La décentralisation 40 ans après : un désastre

ParJDA

La décentralisation 40 ans après : un désastre

Art. 408.

La présente contribution est extraite du 9e dossier du JDA
ainsi que de l’ouvrage
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s).

L’extrait publié ci-dessous est à découvrir
– en intégralité –
dans l’ouvrage précité (Editions l’Epitoge).

(c) Sciences Po

Jean-Bernard Auby
Professeur de droit public émérite de Sciences Po Paris

J’espère qu’on ne m’en voudra pas de livrer ici des réflexions autant citoyennes que scientifiques, traversées d’impression personnelles. Elles sont tout de même le fruit d’une pratique prolongée du droit des collectivités territoriales. Et c’est cette pratique même qui, sur un fond de réflexion dont je ne peux pas cacher qu’il est très favorable à la décentralisation, a fait naître le sentiment de lassitude désappointée que je m’autorise à livrer. Dans un texte livré à la revue « Acteurs Publics » en 2019[1], je me suis efforcé de résumer ce que je pensais être les caractéristiques essentielles du modèle territorial français en cinq traits :

  • la stagnation géopolitique du système entre surplace et allers-retours agaçants ;
  • une vision des politiques publiques locales comme de simples variables d’ajustement des politiques nationales ;
  • la survivance des pièges psychocentralistes de notre vision de l’appareil public ;
  • la prise en compte insuffisante d’impératifs forts d’aujourd’hui : poussée de l’urbanisation, digitalisation, changement climatique ;
  • les limites de l’arbitrage démocratique local.

L’impression désolée qui courait le long de ce tableau ne s’est nullement atténuée depuis. Au contraire, la déception s’est aggravée. Il est vrai que la crise sanitaire a pesé de tout son poids en faveur des réflexes rétrogrades. Mais le résultat est quelque chose comme un désastre. Je m’explique.

I.

Quoi qu’on en pense, il y a bien une trajectoire historique de modernisation de notre système territorial qui se dessine dans la réflexion publique – celle des « technocrates », diront certains – depuis, disons, le programme du Conseil de la Résistance. Cette trajectoire, on la vit se déployer surtout dans les débuts de la Cinquième République, et dans les réformes engagées à partir de 1982.

Si on la résume très sommairement, elle suit le tracé de deux vecteurs successifs.

1°. Le premier est un mouvement de rationalisation de l’architecture institutionnelle et de basculement de certaines tâches d’administration directe des services d’État aux entités locales.

Il s’agit de remédier à la dispersion congénitale du système et de l’adapter au contexte d’un pays qui n’est plus à dominante rurale. D’où la préoccupation de regrouper les communes après avoir renoncé à en réduire significativement le nombre (en gros depuis l’échec historique de la réforme de 1971). D’où les interrogations constantes sur l’utilité du département…

Il s’agit aussi de soulager l’État d’un certain nombre de tâches d’administration concrète, que l’on transfère progressivement aux différents échelons.

Lesquels en viennent à constituer quatre degrés d’administration locale : régions, départements, intercommunalités et communes. Tout ceci formant, et il est extrêmement important de le souligner, un ensemble non hiérarchisé, aucun des niveaux de collectivités ne pouvant réellement orienter l’action de celles qui sont au-dessous (même si l’on a essayé de confier une part de l’intervention publique stratégique aux régions).

Le résultat de cette absence de hiérarchisation étant d’ailleurs de rendre inextricable la répartition des compétences entre les niveaux territoriaux : les problèmes publics se laissent difficilement découper en tranches verticales. Nous y reviendrons.

2°. Le second vecteur, apparu plus récemment parce qu’il suppose que l’on soit tout de même parvenu à un certain degré de rationalisation de l’architecture institutionnelle, est celui du pluralisme et de la différenciation.

La décentralisation n’en vaut pas la chandelle si elle est pure affaire de commodité : sinon, ce que nous appelons « déconcentration » convient très bien, d’autant qu’elle place les responsabilités locales entre les mains d’agents fermement maîtrisés par le pouvoir central. La décentralisation ne prend son véritable sens que si elle associe les forces vives locales et permet d’adapter l’action publique aux circonstances locales.

Cela ne peut pas se faire sans accepter l’idée d’une certaine différenciation territoriale : sans accepter que les solutions aux problèmes publics locaux varient dans une certaine mesure[2]. Il en a toujours été ainsi en fait -que l’on songe à la variabilité des taux des impôts locaux, qui ne date pas d’hier-, mais, depuis quelque temps, l’idée a été ouvertement affichée et doucement acceptée. Elle figure dans le titre même du projet de loi « relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale » (« 3ds ») déposé au Sénat en mai 2021.

Cette idée de différenciation débouche naturellement sur la reconnaissance d’un pouvoir normatif -en tous les cas d’un pouvoir réglementaire- local. Idée longtemps tenue pour sulfureuse, contre la vérité même de l’existence d’un pouvoir réglementaire communal, en matière de police, d’urbanisme…, mais qui a fini par être acceptée : depuis la révision de 2003, l’article 72 de la Constitution pose en principe que, « dans les conditions prévues par la loi… (les collectivités territoriales) disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ».  On reviendra sur cette acceptation, il est vrai donnée du bout des lèvres si elle ne recelait pas une pure tartufferie.

II.

Comparons maintenant cette trajectoire historique que l’on pouvait imaginer comme le moyen de doter notre pays d’une administration territoriale efficace et démocratique à la fois, avec la réalité d’aujourd’hui.

Blocages et régressions, pour résumer !


La suite du présente article est à découvrir
dans l’ouvrage 40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
(Toulouse, Editions L’Epitoge ; 2 mars 2022).


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 408.


[1] 10 décembre 2019.

[2] Verpeaux M. & Janicot L., Droit des collectivités territoriales, Lgdj, 2° éd., 2021, p. 164 ; Auby J-B., La décentralisation et le droit, Lgdj, 2006 ; Melin-Soucramanien F., « Les adaptations du principe d’égalité à la diversité des territoires » in Rfda ; 1997, p. 906.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.