Art. 318.
Note sous CE, 30 mars 2019, M. Baron et Association Sang d’encre, req. n° 404405 et CE, 24 févr. 2020, Commune de Paimpol, req. n° 425034 (à mentionner aux Tables du Recueil Lebon)
Le « droit de l’acte réglementaire », pour reprendre l’expression intitulant le « repère » du professeur Benoît Plessix sous l’arrêt dit CFDT Finances (B. Plessix, « Le droit administratif, droit de l’acte réglementaire, DA, 2018, n° 7, p. 1), a décidément le vent en poupe dans la jurisprudence récente du Conseil d’État ! Dans deux affaires jugées respectivement les 30 mars 2019 et 24 février 2020, le juge administratif suprême, saisi de deux recours pour excès de pouvoir relatifs à des décisions ministérielles à objet pécuniaire, a consacré le principe selon lequel un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une « mesure purement gracieuse ». Officiellement distincts et indépendants l’un de l’autre, ces deux arrêts forment, en réalité et pour filer la métaphore contentieuse, une « opération jurisprudentielle unique comportant un lien » justifiant une note commune.
Dans la première affaire, M. Baron et l’association Sang d’encre ont demandé au Conseil d’État, en application de l’obligation pour l’administration d’abroger les règlements illégaux, non seulement d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le ministre des finances et des comptes publics sur leur demande tendant à l’abrogation des articles 6 et 7 de la décision du 2 février 2006 du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie et du ministre délégué au budget et à la réforme de l’État instituant une indemnité différentielle en faveur de certains ouvriers et contractuels de droit public de l’Imprimerie nationale, mais également d’enjoindre au ministre de l’économie et des finances d’abroger ces articles.
Dans la seconde affaire, le tribunal administratif de Rennes a transmis au Conseil d’État, en application de l’article R. 351-2 du code de justice administrative, les conclusions de la requête de la commune de Paimpol dirigées contre la décision par laquelle le ministre de l’intérieur a majoré forfaitairement de 3550 euros la somme prévue à l’article L. 2335-16 du code général des collectivités territoriales dans sa rédaction antérieure au 1er janvier 2018.
Dans ces deux arrêts, le Conseil d’État a considéré que les décisions attaquées, qui présentent un caractère réglementaire, ne sauraient être regardées comme des « mesures purement gracieuses » qui, pour ce motif, seraient insusceptibles de recours. Ces affaires M. Baron et Association Sang d’encre et Commune de Paimpol ont été l’occasion pour le juge administratif suprême de redéfinir la notion de « mesure purement gracieuse » (I), en même temps que d’étendre la catégorie des actes susceptibles de recours pour excès de pouvoir au profit de ceux énonçant des règles générales et impersonnelles (II).
I – La redéfinition de la notion de « mesure purement gracieuse »
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 redéfinissent la notion de « mesure purement gracieuse ». Cette dernière est vraisemblablement sortie des limbes de l’histoire avec l’arrêt du 8 juin 1877, Legrand et Cie c. Min. de la guerre, dans lequel le juge administratif suprême a considéré que « la décision du 29 juin 1874 est une mesure purement gracieuse qui n’est pas susceptible de recours devant le Conseil d’État » (CE, 8 juin 1877, Legrand et Cie c. Min. de la guerre, Rec. p. 574). La lecture de ce considérant, acte de naissance de la notion de mesure purement gracieuse, la laisse apparaître comme faisant partie des « notions fonctionnelles » chères au doyen Vedel, celles qui procèdent directement d’une fonction qui leur confère seule une véritable unité (G. Vedel, « La juridiction compétente pour prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative », JCP, éd. G, 1950, n° 851. V. P. Gonod, « Les mesures gracieuses dans la jurisprudence du Conseil d’État », RDP, 1993, pp. 1351-1384). En réalité, il ressort de la jurisprudence administrative que deux éléments essentiels la constituent : « un avantage » et « l’exercice d’un pouvoir inconditionné » (Ibid., pp. 1355-1362). On peut l’identifier comme « une faveur édictée dans la cadre de la mise en œuvre d’un pouvoir inconditionné de l’autorité administrative dont la source résulte d’une habilitation jurisprudentielle » (Ibid., p. 1366). Ces arrêts M. Baron et Association Sang d’encre et Commune de Paimpol oscillent entre continuité et rupture par rapport à la tradition jurisprudentielle du Conseil d’État en matière de mesures purement gracieuses. La part de continuité, c’est le maintien du second élément. Ainsi, dans la première affaire, « l’instauration d’une indemnité au bénéfice d’anciens ouvriers de l’Imprimerie nationale est, à leur égard, une mesure […] qui n’est imposée par aucun texte ». De même, dans la seconde affaire, le ministre de l’intérieur « n’était pas tenu de prendre » la décision prévoyant une majoration annuelle de 5030 euros de la dotation pour les titres sécurisés pour les communes équipées d’un dispositif de recueil des empreintes digitales ; majoration non imposée par les règles de compensation des transferts de compétences de l’État vers les collectivités territoriales. Intellectuellement peu satisfaisant (J.-M. Woehrling, « Mesures gracieuses : le maintien regrettable d’un archaïsme. À propos de l’arrêt du Conseil d’État du 15 juin 2007, Denance », DA, 2007, n° 11, étude 17), ce second élément sert néanmoins à distinguer les « mesures purement gracieuses » des « mesures simplement gracieuses » (A. Foubert, « Les mesures purement gracieuses », in N. Jacquinot (dir.), Le don en droit public, actes du colloque du 1er et 2 décembre 2011 organisé par l’Institut Maurice Hauriou de l’Université de Toulouse 1 Capitole, Presses de l’Université de Toulouse 1 Capitole, 2013, pp. 52-53), « faveurs qu’un texte prévoit et pour lesquelles une procédure est organisée » (R. Odent, Contentieux administratif, t. 1, Dalloz, 2007, p. 777), qui sont, quant à elles, susceptibles de recours devant le juge administratif.La part de rupture, c’est non seulement le caractère non réglementaire de la décision comme nouvel élément constitutif de la notion de « mesure purement gracieuse » (A), mais également le caractère favorable de la mesure en tant qu’élément relégué au second plan (B).
A. Le caractère non réglementaire de la décision, un nouvel élément constitutif de la notion de « mesure purement gracieuse »
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 partagent la propriété de consacrer le principe selon lequel un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une « mesure purement gracieuse ». Ce principe fixe un élément nouveau constituant la notion de mesure purement gracieuse. L’état traditionnel de la jurisprudence administrative relative au caractère des mesures purement gracieuses peut être résumé avec les mots de Pascale Gonod dans son article pionnier : « bien qu’en général, elles soient des mesures individuelles, édictées le plus souvent à la suite d’une demande, certaines mesures gracieuses ont une portée générale et impersonnelle, comme l’illustrent plusieurs affaires » (P. Gonod, op.cit., pp. 1356-1357). L’auteure se référait aux dispositions de l’instruction n° 78-5-SPE-B3 du 21 juin 1978 émanant du directeur de la comptabilité publique qui fixent les modalités de résorption d’une indemnité accordée à des personnes qui en bénéficiaient en fait sans pouvoir y prétendre (CE, 30 avr. 1980, Parenko, req. n° 17025), à la prise en compte des droits à congé au titre du régime antérieur (CE, 16 mai 1980, Chevry et autres, Rec. p. 227), ainsi qu’au report du paiement des loyers par circulaires (CE, 24 juill. 1981, Letailleur et autres, Rec. Tables pp. 590 et 916 ; CE, 29 juill. 1983, Vidal, req. n° 40644). Présente également le caractère d’une mesure purement gracieuse la décision du 27 décembre 2004 par laquelle la Poste a supprimé la gratuité de la carte bleue et de l’abonnement téléphonique dont bénéficiaient les fonctionnaires retraités de cet établissement (CE, 15 juin 2007, M. Jean Denance, req. n° 285441 ; CE, 19 mai 2010, La Poste, req. n° 316421).
Cependant, comme l’explique la rapporteure publique Sophie-Justine Liéber dans ses conclusions sur l’arrêt M. Baron et Association Sang d’encre, « un tel acte, même à visée favorable, […] paraît par nature plus susceptible de léser l’intérêt de ses potentiels bénéficiaires, ne serait-ce que par les modalités qu’il prévoit ». C’est la raison pour laquelle elle a proposé de « juger expressément qu’une mesure réglementaire ne peut être regardée comme une mesure purement gracieuse – et par voie de conséquence qu’elle ne peut bénéficier de l’immunité juridictionnelle dont jouissent les mesures purement gracieuses à caractère individuel » (S.-J. Liéber, conclusions sur arrêt M. Baron et Association Sang d’encre préc., non publiées). Cette conclusion a été suivie par la formation de jugement dans l’arrêt du 30 mars 2019, avant d’être confirmée par les troisième et huitième chambres réunies dans l’arrêt Commune de Paimpol. Dans ces deux arrêts, c’est parce qu’elles revêtent un caractère réglementaire que la décision qui institue une indemnité et fixe les règles selon lesquelles elle est versée et la décision du ministre de l’intérieur prévoyant une majoration annuelle de 5030 euros de la dotation pour les titres sécurisés pour les communes équipées d’un dispositif de recueil des empreintes digitales ne sauraient être regardées comme des mesures purement gracieuses qui, pour ce motif, seraient insusceptibles de recours.
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 se bornent néanmoins au constat du caractère réglementaire des décisions ministérielles attaquées, sans faire référence aux critères de l’acte réglementaire qui sont, malgré quelques incertitudes résultant de la jurisprudence récente, son caractère général et impersonnel et/ou le fait qu’il ait, par lui-même, pour objet l’organisation du service public (CE Sect., 1er juill. 2016, Institut d’ostéopathie de Bordeaux, Rec. p. 277 ; CE, 19 juin 2017, Société anonyme de gestion de stocks de sécurité (SAGESS), Rec. Tables pp. 430 et 529 ; CE, 14 juin 2018, Commune de Busseaut et autres, Rec. Tables pp. 509 et 618 ; CE ord., 28 août 2018, EAP Group, req. n° 423533 ; CE, 12 févr. 2020, M. C… B…, req. n° 418880 et 419938, à mentionner aux Tables). En tout état de cause, les décisions attaquées non seulement sont pourvues de caractère général et impersonnel dans la mesure où elles s’adressent à une catégorie de personnes définies par des caractéristiques génériques (certains anciens ouvriers de l’Imprimerie nationale recrutés par le ministère de l’économie, des finances et de l’industrie dans l’affaire M. Baron et Association Sang d’encre, les communes équipées d’un dispositif de recueil des empreintes digitales dans l’affaire Commune de Paimpol), mais également ont, par elles-mêmes, pour objet l’organisation d’un service public en ce qu’elles sont relatives à l’organisation du ministère de l’économie, des finances et de l’industrie dans l’arrêt du 30 mars 2019, au service public de l’état civil dans l’arrêt du 24 février 2020.
Si ces deux arrêts consacrent le principe selon lequel un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une mesure purement gracieuse, l’arrêt Commune de Paimpol du 24 février 2020 relègue le caractère favorable de la mesure au second plan.
B. Le caractère favorable de la mesure, un élément relégué au second plan
L’arrêt du Conseil d’État du 24 février 2020 se distingue de celui du 30 mars 2019 s’agissant du caractère favorable en tant qu’élément constituant la notion de « mesure purement gracieuse ». Un tel caractère est au cœur de la notion, à ce point que le juge administratif suprême a déjà utilisé le terme de « mesure favorable » afin de qualifier une « mesure purement gracieuse » (CE, 10 mars 1982, Association du cadre A des préfectures, Rec. Tables pp. 516 et 649 ; il l’est également s’agissant de mesures gracieuses spécifiques, celles de régularisation des étrangers qui ne remplissent pas les conditions auxquelles est subordonné le droit à la délivrance des titres de séjour et qui sont, quant à elles, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir). Ce caractère est néanmoins insuffisant afin de la définir ; les mesures gracieuses se déclinant entre les « mesures purement gracieuses » – qui ne sont imposées par aucun texte et qui sont injusticiables – et les « mesures simplement gracieuses » qui, nonobstant une controverse doctrinale, créent des droits et peuvent être abrogées et retirées à tout moment (A. Foubert, op.cit., p. 62). L’illustration classique de cette seconde catégorie de mesures gracieuses sont celles prévues par l’article L. 247 du livre des procédures fiscales que l’administration peut accorder sur la demande du contribuable et qui peuvent être déférées par la voie du recours pour excès de pouvoir au juge administratif (CE, 3 nov. 2006, Martin, Rec. p. 461).
Si dans l’affaire M. Baron et Association Sang d’encre, le Conseil d’État considère que l’instauration d’une indemnité au bénéfice d’anciens ouvriers de l’Imprimerie nationale est, à leur égard, « une mesure favorable qui n’est imposée par aucun texte », dans l’affaire Commune de Paimpol, il estime non seulement que la décision prévoyant une majoration annuelle de 5030 euros de la dotation pour les titres sécurisés pour les communes équipées d’un dispositif de recueil des empreintes digitales, qui revêt un caractère réglementaire, ne saurait être regardée comme une mesure purement gracieuse qui, pour ce motif, serait insusceptible de recours ; mais qu’elle ne saurait davantage être regardée comme une mesure favorable à la commune de Paimpol, de sorte que celle-ci peut se prévaloir d’un intérêt lui donnant qualité à en demander l’annulation. Ce mode de rédaction de l’arrêt du 24 février 2020 appelle toutefois une observation.
En apparence, le refus du Conseil d’État de qualifier la décision attaquée de mesure purement gracieuse est indépendant de son caractère non favorable ; ce dernier servant simplement à justifier que la commune requérante peut se prévaloir d’un intérêt lui donnant qualité à en demander l’annulation. Cette séparation ramène à la question du fondement de l’irrecevabilité des recours dirigés contre les mesures purement gracieuses, posée par Pascale Gonod dans son article pionnier : « résulte-t-elle de ce que, par nature, les mesures gracieuses ne font pas, aux yeux du juge grief, ou du fait qu’elles ne font pas grief au requérant, et que par conséquent celui-ci n’a pas d’intérêt à agir ? ». À l’époque, l’auteure y a répondu en distinguant les mesures gracieuses de portée générale et impersonnelles des autres : si elles revêtent un caractère réglementaire, c’est leur nature qui fait obstacle à la recevabilité du recours ; sinon, c’est le défaut d’intérêt donnant qualité à agir au requérant (P. Gonod, op.cit., pp. 1375-1378). En confirmant pour la première fois depuis l’arrêt du 30 mars 2019 le principe selon lequel un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une « mesure purement gracieuse » tout en séparant cette qualification de la question de l’intérêt à agir du requérant, l’arrêt du 24 février 2020 a frappé cette thèse de caducité. En l’espèce, ce découplage n’exerce aucune influence sur le sens de la décision rendue par le juge administratif suprême puisque les caractères réglementaire et non favorable de la décision ministérielle attaquée convergent dans le sens de son injusticiabilité. Mais de manière générale et si ces deux caractères venaient à diverger, cette interprétation littérale de l’arrêt Commune de Paimpol aboutirait à qualifier toute mesure qui n’est imposée par aucun texte et qui ne revêt pas un caractère réglementaire de mesure purement gracieuse insusceptible de recours, même si elle n’est pas favorable au requérant. Aller au bout de cette logique de séparation aboutirait à reconnaître l’existence de « mesures purement gracieuses non favorables », en même temps « insusceptibles de recours » et « faisant grief » à leurs destinataires qui peuvent ainsi se prévaloir d’un intérêt leur donnant qualité à en demander l’annulation… Plutôt confus ! La première conséquence de cette interprétation stricte de l’arrêt du 24 février 2020 porte en elle un double oxymore juridique, de sorte qu’elle est fondamentalement contradictoire. La seconde conséquence de cette interprétation littérale de l’arrêt Commune de Paimpol aboutit, quant à elle, à qualifier toute décision qui n’est imposée par aucun texte et qui est pourvue d’un caractère général et impersonnel d’acte réglementaire susceptible de recours, même si elle est favorable au requérant. L’acte administratif énonçant des règles générales et impersonnelles paraissant « par nature plus susceptible de léser l’intérêt de ses potentiels bénéficiaires, ne serait-ce que par les modalités qu’il prévoit » (S.-J. Liéber, concl. préc.), son caractère réglementaire l’emporte sur son caractère favorable, comme l’illustre l’arrêt M. Baron et Association Sang d’encre dans lequel était attaquée « une mesure favorable qui n’est imposée par aucun texte » et qui revêt un caractère réglementaire.
En réalité, c’est donc une interprétation moins stricte de l’arrêt Commune de Paimpol qui doit être retenue, interprétation d’après laquelle le découplage entre la qualification de la décision attaquée de mesure purement gracieuse et son caractère favorable signifie simplement, d’une part, qu’il est en l’espèce surabondant (ladite décision étant susceptible de recours du fait de son caractère réglementaire indépendamment de son caractère non favorable) ; d’autre part, qu’un tel caractère est appelé à être de manière générale subsidiaire et ne servir qu’à départir les décisions non imposées par les textes ne revêtant pas un caractère réglementaire : le requérant ne pouvant pas se prévaloir d’un intérêt lui donnant qualité à en demander l’annulation si elles lui sont favorables conformément à une jurisprudence établie depuis 1949 (CE, 7 janv. 1949, Matis, Rec. p. 1 ; CE, 13 mai 1949, Sieur Diehl, Rec. p. 218).
Redéfinissant la notion de « mesure purement gracieuse », les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 étendent également et simultanément la catégorie des actes susceptibles de recours pour excès de pouvoir.
II – L’extension de la catégorie des actes susceptibles de recours pour excès de pouvoir au profit de ceux énonçant des règles générales et impersonnelles
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020, qui excluent les décisions réglementaires du champ d’application des « mesures purement gracieuses », s’apparentent à une médaille à deux faces qui non seulement affaiblit l’injusticiabilité qui est attachée auxdites mesures (P. Gonod, « Mesure gracieuse – une nouvelle étape dans l’infléchissement de l’injusticiabilité des mesures gracieuses », DA, 2019, n° 6, comm. 32)(A), mais également et en même temps renforce le recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes énonçant des règles générales et impersonnelles (B).
A. L’affaiblissement de l’injusticiabilité des « mesures purement gracieuses »
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 affaiblissent l’injusticiabilité des « mesures purement gracieuses ». Traditionnellement, cette injusticiabilité est totale et réside dans « l’immunité juridictionnelle des mesures gracieuses » (P. Gonod, « Les mesures gracieuses dans la jurisprudence du Conseil d’État », op.cit., pp. 1367-1382). Cette immunité juridictionnelle signifie que la décision par laquelle l’autorité administrative octroie une mesure purement gracieuse n’est pas susceptible d’être contestée, ni par la voie de l’action (arrêts Legrand et Cie c. Min. de la guerre préc.), ni par voie d’exception (arrêt Letailleur et autres préc. ; CE, 27 mars 1987, Ville de Tarbes c/ Mme di Constanzo, Rec. p. 111 ; CE, 4 nov. 1992, Ghirardi, req. n° 132962 ; CAA Lyon, 20 oct. 1993, M. Moretti, req. n° 91LY00330 ; CE, 23 nov. 1994, Mme Lamort, req. n° 100862), ni par le bénéficiaire (CE, 22 janv. 1982, Mme Rosset, req. n° 16894 ; CE, 4 nov. 1987, Bouchta, req. n° 80501), ni par un tiers (arrêts Chevry, Letailleur et autres et Vidal préc.), pas plus que le refus d’accorder le bénéfice d’une telle mesure (CE, 29 oct. 1971, Sieur Chougab Rabah, Rec. p. 646 ; CE, 27 juillet 1984, M. Essaka, req. n° 34045 ; arrêt Ghirardi préc.), qui ne saurait davantage ouvrir droit à indemnité (arrêt Ville de Tarbes c/ Mme di Constanzo préc.), de même que la décision de surseoir à l’application d’une mesure gracieuse « ne peut, quels qu’en soient les motifs, être regardée comme constituant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » (CE ord., 25 nov. 2003, Présidente de l’assemblée de la Polynésie française, Rec. Tables p. 928).
Cette immunité juridictionnelle des mesures gracieuses est néanmoins critiquable en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, en particulier au principe d’égalité qui leur est inapplicable et ne peut être utilement invoqué à l’appui d’un recours dirigé contre lesdites mesures (arrêt Letailleur et autres préc.). Ce type de mesures constitue au regard du système de l’État de droit un paradoxe qui a été ainsi résumé par Jean-Marie Woehrling : « plus l’Administration s’évade hors du droit, moins elle est surveillée » (J.-M. Woehrling, loc.cit.). C’est en raison d’un tel paradoxe que depuis 2009, un mouvement jurisprudentiel affaiblit l’injusticiabilité des mesures purement gracieuses, mouvement dont les arrêts M. Baron et Association Sang d’encre et Commune de Paimpol sont la troisième et, à ce jour, dernière étape.
La première étape fut l’arrêt du 17 juillet 2009, Gerbault, dans lequel le Conseil d’État a réduit le champ de la mesure purement gracieuse en considérant qu’une autorité qui n’a pas pris une mesure non prévue par un texte, mais a fait application de dispositions de manière illégale (ce qu’Anne Foubert qualifie de décisions contra legem, par opposition aux décisions extra legem (A. Foubert, op.cit., pp. 56-58)), n’a pas pris une mesure purement gracieuse, mais une décision administrative créatrice de droits au bénéfice de l’intéressé, susceptible d’engager la responsabilité de l’État en cas d’illégalité (CE, 17 juill. 2009, Gerbault, Rec. Tables pp. 880 et 923).
La deuxième étape a été l’arrêt du 21 novembre 2016, M. Thalineau, dans lequel le juge administratif suprême a estimé que si le refus d’accorder une mesure purement gracieuse n’est pas susceptible de recours, la décision par laquelle une autorité administrative octroie une telle mesure peut être attaquée par un tiers justifiant, eu égard à l’atteinte que cette décision porte à sa situation, d’un intérêt lui donnant qualité pour agir (CE, 21 nov. 2016, M. Thalineau, Rec. Tables p. 860).
La troisième étape, ce sont donc les arrêts des 30 mars 2019 et 24 février 2020, M. Baron et Association Sang d’encre et Commune de Paimpol dans lesquels le Conseil d’État a consacré le principe selon lequel un acte réglementaire ne saurait revêtir le caractère d’une mesure purement gracieuse.
Ce mouvement jurisprudentiel affaiblissant l’injusticiabilité des mesures purement gracieuses n’est cependant pas achevé dans la mesure où le refus d’accorder une telle mesure n’est toujours pas susceptible d’être contesté par le demandeur se trouvant dans une situation analogue à celle du bénéficiaire initial d’un avantage non prévu par les textes en invoquant utilement l’application du principe d’égalité (B. Seiller, « La contestabilité du refus d’une mesure purement gracieuse », GP, 2017, n° 5, p. 22).
Cet affaiblissement de l’injusticiabilité des « mesures purement gracieuses », qui excluent désormais les décisions réglementaires, a pour conséquence nécessaire le renforcement du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes énonçant des règles générales et impersonnelles.
B. Le renforcement subséquent du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes réglementaires
Les arrêts du Conseil d’État des 30 mars 2019 et 24 février 2020 renforcent le recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes réglementaires. En effet, ils absorbent un nouveau type d’actes administratifs énonçant des règles générales et impersonnelles au sein de la catégorie des actes susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Jadis, ce furent les circulaires réglementaires (CE Ass., 29 janv. 1954, Institution Notre-Dame du Kreisker, Rec. p. 64), celles qui fixent « une règle nouvelle entachée d’incompétence » (CE Sect., 18 déc. 2002, Mme Duvignères, Rec. p. 464), les règlements intérieurs des collèges et des conseils municipaux (CE, 2 nov. 1992, Kherouaa et Mme Kachour et Balo et Mme Kizic, Rec. p. 389 ; CE Sect., 10 févr. 1995, Riehl et Commune de Coudekerque-Branche c/ Devos, Rec. pp. 66 et 67 (2 espèces) ; CE, 10 mars 1995, Epoux Aoukili, Rec. p. 122), puis les circulaires interprétatives impératives (arrêt Mme Duvignères préc.). Hier, c’était les avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies, notamment lorsqu’ils revêtent « le caractère de dispositions générales et impératives » (CE, 11 oct. 2012, Société ITM entreprises et Société Casino Guichard-Perrachon, Rec. pp. 360 et 362 (2 espèces)), ce même type d’actes « lorsqu’ils sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent » (CE Ass., 21 mars 2016, Société Fairvesta International GmbH et autres, Rec. p. 78), puis, sous cette même condition, les lignes directrices par lesquelles les autorités de régulation définissent, le cas échéant, les conditions dans lesquelles elles entendent mettre en œuvre les prérogatives dont elles sont investies (CE, 13 déc. 2017, Société Bouygues Telecom et autres, Rec. p. 359). Aujourd’hui, ce sont donc les mesures favorables qui ne sont imposées par aucun texte et qui revêtent un caractère réglementaire, puis les documents de portée générale émanant d’autorités publiques susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre (CE, 12 juin 2020, Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), req. n° 418142 (à paraître au Recueil Lebon)).
Cette extension de la catégorie des actes administratifs énonçant des règles générales et impersonnelles susceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir est significative car ce dernier est la voie de droit la mieux à même d’assurer le respect de la légalité par les actes réglementaires.
Elle l’est, d’une part, dans la mesure où comme le Conseil d’État l’a rappelé dans son « grand arrêt » dit CFDT Finances, le contrôle exercé par le juge administratif sur un acte qui présente un caractère réglementaire porte sur « toute » la légalité des règles générales et impersonnelles qu’il énonce lorsqu’il est saisi, par la voie de l’action, dans le délai de recours contentieux ; les conditions d’édiction de cet acte, les vices de forme et de procédure dont il serait entaché ne pouvant être utilement invoqués que dans le cadre du recours pour excès de pouvoir dirigé contre l’acte réglementaire lui-même et introduit avant l’expiration du délai de recours contentieux, mais pas à l’appui d’une exception d’illégalité ou de la contestation d’un refus d’abroger (CE, 18 mai 2018, Fédération des finances et affaires économiques de la CFDT (CFDT Finances), Rec. p. 187). Entre les différentes voies de droit structurant le contentieux des actes réglementaires, c’est donc le recours pour excès de pouvoir qui est sorti vainqueur du « moment CFDT Finances », à l’exception des décisions refusant de les abroger. S’agissant de ces dernières, l’atteinte à l’État de droit est néanmoins relative, non seulement dans la mesure où jusqu’alors, les cas d’annulation d’un refus d’abroger illégalement édicté étaient rarissimes dans la jurisprudence administrative (CE Sect., 30 juill. 2003, Groupement des éleveurs mayennais de trotteurs (GEMTROT), Rec. p. 346 ; CE, 30 mars 2005, Société Briadel, Fédération des entreprises de boulangerie et pâtisserie française, Groupement indépendant des terminaux de boulangerie, Rec. Tables p. 1120 ; CE, 9 nov. 2015, Syndicat national Solidaires-Justice, req. n° 385962), mais également en ce que depuis lors, le Conseil d’État a enrichi l’office du juge de l’excès de pouvoir dans le contentieux du refus d’abroger un acte réglementaire en consacrant le principe de l’appréciation de la légalité de l’acte réglementaire au regard des règles applicables à la date à laquelle le juge statue ; ce dernier pouvant désormais rechercher l’illégalité d’une décision refusant d’abroger un acte réglementaire survenue à la suite d’un changement de circonstances de droit ou de fait entre la date à laquelle elle est intervenue et la date à laquelle il statue, exception faite d’un vice d’incompétence dont elle serait entachée (CE Ass., 19 juill. 2019, Association des Américains accidentels, Rec. p. 296).
Elle l’est, d’autre part, en ce que la décision du juge de l’excès de pouvoir peut, notamment, prononcer l’annulation de l’acte attaqué. Or, l’annulation pour excès de pouvoir de l’acte attaqué est non seulement plus efficace que la déclaration d’illégalité dont le seul et unique effet est sa non-application au litige (B. Seiller, « Les effets de la déclaration d’illégalité sur l’ordonnancement juridique », RFDA, 2014, pp. 723-727), mais également plus respectueuse du pouvoir d’appréciation et de décision des autorités investies du pouvoir réglementaire que ses pouvoirs de pleine juridiction, notamment de la réformation, caractéristique de l’office du juge du plein contentieux objectif. Si, à titre exceptionnel, le Conseil d’État a déjà réformé un arrêté départemental revêtant un caractère réglementaire (CE, 30 juin 1999, Centre d’action sociale de la Ville de Paris, req. n° 189169), « imaginerait-on, par exemple, le juge de plein contentieux réformer un décret réglementaire du président de la République ou réécrire entièrement un document de planification ? » (F. Blanco, Contentieux administratif, PUF, 2019, pp. 385-386). Les actes réglementaires, plus largement actes pris dans les domaines d’excellence du pouvoir discrétionnaire de l’administration, constituent un « noyau dur » résistant à l’essor du contentieux de pleine juridiction, de sorte que le recours pour excès de pouvoir n’est décidément pas une « étoile temporaire des Gémeaux » (M. Hauriou, note sous CE, 29 nov. 1912, Boussuge et autres, Sirey, 1914, III, p. 33) ; elle est bien vivante et c’est « parce qu’elle est vivante que notre étoile brille encore » et toujours (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13e éd., Montchrestien, 2008, p. 269).
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