Covid-19, et si on parlait de la responsabilité des professionnels de santé ?

ParJDA

Covid-19, et si on parlait de la responsabilité des professionnels de santé ?

Art. 299.

par Arnaud LAMI
Maître de conférences HDR, Université d’Aix-Marseille

Alors que le sujet de l’urgence sanitaire suscite un immense engouement chez les juristes, les perspectives de l’indemnisation des futures victimes des traitements médicamenteux et autres actes médicaux liés au Covid-19 n’enflamment pas, pour l’heure, les chroniques. Il faut dire que les principaux intéressés, à commencer par les médecins et les services hospitaliers sont complètement incrédules, voire dans le déni, devant cette question.

A leur décharge, le contexte ne se prête pas à ce genre de considérations. L’urgence n’est clairement pas là et de toutes les façons, la ferveur qui entoure les professionnels de santé, l’union sacré formée autour de ces « héros » des temps modernes, ne laissent augurer que d’un avenir radieux pour les soignants, bien éloigné des prétoires. La population, indifférente depuis des mois à la crise des hôpitaux, semble enfin avoir pris conscience des manques financiers et humains qui affectent ce service public pourtant essentiel à notre existence.

Au jeu de la popularité, les soignants ont pris du galon, réussissant même l’exploit, pour certains d’entre eux d’être, plus populaires que des joueurs de foot. D’aucun, dans le monde désormais sacralisé des professionnels de santé, ne peut envisager aujourd’hui que ceux qui témoignent de leur gratitude, de leur admiration, oseront dans quelques semaines, quelques mois, ou quelques années, venir chercher la responsabilité de ceux qui sont, tous les soirs, applaudis des minutes durant.

Alors pourquoi les juristes devraient se soucier de cette problématique ?  Pourquoi, en ces temps si particuliers évoquer ce qui pour beaucoup relève de l’indécence ?

Par soucis de contradiction ? Certainement pas ! Par envie de se singulariser et d’exister dans un paysage où seuls les enjeux cliniques sont mis en avant et le droit, avide de règles, jugé par beaucoup trop contraignant ? Nous ne le croyons pas davantage !

Le juriste, souvent exclu à tort des débats entourant la pratique médicale, doit -sinon inquiéter- a minima alerter et interroger, afin précisément d’éviter que la deuxième vague du Covid-19 soit celle des contentieux et des « guerres » juridiques.

Pour l’heure, comme nous l’indiquions en préambule de notre propos, la « responsabilité médicale » n’a donné lieu à aucun débat passionné. Elle a d’ailleurs été complètement occultée du projet de loi « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 », qui n’y a prêté – à notre sens fort justement – aucune attention.

C’est au Conseil d’État qu’il est revenu, selon l’expression populaire, de mettre les pieds dans le plat. Dans son avis du …, la Haute juridiction a proposé d’ajouter au texte définitif une disposition prévoyant « (…) l’exonération de responsabilité des professionnels de santé en cas de dommages résultant des mesures administratives, prise en charge de l’indemnisation des préjudices par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (art. L. 3131-3 et L. 3131-4), recueil de données concernant les victimes (art. L. 3131-9-1), mesures de protection des réservistes (art. L. 3131-10) et dispositions sur l’appel aux volontaires (art. L. 3131-10-1). »

Le législateur a souscrit sans réserve à la suggestion, en décidant d’intégrer dans la loi des dispositions permettant « d’exonérer la responsabilité des professionnels de santé » et de confier, in fine, à l’ONIAM la réparation des préjudices que pourraient subir les patients Covid-19. 

Le Conseil d’État, « assassin » de la police administrative générale des maires ( Voir Touzeil-Divina Mathieu, « Quand le Conseil d’Etat n’avance plus masqué pour réaffirmer qu’il est, même en juridiction, le Conseil « d’Etat » et non «des collectivités» » in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 292.), auteur de décisions pas franchement favorables au principe de précaution sanitaire, a réussi l’exploit de remettre au-devant de la scène l’ONIAM qui, à bout de souffle, ne paraissait plus avoir les faveurs du gouvernement. L’Office, et le système de solidarité nationale qu’il applique, ont essuyé ces dernières années une kyrielle de critiques, -imputables notamment à son fonctionnement, à la faible place accorder aux commissions de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI), aux difficultés à recouvrer les créances, – s’est donc vu attribuer une nouvelle mission relative à « l’état d’urgence sanitaire ». (voir  Cour des comptes Rapport public annuel 2017). Eu égard aux difficultés qui sont les siennes, nous aurions pu nous attendre à ce que l’ONIAM, soit invité à se concentrer sur ses missions, et qu’il ne lui en soit pas ajoutées de nouvelles.  

Oui, mais voilà, l’épidémie a semble-t-il changé la donne ! L’explosion des normes et la recrudescence des jurisprudences, nous montrent qu’en période d’état d’urgence sanitaire les cartes sont rabattues ! Les bannis d’hier peuvent devenir les protagonistes incontournables d’un nouveau système. Les grandes annonces, concernant la profonde refonte de l’Office, son recadrage sur ses prérogatives, ont laissé place à une nouvelle réalité.

Certes, à ce stade, on reconnaîtra qu’il est facile d’évoquer les limites du système et que si la critique est aisée, l’art législatif est souvent difficile, surtout en période de crise. Le législateur avait-il véritablement d’autre choix que celui qu’il a arrêté ? L’urgence n’était pas que juridique, mais aussi humaine et il fallait de toute façon faire avec « les moyens du bord » et surtout protéger les soignants. La cause est noble, c’est là une certitude ! Et puis, le recours à la solidarité nationale ne choquera pas les connaisseurs de l’Office qui ont assisté, ces dernières années, à l’accroissement spectaculaires des cas de figure pouvant être indemnisés sur ce fondement. Néanmoins, au titre des zones d’ombres, on retiendra que les plaideurs et spécialistes de ces mécanismes s’insurgent régulièrement contre ce système qui, par bien des aspects, n’est pas toujours des plus protecteurs pour les victimes et implique souvent, in fine, le recours aux juridictions. Quoiqu’il en soit, on arguera, que les victimes auront, peu ou prou, une indemnisation, et que les soignants et/ou les établissements de santé, eux, seront toujours protégés. Si tel est le cas, de nombreuses critiques deviendront sans effet, même si le cas des droits des victimes ne peut laisser indifférents.

Toutefois, un rapide regard sur les pratiques médicales constatées en ces temps d’épidémie, laisse d’ores et déjà le sentiment que le mécanisme mis en place est perfectible et que, dans plusieurs hypothèses, il sera difficile à appliquer. A leur corps défendant, les positions tranchées du Conseil d’État et du législateur ne sont pas- contrairement à ce que peuvent laisser présager nos précédents propos- forcément incohérentes avec l’état du droit. (I.). Ceci étant, la solution retenue, n’est pas sans soulever de problèmes. Derrière les effets d’annonce, il est probable que le souci de protection s’avère, dans les faits, plus limité qu’il n’y parait (II.).

I. La cohérence, normative, du recours à la solidarité nationale

Le recours à la solidarité nationale, s’il peut surprendre par nombre d’aspects, n’en demeure pas moins cohérent au regard de ce qui se pratique habituellement en matière d’urgence sanitaire (A.). L’objectif louable de protéger les professionnels de santé implique naturellement à un tel choix (B.)

A. La solidarité nationale et l’urgence sanitaire

Focalisée depuis le début de la crise du Covid-19 sur la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, nous en aurions presque oublié que les mécanismes de l’état d’urgence sanitaire s’inscrivent, et prolongent, un ensemble normatif bien plus vaste « celui des mesures d’urgences sanitaires ».  (Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, JO, 24 mars 2020 ; rect. 25 mars ; Coronavirus : loi d’urgence et autres mesures – Aperçu rapide par la rédaction, La Semaine Juridique Social n° 13, 31 Mars 2020, act. 134 ; Anne Levade, État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception, JCP G, n°13, 30 Mars 2020, 369, Jacques Petit, « L’état d’urgence sanitaire », AJDA, 2020 p.833). A ce titre, il n’aura pas échappé aux esprits les plus aguerris aux mesures sanitaires, que la codification des nouvelles dispositions s’inscrit au sein du titre troisième du Code de la santé publique (CSP) relatif aux « Menaces et crises sanitaires graves ». Au regard de cette réalité, il était donc logique que la question du traitement, par la loi, de la responsabilité des professionnels de santé en situation d’état d’urgence sanitaire, soit consacrée au sein du chapitre éponyme.

A cet égard, le choix de recourir à la solidarité nationale pour les victimes de dommages résultant de l’application des mesures sanitaires d’urgences, n’est pas une innovation. Ce « dispositif d’indemnisation concerne aujourd’hui essentiellement les victimes vaccinées contre la grippe A (H1N1) dans le cadre de la campagne de vaccination décidée par les arrêtés du Ministre de la Santé des 4 novembre 2009 et 13 janvier 2010. » (ONIAM, rapport d’activité 2018, p.36)

C’est tout naturellement que le législateur a, selon l’explication résultant de ses travaux préparatoires, admis au sein de l’article L.3131-20 CSP, « l’extension à l’état d’urgence sanitaire des décharges de responsabilité des professionnels de santé et de l’industriel fabricant pour toute prescription médicamenteuse faite en-dehors des indications thérapeutiques lorsque celle-ci est rendue nécessaire par les circonstances. Il prévoit également la réparation par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (Oniam) de tout accident médical, affection iatrogène ou nosocomiale, associés à la prise de mesures consécutives à l’état d’urgence sanitaire. »

La clarté de l’intention des promoteurs de la loi du 23 mars, tranche radicalement avec le manque de précision de l’article L.3131-20 tel qu’il est codifié. Adepte du « ping-pong » entre articles, le législateur a préféré, à la simplicité d’une formulation précise, procéder par renvoi. Égratignant au passage, encore un peu plus, le principe d’intelligibilité de la règle de droit, l’article L3131-20, dispose in extenso que « Les dispositions des articles L.  3131-3 et L. 3131-4 sont applicables aux dommages résultant des mesures prises en application des articles L. 3131-15 à L. 3131-17. Les dispositions des articles L. 3131-9-1, L. 3131-10 et L. 3131-10-1 sont applicables en cas de déclaration de l’état d’urgence sanitaire. ».

La formulation est particulièrement indigeste et incompréhensible pour qui ne connait pas les références visées (ou ne souhaite pas s’adonner à la gymnastique de ses doigts pour retrouver les articles cités). Seul lot de consolation, les références à des articles se situant au sein du chapitre consacré aux menaces sanitaires, ont le mérite d’aboutir à une uniformisation des principes d’indemnisation en « cas de crise sanitaire grave ». Finalement, le mécanisme de réparation des dommages subis dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire est strictement identique à ceux qui préexistent. 

Pour ceux que le manque de lisibilité n’a pas heurté, qu’ils se rassurent, le législateur a fait preuve de constance et nous a offert une deuxième occasion d’être dérouté. Avec un peu de persévérance, le lecteur de l’article L. 3131-20 se rendra vite compte que celui-ci est orienté autour de deux idées fortes : d’une part, il renvoie aux articles L.3131-3 et L.3131-4 du CSP, qui concernent l’indemnisation au titre de la solidarité nationale des victimes de dommages d’actes médicaux en période de crise sanitaire  ; d’autre part,  il se réfère aux dispositions des articles L.3131-9, 3131-10-1 qui ne concernent nullement la réparation des dommages médicaux, mais traitent de mesures qui en sont détachées (et sur lesquelles nous ne nous attarderons pas).  

Si le législateur avait voulu rendre abscons les règles de l’indemnisation en les rattachant, avec maladresse, à un ensemble épars de mesures sans lien direct les unes avec les autres, il aurait difficilement pu mieux s’y prendre. C’est un doux euphémisme que de considérer que le recours, dans un même article, à plusieurs principes qui n’ont pas directement de liens les uns avec les autres, ne favorise pas la clarté du dispositif. 

Au regard de ce qui précède, nous sommes en droit de nous demander quelle mouche a piqué le législateur ? La réponse se trouve dans les travaux préparatoires de la loi. Le législateur a souhaité, pour reprendre sa prose, « l’extension des garanties ». Entendons ici l’extension de garanties existantes applicables dans d’autres hypothèses de crises sanitaires. La louable « extension des garanties » autorisait donc à tous les mélanges de genres. Il aurait été plus lisible, à notre avis, de consacrer ces principes dans des articles différents. Mais tel n’a pas été le cas !

B. Le louable objectif de protection des professionnels et des patients

En dépassant les travers rédactionnels, et en fermant les yeux sur les conséquences formelles « de l’extension des garanties », il faut reconnaitre que l’esprit de protection que permet le texte est, a priori, une bonne idée.

En application des disposions de l’article L.3131-3 (auquel renvoie l’article L3131-20), « les professionnels de santé ne peuvent être tenus pour responsables des dommages résultant de la prescription ou de l’administration d’un médicament  en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation prévues par son autorisation de mise sur le marché ou son autorisation temporaire d’utilisation, ou bien d’un médicament ne faisant l’objet d’aucune de ces autorisations, lorsque leur intervention était rendue nécessaire par l’existence d’une menace sanitaire grave et que la prescription ou l’administration du médicament  a été recommandée ou exigée par le ministre chargé de la santé …».  D’autre part, cette garantie s’applique aux fabricants de médicaments, ou aux titulaires des autorisations de mise sur le marché qui ne peuvent « être tenus pour responsables des dommages résultant de l’utilisation d’un médicament en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation ». (L.3131-3)

A cet égard, un médecin prescripteur, qui administrerait hydroxychloroquine à un porteur du Covid-19, conformément à la réglementation adoptée dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, ne pourrait voir sa responsabilité engagée. Il en irait de même pour le fabricant ou le titulaire de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), qui n’auraient pas à indemniser le patient si ce dernier venait à subir un dommage imputable au médicament qui aurait été détourné de son utilisation normale.

En s’en tenant à ce seul cas, on ne peut que saluer une telle législation qui, en temps de crise, permet de ne pas entraver les alternatives et recherches médicales.

Et le patient victime d’un dommage dans tout ça ? Et bien lui aussi est, légalement, protégé, puisqu’au sens de l’article L. 3131-4 (auquel renvoie l’article L.3131-20) il est en droit d’obtenir « la réparation intégrale des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales imputables à des activités de prévention, de diagnostic ou de soins réalisées… » dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. L’indemnisation est alors « assurée par l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales mentionné à l’article L. 1142-22. ».

On notera que l’article L. 3131-4 offre des garanties supplémentaires par rapport au droit commun du régime classique de l’indemnisation des dommages médicaux au titre de la solidarité nationale. Dans le cadre des crises sanitaires, l’offre d’indemnisation est « adressée par l’office à la victime ou, en cas de décès, à ses ayants droit ». Autrement dit, l’article L.3131-4, ne se restreint pas expressément, comme en période d’application « classique » de la solidarité nationale, à la notion de victime. « L’équilibre est différent, … s’agissant des dommages causés par les mesures d’urgence prescrites par le ministre de la santé pour prévenir et limiter les conséquences sur la santé de la population des menaces sanitaires graves. Alors que la prise en charge de l’aléa thérapeutique relève d’un effort de solidarité à l’égard des victimes de la malchance, celle des victimes de mesures sanitaires d’urgence présente un enjeu d’égalité devant les charges publiques, puisqu’il s’agit de personnes victimes de leur participation à des mesures prises dans l’intérêt public. » (voir conclusions Nicolas Polge, sous, CE 27 mai 2016, M. B et Mme D., 391149)

Finalement, et pour reprendre une expression en vogue il y a quelques années dans la classe politique, l’article L.3131-20 nous donne le sentiment qu’il offre un mécanisme dans lequel « c’est du gagnant-gagnant ». Ainsi, les médecins, les laboratoires, peuvent faire leur travail dans un cadre d’urgence et d’incertitude sanitaires.

Cette vision idyllique serait permise si le dispositif de la solidarité nationale n’avait pas déjà été éprouvé, car derrière ces garanties, se dissimule une réalité peut-être moins avouable par les temps qui courent.

II. Les nombreux risques du recours à la solidarité nationale

D’idée miracle, la solution retenue risque de devenir une fausse bonne idée. Sur le principe de protéger juridiquement les acteurs de la santé, il ne peut y avoir, bien évidemment, que consensus.

Néanmoins, la consécration de ce régime de réparation pose à notre sens de nombreux problèmes qui ne sont pas appréhendés (A.). Les professionnels de santé, par manque de conseils, en sont restés au principe de l’immunité totale des actes accomplis en période de Covid-19, mais rien ne nous semble moins sûr (B.).

A. Le patient au-devant de l’aléatoire solidarité nationale

La première remarque que l’on peut faire en étudiant l’application du dispositif de la solidarité nationale en période d’urgence sanitaire, c’est que ce dernier censé favoriser l’indemnisation des victimes et éviter les longs périples juridictionnels, n’a pas, dans un passé récent, convaincu.

Au plan comptable, on retiendra que « depuis 2011, l’ONIAM a reçu en tout 173 dossiers » de demandes d’indemnisation imputables à la crise sanitaire du H1N1 (ONIAM, rapport d’activité 2018, p.36). Sur l’ensemble des décisions émises par l’Office, un nombre conséquent s’est soldé par un contentieux. A la fin de l’année 2018, 51 dossiers sont encore pendants devant les juridictions. (Les motifs de ces saisines sont variables : refus pur et simple d’indemniser de la part de l’Office, indemnisation jugée insuffisante par les demandeurs…)

Le nombre important de contestations, liées à l’indemnisation, semble contredire l’esprit de la solidarité nationale selon lequel le contentieux devrait sinon être inexistant, être a minima moins famélique.

Le contentieux brise le mythe de la facilité d’indemnisation que le législateur de 2002, lorsqu’il a créé l’ONIAM, avait entendu mettre en œuvre. Entre la problématique de la qualité de victime (Voir sur ce point le débat entre les victimes « directes et indirectes » ; 30 mars 2011, ONIAM c/ M. et Mme H…, n°327669, p. 148 ; Cass. Civ. 1, 13 septembre 2011, n°11-12536) celle de l’étendue de la réparation en matière d’aléa thérapeutique (30 mars 2011, ONIAM c/ M. et Mme H…, n°327669), ou encore celle de l’application de la théorie de la causalité adéquate, les incertitudes et débats relatifs à l’indemnisation des victimes de crises sanitaires sont nombreux, et démontrent, s’il en était besoin, le manque de cadrage du mécanisme, ou tout au moins ses limites.

Sans qu’il nous appartienne de revenir sur l’intégralité des problèmes rencontrés à l’occasion des procédures d’indemnisation imputables au mécanisme de la solidarité nationale, dans le cadre des crises sanitaires, nous relèverons quelques exemples topiques, fournis par la jurisprudence et qui, inexorablement, renvoient aux difficultés rencontrées par les victimes.

Au titre des problèmes majeurs, les débats interminables du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage subi par le patient, font assurément figure de favoris. On eut pu croire que la particularité des périodes de crises sanitaires aurait assoupli ou favorisé une interprétation large du lien de causalité, ou imposer une présomption légale entre certaines maladie et l’acte médical, mais il n’en est rien. L’office s’est arc-bouté sur une approche restrictive de sa compétence pour refuser de nombreuses indemnisations. Le refus de reconnaitre le développement d’une narcolepsie (maladie du sommeil) après une vaccination contre la grippe H1N1, est révélateur de cette tendance. Pourtant admis par une grande partie de la communauté scientifique, le lien entre la vaccination et la maladie n’a finalement été indemnisé qu’au prix de nombreux contentieux et de plusieurs condamnations de l’office (Voir en ce sens CAA de Bordeaux, 5 mars 2018, req. n°  17BX03135 ).

L’Oniam a démontré qu’il reste fidèle, en période de crise sanitaire, à sa « stratégie d’évitement » (voir notre article JDA), visant à ne pas indemniser les cas les plus problématiques, obligeant, in fine, les victimes à recourir au juge (voir en ce sens CAA Nancy, 4 juillet 2017, n° 17NC00649 ; à propos d’un dommage subi pendant la grippe H1N1 ; CE 4 novembre 2016, n° 397729 , CE 27 mai 2016,  391149).

Le recours à la solidarité nationale en temps de crise sanitaire n’a pas, pour les victimes, les vertus qu’on lui prête. Elle ouvre le risque d’injustice entre les personnes qui peuvent se faire assister d’un conseil, connaisseur du système, et celles qui se retrouvent démunies face à une proposition minime ou pire à un refus d’indemnisation. A cela on ajoutera que les victimes ne sont pas à l’abri de « bizarreries juridictionnelles » ( conclusions Nicolas Polge, sous, CE 27 mai 2016, M. B et Mme D., 391149) et des différences d’interprétation des ordres juridictionnels ayant à connaitre du contentieux. Car là encore, la volonté d’unification de la solidarité nationale s’est perdue lorsqu’elle donne lieu à contentieux, ce qui est fréquent dans les méandres du dualisme juridictionnel et des, potentielles, jurisprudences divergentes.

B. Le médecin devant le risque de voir sa responsabilité recherchée

Beaucoup s’accorderont à reconnaître que la solidarité nationale est loin de résoudre l’intégralité des questions que suscite l’indemnisation des dommages médicaux. La jurisprudence, a démontré, toute la difficulté et la précarité que rencontrent les victimes.

Toutefois, si les victimes ne sont pas toutes dans des situations d’indemnisation optimales, on pourra toujours se réjouir de voir les personnels soignants protégés dans leur mission et assurer de ne pas voir leur responsabilité engagée. Mais là encore nous émettons, sur ce point, plusieurs réserves. 

Contrairement à une idée encore trop souvent répandue chez les professionnels de santé, la solidarité nationale n’est pas, pour eux, une source de protection infaillible et cela pour au moins deux raisons. D’abord, car des fautes commises en période de crise sanitaire peuvent échapper à la solidarité nationale et donc impliquer la recherche de la responsabilité du professionnel de santé ou de l’établissement dans lequel il exerce ; enfin, car même en cas de prise en charge de l’indemnisation des dommages par l’ONIAM, ce dernier est libre de se retourner contre le professionnel ou l’établissement, ce qui est particulièrement courant.

Indépendamment de ces cas classiques, bien connus des juristes, la crise du Covid-19 offre un formidable laboratoire, et un cadre d’analyse des plus intéressants, car inédit. 

Il n’aura échappé à personne que loin des considérations juridiques, les médecins et autres experts se déchirent à longueur de journaux télévisés, ou « twits » ravageurs, sur la formule miracle qui pourrait soigner les patients. La chloroquine étant assurément le cas le plus débattu. Sans que nous ayons qualité pour juger de la prévalence des arguments des uns ou des autres, nous ne pouvons nous empêcher de voir derrière ces oppositions médicales, et les pratiques très variables qui y sont associées, de futurs contentieux notamment sous l’angle de la responsabilité. Le souci n’est bien évidemment pas le débat, ou la disputatio ; le juriste serait mal placé pour vilipender cet aspect des choses qui, sur bien des points, est sain surtout en période d’incertitude médicale. La difficulté est, à notre sens, dans les conséquences pratiques entrainées par les postures radicales, souvent à rebours de ce que prévoit le droit et qui pourraient bien, une fois la crise passée, se retourner contre leurs promoteurs.  

Une fois de plus, le cas de la chloroquine, même si ce n’est pas le seul, nous paraît emblématique des difficultés. C’est donc naturellement sur lui que nous nous attardons.

Face à l’ampleur du débat suscité par l’hydroxychloroquine – et l’association lopinavir/ ritonavir-, qui a largement dépassé le cadre confiné des laboratoires de recherche, le gouvernement a, par deux décrets des 23 et 26 mars 2020, décidé d’autoriser l’usage de ces médicaments pour les patients atteints par le Covid-19. A ainsi été créée une dérogation aux règles d’utilisation d’un produit pharmaceutique dans le seul cadre de son autorisation de mise sur le marché. La solution retenue reprend, au final, les préconisations émises par le Haut Conseil de la santé publique qui souhaite limiter l’utilisation de l’hydroxychloroquine aux patients les plus gravement atteints par le virus et, uniquement, dans un cadre hospitalier. Largement critiquée par la communauté médicale en raison de son caractère trop restreint, la délivrance du Plaquénil et, le cas échéant, des autres produits pharmaceutiques associés, est ainsi limitée aux seules pharmacies à usage intérieur des établissements de santé. ( Lami Arnaud, « L’accès au médicament à l’épreuve de l’urgence sanitaire », Rev. Droit de la famille, mai 2020, p.46)

Néanmoins, est prévue la possibilité pour un médecin libéral de dispenser le médicament en cas d’impérieuse nécessité et toujours conformément aux données acquises de la science.

Quel que soit le sentiment personnel que l’on peut avoir sur le sujet, on ne peut que reconnaitre que l’encadrement ainsi formulé a le mérite d’exister et, théoriquement, d’uniformiser les pratiques, ce qui, au plan de l’égalité du traitement des patients, pris au sens littéral du terme et sans mauvais jeu de mots, devrait être une bonne chose.

La règle de droit, quand elle existe, ne peut pas tout ; les juristes sont éternellement condamnés à faire preuve d’humilité. Loin des introspections auxquelles pourraient conduire cette remarque, il nous faut admettre que le droit est quelquefois apparu pendant l’épidémie comme secondaire. C’est précisément ce sentiment médical qui considère le droit inadapté qui a conduit nombre de médecins à s’affranchir des principes fixés par les décrets des 23 et 26 mars. La remarque n’aurait pas grand intérêt si elle n’impliquait pas la non-application de la solidarité nationale en cas de dommages. Car rappelons que ce n’est que lorsqu’un acte médical « a été recommandé ou exigé par le ministre chargé de la santé … », que le professionnel ne peut voir sa responsabilité engagée (L.3131-3).

A s’en tenir à la lettre de l’article L3131-3 du CSP, deux conditions cumulatives sont requises, pour que le professionnel de santé soit irresponsable : la première, « l’existence d’une menace sanitaire », qui ne fait pas en l’espèce débat, et, la seconde, une « recommandation ou une exigence fixée par le ministre de la santé ».

De fait, en s’en tenant à la lettre de la loi, une délivrance en dehors du cadre réglementaire est de nature à engager la responsabilité du professionnel, ou de l’établissement dans lequel il exerce (l’établissement ayant toujours la possibilité de faire une action subrogatoire contre le médecin fautif).

Bien évidemment, les juristes et les légalistes diront que ces professionnels n’avaient qu’à respecter les décrets. Certes ! Mais la réalité est bien plus complexe que ce que ne laisse voir la règlementation : la pression des patients pour obtenir le traitement, l’absence d’alternative, laissent le sentiment que de toutes façons les solutions sont peu nombreuses et que la chloroquine reste une des seules. Alors après tout, pourquoi patients et médecins, profanes en droit, ne l’utiliseraient pas ? Eu égard la discordance entre la règle de droit, les attentes des patients et la pratique médicale, la réalité de demain sera certainement contentieuse, et les médecins prescripteurs ne l’imaginent pas forcément. Les prémices de ce contentieux commencent à émerger. L’ordre des médecins a déjà annoncé vouloir sanctionner les médecins qui ont agi en dehors des protocoles.  

A notre sens, en calquant le régime d’irresponsabilité applicable en période de crise sanitaire à l’état d’urgence sanitaire, le législateur a manqué le but qu’il s’est assigné : à savoir, protéger juridiquement tous les professionnels de santé. La précipitation en cette matière est d’autant plus étonnante, que la particularité de la crise du Covid-19 a été l’argument phare pour justifier l’adoption des dispositions relatives à l’état d’urgence sanitaire. Il y a ici un manque de cohérence entre la posture adoptée au moment de l’adoption de la loi- de ne pas utiliser les mécanismes juridiques existants pour gérer la crise- et l’alternative retenue en matière de responsabilité de reprendre, in extenso, des dispositions existantes. Comment parler du caractère inédit de la situation sanitaire sans imaginer qu’elle aurait des répercussions sur la pratique médicale?  

En renvoyant sur ce point à des mesures qui pourront, au regard de la pratique médicale actuelle, s’avérer en partie inefficaces pour protéger les médecins, la loi a, selon nous, confondu vitesse et précipitation.  

Le législateur aurait peut-être dû s’en tenir à la morale enseignée par le lion et le rat : « patience et longueur de temps font mieux que force et que rage ». Laisser le temps de la réflexion, plutôt que d’intervenir d’ores et déjà, et réfléchir aux conséquences des pratiques médicales dans le cadre du Covid-19 eut pu être une alternative crédible et intéressante (ce qui a déjà été fait par le passé), mais tel n’a pas été le cas. La crise du Covid-19 déroute tellement, au plan juridique et sanitaire, que peut-être que toutes ces projections ou craintes s’évanouiront dans le futur avec le virus, qui ne sera alors qu’un vieux et mauvais souvenir….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Lami Arnaud, « Covid-19, et si on parlait de la responsabilité des professionnels de santé ? »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Actions & réactions au Covid-19 ; Art. 299.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.