De la décentralisation à l’autonomie : l’hypothèse de la Corse

ParJDA

De la décentralisation à l’autonomie : l’hypothèse de la Corse

Art. 403.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

Wanda Mastor
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Irdeic

« Mais cette collectivité sera d’abord ce que les Corses choisiront d’en faire ».

La phrase est prononcée le 7 avril 2017 par le président de la République, Emmanuel Macron, à Furiani[1]. Soit quelques mois avant les élections territoriales de 2017, suivies de celles de 2021. Dans les deux cas, les Corses ont choisi ce qu’ils voulaient « faire » de leur collectivité, pour reprendre les termes clairs et sans ambiguïté d’Emmanuel Macron. Après l’élection, au niveau national, du candidat faisant du « pacte girondin » l’un des piliers de ses discours, et au niveau local, d’une majorité d’autonomistes en 2017, renforcée en 2021, il n’est plus possible d’éluder la question de l’inscription de la Corse autonome dans la Constitution. Autonomie qui ne signifierait pas la sortie de la Corse de la République française, mais son insertion en tenant compte de ses spécificités.

Cet article est issu d’un rapport intitulé Rapport sur l’évolution institutionnelle de la Corse, remis au président du Conseil exécutif de Corse Gilles Simeoni le 11 octobre 2021[2]. Il a été réalisé par l’auteure dans le cadre d’un marché public lancé par la Collectivité et obtenu un mois avant. Il sera bientôt publié aux éditions Albiana et n’est que la première pierre posée à l’édifice d’une mission qui a pour horizon l’accession de la Corse à l’autonomie. Deux propositions dudit rapport ont déjà été concrétisées, notamment par la voie d’adoption d’amendements par l’Assemblée nationale au projet de loi « 3ds », qui doit être examiné en seconde lecture au Parlement. L’argumentation du rapport se développe autour de deux grands axes, respectivement consacrés à L’amélioration de l’existant : un renforcement démocratique pour des institutions plus efficaces et L’évolution souhaitable : un peuple corse dans une île autonome. Elle s’accompagne de substantielles annexes : le tableau synoptique des quinze propositions d’une part, et le compte-rendu d’entretiens avec les acteurs passés et présents de l’évolution statutaire de la Corse d’autre part. Les deux (amélioration de l’existant / revendication de l’autonomie) ne sont pas détachables. Ils sont complémentaires et se nourrissent l’un l’autre. L’existant, à savoir le fonctionnement actuel de la Collectivité, permet d’emprunter le chemin de l’autonomie ; inversement, pour mieux revendiquer cette dernière, certaines améliorations peuvent être proposées au sein de la première.

Nous choisissons de reproduire dans le cadre de cet ouvrage le passage le plus « délicat » du rapport, qui comporte les arguments qui cristallisent le plus les tensions. Depuis les lois de 1982, le législateur n’a cessé d’affirmer la spécificité de l’île en tentant d’en tirer les conséquences normatives. Ces dernières sont considérées par la majorité politique insulaire actuelle comme insuffisantes, et/ou furent censurées par le Conseil constitutionnel. L’autonomie serait pourtant une conséquence logique de plusieurs éléments réunis : la cohérence avec l’ensemble législatif la concernant ; la cohérence issue du droit comparé, l’écrasante majorité des États régionaux européens accordant l’autonomie à leurs îles ; la cohérence démocratique, au vu des dernières élections territoriales.

Au niveau constitutionnel, la Corse est un territoire juridiquement inclassable qui ne s’identifie que par rapport à son « rattachement » à l’article 72 de la Constitution. Tandis que l’île de Clipperton a les honneurs de la gravure dans le marbre constitutionnel, la Corse n’est évoquée qu’indirectement à travers une formule aux accents tautologiques : elle est une collectivité à statut particulier[3].

Après quarante années de reconnaissance législative de sa spécificité, la Corse ne peut demeurer au stade de la clandestinité constitutionnelle. Outre l’incongruité de l’absence de référence explicite, cette dernière révèle toute l’ambiguïté de son statut. Car si ce territoire relève bien de l’article 72, ses compétences (qui devraient en principe découler de son statut) sont une sorte d’agglomérat atypique qui « puise » des éléments aux catégories des articles 73, voire 74. Particulier, ce territoire l’est assurément : il est doté d’une organisation spécifique, d’un régime électoral propre, de la possibilité d’extension des compétences, de ressources fiscales indirectes dérogatoires, d’un droit à la consultation sur les projets de textes législatifs et réglementaires, du pouvoir de proposition d’adaptation des lois et règlements, pour ne citer qu’eux. Au nom de la cohérence logique qui a toujours présidé à l’écriture du droit, il convient de lui offrir les pouvoirs corrélatifs à ladite spécificité. Les électeurs ont souhaité que lesdits pouvoirs ne relèvent pas d’une décentralisation renforcée, mais soient ceux d’une région autonome, à l’image des régions italiennes, espagnoles ou des îles portugaises pour ne prendre que ces exemples de l’Europe du sud.

L’évolution est possible à travers deux types d’argumentation. La première consiste à apporter la preuve que l’autonomie ne serait pas une violation du principe de l’indivisibilité de la République. Ce sont surtout des malentendus qui forment ce premier obstacle, l’indivisibilité étant encore confondue avec l’uniformité. La seconde, s’appuyant notamment sur le droit comparé, permet de faire de l’insularité un élément fondamental du débat sur l’autonomie.

Nous profitons de la possibilité que nous offrent les auteurs du présent ouvrage -et de l’amitié qu’ils nous portent- pour développer ici les arguments les moins « consensuels ». Ces derniers sont relatifs à l’identité corse, laquelle, selon nous, pourrait être juridiquement consacrée à travers deux insertions constitutionnelles. Pour le Conseil constitutionnel, l’indivisibilité de la République signifie trois choses : l’unicité du peuple français, de la langue française et l’indivisibilité de la souveraineté. C’est à l’occasion d’une loi sur le statut de la Corse que le Conseil a consacré le premier, censurant la consécration juridique de l’existence du peuple corse (I). La langue corse suit à peu près le même régime que celui des autres langues régionales. Un régime conforme à la tradition jacobine de la France, très peu encline à percevoir la richesse là où elle voit des possibilités de séparatisme séditieux. La dernière décision du Conseil constitutionnel censurant l’enseignement immersif en est un exemple significatif (II).

I. La reconnaissance constitutionnelle du peuple corse

C’est peut-être l’une des revendications les plus fortes, et constantes, des mouvements nationalistes : « La question du peuple corse est le cœur du problème corse » précise le député européen François Alfonsi dans son entretien figurant en annexe. Seule une révision constitutionnelle permettrait de contourner la censure du Conseil constitutionnel en 1991[4].

A. Retour sur la censure du Conseil constitutionnel en 1991

Le Conseil Constitutionnel a constitutionnalisé le concept de « peuple français » à l’occasion de la censure de celui de « peuple corse » dans la décision dite « Statut de la Corse » du 9 mai 1991. L’article premier de la loi déférée au Conseil constitutionnel précisait que « La République française garantit à la communauté historique et culturelle vivante que constitue le peuple corse, composante du peuple français, les droits à la préservation de son identité culturelle et à la défense de ses intérêts économiques et sociaux spécifiques. Ces droits liés à l’insularité s’exercent dans le respect de l’unité nationale, dans le cadre de la Constitution, des lois de la République et du présent statut ». Après avoir rappelé toutes les références au peuple français dans les textes composant le bloc de constitutionnalité, et offert à la notion de peuple français valeur constitutionnelle, le Conseil déclare la mention « peuple corse, composante du peuple français », contraire à la Constitution[5].

Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, l’ancien ministre et membre du Conseil constitutionnel Pierre Joxe rappelle combien cette censure était inattendue, et choquante : « Chevènement avait combattu cette idée avec véhémence. Je n’avais pas pris au sérieux cette opposition et y ai répondu au départ avec dédain. L’existence du peuple corse était pour moi une évidence, historique, culturelle, sociologique… La réalité était plus forte que les arguments des opposants. José Rossi, élu de l’opposition, avait accepté d’être le rapporteur de la loi, que le Parlement a intégralement votée. C’était pour moi une grande victoire… Puis le Conseil constitutionnel a censuré la disposition sur « le peuple corse, composante du peuple français ». Neuf personnes se sont opposées à la volonté de la majorité des représentants de la nation qui n’avaient fait que consacrer juridiquement une réalité historique. Quand je suis devenu membre du Conseil constitutionnel, on m’a d’ailleurs reproché d’avoir à l’époque critiqué cette décision. Mais c’était vraiment légitime ». De son côté, José Rossi rappelle qu’introduite en dernière minute, cette disposition lui avait fait perdre des soutiens qu’il avait mobilisés à droite : « Elle a déclenché des polémiques nationales considérables qui ont fini par occulter la qualité de l’audace réformatrice en faveur d’un régime de décentralisation avancé pour la Corse ». 

Progressivement, cette affirmation, très sèche et sans ambiguïté, a connu des entorses avec la réforme de l’Outre-mer. Depuis 2003, la Constitution reconnaît en effet les « populations d’outre-mer » dans son article 72-3 : « La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’Outre-mer, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et fraternité ». La fin de la phrase permet de mettre en exergue l’importance de la nation française ; quant au choix du terme « populations », il n’est évidemment pas innocent.

B. Le contournement de la censure du Conseil constitutionnel

Comme précisé également plus loin pour la sauvegarde et la promotion de la langue corse, seule une révision constitutionnelle permet de contourner une décision du Conseil constitutionnel dont les [jugements], en vertu de l’article 62 de la Constitution, jouissent de l’autorité absolue de la chose jugée. La seconde possibilité réside dans un revirement de jurisprudence, le Conseil constitutionnel pouvant revenir sur l’une de ses décisions antérieures. Une troisième issue existe, en théorie : faire voter une nouvelle loi proclamant l’existence du peuple corse, en espérant que le Conseil constitutionnel ne soit pas saisi. C’est un risque que les parlementaires peuvent prendre, mais l’histoire récente de la censure de l’enseignement immersif prouve que la majorité (même, dans ce cas précis, une écrasante majorité) qui adopte une loi peut, dans les jours qui suivent l’adoption, saisir le Conseil constitutionnel afin qu’il censure la loi qu’elle vient elle-même d’adopter[6].

Dans ces conditions, la voie de la révision constitutionnelle, même plus difficile en théorie, paraît plus envisageable. Tout dépend des négociations menées en amont par la majorité territoriale corse. Mais en l’état actuel des choses, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, une révision constitutionnelle est peut-être une voie plus « sûre » que celle d’une loi ordinaire qui, si elle proclame l’existence du peuple corse, risque probablement d’être encore censurée par le Conseil constitutionnel.

La disposition pourrait être insérée dans un article ou un titre relatif à la Corse et/ou dans l’alinéa précité faisant référence aux populations d’outre-mer. Cela permettrait, d’une part, d’éviter de toucher à l’article 2 qui, selon le Conseil constitutionnel, fait obstacle à la reconnaissance du peuple corse, et d’autre part, de mettre les dispositions constitutionnelles en cohérence. Les statuts particuliers de l’Outre-mer et de la Corse justifient d’être mentionnés ensemble, du seul fait d’être tous deux particuliers (et sans poursuivre une logique d’alignement que nous repoussons par ailleurs dans un autre passage du rapport).

Proposition : Insérer la notion de peuple corse dans la Constitution
Modification de l’article 72-3 alinéa 1 de la Constitution proposée :

Article actuel :

La République reconnaît, au sein du peuple français, les populations d’outre-mer dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.

Article proposé :

La République reconnaît, en son sein, les populations d’outre-mer et le peuple corse, dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité.

II. La protection constitutionnelle de la langue corse


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 403.


[1] Https://en-marche.fr/articles/discours/meeting-macron-furiani-discours.

[2] Https://www.isula.corsica/Evolution-institutionnelle-de-la-Corse-consulter-le-rapport-de-Wanda-Mastor-en-integralite_a2683.html.

[3] Voir les actes à paraître du colloque Les collectivités à statut particulier : les enjeux de la différenciation, sous la direction scientifique d’A. Fazi et N. Kada, Università di Corsica Pasquale Paoli, septembre 2019.

[4] Décision n°91-290 DC du 9 mai 1991, Loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse.

[5] Considérant 13.

[6] Décision n°2021-818 DC du 21 mai 2021, Loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.