Conclusions de M. Jobart sous TA de Toulouse, 20 février 2020

ParJDA

Conclusions de M. Jobart sous TA de Toulouse, 20 février 2020

Art. 286.

Première chronique Droit(s) de la Santé – février 2020

Nous commençons cette chronique avec une affaire, classique, de responsabilité hospitalière, dans la lignée des solutions jurisprudentielles  qui y sont traditionnellement appliquées, tant en matière d’identification de la faute que de détermination des préjudices.

Il s’agit du jugement du TA de Toulouse en date du 20 février 2020 (req. n° 1701630) rendu sous les conclusions de M. le rapporteur Jean-Charles Jobart.


En 2013, M. E. s’est vu diagnostiquer une fracture de Hill Sachs, une tendinite du biceps avec une irrégularité des tendons sus et sous épineux ainsi qu’un épanchement dans la bourse sous acromiale. Il a été reçu le 11 octobre 2013 en consultation par le docteur F., chirurgien orthopédiste au centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet, qui a préconisé une butée coracoïdienne vissée et une capsulorraphie avec réinsertion du muscle sous scapulaire, opérations réalisées le 18 novembre 2013. Les semaines passant, M. E. s’est plaint de douleurs très vives dans l’épaule droite. Le 27 mars 2014, une radiographie a mis en évidence un recul de la rondelle sur la tête de vis d’environ 1 cm. Sur la base des résultats d’un arthroscanner, réalisé le 22 août 2014, le docteur F. a constaté la bonne tenue de la butée malgré un recul de la vis d’ostéosynthèse, mais également des signes de ténosynovites de la longue portion du biceps, ce qui a conduit le docteur F. à réaliser une nouvelle intervention chirurgicale consistant en une acromioplastie, une ténodèse du biceps et une ablation du matériel d’ostéosynthèse, opération réalisée le 29 septembre 2014. En consultation post opératoire le 20 novembre 2014, le docteur F. a constaté d’importantes dysesthésies dans la partie antérieure de l’épaule de son patient avec des douleurs irradiantes.

M. E. estimant que l’opération du 18 novembre 2013 n’était pas indiquée, qu’il n’a pas été informé de ses risques, que son suivi postopératoire a été insuffisant et que la seconde opération était en partie inutile, vous demande de condamner le centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet à lui verser 227 334, 39 euros.

Vous le savez, la responsabilité d’un centre hospitalier peut être engagée sur le fondement des articles L. 1110-5 et L. 1142-1 du code de la santé publique en cas de commission d’une faute simple qui peut consister, notamment, en un retard de diagnostic (CE 16 novembre 1998 Mlle Reynier, n°178585, au Recueil) ou un choix thérapeutique erroné (CE 10 avril 2009 Hospices civils de Lyon, n°301443, aux Tables ; CE 8 août 2008, Assistance publique de Marseille c. Varela de Pina, 272033, aux Tables).

Lors de sa première consultation au centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet, M. Estève ne présentait pas de luxation chronique, contrairement à ce qu’indique le médecin dans son compte-rendu de consultation, et n’avait qu’un discret épanchement dans la bourse sous acromiale. Or, l’expert note qu’il est d’usage d’attendre plusieurs récidives et un syndrome du bourrelet glénoïdien avant d’opérer ou, à défaut, il faut que les épisodes douloureux gênent particulièrement le patient. Toutefois, M. E. a ressenti des douleurs au cours de l’année 2013 qui l’ont conduit à prendre un congé maladie à compter du 4 octobre 2013 car il ne pouvait plus exercer ses fonctions d’aide-soignant. Le choix de recourir à la première intervention chirurgicale du 18 novembre 2013 se justifiait donc et le centre hospitalier n’a pas commis de faute à ce stade.

Vous ne retiendrez pas non plus le défaut d’information sur les risques de cette première intervention en violation de l’article L. 1111-2 du code de la santé publique, l’expert judiciaire relevant qu’un consentement éclairé a été signé par le requérant et était en l’espèce suffisant.

En revanche, l’expert judiciaire relève que le centre hospitalier a négligé le suivi post opératoire de cette intervention en ne découvrant que tardivement le recul de la vis. Lors de la visite post-opératoire du 12 décembre 2013, un arthroscanner aurait dû être prescrit au vu des douleurs présentées par M. E., examen qui aurait montré le recul de la vis et aurait conduit à pratiquer une ablation de la vis, n’engendrant ainsi qu’un déficit fonctionnel de 3 mois. Ainsi, l’état de santé de M. E. aurait dû être consolidé au maximum en mai 2014, et non le 8 juillet 2015.

S’agissant de la seconde intervention consistant en l’ablation de la vis, en la réalisation d’une acromioplastie et une ténodèse du biceps, l’expert note que seule l’ablation du matériel d’ostéosynthèse était nécessaire. Il résulte du même rapport d’expertise qu’en l’absence de l’acromioplastie et de la ténodèse, le requérant aurait eu environ 75 % de se soustraire au risque d’algodystrophie qui s’est réalisé.

Dans le cas où la faute commise lors de la prise en charge ou le traitement d’un patient dans un établissement public hospitalier a compromis ses chances d’obtenir une amélioration de son état de santé ou d’échapper à son aggravation, le préjudice résultant directement de la faute commise par l’établissement et qui doit être intégralement réparé n’est pas le dommage corporel constaté, mais la perte de chance d’éviter que ce dommage soit advenu. La réparation qui incombe à l’hôpital doit alors être évaluée à une fraction du dommage corporel déterminée en fonction de l’ampleur de la chance perdue (CE Sec., 21 décembre 2007, CH de Vienne, n°289328, au Recueil). Vous pourrez donc indemniser les préjudices de M. E. liés à l’algodystrophie à hauteur de 75 %. A l’inverse, les préjudices résultant du retard de diagnostic devront être intégralement indemnisés.

En ce qui concerne les préjudices patrimoniaux, M. E. a subi des pertes de gains professionnels du fait d’arrêts de travail du 27 mars 2014 au 27 juillet 2014, puis du 1er janvier 2015 au 8 juillet 2015. Il n’a été rémunéré qu’à demi-traitement sur la période du 4 octobre 2014 au 8 juillet 2015 soit pendant 9 mois et 4 jours. En l’absence de retard de suivi postopératoire, son état aurait dû être consolidé au 1er mai 2014. Vous indemniserez donc ses pertes de gains professionnels d’un demi-traitement entre le 1er mai 2014 et le 8 juillet 2015, soit 5 927,99 euros.

A la suite de la seconde opération, M. E. reste atteint d’une limitation de la mobilité de l’épaule droite, membre dominant. En conséquence, il ne pourra plus exercer son métier d’aide-soignant. Ainsi, il a été reconnu, à 39 ans, inapte de façon totale et définitive à ses fonctions d’auxiliaire de soins, son poste de travail ne pouvant être aménagé. Compte tenu du taux de perte de chance de 75 %, vous pourrez faire une juste appréciation du préjudice lié à l’incidence professionnelle en l’évaluant à 45 000 euros.

Enfin, M. E. explique qu’il doit désormais acquérir et utiliser une voiture équipée d’une boîte à vitesses automatiques. S’il produit un devis pour l’équipement de sa voiture de 6 834, 80 euros, M. E. ne justifie pas de la réalité de ce chef de préjudice. De même, s’il soutient qu’il ne peut plus terminer le travail de rénovation qu’il avait engagé sur une maison ancienne à Labruguière et sollicite pour cela 42 041, 96 euros, la réalité de ce préjudice n’est pas établie par les photographies produites. Enfin, le requérant sollicite une somme forfaitaire de 1 000 euros pour des frais de déplacement au centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet, pour le coût des soins engendrés par les complications post opératoires ainsi qu’aux opérations d’expertise, mais en l’absence de tout justificatif détaillant ces frais, vous ne pourrez les indemniser.

En ce qui concerne les préjudices extra patrimoniaux, M. E. a subi, du fait du retard de diagnostic, un déficit fonctionnel temporaire évalué à 25 % du 1er mai 2014 au 27 juillet 2014 que vous pourrez indemniser à 100 % à la somme de 1 600 euros.

Il a également enduré des souffrances évaluées à 2,5 / 7 par l’expert en raison de l’algodystrophie. Vous pourrez indemniser ce préjudice à 1 400 euros, compte tenu du taux de perte de chance de 75 %.

Le requérant a subi un préjudice esthétique évalué à 1 / 7 du fait de trois cicatrices dues à l’arthroscopie pour acromioplastie, opération réalisée le 30 septembre 2014 et estimée non nécessaire. Vous pourrez évaluer ce préjudice à 1 500 euros et l’indemniserez à 100 %.

Enfin, M. E. subit un préjudice d’agrément du fait de l’impossibilité de pratiquer la musculation et d’une gêne pour toute activité sportive nécessitant une mobilisation du bras droit. Il subit également un déficit fonctionnel permanent est évalué à 20%. Compte tenu du taux de perte de chance de 75 %, vous pourrez indemniser ces préjudices à la somme de 30 000 euros.

Au final, les préjudices de M. E. se montent à 85 427, 99 euros.

Enfin, aux termes de l’article 32 de la loi du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation ouvre à l’Etat, en sa qualité d’employeur, une action directe contre le responsable des dommages ou son assureur afin de poursuivre le remboursement des charges patronales afférentes aux rémunérations maintenues ou versées à l’agent pendant la période d’indisponibilité de celui-ci. Selon les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance n° 59-76 du 7 janvier 1959, les établissements publics à caractère administratif dispose de cette même faculté.

En l’espèce, l’EHPAD « Les Moulins », établissement public employeur de M. E., a exposé au titre des charges patronales une somme de 5 134, 57 euros pendant la période d’indisponibilité de celui-ci en lien avec les fautes commises à compter du mois de mai 2014 jusqu’au 8 juillet 2015, date de sa consolidation, ainsi qu’une somme de 17 063,21 euros au titre des traitements versés pour cette même période. De plus, à compter du 9 juillet 2015 et jusqu’au 20 avril 2016, l’EHPAD justifie avoir versé un demi-traitement au requérant, lequel n’a pu reprendre ses fonctions d’aide soignant et n’a pu être reclassé par son employeur sur un poste adapté. Ainsi, l’EHPAD a exposé pour cette période une somme de 5 134, 57 euros au titre des charges patronales et une somme de 11 198, 04 euros au titre du traitement de son agent.

Dans ces conditions et compte tenu de l’application du taux de perte de chance de 75 % s’agissant de la seconde période allant du 9 juillet 2015 jusqu’au 20 avril 2016, le CHI de Castres Mazamet doit être condamné à rembourser à l’EHPAD Les Moulins la somme totale de 35 476, 76 euros.

PCMNC

A la condamnation du centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet à verser à M. E. la somme de85 427, 99 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 9 décembre 2016 et à l’EHPAD Les Moulins la somme de 35 476, 76 euros. A la mise à la charge définitive du centre hospitalier intercommunal de Castres-Mazamet des frais de l’expertise judiciaires taxés et liquidés à la somme de 1 200 euros

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Jobart Jean-Charles « Conclusions sous TA de Toulouse,
20 février 2020 (M. E.) »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 286.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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