CE, 27 juin 1913, Etat c. ville de Toulouse

ParJDA

CE, 27 juin 1913, Etat c. ville de Toulouse

Art. 311.

Clothilde Blanchon
Maître de conférences en droit public, Institut Maurice Hauriou, Clud

CE, 27 juin 1913, Etat c. ville de Toulouse[1]
Droit administratif & commune intention des parties :
une interprétation sui generis

« Donner c’est donner, reprendre c’est voler ». C’est par un tel proverbe enfantin que l’Etat entendait en substance mater la ville de Toulouse qui comptait récupérer les deniers qu’elle lui avait consentis. Afin de bénéficier d’un accroissement de population, elle avait accordé à l’Etat par contrat une subvention de 800 000 francs destinée à contribuer à la construction, sur son territoire, de casernes pour héberger une part des quatrièmes bataillons nouvellement créés (par la loi du 4 mars 1897, S. et P., Lois annotées, 1897, p. 282). Cependant, à peine les bataillons furent-ils logés, qu’ils étaient retirés, en raison de leur suppression par la loi du 30 janvier 1907 (S. et P. Lois annotées, 1907, p. 560). Se sentant flouée, la ville de Toulouse saisit alors le Conseil de préfecture du département de la Haute-Garonne, au motif que son offre de concours était motivée non seulement par l’installation des régiments concernés, mais encore par leur maintien. Pour elle, une telle stipulation entrait sans aucun doute dans la commune intention des parties. L’Etat n’ayant pas satisfait ses obligations contractuellement consenties, il était tenu au remboursement de la subvention. Un tel argumentaire prospéra devant le Conseil de préfecture, qui fît droit à sa demande par arrêté du 15 décembre 1908. Le ministre de la guerre forma alors appel devant le Conseil d’Etat. La question qui lui était soumise ne portait donc pas sur la nature de la convention qui occupe bien souvent la doctrine contemporaine (Y. Gaudemet, « Qu’est-ce qu’une subvention publique ? », Rjep, 2011, p. 2 ; C. Blanchon, Recherche sur la subvention. Contribution à l’étude du don en droit public, Lgdj, 2019, 363 p.), mais sur la nature des obligations consenties en son sein. Ici les deux parties reconnaissent bien volontiers le caractère synallagmatique de la convention, et ne s’interrogent aucunement sur le titre onéreux ou gratuit de la prestation (voir sur la distinction subvention / commande publique reposant selon nous sur le titre économique de l’acte, sachant que le titre gratuit n’exclut pas toute réciprocité : C. Blanchon, op. cit.). La subvention, donation avec charges de droit public, appelle certaines contreparties, dont l’étendue est ici à préciser. Par ailleurs, la qualification d’offre de concours ne doit pas induire en erreur. Si, habituellement, l’offre de concours est qualifiée de « subvention à front renversé » (B. Poujade, « L’offre de concours », Rdp, 1985, p. 1625) – en ce que la subvention est typiquement accordée par une personne publique, alors que l’offre de concours est généralement accordée par une personne privée intéressée aux travaux entrepris par une personne publique –, en l’espèce les deux qualificatifs sont bienvenus, puisque l’offre de concours est accordée par une personne publique (la ville de Toulouse). Ceci étant précisé, reste à savoir ce qui pouvait légitimement entrer dans ce cadre contractuel. La convention pouvait-elle être interprétée comme incluant une obligation de restitution de la subvention en cas d’absence de maintien des casernes considérées ? Non répond le Conseil d’Etat, censurant par-là l’arrêté du Conseil de préfecture : « l’engagement pris par l’Etat, en échange de la subvention de 800 000 francs promise par la ville, consistait à loger deux quatrièmes bataillons dans les bâtiments pour la construction desquels celle-ci offrait son concours ; mais il n’a pu entrer dans la commune intention des parties contractantes que l’Etat restituerait à la ville la subvention fournie, dans le cas où le maintien de ces unités serait rendu impossible, par suite de changement apportés à l’organisation militaire ». Ce considérant de principe appelle une remarque duale. D’une part, et conformément aux préceptes spéciaux du droit administratif, la commune intention des parties fait l’objet d’une interprétation téléologique (I). D’autre part, cette interprétation semble en l’espèce guidée par des considérations pragmatiques, qui pourraient expliquer la dureté apparente de la solution adoptée (II).

I. L’interprétation téléologique de la commune intention des parties

En droit administratif, la commune intention des parties fait l’objet d’une interprétation téléologique distincte de celle qui peut prévaloir dans les contrats de droit privé (v. sur la notion de commune intention : L. Richer, F. Lichère, Droit des contrats administratifs, Lgdj, 2016, n° 3, n° 435 et s., n° 532 et s. ; M. Ubaud-Bergeron, Droit des contrats administratifs, LexisNexis, 2015,n° 133-134 ; J.-C. Bruère, « Le consensualisme dans les contrats administratifs », Rdp, 1996, p. 1715 ; L. Constans, « Une fiction juridique : la commune intention des parties », in Contrats publics, Mél. en l’honneur du Professeur M. Guibal, Pu de la faculté de droit de Montpellier, 2006, t. 1, p. 19 ; V. Lamy, Recherche sur la commune intention des parties dans les contrats administratifs. Contribution à l’interprétation des contrats de droit public, th., 2019, Aix-Marseille université). La finalité d’intérêt général, « pierre angulaire »du droit administratif (CE, L’intérêt général, La Documentation française, 1999, Edce, n° 50, p. 245 ; D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, Lgdj, 1977, 394 p.), guide l’appréciation qu’en donne le juge, quitte à s’éloigner parfois de la lettre même des stipulations. C’est ainsi que dans le fameux arrêt rendu quelques années plus tôt Compagnie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen datant de 1902, il affirme qu’il puise dans la commune intention des parties le pouvoir de modification unilatérale du contrat, afin de faciliter le passage d’un éclairage au gaz (prévu contractuellement) à un éclairage électrique (souhaité, dans l’intérêt général, par la personne publique) (CE, 1902, Cie nouvelle du gaz de Déville-lès-Rouen, Rec. p. 5, S. 1902, III, 17, note M. Hauriou). Le rattachement aux volontés communes semble artificiel, en ce que la personne privée cocontractante ne paraît pas vraisemblablement avoir pu désirer une telle modification substantielle de ses obligations. Mais la fin justifie les moyens : l’intérêt général surplombe le contrat, et les volontés exprimées à un instant t doivent pouvoir évoluer conformément à ce que cette finalité ultime des personnes publiques exige. Le principe de mutabilité des contrats administratifs apparaît alors (CE, 1910, Cie générale française des tramways, Rec. p. 216, concl. Blum). Si l’intérêt général est nécessairement relatif et contingent, les contrats administratifs le transcrivant doivent l’être aussi. La « loi des parties » n’est pas aussi intangible que ce qu’elle est en droit privé (Cass., Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne, DP 1876. 1. 193, note A. Giboulot), et les obligations qu’elle contient peuvent faire l’objet d’une interprétation constructive et dynamique.

En l’espèce, la ville de Toulouse semble l’avoir appris à ses dépens. L’engagement de l’Etat de loger les militaires ne s’étendait pas à l’obligation de les y maintenir, fût-ce pendant un temps suffisant. L’Etat pouvait, au titre de pouvoirs autres, supprimer ces bataillons, et la ville de Toulouse était censée ab initio connaître cet aléa : « toute convention relative à une opération administrative est un contrat aléatoire et les parties sont censées en avoir accepté l’aléa » note Maurice Hauriou sous cet arrêt (M. Hauriou, « Contrat de droit public et contrepartie aléatoire », note sous CE, 27 juin 1913, Etat c/ Ville de Toulouse, S. 1915. 3. 17). En l’occurrence, cet aléa consiste en ce qui sera nommé un « fait du prince », puisque l’autorité contractante, l’Etat, intervient au titre de pouvoirs autres que ceux qui résultent du contrat lui-même. C’est une loi de 1907 qui a supprimé les quatrièmes bataillons, rendant, par ricochet, sans objet les obligations contractuelles de l’Etat. La commune intention des parties a, là encore, été instrumentalisée, et ce, pour faire prévaloir l’intérêt général et la nécessaire malléabilité qu’il induit. Maurice Hauriou affirma plus loin que « ce doit être un principe d’interprétation qu’elles ont accepté les chances de modifications que l’intérêt public peut faire subir aux conditions primitives de l’opération administrative » (ibid.). Il reconnaît bien volontiers qu’une telle commune intention eût été interprétée de manière distincte si l’on se trouvait face à un contrat de droit privé. Le remboursement de la subvention eût alors été exigé pour défaut de maintien pendant un temps suffisant des troupes. En droit administratif toutefois, « une convention, même synallagmatique, ne peut pas être interprétée avec ses seuls éléments propres » (ibid.). L’intérêt public la surplombe et induit des nécessités particulières d’interprétation. Cependant, outre le classique intérêt public, le juge administratif semble tirer la solution d’espèce de considérations autres, plus indicibles car plus pragmatiques.

II. Une interprétation pragmatique de la commune intention des parties

La rigueur du raisonnement, qui aboutit à l’absence de restitution de la subvention à la ville de Toulouse et à son absence d’indemnisation, paraît dictée, par ailleurs, par la nature des parties en cause. Deux administrations publiques, toutes deux en charge, à des degrés divers, de l’intérêt général. Maurice Hauriou, dans la note sous cet arrêt, l’envisageait expressément : « nous ne sommes pas en présence d’une convention passée entre un particulier et l’Administration de l’Etat, mais en présence d’une convention passée entre deux administrations » (ibid.). Or, poursuit-il, « les administrations municipales et l’Administration de l’Etat ont entre elles beaucoup d’affaires, surtout dans les grandes villes ; elles sont en relations suivies, et pourrait-on dire, en compte courant. […] Aussi, les choses s’arrangent, du point de vue de l’équité, à raison des ressources que présente ce que nous avons appelé ailleurs la co-administration » (ibid.). Si la décentralisation a pu dissocier davantage les intérêts des communes de ceux de l’Etat, il n’en demeure pas moins que ces deux entités sont toutes deux en charge de l’intérêt général. Ceci peut indéniablement jouer sur l’interprétation donnée des obligations réciproques. Parce que le bénéficiaire de la subvention est lui aussi par essence en charge de l’intérêt général, plus de souplesse sera donnée dans l’interprétation des conditions mises à son octroi. Le risque de faire apparaître une libéralité prohibée est moins grand. Dans la période contemporaine, ceci est visible dans une tendance qu’a le juge à resserrer les liens d’obligatoriété de la condition lorsque la personne bénéficiaire de la subvention se trouve par hypothèse plus éloignée de l’intérêt général. Lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, l’interprétation des conditions mises à l’octroi aura tendance à être plus extensive. Ainsi, dans une affaire assez similaire, il n’hésita pas à affirmer que la subvention accordée pour la création d’emplois devait implicitement mais« nécessairement » s’étendre à l’obligation de les maintenir pendant un délai suffisant (CE, 8 juill. 1988, Premier ministre c/ Société Sabdec, req. n° 69220, Rec. p. 280 ; V. aussi sur les conditions « implicites mais nécessaires » : CE, 5 juill. 2010, Cci de l’Indre, req. n° 308615, Jcp A, 2010, 2285, note J.-P. Markus ; Cmp, n° 10, 2010, comm. 353, p. 42, note P. Devillers ; Ajda, 2010, 1919, note E. Glaser ; Jcp G, n° 44, 2010, doctr. 1101, chron. B. Plessix ; Bjcl, 2010, 738, note S. Deliancourt et C. Lantero ; Lpa, 3 mars2011, n° 48, p. 6, obs. M.-Ch. Rouault ; Rjep, n° 683, février 2011, concl. E. Cortot-Boucher). Au contraire, lorsque le bénéficiaire est une association à but non lucratif, dont la proximité avec l’intérêt général est a priori plus établie, il sera moins regardant sur l’étendue des obligations mises à sa charge, et se satisfera davantage d’obligations de moyens plus que de résultats (v. par ex. les contreparties « suffisantes » dans l’arrêt CE, 25 nov. 2009, Commune de Mer, req. n° 310208, Ajda, 2010, p. 52, note Ph. Yolka ; et notre proposition d’analyse : C. Blanchon, op. cit. n° 269 et s.). Le juge administratif ne peut être étranger à ces considérations lorsqu’il apprécie la commune intention des parties, laquelle se trouve, au demeurant, aujourd’hui influencée par le droit de l’Union européenne. L’intérêt général n’est plus le seul à guider l’interprétation à donner au contenu du contrat. La pleine effectivité du droit de l’Union (et le souci d’éviter des distorsions de concurrence) doit en outre être prise en compte. Ce droit aura pour effet bien souvent de densifier la force obligatoire de la condition mise à l’octroi de la subvention, bien qu’il ne soit pas étranger à la prise en compte de considérations autres (v. sur ce point not. C. Blanchon, op. cit., p. 293). Des problématiques que l’on était loin d’imaginer, en 1913, alors que l’Union européenne n’était encore qu’une utopie de certains rêveurs comme Victor Hugo…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 311.


[1] Rec. p. 887.

   Send article as PDF   

À propos de l’auteur

JDA administrator

Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.