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Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » : l’exception permanente ?

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Directeur du Journal du Droit Administratif

Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » :
l’exception permanente ?
Rappel(s) à partir des articles du
« premier » Journal du droit administratif

Art. 22. Ce court texte n’a pas vocation à présenter de manière exhaustive l’état des libertés publiques confrontées à la puissance publique sous le Second Empire. Une thèse n’y suffirait peut-être même pas. Ce « billet » introductif au premier dossier sur l’état d’urgence du Journal du Droit Administratif n’a effectivement que deux humbles ambitions : d’abord, rappeler au citoyen contemporain que s’il est bon, normal (au sens de rationnel et logique) et peut-être même légitime de s’offusquer d’une crainte que nos libertés soient trop atteintes sinon brimées par la mise en œuvre d’un état d’exception comme l’état d’urgence, cet état exceptionnel qui vient interroger les limites de l’Etat de Droit a été – pendant longtemps – l’état jugé normal du droit administratif français privilégiant ainsi la puissance publique et non les droits et libertés de ses citoyens.

Par suite, cette note essaiera de mettre en avant quelques exemples concrets de cet « état » que l’on qualifierait aujourd’hui aisément « d’exceptionnel permanent » du Second Empire à travers quelques exemples tirés des premières pages du Journal du droit administratif de 1853 et des premières années suivantes.

Le Second Empire : exception permanente
à l’Etat de Droit aujourd’hui promu.
Quand la police était la règle…

L’intitulé précédent est en soi un anachronisme ici bien assumé. Il n’a pour objectif que de tenter de comparer ce qui ne l’est presque pas tellement les périodes et les droits publics correspondants sont différents. En effet, avec un œil contemporain nourri des notions de défense et de garantie des droits et libertés, abreuvé d’ « Etat de Droit » et de protections juridictionnelles, la mise en œuvre d’un état d’urgence tel qu’issu de la Loi (examinée dans le présent dossier) du 03 avril 1955 effraie. Elle laisse à penser et à craindre qu’au cœur du couple « Libertés & Sécurité » bien connu des spécialistes du droit administratif, c’est la sécurité et la puissance publique à sa tête qui vont triompher au détriment des droits des citoyens administrés. Autrement dit, avant la belle et célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille (conclusions sur CE, Sect., 10 août 1917, Baldy, Rec., p. 638) selon lequel la liberté doit toujours être la règle et la restriction de police matérialiser l’exception, notre droit administratif – particulièrement sous les deux Empires (et au moins aux débuts du Second) a davantage enraciné le Droit et les droits de l’administration publique dans une vision au profit de laquelle l’état légal précédant « l’Etat de Droit » était un « droit de police » et ce, dans la grande tradition directement inspirée et héritée de l’Ancien Régime.

En 1850, ainsi, on s’étonnait presque plus encore d’une mise en avant de libertés garanties que des pouvoirs exorbitants de police entre les mains de l’administration publique et des juges qui la servaient plus qu’ils ne l’encadraient.

Malgré la déclaration des droits de 1789, la police était la règle et la liberté l’exception.

Les premiers auteurs que l’on peut qualifier d’administrativistes (c’est-à-dire de spécialistes du droit administratif) du 19ème siècle témoignent d’ailleurs parfaitement de cet état d’esprit, plus d’un siècle avant la Loi de 1955. Lorsqu’ils ne sont pas explicitement (à l’instar de Vivien de Goubert (1799-1854) ou encore de Trolley (1808-1869) que nous avons pu qualifier de « minarchistes pro gouvernants » (Cf. Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) des promoteurs directs des pouvoirs de police de la puissance publique, ils sont a minima comme Chauveau (1802-1868) à Toulouse et Macarel (1790-1851) à Paris, des analystes du droit administratif peu offusqués par l’exorbitance – qui paraîtrait aujourd’hui exceptionnelle mais qui ne l’était pas à l’époque – qui se matérialisait.

Un telle époque – heureusement révolue – nous semblerait comparable à un état d’urgence permanent et doit donc – croyons-nous – être conservée à l’esprit précisément car nous ne sommes plus sous le Second Empire et que ce qui paraissait alors justifiable, ne l’est peut-être plus ou en tout cas doit être appréhendé différemment à la lumière de l’Etat de Droit.

Rappelons alors – cependant – que quelques auteurs (dès la Monarchie de Juillet) ont été attentifs aux droits et libertés – en construction et en garantie croissante – des citoyens français. Ce sont les auteurs que nous avons identifiés sous l’appellation de « libéraux citoyens » (Cf. notre étude précitée : La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) et qui revendiquaient les libertés auxquelles on portait selon eux trop atteinte plutôt que les pouvoirs de police.

Parmi ces hommes, on citera les noms d’Aucoc (1828-1910), de Batbie (1828-1887) de Laferrière (1798-1861) (Firmin, le père d’Edouard) ou encore de celui qui a initié, selon nous, un tel mouvement : le doyen Emile-Victor-Masséna Foucart (1799-1860).

Les manifestations de l’exception permanente…
… au fil des premières pages
du Journal du droit administratif

Il est alors intéressant de constater que les premières livraisons du Journal du droit administratif (dès 1853) vont précisément consacrer deux des acceptions possibles du droit administratif du Second Empire : une vision pro police (sic) et plus classique incarnée par Chauveau et l’autre, plus libérale à la recherche des droits et libertés des citoyens, que portait Batbie.

Il nous a par suite semblé intéressant de publier sous ces lignes quelques extraits de quelques-uns des articles publiés en 1853, 1854 et 1855 (soit un siècle avant la Loi du 03 avril 1955) au Journal du droit administratif et tenant à la police et aux libertés. On se rendra peut-être ainsi compte par quelques éléments concrets de ce que l’état d’urgence actuellement en vigueur au 03 avril 2016 n’aurait pas étonné un administrativiste du 19ème siècle qui se réveillerait à notre époque. Ce qui nous semblerait une dangereuse exception permanente (avec ce risque à raison décrié d’une banalisation contemporaine de l’urgence) aurait semblé être une application « normale » de l’Etat de droit alors en formation(s).

Art. 37 du Journal du droit administratif (1853, p. 274 et s.)

Dans l’une des premières livraisons du Journal du droit administratif, le lecteur est témoin d’une petite révolution administrative en termes de police(s) : la « suppression du ministère de la police générale ». Comme le rappelle M. Houte (Cf. « Surveiller tout sans rien administrer ; l’éphémère ministère de la Police générale (janvier 1852-juin 1853) » in Histoire, économie & société ; 2015 / n°02 ; p. 126 et s.), la réintroduction – sous le Second Empire – d’un tel ministère spécial (qui n’a été effectif qu’en 1852-1853) « illustre la tentation policière du Second Empire. En confiant cette institution au préfet de police du coup d’état, Maupas, Louis-Napoléon Bonaparte veut renforcer le contrôle des populations et la surveillance des opinions. Mais les archives privées de Maupas montrent la fragilité d’un ministère au périmètre mal défini et au personnel inadapté, qui se heurte, de plus, à de fortes résistances et à des rivalités administratives ». Le Journal du droit administratif relève alors la suppression de ce ministère en prenant soin de toucher le moins possible au fond mais en effleurant seulement les aspects formels de réorganisations institutionnelles. On y sent alors très sensiblement la « patte » d’un Chauveau qui introduit le changement opéré par ces mots de glorification des pouvoirs de police et du ministère consacré de l’Intérieur :

« La police est liée d’une manière tellement inséparable à la politique d’un pays, que la division des attributions a dû être plus d’une fois la source de tiraillements. Le ministre de l’Intérieur est plus spécialement chargé que tout autre de ses collègues de représenter la pensée politique du gouvernement. Sa marche pouvait plus d’une fois être contrariée par la direction donnée à la police dans un ministère indépendant du sien. C’était là une lutte analogue à celle qui s’était produite dans les départements entre les inspecteurs généraux et les préfets ».

Art. 85 du Journal du droit administratif (1854, p. 179 et s.)

Il nous a également semblé intéressant de reproduire ici in extenso un extrait d’un article du Journal du droit administratif relatif aux dangers des almanachs (sic) et de toutes les publications non contrôlées qui pourraient insidieusement venir troubler l’ordre public.

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Il est heureux de constater, en 2016, que la situation n’est heureusement plus la même.

Art. 126 du Journal du droit administratif (1855, p. 30 et s.)

Cet article fait état des conséquences de l’utilisation – programmée massive – de la photographie au profit des droits de police. En l’occurrence, le Journal du droit administratif met en avant les avantages que procurerait l’emploi de daguerréotypes pour signaler et ficher les « libérés en surveillance » qui seraient ainsi bien plus aisément décrits et signalés et donc portés à la connaissance de tous. L’objectif proposé était alors (conformément aux vœux et aux premiers calculs d’un inspecteur général honoraire des prisons, « ami du Journal du droit administratif » (M. Louis-Mathurin Moreau-Christophe (1799-1881)) de photographier les « plus dangereux » des « condamnés (…) annuellement libérés » (sic) afin de faire circuler – pour le bien de leur surveillance et la sécurité publique – leurs portraits.

« Si l’on considère l’importance d’un signalement précis, non seulement en ce qui concerne les condamnés libérés, mais encore tous les criminels que la société est intéressée à surveiller de près, on sera forcé de convenir que la dépense serait bien modique ».

Autant dire que la vidéosurveillance et les caméras si elles avaient existé à l’époque n’auraient pas empêché les promoteurs du droit administratif du 19ème siècle de s’y déclarer a priori très favorables !

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 22.

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Un état d’urgence qui s’installe dans la durée est une épée de Damoclès sur nos libertés (interview)

par Serge SLAMA,
maitre de conférences HDR en droit public, Université Paris Ouest-Nanterre, CREDOF-CTAD UMR 7074
initiateur d’une intervention volontaire de 450 universitaires au soutien du référé-liberté
de la LDH ayant demandé la levée de l’état d’urgence

Un état d’urgence qui s’installe dans la durée
est une épée de Damoclès sur nos libertés (interview)

Art. 45. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

A mes yeux le régime d’état d’urgence est d’abord et avant tout le régime d’exception adopté en avril 1955 pour lutter contre l’insurrection algérienne sans déclarer l’état de siège. Il avait alors été fortement critiqué par la doctrine (on pense en particulier au célèbre article de Roland Drago, « L’état d’urgence (lois des 3 avril et 7 août 1955) et les libertés publiques », RDP, 1955, p. 671) – comme c’est encore le cas aujourd’hui (v. en particulier la monumentale étude d’Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique, Juspoliticum, n°15, janvier 2016).

On sait en effet que la loi du 3 avril 1955 a été adoptée au début de la guerre d’Algérie. Alors que les attentats et actes de sabotages se multiplient le gouvernement Faure souhaite se doter d’instruments juridiques pour lutter contre cette insurrection mais sans reconnaître à ces opérations la qualification d’une guerre et aux fellagas le statut de combattants. Il s’agit de les considérer comme de simples fauteurs de trouble qu’on peut canaliser et réprimer grâce à un instrument de police administrative. C’est pourquoi on ressort alors des cartons ministériels un projet préparé en 1954 par François Mitterrand, ministre de l’intérieur du gouvernement Mendès-France qui visait à ne pas proclamer l’état de siège en Algérie (par méfiance à l’égard des militaires). Pour laisser accroire qu’il ne s’agit pas d’une loi d’exception pour l’Algérie, on présente cette loi non comme une loi de circonstance mais comme une loi plus générale applicable sur tout ou partie du « territoire métropolitain, de l’Algérie ou des départements d’outre-mer ». L’exposé des motifs n’évoque d’ailleurs pas une insurrection mais un « désordre » provoqué par « quelques bandes organisées de hors-la-loi, numériquement peu importantes » et rappelle que « l’Algérie, partie intégrante du territoire national, ne peut se voir dotée d’un régime d’exception »… (cité par Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (no 218), p. 63-78).

Pour parachever le tout, comme les tremblements de terre dans la région d’Orléansville en septembre 1954 ont été suivi de pillages, on ajoute au « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » un second motif de proclamation de l’état d’urgence : les événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

Si l’état d’urgence proclamé par la loi du 3 avril 1955 sur le territoire de l’Algérie pour une durée de six mois s’applique initialement au seul Constantinois, il est fin août 1955 étendu à l’ensemble des départements algériens. Il s’interrompt le 30 novembre 1955 avec la dissolution de l’Assemblée nationale.

Mais même pour quelques mois son application a été particulièrement liberticide (A. Heymann-Doat, Les libertés publiques et la guerre d’Algérie, Paris, LGDJ, 1972). Outre les mesures encore applicables aujourd’hui permettant de restreindre les libertés individuelles (assignations à résidence, interdiction de séjour, confiscation d’arme) ou collectives (couvre-feu, saisies de journaux, interdictions des réunions) s’ajoutent des dispositions bien plus répressives. Cette période est en effet marquée non seulement par des internements administratifs « à grande échelle » dans des camps (Emmanuel Blanchard, « État d’urgence et spectres de la guerre d’Algérie », La Vie des idées, 16 février 2016) mais aussi un empiétement sur les compétences de l’autorité judiciaire au profit de l’autorité administrative (perquisitions administratives, de jour comme de nuit) mais aussi, il ne faut pas l’oublier, de la justice militaire (Vanessa Codaccioni, Justice d’exception : l’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2015.).

JDA : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à titre personnel à l’état d’urgence ?

Comme beaucoup de juristes j’ai été fasciné dès ma deuxième année de droit par les arrêts au GAJA sur les circonstances exceptionnelles comme Heyriès (1918), Dme Dol et Laurent (1919) ou encore Canal et Rubin de Servens (1962). Mais j’ai surtout été happé par l’état d’urgence lors de sa proclamation le 8 novembre 2005 à la suite des émeutes urbaines dans les banlieues consécutives au décès de Zyed et Bouna. Maître de conférences fraichement nommé à l’Université Evry Val d’Essonne j’ai alors participé à la réflexion collective – et souvent arrosée – qui a amené notre collègue Frédéric Rolin à saisir le Conseil d’Etat de requêtes en référé-suspension et en annulation et à relayer ces actions sur son blog contre l’état d’urgence proclamé. Alors que nous nous rendions presque quotidiennement à Evry en banlieue parisienne il nous semblait que l’état d’urgence était inadapté et disproportionné au regard de la situation compte tenu du fait qu’à la date de la promulgation de cet état d’urgence les moyens ordinaires de police administrative avaient permis de juguler ces émeutes. Comme le disait André Cheneboit dans le Monde du 24 mars 1955 pour décrire les instruments de la loi de 1955 « l’on ne braque pas un canon pour écraser une mouche ».

Or, en l’occurrence toutes les mesures adoptées par les préfets dans le cadre de l’état d’urgence (couvre-feux, interdiction de manifestation, etc.) auraient pu être adoptée dans le cadre de la légalité ordinaire. Il nous semblait donc que la proclamation de l’état d’urgence par le président Chirac obéissait en réalité à deux finalités étrangères à l’état d’urgence : d’une part un affichage politico-médiatique (montrer que le Premier ministre Dominique de Villepin était aussi crédible que son ministre de l’intérieur et rival pour l’élection présidentielle Nicolas Sarkozy) et de nécessités opérationnelles (mobiliser de manière extraordinaire les forces de l’ordre pour maintenir le calme dans les banlieues sans accorder de congés jusqu’à la St Sylvestre). Aux audiences devant le Conseil d’Etat, auxquelles j’ai assistée aux côtés de Frédéric Rolin, les représentants du gouvernement défendaient d’ailleurs uniquement le fait que les mesures de l’état d’urgence n’étaient nécessaires que pour prévenir la recrudescence des émeutes urbaines – ce qu’a validé le juge des référés compte tenu de la finalité préventive de l’état d’urgence (CE, réf., 14 novembre 2005, n° 286835). En déclarant recevable la requête de notre collègue, il a écarté l’idée que la proclamation de l’état d’urgence puisse être qualifiée d’acte de gouvernement contrairement à la proclamation de l’article 16 – en l’état actuel de la jurisprudence (CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, n° 55049, Lebon). Le chef de l’Etat détient néanmoins un large pouvoir d’appréciation sur l’appréciation des motifs de déclenchement et le juge ne pratiquait alors qu’un contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation sur cette décision.

Assez naturellement j’ai été signataire du référé-liberté initié par Frédéric Rolin, Yann Kerbrat et Véronique Champeil Desplats, signé par 74 collègues, pour tenter d’obtenir la fin anticipée de cet état d’urgence dès lors que l’article 3 de la loi de prolongation du 18 novembre 2005 avait expressément prévu qu’ « il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l’expiration de ce délai ».

Si la requête a été rejetée, l’ordonnance rendue par Bruno Genevois comporte deux évolutions positives : d’une part elle reconnaît que toute personne résidant habituellement, à la date de la saisine du juge, à l’intérieur de la zone géographique d’application de l’état d’urgence a intérêt à en demander la cessation (seul François Julien Laferrière avait alors été déclaré irrecevable car il était en séjour de recherche à l’étranger). D’autre part, et surtout, même si le juge des référés admet le maintien de l’état d’urgence compte tenu « de l’éventualité de leur recrudescence à l’occasion des rassemblements sur la voie publique lors des fêtes de fin d’année » (CE, réf., 9 décembre 2005, Allouache et a., n° 287777, au Lebon), il était clair, qu’en l’absence de nouvelles émeutes, l’état d’urgence devait s’interrompre passer la St Sylvestre – ce qui fut fait à compter du 4 janvier 2006 par décret du 3 janvier 2006. C’était un exploit car, comme le notent Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues au regard de l’expérience historique, il existe une « tendance presque naturelle du pouvoir exécutif à pérenniser un état d’exception » (L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique, préc., p.65). Or Bruno Genevois a clairement indiqué dans son ordonnance qu’un tel régime de pouvoirs exceptionnels a « des effets qui dans un Etat de droit sont par nature limités dans le temps et dans l’espace ».

L’ordonnance rendue par son successeur en janvier 2016 est bien moins satisfaisante.  En qualité de membre de la LDH (président de la section Nanterre Université), j’ai participé, en liaison avec Nicolas Hervieu, doctorant du CREDOF travaillant au cabinet Spinosi-Sureau, à la définition de la stratégie juridique visant à contester l’état d’urgence. Après le dépôt d’une vague de QPC contre le fondement légal des assignations à résidence (qui, paraît-il et de manière absurde, porte atteinte à la liberté individuelle uniquement si vous êtes enfermés plus de 12  heures par jour à domicile – Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 6)), des perquisitions administratives et des restrictions à la liberté de réunion, il est apparu que la seule fenêtre de tir contentieuse appropriée était avant la seconde prolongation fin février et peu après la publication du rapport Urvoas (contrôle parlementaire de l’état d’urgence). J’ai donc organisé, en complément du référé-liberté déposé par la LDH, Françoise Dumont et Me Henri Leclerc une intervention volontaire qui a réuni en quelques jours 450 signatures de collègues universitaires et chercheurs, et non des moindres (Olivier et Stéphane Beaud, Frédéric Sudre, Patrick Wachsmann, Danièle Lochak, Jacques Chevallier, Joël Andriantsimbazovina, Bastien François, Pascal Beauvais, Florence Bellivier, Laurence Burgorgue-Larsen, Marie-Anne Cohendet, Delphine Costa, Olivier de Frouville, Arlette Heymann-Doat, Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats, Denis Mazeaud, Thomas Perroud, Mathieu Touzeil-Divina, etc.) (v. « Fin de l’état d’urgence : 450 universitaires intervenants volontaires sur le référé-liberté de la LDH »).

Malheureusement le juge des référés n’a pas été au rendez-vous de l’histoire et a rendu une décision non seulement décevante mais surtout potentiellement dangereuse pour les libertés. Il admet en effet le maintien durable de l’état d’urgence en jugeant que le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public « qui a conduit, à la suite d’attentats d’une nature et d’une gravité exceptionnelles », à déclarer l’état d’urgence « n’a pas disparu » en janvier 2016 dès lors que « des attentats [de moins grande ampleur que ceux du 13 novembre] se sont répétés depuis cette date à l’étranger comme sur le territoire national et que plusieurs tentatives d’attentat visant la France ont été déjouées » et que « la France est engagée, aux côtés d’autres pays, dans des opérations militaires extérieures de grande envergure qui visent à frapper les bases à partir desquelles les opérations terroristes sont préparées, organisées et financées ». Seule ouverture, il n’exclut pas dans l’avenir une modulation des mesures prévues par la loi de 1955 qui pourront être désactivées selon les besoins (CE, réf., 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 396220).

Sans nier l’existence d’une menace – diffuse et permanente – d’attentats terroristes en France, si les mots ont un sens, il n’existait plus le 27 janvier 2016 de « péril imminent » résultant des atteintes graves à l’ordre public qui ont été provoqués par les attentats du 13 novembre. Or, non seulement les mesures pouvant être prises dans le cadre de l’état d’urgence ont perdu leur efficacité contre les réseaux terroristes mais en outre son maintien constitue pour tout à chacun une épée de Damoclès sur ses libertés. En effet à tout moment n’importe qui peut être assigné en raison d’un simple comportement, même assez vague, représentant une menace supposée pour l’ordre et la sécurité publics et même si cette menace est sans rapport avec le péril ayant justifié la proclamation de l’état d’urgence mais avec un autre événement – comme la COP 21 ou l’Euro de foot. Pire le Conseil d’Etat a admis que « la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions » (CE, Sect., 11 décembre 2015, M. J. Domenjoud et a., n° 394989). Le rapporteur public expliquait en effet « qu’en réalité, avec les motifs ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence, il doit bien […] exister un lien, mais un lien non pas idéologique ou politique qui tiendrait à l’origine des troubles auxquels il convient de parer, mais plutôt un lien opérationnel ou fonctionnel, qui tient à l’ampleur de la mobilisation des forces de l’ordre qu’ils pourraient entraîner et à la nécessité de ne pas avoir à mobiliser par trop ces forces dans un contexte déjà difficile, où, rappelons-le, le péril est imminent » (concl. X. Domino, RFDA 2016 p.105). Avec un tel raisonnement, en invoquant le manque de forces de police pour assurer la sécurité d’une gay pride les autorités russes pourraient assigner à résidence tous les militants homosexuels ou de défense des droits de l’homme susceptibles d’engendrer de graves troubles à l’ordre publics (v. contra : Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, n° 4916/07, 25924/08 et 14599/09).

De même tout à chacun peut être perquisitionné sur ordre du préfet et sur la base d’une simple fréquentation d’un lieu par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics et ce sans pouvoir bénéficier de la protection offerte par la juridiction judiciaire ou de tout contrôle juridictionnel effectif. On ne peut en effet sérieusement souscrire à l’analyse du Conseil constitutionnel, pour le moins aberrante au regard des exigences de la CEDH, que la possibilité d’engager postérieurement à la perquisition la responsabilité de l’État  constitue une voie de recours suffisante pour respecter les exigences de l’article 16 de la DDHC « au regard des circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence » (Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 11).

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

L’état d’urgence a eu un impact indirect sur ma pratique professionnelle. D’une part, nous avons été particulièrement sollicités par les médias sur la question de l’état d’urgence, de sa constitutionnalisation mais aussi de la constitutionnalisation concomitante de la déchéance de nationalité de Français de naissance. Nous avons d’ailleurs organisé avec Frédéric Rolin et le sénateur Jean-Yves Leconte une conférence le 4 janvier 2016 au Palais du Luxembourg sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence avec François St Bonnet, Olivier Beaud et Laurent Borredon (la vidéo doit être mise en ligne. V. aussi leur libre propos : « État d’urgence : un statut constitutionnel donné à l’arbitraire », JCP G  n° 4, 25 Janvier 2016,  71), suivie d’une autre conférence sur la constitutionnalisation de la déchéance le 15 février 2016. Nous avons aussi participé comme intervenant à plusieurs conférences sur ce thème, notamment une conférence organisée par le CREDOF le 21 janvier 2016 à Nanterre ou encore les journées « prison / justice » du GENEPI en présence des frères Domenjoud d’ailleurs et du contrôleure générale des lieux de privation de liberté.

D’autre part, et surtout, alors qu’ils participaient à une manifestation le 29 novembre 2015 place de la République contre l’état d’urgence, plusieurs de mes étudiants en M2 droits de l’homme ont été parmi les 341 personnes interpellées sur la place et les 316 gardés à vue. Leur participation à la manifestation était pourtant purement pacifique, au sein d’un cortège politico-syndical. En outre selon toutes les témoignages recueillis par la presse ils sont été sciemment pris dans un « kelting » policier et ils n’ont ni entendu les sommations d’usage ni pu quitter le cortège, entouré par les policiers, au moment de la dispersion. Après avoir attendus plusieurs heures après l’interpellation avant d’être transportés, ils ont subi de la part des policiers des brimades et humiliations de nature sexiste ou en raison de leurs convictions politiques (v. leur témoignage : « La privation de droits : une leçon d’Etat ? », 4 décembre 2015). Le Défenseur des droits a été peu après saisi de leurs réclamations. Le comble est qu’alors que l’arrêté préfectoral qui interdisaient l’ensemble des manifestations sur la voie publique à Paris était expressément fondé sur la loi de 1955, le Conseil constitutionnel a jugé depuis que les dispositions de l’article 8 de cette loi « n’ont ni pour objet ni pour effet de régir les conditions dans lesquelles sont interdites les manifestations sur la voie publique » (Cons. constit., Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence]). Les manifestations ne pouvaient donc être interdites dans le cadre d’un état d’urgence que sur le fondement de la légalité ordinaire et pas de manière générale et absolue comme elles l’ont été.

Cette expérience n’a fait que renforcer les convictions militantes de mes étudiants et la solidarité de la promotion 2015/2016 – merci Monsieur le Préfet. En effet un groupe d’étudiants du M2 droits de l’homme a ensuite participé à une analyse juridique avec des associations et des universitaires intitulées « L’urgence d’en sortir ».

Ces étudiants m’ont aussi accompagné à l’audience de Section au Conseil d’Etat et à l’audience devant le Conseil constitutionnel, dans laquelle la LDH avait été admise en qualité de tiers intervenante. Mieux, les étudiants qui avaient été placés en garde à vue ont été à titre personnel admis en qualité d’intervenants volontaires devant le Conseil constitutionnel dans la décision qui a fait reconnaître au Conseil constitutionnel que la loi de 1955 ne permettait pas d’interdire des manifestations… (Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence]). Ils étaient représentés par Me Raphaël Kempf, un ancien étudiant du M2 droits de l’homme. Le seul avantage de l’état d’urgence est donc de susciter des vocations militantes dans sa contestation…

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps normal ?

En effet, à la fin de l’année 2015 plusieurs compétitions de courses à pied ou de cross auxquels je m’étais inscrit avec mon club – l’Azur Charenton – ont été annulées sur décision de la préfecture.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 45.

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Quels sont les contrôles des différents juges ?

par M. le pr. Stéphane MOUTON,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Directeur de l’Institut Maurice Hauriou

Quels sont les contrôles des différents juges ?

Art. 47. Parce qu’il répond d’un régime d’assouplissement de la légalité, l’état d’urgence régi par la loi du 3 avril 1955 ne peut être considéré comme un régime d’exception qui se soustrait aux impératifs juridiques existants au sein d’un Etat de droit. Si ce régime se caractérise d’abord et avant tout par un développement des compétences des autorités administratives à l’encontre de certaines libertés considérées comme essentielles dans une société démocratique (telles que la liberté d’aller et venir, la vie privée, les libertés de réunion, de manifestation, et d’expression surtout), il existe toujours un contrôle juridictionnel effectué par le juge administratif à l’encontre de leurs décisions et de leurs actions. Néanmoins cela peut-il suffire à assurer une protection efficiente des libertés au sein de l’état d’urgence pérennisé depuis la loi du 20 novembre 2015 ?

Bien sûr, le juge administratif participe – et parfois dans le conflit avec le pouvoir exécutif et ses premières autorités constitutionnelles – au développement de l’encadrement juridique des actions des organes gouvernementaux et à une entreprise de protection des libertés contre l’administration. Il est même certain que cette mission persiste dans l’exercice de l’état d’urgence, puisque le contrôle de légalité des actes administratifs effectué par le juge administratif est de même nature que celui qu’il réalise en période dite normale. Sur le plan organique, le juge vérifie que la compétence de l’auteur soit respectée, mais encore que l’autorité compétente agisse dans la cadre d’une légalité clairement déterminée, comme le Conseil d’Etat l’a rappelé dans une décision n° 396220 du 27 janvier 2016 Ligue des droits de l’homme à propos du président de la République (§7). Sur le plan matériel, le juge administratif effectue un contrôle certes minimum, mais qui demeure classique dans le contrôle de légalité des missions de police administrative. Il met en œuvre un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration dans l’exercice des missions de sauvegarde de l’ordre public, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de protéger certaines libertés fondamentales. C’est bien ce que démontre la décision n° 395620 du 6 janv. 2016 dans laquelle le Conseil d’Etat soutient la suspension de l’exécution d’un arrêté préfectoral portant fermeture d’un restaurant prise par le juge des référés en raison d’ « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre » (§12).

Ce constat suffit-il à faire du juge administratif un gardien naturel de la protection des droits contre l’Administration dans le cadre de l’état d’urgence prorogé par la loi du 19 février 2016 ? La réponse assurément doit être très circonstanciée. Depuis la Constitution de Frimaire de 1799 et son projet de renforcement du pouvoir exécutif et donc de l’Administration sur la société politiquement convulsive depuis 1789 et jusqu’à nos jours, le Conseil d’Etat a été et reste une juridiction au service de la construction et de la légitimation de l’Etat administratif animées par une éthique jurisprudentielle fondée sur l’intérêt général. Celle-ci repose elle-même sur l’idée que la protection des libertés, idée revendiquée par le juge administratif lui-même comme un principe fondamental de la société démocratique, dépend de la bonne organisation de la société et d’une réglementation des rapports sociaux assurées par les décisions de l’institution étatique et de son administration surtout, dans une posture tutélaire, voire autoritaire, vis-à-vis de la société civile. Dans cette logique historique et culturelle ancienne, politique et juridique forte, le juge administratif a donc toujours justifié, au nom de la garantie des libertés proclamées depuis 1789, l’emprise de l’institution étatique sur la société politique (la nation) composée de citoyens-administrés et à la bonne mise en œuvre des décisions de l’Etat dans le corps social.

Il découle donc de cette réalité que le juge administratif sert une justice liée au pouvoir de l’Etat, avant d’être une justice au service des libertés, au motif que le premier est l’agent de la garantie des secondes. C’est bien ce que démontre la logique de son contrôle – renforcée dans le cadre de l’état d’urgence – construite sur une technique de conciliation entre les exigences inhérentes à la protection de l’ordre public et les atteintes aux droits et libertés perpétrées par les décisions et/ou actions administratives à leur encontre. Concrètement, son contrôle de la légalité assure une protection des droits inversement proportionnelle au degré de protection nécessaire de l’ordre public. Par voie de conséquence, plus l’ordre public est menacé, plus le pouvoir de l’Etat s’affirme à l’encontre des libertés qui voient leur protection relativisée.  Dans l’exercice de cette conciliation donc, il n’appartient pas au juge administratif d’effectuer un contrôle substantiel du degré de l’atteinte réalisée aux droits et libertés par les autorités administratives. Il lui revient d’apprécier, dans le respect d’un certain nombre de conditions juridiques participant à une garantie des libertés, que l’atteinte générée à un droit par cette autorité réponde à d’une habilitation juridique, et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport aux objectifs qu’elle poursuit au nom de l’intérêt général et/ou de la protection de l’ordre public.

Aussi cohérente et nécessaire soit-elle, on doit souligner les dangers d’une telle dynamique pour la protection des libertés dans le cadre du régime juridique de l’état d’urgence, au motif notamment qu’il favorise une pernicieuse confusion des rôles entre les juges judiciaires, administratifs voire constitutionnels au nom de la noble mission de garantie des droits. En effet, dans un contexte où les barrières de la garantie judiciaire tendent à être abaissées pour d’impérieux motifs de protection de l’ordre public, et où le juge judiciaire se trouve fragilisé dans sa mission de gardien naturel des libertés (cf. par ex. l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015), le juge administratif est naturellement encouragé à investir la fonction de gardien des libertés face à l’administration. C’est à lui que revient la fonction de circonscrire dans les cadres de la légalité formelle et matérielle la tendance naturelle et légitime des autorités administratives à blesser un certain nombre de libertés fondamentales dans un régime d’état d’urgence qui développent leur compétence au détriment des droits. Le mouvement semble d’ailleurs suffisamment légitime pour que certains suggèrent de constitutionnaliser le juge administratif dans le rôle de garantie des droits à côté du juge judiciaire dans un article 66 de la Constitution réformé en conséquence.

Or, sous les apparences d’un renforcement de la légalité administrative, ce sont les libertés qui se réduisent concrètement, sans cesse plus écrasées par l’influence que l’Etat exerce sur les conditions de leur effectivité. Dans un tel contexte, il est plus que jamais nécessaire de rappeler que le juge judiciaire demeure le gardien naturel des libertés face à l’action de l’Administration malgré une tendance parfois contraire (quid de la voie de fait ?), voire même le législateur à l’égard duquel le Conseil constitutionnel développe une jurisprudence similaire à celle du Conseil d’Etat, laissant prévaloir, dans les conciliations qu’il effectue, les exigences de l’intérêt général au détriment de la protection effective des droits constitutionnels. A titre d’exemple, sa jurisprudence relative aux assignations à résidence permises dans le cadre de l’état d’urgence démontre que lorsqu’il apprécie la violation d’un droit constitutionnel par une disposition législative sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, le juge constitutionnel le fait à l’aune du respect ou non par l’Administration des atteintes à la liberté constitutionnelle – en l’occurrence le respect de la vie privée ici prévue par la disposition législative en cause –, et non pas en raison des atteintes substantielles que ce droit peut connaître à raison des atteintes autorisées par la volonté générale (Cons. const. n° 2015-527 QPC du 22 déc. 2015, §16- 11-13 « Cédric D »).

Finalement, la seule vertu de l’état d’urgence est de rappeler la fragilité du pouvoir des juges face au pouvoir de l’Etat qui tient toujours les libertés civiles entre ses mains. Si son maintien tend à justifier la place que l’Etat occupe dans la protection nécessaire des libertés, il devrait aussi nous inviter à repenser celle du juge au sein de notre démocratie afin que l’équilibre nécessaire entre la sécurité et la liberté au sein d’une société libre ne penche pas trop en faveur de la première en raison d’une protection de la seconde. Ainsi l’état d’urgence serait appelé à rester un régime d’exception dont il convient de se défaire dès que les circonstances ne l’exigent plus en raison du danger qu’il fait peser sur les libertés, et non pas un régime « normalisé » qu’il convient de pérenniser en raison de l’artificielle garantie qu’il offrirait à ces dernières par sa bienveillante protection.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 47.

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Le droit italien et la réponse au terrorisme

par Giacomo ROMA,
doctorant en droit public, comparé et international – Université de Rome « La Sapienza »

Le droit italien et la réponse au terrorisme

Art. 30. L’Italie a connu le terrorisme bien avant le fondamentalisme islamique qui a semé la terreur à Paris en 2015 et a conduit à la proclamation de l’état d’urgence. Dans les années 70, le pays était secoué par la lutte armée qui était mené par des groupes d’extrémistes « rouges » et « noires ». L’Etat craignait qu’il n’y fût un lien entre les mouvements sociaux qui, comme en France, avaient éclaté en 1968 et qui ont connu un autre moment fort en 1977, d’une part, et les groupes qui prônaient la lutte armée, tels que les Brigades rouges, d’autre part. A cette époque-là, comme de nos temps, des lois ont été adoptées pour lutter contre le terrorisme.

La législation des années 70 (I) peut être considérée l’ancêtre des lois les plus récentes en matière de terrorisme (II).

La réponse italienne au terrorisme des années 70

En 1975, une loi contenant des dispositions très restrictives pour le maintien de l’ordre public fût promulguée (loi n° 152 du 22 mai 1975, dite « loi Reale » du nom du garde des sceaux de l’époque). Il ne s’agissait pas d’une loi prévoyant l’état d’urgence au sens du droit français, mais elle a introduit des dispositifs tellement sévères par rapport aux libertés publiques qu’ils ont été en partie abandonnés dans les années suivantes et ont permis de considérer cette législation comme une législation d’exception. Il est à noter que la loi Reale a été soumise à referendum en 1978, mais son abrogation a été rejetée à 76,5% des suffrages exprimés bien que qu’elle fût fortement restrictive des libertés individuelles.

Cette loi contenait essentiellement deux volets : d’une part, elle s’intéressait au maintien de l’ordre public pendant les manifestations ; d’autre part, elle introduisait des modifications à la procédure pénale, pour renforcer les pouvoirs de la police judiciaire et permettre un déroulement rapide des procès dans lesquels étaient impliquées des personnes soupçonnées de porter atteinte à l’ordre public.

En ce qui concerne le maintien de l’ordre public lors de manifestations et rassemblements, la loi permettait aux forces de l’ordre d’utiliser leurs armes à feu lorsque cela était nécessaire pour le maintien de l’ordre public. Cela était accompagné d’une garantie particulièrement forte sur le plan procédural, car les procès faits aux policiers en lien avec l’utilisation qu’ils avaient faite des armes à feu suivaient un parcours particulier, avec une compétence spéciale du procureur général de la cour d’appel. Il s’agit du volet le plus controversé de la loi Reale, car après l’entrée en vigueur de cette loi 254 personnes ont été tuées dans des affrontements avec les forces de l’ordre, une minorité d’entre eux seulement possédant une arme à feu (source : http://www.ecn.org/lucarossi/625/625/). En outre, la loi introduisait l’interdiction du port du casque ou d’autres éléments qui rendaient difficile l’identification des individus. La loi a aussi introduit la possibilité de juger en comparution immédiate les personnes à la charge desquelles étaient mises les infractions aux règles pour l’organisation des manifestations, en ce qui concerne notamment l’obligation de donner un préavis aux autorités de police pour les rassemblements organisés sur la voie publique, et à l’ordre de mettre fin à un rassemblement en présence d’une menace à l’ordre public. La même possibilité était étendue aux cas de menaces aux personnes dépositaires de l’autorité publique.

Du point de vue des pouvoirs de la police en relation avec une enquête pénale, elle autorisait la police à placer un suspect en garde à vue pour quatre jours avant l’examen de la part du juge, même en absence de flagrant délit, lorsqu’il y avait un risque de fuite – le régime italien de la garde à vue est pour le reste beaucoup moins restrictif de celui qui existe en France. La garde à vue devait être immédiatement communiquée au parquet, la police disposant d’un délai de quarante-huit heures pour communiquer les motifs et les résultats de l’enquête sommaire qu’elle avait pu mener. Dans les quarante-huit heures suivantes le parquet devait examiner le cas. En outre, la police était autorisée à effectuer des perquisitions pour vérifier si des personnes « dont l’attitude ou la présence dans certains lieux, par rapports à des circonstances spécifiques de temps et de lieu n’apparaissaient pas justifiées » détenaient des armes à feu ou d’autres objets susceptibles d’être utilisés dans la commission d’un délit.

La réponse italienne au terrorisme international

Après la période relativement calme que l’Italie a connu à partir des années 80, le retour du terrorisme a conduit à l’adoption d’une loi portant diverses mesures contre le terrorisme en 2015 (décret-loi n° 7 du 18 février 2015, ratifié par la loi n° 43 du 17 avril 2015). Elle contient de nombreuses dispositions visant à lutter contre le terrorisme international, mais elle ne se présente pas comme une loi d’exception à proprement parler. Elle s’intéresse notamment aux formes qui sont propres du terrorisme islamique, à savoir les combattants étrangers qui se rendent au Moyen Orient pour rejoindre des groupes extrémistes (foreign fighters) et le prosélytisme via le web.

La loi prévoit, néanmoins, certains dispositifs qui s’appliquent de façon temporaire : cela témoigne du caractère exceptionnel (ou expérimental ?) des mesures et peut conduire à penser que, même si en Italie il n’existe pas un véritable régime de l’état d’urgence, certaines décisions peuvent être prises de façon extraordinaire en s’appuyant sur la nécessité de lutter contre la menace terroriste.

En particulier, il est prévu que dans les enquêtes sur le terrorisme, les listes des appels et les données relatives aux connexions informatiques peuvent être conservées jusqu’au 31 décembre 2016, alors que normalement des délais plus courts sont prévus dans le cadre de la procédure pénale. La même échéance est fixée concernant les appels en absence relevés par les compagnies téléphoniques.

Jusqu’au 31 janvier 2016 également, les services de renseignement sont autorisés à s’entretenir en prison avec les détenus lorsque cela est nécessaire pour la prévention d’attentats liés au terrorisme international. Il est nécessaire d’informer du déroulement de ces entretiens le procureur général de la cour d’appel de Rome et le chef du parquet national en matière de lutte contre la criminalité organisée, dont les compétences ont été étendues au terrorisme (Procura nazionale antimafia e antiterrorismo). Une fois que l’activité des services de renseignement est terminée, il faut informer la commission parlementaire compétente (Comitato parlamentare per la sicurezza della Repubblica) et le même chef du parquet national spécialisé. La loi prévoit, en outre, un mécanisme pour protéger les agents des services de renseignement vis-à-vis des procédures pénales qui pourraient être engagées à leur encontre : ils sont autorisés à commettre des actes qui sont généralement qualifiés d’infraction sur le plan pénal, lorsque cela est lié à la prévention d’actes de terrorisme et peuvent utiliser, lorsqu’ils sont appelés à témoigner dans une procédure pénale, le nom qui leur avait été donné à l’occasion d’opérations sous couverture.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 30.

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La sécurité psychique, finalité de l’état d’urgence ?

par Géraldine AÏDAN
Chargée de recherche CNRS, Docteure en droit public
CERSA, CNRS – Université Paris II Panthéon-Assas

La sécurité psychique,
finalité de l’état d’urgence ?

Art. 36. « Oui, l’état d’urgence est efficace, indispensable pour la sécurité de nos compatriotes ». De quelle sécurité est-il question dans le discours du Premier Ministre Manuel Valls, prononcé le 5 février 2016, devant l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi de révision constitutionnelle ? La déclaration de l’état d’urgence en France le 14 novembre 2015, prolongée par deux lois successives, en vue de prévenir « le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » à la suite des attentats terroristes survenus la veille à Paris, conduit à s’interroger sur cette notion même d’ordre public et plus spécifiquement de sécurité publique. En effet, si ces attentats terroristes portent au premier chef sur la vie des personnes, assassinées, blessées, meurtries dans leur corps, et sur le risque physique encouru à présent par chacun, ils visent aussi à diffuser la terreur au sein de la population ; tel est l’un des nouveaux enjeux des attaques terroristes en France et dans le monde, revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes : faire de la vie psychique des individus et de la population une cible privilégiée. Dans ce contexte contemporain, le régime d’état d’urgence ne vise-t-il pas alors à rétablir d’abord les atteintes graves à « la sécurité psychique » de la Nation ? Dans quelle mesure l’état d’urgence n’a- t-il pas pour finalité première de contenir cet état de terreur ? La menace terroriste semble confronter ainsi l’Etat à une nouvelle conception de l’ordre public, dans le prolongement des évolutions passées. En effet, si l’ordre public s’entend traditionnellement comme « l’ordre matériel et extérieur » se composant, outre du bon ordre, de « la sûreté, la sécurité et la salubrité publique » (article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales), il s’élargit progressivement à d’autres éléments qualifiables volontiers d’«immatériels»  par la doctrine : la moralité publique, la dignité de la personne humaine (justifiant par exemple l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public) constituent désormais des finalités poursuivies par la police en période normale. La dimension psychique de la sécurité publique marquerait ainsi une nouvelle étape de cette « nouvelle ère » d’un « ordre public immatériel » et offrirait une autre lecture des conditions de déclenchement et de prorogation de l’état d’urgence. C’est parce que les risques avérés d’attentats terroristes (« le péril imminent ») créent un climat possible d’insécurité psychique (I) que l’état d’urgence peut apparaître comme un moyen – contestable- de rétablir la sécurité psychique publique de la Nation (II).

Le terrorisme et les risques avérés d’attentats terroristes :
une atteinte grave
à la sécurité psychique de la Nation

La terreur :
objectif du terrorisme en droit

Le terrorisme concerne le psychisme, celui des victimes directes mais aussi plus globalement d’une population. Les définitions mêmes du terrorisme qu’elles soient juridiques ou politiques placent la terreur, c’est-à-dire un certain état psychique, en leur centre. Elles tendent à la faire apparaître, comme moyen (au service d’un but politique, religieux…) mais aussi comme finalité de l’acte terroriste. L’on retrouve cette conception du terrorisme en droit pénal français (une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur) et international (un acte intentionnel visant à répandre la terreur) ou encore dans les définitions de l’ONU (un acte « ayant pour but de « détruire les droits de l’homme afin de créer la peur et de susciter des conditions propices à la destruction de l’ordre social en vigueur »). Répandre la terreur apparaît comme la finalité psychique de l’acte terroriste en droit et c’est donc bien contre cet effet psychique recherché que l’Etat tend à réagir en premier lieu, ce qu’illustre nombre d’analyses politistes et sociologiques. Plus généralement, c’est de la vie psychique de la population dans son ensemble dont il est question à travers les réponses apportées par l’Etat, par exemple lorsque celui-ci établit l’état d’urgence.

L’insécurité psychique résultant
d’un péril imminent certain et imprévisible

Les attentats terroristes du 13 novembre succèdent en France et dans le monde à une série d’attentats revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes (d’Al Quaida à Daesh). Ce terrorisme mondialisé, d’inspiration (pseudo-) religieuse islamiste prend appui de plus en plus sur des « idéaux psychiques » ; « Jhiad » signifie d’ailleurs : « l’ascèse qui mène à combattre sans relâche les penchants mondains et les vices à eux attachés (alcoolisme, débauche, déviances diverses), afin de rechercher la perfection psychique ». S’y ajoutent les phénomènes de radicalisation, la multiplication d’acteurs non étatiques, l’utilisation d’armes biologiques et chimiques, et l’évolution technologique et numérique facilitant les modes de propagande de l’idéologie djihadiste. Ce nouveau terrorisme porte ainsi en lui-même le risque terroriste et a une portée potentielle de dommages massifs sans précédents, dommages tant physiques que psychiques. La menace permanente d’intrusion dévastatrice dans la vie des citoyens crée un climat possible d’insécurité psychique généralisée et pose alors de nouveaux défis à l’Etat de droit comme garant d’une nouvelle sécurité psychique des sujets de droit.

Rétablir la sécurité psychique
de la Nation par l’état d’urgence ?

Faire cesser la terreur :
la sécurité psychique,
nouvelle déclinaison de l’ordre public

« Les atteintes graves à l’ordre public » générées par le péril imminent que constitue le risque avéré d’attentats terroristes, concernent-elles alors d’abord en l’espèce les atteintes à la sécurité psychique justifiant la déclaration et la prorogation possible de l’état d’urgence ? Les régimes juridiques de l’état d’urgence offrent-ils un cadre satisfaisant pour contenir et canaliser la terreur possible provoquée par les actes terroristes et les risques avérés de leur survenue ? L’accroissement des pouvoirs de police administrative permettant de restreindre les libertés publiques vise-t-il la préservation de la sécurité psychique de la Nation ? Par exemple, « le blocage de sites Internet provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie (II de l’article 11) » a directement pour vocation de limiter l’expansion idéologique du terrorisme. Le renforcement de compétences administratives (prévention) et judiciaires (répression) conférée à la police administrative dans le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence (article 36 -1 : « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements ») offre-t-il des garanties supplémentaires de protection de la sécurité psychique de la Nation ? Au-delà de la dimension symbolique que peuvent représenter les différents discours et mesures gouvernementales, la sécurité psychique apparaît comme une nouvelle déclinaison de l’ordre public visée par la police administrative dans le cadre de ce régime d’exception.

L’état d’urgence :
garant de l’équilibre psychique de la Nation ?

Peut-on assigner à l’état d’urgence le rôle de garant d’une finalité psychique en protégeant la population d’un état de terreur possible ? Déjà en 1933, dans Pourquoi la guerre ? Einstein et Freud s’interrogeaient sur « une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ». Le renforcement des politiques publiques visant à la « déradicalisation » semble aller dans ce sens. Jusqu’où l’état d’urgence peut-il investir ce rôle ?

L’état d’urgence,
un Etat anxiogène ?

Les mesures prises en vue de protéger la sécurité psychique des personnes peuvent être limitatives de libertés y compris celles impliquant d’autres aspects de la vie psychique des sujets de droit (« les droits fondamentaux psychiques »). Par exemple, la sécurité psychique doit-elle primer sur le droit au respect de la dignité de la personne humaine ou sur celui de la vie privée qui tend à devenir un droit au respect de la vie psychique des personnes ? L’état d’urgence peut-il alors à son tour devenir anxiogène et remplacer la terreur recherchée par le terrorisme, par l’établissement d’un « gouvernement par la peur » ?

Conclusion : La sécurité psychique peut apparaître, lorsque l’état d’urgence est déclaré, comme une déclinaison nouvelle de l’ordre public – renforçant ainsi le nouvel «ordre public immatériel». Pourrait-elle alors se rapprocher de la finalité principale de la police sous l’Ancien- Régime, telle que Nicolas Delamare l’a décrite en 1705 dans son Traité de la police : « Conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en cette vie » ? Le bien-être physique et moral des citoyens : prémices de la sécurité psychique contemporaine ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 36.

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Manifestations et maintien de l’ordre (public)

par Marie-Pierre CAUCHARD
chargée d’enseignement en droit public
(Université de Toulouse 1 Capitole)

Manifestations et maintien de l’ordre (public)

Art. 33. Le 30 janvier dernier, des milliers de personnes ont manifesté pour mettre fin à l’état d’urgence, fidèles à la tradition française de contester les pouvoir publics dans la rue.

La manifestation est un rassemblement de personnes utilisant la voie publique, de façon fixe ou mobile, pour exprimer collectivement une volonté commune. Elle est également un moyen habituel de revendications sociales et politiques. En toute circonstance, l’exercice de la liberté de manifestation rencontre un obstacle majeur : utilisant la voie publique, elle est considérée comme dangereuse pour l’ordre public. La conciliation s’avère donc très délicate entre la sauvegarde de l’ordre public et l’exercice d’une liberté dont la nature même en constitue une menace. Ces difficultés vont prendre une plus grande ampleur en cas de circonstances exceptionnelles comme celles de l’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, renforce les attributions du ministre de l’Intérieur et des préfets en leur conférant des pouvoirs de police étendus, qui seraient illégaux en temps normal. Le régime juridique de l’état d’urgence permet des restrictions considérables à la liberté de manifestation, voire même peut conduire à sa disparition.

Dans un contexte économique et social controversé, il est essentiel de mesurer en quoi la marge d’appréciation laissée aux autorités de police peut les conduire à poursuivre d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de l’ordre public. Appliquée aux manifestations, elle risque d’entrainer non seulement des interdictions arbitraires (I), mais aussi, de façon plus insidieuse, une répression des mouvements dissidents (II).

Les risques d’interdiction arbitraire de manifestation

La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence permet au ministre de l’intérieur, pour l’ensemble du territoire, et au préfet, dans le département, d’interdire « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » (art.8). En période exceptionnelle, la notion de réunion s’entend de manière extensive, elle comprend aussi les rassemblements de fait dans tous les lieux ouverts au public (Conseil d’État 6 août 1915 Delmotte). Paradoxalement, l’interdiction générale de toute manifestation, n’est pas forcément la plus inquiétante, elle a au moins le mérite d’être claire et de ne pas faire de distinction. Une fois passée la période des interdictions générales de toute manifestation à l’exception des hommages rendus aux victimes des attentats, soit après la COP 21, la règle devient en pratique qu’une manifestation peut être interdite si les circonstances le justifient. Les motifs d’interdiction relèvent donc de l’appréciation discrétionnaire du préfet, libre d’évaluer ces circonstances. Outre le fait que les administrés soient dans l’incertitude de leur droit de manifester, la tentation est grande pour l’administration préfectorale d’opérer des choix subjectifs. Concrètement, depuis la déclaration de l’état d’urgence, des manifestations revendicatives à caractère politique ou social, pour ne pas dire polémique, sont interdites, car elles sont de nature à constituer « une cible potentielle pour des actes de nature terroriste » et risquent de « trop disperser les forces de l’ordre déjà très mobilisées », selon les termes des arrêtés préfectoraux ayant interdit par exemple des manifestations relatives au climat, aux migrants ou aux discriminations. En revanche, ce n’est pas le cas des manifestations sportives, culturelles et traditionnelles ou encore commerciales, comme des marathons, matchs à grand public, carnavals, brocantes et marchés de Noël, qui, bien que générant un nombre de personnes (et de véhicules) beaucoup plus important, au flux aléatoire et sur une longue durée, ne sont pas interdites. L’objectivité des interdictions en devient douteuse et la considération des seules manifestations politiques et sociales comme de « nature à provoquer le désordre » franchement discriminatoire ; à moins que l’appréciation du « désordre » s’étende à des considérations idéologiques et politiques.

Le régime de l’état d’urgence doublé du pouvoir discrétionnaire des autorités de police favorise la maîtrise des manifestations par les pouvoirs publics lorsque les enjeux sont politiques et sociaux. Plus encore, il peut, de manière insidieuse, empêcher les mouvements dissidents.

Les risques de répression insidieuse des mouvements dissidents

La manifestation n’est pas le fruit du hasard ou d’un attroupement inopiné. Elle est un outil ponctuel d’organisations (associations, syndicats, partis ou autres), qui dans la durée entreprennent de défendre des intérêts et mènent des actions à cet effet. La loi de 1955 ouvre la voie pour les en dissuader. Tout d’abord, elle autorise les préfets à interdire le séjour à toute personne qui cherche à « entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » (art. 5). Ensuite, les autorités de police peuvent ordonner des perquisitions en tout lieu (art. 11) et prononcer des assignations à résidence (art. 6-1) à l’encontre de toute personne « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que son comportement « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Enfin, les associations ou groupements de fait peuvent être dissous lorsqu’ils participent, facilitent ou incitent à des activités « portant une atteinte grave à l’ordre public » (art.11). Ces formulations approximatives aux notions floues permettent d’étendre les mesures à un nombre infini de situations, dépassant le cadre de la lutte contre le terrorisme, dont la définition précise serait d’ailleurs bienvenue. À juste titre, Giorgio Agamben observe que « la formule « sérieuses raisons de penser» n’a aucun sens juridique, et en  tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui « qui pense» peut s’appliquer à n’importe qui» (« De l’État de droit à l’État sécuritaire», Le Monde 24 décembre 2015). Toute forme d’idéologie qui aspire à une autre conception de l’État ou d’organisation sociale peut être concernée. Ainsi, des lieux occupés par des artistes et des militants climatiques ou encore une ferme bio ont été perquisitionnés. Un cortège de cyclistes contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, parti de Nantes et souhaitant rejoindre Paris, n’a pas pu traverser le département de l’Eure. Des militants ont été assignés à résidence. De nombreux porte-paroles de mouvements citoyens, d’associations et de syndicats s’inquiètent, ils craignent ne plus pouvoir mener leur lutte sereinement. Certaines organisations renoncent même à poursuivre leurs actions. Seule une controverse lissée risque d’être en réalité autorisée. L’état d’urgence sonne le glas du pluralisme réel des idées et de l’émancipation intellectuelle qui s’affirment aussi par l’expression collective des pensées dissidentes. La tenue de certaines manifestations ne doit ni laisser croire que l’expression contestataire n’est pas encadrée, ni devenir un moyen de légitimation des restrictions. L’état d’urgence appelle à la vigilance, y compris à l’égard des abus potentiels du pouvoir exécutif.

D’une liberté de manifestation déjà limitée en période ordinaire, il ne subsiste qu’une forme résiduelle laissant peu de place à l’opposition. Lors de son allocution devant le Sénat le 20 novembre dernier, le Premier ministre disait « aux Français qui se demandent ce qu’ils peuvent faire, qui se demandent comment être utile : résister, c’est continuer de vivre, de sortir, de nous déplacer, de nous rencontrer, de partager des moments de culture et d’émotion, de rester dans le mouvement », on en convient, encore faut-il que ce soit possible.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 33.

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