40 ans de décentralisation dans l’outre-mer de droit commun : de la rigueur de l’identité législative à l’émergence d’un droit différencié

ParJDA

40 ans de décentralisation dans l’outre-mer de droit commun : de la rigueur de l’identité législative à l’émergence d’un droit différencié

Art. 404.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Atom

Pierre-Yves Chicot
Maître de conférences de droit public, Hdr, Creddi-ea 4541
Avocat au Barreau de la Guadeloupe

À l’occasion d’un colloque ayant pour thème : « outre-mer et devise républicaine », Bernard Stirn s’exprimait ainsi : « pour l’outre-mer, la République est le cadre dans lequel s’inscrit une évolution fondée sur le respect du droit et sur l’égale dignité des hommes. Pour la République, l’outre-mer est une de ses composantes, qui lui apporte davantage de diversité, lui impose des obligations et contribue, par les ouvertures qu’il lui offre, à son propre enrichissement… Dans la période récente, l’outre-mer a servi de laboratoire d’idées pour l’évolution constitutionnelle des rapports entre l’État et les collectivités territoriales, y compris de métropole[1] ».

L’histoire de la construction de l’État, en France, procède de l’agrégation de différents territoires qui ont donc précédé l’État, tel que nous le connaissons aujourd’hui. La somme de ce qui est qualifié de territoires locaux a concouru a formé la France. Au prix de guerres, de conquêtes, de sang et de règles de droit instituées, les aspérités locales ont été gommées pour donner naissance à un modèle étatique.

Dominé par l’uniformité, l’État unitaire qui demeure encore la forme choisie, n’a pas pour autant, irrémédiablement réussi l’extinction des identités territoriales particulières. La Langue de la République est bien le français[2], le Conseil Constitutionnel en a tiré la conclusion, notamment, en évoquant l’unicité du peuple français[3]. Le pouvoir central reste le lieu d’impulsion principal de la décision publique, même si l’exclusivité de cette impulsion lui échappe. Et ce, en raison pour l’essentiel, du mouvement de globalisation économique et son corollaire, la constitution de blocs régionaux supranationaux qui érode la souveraineté des États.

La pensée de Bernard Stirn évoque ces deux mouvements qui se font face, créant davantage de rivalités que de complémentarités. Le droit commun des collectivités territoriales d’outre-mer met en évidence le processus des forces étatiques centrifuges matérialisé par la volonté d’une identité normative sur l’ensemble du territoire national. Ce droit commun comporte en même temps des aspects bien dérogatoires, car la recherche de l’efficacité du droit exige de tenir compte de la diversité.

Au seuil de l’acte III de la décentralisation qui promet un nouvel approfondissement de celle-ci, c’est bien la conciliation de la tradition et de l’avenir dont il est question. Comment parvenir à ne pas dénaturer l’essence même de l’État unitaire aux racines jacobines tout en insufflant une nouvelle dose du couple liberté/responsabilité, aux collectivités territoriales ? C’est en effet, bien les libertés locales octroyées par la loi et l’exercice des responsabilités offertes qui irriguent la décentralisation française, décrit comme un processus incrémental de réforme[4].

À cet égard, que l’on se place du point de vue des collectivités d’outre-mer de droit commun ou de celles régies par un régime dérogatoire, notamment en matière d’application de la loi, le territoire de la France extra-hexagonale fait la démonstration du caractère plausible de la complémentarité entre unité et diversité. Le droit républicain appliqué aux collectivités dites secondaires[5] révèle sa capacité d’adaptation pour créer le lien nécessaire entre la tradition et la nécessaire modernité liée aux changements de circonstances. Du reste, le principe constitutionnel d’adaptation est consacré par le constituant au bénéfice des départements d’outre-mer et des régions d’outre-mer.

L’exception dictée par l’identité territoriale ne constitue donc pas une menace pour la République. L’obsession de l’uniformité qui prétend garantir l’unité fait l’objet d’une forme d’étiolement. Et en cela, comme l’indique Bernard Stirn et d’autres encore, l’outre-mer constitue à l’évidence un laboratoire d’idées pour renforcer l’efficacité de l’administration territoriale de la République.

L’observation de l’histoire juridique tout autant des faits laisse apparaître un ancrage de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution (I). A la faveur de la conjonction de diverses circonstances, événements et réformes, notoirement la décentralisation, leur mode d’administration va emprunter à l’adaptation et à la différenciation (II).

I. L’ancrage de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution

Le droit peut devenir la matrice du tout au détriment de la dimension factuelle qu’il va déformer. Le passage de l’institution gubernatoriale à l’institution préfectorale s’effectuera par un simple jeu d’écriture juridique qui deviendra la norme, précisément la norme constitutionnelle. Celui-ci symbolisera par la même, la transformation du statut colonial caractérisé par l’exception en statut départemental et régional caractérisé par l’identité normative.

Grâce donc à la force et à la légitimité de la règle pour laquelle la contestation est donc plus difficile, les quatre vieilles colonies : Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion deviennent des collectivités territoriales de droit commun sur le modèle de celles qui existent dans l’hexagone.

Cette traduction juridique et normative de l’affirmation du droit commun pour ces territoires est subordonnée à une construction minutieusement conduite. À l’énonciation philosophique et juridique du discours profitable au droit commun (A) va succéder une règle qui se veut instituante et valant autorité de la chose décidée par le pouvoir (B).

A. La construction de philosophie juridique
d’un droit commun applicable à l’outre-mer

Dans son rapport et projet d’articles constitutionnels relatifs aux colonies, présentés à la Convention Nationale au nom de la Commission des Onze dans la séance du 17 thermidor an III (4 août 1795), Boissy d’Anglas avait notamment précisé : « rattachons les colonies à nous, par un gouvernement sage et ferme, par les liens d’un intérêt commun, par l’attrait puissant de la liberté. Que les colonies soient toujours françaises, au lieu d’être seulement américaines ; qu’elles soient libres, sans être indépendantes ; qu’elles fassent partie de notre République indivisible et qu’elles soient surveillées et régies par les mêmes lois et le même gouvernement ; que leurs députés, appelés dans cette enceinte, y soient confondus avec ceux du peuple entier qu’ils seront chargés de représenter ; qu’ils y délibèrent sur tous les intérêts de leur commune patrie, inséparables des leurs. Au lieu des assemblées coloniales, dont la liberté pourrait s’alarmer, et dont l’autorité nationale pourrait redouter l’influence, nous vous proposerons de diviser les colonies en différents départements[6]».

Cette fameuse déclaration de Boissy d’Anglas relative aux colonies françaises d’Amérique rend compte de l’importance du primat de l’identité nationale sur les singularités locales. Le droit commun supplantant alors allègrement tout régime de l’exception. L’ordre colonial présente entre autres la particularité d’instituer un ordre juridique marqué par l’assimilation, sur le mode d’une asymétrie entre le centre (métropole et ses ressortissants) et les territoires excentrés (colonies et colonisés).

Boissy d’Anglas va déjà très loin dans sa déclaration, en évoquant dès cette époque la départementalisation, qui interviendra quelques siècles plus tard. Le pouvoir central n’a donc pas recours à l’assimilation par l’identité normative dans un premier temps. Dans le même temps, l’identité normative sera aussi progressivement alimentée par la revendication d’égalité des colonisés. Les intérêts des uns et des autres vont converger en faveur de l’institution du droit commun.

On assiste donc à une rencontre entre l’assimilation qui peut être définie comme une technique de gouvernement pour administrer le lointain et l’exigence sociale d’égalité qui résulte de l’intégration juridique et culturelle de ces territoires éloignés à la République. Comment puis-je être le même sans bénéficier du même traitement ? Cette ligne dynamique à double direction, du haut vers le bas (assimilation) et du bas vers le haut (égalité) constitue le socle du régime juridique de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution.

Sous l’ère coloniale et dans la période post-coloniale, l’assimilation est finalement la gangue du système, qui, traduit sur le plan juridique, correspond à l’application du droit commun à certaines collectivités territoriales sises outre-mer. L’édifice d’ensemble est conforté par le discours politique et juridique de l’uniformité qui est présenté à l’occasion des travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958 sous la formule suivante : « la République ne peut être une et indivisible et multiple et divisible[7] ».

Sont ainsi exprimés le principe fondamental du principe d’unité ainsi que la primauté de l’indivisibilité sur le pluralisme. Lorsque l’administration du territoire national relève pour l’essentiel du pouvoir central, il est plus aisé de refréner les tentations d’expression du pluralisme. Le droit jouant à cet égard un rôle majeur, en s’attachant à unifier en tout temps le territoire par la norme identique ; le représentant de l’État veillant, simultanément, comme l’indique la Constitution à garantir les intérêts nationaux.

Pour ce qui concerne les territoires situés outre-mer, traditionnellement appelés les quatre vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion), les velléités d’affirmation de pluralisme territorial sont contenues, non seulement par la présence du représentant de l’État, mais aussi par l’identité normative qui va constituer depuis le centre, l’épine dorsale de l’administration de ces territoires excentrés.

Le régime juridique inlassablement réaffirmé est celui du droit commun des collectivités territoriales. Les références principales et primordiales deviennent pour les résidents de la colonie : la loi nationale protectrice, élévatrice et émancipatrice ainsi que la « métropole » : la France hexagonale dotées d’un régime politique républicain et d’institutions démocratiques.

B. La construction du droit commun
à destination des départements d’outre-mer

Le droit possède cette redoutable particularité qui consiste à transformer la nature juridique d’un territoire. Le droit, peut même sur un laps de temps variable influer considérablement sur l’identité culturelle. Il peut aussi raccourcir de manière significative les distances entre le centre d’impulsion qui crée la norme et le territoire de destination de cette dernière. Il concourt à l’unification, en tendant à rendre semblable ce qui est à l’origine différent. C’est une entreprise de conquête par sédimentation.

Il est dès lors largement possible, au regard de ce qui précède de conceptualiser une théorie de la gémellité par le droit[8]. L’effectivité de la théorie de la gémellité par le droit convertit des territoires sous statut colonial en collectivité départementale. D’un point de vue historique, on rappellera utilement que la centralisation étatique procède de deux créations institutionnelles successives : les départements qui garantissent l’uniformité du nouvel État révolutionnaire et les préfets, garants de l’unité étatique telle qu’elle est pensée par Napoléon Bonaparte.

Dans la France extra-hexagonale, la départementalisation procède d’une volonté de décoloniser par l’intégration normative et institutionnelle. L’abandon de la spécialité législative qui préside à l’administration coloniale est ainsi consommé. Des circonstances historiques expliquent cette évolution statutaire.

En effet, au sortir de la seconde guerre mondiale, la question de la décolonisation est posée avec acuité. En raison de leur situation géographique, les colonies américaines se trouvent dans l’orbite stratégique des États-Unis. Cette puissance hémisphérique, mais pas seulement, ne dissimule pas ses intentions d’adoubement à l’endroit de ces territoires, qui sont français depuis des siècles.

En même temps, la France est perçue comme une puissance coloniale dans un monde qui se veut changeant, car ayant entre autres rejeté la domination de l’homme par l’homme, dont le nazisme et le fascisme s’étaient fait les chantres. Pour affirmer sa souveraineté sur ces terres françaises d’Amérique[9], la France va procéder à une décolonisation par l’intégration, à l’inverse de ce qui se produira pour les possessions d’Afrique et d’Asie.

Par la loi n°46-451 du 19 mars 1946[10], les quatre vieilles colonies françaises d’Amérique et de l’océan Indien vont être transformées en départements. On parle de départements d’outre-mer. Mais, la qualification de départements d’outre-mer ne correspond pas à une catégorie juridique particulière. L’épithète « outre-mer » n’ayant qu’une portée géographique. Celle-ci indique simplement que ces départements ne sont pas situés sur le territoire de l’hexagone. Les collectivités de la République, aux termes des dispositions de la Constitution sont les : « communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier, les collectivités d’outre-mer ».

Les départements d’outre-mer, puis les régions d’outre-mer sont et demeurent la progéniture de la « mère patrie » étatique, support matriciel des collectivités territoriales. C’est l’État souverain, détenteur du pouvoir de faire la loi qui les génère. Pour établir une comparaison avec le droit civil en usant d’une métaphore, on dira que les enfants (légitimes, naturels, adultérins) quelque soient les circonstances de leur conception sont placés sur un pied d’égalité juridique[11], même si on peut évidemment reconnaître ça et là, qu’ils peuvent avoir des identités et des caractères différents.

Le critère géographique n’influe de prime abord, ni sur le droit qui va organiser le régime d’application de la loi, ni sur l’organisation administrative. Au surplus, il faut souligner en guise de rappel que l’article 73 de la Constitution du 27 octobre 1946 est rédigé de manière lapidaire, attestant d’une certaine intransigeance dans la volonté d’y installer le droit commun. En effet, l’article 73 de la Constitution qui institue la Quatrième République dispose : « le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer est la même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi ».

Le principe de l’identité législative est ainsi exprimé dans sa toute rigueur. À la philosophie d’administration qu’est l’assimilation culturelle, le pouvoir central y adjoint l’intégration institutionnelle formalisant la départementalisation puis la régionalisation. Il y adjoint également une intégration normative par la consécration du principe de l’identité législative et réglementaire.

Si la décentralisation ne remet pas fondamentalement en cause cette construction juridique super-structurelle (la norme) et infrastructurelle (l’institution), cette réforme de taille ouvre tout de même davantage la voie à une adaptation renforcée du droit commun, pouvant aller jusqu’à la différenciation normative.

II. Les collectivités d’outre-mer de l’article 73 :
la mise en œuvre d’une décentralisation adaptée et différenciée



La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 404.

[1] Stirn B., « L’outre-mer dans la République », Colloque organisé au Sénat par le Cercle pour l’excellence des originaires de l’outre-mer, Outre-mer et devise républicaine, CE, 29 avril 2011 :

http://www.conseil-etat.fr/media/document/DISCOURS%20ET%20INTERVENTIONS/l-outre-mer-dans-la-republique.pdf.

[2] Article 2 alinéa 3 de la Constitution du 4 octobre 1958.

[3] Le Conseil constitutionnel a censuré la référence à un « peuple corse, composante du peuple français » dans la décision 91-290 DC du 9 mai 1991. Il s’est fondé notamment sur l’article 1er selon lequel « la France assure l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il a considéré que la Constitution ne connaissait que le peuple français, du moins pour la métropole, et qu’il ne pouvait y avoir de distinction au sein de ce peuple. Pour consulter la décision, V. Jorf du 14 mai 1991, p. 6350. Recueil, p. 50.

[4] Thoenig J-C., « La décentralisation, dix ans après », Revue Pouvoirs, n°60, 1992, p. 5.

[5] L’expression est de Louis Favoreu. V. Favoreu L. & Roux A., « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale ? », Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°12, mai 2002.

[6] Cité par exemple par V. Sable : La transformation des îles d’Amérique en départements français (Larose, 1955, p. 54).

[7][7] Déclaration de Léopold Sédar Senghor, cité par R. Debbasch, « Unité et indivisibilité » in La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, Economica et Puam, 1990, p. 28.

[8] V. Chicot P-Y., « La théorie de la gémellité par le droit » in L’influence du régime juridique des collectivités d’outre-mer sur la nature de l’État français (à paraître).

[9] Guadeloupe, Guyane, Martinique, mais aussi La Réunion.

[10] Jorf, 20 mars 1946.

[11] C’est l’allusion à l’alignement du statut des enfants légitimes, naturels et adultérins opérés par le législateur par la réforme législative du 3 janvier 1972.

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À propos de l’auteur

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