Jean-Arnaud Mazères
Professeur émérite à l’Université Toulouse 1 Capitole
Art. 146.
1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?
La définition du droit administratif ne peut être livrée par le recours à une démarche théorique ni par une investigation empirique.
Elle ne saurait non plus relever de ce goût bien universitaire pour un apparent paradoxe selon lequel le droit administratif relèverait d’un « miracle » (Prosper Weil) : il peut être effectivement « surprenant qu’un Etat dont la puissance s’enracine au plus profond de l’histoire, accepte voire institue soudain cette limitation d’une autorité qui eût pu demeurer sans bornes » (cf. notre étude « Réflexion sur la génération du droit administratif » aux Mélanges Cluseau, 1985, p.439). Mais il faut bien admettre que le caractère « miraculeux » de l’origine du droit administratif n’est guère éclairant pour fonder une définition acceptable de ce droit. Production des hommes, de la société, de leur histoire, le droit administratif ne peut être saisi et compris que par une démarche visant, à partir de ce terreau vivant, à dégager et à expliquer son émergence et son développement. Non plus dans la transcendance mystérieuse d’un miracle, mais selon une recherche généalogique (telle qu’elle est définie par Nietzsche dans le paragraphe 6 de l’avant-propos de « La généalogie de la morale »), celle d’un ensemble complexe et souvent contradictoire de données saisies au cœur même de la vie des hommes, de leurs actions et de leurs idées dans une société historiquement située. Avec cette perspective, le regard prend du champ, les paradoxes changent parfois de camp, des tensions apparaissent, des contradictions émergent, brouillant la rigoureuse analyse et la lumineuse rationalité que l’on aime évoquer dès que l’on aborde le droit administratif.
Pour faire bref, on peut sans doute retenir deux mouvements qui tout à la fois se distinguent et se combinent.
Mouvement de « surface » (classique et le plus apparent) : le droit administratif comme construction toujours en cours d’un équilibre entre la puissance publique et les droits des citoyens. Un droit qui a institué et perfectionné le recours pour excès de pouvoir (aujourd’hui dans l’esprit d’un « office du juge ») ; qui a dessiné puis étendu le champ de la responsabilité des personnes publiques, largement désormais au-delà de toute référence à la faute ; qui a imposé à l’administration la motivation de ses actes ; et bien d’autres aspects dans le même sens. Un juge dont l’indépendance est reconnue, et qui, aux côtés du juge judiciaire, est devenu le garant des libertés et des droits fondamentaux.
Mouvement plus profond (et largement occulte) : le droit administratif comme appareil de garantie et de contrôle du bon fonctionnement et du développement d’une société traversée par les exigences du marché, et qui ne peut s’épanouir que dans l’assurance d’un libéralisme considéré comme condition de son existence (sur cet aspect, cf. notre étude précitée). Aspect qui soulève la question de l’ambiguïté du libéralisme dans ses dimensions à la fois politique et sociale d’une part, et économique d’autre part. Question à étudier aujourd’hui à partir notamment des recherches de Michel Foucault sur le néolibéralisme comme garantie des droits des « gouvernés » ( Cours au Collège de France « Sécurité, territoire, population » 1977-78 et « Naissance de la biopolitique » 1978-79 ; sur ce point cf. notre première ébauche « Michel Foucault et le droit », à paraître ; version allégée actuellement sur daily motion et you tube).
2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?
Au-delà de la distinction entre hier et de demain, il faut sans doute considérer qu’il y a des « strates » qui se succèdent mais aussi se superposent selon une sorte d’archéologie.
Celle de l’élaboration secrète (selon l’expression d’Hauriou).
Celle de l’émergence, bientôt triomphante et sûre d’elle, portée par le prestige du Conseil d’Etat et celui d’une doctrine ayant à la fois une vision théorique, synthétique et ouverte du droit administratif, portée par de grands maîtres comme Duguit et Hauriou.
Celle des crises, des incertitudes, des contradictions, et de la mise en cause de ce que l’on croyait être ou que l’on aurait voulu être les « pierres angulaires » du droit administratif. Et dès lors, une doctrine qui s’enracine dans la prudence d’un positivisme dont la rigueur n’efface que difficilement son caractère réducteur.
Celle aujourd’hui de la recherche d’une double ouverture. Vers l’articulation de ce droit avec ceux d’autres systèmes juridiques (notamment au sein de l’ensemble européen : droit de l’Union et de la Cour européenne des droits de l’homme). Vers ensuite les citoyens (et non plus les « administrés »), dans la recherche d’une proximité avec leur existence réelle par des vois diverses : participation, concertation notamment ; et au plan contentieux, adaptation des décisions juridictionnelles à la situation concrète des justiciables par le biais de ce que l’on nomme l’« office du juge ».
Ces recherches étant retardées, entravées, obérées, par l’incontrôlable inflation normative (ce que l’on pourrait nommer le « mille tre » des Codes), la complexification de la notion même de norme, sa dilution et son obscurité. (cf. sur ce point l’étude annuelle du Conseil d’Etat pour 2016 « Simplification et qualité du droit »).
3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?
Ce qui semble faire la singularité du droit administratif est, peut-être, sa formation essentiellement juridictionnelle, contentieuse.
Mais cette singularité a profondément évolué.
D’une part les normes internationales, supranationales et nationales (lois et actes administratifs) se sont considérablement développées aux côtés d’une jurisprudence qui continue cependant à ouvrir le droit administratif à certaines tendances majeures de l’évolution économique et sociale mais aussi idéologique.
D’autre part, il est intéressant de noter l’évolution de la place du droit administratif au sein de l’ensemble des disciplines du droit public. Sa singularité comme discipline essentiellement juridictionnelle s’est curieusement étendue à d’autres disciplines, et surtout en droit constitutionnel. On est ici dans une situation renversée : au moment où le droit constitutionnel semblait avoir acquis une position dominante en raison de l’extension des compétences du Conseil Constitutionnel, ce mouvement même a conduit ce droit vers une orientation essentiellement juridictionnelle sur le modèle du droit administratif ; ce dernier, par son caractère contentieux, est devenu une sorte de matrice dont l’influence sur la nature même du droit constitutionnel semble aujourd’hui manifeste (cf. les actes du colloque « L’identité du droit public » Toulouse 2011, et sur ce point en particulier, nos remarques conclusives)
4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?
Il n’y a plus, semble-t-il, de « principal moteur » du droit administratif. Le système paraît fonctionner par le jeu de multiples panneaux qui ne sont pas solaires mais sociétaux.
En revanche, un « principe fondateur » (au double sens d’originaire et de fondamental) pourrait peut-être se dégager : celui, dans le sillage de la pensée d’Hauriou, de la puissance publique. Mais :
– La « puissance » entendue comme « potentia » avant d’être conçue comme « potestas » : le pouvoir comme possibilité, comme puissance d’action, comme agissement, devant précéder et déterminer le pouvoir comme autorité, comme puissance de commandement.
– La puissance « publique » : le caractère public entendu non comme ce qui se réfère aux personnes publiques (conception tautologique) en surplomb des individus (et engendrant l’insaisissable notion d’intérêt général), mais comme ce qui concerne le collectif, le commun dans sa dynamique propre.
A ce double égard, ces conceptions renvoient effectivement à Hauriou, à condition de saisir chez lui la notion de puissance publique au sein de la logique spécifique de l’institution (orientation que l’on ne trouve guère aujourd’hui dans la doctrine juridique dominante, mais dans certains courants philosophiques, avec notamment les approches d’Hannah Arendt et, plus récemment, de Giorgio Agamben).
5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?
C’est d’abord par l’office du juge que le droit administratif peut, d’une certaine manière, « être mis à la portée de tout le monde ». Bien évidemment tout individu n’est pas un justiciable, mais dans des domaines sensibles, les décisions du juge ont un écho dans la société que n’ont pas les enseignements universitaires de ce droit.
Cela dit, plusieurs questions se posent.
Il est bien clair d’abord que la qualité de l’information est souvent inversement proportionnelle à l’étendue de sa communication : le droit administratif tel que les médias le présentent à l’occasion d’une affaire juridictionnelle, n’a évidemment pas la fiabilité de celui qui est enseigné dans l’enceinte réduite d’un amphithéâtre universitaire.
Il est certain aussi que le droit administratif qui constitue la substance des décisions juridictionnelles n’est pas a priori très accessible à l’entendement de nombreux individus. Technique, et parfois abscons, le discours du juge ne met pas toujours, à l’évidence, le droit administratif à la portée de tout le monde. Il faut cependant souligner les efforts notables qui sont faits au sein des juridictions administratives, pour simplifier et clarifier le langage utilisé, afin de rendre les décisions lisibles et accessibles au plus grand nombre (cf. à ce sujet le rapport Martin).
Un autre aspect sur cette ligne difficile d’une sorte de démocratisation de la connaissance du droit administratif peut être évoqué en se référant aux travaux du philosophe Paul Ricoeur, et notamment l’étude consacrée par lui à « L’acte de juger » : intéressante est sa conception de ce qu’il nomme la « justice de loin ». Celle-ci, paradoxalement, aurait pour but de rapprocher le justiciable d’une meilleure compréhension de la décision qui le concerne ; et aussi, en la situant dans un contexte plus large et plus ouvert, de faire en sorte qu’elle soit mieux acceptée par celui auquel elle n’est pas favorable. Cette perspective ouvre une réflexion non seulement sur la qualité de la décision juridictionnelle mais aussi vers, en amont, celle de l’audience. L’audience comme son nom l’indique, devrait pouvoir être davantage un moment d’écoute et aussi de parole, non seulement entre les parties mais entre le juge et celles-ci. La distinction classique entre les procédures accusatoire et inquisitoire pourrait, peut-être à cet égard, être repensée.
6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?
Oui.
7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?
Non
8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?
- Hauriou sans doute, mais à condition de comprendre que le droit administratif conçu par lui ne peut être saisi qu’en se référant à la notion d’institution qui en est le fondement et la clé.
9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?
Bien difficile de répondre tant est vaste et divers le champ des décisions juridictionnelles depuis plus d’un siècle… Un peu arbitrairement :
- l’arrêt du Tribunal des Conflits du 9 mars 2015, « Mme Rispal c/Société des autoroutes du Sud de la France » mettant fin à la jurisprudence « Peyrot» qui était, au sein du contentieux des contrats administratifs, un des derniers remparts à la l’emprise de la logique du marché.
- Il est vrai en même temps que les principes de la jurisprudence « Compagnie générale française des tramways» (C.E. 11mars 1910, avec les conclusions fondamentales de Léon Blum) garantissant les droits de la puissance publique face à ceux de délégataires aujourd’hui souvent en position dominante (situation qualifiée d’ « oligopolistique » par un récent rapport de la Cour des comptes), sont encore ceux du Conseil d’Etat en la matière.
10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?
Je ne parviens pas à donner une réponse à cette question : je ne trouve pas d’autoroute dans l’immense et si dense forêt des normes administratives… seulement des sentiers qui bifurquent, et qui donnent parfois le bonheur de s’égarer, et de découvrir des lieux inattendus.
11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?
Si le droit administratif était un animal, ce serait, peut-être, la fourmi ; le gouvernement étant alors la cigale… ou peut-être l’inverse ? Ou alors un hippopotame, énorme, passif et poussif, mais potentiellement féroce.
12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?
Le droit administratif (que l’on retrouve, il est vrai, parfois indirectement dans la littérature) me semble trop éloigné de toute analogie avec une œuvre littéraire ou artistique pour que je parvienne à trouver un livre ou une œuvre d’art qui en soit l’expression.
Peut-être à travers les mondes étranges d’Escher.
13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?
On peut songer pourtant à l’extraordinaire fresque du « bon gouvernement » peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le Palais communal de Sienne en 1338 (sur cette œuvre, voir l’analyse exceptionnelle de Patrick Boucheron « Conjurer la peur : Essai sur la force politique des images » Seuil 2013).
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 146.
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