Archives de catégorie état d’urgence

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A l’école de l’état d’urgence

par Mme le pr. Geneviève KOUBI
Professeur de droit public – Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
Membre du CERSA (Paris II – CNRS)

A l’école de l’état d’urgence

Art. 35. Par-delà les interrogations générales sur la déclaration de l’état d’urgence et sa double prorogation par le Parlement – contestable – en novembre 2015 et en février 2016, la mise en perspective de leurs retentissements dans la vie professionnelle, sociale ou domestique, ne saurait se limiter aux « administrateur, magistrat, avocat, policier, administré ». Les fonctionnaires civils et agents des services publics, outre les policiers, sont aussi concernés ; plus encore, ils sont aux premières loges tant c’est sur eux que repose l’accomplissement des gammes sécuritaires. Or, cet exercice relève de l’acrobatie dans le secteur éducatif à peine s’achevait la célébration du 110e anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État exposée dans une circulaire n° 2015-182 du 28 octobre 2015. Les formulations de cette circulaire résonnent alors étrangement sous l’emprise d’un état d’urgence fomentateur d’exclusions et de discriminations : « Cet anniversaire fournit plus que jamais l’occasion d’une pédagogie de la laïcité, principe fondateur de notre École et de notre République, ainsi que des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui lui sont étroitement liées et que l’École a pour mission de transmettre et de faire partager aux élèves. »

« La prolongation de l’état d’urgence et le maintien du plan Vigipirate au niveau « alerte attentat » en Île-de-France et vigilance renforcée sur le reste du territoire imposent des mesures particulières de vigilance vis-à-vis des établissements scolaires, sous l’autorité des préfets de département et des recteurs d’académie », annonce la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires après les attentats du 13 novembre 2015.

Pour autant, la panoplie des consignes de sécurité applicables dans les établissements relevant du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ne s’est pas fondamentalement enrichie depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence. Seul un renforcement des mesures alignées sur les composantes de « l’alerte attentats » du plan vigipirate a pu être pensé, au grand dam des membres de la communauté éducative. Car les conséquences de l’amplification des quadrillages et des contrôles relevant d’une partition anxiogène – assumée sous la désignation d’un « contexte actuel de menace terroriste » (énoncé au titre des mesures complémentaires de sécurité dans les écoles et établissements scolaires dans un communiqué du ministère du 17 décembre 2015) – et préconisant une coopération intensifiée entre action d’éducation et activité de police, ont pu déteindre sur les comportements des élèves, sur les enseignements comme sur les conditions et les relations de travail.

L’école, un temps considérée comme un « sanctuaire », se transforme peu à peu en un établissement carcéral pour assurer de son accès (accueil à l’entrée ; contrôle visuel des sacs effectué ; fouille éventuelle ; identité des personnes étrangères à l’établissement, dont les parents d’élèves, systématiquement vérifiée) et en un établissement sensible, au sens de la nécessaire sauvegarde des installations et de l’indispensable protection des personnes (exercices de sécurité : évacuation et mise à l’abri ou confinement, notamment en application du plan particulier de mise en sûreté détaillé dans la circulaire n° 2015-205 du 25 novembre 2015 qui lui est relative ; signalement des objets ou comportements suspects). Les notes de service dans ces établissement s’affichent et s’empilent en reprenant les formulations des circulaires ministérielles afin de mobiliser les fonctionnaires et agents publics autour d’un même impératif : la sécurité plutôt que la sûreté. Aux termes de la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires, « les équipes éducatives, les équipes mobiles de sécurité de l’éducation nationale, les collectivités et les services de police ou de gendarmerie doivent se coordonner en lien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école pour mettre en place un système de vigilance accrue. » Sont donc aussi interpellées les collectivités territoriales pour la mise en place de systèmes de vidéosurveillance ou vidéoprotection, les espaces éducatifs étant considérés comme vulnérables : « Dans les villes de plus de 50 000 habitants, les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements, associant les communes et les polices municipales, destinés à renforcer la surveillance de la voie publique et des abords immédiats des établissements ainsi que les patrouilles devront être arrêtés ou mis à jour (…). Ceux-ci devront tenir compte des horaires spécifiques et des flux ou zones de rassemblement important (ramassage scolaire, déplacement vers la restauration ou vers les plateaux sportifs extérieurs à l’établissement ou à l’école) ». Même si ces injonctions ont fait l’objet de mises à jour, parfois dans des circulaires non référencées sur le site officiel des circulaires et instructions applicables, leurs inflexions martiales subsistent et continuent de peser tant sur les activités pédagogiques que sur les conditions de travail des enseignants comme des élèves.

Les abords des écoles, collèges et lycées font alors l’objet d’une vigilance spécifique dans la mesure où il s’agirait d’éviter « tout attroupement », envisagé sous l’expression managériale de la « gestion des flux d’élèves et des entrées et sorties des établissements ». L’affluence étant considérée comme « préjudiciable à la sécurité des élèves », la difficulté demeure de son application pratique à l’heure de la rentrée des cours comme lors des temps de pause ou de récréation. Les quelques recommandations diffusées par le ministère s’appesantissent sur cette crainte de l’attroupement sur la voie publique – préfigurateur de manifestations -, jusqu’à solliciter des assouplissements des « horaires d’entrées et de sorties pour mieux contrôler les flux d’élèves ». Elles sont, d’une part, d’aménager des zones spécifiques dans les espaces extérieurs au sein des lycées pour empêcher la sortie des élèves sur la voie publique entre deux cours – sans lever l’interdiction de fumer -, et, d’autre part, à l’école primaire, de faire circuler rapidement les personnes accompagnant les enfants, à l’entrée comme à la sortie. Les voyages scolaires, un temps suspendus puis de nouveau autorisés dès décembre 2015, s’organisent et se réalisent sous surveillance, l’autorité académique pouvant, « en lien avec les préfets (…), interdire un voyage si les conditions de sécurité ne sont pas remplies », les « lieux hautement touristiques » devant être soigneusement contournés (circ. n° 2015-206 du 25 nov. 2015). Une telle consigne limite considérablement l’intérêt pédagogique de tels déplacements, la connaissance de ces lieux relevant aussi des formes d’apprentissage de la citoyenneté au moins par l’approche visuelle des arts et des monuments.

La perspective paraît tout autre pour ce qui concerne les universités – en ce qu’elles pourraient être un foyer de contestations, voire de rebellions. C’est dans la circulaire n° 2015-211 du 4 décembre 2015 que sont envisagées les mesures de sécurité applicables dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche après les attentats du 13 novembre 2015. Or, justement, alors que pour les écoles, collèges et lycées, la référence à l’état d’urgence demeure libellée en termes d’actes juridiques (déclaration, prorogation), pour les établissements universitaires, les compétences administratives qui s’ensuivent se trouvent être révélées : « L’état d’urgence actuellement en vigueur permet au préfet de restreindre la liberté de circulation, instaurer des zones de protection particulières, réquisitionner des personnes ou des moyens privés, interdire certaines réunions publiques ou fermer provisoirement certains lieux de réunions et autoriser des perquisitions administratives en présence d’un officier de police judiciaire ». Ainsi, outre les empêchements actés envers certaines réunions d’associations étudiantes, quelques rencontres scientifiques sont annulées au regard des thèmes sensibles qu’elles pourraient envisager, notamment en rapport avec les relations internationales. Est, par exemple, de moins en moins abordée dans ces cénacles universitaires, au prétexte d’un risque de troubles à l’ordre public, l’étude des problématiques discriminatoires ou minoritaires dans les États accablés par des actions terroristes ou impliqués dans la lutte contre le terrorisme.

En sus des consignes générales de sécurité, comme la configuration parfois éclatée en multi-sites ébranle l’implantation des caméras de vidéosurveillance, cette circulaire situe en annexe les articles L. 223-1 à L. 223-5 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire les dispositions pour la mise en place de la vidéoprotection. Plus encore, c’est dans ce cadre que surgit, à la suite de l’appel aux « attitudes de vigilance » de la part des étudiants, des personnels, et surtout de ceux « logés sur site par nécessité absolue de service », la mention du « numéro vert 0800 005 696, plate-forme de signalement de signaux de radicalisation »…

Et commence l’ère de la suspicion, instigatrice d’exclusions parmi les étudiant-e-s et génératrice d’auto-censure pour les enseignants tant se profile la crainte de la diffraction de leurs dires…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 35.

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Les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police durant l’état d’urgence

par M. Loïc PEYEN,
ATER en droit public – Université de La Réunion

Les moyens de preuve de la nécessité des mesures
prises par l’autorité de police durant l’état d’urgence :
la fin ne justifie pas les moyens

Art. 34. La mise en œuvre de l’état d’urgence n’exonère pas l’autorité de police, eu égard aux nombreux pouvoirs dont elle dispose durant cette période (surtout compte tenu des mesures susceptibles d’être prises par la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence telle que modifiée par la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions), d’apporter la preuve de la nécessité d’adopter des mesures de police. Un doute avait en effet pu naître sur la question. La faible exigence du juge administratif manifestée dans un premier temps mit en exergue l’indispensable nécessité d’un encadrement ferme de ces moyens de preuve de la nécessité des mesures de police (I), conduisant le juge à renforcer ses exigences au profit d’un encadrement effectif de ces moyens de preuves (II).

L’encadrement indispensable
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge administratif a pu faire preuve d’un certain laxisme quant aux moyens de preuve susceptibles d’être apportés par l’autorité de police pour justifier les mesures adoptées durant la mise en œuvre de l’état d’urgence. En effet, il admît, ainsi que l’y invitait le rapporteur public, qu’« aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les « notes blanches » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’êtres pris en considération par le juge administratif » (CE, sect., 11 déc. 2015, n°394989, 394990, 394991, 394992, 394993, 395002, 395009).

Les « notes blanches » sont des documents émis par les services de renseignement établissant de simples faits, sans mention aucune de leur origine, du service dont ils proviennent ou de leur auteur et ce pour des raisons de défense nationale. Le moyen de preuve est quasi-péremptoire : l’autorité de police affirme sans détailler ou avoir à prouver ses dires. C’est là que le bât blesse : à la partie adverse de démontrer que les éléments contenus dans ces notes sont faux. L’admission d’un tel mode de preuve institue une quasi-présomption quant au bien-fondé de la mesure de police, comme si l’état d’urgence justifiait que le fameux privilège du préalable, « règle fondamentale du droit public » (CE, ass., 2 juin 1982, Huglo, n°25288, 25323), s’étende au contentieux des mesures de police en période de crise. Cette « présomption » de conformité établie par les notes blanches opère une inversion de la charge de la preuve. Le problème est que cette présomption est difficilement réfragable pour le destinataire de la mesure (en témoigne TA Rennes, 6 janv. 2016, n°1506003 ; TA Dijon, 1er fév. 2016, n°1600109) au regard du caractère imprécis ou laconique de ces documents (ainsi que le relève Amnesty International, Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France, Amnesty International Publications, 2016). Même si le juge exige que ces notes soient « versées au débat contradictoire », cette exigence apparaît bien superficielle au regard du principe général du respect des droits de la défense auquel se rattache le principe du contradictoire (CE, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier, n°69751).

Bien que classiquement admis, notamment dans le domaine du contentieux des étrangers (CE, ass., 11 oct. 1991, ministre de l’Intérieur c. Diouri, n°128128 ; CE, SSR, 3 mars 2003, ministre de l’Intérieur c. Rakhimov, n°238662), ce mode de preuve avait vocation à disparaître. Interpellé sur le sujet en 2004 (question d’actualité au gouvernement n°0349G de M. Max Marest, JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3818), le Ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales avait pu affirmer qu’« il n’est pas acceptable en effet dans notre République que des notes puissent faire foi alors qu’elles ne portent pas de mention d’origine et que leur fiabilité ne fait l’objet d’aucune évaluation » (JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3819). Cette intention fut confirmée en 2007 par le Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales (réponse à la question écrite n°01720 de M. Michel Moreigne (JO Sénat du 30/08/2007, p. 1517), JO Sénat du 08/11/2007, p. 2042). L’admission en 2015 de ces notes blanches suscita sans surprise l’émoi (v. notamment la question n°92304 de Mme Isabelle Attard, JO Assemblée Nationale du 5 janvier 2016, p. 18, sans réponse à ce jour).

Si l’on considère, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, que le droit au procès équitable, dont le principe du contradictoire se fait écho, occupe une « place éminente (…) dans une société démocratique » (CEDH, ch., 9 oct. 1979, Airey c. Irlande, n°6289/73, §24), il est possible de s’interroger sur l’articulation entre état d’urgence et démocratie. Le faible contrôle opéré par le juge dans ces décisions rendues le 11 décembre 2015 est symptomatique de l’occasion manquée d’encadrer le recours à ce moyen de preuve. Il s’agit moins de limiter les pouvoirs de police en période de légalité de crise que de faire en sorte que les mesures de police soient justifiées sans trop porter atteinte aux droits des destinataires de la norme, conformément à l’État de droit.

Heureusement, le juge administratif renforcera son contrôle sur les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police.

L’encadrement effectif
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge a renforcé son contrôle sur ces moyens de preuve à l’occasion d’une ordonnance du 9 février 2016 où il fut amené à suspendre une assignation à résidence prononcée dans le cadre de l’état d’urgence (CE, ord., 9 fév. 2016, M. C., n°396570). Le juge, après avoir exigé de l’autorité de police qu’elle lui fournisse les éléments complémentaires mentionnés dans la note blanche susceptibles de justifier ladite mesure, se heurta au refus du ministre de l’intérieur qui, pour justifier sa résistance, invoqua le secret défense. Il est vrai que la nouvelle lettre de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 octroie une large marge de manœuvre aux autorités de police qui peuvent prononcer une assignation à résidence à l’encontre d’un individu s’il y a « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Mais le risque d’instrumentalisation de la suspicion est grand, de telle sorte que repose sur le juge administratif – acteur essentiel de la garantie des droits et libertés durant l’état d’urgence (art. 14-1 de la loi du 3 avril 1955) – la responsabilité de contrôler les « raisons sérieuses » susceptibles de justifier ces mesures. Dans l’ordonnance du 9 février 2016, le juge fut convaincu par l’argumentation du requérant, d’autant qu’il considéra que « les éléments produits par l’administration doivent être regardés, en l’état de l’instruction, comme dépourvus de valeur suffisamment probante pour pouvoir être pris en compte » (consid. 8). La délicate situation dans laquelle il se trouve durant l’état d’urgence peut se comprendre : il est un funambule de la légalité de crise en tant qu’il est à la fois juge des garants de l’ordre et garant des droits. C’est cette raison sans doute qui le contraint à ne pas condamner l’adoption de la mesure d’assignation à résidence mais simplement son maintien (v. consid. 9).

Ce renforcement de l’encadrement des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police ne peut qu’être salué. Il permet de faire en sorte que l’état d’urgence ne soit pas un « voile sur la liberté » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XII, XIX) trop opaque pour occulter l’État de droit. C’est ainsi que s’amenuisent les craintes d’un « État d’urgence » exclusif d’un État de droit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 34.

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Manifestations et maintien de l’ordre (public)

par Marie-Pierre CAUCHARD
chargée d’enseignement en droit public
(Université de Toulouse 1 Capitole)

Manifestations et maintien de l’ordre (public)

Art. 33. Le 30 janvier dernier, des milliers de personnes ont manifesté pour mettre fin à l’état d’urgence, fidèles à la tradition française de contester les pouvoir publics dans la rue.

La manifestation est un rassemblement de personnes utilisant la voie publique, de façon fixe ou mobile, pour exprimer collectivement une volonté commune. Elle est également un moyen habituel de revendications sociales et politiques. En toute circonstance, l’exercice de la liberté de manifestation rencontre un obstacle majeur : utilisant la voie publique, elle est considérée comme dangereuse pour l’ordre public. La conciliation s’avère donc très délicate entre la sauvegarde de l’ordre public et l’exercice d’une liberté dont la nature même en constitue une menace. Ces difficultés vont prendre une plus grande ampleur en cas de circonstances exceptionnelles comme celles de l’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, renforce les attributions du ministre de l’Intérieur et des préfets en leur conférant des pouvoirs de police étendus, qui seraient illégaux en temps normal. Le régime juridique de l’état d’urgence permet des restrictions considérables à la liberté de manifestation, voire même peut conduire à sa disparition.

Dans un contexte économique et social controversé, il est essentiel de mesurer en quoi la marge d’appréciation laissée aux autorités de police peut les conduire à poursuivre d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de l’ordre public. Appliquée aux manifestations, elle risque d’entrainer non seulement des interdictions arbitraires (I), mais aussi, de façon plus insidieuse, une répression des mouvements dissidents (II).

Les risques d’interdiction arbitraire de manifestation

La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence permet au ministre de l’intérieur, pour l’ensemble du territoire, et au préfet, dans le département, d’interdire « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » (art.8). En période exceptionnelle, la notion de réunion s’entend de manière extensive, elle comprend aussi les rassemblements de fait dans tous les lieux ouverts au public (Conseil d’État 6 août 1915 Delmotte). Paradoxalement, l’interdiction générale de toute manifestation, n’est pas forcément la plus inquiétante, elle a au moins le mérite d’être claire et de ne pas faire de distinction. Une fois passée la période des interdictions générales de toute manifestation à l’exception des hommages rendus aux victimes des attentats, soit après la COP 21, la règle devient en pratique qu’une manifestation peut être interdite si les circonstances le justifient. Les motifs d’interdiction relèvent donc de l’appréciation discrétionnaire du préfet, libre d’évaluer ces circonstances. Outre le fait que les administrés soient dans l’incertitude de leur droit de manifester, la tentation est grande pour l’administration préfectorale d’opérer des choix subjectifs. Concrètement, depuis la déclaration de l’état d’urgence, des manifestations revendicatives à caractère politique ou social, pour ne pas dire polémique, sont interdites, car elles sont de nature à constituer « une cible potentielle pour des actes de nature terroriste » et risquent de « trop disperser les forces de l’ordre déjà très mobilisées », selon les termes des arrêtés préfectoraux ayant interdit par exemple des manifestations relatives au climat, aux migrants ou aux discriminations. En revanche, ce n’est pas le cas des manifestations sportives, culturelles et traditionnelles ou encore commerciales, comme des marathons, matchs à grand public, carnavals, brocantes et marchés de Noël, qui, bien que générant un nombre de personnes (et de véhicules) beaucoup plus important, au flux aléatoire et sur une longue durée, ne sont pas interdites. L’objectivité des interdictions en devient douteuse et la considération des seules manifestations politiques et sociales comme de « nature à provoquer le désordre » franchement discriminatoire ; à moins que l’appréciation du « désordre » s’étende à des considérations idéologiques et politiques.

Le régime de l’état d’urgence doublé du pouvoir discrétionnaire des autorités de police favorise la maîtrise des manifestations par les pouvoirs publics lorsque les enjeux sont politiques et sociaux. Plus encore, il peut, de manière insidieuse, empêcher les mouvements dissidents.

Les risques de répression insidieuse des mouvements dissidents

La manifestation n’est pas le fruit du hasard ou d’un attroupement inopiné. Elle est un outil ponctuel d’organisations (associations, syndicats, partis ou autres), qui dans la durée entreprennent de défendre des intérêts et mènent des actions à cet effet. La loi de 1955 ouvre la voie pour les en dissuader. Tout d’abord, elle autorise les préfets à interdire le séjour à toute personne qui cherche à « entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » (art. 5). Ensuite, les autorités de police peuvent ordonner des perquisitions en tout lieu (art. 11) et prononcer des assignations à résidence (art. 6-1) à l’encontre de toute personne « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que son comportement « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Enfin, les associations ou groupements de fait peuvent être dissous lorsqu’ils participent, facilitent ou incitent à des activités « portant une atteinte grave à l’ordre public » (art.11). Ces formulations approximatives aux notions floues permettent d’étendre les mesures à un nombre infini de situations, dépassant le cadre de la lutte contre le terrorisme, dont la définition précise serait d’ailleurs bienvenue. À juste titre, Giorgio Agamben observe que « la formule « sérieuses raisons de penser» n’a aucun sens juridique, et en  tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui « qui pense» peut s’appliquer à n’importe qui» (« De l’État de droit à l’État sécuritaire», Le Monde 24 décembre 2015). Toute forme d’idéologie qui aspire à une autre conception de l’État ou d’organisation sociale peut être concernée. Ainsi, des lieux occupés par des artistes et des militants climatiques ou encore une ferme bio ont été perquisitionnés. Un cortège de cyclistes contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, parti de Nantes et souhaitant rejoindre Paris, n’a pas pu traverser le département de l’Eure. Des militants ont été assignés à résidence. De nombreux porte-paroles de mouvements citoyens, d’associations et de syndicats s’inquiètent, ils craignent ne plus pouvoir mener leur lutte sereinement. Certaines organisations renoncent même à poursuivre leurs actions. Seule une controverse lissée risque d’être en réalité autorisée. L’état d’urgence sonne le glas du pluralisme réel des idées et de l’émancipation intellectuelle qui s’affirment aussi par l’expression collective des pensées dissidentes. La tenue de certaines manifestations ne doit ni laisser croire que l’expression contestataire n’est pas encadrée, ni devenir un moyen de légitimation des restrictions. L’état d’urgence appelle à la vigilance, y compris à l’égard des abus potentiels du pouvoir exécutif.

D’une liberté de manifestation déjà limitée en période ordinaire, il ne subsiste qu’une forme résiduelle laissant peu de place à l’opposition. Lors de son allocution devant le Sénat le 20 novembre dernier, le Premier ministre disait « aux Français qui se demandent ce qu’ils peuvent faire, qui se demandent comment être utile : résister, c’est continuer de vivre, de sortir, de nous déplacer, de nous rencontrer, de partager des moments de culture et d’émotion, de rester dans le mouvement », on en convient, encore faut-il que ce soit possible.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 33.

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Perquisitions en régime d’état d’urgence : « toc toc toc ! c’est le préfet ! »

par Maître Benjamin FRANCOS,
avocat au Barreau de Toulouse

Perquisitions
en régime d’état d’urgence :

« toc toc toc ! c’est le préfet ! »

Art. 32. La perquisition peut se définir comme l’acte par lequel un magistrat ou un policier, agissant dans le cadre d’une information judiciaire, d’une enquête de flagrance ou d’une enquête préliminaire, recherche dans un lieu occupé par une personne des documents et objets utiles à la manifestation de la vérité.

Par sa nature même, la perquisition constitue un acte d’enquête intrusif et attentatoire aux droits au respect du domicile et à la vie privée. C’est la raison pour laquelle son utilisation fait l’objet d’un encadrement particulièrement strict par le code de procédure pénale.

Ainsi, le régime de la perquisition repose sur un certain nombre de principes fondamentaux à commencer par la présence de la personne visée lors de la réalisation de la perquisition (ou un représentant de son choix ou, à défaut, deux témoins désignés par l’officier de police judiciaire et ne relevant pas de son autorité administrative).

En matière d’enquête préliminaire, conduite sous l’autorité du procureur de la République hors crime ou délit flagrant, les perquisitions et visites domiciliaires ne peuvent être effectuées qu’avec l’accord exprès de la personne chez laquelle l’opération se déroule. En l’absence d’un tel accord, le procureur de la République a néanmoins la faculté de saisir le juge des libertés et de la détention afin qu’il autorise la réalisation de l’acte. Cela étant, une telle possibilité n’est ouverte que pour les enquêtes portant sur un crime ou un délit puni d’au moins cinq années d’emprisonnement.

En matière d’information judiciaire, soit lorsqu’un juge d’instruction est en charge de l’enquête, le consentement de la personne n’est pas requis mais l’exigence tenant à la présence de celle-ci (ou d’un représentant de son choix ou de deux témoins indépendants) demeure.

Il sera en outre relevé que les perquisitions et visites domiciliaires sont interdites entre 21h et 6h du matin, sauf crimes et délits limitativement énumérés par le code de procédure pénale.

Ce portrait rapidement brossé démontre que le législateur a entendu circonscrire le champ d’application de la perquisition et définir strictement les cas dans lesquels il peut y être recouru comme les conditions dans lesquelles elle doit se dérouler.

Or, pour le formuler simplement : l’état d’urgence dispense du respect de plusieurs de ces principes essentiels. En effet, l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence procède à un transfert de compétence depuis l’autorité judiciaire vers l’autorité administrative – le préfet – pour ordonner la réalisation de perquisitions « en tout lieu, y compris un domicile ».

Ces perquisitions peuvent avoir lieu de jour comme de nuit, « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le juge des libertés et de la détention, magistrat du siège, est totalement écarté de la procédure au profit d’une simple information faite au procureur de la République. Seule est maintenue l’obligation relative à la présence de l’occupant, de son représentant ou de deux témoins.

Outre l’exclusion de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, ce transfert de pouvoir soulève de légitimes inquiétudes tant est floue la notion de « menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Autant le principe de légalité des délits et des peines garantit qu’aux infractions prévues par le code pénal correspondent des définitions précises, autant l’expression « menace » se présente comme un concept dépourvu de tout contenu objectif. La subjectivité dont il est intrinsèquement porteur confère en conséquence aux préfets un très large pouvoir d’appréciation qui se matérialise par un contrôle juridictionnel inexistant.

Le suivi des perquisitions administratives ordonnées à la suite de la proclamation de l’état d’urgence confirme d’ailleurs que cette prérogative a été utilisée avec une légèreté qui, elle aussi, interpelle. Du 14 novembre 2015 au 7 janvier 2016, 3021 perquisitions administratives auraient été réalisées soit cinquante-cinq perquisitions par jour en moyenne. Ce rythme effréné aura permis l’ouverture de vingt-cinq procédures relatives à des faits en lien avec le terrorisme, dont vingt-un correspondent à de l’apologie. Soit un taux d’efficacité inférieur à 1%, abstraction faite de l’incertitude persistante quant au sens des décisions qui seront prises sur ces faits par la juridiction répressive (condamnation ou non…).

A ce premier constat, s’ajoute celui tenant aux perquisitions administratives décidées à l’encontre d’individus dont le caractère menaçant pourrait prêter à sourire si la situation était moins dramatique (maraîchers bio, militants écologistes…). Où l’on voit que l’absence de contrôle du juge quant à l’opportunité de la perquisition puis, dans un second temps, quant à sa validité, conduit à un emballement préoccupant de l’action administrative.

« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » énonçait Montesquieu dans l’Esprit des Lois. Là, nous semble-t-il, se trouve précisément le nœud du problème : l’état d’urgence, qui supplante un code de procédure pénale relativement équilibré en matière de perquisition, n’institue aucun contre-pouvoir aux compétences extraordinaires dont se trouvent, du jour au lendemain, dotés les préfets.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 32.

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La décentralisation de l’état d’urgence

par Nicolas KADA
Professeur de droit public
Directeur du CRJ (Université Grenoble Alpes) et du GRALE (GIS CNRS)

La décentralisation de l’état d’urgence :
les collectivités territoriales face à la menace terroriste

Art. 31. Avec la déclaration d’état d’urgence, les décisions prises par les préfets de département, qui visent à restreindre ou à interdire la circulation des personnes et des véhicules sur des parties du territoire départemental, à limiter l’accès à certains bâtiments publics, à interdire ou limiter les manifestations publiques ou encore à fermer certains lieux publics en raison des graves menaces terroristes, s’imposent aux maires des communes concernées. Ceux-ci ne peuvent ni réduire, ni modifier ces mesures de police administrative qui sont édictées, en vertu de l’état d’urgence, par les préfets sur tout ou partie du territoire de leur commune. Ils peuvent en revanche les aggraver si les circonstances locales le justifient. Les relations classiques entre Etat et collectivités territoriales s’en trouvent donc sensiblement modifiées, les enjeux liés à l’ordre public réduisant nécessairement les exigences nées de la décentralisation. Derrière les figures du préfet et du maire, c’est donc bien une recentralisation et une concentration des pouvoirs qui se dessine.

Le préfet
ou la recentralisation des pouvoirs

L’Etat en première ligne

Outre la proclamation de l’état d’urgence, l’Etat multiplie les consignes à l’attention des collectivités décentralisées et établissements publics locaux, ainsi qu’à ses propres relais préfectoraux dans les départements. Deux circulaires du 26 novembre 2015 ont ainsi exigé que soient réalisés ou actualisés très rapidement les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements et les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS). De même, une autre des ministres de l’Education et de l’Intérieur en date du 17 décembre 2015 demandait aux préfets de préciser aux collectivités gestionnaires et aux recteurs les procédures à suivre pour solliciter des financements auprès du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. En revanche, l’état d’urgence et les craintes d’attentat ne suffisent pas à justifier un renforcement des polices municipales. Le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » présenté en Conseil des ministres, le 3 février 2016, n’y fait ainsi aucune référence : le projet d’un nouvel article L.432-2 du Code de la sécurité intérieure ne s’intéresse ainsi qu’au « fait pour un fonctionnaire de la police nationale ou un militaire de la gendarmerie nationale de faire un usage de son arme rendu absolument nécessaire pour faire obstacle à cette réitération ». Même si la mesure est étendue aux militaires mobilisés dans le cadre de Vigipirate et aux agents des douanes, elle ne concerne délibérément pas les policiers municipaux.

Les préfets à la manœuvre

C’est encore par voie de circulaire que le ministre de l’Intérieur a demandé aux préfets d’organiser des réunions avec les maires afin de leur expliquer les conséquences de la mise en œuvre de l’état d’urgence sur le territoire. Bernard Cazeneuve semble d’ailleurs cantonner les élus locaux à un rôle d’alerte, lorsqu’il indique par exemple que les préfets devront répondre à toutes leurs questions. L’état d’urgence permet en effet aux préfets de décider un « couvre-feu dans les secteurs exposé à des risques importants de trouble à l’ordre public et d' »établir des périmètres de protection autour des bâtiments publics et d’édifices privés qui seraient susceptibles de faire l’objet de menaces. En Ile-de-France, des mesures renforcées sont possibles : assignation à résidence, fermeture provisoire des salles de spectacle, des débits de boissons et divers lieux de réunion, interdiction de toute manifestation susceptible de représenter un risque pour les participants… L’état d’urgence a ainsi permis aux préfets d’instaurer des couvre-feux, comme dans l’Yonne en novembre 2015, à condition de motiver leur décision par des circonstances précises et de la limiter dans le temps et le lieu. Les préfets pourront en outre confier aux sous-préfets d’arrondissement une mission d’animation locale de prévention de la radicalisation. Il est enfin demandé aux préfets de renforcer l’ancrage local de dispositifs tels que les contrats de ville et une plus grande articulation avec les conseils locaux et intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLISPD), preuve supplémentaire de l’écoute attentive que l’Etat accorde aux élus locaux.

Le maire
ou la concentration des pouvoirs

Les pouvoirs de police du maire

Le fait que l’état d’urgence ait été déclaré sur tout le territoire métropolitain et en Corse fait présumer l’existence d’un risque réel d’atteinte à la sécurité publique par la menace terroriste sur l’ensemble du territoire français. De fait, ce régime exceptionnel de l’état d’urgence permet aux maires de justifier plus aisément de la légalité de leurs mesures de police administrative visant à assurer la sécurité publique sur tout ou partie du territoire de leur commune, puisque le risque de trouble à l’ordre public est caractérisé sur l’ensemble du territoire métropolitain et corse. Les risques d’attentat focalisent ainsi l’attention sur les mesures de police, y compris pour prévenir des drames ou violences qui relèvent d’une toute autre motivation : certaines municipalités s’interrogent ainsi sur le fait de savoir s’il faut davantage sécuriser les conseils municipaux, pour éviter des drames comme la tuerie de Nanterre de 2002.

De nombreuses circulaires ont également été publiées afin de renforcer la place des maires dans la prévention de la radicalisation, en particulier dans les quartiers de la politique de la ville. C’est le cas par exemple de la circulaire du 2 décembre 2015 des ministres de l’Intérieur et de la Ville. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a adopté le 17 décembre 2015 en première lecture une proposition de loi relative à la sécurité dans les transports, qui fait l’objet d’un examen en procédure accélérée. Programmé à la suite de la tentative d’attentat dans le Thalys, ce texte a fait l’objet de nombreux amendements, notamment l’un qui permet aux policiers municipaux d’intervenir dans les réseaux de transport urbain.

De manière générale, les maires sont invités à renforcer la présence de la police municipale dans les marchés alimentaires et les manifestations populaires. Pour autant, alors que de nombreuses municipalités avaient fait le choix d’armer leur police au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, en janvier 2015, il ne semble pas qu’il y ait pour l’heure un fort engouement pour une telle mesure. Certes, le maire de Lyon a bien annoncé sa volonté d’armer sa police municipale et le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a bien décidé d’équiper de portiques de sécurité tous les lycées de la nouvelle région, mais ces choix sécuritaires demeurent pour le moment relativement isolés… en dépit de quelques dérives heureusement sanctionnées.

Les dérives locales

Le tribunal administratif de Montpellier a suspendu, mardi 19 janvier 2016, l’exécution d’une délibération du 15 décembre 2015 du conseil municipal de Béziers qui avait décidé la création d’une « garde » annoncée par le maire de Béziers, Robert Ménard, dans le contexte de l’état d’urgence. Elle devait être « composée de citoyens volontaires bénévoles chargés d’assurer des gardes statiques devant les bâtiments publics et des déambulations sur la voie publique et devant alerter les forces de l’ordre en cas de troubles à l’ordre public ou de comportements délictueux ». Le juge des référés a ici appliqué une jurisprudence constante selon laquelle la police administrative constitue un service public qui, par sa nature, ne saurait être délégué (Conseil d’Etat, 17 juin 1932, ville de Castelnaudary). Le conseil municipal de Béziers ne pouvait ainsi légalement confier à des particuliers les missions de surveillance de la voie publique ou des bâtiments publics. Mais la décision du juge des référés est également intéressante en ce qu’elle se fonde sur deux autres arguments dont la qualité de « collaborateur occasionnel du service public » qui ne saurait être invoquée, selon lui, « qu’au profit des particuliers qui ont été sollicités, à titre temporaire et exceptionnel, pour exercer des missions de service public, en cas de carence ou d’insuffisance avérée des services existants ou en cas d’urgente nécessité ». L’état d’urgence ne saurait tout justifier : c’est ici l’état de droit qui le rappelle fort opportunément.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 31.

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L’état d’urgence en droit international : qu’est-ce qui a changé depuis « la guerre contre le terrorisme » ?

par Mme Vasiliki SARANTI,
Docteur en droit (international) public, Université Panteion d’Athènes

La raison d’état dans les instruments
internationaux des droits de l’homme

Art. 29. La raison d’état est bien présente dans le droit international des droits de l’homme, en vertu des articles 4 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et 27 de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme. Lesdites provisions, connues comme « clauses de dérogation », offrent à l’état l’option de suspendre provisoirement l’application des certains droits et libertés (sauf un noyau dur qui ne peut être jamais suspendu) quand l’existence-même de la nation est menacée par un danger public exceptionnel. Les mesures prises pour faire face à une telle situation grave doivent être proportionnées aux exigences de la situation, compatibles avec les autres obligations imposées par le droit international et notifiées aux autres Etats contractants par l’intermédiaire du Secrétaire Général de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’Organisation des Etats Américains respectivement.

« Le danger qui menace l’existence
de la nation » : l’interprétation
du terme à la suite du lancement
officiel de la
« guerre contre le terrorisme »

Au cours des années, plusieurs Etats ont été impliqués dans un « état d’urgence », soit par un acte de proclamation formel soit de facto (Royaume-Uni, Turquie, Pérou, Algérie, Israël etc.). A la suite des attaques terroristes du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis, leur Président a déclaré, sans invoquer formellement l’article 4 PIDCP, « a national emergency », introduisant une série d’actes législatifs portant préjudice aux droits de l’homme, tandis que le Royaume-Uni a invoqué l’article 15 CEDH pour déroger au droit à la liberté (article 5 CEDH).

La mesure prise par le gouvernement britannique était la rétention administrative prolongée, soit indéfinie (décrit comme « rétention élargie » dans l’avis de dérogation), visant les étrangers à l’encontre desquels le Ministre de l’Intérieur avait délivré un certificat indiquant que leur présence au Royaume-Uni était considérée comme un risque pour la sécurité nationale et qu’ils ont été soupçonnés être des terroristes internationaux dont le refoulement ou l’expulsion du Royaume-Uni était prévue mais en ce moment-là impossible. Naturellement, une affaire est parvenue devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme : dans le cas A et autres/Royaume-Uni, la Cour de Strasbourg a conclu que le gouvernement défendeur a violé l’article 5 de la Convention, car la mesure prise était disproportionnée par rapport au danger ainsi que discriminatoire contre les ressortissants étrangers. Cependant, la Cour était encore une fois réticente à donner une définition stricte du danger tout en soulignant qu’elle n’avait jamais expressément jugé que le danger invoqué devait être de nature temporaire.

Les dérogations récentes
et leurs implications
pour le droit international

Ce qui est problématique dans l’application des clauses de dérogation et particulièrement intense dans la « guerre contre le terrorisme » est que les juridictions internationales donnent une excessive marge d’appréciation aux Etats quant à la qualification de la situation qui est identifiée comme danger menaçant l’existence de la nation. En effet, pour justifier une dérogation, un danger doit être actuel ou imminent, avoir des répercussions sur l’ensemble de la nation, constituer une menace pour la vie organisée de la communauté et avoir un caractère exceptionnel en ce sens que les mesures ou restrictions ordinaires autorisées par la Convention pour assurer la sécurité, la santé et l’ordre publics sont manifestement insuffisantes. Les attaques terroristes ne remplissent pas toujours ces critères. Cependant l’acte introduisant l’état d’urgence reste toujours un acte souverain de l’Etat qui échappe tant au contrôle national qu’international.

L’incertitude a endurci les positions des Etats. En effet, les avis de dérogation se multiplient et le terme « terrorisme » peut englober, selon les gouvernements, des actes de terrorisme sporadiques jusqu’à des situations de violence qui ressemblent plutôt à des conflits armés. En juin, l’Ukraine a notifié qu’elle a dérogé à plusieurs articles de la CEDH (et du PIDCP), invoquant comme danger « la campagne anti-terroriste » qui se déroule à l’est du pays. Mais ce que le gouvernement définit comme « terrorisme » est en réalité un conflit armé non international (au moins, peut-être aussi internationalisé) entre le gouvernement et les séparatistes. A un autre niveau, le rapport « Clearing the fog of law. Saving our armed forces from defeat by judicial diktat », préparé après plusieurs jugements de la CourEDH constatant une violation des articles 2 et 5 de la CEDH par les forces armées britanniques quant à la violation du droit à la vie et la détention des individus pendant les conflits armés en Irak et Afghanistan (Al-Jedda, Al Saadoon and others, Al-Skeini etc.), propose au gouvernement de déroger à la Convention européenne des droits Homme au titre de futurs conflits armés à l’étranger – c’est-a-dire d’appliquer la clause de dérogation extraterritorialement et apparemment pour une période indéfinie.

La France a bien suivi cette tendance. A la suite des attaques terroristes du 13 Novembre 2015, le gouvernement français a soumis un avis de dérogation qui est vague et incomplet, indiquant que certaines des mesures d’urgence peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la CEDH, sans expliquer quelles sont ces mesures qui nécessitent une dérogation à la CEDH, quels articles sont suspendus et pourquoi ces mesures sont strictement requises par les exigences de la situation. En d’autres termes, c’est une dérogation qui est équivalente à une carte blanche laissée à l’exécutif quant à la protection des droits et libertés, alors qu’elle a été utilisée pour limiter des démonstrations contre le changement climatique qui ont eu lieu à Paris pendant la Conférence de l’ONU et qui n’avaient aucun lien avec les attaques terroristes.

Bien que la France a un contrôle judiciaire effectif sur les mesures de dérogation (les assignations à résidence sont examinées par le juge administratif, alors que celles prises dans le cadre de la Conférence de l’ONU sur le changement climatique ont été abrogées spontanément par le ministère), ainsi qu’un contrôle parlementaire (la prolongation de l’état d’urgence est décidée par l’Assemblée nationale chaque trois mois), il est bien probable que certaines de ces mesures soient soumises à l’examen de la CourEDH, qui doit saisir l’occasion de se prononcer sur quatre questions posées : a) la nature de la dérogation elle-même, la gravité, l’imminence, la persistance et la durée du danger, b) la proportionnalité des mesures prises tant du point de vue de leur durée que de leur pertinence pour protéger l’existence de la nation, c) la compatibilité avec l’objet et le but de la CEDH de la réserve française à l’article 15, quant aux pouvoirs accrus du Président de la République, d) l’imprécision de l’avis de dérogation et l’importance du respect des conditions procédurales spécifiées dans le paragraphe 3 de l’article 15 CEDH.

 

Alors, quelque chose a-t-il changé depuis la « guerre contre le terrorisme » ? Je répondrais, oui ; on vit un renforcement de la souveraineté nationale qui au niveau des droits de l’homme se traduit par un renforcement de la raison d’Etat en dépit des droits et libertés. Les juridictions internationales tendent à laisser une ample marge d’appréciation quant à la proclamation de l’état d’urgence. Je souhaite qu’elles ne laissent pas une telle marge d’appréciation quant à la proportionnalité des mesures prises par le gouvernement français.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 29.

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Les organisations internationales et l’état d’urgence français

par Valère NDIOR,
Docteur en droit public de l’Université de Cergy-Pontoise

Art. 28. L’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015 a suscité, au sein de différentes organisations internationales, des réactions dénonçant, plus ou moins explicitement, les risques de violation des engagements internationaux de la France (I). Bien que ces réactions soient hâtivement attribuées aux organisations internationales par les médias, alors qu’elles n’émanent parfois que de certains experts y officiant, elles ont l’intérêt de montrer que les enjeux suscités par la mise en place de l’état d’urgence ne sont pas étrangers à la sphère du droit international (II).

Les réactions de certains organes
d’organisations internationales

Sans aller jusqu’à le condamner, plusieurs organes d’organisations internationales dont la France est membre ont manifesté, dans différentes déclarations, leurs réserves à l’égard de l’état d’urgence. Il faut préciser d’emblée que les déclarations concernées n’ont pas tant critiqué son instauration que ses modalités, notamment sa prolongation annoncée par le gouvernement. La réaction la plus médiatisée vient de la sphère onusienne : cinq rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies – relevant des procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme – ont produit une déclaration publique conjointe en date du 19 janvier 2016. Ils y expriment leurs « inquiétudes » sur plusieurs aspects de la loi relative à l’état d’urgence : les mesures d’assignation à résidence (notamment la « conformité des mesures d’assignation à résidence de militants et activistes écologistes aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité ») ; le manque de précision et le caractère vague des notions de « sécurité » et de « menace à l’ordre public » ; l’absence de contrôle judiciaire sur les procédures de blocage des sites internet, etc. Outre son remarquable caractère collectif – il est exceptionnel qu’une telle déclaration soit signée par cinq experts –, la position ici exprimée a l’intérêt de s’appuyer sur plusieurs dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à savoir les articles 19, 21 et 22. La déclaration vise plus particulièrement les restrictions opérées par la France aux droits garantis par le Pacte en matière de liberté d’expression, de liberté de réunion pacifique et de liberté d’association.

Si cette position des rapporteurs spéciaux a été largement relayée par les médias et décrite comme émanant de l’ONU dans son ensemble, force est de constater que les organes principaux des Nations Unies (Conseil de sécurité, Assemblée générale…) n’ont, pour leur part, pas adopté de position officielle à l’égard de l’état d’urgence français, se gardant bien de se prononcer sur son opportunité. Cette réserve fait d’ailleurs écho à la position d’autres organisations internationales qui demeurent silencieuses vis-à-vis des mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence tout en affirmant leur soutien à la France dans sa lutte contre le terrorisme (OTAN, OSCE, Conseil de l’Union européenne, etc.). Un tel silence peut sembler inhabituel alors que ces organisations n’ont pas hésité, par le passé, à adopter des positions officielles sur l’instauration de l’état d’urgence par d’autres États membres, notamment à la lumière de l’article 4 du PIDCP qui envisage les dérogations aux obligations internationales d’un Etat membre lorsqu’« un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel » (en ce sens, l’Observation générale n° 29 du Comité des droits de l’homme sur l’article 4, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), mérite d’être consultée).

Il convient toutefois de signaler la lettre adressée par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, au président François Hollande, le 22 janvier 2016. Il y évoque sa préoccupation face à l’annonce de la prolongation de l’état d’urgence et attire l’attention du chef de l’Etat sur les « risques pouvant résulter des prérogatives conférées à l’exécutif par les dispositions applicables pendant l’état d’urgence ». Allant plus loin, il propose l’assistance du Conseil de l’Europe pour que les « réformes […] annoncées s’inscrivent dans le respect des normes européennes relatives aux droits de l’homme » (ce qui est conforme au mandat du Conseil de l’Europe), puis rappelle finalement qu’« une fois l’état d’urgence levé », la Convention de sauvegarde des droits de l’homme s’appliquera « sans dérogation aucune aux réformes qui seront alors en vigueur ». Cet avertissement a le mérite d’être clair : les mesures adoptées par la France ne sauraient avoir un caractère autre que provisoire.

Des critiques non attribuables
aux organisations internationales

Force est de constater que la plupart des critiques de l’état d’urgence n’émanent pas tant des organisations internationales que de certains de leurs hauts fonctionnaires s’exprimant à titre personnel, ou d’experts et conseillers indépendants simplement associés à ces organisations. Or, dès lors que les positions exprimées ne résultent pas d’un processus délibératif établi au sein d’un organe habilité à parler au nom de l’organisation, il est erroné de considérer qu’elles peuvent engager l’ensemble de l’organisation. Tout au plus ces déclarations peuvent-elles refléter les inquiétudes de certains agents ou experts indépendants. Ainsi, lorsque Marwan Muhammad, conseiller auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dénonce le manque de transparence des autorités françaises quant à la manière dont les perquisitions sont menées pendant l’état d’urgence (20 Minutes, 26 nov. 2015), c’est bien à titre personnel, sans représenter l’organisation, faute d’avoir la qualité d’agent habilité à le faire. Sur un autre plan, il serait également erroné d’assimiler la position de Martin Schulz, président du Parlement européen, à celle de l’institution dans laquelle il officie lorsque, tout en indiquant « comprendre » l’instauration de l’état d’urgence par la France, il s’inquiète de la « dérive autoritaire » des pays européens. En effet, cette déclaration est effectuée à l’occasion d’un entretien accordé à un quotidien français (Libération, 8 fév. 2016) et non dans l’enceinte du Parlement, au cours ou à l’issue d’un processus délibératif.

Il demeure que ces positions, souvent individuelles mais largement relayées par les médias, ne sont pas dénuées d’importance, aussi bien pour évaluer la légitimité internationale de l’état d’urgence que sa conformité aux textes internationaux, de manière notable la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. A titre d’illustration, lorsqu’elle reproduit les propos du Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muiznieks, la presse française affirme, de concert et sans nuance, que le « Conseil de l’Europe déplore » les dérives liées à l’état d’urgence, alors que le Commissaire est plus précisément une institution indépendante et impartiale, créée par le Conseil de l’Europe pour promouvoir la prise de conscience et le respect des droits de l’Homme dans les Etats membres. Toutefois, il est permis de constater à la lecture des déclarations de Monsieur Muiznieks reproduites dans les médias (France Culture, 12 jan. 2016 ; Le Monde, 3 fév. 2016), puis sur le site du Commissaire aux droits de l’Homme (3 fév. 2016), qu’il partage les appréhensions des experts de l’ONU : mise en péril du contrôle démocratique ; absence de contrôle judiciaire ; défaut d’adéquation entre les mesures adoptées et la lutte contre le terrorisme ; soupçons de profilage ethnique…

Dès lors, l’identité de vues entre de nombreux experts officiant dans ou auprès d’organisations internationales, parfois rompus à l’observation de situations d’état d’urgence, démontre que les risques associés à l’instauration ou la prolongation de l’état d’urgence font l’objet d’une vigilance internationale. Ces réactions, si elles en émanent bien, ne doivent certes pas être attribuées hâtivement aux organisations internationales dans leur ensemble. Elles permettent toutefois d’identifier les risques de fracture entre les mesures adoptées par la France et ses engagements internationaux.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 28.

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Les propositions des Comités Vedel et Balladur sur l’état d’urgence

par M. le pr. Jacques VIGUIER,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Idetcom

Art. 26. Le Comité Vedel (« Comité consultatif pour une révision de la Constitution ») et le Comité Balladur (« Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République ») ont tous les deux proposé de modifier l’article 36 de la Constitution de 1958, le premier en 1993, le second en 2007. Ces propositions faites quant à l’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution comportent des éléments originaux quant à leur positionnement dans le rapport, quant à leur motivation et quant à leur contenu.

Quant à leur positionnement dans le rapport, un élément de distinction apparaît déjà à travers leur emplacement dans le plan.

Pourtant les deux rapports sont très proches dans leur présentation, consacrant tous deux un Chapitre au pouvoir exécutif, un Chapitre au Parlement et un Chapitre aux citoyens. La ligne directrice dans les deux rapports, c’est de donner des pouvoirs supplémentaires au Parlement : « Un Parlement plus actif » (Comité Vedel), un « Parlement renforcé » (Comité Balladur).

Mais la différence tient au fait que la proposition de modification de l’article 36 figure dans un Chapitre différent de chaque rapport. Le Comité Vedel la met dans le Chapitre consacré au Parlement, alors que le Comité Balladur l’intègre dans le Chapitre consacré au pouvoir exécutif. Plus précisément, le Comité Vedel la place dans un point relatif à « un rôle renforcé par l’accroissement des compétences et des pouvoirs de contrôle et par l’amélioration de la procédure législative » et le Comité Balladur la range dans un passage relatif à « des prérogatives mieux encadrées » du pouvoir exécutif, dans lequel il traite principalement de l’article 16.

Y avait-t-il une place plus logique qu’une autre ? Il paraît difficile de trancher radicalement sur ce point. La réflexion est la même dans les deux approches. Encadrement ou contrôle du pouvoir exécutif, cela semble pour le moins synonyme.

Quant à leur motivation, le Rapport Vedel affirme : « Il existe en droit français deux régimes législatifs des temps de crise : l’état de siège et l’état d’urgence. Pour des raisons de circonstances, la Constitution ne mentionne que l’état de siège. Il parait désormais nécessaire d’aligner le dispositif de l’état d’urgence sur celui de l’état de siège en inscrivant dans la Constitution des règles qui figurent d’ores et déjà dans la loi réglementant l’état d’urgence ». Le Rapport Balladur estime qu’il « y a lieu de mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence … de telle sorte que le régime de chacun de ces états de crise soit défini par la loi organique et la ratification de leur prorogation autorisée par le Parlement dans des conditions harmonisées ». Ce qui est frappant, c’est que les deux comités considèrent non pas qu’il faille supprimer l’article 36 applicable à l’état de siège – comme certains proposent régulièrement de supprimer de la Constitution de 1958 l’article 16 –, mais qu’il paraît plutôt nécessaire de faire figurer l’état d’urgence dans la Constitution.

Le fait que les deux comités proposent la même solution rend moins surprenante la volonté actuelle du pouvoir exécutif de réviser la Constitution en y faisant figurer l’état d’urgence.

Par ailleurs le Comité Balladur affirme aussi : « la diversité des menaces potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le maintien de dispositions d’exception ». Cette remarque est d’une troublante actualité. Elle renvoie tout à fait à la situation présente et correspond parfaitement à la motivation présentée par le pouvoir exécutif actuel pour intégrer l’état d’urgence dans la Constitution.

Quant à leur contenu, il existe une légère divergence entre le Rapport Vedel et le Rapport Balladur. Le premier propose simplement de faire référence à l’état d’urgence dans l’article 36 : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en Conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Le Rapport Balladur présente deux élément différents : il remplace « le Parlement » par « la loi » et il ajoute qu’« une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application ».

Pour la première modification – Parlement ou loi –, la différence de terminologie semble ne pas beaucoup changer la portée de l’article 36. Simplement il confirme que le prolongement de l’état d’urgence par le Parlement ne fait pas l’objet d’une décision sui generis, mais d’une loi ordinaire. Pour la seconde modification, qui consiste en un ajout d’un alinéa selon lequel il faut qu’une loi organique intervienne, cela constitue une garantie plus forte, la loi organique apparaissant comme encadrant de manière plus solennelle la mise en place et les conditions d’application de l’état d’urgence.

En définitive, les deux rapports sont assez proches, dans leurs propositions, de ce que le pouvoir exécutif actuel envisage comme modification. L’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution de 1958 et l’encadrement par une loi organique reprennent les propositions de ces deux comités, qui ne voyaient pas dans cette modification une forte atteinte à l’Etat de droit, alors que telle n’est pas vraiment la position d’une partie de la doctrine actuelle, qui relève la potentialité d’atteinte aux droits des citoyens. On se trouve toujours face à une opposition entre les tenants d’un maintien de la légalité étendue des fonctions de l’administration en cas de crise et ceux qui y voient une grave remise en cause des droits et libertés des citoyens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 26.

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Les causes des précédents historiques de mise en œuvre de l’état d’urgence

par M. Rémi BARRUE-BELOU,
Docteur en droit public, qualifié aux fonctions de maître de conférences

Art. 25. Depuis le mois de novembre 2015, l’état d’urgence est une expression usitée quotidiennement, à la fois pour signifier l’existence d’une situation de troubles graves mais aussi pour justifier un renforcement des pouvoirs de police et donc une restriction des libertés. S’il est généralement admis que l’état d’urgence correspond à la mise en œuvre d’une disposition permettant l’application de mesures à caractère exceptionnel, nous proposons ici de mieux cerner cette mesure à l’aune des utilisations précédentes par les Présidents de la République.

Juridiquement, l’état d’urgence est une situation dans laquelle les pouvoirs de police administrative sont renforcés et étendus pour faire face à un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou à des événements présentant « par leur nature ou leur gravité le caractère de calamité publique ». Cela correspond donc à une situation pouvant ou non résulter de circonstances exceptionnelles et dont l’existence justifie que l’administration, sous réserve de l’appréciation du juge, passe outre certains délais ou exigences de forme ou de procédure. Il se différencie principalement de l’état de siège qui implique un transfert de pouvoirs au profit de l’autorité militaire. Mais comprendre l’état d’urgence passe également par une perspective historique permettant de cerner les précédentes mises en œuvre. C’est ce que nous nous proposons de voir, ici.

L’état d’urgence est prévu par la loi n°55-385 du 3 avril 1955, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, actuellement en application. Il répond à une volonté de la part des chefs de gouvernement de l’époque de permettre la mise en place de règles spécifiques dont le régime ne serait pas exactement celui de l’état de siège afin de laisser le pouvoir à l’exécutif et non aux forces militaires. Edgar Faure, alors Président du conseil, fait voter la loi du 3 avril 1955 en réponse aux événements ayant lieu en Algérie. La loi fait alors directement référence à la situation algérienne, ce qui entrainera la suppression de cette référence par la loi du 17 mai 2011. Une autre modification a été effectuée par la loi du 20 novembre 2015 : elle renforce le contrôle du Parlement, précise les actions pouvant être mises en œuvre et supprime la référence à la possibilité pour la juridiction militaire de pouvoir se saisir en cas de crimes ou délits afin de les juger.

Les applications de la loi du 3 avril 1955 ont été multiples, tout au long de la Vème République. Elles résultent d’une volonté du pouvoir exécutif (Premier ministre et Président de la République) de renforcer les pouvoirs de police dont ils sont détenteurs, amputant une partie des libertés publiques et individuelles.

La première application de la loi a lieu dès son adoption par le Parlement. Son application est prévue pour une durée de six mois et une prorogation est votée le 7 août 1955. Cette loi est adoptée notamment en raison des attentats perpétrés par le Front de libération nationale algérien (FLN), dès 1954. L’objectif de cette loi est de renforcer les pouvoirs de police au-delà de ce que la législation autorise afin de contrer les partisans de l’indépendance algérienne. La loi permettant l’instauration de l’état d’urgence trouve donc son origine dans la volonté de donner des pouvoirs exceptionnels à l’armée et aux services sous tutelle des ministères de l’Intérieur et de la Défense afin de mettre fin aux attentats et plus largement aux revendications indépendantistes. L’application de la loi prît fin le 15 décembre 1955 à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale.

Trois années plus tard, en raison des événements du 13 mai 1958 et de la tentative de coup d’État de quatre généraux français, l’état d’urgence est voté pour trois mois par le Parlement. Ces généraux, souhaitant renforcer la souveraineté de la France en Algérie et refusant la constitution du gouvernement de Pierre Pflimlin, soupçonné de négocier un cessez-le-feu avec le FLN, prennent d’assaut le bâtiment du gouvernement général (pouvoir exécutif de l’administration coloniale) et forment un comité de salut public. Afin de contrer ce mouvement insurrectionnel, le gouvernement français déclare l’état d’urgence. Prévu pour durer trois mois, l’état d’urgence prendra fin le 15 juin de cette même année, lors de la prise de fonction du général de Gaulle.

Toujours dans le contexte de tension de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle, devenu Président de la République, décide de mettre en œuvre l’état d’urgence pour répondre au « putsch des généraux ». Cela fait suite à une nouvelle tentative de coup d’État de la part de généraux français qui refusent la politique d’abandon de l’Algérie menée par de Gaulle et son gouvernement. Cette fois, aucune loi n’est votée mais c’est un décret de de Gaulle (n°61-395) qui proclame l’état d’urgence à compter du 23 avril 1961 en application de la loi du 3 avril 1955. C’est donc le seul pouvoir exécutif qui décide la mise en œuvre de ce régime juridique d’exception. De plus – et cela sera la seule fois durant la Vème République – il est concomitamment mis en œuvre avec l’article 16 de la Constitution qui permet au Président de la République de regrouper entre ses mains des « pouvoirs exceptionnels » (notamment législatif, judiciaire et exécutif) du 23 avril au 29 septembre. Dans ce contexte, l’état d’urgence est prorogé jusqu’au 15 juillet 1962, puis prorogé une nouvelle fois par le biais d’une ordonnance du gouvernement jusqu’au 31 mai 1963.

A partir de 1984, des mouvements indépendantistes kanaks font connaître leur mécontentement à l’égard du statut administratif conféré à leur territoire. Des demandes de référendum d’autodétermination sont adressées au gouvernement français, mais refusées. Pour tenter de rétablir une situation calme sur ce territoire et en réponse à de nombreux affrontements, appelés « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est appliqué à plusieurs reprises : il est d’abord mis en œuvre le 12 janvier 1985, puis prorogé le 27 janvier et ce, jusqu’au 30 juin 1985 par la loi du 25 janvier 1985. En application de loi n°61-814 du 29 juillet 1961 et de la loi n°55-385 du 3 avril 1955, l’état d’urgence est ensuite déclaré le 29 octobre 1986 sur l’ensemble du territoire de Wallis-et-Futuna par un arrêté (il y sera mis fin le lendemain). Enfin et dans ce même contexte des « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est déclaré le 24 octobre 1987 sur une partie du territoire de Polynésie, jusqu’au 5 novembre.

Vingt ans plus tard, en raison des émeutes dites « de banlieue », le Président de la République prend un décret afin de permettre la mise en œuvre de l’état d’urgence, le 8 novembre 2005. Toujours dans le but de rétablir l’ordre public et face aux actes de mécontentement, parfois violents d’une partie de la population française, l’état d’urgence sera appliqué pour partie sur l’ensemble du territoire (ce qui concerne l’article 5 de la loi du 3 avril 1955) et les article 6, 8, 9 et 11 §1, dans un vingtaine d’agglomérations ainsi que sur l’ensemble du territoire d’Ile-de-France. Il est prorogé de trois mois à compter du 21 novembre 2005, par la loi du 18 novembre 2005 et prendra fin le 4 janvier 2006.

Enfin, lors de la survenance des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’état d’urgence est mis en œuvre par décret (décrets 2015-1475, 2015-1476 et 2015-1478 du 14 novembre 2015). Comme cela fut le cas en 1955, la mise en œuvre de l’état d’urgence répond à une volonté de renforcer les pouvoirs de police sur le territoire français afin de lutter plus efficacement contre les auteurs des attentats et d’en prévenir de nouveaux. Il est prorogé une première fois de trois mois à compter du 26 novembre 2015, par la loi du 20 novembre 2015 et une seconde fois de trois mois à compter du 26 février 2016, par la loi du 19 février 2016.

A l’aune de ces différents cas, l’état d’urgence est donc mis en œuvre afin de lutter contre des actions jugées par le chef de l’État (ou du gouvernement) comme étant à l’origine d’un trouble à l’ordre public et donc représentant un danger pour le pays.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 25.

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La loi « TREVENEUC » de 1872 : un régime d’exception oublié

par M. Olivier PLUEN,
Maître de conférences, droit public, Université des Antilles, Centre VIP

Art. 24. « Tréveneuc » ! Ce nom aurait pu demeurer dans les esprits celui d’une petite commune du pays de Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor, si l’actualité n’invitait pas indirectement à se remémorer le titre donné à une loi votée dans les tout débuts de la IIIe République. En effet, si le législateur ordinaire, lors des prorogations de l’état d’urgence de 2005, 2015 et 2016, et aujourd’hui le législateur constituant, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, ont pris soin d’énumérer la liste « traditionnelle » des légalités d’exception, un dispositif a systématiquement été oublié. Il s’agit de la loi du 15 février 1872 relative au « rôle éventuel des conseils départementaux dans des circonstances exceptionnelles », qui, initiée par le député monarchiste Henri Tréveneuc et adoptée par 482 voix sur 557 votants, est passée à la postérité sous l’appellation de « Loi Tréveneuc ».

Un régime d’exception désuet
mais toujours en vigueur

Bien qu’occulté et possédant un bien étrange intitulé pour une loi votée presque au lendemain de la « Commune », ce texte est toujours en vigueur aujourd’hui. D’ailleurs, les travaux législatifs de la dernière décennie y ont fait référence à deux occasions sous ce prisme. La question de son abrogation a d’abord été posée avec la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, déposée à l’Assemblée nationale par le député Warsmann en 2009. Mais si la Loi Tréveneuc fut qualifiée de « loi de circonstances, inappliquée depuis 127 ans » par le rapporteur de la commission des lois du Sénat, celui-ci se rangea néanmoins à l’argumentation de son homologue de la chambre basse, pour qui une telle abrogation, « si elle peut sembler justifiée, dépasse cependant le cadre d’un simple toilettage des textes ». Le texte de simplification promulgué le 17 mai 2011 ne devait ainsi pas en faire état. Quelques années plus tard, la loi du 17 février 2013 relative notamment à l’élection des conseillers départementaux vint modifier son titre et son article 1er, afin de tirer les conséquences de la transformation des « conseils généraux » en « conseils départementaux ».

Au demeurant, la remarque précitée du rapporteur du Sénat, concernant le caractère désuet de la Loi Tréveneuc, mérite d’être précisée. Il est certes bien exact d’affirmer qu’elle n’a jamais été appliquée en tant que telle. Mais il est en revanche erroné d’en déduire son inutilité. À lire les Généraux de Gaulle et Giraud, elle aurait pu être le salut de la France lors de la débâcle et de la libération. La déclaration organique du 16 novembre 1940, à la signature du premier et au visa principal de ce texte, soulignait : « Qu’à défaut d’un Parlement libre et fonctionnant régulièrement, la France aurait pu faire connaître sa volonté par la grande voix de ses conseils généraux ; que les conseils généraux auraient même pu, en vertu de la loi du 15 février 1872, et vu l’illégalité de l’organisme de Vichy, pourvoir à l’administration générale du pays ». Trois ans plus tard, le 17 mars 1943, Giraud écrivait une lettre à de Gaulle dans laquelle il suggérait la création d’un comité exécutif qui remettrait « ses pouvoirs au Gouvernement provisoire qui, dès la libération du pays, sera constitué en France selon la loi du 15 février 1872 ».

Un régime d’exception
à l’objet et aux leviers atypiques

Les dispositions de la Loi Tréveneuc ne sauraient être comprises sans se référer aux débats parlementaires qui lui ont permis de voir le jour. Or toute l’économie du texte paraît précisément ressortir d’une intervention du député Duchatel à l’Assemblée nationale, le 15 janvier 1872 : « Que voulons-nous ! Nous voulons qu’à l’avenir le pays tout entier ne se trouve pas livré sans moyen légal de résistance à la merci d’un coup…de force, tenté par un homme ou par quelques hommes…; nous voulons qu’en cas de violence faite à la nation dans la personne de ses représentants, la nation puisse avoir recours à la personne d’autres de ses mandataires d’un ordre hiérarchique différent, c’est-à-dire aux conseillers généraux ». La loi de 1872 s’explique ainsi par le souci d’apporter une réponse à une éventuelle tentative de mise à l’écart arbitraire de l’Assemblée nationale par l’Exécutif, et son article 1er conditionne dès lors son application à la circonstance que « l’Assemblée nationale ou celles qui lui succéderont (ont été) illégalement dissoutes ou empêchées de se réunir ». En cela, la Loi Tréveneuc se distingue des autres régimes d’exception qui reposent, ou bien sur une complémentarité de l’Exécutif et du Parlement, comme c’est le cas pour l’état d’urgence et l’état de siège, ou bien sur une confusion assumée des pouvoirs au profit du « premier » pour permettre le rétablissement du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, comme c’est le cas avec l’article 16.

De manière concrète, la loi cherche à pallier l’absence d’Assemblée nationale à un double niveau, en partant dans les deux cas des départements, c’est-à-dire de l’échelon local. Il s’agit d’une part pour les conseils départementaux, composés au moins de la majorité de leurs membres, de se réunir « immédiatement, de plein droit », au chef-lieu du département ou en tout autre endroit de celui-ci (art. 1er), afin de pourvoir « d’urgence au maintien de la tranquillité publique et de l’ordre légal » dans leur ressort (art. 2). C’est justement l’application de ces premières dispositions que demanda Paul Valentino au conseil général de Guadeloupe, le 1er juillet 1940,…sans succès. Il s’agit d’autre part pour une « assemblée des délégués », composée de deux délégués élus par chaque conseil départemental et représentant au moins la moitié des départements, de se réunir « dans le lieu où se seront rendus les membres du Gouvernement légal et les députés qui auront pu se soustraire à la violence » (art. 3). Complémentaire des conseils départementaux compétents dans leur ressort territorial, cette instance se trouve chargée de prendre, « pour toute la France, les mesures urgentes que nécessite le maintien de l’ordre et spécialement celles qui ont pour objet de rendre à l’Assemblée nationale la plénitude de son indépendance et l’exercice de ses droits » (art. 4). Si la reconstitution de la chambre dissoute ou empêchée est apparue impossible dans le premier mois suivant l’évènement concerné, elle est tenue de « décréter un appel à la nation pour des élections générales » (art. 5). À ces fins, l’assemblée des délégués concentre les pouvoirs législatif et administratif, pourvoyant à « l’administration générale du pays » (art. 4) et disposant du personnel administratif, ses « décisions » devant « être exécutées, à peine de forfaiture, par tous les fonctionnaires, agents de l’autorité et commandants de la force publique » (art. 6). Or, si ces dispositions n’ont jamais été mises en œuvre complétement, l’histoire retient toutefois que l’ordonnance du Comité français de la libération nationale du 17 septembre 1943 s’en est inspirée en incluant « 12 délégués élus des Conseils généraux des départements et colonies libérés » à la composition de l’Assemblée consultative provisoire. L’existence de l’assemblée des délégués et les compétences exceptionnelles des conseils départementaux, justifiées par la volonté de rétablir l’Assemblée nationale, sont cependant limitées dans le temps. La première est tenue de s’auto-dissoudre et les seconds de revenir à leurs compétences ordinaires, dès lors que plus de la moitié des députés se trouve réunie sur un « point quelconque du territoire », ou lorsque la nouvelle Assemblée est constituée (art. 3 et 5).

Un régime d’exception
toujours d’actualité à ajuster

La Loi Tréveneuc est, à n’en pas douter, un texte qui n’a rien perdu de son acuité. L’adoption en février 2016 d’un amendement parlementaire au projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, prévoyant l’impossibilité de dissoudre l’Assemblée nationale en période de mise en œuvre de l’état d’urgence, prouve sa complémentarité avec les autres régimes d’exception. De même, en donnant un rôle aux conseils départementaux, elle apparaît comme une façon originale de promouvoir la place des collectivités territoriales à l’heure de l’« Acte III » de la décentralisation. Reste que des imperfections appellent une intervention du législateur. Outre le fait que l’appellation de « conseil général » reste utilisée dans ses articles 2 et 3, il semble nécessaire de préciser les attributions de l’assemblée des délégués et des conseils départementaux, pour le moins floues, et de déterminer les places et/ou rôles respectifs du Sénat et des régions, inexistants en 1872, dans le dispositif qu’elle prévoit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 24.

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Les autres régimes d’exception

par Mme Florence CROUZATIER-DURAND,
Maître de conférences (HDR), droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 23. Un régime d’exception peut être défini comme la situation dans laquelle se trouve un État qui, en présence d’un péril grave, ne peut assurer sa sauvegarde qu’en méconnaissant les règles qui régissent normalement son organisation et ses pouvoirs. Il a pour effet une aggravation des pouvoirs de police, une limitation des libertés publiques et une atténuation du contrôle de légalité. La conciliation des libertés fondamentales et de la sécurité publique se fait au profit de cette dernière. Outre l’état d’urgence, trois régimes d’exception peuvent être cités : l’état de siège, les circonstances exceptionnelles et les pouvoirs exceptionnels reconnus au Président de la République.

L’état de siège

Législation née sous le Second Empire, l’état de siège est le régime d’exception le plus ancien. Instauré précisément par la loi du 9 août 1849, modifiée par les lois du 3 avril 1878 et du 27 avril 1916, ce régime est aujourd’hui codifié à l’article 36 de la Constitution de 1958 et mentionné dans le Code de la défense (articles L. 2121-1 à L. 2121-8).

Il peut être déclaré en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée. À la compétence traditionnelle du Parlement pour déclarer l’état de siège, l’article 36 de la Constitution de 1958 a substitué celle du Conseil des ministres. Néanmoins, sa prorogation au-delà de douze jours doit être autorisée par le Parlement.

L’état de siège a pour conséquence l’extension des pouvoirs de police, le transfert de certains pouvoirs à l’autorité militaire, ainsi que la création de juridictions militaires. Ainsi, les pouvoirs dont l’autorité civile est en principe investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire, l’autorité civile continuant d’exercer ses autres attributions. L’autorité militaire peut procéder à des perquisitions domiciliaires de jour et de nuit, éloigner toute personne ayant fait l’objet d’une condamnation devenue définitive pour crime ou délit et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège, ordonner la remise des armes et munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement, enfin, interdire les publications et les réunions susceptibles de menacer l’ordre public. La compétence des juridictions militaires est accrue, elles peuvent juger les crimes et délits contre la sûreté de l’État, ceux portant atteinte à la défense nationale, qu’ils soient perpétrés par des militaires ou des civils.

Les premières applications de l’état de siège ont visé à réagir à des troubles intérieurs notamment lors des révolutions en 1848 et 1849 mais aussi en 1871 lors de la Commune de Paris. Pendant les deux guerres mondiales, le gouvernement a eu aussi recours à l’état de siège.

Le Conseil d’Etat a précisé les contours de ce régime d’exception dans deux arrêts du 6 août 1915, Delmotte et Senmartin, portant sur la fermeture de débits de boisson accusés de porter atteinte à la moralité publique. Le juge administratif a rejeté le recours pour excès de pouvoir et a apporté d’intéressantes précisions sur l’état de siège. D’abord, il confirme que la loi de 1849 sur l’état de siège demeure valide. Ensuite il rappelle que l’état de siège est un régime de légalité dans la mesure où les décisions des autorités militaires et civiles sont soumises au contrôle juridictionnel. Il ajoute que les pouvoirs spéciaux organisés par la loi de 1849 sont de nature préventive et non répressive. Enfin, il juge que la loi de 1849 ne doit pas être interprétée restrictivement : « La législation de l’état de siège ne doit pas se combiner avec les lois ordinaires », affirme le commissaire au gouvernement, car « elle a pour but de les contrecarrer en bloc, en substituant à l’état de droit ordinaire un état exceptionnel s’adaptant, lui, aux nécessités de l’heure ». Dès lors, le transfert de certaines compétences des autorités civiles aux autorités militaires ne les modifie pas et ne les augmente pas non plus.

Destiné à faire face à des conflits traditionnels, l’état de siège est apparu comme une procédure lourde et inadaptée, ce qui explique l’adoption de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer, des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

La théorie
des circonstances exceptionnelles

La théorie des circonstances exceptionnelles découle de celle, plus ancienne, des pouvoirs de guerre qui a été utilisée par le Conseil d’État pour permettre, même sans texte, une extension des pouvoirs de l’exécutif au-delà des frontières de la légalité pendant la Première Guerre mondiale. L’idée générale est que les limites du pouvoir exécutif ne peuvent pas être les mêmes en temps de paix et en temps de guerre. Née en 1918 dans le célèbre arrêt du Conseil d’Etat Heyriès, la théorie sera formulée très clairement par la Haute juridiction administrative dans l’arrêt Dames Dol et Laurent du 28 février 1919. Par l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État admet qu’en période de crise, ou en période de guerre, la puissance publique dispose de pouvoirs exceptionnellement étendus afin d’assurer la continuité des services publics. La théorie des circonstances exceptionnelles permettra par la suite au Conseil d’État d’élargir sa jurisprudence à toutes les périodes de crise ou de troubles graves, tels les événements de mai 1968 ou encore les cas de grève générale.

Dans ses conclusions sur l’arrêt Laugier du 16 avril 1948, le commissaire du gouvernement Letourneur précise les conditions de mise en œuvre de la théorie des circonstances exceptionnelles. Il faut d’abord une situation anormale, pouvant consister soit en l’absence des autorités régulières, soit dans l’impossibilité pour elles d’exercer leurs pouvoirs, soit encore dans la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves ou imprévus. Il faut également que soit reconnue l’impossibilité d’agir légalement. Il faut enfin que soient prévus des effets limités quant à la durée de la situation anormale. Ces conditions cumulatives visent à limiter l’arbitraire et atténuer les risques d’atteinte aux droits et libertés.

L’instauration des circonstances exceptionnelles n’a pas pour effet la disparition de l’exigence de légalité, mais plutôt la substitution à la légalité normale d’une légalité de crise, moins contraignante pour l’administration et plus restrictive pour l’exercice des libertés publiques. Néanmoins, le juge administratif affirme dès 1919 dans l’arrêt Dames Dol et Laurent sa volonté de continuer à contrôler l’action administrative notamment en vérifiant l’existence réelle de circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas d’une simple urgence à agir, mais la survenance brutale d’événements graves et imprévus entraînant l’impossibilité pour l’administration d’agir légalement. Le juge vérifie également leur persistance à la date des mesures administratives. Enfin, le juge administratif contrôle l’adéquation de ces mesures aux nécessités de temps et de lieu mais aussi à la poursuite d’un intérêt public. Le maintien de ce contrôle sérieux et précis peut permettre au juge d’annuler des décisions illégales ou portant atteinte aux droits et libertés.

Il faut également préciser que les circonstances exceptionnelles enlèvent le caractère de voie de fait à des agissements qui seraient ainsi qualifiés. Tel fut le cas des arrestations et internements arbitraires à la Libération, illustré par l’arrêt du Tribunal des conflits, 7 mars 1952, Dame de la Murette. De manière générale, cette théorie jurisprudentielle autorise l’administration à faire tout ce qui est nécessaire pour continuer d’accomplir ses missions dans des situations exceptionnelles. Elle lui permet notamment de ne pas tenir compte de la hiérarchie des normes : dans l’arrêt Heyriès, un décret a autorisé la suspension pendant la Première Guerre mondiale de la loi de 1905 imposant de communiquer son dossier à tout fonctionnaire faisant l’objet de poursuites disciplinaires. Comme l’a souligné J. Rivero, c’est au moment où les libertés sont le plus menacées qu’elles sont le moins protégées.

C’est de cette théorie des circonstances exceptionnelles que s’inspire l’article 16 de la Constitution de 1958.

Les pouvoirs exceptionnels du Président

Selon l’article 16 de la Constitution de 1958, modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »

L’article 16 de la Constitution est un régime exceptionnel d’organisation des pouvoirs publics visant à sauvegarder les institutions de la République dans des situations d’une gravité particulière. Ce régime exceptionnel permet d’accroître temporairement les pouvoirs de l’exécutif pour le rendre plus réactif et plus efficace. L’article 16 de la Constitution de 1958 s’inspire de l’idée qu’en période de crise la concentration des pouvoirs au profit du président de la République permet seule la sauvegarde des institutions. C’est l’un des symboles de la Vème République telle que voulue par le Général de Gaulle consacrant un Président fort : il trouve son origine dans le souvenir de la défaite de 1940, marquée par la grande faiblesse du pouvoir exécutif, alors impuissant à résister à l’invasion allemande.

Sa mise en œuvre est subordonnée à une double condition : il faut que pèse une menace grave et immédiate sur les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux ; de plus, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels doit être interrompu. Le Conseil d’État ne contrôle pas la décision de recourir à la procédure et les mesures prises par le Président dans le domaine législatif, mais seulement les actes pris dans le domaine réglementaire. La jurisprudence du Conseil d’État du 2 mars 1962, Rubin de Servens précise que la décision de mettre en œuvre les pouvoirs exceptionnels est un acte de gouvernement dont il n’appartient pas au Conseil d’État d’apprécier la légalité ni de contrôler la durée d’application.

Ce régime d’exception n’a été utilisé qu’une fois, en 1961, au moment du putsch militaire en Algérie. Le Président Mitterrand avait proposé sa suppression en 1993 mais son projet est resté sans suite. Sans envisager sa suppression, du fait des menaces terroristes pesant sur la sécurité nationale, le Comité Balladur a proposé de le modifier en instaurant notamment un contrôle de la durée de sa mise en œuvre. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a ainsi ajouté : « Au terme d’un délai de trente jours, le Conseil constitutionnel peut être saisi par soixante députés ou soixante sénateurs aux fins d’apprécier si les conditions fixées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce par un avis qu’il rend dans les moindres délais. Il procède de lui-même à cet examen après soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà. » L’objectif est d’encadrer davantage les pouvoirs exceptionnels du Président, en instituant un contrôle du Conseil constitutionnel dont l’avis est public.

Conclusion :
Le droit public français a prévu plusieurs régimes d’exception inadaptés à la situation de lutte contre le terrorisme.

Ces régimes d’exception, comme l’USA Patriot Act adopté aux Etats-Unis en 2001, illustrent la logique de supériorité de la lutte contre le terrorisme sur le respect des droits et libertés. Ce sont des régimes exceptionnels en raison de l’ampleur des événements qui ont déclenché leur adoption, en raison des atteintes qu’ils portent aux libertés fondamentales, mais aussi en raison de leur durée d’application. De telles réponses exceptionnelles à des événements exceptionnels devraient demeurer provisoires.

Inadaptés au moment de la guerre du Golfe, les frontières n’étant pas menacées, les pouvoirs publics ont mis en place un « état de vigilance » qui, contrairement aux régimes d’exception, ne devait entraîner aucune altération du régime des droits et libertés. Pourtant les pouvoirs de police ont été renforcés (interdiction de certaines manifestations sur la voie publique, refus de délivrance ou de renouvellement de port d’armes, expulsion d’étrangers selon la procédure d’urgence absolue). Toutes ces mesures ont été décidées dans le cadre du plan Vigipirate destiné à renforcer la surveillance policière pour empêcher tout acte terroriste.

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23.

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