2e conférence sur l'accessibilité aux décisions de Justice

ParJDA

2e conférence sur l'accessibilité aux décisions de Justice

Art. 274. En attendant le lundi 20 janvier 2020 à 18h la troisième conférence ADDIMH / IMH / JDA sur l’accessibilité aux décisions de Justice, voici un compte rendu de notre deuxième rendez-vous, ce 16 décembre 2019 :

L’accessibilité des/aux décisions de justice :
le point de vue de la juridiction judiciaire

La deuxième conférence du cycle sur « L’accessibilité des/aux décisions de justice » proposé par l’Association des Doctorants et Docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (ADDIMH) et l’Institut Maurice Hauriou (IMH axe transformation(s) du service public), avec le soutien du Journal du Droit Administratif, s’est tenue le lundi 16 décembre à 18 heures.

Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina et Anna Zachayus commencent par rappeler la problématique générale de ce cycle et par faire un bref résumé de la première conférence. Cette deuxième conférence a vu intervenir Monsieur Jean-Claude Bardout, vice-président du Tribunal de grande instance de Toulouse, Maître Jonathan Bomstain, avocat au Barreau de Toulouse, et Monsieur le Professeur Marc Nicod, Professeur de droit privé à l’Université Toulouse 1 Capitole.

Monsieur Jean-Claude Bardout prend d’abord la parole sous l’angle d’une « révolution » que nous sommes en train de vivre : celle de la numérisation de la justice. Les deux questions de l’accessibilité et de la numérisation sont fortement liées.

Elles sont liées d’abord dans l’accessibilité des décisions, dans la compréhension des décisions. Les magistrats sont en train d’expérimenter ce que sera la nouvelle rédaction avec la numérisation. Ils travaillent par exemple avec des conclusions numériques en rédigeant numériquement aussi. Cela amène un autre style de rédaction. Cela évite les erreurs, mais cela dégrade la qualité car, lorsque le magistrat rédige « à la main », il rédige intellectuellement quelque chose qu’il va concevoir et en résumant. L’écriture numérisée, c’est la facilité qui s’impose puisqu’elle permet de copier des parties des conclusions. Le risque est d’aboutir à une décision lourde, indigeste, parce qu’il n’y a pas l’effort intellectuel de l’écriture « à la plume ». La numérisation amène des progrès, mais elle amène également une détérioration de la rédaction. Monsieur Jean-Claude Bardout considère que lorsque l’habitude sera prise, on pourra espérer retrouver la beauté du texte. C’est en tout cas selon lui quelque chose à laquelle il faudra veiller.

Sur l’accessibilité aux décisions, Monsieur Jean-Claude Bardout considère que le paradis est promis puisque des centaines de milliers de décisions vont être mises à disposition du public, publiées sur Internet et mises à disposition des professionnels, des avocats, etc. Mais quel est intérêt de cette publication intégrale ? La mise en ligne de toutes ces décisions ne vise pas réellement selon lui l’accessibilité aux décisions par les parties et même par les avocats. C’est l’accessibilité pour les algorithmes d’aide à la décision. Les entreprises du legal tech ont besoin de capital et en réalité elles n’ont pas réellement besoin de capital financier très important, le capital nécessaire, ce sont les bases de données. On demande à la justice de fournir ces bases de données aux entreprises numériques privées puisque sans elles, il ne peut pas y avoir d’entreprises de legal tech.

Monsieur Jean-Claude Bardout donne ensuite l’exemple d’une décision de la chambre civile de la Cour de cassation du 8 janvier 1930 sur la filiation légitime de l’enfant conçu avant le mariage :

« attendu que René Maurice-Degas est né au cours d’un mariage contracté dans des conditions irrégulières, mais de bonne foi, et moins de cent quatre-vingt jours après sa célébration ; Attendu que les demandeurs au pourvoi ont introduit une action en justice en vue de contester la légitimité, se fondant sur le double motif : 1° que le mariage putatif de René Degas et d’America Durive, ses père et mère, ne saurait produire d’effets légaux à l’égard d’un enfant qui, en raison de la date de sa conception, apparaissait comme n’étant pas issu de cette union ; 2° que le vice d’adultérinité qui entache sa naissance ne lui permet pas légalement de prendre place dans la famille légitime ; Mais attendu que tout enfant né au cours du mariage a la qualité d’enfant légitime ; Mais attendu que tout enfant né au cours du mariage a la qualité d’enfant légitime, quelle que soit la date de sa conception ; que, s’agissant d’un enfant conçu avant le mariage, ladite qualité lui est reconnue, moins à raison de l’intention présumée chez ses parents de lui conférer par mariage le bénéfice d’une légitimation qu’en vue de sauvegarder par une fiction légale la dignité du mariage et l’unité de la famille […]. »

Cette décision comporte le nom des parties, ce qui est interdit désormais aux juges qui doivent anonymiser et décontextualiser. Le nom et le lieu sont inutiles pour l’algorithme. Ils sont importants pour les étudiants qui étudient les arrêts, et pour le juge. La justice n’a pas les moyens d’anonymiser donc la mise en ligne est sans cesse reportée. Les applicatifs sont destinés à disparaître avec Portalis. On ne peut donc pas anonymiser. Le magistrat ne peut plus publier même la sélection de décisions qu’il voudrait publier, représentative de sa jurisprudence, parce qu’il faudrait anonymiser et décontextualiser. La nécessité est celle des algorithmes mais pas celle des justiciables. La décision publiée n’a selon Monsieur Jean-Claude Bardout plus de saveur et plus d’intrérêt.

Les difficultés dûes au contexte de la numérisation est la dégradation à l’accès des décisions dans leur intelligibilité et dans leur accès pour le justiciable.

Maître Jonathan Bomstain prend ensuite la parole et semble conforté dans sa position par les propos du vice-président du Tribunal de grande instance de Toulouse. Il est extrêmement méfiant de la manière dont se passent les choses.

D’une part, la diffusion massive des décisions de justice pose une très grosse difficulté par la décontextualisation qu’elle impose. La justice est rendue dans un contexte donné. Cette décontextualisation fait que finalement que l’accessibilité proposée par certaines legal tech va donner une masse de décisions qui seront ne seront pas utilisables pour le justiciable, et pour lesquelles les avocats ou d’autres professionnels vont devoir faire preuve de pédagogie pour expliquer ce qui est utilisable ou non. Cela pose la question de l’utilisation de ces nouveaux outils dont on essaye de convaincre les professionnels de l’utilité.

D’autre part, en ce qui concerne l’intelligibilité, on est dans un mouvement de simplification (exemple de la disparition des considérants, des attendus). Quand la décision de justice est claire, est un vade mecum des relations entre les parents divorcés par exemple, cela simplifie beaucoup les choses. Depuis quelques années, le langage judiciaire est précisé de façon à être intelligible par le justiciable. En revanche, cette forme de simplification du langage fait perdre une sorte de sacralisation de la langue du juge pour le justiciable. Le langage judiciaire est un très beau langage et surtout c’est un langage qui utilise les mots pour le sens qu’ils ont réellement. Les mots ont un sens et doivent être utilisés dans ce sens-là. L’autre crainte partagée par des membres du Barreau, selon Maître Jonathan Bomstain, c’est la désacralisation de la décision de justice. L’utilisation des mots révèle l’exercice du pouvoir, de l’autorité. L’utilisation de tournures de phrases solenelles, qui vont utiliser un langage soutenu, est à son sens la manifestation d’une contrainte à l’égard du destinataire de la décision. La crainte est donc la perte de substance à laquelle est exposé aujourd’hui le système judiciaire dans son intégralité. La compréhension par le jusitciable est une fausse compréhension. D’un autre côté, Maître Bomstain admet que les tournures de la IIIème République ne peuvent plus être les mêmes aujourd’hui. Le juge doit faire l’effort de pouvoir communiquer avec le public auquel il s’adresse. C’est appréciable du point de vue du service public de la justice mais aussi pour l’avocat qui va devoir expliquer ce qu’il fait, et cela simplifie sa tâche une fois la décision rendue. Dans les trois quarts des cas, lorsque l’avocat envoie une décision au justiciable, il a dans les dix minutes qui suivent le justiciable au téléphone pour dire qu’il ne la comprend pas. L’avocat a donc un effort de traduction à faire pour rendre la décision lisible par le justiciable, pour lui expliquer ses obligations et ses droits mais aussi la conséquence de la décision. L’effort sur la lisibilité des décisions facilite le travail des avocats puisque le travail d’explication est raccourci.

Se pose alors la question de la mise à disposition des décisions de justice. Du point de vue des professionnels, le fait que les décisions de justice deviennent accessibles, c’est un pur bonheur. Les décisions de première instance étaient difficiles d’accès et permettent de savoir comment va être jugé un point de droit qui peut poser difficulté. Ce sont des petites différences subtiles entre juridictions qui vont permettre au professionnel du droit d’adapter son dossier. Les éléments de décisions leur permettent de savoir comment agir et comment orienter la demande du client. C’est donc quelque chose d’assez riche mais cela présente aussi une difficulté : le travail des avocats devient bien plus lourd. Il y a les outils classiques : Dalloz, LexisNexis, etc. qui fonctionnent très bien. Il y a aussi les nouveaux outils : Doctrine.fr, Predictis, ou d’autres legal tech qui vont créer des algorithmes qui sont censés leur faciliter le travail. Le problème, c’est que cela ressemble à un « Legifrance amélioré ». Maître Jonathan Bomstain est donc assez partagé sur ces nouveaux systèmes d’algorithmes et de justice prédictive. Aujourd’hui, l’appréciation humaine va encore continuer à primer. Le regret, c’est qu’on décontextualise les décisions, ce qui fait finalement perdre à l’algorithme. Il donne alors l’exemple de Pilote PC qui est un algorithme qui, en fonction de la durée du mariage, des revenus, de l’âge des époux, de données matérielles et objectives, permettait d’aboutir à un calcul de prestations compensatoires. Les avocats n’ont jamais eu accès à cet algorithme, mais ce logiciel avait ses limites sur les éléments subjectifs qui permettent de calculer une prestation compensatoire. Il y a en effet la notion de sacrifice, l’idée de faute sous-jacente, etc. Ces éléments subjectifs ne peuvent pas être pris en compte par l’algorithme. Finalement, Pilote PC est devenu une méthode parmi tant d’autre qui, en soi, n’a pas de sens. On revient donc à des outils classiques : tous les trimestres, AJ Famille sort un recueil de jurisprudence avec le contexte et la prestation compensatoire qui a été accordée. En faisant un travail de compilation, les avocats arrivent à des résultats que les juridictions vont déterminer. Là encore, le facteur humain prend le pas sur les algorithmes. Les legal tech sont aujourd’hui à parfaire, elles ne peuvent pas encore rivaliser avec l’appréhension humaine.

L’accessibilité à l’ensemble de ces décisions est déjà bien, mais il n’existe pas encore d’outil parfait pour distinguer entre les décisions qui servent et celles qui ne serviront pas. Cette accessibilité ne pourra pas faire l’économie de l’appréciation humaine et de cette sélection qui permet d’identifier les décisions qui ont un intérêt et celles qui n’en ont aucun.

Maître Jonathan Bomstain aborde enfin son inquiétude quant à l’accessibilité de l’ensemble des décisions au « justiciable 2.0 ». Depuis plusieurs années, on voit arriver dans les cabinets le « justiciable 2.0 » : c’est un justiciable qui s’est renseigné sur Internet et qui présente à son avocat une chemise avec un lot de jurisprudences et d’articles plus ou moins bien documentés. C’est très risqué pour lui parce que souvent les décisions sont mal sélectionnées, elles peuvent aller à l’encontre de son intérêt. Le langage juridique reste ce qu’il est. Aucun juge ne fera l’économie d’un langage juridique exact. Cela signifie que le justiciable qui, par principe, n’a aucune connaissance en matière jurdique ne pourra jamais avoir une lecture complète et efficace d’une décision de justice quelle qu’elle soit et ne pourra se passer d’un professionnel du droit pour lui interpréter certaines décisions. Les avocats ont le plus grand mal à leur expliquer et à faire avec eux la lecture d’une décision. L’accessibilité, si elle semble normale, légitime, légale voire meme constitutionnelle, expose le justiciable au risque de son ignorance. Il est donc exposé à se mettre en danger juridiquement parlant. Une personne qui comprend mal une décision va pouvoir avoir tendance à anticiper dans son comportement une solution juridique qui finalement ne sera pas la bonne. Si cette diffusion est légitime, elle doit etre raisonnée et raisonnable. Il faut inciter le justiciable à demander conseil à un avocat, à une association de consommateurs, etc.

Finalement, Maître Jonathan Bomstain est très inquiet pour l’avenir pour le justiciable qui, à terme, va se trouver dans une position d’incompréhension 2.0 c’est-à-dire dans une société dans laquelle on peut trouver des solutions seuls en se persuadant de son bon droit.

Monsieur le Professeur Marc Nicod, qui prend alors la parole, considère que la thématique de la conférence est bienvenue parce que c’est la question de la jurisprudence qui est derrière, on parle donc d’accès au droit. La problématique évoquée est donc celle de la maîtrise du droit. C’est un mouvement ancien en réalité, qui n’est pas arrivé qu’avec le numérique. Il donne l’exemple de JurisData qui permettait de donner une lecture assez complète. Ce mouvement pose la question de la réception. Il est évident que le droit est un langage, des catégories juridiques qui ne sont pas appréciables par un justiciable. L’auxiliaire de justice est donc nécessaire pour intepréter les décisions de justice.

Le débat prend une nouvelle dimension parce qu’on a des outils qui ont démultiplié les possibilités. Mais cette faculté de rechercher de la jurisprudence est ancienne. Le Professeur Nicod donne alors l’exemple du nouveau style de la Cour de cassation dans son arrêt du 4 décembre 2019, premier arrêt « nouveau style » : il comporte notamment des intitulés (faits et procédure, énoncé du moyen, réponse de la Cour). Quand on voit cette nouvelle architecture, on se dit que la fiche d’arrêt est faite. En cela, c’est plus accessible mais toujours pour des juristes. Cela ne change pas la donne pour quelqu’un qui n’a pas accès au langage. Les motifs juridiques ne sont pas accessibles à tous. Quand on regarde les premiers « grands arrêts », ils sont extrêmement courts, ils tiennent sur quinze lignes, on est loin des juridictions européennes. L’accès est donc davantage pour le monde juridique. Il y a un motif politique mais personne n’est dupe. Le droit est une nécessité pour les juristes, parce que la jurisprudence est une source du droit.

Enfin, il y a selon le Professeur Marc Nicod une sorte de paradoxe de la jurisprudence : on s’aperçoit que plus on connaît la jurisprudence, plus elle est incertaine. Le juge a une capacité d’adaptation dans le détail, la jurisprudence va donc se diluer, devenir insaisissable. L’accès est donc une demande et une attente, de la part des juristes plus que du public, mais en revanche c’est également un danger de vouloir connaître la jurisprudence qui est par nature fluctuante, incertaine. Le phénomène normatif est objectif, extrait de ce qu’il entoure. Ce qui est intéressant dans la jurisprudence, c’est d’extraire un principe, et ceci est le travail du juriste. Finalement, selon le Professeur Nicod, il serait illusoire de penser que, parce qu’on rend les décisions publiques, cela va changer la manière de voir ou de faire le droit.

L’accessibilité des décisions de justice

Anna Zachayus remercie les intervenants et revient sur la question de l’intelligibilité et du vocabulaire utilisé, notamment à travers la structure de la décision.

Est-ce que le langage est un pouvoir et participe d’un effet d’autorité de la décision ? Est-ce qu’il y aurait un avantage à ce que les décisions de la juridiction judiciaire ait toutes la meme structure ? Est-ce que cette uniformisation aurait du bon ?

Pour Monsieur Jean-Claude Bardout, en ce qui concerne le langage, lorsque l’on se met à rédiger ses premières décisions, on a l’objectif de rendre une décision compréhensible, mais on est tout de suite face au paradoxe entre le compréhensible et la perte de précision. Ce qui importe, c’est que la décision soit juste. Le dispositif doit être extrêmement clair pour ceux qui vont l’exécuter et en réalité il est incompréhensible. La précision demande forcément un langage qui n’est pas compréhensible.

Quant à la trame des décisions, elle se peaufine au fil du temps. Il est toujours difficile d’utiliser la trame d’un autre magistrat. Meme si les magistrats échangent des trames, cela peut être utile ponctuellement mais chacun les personnalise assez rapidement. Les trames établies par le ministère sont assez pauvres, les magistrats sont obligés de s’en éloigner pour rendre des décisions pertinentes. Ils peuvent s’en inspirer, mais les meilleures trames sont toujours celles qu’on se constitue soi-même. Là aussi il y a une contradiction. L’uniformité ferait perdre encore plus.

Le Professeur Marc Nicod, lui, n’est pas hostile du tout à ce nouveau style. Cela tient selon lui d’une évolution. On va vers un mouvement de débat judiciaire (exemple des opinions dissidentes) et il est important de comprendre le raisonnement. Avoir une certaine structuration faciliterait sûrement la compréhension. Il faudra veiller à ce que tout le monde ait les éléments nécessaires, notamment la position de la Cour d’appel pour un arrêt de cassation.

Maître Jonathan Bomstain a eu le sentiment qu’on avait simplement mis des intitulés sur ce qui existait déjà. Il a aussi le sentiment que c’est la mort du commentaire d’arrêt puisqu’on a simplifié le travail des étudiants. C’est un signe de modernisation des décisions. Là où les legal tech offrent un service intéressant, c’est que quand elles publient une décision de la Cour de cassation, on a aussi les liens vers la décision de première instance et de la Cour d’appel.

Sur les opinions dissidentes, s’il trouve que c’est une excellente chose pour la réflexion juridique, il est inquiet de les voir apparaître pour les juridictions de première instance et d’appel.

Anna Zachayus revient sur l’uniformisation des décisions au sein de la juridiction judiciaire, à travers notamment l’informatisation et la numérisation des décisions.

Monsieur Jean-Claude Bardout plaiderait quand même pour une liberté de la forme. Elle est très importante et les magistrats y travaillent quotidiennement. La forme est un travail continu. Il faut préserver la liberté du juge. Cette liberté est restreinte avec l’informatisation, même avant la numérisation. En matière de liberté, il rappelle que le principe est la liberté, et qu’il n’a à motiver que s’il s’attaque à ce principe et place en détention provisoire quelqu’un qui n’est pas encore jugé. Sauf que l’informatique demande cette motivation. La motivation réelle, humaine du juge se réduit à très peu de choses, or les logiciels demandent une motivation, qui va donc être artificielle. Une décision où le juge s’est trompé ne passera pas parce que le logiciel ne la laissera pas passer, et la décision ne sera pas appliquée tandis que sans l’informatisation, si le juge se trompe, il peut être réformé, infirmé, ou cassé.

Selon le Professeur Marc Nicod, cela participe d’un mouvement de disparition du juge. Cela montre un mouvement sur le fait que le traitement numérique permet de se passer de l’humain. Pour certains contentieux, il y a une telle masse de décisions à rendre que l’outil informatique a pris le pas.

Monsieur Jean-Claude Bardout explique alors que cela ne le dérange pas tant qu’il y a l’accès au juge pour contester ce que l’informatique a décidé. Il faut pouvoir contester auprès d’une personne humaine la décision préparée informatiquement. Cela pose donc encore le problème de l’accès au juge.

Pour Maître Jonathan Bomstain, cela permet d’évacuer bon nombre de contentieux qui arrivaient devant les juges aux affaires familiales  par exemple, donc pourquoi pas tant que la porte du juge reste ouverte. Il y a le coté sacré et solennel de l’accès au juge. Il explique l’exemple du divorce par consentement mutuel où l’on a retiré l’office du juge. Il y avait ce moment solennel où les époux se présentaient devant le juge après s’être présentés devant le maire. L’action avait donc un sens pour le justiciable.

Anna Zachayus pose alors la question de l’uniformisation entre les deux ordres de juridiction.

Le Professeur Marc Nicod considère que des rapprochements se marquent mais notamment parce qu’il y a les droits fondamentaux. Il y a un mouvement commun de volonté d’avoir des décisions qui soient plus faciles d’accès, plus motivées aussi. Il lui paraît difficile d’imaginer qu’il n’existe pas un mouvement d’ensemble.

Du point de vue de Monsieur Jean-Claude Bardout, si l’on se place dans une perspective longue, la logique est de dire qu’il y a une seule justice mais avec différentes compétences, différentes chambres. Dans l’organisation d’une société, d’un État démocratique, il doit y avoir une justice indépendante, qu’elle soit administrative ou judiciaire.

Le Professeur Mathieu Touzeil-Divina fait remarquer qu’en ce qui concerne la Commission de Venise, l’un des critères de l’État de droit est la dualité de juridictions.

La parole est donnée à la salle.

Valentine Vigné, doctorante à l’IMH, pose une question au Professeur Marc Nicod. En effet, s’il indique que dans la nouvelle rédation il manquait des éléments sur les moyens de la Cour d’appel par exemple, et que cela pourrait être corrigé, elle s’interroge sur le fait qu’on se retrouve avec des arrêts de nouveau assez riches parce que le droit est une matière riche.

Selon le Professeur Marc Nicod, le fait de donner une structure va forcément allonger les décisions. Le fait d’avoir choisi des intitulés « objectifs » implique qu’il y ait de plus en plus de détails. Le droit est de plus en plus complexe. Aujourd’hui, le droit est devenu beaucoup plus compliqué, ne serait-ce que pour les questions transitoires. Il y a une complexité qui va rendre forcément la décision moins compréhensible.

L’accessibilité aux décisions de justice

Anna Zachayus pose maintenant la question de la diffusion : faudrait-il faciliter l’accès par une procédure par exemple ou alors cette diffusion est-elle à bannir ?

Monsieur Jean-Claude Bardout explique qu’auparavant, les magistrats lisaient la décision en public, c’était la publicité. Quand maintenant la publicité c’est la mettre en ligne, on change d’échelle complètement. La décision restera sur Internet alors même qu’elle sera peut-être infirmée. Cela pose donc la question du déréférencement. À partir du moment où la décision est sur Internet, elle est relayée par d’autres.

Pour Maître Jonathan Bomstain, une décision est une sanction. La décision doit être publique pour faire exemple. Dans l’accessibilité aux décisions par les parties ou les tiers ayant intérêt, rien n’empêche de relancer cette publication sans anonymat, sans décontextualiser, au risque de s’exposer à une atteinte à la vie privée. On part d’un postulat de bienveillance des parties dans la récupération des décisions initiales. Les décisions récupérées peuvent être altérées ou fausses.

Selon le Professeur Marc Nicod, c’est tout de même une précaution minimale que d’anonymiser et de décontextualiser pour protéger les parties. En matière de successions par exemple, on enlève même la date et le lieu du décès.

Maître Jonathan Bomstain considère que c’est quand meme un problème parce qu’en fonction de la date et du lieu, ce n’est pas le même droit qui est rendu.

Anna Zachayus revient alors sur la question des décisions diffusées. Légifrance ne diffuse pas toutes les décisinos, il y avait une question de l’intérêt pour le droit. Est-ce qu’on ne diffuse que les décisions de principe ?

Pour Monsieur Jean-Claude Bardout, il serait utile que le Tribunal de grande instance publie une sélection de décisions. L’ensemble des décisions est énorme mais il faut faire une sélection des décisions caractéristiques, importantes, intéressantes, que les avocats doivent pouvoir connaître. À la chambre du Conseil, il y a certaines matières où il y a très peu d’appel, sans parler de certains appels qui doivent recevoir l’assentiment du Président de la chambre. Il y a vraiment des décisions pour lesquelles on ne peut pas voir de jurisprudence caractéristiques au niveau de la Cour d’appel et pourtant il y en a qui sont importantes. En matière de chagement de sexe, il y a environ quatre ou cinq changements par mois. Monsieur Jean-Claude Bardout n’a pas de souvenir de refus, les dossiers tiennent la route. Comme les décisions ne sont pas publiées, le TGI ne connaît pas sa propre jurisprudence, c’est dommage. Pour les adoptions d’enfants nés de PMA en Espagne, le TGI rend entre six et dix décisions par mois, sans aucun refus, donc il n’y a pas de jurisprudence au niveau de la Cour d’appel.

Le Professeur Marc Nicod rappelle que c’est le modèle du bulletin de la Cour de cassation. Cela permet de faire un tri entre les décisions destinées à être connues, à faire jurisprudence, et d’autres qui ont simplement tranché un litige. Il y a des degrés. Le mieux placé est sans doute le magistrat.

Pour Maître Jonathan Bomstain, c’est en effet la personne qui rend la décision qui va sentir que le point de droit tranché est important. L’auteur d’une décision a cet instinct du juriste d’expérience pour dire qu’il faut la diffuser. La publication de l’intégralité des décisions sur les changements de régimes matrimoniaux n’a peu-être pas d’intérêt en soi, mais dans le cadre de l’ordre public international par exemple, cela pourrait avoir un intérêt pour les professionnels du ressort de la juridiction. On pourrait réfléchir aussi à une communauté de juristes pour faire ce travail mais c’est une entreprise fastidieuse. Aujourd’hui, c’est le juge qui reste la meilleure autorité pour savoir quelles décisions « méritent » publication.

Les legal tech

Anna Zachayus pose la question de l’influence des algorithmes sur la rédaction des décisions de justice. Est-ce qu’il y aurait une influence et est-ce que ces services amélioreraient l’accessibilité des décisions ou l’accès au juge ?

Monsieur Jean-Claude Bardout considère que cela va forcément avoir une influence. Le TGI de Toulouse a testé un robot sur un faux procès. Il y avait une unanimité pour dire que ces algorithmes pourront être utilisés en civil mais jamais en pénal. Aux États-Unis, ils sont utilisés depuis vingt ans pour aider à apprécier la culpabilité des prévenus et leur taux de réinsertion. Alors qu’ils étaient utilisés uniquement en pré sentenciel et en post sentenciel, ils sont maintenant utilisés en sentenciel. En France, les juges d’application des peines seront aidés par des algorithmes. La loi a déjà dit en France qu’aucun algorithme ne peut être utilisé par un juge s’il n’a pas accès aux critères utilisés par l’algorithme. C’est l’un des grands enjeux. Se pose alors le problème du copyright. Il faut pouvoir connaître la façon dont on est fabriqué l’algorithme et pouvoir le critiquer.

Maître Jonathan Bomstain conclut cette deuxième conférence en nous partageant sa peur à l’égard des algorithmes. L’exemple des juges virtuels chinois qui rendent maintenant la justice le fait penser naturellement à George Orwell ou Isaac Asimov. Cela porte atteinte à l’intime conviction du juré ou du juge, ce sentiment profondément viscéral qui fait qu’on sait quand quelqu’un ment, qu’on le voit. Il y a quelque chose d’inconfortable qui fait qu’on va en perdre la maitrise et que l’outil va briser quelque chose. Au-delà de cela, sur les legal tech, c’est la même interrogation : comment choisir les décisions qui intéressent, au détriment d’autres qui étaient peut-être encore plus intéressantes ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Art. 274.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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