Questionnaire du Premier Conseiller Vauterin (24/50)

ParJDA

Questionnaire du Premier Conseiller Vauterin (24/50)

Amaury Vauterin
Premier Conseiller de Tribunal Administratif

Art. 163.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

C’est une question dont on sait qu’elle est difficile parce que définir, c’est délimiter, et que le droit administratif ne se laisse pas facilement circonscrire.

Pour beaucoup d’auteurs et depuis des décennies, le droit administratif se définit d’abord par des critères. On sait que c’est un droit spécial, prétorien, qu’il a partie liée avec le service public ou la puissance publique et qu’il trouve à s’appliquer à des personnes publiques et parfois privées… Mais il ne s’agit là que de définitions partielles ou imparfaites.

Alors quitte à choisir une définition, je vous propose de faire un bond de cent cinquante ans en arrière et de relire celle que nous proposait un des maîtres du droit administratif au XIXe siècle, Léon Aucoc, quelques années avant l’arrêt Blanco (TC, 08 fév.1873), et qui me semble encore d’actualité : « Le droit administratif détermine : 1° la constitution et les rapports des organes de la société chargés du soin des intérêts collectifs qui font l’objet de l’administration publique, c’est-à-dire des différentes personnifications de la société, dont l’Etat est la plus importante ; 2° les rapports des autorités avec les citoyens » (Introduction à l’étude du droit administratif, 1865).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Ce qui fait le droit administratif, c’est d’abord la jurisprudence du Conseil d’Etat. Et celui-ci est d’hier et d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas de raison qu’il ne soit pas également de demain.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Etonnamment, sa dimension presque religieuse.

Il y a dans le droit administratif français quelque de chose de fascinant et d’hypnotique, qui le place aux confins de l’ordre juridique et de l’ordre symbolique, même si son histoire – l’héritage du droit romano-canonique et deux siècles de patiente construction depuis le début du XIXe siècle – ne suffit pas à l’expliquer.

Sans besoin de convoquer Georges Gurvitch (La magie et le droit, 1938), il apparaît de manière évidente que le droit administratif recèle une sorte de puissance mystérieuse venue du fond des âges et qu’il ne se réduit pas à un artéfact de nos sociétés contemporaines ni à un simple instrument de régulation des rapports sociaux.

Ces notions d’intérêt général, de service public, d’ordre public, de prérogatives puissance publique, qui nous sont si familières, sont des sources inépuisables de sens et leur application au réel permet de résoudre toutes les difficultés contentieuses, de garantir tous les droits du public et de légitimer tous les actes administratifs, pourvu qu’ils tendent à l’utilité commune. Mais elles constituent également « un matériel symbolique justifiant par avance la régulation administrative » (Jacques Caillosse, Droit public, droit privé : sens et portée d’un partage académique, Ajda 1996, p. 955), participant « d’une royauté du droit administratif« , selon l’expression de Pierre Legendre (Trésor historique de l’Etat en France, 1992).

Le Conseil d’Etat fait lui-même remonter ses origines au Moyen-Âge, à l’époque où il était le conseil d’un roi de droit divin, et l’on sait que dans la Rome des origines, le prêteur avait tout à la fois des fonctions juridictionnelles et religieuses. Et si la Haute assemblée est parfois contestée dans ses décisions, personne ne lui dénie sa hauteur de vue ni la profondeur intemporelle de sa jurisprudence qui trouve toujours ses origines dans des principes anciens, muris par le temps, par l’expérience et par l’histoire. Quand le Conseil d’Etat a parlé, la cause est entendue. Roma locuta, causa finita.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

C’est une question malicieuse, comme si le droit administratif, par-delà la multiplicité de critères qui le distinguent, pouvait se réduire à l’un d’entre eux : plus profond, plus fort, plus saillant.

En fait, de tous les critères possibles, le critère organique me semble le plus pertinent : le droit administratif, c’est d’abord le droit de l’administration, le droit applicable à l’administration dans ses rapports avec le public, et par extension, le droit applicable à toute personne privée qui, par sa nature ou l’objet de ses missions, est liée à l’administration ou en reçoit l’onction et les moyens.

Dans une formule presque paulinienne, l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 énonce que « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation » et que « Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». L’administration n’est qu’une des formes visibles de notre Etat-Nation issu du Moyen-Âge et il n’existe aucune mission de service public, aucune prérogative de puissance publique qui ne soit d’abord reconnue ou octroyée par l’administration, fût-elle confiée à une personne privée. Lorsqu’elle ne dirige pas, l’administration gouverne, et le droit administratif en est sa langue et son instrument.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Je crois qu’il est déjà mis à la portée de tout monde, à travers de très bons ouvrages et des sites Internet accessibles à tous.

Maintenant, s’il s’agit de permettre au plus grand nombre d’accéder à la science du droit administratif et de se l’approprier, je proposerai juste que les gens viennent assister pendant une demi-heure à une audience au Conseil d’Etat : ce qui se dit, ce qui se passe est incompréhensible pour les non-initiés. Mais tout un chacun lors d’une séance de jugement au Palais Royal, y compris les plus ignorants en droit administratif, sentent bien que ce qui se dit est important et que ce qui se passe est sérieux. Au sortir d’une audience, il n’y a qu’une seule sensation possible : celle d’avoir été au contact de la chose publique… Leçon numéro 1 du droit administratif.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Cette question résonne comme s’il s’agissait d’une condamnation à mort.

La globalisation du droit administratif est une réalité incontestable et un fait inéluctable, résultant de la mondialisation, de la constitution de grands ensembles régionalisés et d’organisations internationales spécialisées. Je ne sais pas ce que le droit administratif français va y gagner. Pourvu seulement qu’il ne perde pas son âme.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Quand on relit le recueil de jurisprudence du Conseil d’Etat publié par Jean‑Baptiste Sirey au début du XIXe siècle ou par Louis-Antoine Macarel quelques années plus tard, on voit qu’à l’époque, tout était à construire, et que le Conseil d’Etat construisait tout. Depuis, des lois et des règlements ont remplacé des principes de jurisprudence dégagés en leur temps par le juge.

Il reste toutefois quelque chose d’essentiellement prétorien dans le droit administratif : l’héritage, le trésor de deux siècles de jurisprudence, que le Conseil d’Etat sait mobiliser face à toute situation nouvelle. N’a-t-il pas convoqué et combiné les jurisprudences Benjamin (19 mai 1933, rec. p. 541) et Commune de Morsang-sur-Orge (27 octobre 1995, rec. p. 372) pour résoudre les difficultés que lui posait l’organisation des spectacles de M. Dieudonné M’Bala Bala (CE, 9 janvier 2014, n° 374508) ?

Si la jurisprudence antique du Conseil d’Etat continue d’éclairer l’application des textes, y compris des plus récents, il n’en demeure pas moins que les arrêts de création prétorienne, c’est-à-dire les principes dégagés par le juge dans le silence de la loi, se font de plus en plus rares. L’arrêt d’assemblée n° 387763 du 13 juillet 2016, qui pose le principe selon lequel le destinataire d’une décision administrative ne comportant pas la mention des voies et délais de recours prévue à l’article R. 421-5 du code de justice administrative ne peut pas exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable, est un des exemples récents de ce pouvoir créateur du juge administratif, à l’instinct démiurgique.

Le plus intéressant finalement, c’est de voir que malgré les progrès de la loi, nous avons toujours besoin d’un Conseil d’Etat pour donner aux textes leur exacte portée et pour suppléer leurs insuffisances ; et de savoir que le Conseil d’Etat a, dans son office, une exacte perception de ce qui est nécessaire à l’administration et que cette vision est nourrie de la jurisprudence la plus sure.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Je crois que je ne fais d’injustice à personne si je réponds : les premiers (Macarel, Cormenin, Gérando).

  • Louis-Antoine Macarel est cet arrêtiste du Recueil des arrêts du Conseil d’Etat sur toutes les matières du contentieux de l’administration, futur recueil Lebon, dont le premier volume comporte cette très belle apologie de la jurisprudence : « La connaissance de la loi, c’est-à-dire de son texte et de son esprit, est (…) insuffisante ; celle de la jurisprudence est indispensable à tous ceux qui veulent s’instruire des droits et des obligations de chacun. La jurisprudence, en effet, corrige l’imperfection des lois, en détruit l’incohérence, en remplit les lacunes : aussi son étude doit-elle être faite avec soin. Les Arrêts forment cette jurisprudence ; (…) Le jurisconsulte qui veut acquérir des idées précises sur le sens des lois doit donc ne point négliger la connaissance des arrêts ; c’est par leur rapprochement, leur conférence et leur mutuelle interprétation qu’il doit parvenir à fixer ses opinions sur les questions douteuses ou controversées.» (Recueil, 1821, avertissement de l’éditeur, p. 2).
  • Louis-Marie de Cormenin (Questions de droit administratif, 1822)
  • et Joseph-Marie de Gérando (Institutes du droit administratif français, 1829), sont pour leur part des organisateurs et des classificateurs du droit administratif.

Mais il ne serait toutefois pas équitable de passer sous silence ceux qui ont tenté, avant les Pères, de recenser l’ensemble des lois administratives, comme on disait à l’époque, et de les publier dans des sortes de codex à l’usage des administrateurs : Rémi Fleurigeon, chef de bureau au ministère de l’intérieur, auteur en 1801 d’un Manuel administratif, réédité en 1806 sous le titre Code administratif, et Claude-Joseph Lalouette, sous-préfet, qui a publié en 1812 ses Eléments de l’administration pratique, comportant une classification des lois administratives depuis 1789.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

La construction du droit administratif résulte sans doute de l’agglomérat de plusieurs dizaines de décisions de justice fondamentales. J’aurais donc bien des difficultés à en sélectionner trois.

J’évoquerai donc plutôt des arrêts qui, dans les premières années du Conseil d’Etat moderne, ont fait des conseils de préfecture, futurs tribunaux administratifs, de vraies juridictions, à une époque où tout était à faire en jurisprudence et où il fallait procéder en ce domaine à un véritable partage des eaux :

  • les arrêts Delpech (7 février 1809)
  • et Guillaumanche (28 novembre 1809), selon lesquels les conseils de préfecture, comme les tribunaux, ne peuvent rapporter ni réformer leurs propres décisions, ou encore
  • l’arrêt Feillens (10 février 1816) qui précise que le Conseil d’Etat, juge du contentieux, ne procède ni par voie d’approbation, ni par voie de censure des décisions des conseils de préfecture mais qu’il rend au contraire des décisions de justice administrative.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Il s’agit moins de normes que de considérations ou de paramètres, déterminants à mon sens de l’esprit du droit administratif :

  • la compétence liée, qui bride l’administration ;
  • l’urgence, qui lui permet de s’affranchir des règles communes ;
  • les circonstances, qui doivent être appréciées par l’administration et qui peuvent justifier que le juge censure ses actes ou au contraire qu’il les valide.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un pélican, dont les mythes anciens disent qu’il se sacrifie pour ses petits affamés et qu’il les nourrit de son propre foie.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Sans nul doute, un livre d’Aristote, le père du réalisme, loin de l’idéalisme platonicien.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La pyramide de Kheops, la seule des sept merveilles du monde à avoir passé l’épreuve des siècles.

 

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 163.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

2 commentaires pour l’instant

PARADELLEPublié le12:34 pm - Fév 6, 2018

Bonjour
Pensez vous qu’une administration a le droit d’écrire dans ses mémoires des éléments faux et qu’elle sait faux pour justifier ses décisions auprès du Tribunal Administratif?
Cordialement

JDAPublié le6:27 am - Fév 8, 2018

Bonjour quel est le lien entre votre question et l’article ?
Par ailleurs la réponse à votre question n’est-elle pas dans votre question (a-t-on le « droit » de faire quelque-chose « d’interdit » ?)

Bien à vous
M.

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