Les animaux des grands arrêts

ParJDA

Les animaux des grands arrêts

Art. 368.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

L’administrativiste éprouve toujours un plaisir non retenu lorsqu’il est amené à consulter tel ou tel arrêt au sein du fameux « GAJA » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23e éd. 2021). Et, lorsqu’une nouvelle édition s’apprête à être publiée (ce sera le cas tout prochainement), la question se pose de savoir quels seront les nouveaux arrêts qui feront leur entrée au GAJA et ceux qui, sans être nécessairement remis en cause, ne seront plus considérés comme suffisamment importants pour faire partie des « grands ». Le dossier sur « L’animal et le droit administratif » constituait une occasion idéale de se replonger dans le GAJA pour y rechercher les traces d’éventuels animaux !

A dire vrai, les résultats de la recherche ne sont pas à la hauteur des attentes initiales. Les animaux sont peu présents dans le GAJA et celui-ci renferme même de faux-amis… Que l’on songe au sieur Moineau qui se préoccupait davantage de son caducée que d’ornithologie (CE, sect., 2 février 1945, Moineau, rec. 27, GAJA n°51), ou encore au combat de la fille de Monsieur Saumon (CE, sect., 17 mai 1985, Mme Menneret, rec. 149, GAJA n°79) pour que son nom figure sur le monument aux morts de la commune … Point de référence donc à la pisciculture !

En réalité, il n’y a actuellement que trois « grands » arrêts qui figurent au GAJA où il est question d’animaux, arrêts qui étaient déjà présents dans la première édition de l’ouvrage (M. Long, P. Weil, G. Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 1ère éd. 1956, réimpression Dalloz 2006). Il s’agit des fameux arrêts Terrier (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. 94 ; S. 1903.3.25, concl. Romieu, note Hauriou ; GAJA n°11), Tomaso Grecco (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco, rec. 139, GAJA n°14) et Therond (CE, 4 mars 1910, Thérond, rec. 193, GAJA n°19 ; D. 1912.3.57, concl. Pichat).

Outre le fait qu’ils figurent au GAJA et qu’ils datent tous du début du XXème siècle, il n’est pas facile d’établir un lien entre ces trois arrêts. Leur seul véritable point commun est qu’il y est question d’animaux mais la comparaison entre ces trois espèces doit s’arrêter là. Dans l’arrêt Terrier, les animaux envisagés sont des « animaux nuisibles » dont le département de Saône-et-Loire avait organisé la chasse. Plus précisément, c’est la destruction de vipères qui intéressait le sieur Terrier. L’espèce est bien différente dans l’arrêt Tomaso Grecco : un taureau est au centre de l’affaire mais la responsabilité recherchée est celle de l’Etat en raison des fautes supposément commises par le service de police. Enfin, l’arrêt Thérond mêle capture de chiens errants et enlèvement des dépouilles des bêtes mortes sur fond de contrat administratif, comme dans l’arrêt Terrier.

Il est ainsi possible de considérer que les animaux sont aux origines de deux branches majeures du droit administratif. Ainsi, les arrêts Terrier et Thérond sont à l’origine de la consécration du service public comme critère de la notion de contrat administratif et ont participé à la construction de cette dernière. Or, de la même manière, l’arrêt Tomaso Grecco est essentiel pour comprendre la construction du droit de la responsabilité administrative dans la mesure parce qu’il marque la fin de l’irresponsabilité de la puissance publique dans le cadre de l’exercice de ses activités de police.

I. L’animal comme objet du service public, aux origines de la notion de contrat administratif

D’une certaine manière, vipères et chiens errants sont aux origines de la notion de contrat administratif.

En 1903, le Conseil d’Etat est ainsi amené à se prononcer sur la relation unissant le sieur Terrier au département de Saône-et-Loire. Le conseil général du département avait adopté une délibération prévoyant qu’une prime serait versée à toutes les personnes à même de justifier qu’elles avaient détruit des animaux nuisibles, à commencer par les vipères. Nous étions alors bien loin de la situation actuelle qui, plus d’un siècle plus tard, envisage les serpents comme des espèces protégées (Arrêté du 8 janvier 2021 fixant la liste des amphibiens et des reptiles représentés sur le territoire métropolitain protégés sur l’ensemble du territoire national et les modalités de leur protection). Le sieur Terrier s’étant débarrassé d’un tel reptile, il avait demandé le versement de sa prime au département, versement refusé par le préfet. Il ne faut en effet pas oublier qu’à cette époque la décentralisation était encore loin, ce qui explique que le préfet réponde à la demande du sieur Terrier, en tant qu’exécutif du département.

L’élimination de cette vipère n’aurait pas dû donner naissance à un contentieux mais le préfet a refusé le versement de la prime au sieur Terrier en arguant du fait que tous les crédits prévus pour le versement des primes pour la destruction des animaux nuisibles avaient déjà été utilisés. Dans ses conclusions, Romieu relève ainsi que le conseil général avait prévu « d’allouer une prime de 0 fr. 25 à quiconque aurait tué une vipère, sur production du certificat du maire de la commune où elle aurait été tuée ». Un crédit de 200 francs avait ainsi été inscrit au budget du département, afin de faire face à ces dépenses. Or, ce crédit a rapidement été épuisé et, après avoir utilisé le crédit des dépenses imprévues, le préfet a douté de la sincérité des certificats présentés et a refusé de procéder à de nouveaux versements. Le sieur Terrier faisait en effet partie d’un groupe identifié de quatre chasseurs réclamant le paiement de pas moins de 2473 vipères !

Piqué par ce refus, le sieur Terrier a décidé de contester la décision du préfet et a saisi le conseil de préfecture du département de Saône-et-Loire. Ce dernier s’est cependant déclaré incompétent, « dans une forme un peu insolite » comme le relève Hauriou, au travers d’une simple note du greffier. Le sieur Terrier a alors saisi le Conseil d’Etat (à la fois par un pourvoi en appel – irrecevable en l’absence de décision du conseil de préfecture – et au travers de conclusions directes, sur lesquelles le juge s’est finalement prononcé). Or, si l’arrêt Terrier fait partie des grands arrêts, c’est parce qu’il pose « une très intéressante question de compétence » (Romieu, concl. préc.). Sans serpenter, il est possible la résumer ainsi : le contrat passé par le département de Saône-et-Loire avec les chasseurs de vipères relève-t-il de la compétence de la juridiction administrative ou de la juridiction judiciaire ? Or, cette question implique de déterminer si ce contrat était un contrat administratif ou un contrat de droit privé.

Une première remarque mérite ici d’être formulée : le Conseil d’Etat ne pose pas la question de la nature contractuelle de l’engagement pris par le département, pas plus qu’Hauriou dans sa note ou Romieu dans ses conclusions. L’affaire repose pourtant sur un engagement unilatéral du département (par une délibération) et le contrat semble donc naître tacitement dès lors que les chasseurs de vipères présentaient leurs certificats. Il ne s’agit pas d’un point central mais il est tout de même cocasse de remarquer que l’un des arrêts fondateurs du droit des contrats administratifs porte sur un contrat non-écrit, même si nous savons que traditionnellement le droit administratif n’est pas empreint de formalisme.

Pour en revenir au contrat en cause, si sa qualification posait problème c’était en premier lieu au regard du critère organique. En effet, comme le relève Romieu, il existait une « théorie d’après laquelle les contrats des communes et des départements seraient, en l’absence de textes spéciaux, des contrats de droit commun, dont la connaissance appartiendrait aux tribunaux ordinaires ». Cela s’explique aisément car, à cette époque encore, les départements et les communes étaient généralement assimilés à des personnes morales de droit privé. Finalement, le Conseil d’Etat décida de ne pas faire application de cette théorie en l’espèce, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement. Il a ainsi admis, de manière implicite, que le critère organique de définition des contrats administratifs pouvait être rempli y compris lorsque le contrat n’était pas passé par l’Etat mais par un département ou une commune. Toutefois, nous savons bien que le critère organique n’a jamais été suffisant pour qualifier un contrat d’administratif. Le refus de mettre en œuvre la théorie précédemment évoquée ne réglait donc pas la question de la qualification du contrat.

En réalité, le Conseil d’Etat est muet sur toutes ces questions et se contente de reconnaître sa compétence en indiquant que « du refus du préfet d’admettre la réclamation dont (le sieur Terrier) l’a saisi il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître ». Cela signifie donc que le contrat est un contrat administratif. Toutefois, il ne s’agit que d’une déduction qui ressort implicitement du contenu de l’arrêt et il faut faire appel aux conclusions de Jean Romieu pour bien comprendre le raisonnement retenu. Ce dernier place le service public au centre de son argumentation. Il considère ainsi, en analysant la jurisprudence la plus récente que « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics proprement dits, généraux ou locaux, — soit que l’administration agisse par voie de contrat, soit qu’elle procède par voie d’autorité, — constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges de toute sorte auxquels elle peut donner lieu », ce qui équivaut à considérer que « toutes les actions entre les personnes publiques et les tiers ou entre ces personnes publiques elles-mêmes, et fondées sur l’exécution, l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public, sont de la compétence administrative, et relèvent, à défaut d’un texte spécial, du Conseil d’Etat, juge de droit commun du contentieux de l’administration publique, générale ou locale ».

Cette place centrale accordée au service public est symptomatique du mouvement jurisprudentiel et doctrinal du début du XXème siècle. Pour autant, le service public n’est pas le seul à être mobilisé. Romieu fait également appel à la distinction entre les actes d’autorité et les actes de gestion pour différencier les contrats administratifs et les contrats de droit privé. Ainsi, si Romieu considère que le service public entraîne la qualification administrative du contrat et la compétence du Conseil d’Etat, c’est parce que dans ce cas il y a « gestion publique ». En revanche, il peut parfois y avoir gestion privée. Le commissaire du gouvernent précise ainsi qu’« il demeure entendu qu’il faut réserver, pour les départements et les communes, comme pour l’Etat, les circonstances où l’administration doit être réputée agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier et se trouve soumise aux mêmes règles comme aux mêmes juridictions ». Selon lui, « cette distinction entre […] la gestion publique et la gestion privée peut se faire, soit à raison de la nature du service qui est en cause, soit à raison de l’acte qu’il s’agit d’apprécier. Le service peut, en effet, tout en intéressant une personne publique, ne concerner que la gestion de son domaine privé […]. D’autre part, il peut se faire que l’administration, tout en agissant, non comme personne privée, mais comme personne publique, dans l’intérêt d’un service publie proprement dit, n’invoque pas le bénéfice de sa situation de personne publique, et se place volontairement dans les conditions d’un particulier, — soit en passant un de ces contrats de droit commun, d’un type nettement déterminé par le Code civil (location d’un immeuble, par exemple, pour y installer les bureaux d’une administration), qui ne suppose pas lui-même l’application d’aucune règle spéciale au fonctionnement des services publics, — soit en effectuant une de ces opérations courantes, que les particuliers font journellement, qui supposent des rapports contractuels de droit commun, et pour lesquelles l’administration est réputée entendre agir comme un simple particulier (commande verbale chez un fournisseur, salaire à un journalier, expéditions par chemin de fer aux tarifs du public, etc.) ». Dès lors, Romieu renvoie à la jurisprudence le soin « de déterminer, pour les personnes publiques locales, comme elle le fait pour l’Etat, dans quels cas on se trouve en présence d’un service public fonctionnant avec ses règles propres et sans caractère administratif, ou au contraire en face d’actes qui, tout en intéressant la communauté, empruntent la forme de la gestion privée et entendent se maintenir exclusivement sur le terrain des rapports de particulier à particulier, dans les conditions du droit privé ». Ainsi, si les vipères chassées par le sieur Terrier ont permis de donner une place centrale au service public dans l’identification des contrats administratifs, elles n’en font pas un critère absolu de distinction avec les contrats de droit privé. A ce moment-là, l’opposition entre gestion publique et gestion privée reste prépondérante en matière de contrats administratifs. Ce sont finalement les chiens errants et les bêtes mortes qui vont permettre au service public de s’affirmer comme critère d’identification des contrats administratifs de manière beaucoup moins timorée. 

Dans l’arrêt Thérond (CE, 4 mars 1910, préc.), le Conseil d’Etat va aller plus loin que dans l’arrêt Terrier s’agissant de l’affirmation du service public comme critère. Dans cette affaire, il était question d’un contrat de concession conclu le 20 février 1905 entre la ville de Montpellier et le sieur Thérond à la suite d’une procédure d’adjudication (bien évidemment, il ne s’agissait pas d’un contrat de concession au sens où nous l’entendons aujourd’hui en application du code de la commande publique – CCP, art. L. 1121-1). La durée du contrat était de dix ans (du 24 juillet 1905 au 23 juillet 1915) et son objet prévoyait que le sieur Thérond serait chargé de la capture et de la mise en fourrière des chiens errants et de l’enlèvement des bêtes mortes dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des particuliers sur tout le territoire de la ville de Montpellier. Il était prévu que le sieur Thérond, en tant que concessionnaire, serait rémunéré à la fois par des taxes versées par les propriétaires des chiens errants ou des bêtes mortes, ainsi qu’en nature en pouvant disposer librement des dépouilles des bêtes mortes de maladies contagieuses ainsi que de celles non réclamées par leurs propriétaires. Toutefois, certaines dépouilles d’animaux ne furent pas confiées au concessionnaire, en dépit du monopole établi par le contrat à son profit. Monsieur Thérond saisit alors le conseil de préfecture de l’Hérault, lequel rejeta sa demande. Il saisit alors le Conseil d’Etat qui dût se prononcer sur sa compétence.

Dans un premier temps, l’arrêt Thérond est l’occasion de distinguer deux catégories de concessions au regard de leur objet : les concessions de travaux publics et les concessions de service public. Les premières relevaient en effet la compétence des conseils de préfecture pour « les réclamations de particuliers contre des entrepreneurs de travaux publics à l’occasion de ces derniers », conformément aux dispositions de la loi du 28 pluviôse an VIII. Toutefois, comme le relève Marcel Pichat dans ses conclusions, la concession conclue avec le sieur Thérond pour l’enlèvement des bêtes mortes ne pouvait pas être qualifiée de concession de travaux publics car elle n’avait « pas pour objet la construction d’ouvrages publics » et parce qu’elle ne comportait « ni travaux d’entretien d’ouvrages publics […], ni travaux publics accessoires ». Le fait que le cahier des charges du contrat prévoit que le sieur Thérond devait « établir une fourrière, un clos d’équarrissage et un local pour la dénaturation des bêtes mortes » est sans effet sur ce point. Dès lors, le commissaire du gouvernement qualifie explicitement ce contrat de « concession de service public » ayant « pour objet l’exécution du service de la sécurité et de la salubrité publiques ». Pour autant, la qualification comme concession de service public ne réglait pas la question de la compétence juridictionnelle pour connaître de ce contrat. En effet, si les concessions de travaux publics relevaient directement de la compétence de la juridiction administrative (des conseils de préfecture) en application de la loi du 28 pluviôse an VIII, aucun texte ne prévoyait la compétence juridictionnelle pour connaître des contentieux liés aux concessions de services.

C’est ce qui explique que, dans un second temps, le Conseil d’Etat s’attarde sur la question de la compétence juridictionnelle pour connaître du contentieux lié à ce contrat. Or, cette compétence découlait ici de la question de savoir si le contrat conclu par la ville de Montpellier avec le sieur Thérond pouvait ou non être qualifié de contrat administratif. La réponse apportée est positive, en application du seul critère du service public.

L’arrêt Thérond est en effet l’occasion de placer le service public sur le devant de la scène en tant que critère de définition des contrats administratifs. Pour le Conseil d’Etat, sa compétence ne fait pas de doute compte tenu du fait que le contrat passé pour la capture des chiens errants et l’enlèvement des bêtes mortes a été conclu « en vue de l’hygiène et de la sécurité de la population et a eu, dès lors, pour but d’assurer un service public ». Pour autant, ce sont les conclusions de Marcel Pichat qui permettent de comprendre la solution retenue. Pour le commissaire du gouvernement, la jurisprudence a clairement abandonné la solution antérieure selon laquelle seuls les actes d’autorité relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il considère que les preuves de cet abandon ressortent notamment des arrêts Blanco (TC, 8 février 1873, Blanco), Grosson (CE, 31 janvier 1902, Grosson), Feutry (TC, 29 février 1908, Feutry), et bien sûr Terrier (CE, 6 février 1903, préc.). Marcel Pichat explique en effet que les contrats passés par les personnes publiques qui ont « pour objet l’exécution d’un service public » sont des contrats administratifs, sans qu’il soit nécessaire de se demander si de tels contrats ne relèvent pas de la gestion privée. Or, cette argumentation a été suivie par le Conseil d’Etat qui a considéré que le contentieux lié au contrat conclu avec le sieur Thérond relevait de sa compétence parce qu’il avait « pour but d’assurer un service public ».

Les vipères de l’arrêt Terrier, suivies par les chiens errants et les dépouilles d’animaux de l’arrêt Thérond ont ainsi amorcé une évolution majeure pour le droit des contrats administratifs. A ce moment précis, le service public semblait devenir le critère essentiel de définition pour la notion de contrat administratif (accompagné, comme il se doit, par le critère organique). Pourtant, il ne s’agissait que d’une amorce. En effet, avec le fameux arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges (CE, 31 juillet 1912), « la jurisprudence allait […] revenir avec éclat à la distinction de la gestion publique et de la gestion privée » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, préc.). Pourtant, les arrêts Terrier et Thérond restent précurseurs et fondateurs : dès 1956 (CE, 20 avril 1956, Bertin, rec. 167, GAJA n°66 ; CE, 20 avril 1956, Grimouard, rec. 168, GAJA n°66), le critère du service public fit son grand retour et n’a depuis plus été remis en cause. Simplement, alors que la notion de contrat administratif reposait sur un critère matériel unique en 1910 (le service public), elle fait désormais appel à des critères matériels alternatifs.

L’influence des animaux sur les grands arrêts de la jurisprudence administrative ne se limite cependant pas au droit des contrats. Le droit de la responsabilité a lui aussi été bousculé via une espèce particulièrement virulente.

II. Les dommages causés en raison de l’animal, aux origines de la responsabilité de la puissance publique pour ses activités de police

Le droit de la responsabilité administrative doit également beaucoup animaux, et plus particulièrement aux bovidés. L’arrêt Tomaso-Grecco (CE, 10 février 1905, préc.) – fondateur pour cette matière – met en effet en scène un taureau « furieux » qui s’était échappé à Souk-el-Arba, pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement Romieu. Pour autant, si l’arrêt Tomaso-Grecco met en scène un animal, il n’est pas question ici des dommages causés « par » celui-ci mais « en raison » de ce dernier.

Les faits se sont déroulés au mois de janvier 1901, en Tunisie. Après s’être échappé, le taureau déambulait dangereusement dans les rues de la ville. Dans ses conclusions, Romieu explique : « la foule en armes lui donne la chasse ; un brigadier et deux gendarmes accourent avec la police locale ; des coups de feu retentissent, et, tandis que le taureau tombe frappé, un sieur Grecco, qui se trouvait derrière la porte d’une maison voisine, reçoit à travers cette porte une balle dans le bas ventre ». Pour obtenir réparation, la victime a décidé d’assigner le gendarme supposé à l’origine des coups de feu devant le tribunal civil de tunis en arguant d’une faute personnelle. Cette saisine fut sans effet car l’administration a décidé de couvrir le gendarme et d’élever le conflit. Or, par une décision du 16 novembre 1901, le Tribunal des conflits « a déclaré l’incompétence de l’autorité judiciaire et a validé le conflit » (concl. Romieu, préc.). Tout ceci explique que le sieur Tomaso-Grecco en soit arrivé à saisir la juridiction administrative. En effet, l’incompétence des juridictions judiciaires supposait celle du juge administratif. La victime a donc adressé une demande au ministre de la Guerre afin d’obtenir une indemnisation de la part de l’Etat. Comme le relève Romieu dans ses conclusions, le ministre a refusé la demande en se fondant « sur deux ordres d’arguments : il a prétendu, d’une part, que les actes de police et les conditions d’exécution des mesures de police ne peuvent, en aucun cas, engager la responsabilité de l’Etat, ce qui constituerait une sorte de fin de non-recevoir opposée à la demande du sieur Grecco ; il a soutenu, d’autre part, qu’en fait la demande n’était pas fondée ». C’est justement sur ces deux aspects que le Conseil d’Etat s’est prononcé, bien que ce soit le premier qui nous intéresse particulièrement.

Il est communément admis que l’arrêt Blanco a permis de reconnaître la spécificité de la responsabilité administrative, tout en admettant son existence (TC, 8 février 1873, Blanco, GAJA n°1). La formule retenue est particulièrement célèbre, le juge départiteur affirmant que « la responsabilité, qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ». Toutefois, l’arrêt Blanco n’a pas permis d’admettre la responsabilité de l’Etat trop largement. Comme le rappelle Romieu dans ses conclusions, le juge administratif avait établi une règle selon laquelle les actes de police et de puissance publique ne sont pas de nature à engager la responsabilité de l’administration. Il considérait ainsi que « l’Etat n’est pas, en tant que puissance publique, et notamment en ce qui touche les mesures de police, responsable de la négligence de ses agents » (CE, 13 janvier 1899, Lepreux, rec. 18). Il semblait donc impossible d’admettre la responsabilité de l’Etat au regard de la jurisprudence antérieure. Toutefois, les conclusions présentées par le commissaire du gouvernement dans l’affaire Tomaso-Grecco ont permis un revirement de jurisprudence. Certaines décisions récentes du Conseil d’Etat avaient en effet abandonné la formule de l’arrêt Lepreux et infléchi sa jurisprudence (v. not. CE, 27 février 1903, Zimmermann, rec. 178). Pour Romieu, le revirement de jurisprudence s’imposait presque naturellement car « on (avait) fini par reconnaître les inconvénients, les contradictions, les conséquences iniques auxquelles pouvait conduire cette formule beaucoup trop absolue ».

Pour revenir à l’affaire Tomaso-Grecco, Romieu invitait donc le Conseil d’Etat à « persévérer » et à ne plus reproduire la formule de l’arrêt Lepreux. Pour convaincre la formation de jugement, les conclusions présentées s’appuyaient sur la seconde partie du considérant de principe de l’arrêt Blanco. Il y est en effet précisé que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue » et « qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ». Ainsi, même si le Conseil d’Etat admettait de mettre fin au principe de l’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, cela ne signifiait pas que tous les dommages causés par de telles activités ouvriraient droit à indemnisation.

Or, c’est précisément ce que fit le Conseil d’Etat en examinant le fond de l’affaire. En effet, si le juge admet implicitement que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, il affirme explicitement « qu’il ne résulte pas de l’instruction que le coup de feu qui a atteint le sieur X… ait été tiré par le gendarme Mayrigue, ni que l’accident, dont le requérant a été victime, puisse être attribué à une faute du service public dont l’Administration serait responsable » et rejette donc la demande d’annulation formulée par le sieur Tomaso Grecco à l’encontre de la décision de refus du ministre de la Guerre.

Ainsi, si c’est bien un taureau qui a mis fin au principe d’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, ce n’est que de manière indirecte (l’animal n’ayant point tiré le coup de feu) et implicite (tout étant dit dans les conclusions, l’arrêt étant assez pauvre en lui-même).

Bien qu’elle ne soit pas centrale, il ne faut donc pas négliger la place des animaux dans le GAJA. Les arrêts commentés en sont la parfaite illustration et, avec le développement du droit de l’environnement, il ne serait pas étonnant qu’elle se développe. De nouvelles truffes pourraient alors en surgir !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 368.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.