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Quels sont les contrôles des différents juges ?

par M. le pr. Stéphane MOUTON,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Directeur de l’Institut Maurice Hauriou

Quels sont les contrôles des différents juges ?

Art. 47. Parce qu’il répond d’un régime d’assouplissement de la légalité, l’état d’urgence régi par la loi du 3 avril 1955 ne peut être considéré comme un régime d’exception qui se soustrait aux impératifs juridiques existants au sein d’un Etat de droit. Si ce régime se caractérise d’abord et avant tout par un développement des compétences des autorités administratives à l’encontre de certaines libertés considérées comme essentielles dans une société démocratique (telles que la liberté d’aller et venir, la vie privée, les libertés de réunion, de manifestation, et d’expression surtout), il existe toujours un contrôle juridictionnel effectué par le juge administratif à l’encontre de leurs décisions et de leurs actions. Néanmoins cela peut-il suffire à assurer une protection efficiente des libertés au sein de l’état d’urgence pérennisé depuis la loi du 20 novembre 2015 ?

Bien sûr, le juge administratif participe – et parfois dans le conflit avec le pouvoir exécutif et ses premières autorités constitutionnelles – au développement de l’encadrement juridique des actions des organes gouvernementaux et à une entreprise de protection des libertés contre l’administration. Il est même certain que cette mission persiste dans l’exercice de l’état d’urgence, puisque le contrôle de légalité des actes administratifs effectué par le juge administratif est de même nature que celui qu’il réalise en période dite normale. Sur le plan organique, le juge vérifie que la compétence de l’auteur soit respectée, mais encore que l’autorité compétente agisse dans la cadre d’une légalité clairement déterminée, comme le Conseil d’Etat l’a rappelé dans une décision n° 396220 du 27 janvier 2016 Ligue des droits de l’homme à propos du président de la République (§7). Sur le plan matériel, le juge administratif effectue un contrôle certes minimum, mais qui demeure classique dans le contrôle de légalité des missions de police administrative. Il met en œuvre un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration dans l’exercice des missions de sauvegarde de l’ordre public, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de protéger certaines libertés fondamentales. C’est bien ce que démontre la décision n° 395620 du 6 janv. 2016 dans laquelle le Conseil d’Etat soutient la suspension de l’exécution d’un arrêté préfectoral portant fermeture d’un restaurant prise par le juge des référés en raison d’ « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre » (§12).

Ce constat suffit-il à faire du juge administratif un gardien naturel de la protection des droits contre l’Administration dans le cadre de l’état d’urgence prorogé par la loi du 19 février 2016 ? La réponse assurément doit être très circonstanciée. Depuis la Constitution de Frimaire de 1799 et son projet de renforcement du pouvoir exécutif et donc de l’Administration sur la société politiquement convulsive depuis 1789 et jusqu’à nos jours, le Conseil d’Etat a été et reste une juridiction au service de la construction et de la légitimation de l’Etat administratif animées par une éthique jurisprudentielle fondée sur l’intérêt général. Celle-ci repose elle-même sur l’idée que la protection des libertés, idée revendiquée par le juge administratif lui-même comme un principe fondamental de la société démocratique, dépend de la bonne organisation de la société et d’une réglementation des rapports sociaux assurées par les décisions de l’institution étatique et de son administration surtout, dans une posture tutélaire, voire autoritaire, vis-à-vis de la société civile. Dans cette logique historique et culturelle ancienne, politique et juridique forte, le juge administratif a donc toujours justifié, au nom de la garantie des libertés proclamées depuis 1789, l’emprise de l’institution étatique sur la société politique (la nation) composée de citoyens-administrés et à la bonne mise en œuvre des décisions de l’Etat dans le corps social.

Il découle donc de cette réalité que le juge administratif sert une justice liée au pouvoir de l’Etat, avant d’être une justice au service des libertés, au motif que le premier est l’agent de la garantie des secondes. C’est bien ce que démontre la logique de son contrôle – renforcée dans le cadre de l’état d’urgence – construite sur une technique de conciliation entre les exigences inhérentes à la protection de l’ordre public et les atteintes aux droits et libertés perpétrées par les décisions et/ou actions administratives à leur encontre. Concrètement, son contrôle de la légalité assure une protection des droits inversement proportionnelle au degré de protection nécessaire de l’ordre public. Par voie de conséquence, plus l’ordre public est menacé, plus le pouvoir de l’Etat s’affirme à l’encontre des libertés qui voient leur protection relativisée.  Dans l’exercice de cette conciliation donc, il n’appartient pas au juge administratif d’effectuer un contrôle substantiel du degré de l’atteinte réalisée aux droits et libertés par les autorités administratives. Il lui revient d’apprécier, dans le respect d’un certain nombre de conditions juridiques participant à une garantie des libertés, que l’atteinte générée à un droit par cette autorité réponde à d’une habilitation juridique, et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport aux objectifs qu’elle poursuit au nom de l’intérêt général et/ou de la protection de l’ordre public.

Aussi cohérente et nécessaire soit-elle, on doit souligner les dangers d’une telle dynamique pour la protection des libertés dans le cadre du régime juridique de l’état d’urgence, au motif notamment qu’il favorise une pernicieuse confusion des rôles entre les juges judiciaires, administratifs voire constitutionnels au nom de la noble mission de garantie des droits. En effet, dans un contexte où les barrières de la garantie judiciaire tendent à être abaissées pour d’impérieux motifs de protection de l’ordre public, et où le juge judiciaire se trouve fragilisé dans sa mission de gardien naturel des libertés (cf. par ex. l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015), le juge administratif est naturellement encouragé à investir la fonction de gardien des libertés face à l’administration. C’est à lui que revient la fonction de circonscrire dans les cadres de la légalité formelle et matérielle la tendance naturelle et légitime des autorités administratives à blesser un certain nombre de libertés fondamentales dans un régime d’état d’urgence qui développent leur compétence au détriment des droits. Le mouvement semble d’ailleurs suffisamment légitime pour que certains suggèrent de constitutionnaliser le juge administratif dans le rôle de garantie des droits à côté du juge judiciaire dans un article 66 de la Constitution réformé en conséquence.

Or, sous les apparences d’un renforcement de la légalité administrative, ce sont les libertés qui se réduisent concrètement, sans cesse plus écrasées par l’influence que l’Etat exerce sur les conditions de leur effectivité. Dans un tel contexte, il est plus que jamais nécessaire de rappeler que le juge judiciaire demeure le gardien naturel des libertés face à l’action de l’Administration malgré une tendance parfois contraire (quid de la voie de fait ?), voire même le législateur à l’égard duquel le Conseil constitutionnel développe une jurisprudence similaire à celle du Conseil d’Etat, laissant prévaloir, dans les conciliations qu’il effectue, les exigences de l’intérêt général au détriment de la protection effective des droits constitutionnels. A titre d’exemple, sa jurisprudence relative aux assignations à résidence permises dans le cadre de l’état d’urgence démontre que lorsqu’il apprécie la violation d’un droit constitutionnel par une disposition législative sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, le juge constitutionnel le fait à l’aune du respect ou non par l’Administration des atteintes à la liberté constitutionnelle – en l’occurrence le respect de la vie privée ici prévue par la disposition législative en cause –, et non pas en raison des atteintes substantielles que ce droit peut connaître à raison des atteintes autorisées par la volonté générale (Cons. const. n° 2015-527 QPC du 22 déc. 2015, §16- 11-13 « Cédric D »).

Finalement, la seule vertu de l’état d’urgence est de rappeler la fragilité du pouvoir des juges face au pouvoir de l’Etat qui tient toujours les libertés civiles entre ses mains. Si son maintien tend à justifier la place que l’Etat occupe dans la protection nécessaire des libertés, il devrait aussi nous inviter à repenser celle du juge au sein de notre démocratie afin que l’équilibre nécessaire entre la sécurité et la liberté au sein d’une société libre ne penche pas trop en faveur de la première en raison d’une protection de la seconde. Ainsi l’état d’urgence serait appelé à rester un régime d’exception dont il convient de se défaire dès que les circonstances ne l’exigent plus en raison du danger qu’il fait peser sur les libertés, et non pas un régime « normalisé » qu’il convient de pérenniser en raison de l’artificielle garantie qu’il offrirait à ces dernières par sa bienveillante protection.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 47.

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Le point de vue d’un président d’Université (interview)

par M. le pr. Bruno SIRE,
président de l’Université Toulouse 1 Capitole

Le point de vue
d’un président d’Université
(interview)

Art. 39. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

BS : Il s’agit – essentiellement et concrètement – pour sa dimension pratique au sein de l’Université Toulouse 1 Capitole d’une procédure administrative qui revient à pratiquer des contrôles sur les déplacements des personnes.

JDA : Quel a été l’impact de l’état d’urgence sur votre activité professionnelle ?

BS : Nous avons mis en place un contrôle réel sur la fréquentation des sites universitaires (les trois sites toulousains, bien sûr, de l’Arsenal, de la Manufacture et des anciennes Facultés mais aussi pour le site de Rodez). Ce contrôle consiste essentiellement à faire vérifier les cartes des étudiants et des personnels par des vigiles avant toute entrée dans l’établissement et à réaliser, ponctuellement, des contrôles de sacs.

JDA : Quelle est, selon vous, l’utilité de ce contrôle ?

BS : Très clairement, la portée de ce contrôle de sécurité est avant tout d’ordre « symbolique ». Il n’est ni absolu ni réel en tout point. En ce sens, personne ne se fait d’illusion quant au fait qu’une « bande organisée » et déterminée puisse venir agir dans un lieu universitaire sans que nous puissions l’en empêcher. Partant, et avec une médiatisation assurée, elle arriverait à ses fins même avec des vigiles aguerris.

Toutefois, hors l’hypothèse précédente contre laquelle on ne pourrait pas grand-chose, ce contrôle dépasse la seule symbolique et devient matériel et réel et ce, à double titre. En effet, non seulement il permet de rassurer la communauté universitaire (par une présence effective) et, surtout, il dissuade les éventuels « loups solitaires » qui chercheraient à troubler l’ordre public.

JDA : Avez-vous eu des retours positifs comme négatifs ?

BS : Nous avons eu des retours plutôt favorables immédiatement après la mise en place de ce dispositif. Certains, à l’inverse, ont estimé et estiment que cela serait trop, voire inutile.

Je partage en l’occurrence ces deux avis mais l’état d’urgence ayant été prorogé, nous ne pouvons mettre fin à ces contrôles dans l’immédiat. A maxima, il faut attendre la fin du mois de mai. A priori, nous allons réduire progressivement ledit dispositif de contrôle mais nous le maintiendrons jusqu’à la fin des examens. Nous allons par suite procéder à une sécurisation du site, avec une restauration des clôtures et une gestion de l’accès à certaines issues par un dispositif de caméras avec un « PC sécurité » destiné à verrouiller / déverrouiller les accès en fonction des besoins potentiels.

Le campus – en plein cœur de ville – est en effet trop ouvert aux quatre vents et à tous types d’individus, y compris les plus mal intentionnés. Il semble temps d’y mettre un terme.

En ce cens, l’Université n’a pas reçu d’ordre préfectoral, rectoral ou ministériel mais c’est sur les conseils appuyés de la préfecture (qui a vu l’Université comme étant une cible potentielle des terroristes) que le dispositif de sécurité a été entrepris et continuera même s’il a un coût non négligeable.

JDA : L’état d’urgence vous a-t-il empêché d’agir ?

BS : Il aura précisément permis de procéder à une réflexion d’ensemble sur la sécurisation du site, et d’accélérer les procédures en cours pour obtenir les permis (qui trainaient) et engager concrètement les travaux. La volonté de l’Université Toulouse 1 Capitole est de faire comprendre qu’un campus universitaire n’est pas un jardin public, dans lequel toute personne étrangère à la communauté universitaire pourrait accéder librement.

Certes, il y a bien un événement qui a été annulé et empêché mais cela demeure anecdotique. En effet, le seul événement directement annulé en raison de ce dispositif de sécurité a été le gala universitaire qui attendait 800 personnes mais nous avons maintenu, en revanche, les journées portes ouvertes.

JDA : Avez-vous des regrets ou des satisfactions ?

BS : On peut et pourra évidemment toujours mieux faire, mais il était, en l’occurrence, indispensable d’agir et de faire quelque chose en raison de la forte inquiétude et de l’attente des gens à Paris d’une part mais aussi en province, comme à Toulouse.

Il existait une attente réelle de la communauté universitaire et des concitoyens. Un véritable traumatisme auquel les administrateurs se devaient de répondre.

JDA : Ne vous sentez-vous pas isolé par rapports aux autres Universités de province qui n’ont pas forcément mis en place un tel dispositif de sécurité ?

BS : Il est manifeste que certains campus sont à ce jour dans l’impossibilité technique de mettre en place un dispositif de sécurité en raison de leur configuration spatiale. A Toulouse, c’est par exemple le cas de l’Université Paul Sabatier. A l’Université Jean Jaurès, ils ont mis en place un dispositif de contrôle tournant avec des vigiles et des chiens. Quant à nous, à UT1, nous sommes dans une situation particulière, avec un site en centre ville, exposé à la délinquance, et une université de renom qu’il convient de protéger.

JDA : Y-a-t-il un évènement marquant qui vous a conforté ou au contraire dissuadé de poursuivre ce dispositif de sécurité ?

BS : Ce qui m’a conforté dans l’idée de sécuriser le site d’UT1, c’est la visite des Universités parisiennes qui ont, toutes, adopté un tel dispositif. C’était originellement mon angoisse : ne pas avoir à me dire « j’aurais dû le faire et je ne l’ai pas fait » car il eut été inconscient de ne rien faire. Nous sommes en effet aujourd’hui confrontés à une tension permanente en raison d’une part de la guerre contre le terrorisme dans laquelle s’est engagée la France, d’autre part d’une vague d’immigration sans précédent en Europe qu’il nous faut savoir gérer.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 39.

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