Questionnaire de Mme Schmitz (40/50)

ParJDA

Questionnaire de Mme Schmitz (40/50)

Julia Schmitz
Maître de conférences de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou
Directrice ajointe du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Art. 178

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Il semble impossible de donner une réponse synthétique et définitive à cette question tant il est difficile de dire ce qu’est le droit et ce qui relève de l’administratif. Tout dépend, au préalable, de la réponse donnée à la première question laquelle est liée à un choix épistémologique : le droit est un ensemble de normes, un ensemble de pratiques, un ensemble de concepts, un ensemble de situations ou encore, un ensemble d’institutions… Ensuite, comme le résume le récent ouvrage de Grégoire Bigot, le droit administratif est un droit « qu’on dit administratif » (Ce droit qu’on dit administratif. Etudes d’histoire du droit public, Paris, Ed. La mémoire du droit, 2015), ce qui sous-entend que le droit administratif n’est pas administratif par nature mais par construction, et ce qui invite à s’interroger sur les conditions historiques, politiques, doctrinales et jurisprudentielles de son identification, lesquelles sont nécessairement variables et évolutives.

Il est en réalité plus facile de dire ce que n’est pas le droit administratif. Il est en effet un droit de « séparation », construit en opposition à d’autres droits. Il est dérogatoire au droit privé, certaines situations et activités étant placées sous un régime juridique spécifique exorbitant du droit commun. Et s’il relève du droit public – lequel vise les relations entre les personnes publiques et les relations entre la puissance publique et les individus –, il ne recouvre pas toutes les situations générées par la puissance publique. Il se sépare ainsi du droit constitutionnel, ce qui nécessite de distinguer ce qui relève du gouvernement politique et ce qui relève de l’administration. Et là encore, on peut distinguer une conception étroite du droit administratif qui ne viserait que les seules règles exorbitantes du droit commun applicables à l’administration (Vedel & de Laubadere) et une conception plus large, visant l’ensemble des règles juridiques applicables à l’administration (Eisenmann). Le droit administratif est alors ce qu’il reste lorsqu’on le confronte à d’autres droits, ce qui ne peut qu’obscurcir sa définition et en faire un droit mystérieux.

Si l’on revient à l’étymologie du terme administrer, administrare (ad ministrare), qui signifie prêter son aide, servir, cela souligne l’ambiguïté de ce droit lié à l’action de l’administration, celle-ci étant dans une situation à la fois subordonnée au pouvoir politique tout en étant dotée de moyens pour remplir une mission. Il résulte de cette ambiguïté que toute recherche de définition du droit administratif est commandée par celle de l’action de l’Etat et de sa justification. Comme l’explique le professeur Jacques Chevallier, « derrière les concepts fondamentaux qu’il utilise, c’est tout le système de légitimation de l’Etat qui est en jeu » (« Les fondements idéologiques du droit administratif français », in Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Vol. 2, Paris, Puf, 1979, p. 31). Le droit administratif serait ainsi un droit « idéologique ». L’origine honteuse, monarchique et impériale, de ce droit autonome et exorbitant nécessite en effet une légitimité conceptuelle. Né de manière empirique, sécrété par la pratique administrative, délimité par le discours de son juge spécifique appartenant à l’administration, son identification relève du discours doctrinal qui cherche ainsi un fondement, une légitimité à l’action étatique. A travers la systématisation théorique du droit administratif, la puissance publique est ainsi mise au service de l’Etat c’est-à-dire de la chose publique, de l’intérêt général, des individus…

Le droit administratif serait ainsi un droit « d’équilibre », à la fois droit de prérogative (les moyens d’action unilatérale pour assurer l’ordre public et protéger les intérêts publics) et droit de sujétion (l’intérêt général et le principe de légalité qui fondent et limitent l’action de l’administration), à la fois produit du pouvoir et limitation du pouvoir.

Il est pourrait-on dire un droit « miracle », pour reprendre l’expression de Prosper Weil, en ce qu’il a contribué à édifier l’Etat de droit dont la réalité est continuée « par un prodige chaque jour renouvelé » (P. Weil, D. Pouyaud, Le droit administratif, Puf, 23e éd. 2010, p. 5).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

L’évolution historique du droit administratif est marquée par des ruptures et des crises.

Une première rupture concerne l’évolution historique de ce droit. Tout dépend alors de l’échelle temporelle choisie pour retracer l’histoire de ce droit, elle-même difficile à dater. Pour certains auteurs la naissance du droit administratif remonte à la Révolution de 1789 (François Burdeau, Histoire du droit administratif (de la Révolution au début des années 1970), Paris, Puf, 1995 ; « Naissance d’un droit », in Nonagesimo anno. Mélanges en hommage à Jean Gaudemet, Puf, 1999, p. 521), d’autres estiment qu’elle est antérieure (Jean-Louis Mestre, Introduction historique au droit administratif français, Puf, 1985). Mais qu’il soit issu d’une crise révolutionnaire, ou d’un phénomène plus ancien – celui de la nécessité de l’action de la puissance publique – on peut distinguer, dans cette perspective historique large, un droit initialement lié à l’Etat de police, relevant de l’arbitraire des autorités administratives qui se jugent elles-mêmes, pour devenir progressivement un droit lié à l’Etat de droit, l’action administrative étant alors soumise à des principes et à un contrôle juridictionnel indépendant.

Quoi qu’il en soit, le droit administratif moderne subirait toute une série de crises depuis le début du XX° siècle : crise de son identification (critère organique ou critères fonctionnels) ; crises de ses modalités de manifestation (droit exorbitant ou droit de régulation) ; crises de ses sources (jurisprudentielles, constitutionnelles, sources textuelles internes ou externes). Le droit administratif aurait été au départ un droit identifiable par un critère organique – le droit qui gouverne les actions réalisées par les personnes publiques –, un critère matériel – les personnes publiques ne réalisant que des activités d’intérêt général par des procédés de puissance publique, essentiellement différentes des activités réalisées par les personnes privées –, et un critère juridictionnel – l’ensemble des règles formulées par le juge administratif dans un contentieux spécifique. Or ces repères seraient progressivement entrés en crise. La puissance publique n’est plus clairement identifiable comme relevant d’une administration aux contours bien définis mais devient de plus en plus marquée par la gestion privée, sur le plan organique et fonctionnel. L’intérêt général devient une notion floue et diluée dans toute une série d’activités. Et le contentieux administratif n’est plus réservé à un juge particulier ni uniquement gouverné par des règles spécifiques. De manière générale, le droit administratif d’hier serait un droit spécifique, autonome et exorbitant, clairement identifiable et le droit administratif de demain serait un droit poreux, perdant sa spécificité sous le paradigme de la privatisation et de l’européanisation du droit.

Pourtant cette « crise » du droit administratif doit être relativisée, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, si l’on considère que le droit administratif est fondamentalement le droit de l’Etat, inhérent à l’action de la puissance publique, il suit nécessairement les transformations de celle-ci, sans pour autant perdre sa spécificité. A mesure que l’Etat se transforme, le droit administratif se transforme lui aussi. Si la crise est un phénomène de trouble, venant rompre un certain équilibre, elle est aussi un moment passager qui annonce des transformations et un nouvel équilibre. Ainsi, si la doctrine identifie désormais un nouveau droit administratif, reflet de la transformation de l’Etat devenu « post-moderne » (J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », Rdp, 1998, p. 659 ; L’Etat post-moderne, Lgdj, Coll. « Droit et société », 4e éd., 2014), un noyau dur subsiste : il reste le droit de l’Etat, même transformé. L’on peut ainsi constater que le droit administratif perd de son exorbitance pour devenir un droit plus souple de régulation, se rapprochant du droit privé. Mais à travers cette transformation, c’est toujours l’intérêt général, nécessairement contingent, qui est recherché, et c’est toujours la puissance publique qui s’exprime, mais de manière renouvelée.

Ensuite, si le droit administratif d’hier apparaît, avec le recul historique, plus simple et clairement identifiable, il était en réalité pour ses premiers commentateurs une forêt vierge inexplorée dont l’architecture était entièrement à bâtir. De même, le droit administratif de demain, qui nous paraît aujourd’hui si complexe, sera à nouveau réintégré dans les canons de la systématisation doctrinale. Finalement, le droit administratif, comme tout droit, semble caractérisé par des transformations permanentes, il est alors essentiellement un droit en crise.

Dès lors, il y a en réalité plusieurs droits administratifs d’hier et certainement plusieurs droits administratifs de demain, en fonction des activités et des situations qu’ils recouvrent, des choix politico-économiques et des idéologies qui les guident.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Rien, si ce n’est son identification marquée par une construction théorique à la fois jurisprudentielle et doctrinale. La spécificité du droit administratif français est ainsi d’être le fruit d’un discours dialectique entre le juge et la doctrine, à la recherche d’une pierre angulaire pour délimiter son contentieux et fonder sa légitimité.

La singularité du droit administratif, conceptualisée par le discours doctrinal, est en effet renforcée en France par le privilège de juridiction de l’administration qui agit comme cause et conséquence. Le juge administratif par sa compétence spéciale, produit lui-même des règles autonomes, et renforce par-là l’autonomie du droit administratif, dans une boucle rétroactive, accentuée par sa réception doctrinale. La notion de « service public » est ainsi emblématique de ce discours, en tant que fondement explicatif de l’ordre juridique administratif, et principe de légitimation de l’intervention de l’Etat.

Si dans d’autres Etats le droit administratif ne connaît pas une aussi forte conceptualisation, mais relève plutôt de l’empirisme et de la sectorialisation législative, il n’en demeure pas moins qu’il existe, nécessairement sécrété par la puissance publique dans sa prise en charge de l’intérêt général.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Deux grands critères d’identification du droit administratif ont été mis successivement en avant par la doctrine : la puissance publique (Hauriou, Vedel) et le service public (Duguit, Jeze, Rolland). Malgré leurs transformations et les critiques dont ils ont fait l’objet, ces deux critères continuent d’irradier le discours doctrinal et jurisprudentiel, sans que l’on puisse les penser de manière véritablement séparée (J. Rivero, « Existe-t-il un critère du droit administratif ? », Rdp, 1953, p. 279). Si le service public a été théorisé en miroir de la puissance publique, pour donner un autre fondement au droit administratif, en réalité ces deux notions sont intrinsèquement liées et participent du même processus de légitimation de l’institution étatique : la mise en œuvre d’un pouvoir qui, pour durer, doit servir. Cette dichotomie semble donc consubstantielle au droit administratif, dans une dialectique des moyens et des fins de l’action administrative.

En effet, le service public justifie et appelle la puissance publique et la puissance publique implique le service public, servir c’est aussi contraindre, discipliner, et commander nécessite de servir. Comme le disait Hauriou, « tous les services administratifs sont, au fond, des moyens de police », (Principes de droit public, 2° édition, Paris, Larose et Tenin, 1916, p. 575).

L’on peut donc dire que le moteur principal du droit administratif est la puissance publique qui inclut le service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

On a l’habitude de présenter le droit administratif aux étudiants de licence comme un droit opaque et complexe, en raison de son exorbitance au droit commun et de son caractère jurisprudentiel. Il serait donc un droit énigmatique, dont la compréhension serait réservée aux spécialistes de la jurisprudence administrative.

Pour comprendre cette exorbitance, il est important de remonter à la construction historique de ce droit pour expliquer son lien avec l’évolution politique de l’Etat (P. Legendre, Histoire de l’administration, Paris, Puf, 1968, rééd. Trésor historique de l’Etat en France. L’administration classique, Paris, Fayard, 1992), ce qui rend l’étude de cette histoire passionnante et souligne l’intérêt d’analyser les transformations actuelles de ce droit. Tenter de saisir d’où il vient permet de mieux comprendre où il va.

Il est aussi important de souligner qu’il est un droit non pas spécifique, technique et strictement délimité, mais aussi commun que le droit commun. En tant que droit des relations entre l’Etat et les individus, en tant que droit de la « chose publique », le droit administratif irradie en réalité chaque détail de notre quotidien. Chaque décision rendue par le juge administratif, chaque texte relatif au droit administratif, concernent des faits et des situations concrets susceptibles de concerner tout individu, en tant qu’usager, élève, étudiant, patient, riverain, contribuable, assuré social, détenu, électeur, élu local, collaborateur, agent public, utilisateur d’un espace public… et de manière générale, en tant qu’administré, catégorie encore plus large que celle de citoyen.

C’est d’ailleurs la ligne suivie par le Journal du droit administratif dont l’objet est de présenter de manière pédagogique les grands thèmes d’actualité du droit administratif, en faisant dialoguer tous les acteurs du droit administratif – les universitaires, les magistrats, les avocats, les élus et les administrateurs – pour s’adresser à tous.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Derrière l’idée de condamnation, il est ici suggéré que le droit administratif perdrait de sa spécificité pour être banalisé, aspiré par d’autres droits, international ou européen. Ce droit perdrait sa consistance classique, son exorbitance, au profit des droits des individus et des impératifs d’efficacité et de performance soumis au droit privé. La doctrine s’est ainsi interrogée sur sa « mort » ou sa « transfiguration » (G. Peiser, « Mort ou transfiguration du droit administratif en l’an 2000 », in Mélanges Borella, Presses universitaires de Nancy, 1999, p. 365), sur la permanence de son caractère dérogatoire (J.-Cl. Venezia, « Le droit administratif français est-il encore un droit dérogatoire au droit commun ? », in Mélanges Spiliotopoulos, Sakkoulas-Bruylant, 1998, p. 453), ou encore sur la possibilité de son enseignement (J. Caillosse, « Quel droit administratif enseigner aujourd’hui ? », Rev. adm. 2002, p. 343 et 454).

Mais la réponse à cette question dépend de la définition préalablement donnée du droit administratif. S’il est vrai que les ordres, interne et international, sont désormais perméables, les normes du droit international étant utilisées et intégrées par les textes et par leur réception par le juge administratif, cela signifie seulement que les normes du droit administratif changent, mais celui-ci n’en perd pas pour autant sa nature spécifique, en tant que droit de la puissance publique.

La porosité des normes ne signe pas la fin de la spécificité du droit administratif mais révèle son évolution dans un contexte plus large de redéfinition du rôle de l’Etat et de sa manière d’être. Tout comme la puissance publique qui se transforme mais ne disparaît pas derrière le nouveau paradigme de la régulation, l’ambiguïté politique et le soubassement idéologique du droit administratif en font un droit élastique, résistant aux changements.

L’on peut ainsi conclure avec Jean Boulouis que : « le droit administratif est l’ombre de l’Etat éclairé par la lumière du siècle. L’ombre varie avec le siècle et ses lumières mais vouloir s’en défaire relève moins du libéralisme que de l’utopie » (« Supprimer le droit administratif ? », Pouvoirs 1988, n° 46, p. 12).

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Non et oui.

Il est vrai que de nombreux textes, législatifs, règlementaires, européens, sont venus régir des pans entiers du droit administratif jusque-là dominés par des constructions jurisprudentielles. Il en est ainsi des relations entre l’administration et les administrés (Code des relations entre le public et l’administration issu de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015), du domaine public (Code général de la propriété des personnes publiques créé par l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006), de la commande publique (Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics), ou encore du contentieux administratif (Ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000 relative à la partie législative du Code de justice administrative).

Cependant, comme pour tout droit, même largement écrit et codifié, le juge est appelé en permanence à interpréter les normes écrites, pour en libérer le sens, pour en harmoniser les contradictions, pour en combler les lacunes, parfois même pour les contredire.

Un dernier exemple en date permet de l’illustrer : saisi d’une affaire de crèche de la Nativité installée dans un bâtiment public, le juge administratif devait se prononcer sur l’atteinte au principe de séparation des Eglises et de l’Etat inscrit dans la loi de 1905 par cette action administrative (CE, Ass., 09 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°395122 et Fédération de la libre pensée de Vendée n° 395223). Or pour déterminer le caractère cultuel ou culturel de cet emblème, le juge administratif a établi une grille d’interprétation des faits et des dispositions de la loi, contextuelle et sujette à appréciation subjective.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Le doyen Foucart, qui nous était jusque-là inconnu, mais dont la magistrale démonstration du professeur Mathieu Touzeil-Divina (Un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart (1799-1860), Thèse sous la dir. du pr. Bienvenu, Univ. Paris II Panthéon Assas, 2007, 3 vol. ; Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public ; la contribution du doyen Foucart, Lgdj, 2007 ; Eléments de patristique administrative. La doctrine publiciste (1800-1880), La Mémoire du Droit, 2009 ; Eléments d’histoire du droit administratif. Un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart, Lgdj, bibliothèque du droit public, en cours de publication) nous a convaincu de l’importance pour l’histoire doctrinale de ce droit. Bien avant la Troisième République, il a été l’un des premiers à enseigner cette matière nouvelle et énigmatique à la Faculté de droit de Poitiers, et en a, pour ce faire, questionné, défriché et systématisé les fondements (E.-V. Foucart, Eléments de droit public et administratif ou Exposition des principes du droit public positif avec l’indication des lois à l’appui, Paris, Videcoq, 1834-1835).
  • Le doyen Hauriou de Toulouse (Précis de droit administratif et de droit public, Librairie du Recueil Sirey, 11° éd., 1927, rééd. présentée par P. Delvolvé et F. Moderne, Dalloz, 2002 ; Principes de Droit Public (1910), rééd. Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », Préface O. Beaud, 2010)
  • et le doyen Duguit de Bordeaux (Les transformations du droit public, Armand Colin, 1913, rééd. La mémoire du droit, 1999) représentant la doctrine publiciste de la Troisième République, installant durablement l’Etat de droit et ouvrant une nouvelle ère pour le droit administratif. Ces auteurs peuvent être considérés comme les « pères » du droit administratif moderne, pour leurs célèbres controverses autour du service public et de la puissance publique, des fonctions de l’Etat et de la limitation de son pouvoir, et pour leurs théories respectives, qui sont autant de « cathédrales » du droit administratif, que l’on continue aujourd’hui de visiter pour en découvrir toujours de nouvelles perspectives.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Trois décisions juridictionnelles permettent de prendre la mesure de la spécificité du contentieux administratif et de son histoire mouvementée, portées par son juge spécial, le juge administratif, qui s’est difficilement séparé de l’administration active et a progressivement construit les principes du droit administratif, sources des débats qui animent encore aujourd’hui la doctrine administrativiste.

  • L’arrêt Cadot de 1889 (CE, 13 décembre 1889, Cadot, Lebon p. 1148), par lequel le juge administratif se sépare de l’administration active et se fait définitivement juge indépendant. Sous la Troisième République, la loi du 24 mai 1872 relative à la réorganisation du Conseil d’Etat met fin au système de la justice « retenue » par le gouvernement – lequel devait confirmer les décisions contentieuses -, en instaurant un système de justice « déléguée » au Conseil d’Etat qui statue désormais « souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives ». Cependant, le ministre concerné continuait d’intervenir et de se prononcer en première instance, laissant subsister le système du « ministre-juge » et donc la confusion de l’administration active et contentieuse. Pour demander des dommages-intérêts suite à son licenciement de la mairie de Marseille, M. Cadot s’est adressé au Conseil d’Etat après s’être vu notifié un refus du ministre de l’intérieur. Le juge administratif se saisit de cette occasion pour se reconnaître, en dehors de tout texte et sans même donner de justification, une compétence de droit commun pour connaître de tout recours en annulation dirigé contre une décision administrative. Le Conseil d’Etat n’intervient plus en appel de la décision du ministre mais directement en première instance, et prend par là son indépendance par rapport au pouvoir politique.
  • La décision du « bac d’Eloka » de 1921 (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Lebon, p. 91) par lequel le Tribunal des conflits tranche un problème de répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif et consacre l’existence de services publics gérés comme des entreprises privées. Suite à un accident survenu dans un service de liaison maritime situé en Côte d’Ivoire et géré par la colonie, la société commerciale de l’Ouest africain demande la nomination d’un expert pour évaluer les dommages causés sur l’un de ses véhicules auprès du juge judiciaire. Après élévation du conflit de compétence par le lieutenant-gouverneur de la colonie, le Tribunal des conflits devait désigner le juge compétent. Il va considérer que la colonie « exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire » pour attribuer le contentieux au juge judiciaire. C’est la naissance de ce qui deviendra la notion de service public industriel et commercial telle que consacrée dans un arrêt du Conseil d’Etat de 1956 (CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434), et c’est la fin de la concordance entre le critère organique – une personne publique – et le critère matériel – le service public géré selon des procédés de puissance publique – comme clé de répartition du contentieux administratif. Cette décision est importante pour le droit administratif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette décision illustre la spécificité du dualisme juridictionnel et son lot d’incertitudes. Si le service en cause est considéré comme une activité privée, son contentieux est attribué en principe au juge judiciaire, tout en réservant certaines exceptions (contrats, responsabilité pour dommages de travaux publics, actes règlementaires…). Si au contraire, le service est identifié comme administratif, la compétence est alors en principe administrative. Il en résulte une certaine complexité contentieuse. Ne pouvant jamais être entièrement fixés et connus à l’avance, les critères de répartition de compétences entre les ordres juridictionnels sont déterminés au cas par cas, et évoluent en fonction des transformations sociales, économiques, politiques et idéologiques. Cette décision révèle ainsi l’élasticité du droit administratif. D’autre part, cette décision annonce le discours à deux voix, celle de la jurisprudence et celle de la doctrine, dans la construction du droit administratif. Elle ouvre en effet un débat sans fin sur les critères de répartition des compétences et d’identification de la matière administrative. C’est le juge lui-même qui détermine la nature du service en dégageant au cas par cas des indices, tels que l’objet du service, l’origine de ses ressources, les modalités de son fonctionnement. Et la doctrine, à sa suite, tente de systématiser ces solutions juridictionnelles à la recherche, perpétuelle, d’un principe unique.
  • L’arrêt Dame Lamotte de 1950 (CE, 17 février 1950 Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte, Lebon p. 110) témoigne également de l’audace du juge administratif qui affirme ici son pouvoir prétorien et son rôle de protecteur des droits des administrés. La dame Lamotte a voulu contester devant le juge administratif la concession de ses terres par le préfet alors qu’une loi de 1943 privait ces actes de concession de tout recours administratif ou judiciaire. Au lieu de rejeter son recours, le Conseil d’Etat se livre à une interprétation presque contra legem de la disposition législative, pour considérer le recours pour excès de pouvoir recevable devant lui et annuler l’acte de concession pour détournement de pouvoir. Cette décision est intéressante à un double titre. D’une part, le Conseil d’Etat affirme ici son pouvoir prétorien dans la construction des principes du contentieux administratif. Il dégage en effet un principe général du droit, existant même sans texte, selon lequel tout acte administratif peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir « qui a pour effet d’assurer (…) le respect de la légalité ». En dégageant ce principe, le Conseil d’Etat étend d’autre part l’étendue du contentieux administratif, et notamment celui du recours pour excès de pouvoir, afin de mieux protéger les droits individuels contre l’action administrative, qui n’est plus maître de son contrôle. De manière novatrice, le Conseil d’Etat annonce la consécration du droit au recours effectif qui sera reconnu à tout individu contre les décisions prises par les pouvoirs publics, par les textes internationaux de protection des droits fondamentaux et la jurisprudence constitutionnelle.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Trois textes, de nature et de temporalité différentes, permettent de retracer les grandes évolutions du droit administratif et de révéler sa spécificité et son ambiguïté.

  • L’édit de Saint-Germain en Laye du 21 février 1641 de Richelieu adopté sous le règne de Louis XIII par lequel le gouvernement royal a interdit aux Parlements d’Ancien Régime (anciens juges de l’ordre judiciaire) de se mêler des affaires étatiques. « Faisons très expresses inhibitions et défenses, non seulement de prendre, à l’avenir, cognoissance d’aucunes affaires (…) qui peuvent concerner l’état, administration et gouvernement d’icelui que nous réservons à notre personne seule et de nos successeurs rois ». Ce texte est fondateur du droit administratif en raison de l’ambiguïté de son objet – la séparation des fonctions administratives et judiciaires – et par le mythe fondateur du droit administratif qu’il contient. Ce texte porte en lui toute l’ambigüité de la fonction administrative, si difficile à définir, résumée par la célèbre citation d’Henrion de Pansey : « On administre donc de deux manières : par des ordonnances en forme de loi, et par des décisions en forme de jugements » (De l’autorité judiciaire en France dans les gouvernements monarchiques, 3 éd. 1810, 1818, 1827) et dont on retiendra que « juger l’administration c’est encore une fois administrer ». Cet édit annonce également d’autres textes qui seront adoptés sous différents régimes – les lois des 16 et 24 août 1790 adoptées par l’assemblée constituante révolutionnaire ; le Décret du 16 fructidor An III (2 septembre 1795) adopté sous le Directoire – lesquels vont faire couler beaucoup d’encre au sein de la doctrine et qui témoignent d’une continuité historique malgré les soubresauts politiques. Ce texte annonce enfin la difficile et lente séparation historique de l’administration active et de l’administration contentieuse. C’est l’interprétation extensive donnée à ces textes et au principe de la séparation des pouvoirs – l’interdiction pour le juge judiciaire de connaître du contentieux administratif – qui va donner un fondement au système de la justice retenue par lequel l’administration se juge elle-même puis au dualisme juridictionnel français en raison de l’autonomie de l’ordre juridictionnel administratif.
  • L’article 20 de la constitution de 1958 selon lequel « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l’administration et de la force armée (…) ». Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette disposition qui témoigne de la place spéciale de l’administration et de son droit : subordonnée au Gouvernement mais également séparée de celui-ci. En effet, de nombreuses autorités administratives ne sont pas soumises au pouvoir hiérarchique du Gouvernement : les collectivités territoriales ou encore les autorités administratives indépendantes. De même, la séparation de l’administration active et de l’administration contentieuse, par le processus d’indépendance du juge administratif, a permis de soumettre l’administration à un autre pouvoir : celui du droit.
  • La loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations. Ce texte législatif donne un nouveau visage à l’action administrative. L’unilatéralité de celle-ci laisse place à une conception plus bilatérale, comme s’adressant non plus à des administrés, mais à des citoyens dotés de droits : droit à être entendu, droit d’accès aux documents administratifs, droit de participation à la procédure administrative. Ce texte permet également de rassembler un ensemble de procédures et de principes, jusque là disséminés et peu lisibles, qui guident l’action administrative : principe du contradictoire, de motivation des actes, de transparence…

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un chat : pour son élasticité, sa souplesse, son autonomie et sa ruse pour soumettre l’administration.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Jean Bodin, Les six livres de la République (1583), Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie de langue française », 6 vol, 1986 : ouvrage dans lequel l’ancien juriste et philosophe (1529-1596) donne une première théorisation de la souveraineté de l’Etat et de la puissance publique au sens moderne, dans laquelle l’action administrative et son droit vont puiser leurs spécificités.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Une très belle illustration du droit administratif a été proposée par J.-B. Auby : celle du triptyque de Paolo Uccello « la bataille de San Romano » peint en 1456 qui représente trois scènes de guerre composées d’une mêlée d’armes, de soldats et de chevaux. De cet enchevêtrement résulte une sensation de mouvement mais aussi d’ordre et de perspectives picturales. Comme le résume J.-B. Auby, « derrière l’étonnante complexité, se lisent, si l’on y regarde bien, les recettes des ordonnancements à venir » (« La bataille de San Romano. Réflexions sur les évolutions récentes du droit administratif », Ajda 2001, p. 912). L’on peut en effet comparer cette peinture à l’évolution du droit administratif : derrière son apparente complexité, on voit les grandes lignes de la perspective administrativiste, dont l’arrière-plan est fixe ; celui de la puissance publique. Ce tableau illustre également la course perpétuelle entre la vie foisonnante du droit administratif et les lignes forces de la pensée doctrinale.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 178.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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