soutenir que le sous-critère ainsi choisi par la ville de Paris a avantagé la société Ginger CEBTP, et par suite rompu l’égalité de traitement entre les candidats ».

Cet arrêt est donc l’occasion de rappeler aux acheteurs qu’ils doivent faire preuve d’une vigilance accrue lorsque l’un des candidats bénéficie d’informations privilégiées, au risque de voir leurs procédures de passation remises en cause. Dans ce cas, la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 2141-8 du code de la commande publique pourrait se révéler salutaire.

CJUE, 17 juin 2021, aff. C-23/20,
Simonsen & Weel A/S
contre Region Nordjylland og Region Syddanmark

Dans un arrêt important, la Cour de justice de l’Union européenne est venue apporter des précisions sur les règles applicables en matière d’accords-cadres.

En l’espèce, le litige concernait la procédure de passation d’un marché public lancée en avril 2019 par des régions danoises pour l’achat d’équipements permettant l’alimentation par sonde destinés à des patients à domicile et à des établissements. Ce marché devait prendre la forme d’un accord-cadre de quatre ans entre la région du Jutland du Nord et un opérateur économique unique, mais l’avis de marché précisait également que la région du Danemark du Sud participerait « sur option » et que les candidats étaient tenus de soumissionner pour « tous les postes du marché ». A l’issue de la procédure, les Régions ont considéré que l’offre de la société Nutricia était la plus avantageuse et que cette société avait remporté le marché mais la société Simonsen & Weel a formé un recours devant la commission de recours en matière de marchés publics tendant à l’annulation de cette décision.

La Commission de recours a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles pour qu’elle se prononce sur les informations exigées dans les avis de marchés lorsque ceux-ci prennent la forme d’un accord-cadre. De manière inédite, elle considère que les dispositions de la directive marché public (2014/24/UE) lues en combinaison avec les principes d’égalité de traitement et de transparence impliquent que les acheteurs indiquent dans leurs avis de marchés « la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre et qu’une fois que cette limite aura été atteinte, ledit accord-cadre aura épuisé ses effets ». Cette indication doit être effectuée de manière globale et la Cour précise également que l’avis publié « peut fixer des exigences supplémentaires que le pouvoir adjudicateur déciderait d’y ajouter ».

Comme le relève la DAJ, « l’absence de valeur maximale contractuelle pourrait constituer, selon la Cour, une utilisation abusive de la technique des accords-cadres puisqu’elle pourrait conduire l’acheteur à passer des commandes pour un montant beaucoup plus important qu’indiqué dans l’avis de marché » (https://www.economie.gouv.fr/daj/consequences-sur-les-accords-cadres-de-larret-de-la-cjue-simonsen-weel ). Dans l’attente de la modification des dispositions du code de la commande publique sur ce point, elle invite donc les acheteur à « prévoir, pour leurs futurs projets d’accords-cadres, le montant maximum des marchés subséquents ou des bons de commande qu’elles pourront demander aux attributaires d’exécuter et au-delà duquel ces attributaires seront libérés de leurs obligations contractuelles ».  

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 357.

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ParMathias AMILHAT

Les évolutions textuelles : un droit de la commande publique en constante mutation

Art. 356.

Extraits de la 5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

L’année écoulée a permis de constater une nouvelle fois que le droit de la commande publique fait preuve d’une capacité d’adaptation importante. Il est d’ailleurs possible que ces adaptations se poursuivent tant la commande publique semble aujourd’hui mise en avant comme un outil de relance économique (v. not. P. Terneyre et T. Laloum, « Droit des contrats administratifs : renversons quelques tables pour la reprise économique ! », Contrats-Marchés publ. 2021, étude 5). Il n’est pas question ici d’anticiper des changements éventuels mais il est possible de relever que ceux qui ont eu lieu lors de cette période si particulière ont toujours été pensés au bénéfice des opérateurs économiques. Or, si l’utilisation de la commande publique au service des politiques publiques nous semble constituer un élément positif, il est regrettable que le but d’intérêt général poursuivi par les personnes de la sphère publique ne semble envisagé que de manière secondaire, après la recherche de protection des opérateurs économiques. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que, derrière les garanties apportées aux opérateurs économiques, se trouvent généralement des hausses d’impôts dénoncées par les mêmes qui plaident en faveur de la protection des entreprises.

Parmi les évolutions les plus marquantes, on retrouve l’adoption de la loi ASAP – qui semble parachever les évolutions provoquées par la pandémie de COVID-19 – et celle des nouveaux cahiers des clauses administratives générales (CCAG) applicables en matière de marchés publics.

La loi ASAP 

La loi d’accélération et de simplification de la commande (ASAP) du 7 décembre 2020 (Loi n°2020-1525, JORF du 8 déc. 2020) est le premier texte de loi apportant des modifications significatives au droit de la commande publique depuis l’adoption du code en 2019. Ce n’était pourtant pas l’objectif initial du projet de loi qui ne devait modifier le code de la commande publique qu’à la marge. En effet, la seule modification prévue initialement concernait les contrats passés avec des avocats ayant pour objet des services juridiques de représentation ou des services juridiques de consultation. Elle a été maintenue dans le texte adopté : ces contrats intègrent désormais la catégorie des « autres marchés » et des « autres contrats de concession », ce qui signifie qu’ils peuvent être passés sans qu’une procédure de publicité et de mise en concurrence ne soit mise en œuvre (ils relevaient auparavant de la procédure adaptée).

Les modifications ASAP du droit de la commande publique ne se sont cependant pas arrêtées là. Elles se retrouvent aux articles 131 à 133 et 140 à 144 de la loi et permettent de sanctuariser certaines mesures adoptées dans le cadre de la législation d’exception mise en place pour faire face à la pandémie de Covid-19 (Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de COVID-19, JORF du 26 mars 2020 ; Ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire, JORF du 13 mai 2020 ; Ordonnance n° 2020-738 du 17 juin 2020 portant diverses mesures en matière de commande publique, JORF du 18 juin 2020).

  • En premier lieu, la loi crée une nouvelle exception permettant aux acheteurs de conclure leurs marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque le respect d’une telle procédure est manifestement contraire « à un motif d’intérêt général » (CCP, art. L. 2122-1 et L. 2322-1). Pour autant, les acheteurs ne sont pas compétents pour identifier de tels motifs d’intérêt général. Il faut donc attendre que le pouvoir réglementaire intervienne pour fixer la liste de ces motifs.  
  • En deuxième lieu, la loi modifie les dispositions du code de la commande publique pour interdire l’exclusion des entreprises en redressement judiciaire si elles bénéficient d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2141-3 et L. 3123-3). Dans le même sens, les acheteurs et les autorités concédantes se voient interdire de résilier un contrat au seul motif qu’une entreprise est placée en redressement judiciaire lorsqu’elle bénéficie d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2195-4, L. 2395-2 et L. 3136-4).
  • En troisième lieu, la loi étend le dispositif applicable aux marchés de partenariat pour faciliter l’accès des PME, des TPE et des artisans aux marchés globaux. Désormais ces contrats doivent fixer « la part minimale de l’exécution du contrat que le titulaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » (CCP, art. L. 2171-8). De plus, « la part d’exécution du marché que le soumissionnaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » figure dorénavant parmi les critères d’attribution de ces marchés globaux (CCP, art. L. 2152-9).
  • La loi crée également, et en quatrième lieu, deux nouveaux livres intégrés dans le code de la commande publique et intitulés « dispositions relatives aux circonstances exceptionnelles » : le premier concerne les marchés publics, le second les contrats de concession. Leur contenu est proche de celui de l’ordonnance du 25 mars 2020 et cherche à permettre une réactivité plus importante face à de telles circonstances (CCP, art. L. 2711-1 à L. 2728-1 et L. 3411-1 à L. 3428-1). D’un point de vue pratique, les mesures prévues pour faire face aux circonstances exceptionnelles pourront être activées par décret, ce qui devrait permettre de réagir plus rapidement, sans intervention du législateur.
  • En cinquième lieu, conformément au texte initial du projet de loi, la loi ASAP intègre les marchés et contrats de concession ayant pour objet des « services juridiques de représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle » ou des « services de consultation juridique fournis par un avocat en vue de la préparation d’une telle procédure » dans la catégorie des « autres marchés » (CCP, art. L. 2512-5) et des « autres contrats de concession » (CCP, art. L. 3212-4). Ils échappent donc désormais au respect des procédures de publicité et de mise en concurrence. Le législateur a expliqué ce choix par la volonté de mettre fin à la surtransposition des directives qui avait conduit à soumettre ces contrats au respect d’une procédure adaptée.
  • En sixième lieu et de manière subtile, la loi ASAP fait fortement évoluer les règles applicables aux marchés réservés. Pour rappel, il s’agit de contrats qui font l’objet de procédures de publicité et de mise en concurrence mais pour lesquels seuls certains opérateurs économiques peuvent candidater, parce qu’ils emploient des travailleurs handicapés ou défavorisés. Jusqu’à présent, une distinction était opérée en fonction des structures : les marchés pouvaient soit être réservés aux entreprises adaptées et aux établissements et services d’aide par le travail, soit être réservés aux structures d’insertion par l’activité économique. Désormais, cette distinction n’existe plus, ce qui signifie que les acheteurs peuvent mettre en concurrence l’ensemble de ces opérateurs lors de l’attribution d’un marché réservé (CCP, art. L. 2113-14).
  • En septième lieu, la loi crée un nouveau seuil de 100 000 euros hors taxes pour les marchés publics de travaux (inspiré du seuil provisoire de 70 000 euros mis en place dans le cadre de la législation d’exception). Il prévoit que les marchés de travaux qui répondent à des besoins dont la valeur estimée est inférieure à ce seuil, ainsi que les lots inférieurs à ce seuil et qui portent sur des travaux dans la limite de 20% de la valeur totale du marché peuvent être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables. Il ne s’agit pour l’heure que d’un seuil provisoire applicable jusqu’au 31 décembre 2022 (art. 142 de la loi ASAP, non codifié).
  • En huitième lieu, la loi met fin au décalage qui existait entre les marchés publics et les contrats de concession en matière de modifications en cours d’exécution. En effet, lors de la transposition des directives de 2014, le législateur avait prévu que les règles concernant les modifications en cours d’exécution des contrats de concession s’appliqueraient également aux modifications concernant des contrats de concession conclus avant le 1er avril 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance « concessions ». Or, cette règle ne concernait pas les marchés publics passés avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance « marchés publics » du 23 juillet 2015. La loi ASAP revient donc sur ce décalage : désormais tous les contrats de la commande publique « pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel à la concurrence a été envoyé à la publication avant le 1er avril 2016 peuvent être modifiés sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans les conditions définies par le code de la commande publique ».
  • En dernier lieu, la loi crée une nouvelle catégorie parmi les marchés globaux sectoriels qui peuvent être utilisés par l’Etat (CCP, art. L. 2171-4, 5°) et elle modifie les règles applicables aux marchés globaux sectoriels conclus par la Société du Grand Paris (CCP, art. L. 2171-6).

Enfin, il convient de souligner qu’un premier décret a été adopté en application de la loi ASAP le 30 mars 2021 (Décret n° 2021-357 du 30 mars 2021 portant diverses dispositions en matière de commande publique). Son principal apport est de fixer à 10 % la part de l’exécution des marchés publics globaux qui doit être confiée à des PME, des TPE ou des artisans. Il permet également de modifier la partie réglementaire du code de la commande publique pour tenir compte des modifications législatives concernant les services juridiques ; de reformuler les hypothèses de dispense de jury pour l’attribution des marchés globaux ; et d’intégrer dans le code le point de départ du délai de paiement du solde des marchés publics de maîtrise d’œuvre précisé dans le nouveau CCAG.

De nouveaux CCAG pour les marchés publics

Les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) font partie de ces documents qui, bien qu’indispensables aux praticiens de la commande publique, sont rarement étudiés en tant que tels.

Pour rappel, le code de la commande publique envisage expressément le recours aux CCAG. Il est en effet prévu que les clauses des marchés publics « peuvent être déterminées par référence à des documents généraux tels que :

1° Les cahiers des clauses administratives générales, qui fixent les stipulations de nature administrative applicables à une catégorie de marchés ;

2° Les cahiers des clauses techniques générales, qui fixent les stipulations de nature technique applicables à toutes les prestations d’une même nature » (CCP, art. R. 2112-2).

Pour l’exprimer plus simplement, les CCAG constituent en quelque sorte des « modèles » contractuels auxquels les acheteurs peuvent se référer. Comme le rappelle la DAJ dans sa notice de présentation des nouveaux textes, « les CCAG sont des documents-types » qui « déterminent les droits et obligations des cocontractants sur toute la vie du contrat : délais d’exécution, sous-traitance, garanties et assurances, prix et paiement, prestations supplémentaires, pénalités, admission et réception, résiliation, ajournement et règlement des différends, etc » (DAJ, Réforme des cahiers des clauses administratives générales (CCAG) 2021, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/CCAG/RefonteCCAG/Notice%20pr%C3%A9sentation%20CCAG.pdf ). A ce titre, les CCAG constituent un outil indispensable pour les praticiens.

Pour autant, les CCAG n’avaient pas évolué depuis leur révision en 2009. Or, la disparition du code des marchés publics et son remplacement par le code de la commande publique appelaient une réforme de ces textes. C’est désormais chose faite avec l’adoption de six arrêtés ministériels le 30 mars 2021 (v. la liste et les renvois aux différents textes sur le site de la DAJ : https://www.economie.gouv.fr/daj/cahiers-clauses-administratives-generales-et-techniques ), chacun d’eux portant approbation d’un nouveau CCAG :

  • Le CCAG Marchés de fournitures courantes et services (CCAG-FCS)
  • Le CCAG Marchés publics de prestations intellectuelles (CCAG-PI)
  • Le CCAG Marchés publics de travaux (CCAG Travaux)
  • Le CCAG Marchés publics industriels (CCAG-MI)
  • Le CCAG Marchés publics de techniques de l’information et de la communication (CCAG-TIC)
  • Le CCAG Marchés publics de maîtrise d’œuvre (CCAG-MOE).

Les marchés publics de maîtrise d’œuvre ont donc désormais droit à leur propre CCAG, ce qui signifie que les acheteurs n’auront plus à se référer au CCAG-PI lorsqu’ils concluront de tels marchés.

Ces nouveaux CCAG sont tous entrés en vigueur le 1er avril 2021 (un décret ayant autorisé leur entrée en vigueur immédiate). Les cinq premiers prévoient cependant un dispositif transitoire. En effet, en principe ils ne s’appliquent pas aux marchés pour lesquels « une consultation est engagée ou un avis d’appel à la concurrence envoyé à la publication entre 1er avril 2021 et le 30 septembre 2021 », sauf si ces marchés se réfèrent expressément aux nouveaux CCAG. Les CCAG de 2009 vont donc continuer à s’appliquer pour quelques mois encore, sauf pour les marchés publics de maîtrise d’œuvre.

Du point de vue de la méthode, un groupe de travail a été créé dès septembre 2019 réunissant des représentants des différents acteurs du droit de la commande publique. Ce groupe de travail a permis la rédaction de projets de CCAG, soumis à consultation publique entre le 15 janvier et le 5 février 2021. Ce sont donc les projets de ce groupe de travail, enrichis par la consultation publique, qui ont été adoptés.

La question est alors de savoir quels sont les (principaux) changements apportés par ces textes.

Outre l’harmonisation terminologique nécessaire au regard des évolutions de la réglementation (pour davantage de précisions sur ce point, voir : DAJ, Notice de présentation, préc.), l’une des principales nouveautés réside dans l’adoption, déjà évoquée, d’un sixième CCAG spécifique pour les marchés de maîtrise d’œuvre. Auparavant, les acheteurs se référaient au CCAG-PI de 2009 mais ils « étaient contraints d’y déroger de façon massive, notamment en ce qui concerne les prix provisoires, l’assurance-construction, la propriété intellectuelle, le paiement du solde, ou de rédiger un cahier des charges spécifique complet » (DAJ, Notice de présentation, préc.). Le nouveau CCAG-MOE devrait permettre de remédier à cette situation peu satisfaisante et de sécuriser davantage les marchés publics conclus sur son fondement.

Autre nouveauté, les nouveaux CCAG comportent tous un préambule qui précise son champ d’application (quels sont les marchés publics concernés par ledit CCAG) et les conditions dans lesquelles les acheteurs peuvent se référer à plusieurs CCAG. Ces préambules rappellent en effet que, « par principe, un marché ne peut se référer qu’à un seul CCAG » mais envisagent deux dérogations :

  • La première est une dérogation générale qui concerne les marchés globaux (CCP, art. L. 2171-1). L’objet particulier de ce type de contrats justifie en effet que les acheteurs se réfèrent à plusieurs CCAG. Pour autant, la référence à plusieurs CCAG n’est pas sans risques et ce sont donc les acheteurs qui doivent « veiller à assurer la parfaite cohérence entre les différentes clauses » des CCAG auxquels ils se réfèrent.
  • La seconde dérogation concerne les prestations secondaires qui « doivent être régies par des stipulations figurant dans un autre CCAG que celui désigné dans le marché ». Dans ce cas, les acheteurs ne peuvent pas se référer à deux CCAG : ils doivent se référer à un CCAG principal et « reproduire, dans le cahier des clauses administratives particulières ou dans tout autre document qui en tient lieu, les stipulations retenues ou tout autre document qui en tient lieu, sans référence au CCAG dont elles émanent ».

Les clauses contenues dans les différents CCAG évoluent également. Chaque CCAG connaît ses propres évolutions et/ou adaptations mais certaines sont communes à l’ensemble des CCAG. La directrice des affaires juridiques du ministère de l’Économie, des Fiannces et de la Relance, Laure Bédier, les qualifie de « clauses transversales », par opposition aux clauses « spécifiques à chaque catégorie de marché » (H. Hoepffner, « Entretien avec Laure Bédier », Contrats-Marchés publ. 2021, dossier 3). Ainsi, le montant des avances versées aux cocontractants repose désormais sur le choix entre une option A qui permet de favoriser les PME et une option B qui conduit à une application plus classique des dispositions du code, le montant des pénalités de retard est davantage encadré, les modalités de versement des primes sont harmonisées et clarifiées et les ordres de services doivent désormais être valorisés sous peine de voir leur mise en œuvre refusée par le cocontractant. Par ailleurs, l’utilisation de la dématérialisation est facilitée, ainsi que le recours aux modes de règlement amiable des différends. Enfin, tous les CCAG intègrent une clause relative à la propriété intellectuelle, des clauses environnementales, une clause d’insertion sociale et aussi une clause visant à anticiper les difficultés rencontrées par les cocontractants en cas de circonstances imprévisibles.

Les nouveaux CCAG cherchent donc à orienter davantage l’action des acheteurs lors de la rédaction de leurs marchés publics. Ils ont également pour objectif de sécuriser davantage l’exécution des marchés publics (avances, ordres de services…). Pourtant, et en toutes hypothèses, le recours aux CCAG reste volontaire ce qui signifie que les acheteurs sont libres d’y déroger. Ce n’est généralement pas le cas en pratique mais, le code de la commande publique comme les CCAG envisagent cette possibilité, au grand dam des professionnels du secteur (v. not. H. Hoepffner, « La liberté de déroger aux CCAG pourrait-elle et devrait-elle être limitée ? », Contrats-Marchés publ. 2021, repère 7). Est-ce à dire que les CCAG pourraient rapidement évoluer ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 356.

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ParMathias AMILHAT

5e chronique Contrats publics

Art. 355.

5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Après une (trop) longue pause, la chronique « contrats publics » revient sur le site du Journal du droit administratif (JDA). Beaucoup de choses ont évolué depuis la dernière mouture de cette chronique, à commencer par l’adoption du code de la commande publique ! Or, les contraintes temporelles font qu’il n’est pas possible de résumer ici l’ensemble des évolutions du droit des contrats publics sur les deux à trois dernières années.

Cette nouvelle version de la chronique « contrats publics » propose donc d’adopter un format renouvelé qui devrait permettre de renouer avec une publication semestrielle. Un découpage simple a été retenu. Il distingue de manière classique la présentation des nouveautés textuelles et une sélection de jurisprudences marquantes au cours des 6 ou 7 derniers mois.

Du côté des nouveautés textuelles, deux points nous semblaient mériter une attention particulière :

S’agissant de la jurisprudence, une sélection de décisions a été opérée, en espérant qu’elle ne soit pas à l’origine de frustrations.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 355.

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ParJDA

Rentrée laïque des classes (4e chronique) – septembre 2021

Art. 354.

Pour célébrer les rentrées (de l’enseignement primaire à l’Université en passant par les mondes judiciaires, politiques et professionnels), le LAIC-Laïcité(s) vous propose quelques actualités de septembre :

Affiche du Parti Communiste Français pour l’abolition des Lois dites antilaïques
(format à l’italienne ; 37,50 / 57,5 cm) 02 nov . 1960 (coll. perso. MTD)

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.
par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Pour la 4e chronique (rédigée par le pr. Touzeil-Divina) en date du 18 septembre 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » à quelques jours du 26 septembre :
    • Cedh, [req. 18748/91] 26 septembre 1996, Manoussakis & alii c. Grèce ; (composantes de la liberté religieuse : liberté (absolue) de conscience & liberté (limitée selon l’ordre public) de manifestation cultuelle + obligation de neutralité de l’État) ; [J1996-CEDH-18748-91] ;

On y a ajouté :

  • une norme d’actualité et sa décision a priori de conformité partielle à la Constitution :
    • décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021 du Conseil constitutionnel relative à la Loi confortant le respect des principes de la République (anciennement dite « séparatisme ») ; en ligne ICI & là : [J2021-CC-823] ;
    • Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ; [N-L2021-01] ;

Par ailleurs, l’actualité – toujours riche en matière de Laïcité – nous permet de signaler également :

  • la préparation (en cours) d’un séminaire (en partenariat avec les Universités de Toulouse 1 Capitole & de Savoie-Mont-Blanc) sur la Loi précitée du 24 août 2021 ;
  • la publication (au JORF du 12 septembre 2021) d’un des arrêtés d’application de la Loi du 24 septembre « fixant le cahier des charges relatif au continuum de formation obligatoire des personnels enseignants et d’éducation concernant la laïcité et les valeurs de la République » ; Arrêté du 16 juillet 2021 [N-PR2021-02] ;

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 354.

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