L’obligation de motivation des actes unilatéraux en droit de l’Union

ParJDA

L’obligation de motivation des actes unilatéraux en droit de l’Union

par M. le pr. Eric CARPANO,
Professeur de droit public à l’Université de Lyon 3 Jean Moulin

Art. 74. Le droit de l’Union impose une obligation générale de motivation des actes unilatéraux adoptés par les institutions de l’Union ou par les autorités nationales en exécution de ceux-ci. Consacrée par l’article 41 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, elle s’étend à tous les « actes juridiques » en vertu de l’article 296 TFUE. Sous ce double point de vue, elle apparaît comme une obligation constitutionnelle européenne que la Cour de justice module dans une perspective fonctionnelle et finaliste. Encore faut-il en mesurer l’exacte portée  car si l’obligation de motivation est largement consacrée dans son principe (I) elle n’en reste pas moins une obligation relative (II)

Une obligation de motivation généralisée

L’obligation de motivation des actes en droit de l’Union est générale en ce qu’elle concerne tous les « actes juridiques » (article 296 TFUE) qu’ils s’agissent d’actes individuels (CJCE, 30 septembre 1982, Roquette Frères / Conseil, aff. 110/81, Rec.3159) ou généraux. Au regard de la pratique des Etats, cette obligation générale de motivation des actes de portée générale apparaît comme une exception mais s’explique dans le contexte européen dès lors que l’Union n’a qu’une compétence d’attribution : l’obligation de motivation des actes de portée générale a été conçue par les Etats comme un moyen de contrôler et d’encadrer l’action des institutions de l’Union. Cette obligation de motivation s’étend aux actes non obligatoires tels que les avis, les recommandations (article 258§1 TFUE) et les projets de règlement ou de directive ou les amendements parlementaires au regard des principes de subsidiarité et de proportionnalité (article 5, Protocole n°2 du traité de Lisbonne). Mais même en dehors de toute obligation de motivation,  les institutions et en particulier la Commission européenne, se sont astreintes volontairement à une pratique de la motivation d’actes non prévus par les traités qui, avant le traité de Lisbonne, n’étaient pas concernés par l’obligation de motivation prévue à l’article 253 TCE. Il s’agit des actes atypiques comme par exemple les communications de la Commission par lesquelles la Commission arrête sa doctrine administrative. Cette pratique de la motivation est codifiée par des codes de bonne conduite administrative adoptés par le médiateur européen en 2001 et repris ou adapté par d’autres institutions européennes comme la Commission ou le Parlement européen (voir Voir Guide sur les obligations des fonctionnaires et agents du Parlement européen (code de bonne conduite) (JOCE C 97/1, 5 avril 2000). Cette obligation de motivation concerne toutes les institutions normatrices adoptant des actes juridiques au sens de l’article 296 TFUE, y compris la Banque centrale européenne ou les organes et organismes de l’UE agissant sur délégation des institutions. Quant aux autorités nationales, elles sont liées par l’obligation de motivation en vertu d’un principe général du droit conçu comme le corolaire du droit à une protection juridictionnelle effective (CJCE, 15 octobre 1987, Unectef contre Georges Heylens et autres, Aff. 222/86, Rec. 4097) repris par l’article 41 de la Charte qui exige que « les décisions administratives soient motivées » lorsque les Etats mettent en œuvre le droit de l’Union. On observera toutefois que cette obligation européenne de motivation à la charge des Etats se distingue quelque peu de l’obligation imposée aux institutions : d’abord elle ne concerne que les actes individuels et non les actes de portée générale compte tenu de la finalité de la motivation à savoir garantir une protection juridictionnelle effective (CJCE, 17 juin 1997, Sodemare SA, Anni Azzurri Holding SpA et Anni Azzurri Rezzato Srl contre Regione Lombardia, Aff. C-70/95, Recueil I-3395) ; ensuite sur le plan formel, la motivation n’a pas nécessairement à être intégrée dans l’acte lui-même de telle sorte que celle-ci pourra être transmise à l’intéressé à sa demande ce que rejette le juge de européen s’agissant des actes de l’Union (TPI, 3 février 2000, CCRE / Commission, T-46/98 et T-151/98, Recueil II-167, pt. 46)

Cette obligation de motivation est à la fois une obligation fonctionnelle et une obligation formelle qui s’inscrit dans la logique de la construction d’une Union de droit dans laquelle nulle autorité ne saurait échapper au contrôle de la légalité de ses actes avec les normes fondamentales du système juridique (CJUE, 14 juin 2012, CIVAD, aff. C-533/10). Selon la Cour de justice, « En imposant à la Commission l’obligation de motiver ses actes, l’article 190 CE ne répond pas seulement à un souci formel, mais vise à donner aux parties la possibilité de défendre leurs droits, à la Cour d’exercer son contrôle et aux États membres, comme à tout ressortissant intéressé, de connaître les conditions dans lesquelles la Commission a fait application du traité » (CJCE, 4 juillet 1963, Commission c/ Allemagne, Aff. 24-62, Rec. 131). L’obligation de motivation remplit d’abord la fonction d’informer les intéressés afin de permettre aux parties d’exercer leur droit de recours en pleine connaissance de cause. Ensuite elle vise à permettre à la Cour d’exercer pleinement son contrôle de la légalité. Enfin, l’exigence de motivation détaillée serait également de nature à obliger l’administration à expliciter pour elle-même les raisons d’une décision. A cet égard, la motivation remplit une fonction démocratique en permettant l’autolimitation de l’administration et aux citoyens de contrôler l’action de l’administration en révélant au public les mobiles des décisions publiques (CJCE, 4 juillet 1963, Commission c/ Allemagne, Aff. 24-62, Rec. 131). Encore faut-il préciser qu’il s’agit avant tout d’une obligation de forme et non de fond. D’abord, la motivation doit être intégrée dans l’acte lui-même ce qui interdit toute motivation rapportée a posteriori (TPI, 3 février 2000, CCRE / Commission, T-46/98 et T-151/98, Recueil II-167, pt. 4). Ensuite, le juge se limite à contrôler le caractère suffisant de la motivation et ne se prononce pas en principe sur le bienfondé de la motivation qui relève de la légalité au fond de l’acte litigieux. Sous ce point de vue, motifs et motivation sont deux choses différentes. Les motifs sont « les éléments de fait et de droit qui expliquent la décision » alors que la motivation « relève de la légalité externe ». La motivation n’est qu’une règle de forme. Contrôler la motivation, c’est contrôler le caractère suffisant de la motivation ; contrôler les motifs c’est contrôler le bien-fondé de la motivation et ce contrôle relève du fond et non plus de la forme. A cet égard, le juge de l’Union considère que «  la motivation d’une décision consiste à exprimer formellement les motifs sur lesquels repose cette décision. Si ces motifs sont entachés d’erreurs, celles-ci entachent la légalité au fond de la décision, mais non la motivation de celle-ci, qui peut être suffisante tout en exprimant des motifs erronés » (CJCE, 24 novembre 2010, Marcuccio / Commission, T-9/09 P, pt. 52). La Cour de justice impose deux exigences minimales en matière de motivation : premièrement, la motivation doit indiquer dans les visas ou les considérants la disposition précise du traité qui constitue la base juridique de l’acte (CJCE, 28 novembre 2006, Parlement / Conseil, C-413/04, Rec. I-11221) ; deuxièmement, la motivation doit faire apparaître « de façon claire et non équivoque les raisons sur lesquelles l’acte est fondé » (CJCE, 9 juillet 1969, Italie / Commission, aff. 1/69, Rec. 277- ou le « raisonnement de l’institution auteur de l’acte » (CJUE, 14 octobre 2010, Deutsche Telekom / Commission, C-280/08 P, pt. 130-131).

Pour le reste, l’intensité et la sanction de la motivation peuvent varier sensiblement d’un acte à l’autre, d’un contexte à l’autre. Et apparaît ici une limite importante à l’obligation de motivation qui contraste avec la généralité de sa consécration.

Une obligation de motivation relative

Le caractère relatif de l’obligation de motivation se manifeste d’une part quant à l’étendue de la motivation et d’autre part quant à la sanction de l’obligation de motivation.

L’étendue de l’obligation de motiver dépend d’abord de la nature de l’acte en cause (CJCE, 13 mars 1968, W. Beus Gmbh, 5/67, Rec. 143). L’étendue de la motivation des actes législatifs est moindre que pour les actes individuels. L’exigence de motivation dans cette hypothèse relève plus ici de considérations relatives à la démocratie et la transparence que de considération contentieuse comme en matière de décision individuelle. La Cour de justice considère que « s’agissant d’acte de portée générale, la motivation peut se borner à indiquer, d’une part la situation d’ensemble qui a conduit à son adoption, d’autre part les objectifs généraux qu’il se propose d’atteindre. Dès lors, on ne saurait exiger qu’elle spécifie les différents faits, parfois très nombreux et complexes, au vu desquels le règlement a été adopté, ni a fortiori qu’elle en fournisse une appréciation plus ou moins complète » (CJCE, 22 novembre 2001, Pays-Bas c/ Conseil, 110/97, Rec. I-8763). En revanche la Cour exige que les actes individuels soient en principe beaucoup plus motivés. Cela résulte de l’une des fonctions principales de la motivation qui est de permettre au destinataire de l’acte d’évaluer le bien-fondé de l’acte. Sous ce point de vue, l’obligation de motivation est très étroitement liée à au droit au recours juridictionnel en ce qu’il conditionne son exercice effectif. Pour le juge de l’UE, « la motivation d’une décision doit toujours être telle que le juge communautaire soit en mesure d’exercer son contrôle de la légalité » (TPI, 16 juillet 1998, Kia Motors Nederland BV, T-195/97, Rec. II-2921). Ensuite, cette obligation de motivation varie en fonction de l’objet de l’acte. Certains actes sont soumis à une obligation de motivation renforcée comme les actes économiques (CJCE, 18 février 1970, Hauptzollamt Hamburg-Oberelbe contre Firma Paul G. Bollmann, aff. 40/69, Rec. 69) ou les actes dérogatoires (CJCE, 1er juillet 1986, Usinor, Aff. 185/85, Rec. 2079) ; d’autres, comme les actes à caractère discrétionnaire (TPI, 12 décembre 2006, Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran, T-228/02) ou les décisions infligeant des amendes (CJCE, 18 septembre 2003, Volkswagen / Commission, C-338/00 P, Rec. I-9189) peuvent se contenter d’une motivation plus réduite. Enfin, la Cour considère que le degré de précision de la motivation dépend également du contexte dans lequel l’acte a été adopté. Une motivation détaillée peut être jugée inutile lorsque par exemple le destinataire de la décision a été associé au processus d’élaboration de l’acte (CJCE, 13 décembre 1990, Pays-Bas contre Commission, C-22/89, Rec. I-4799) ; elle peut être exceptionnellement jugée impossible lorsqu’en raison de l’urgence et de la technicité du domaine d’intervention, une telle motivation empêcherait la Commission de statuer dans un bref délai ( CJCE, 1er décembre 1965, Schwarze, 16-65, Rec.1081) compromettrait l’action de la Commission (CJCE, 7 février 1990, Gemeente Amsterdam et VIA / Commission, C-213/87, Rec.I-221). L’institution peut aussi être relevée de son obligation de motivation en raison de considérations impérieuses touchant à la sûreté de l’UE ou de ses Etats membres ou à la conduite de leurs relations internationales (TPI, 12 décembre 2006, Organisation des Moudjahidine du peuple d’Iran, T-228/02)

La sanction de la motivation est également modulable. En principe, la violation de l’obligation de motivation est un moyen d’ordre public qui est sanctionnée par l’annulation et ou la déclaration d’invalidité de l’acte pour violation des formes substantielles (CJUE, 2 décembre 2009, Commission / Irlande e.a., C-89/08 P, Rec.I-11245). Il peut s’agir d’une absence de motivation (très rare, voir CJCE, 13 mars 1968, W. Beus Gmbh, 5/67, Rec. 143), d’une motivation insuffisante (CJCE, 15 juillet 1970, ACF Chemiefarma NV, Aff. 41-69, Rec. 661) ou contradictoire (TPI, 24 janvier 1995, Tremblay e.a. / Commission, T-5/93, Rec. II-185) ; TPI, 30 mars 2000, Kish Glass / Commission, T-65/96, Rec.II-1885). Toutefois, le juge de l’UE fait preuve d’une certaine souplesse : ni une motivation imprécise, ni une motivation erronée ne suffit en tant que telle à l’annulation ou l’invalidité de l’acte dès que cela ne constitue pas un caractère déterminant. Ainsi, l’imprécision de la motivation ne suffit pas à lui seul à invalider l’acte dès lors que cette imprécision ne revêt pas un caractère déterminant (CJCE, 25 novembre 1976, Küster / Parlement, 123-75, Rec.1701). D’une manière générale, le juge considère que le moyen tiré de la violation de l’obligation de motivation est un moyen accessoire soulevé en dernier lieu. Conformément à une approche finaliste de la motivation, la Cour considère que la motivation devant servir principalement à faciliter le contrôle juridictionnel, celle-ci est satisfaite dès lors que les parties ont pu présenter utilement leur argumentation de manière circonstanciée devant la Cour et la Cour d’exercer son contrôle (CJCE, 11 juillet 1985, Remia BV et alii, aff. 42/84, Rec. 2545). Autrement dit, la preuve d’une motivation suffisante est rapportée par l’effectivité du contrôle juridictionnel opérée par le juge. On touche là à l’essence même de l’obligation européenne de motivation qui est étroitement liée au contrôle de légalité. On est là bien loin d’une conception éthique de la motivation défendue par les tenants de la démocratie administrative (J.L. Mashaw, « Reasoned Administration: The European Union, the United States, and the Project of Democratic Governance », 76 Geo. Wash. L. Rev., 2007-2008, p. 99).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 02 « Les relations entre le public & l’administration » (dir. Saunier, Crouzatier-Durand & Espagno-Abadie) ; Art. 74.

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À propos de l’auteur

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