par Mme Claire DUJARDIN,
Observatoire de l’état d’urgence, SAF
Le point de vue
d’un membre de l’Observatoire de l’état d’urgence : interview
Art. 43. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?
CD : L’état d’urgence renvoie à plusieurs notions, tant juridique qu’historique.
Créé en 1955 pour faire face à l’insurrection menée par le Front de Libération Nationale et utilisé à plusieurs reprises lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre, a touché des populations qui ont, de près ou de loin, un lien direct avec cette histoire.
Au delà des références historiques importantes, l’état d’urgence renvoie à une notion très vague, celle du péril imminent. Le péril imminent résultant des attentats et justifiant que l’état d’urgence soit décrété, est désormais défini politiquement comme étant l’existence de Daesh et des groupes terroristes. L’état d’exception devient permanent et les mesures administratives exceptionnelles s’inscrivent dans le droit commun.
Enfin et surtout, l’état d’urgence est un état juridique d’exception qui donne de larges pouvoirs à l’administration et instaure un contrôle a posteriori. Le juge judiciaire est ainsi écarté et l’administration peut agir sans contrôle a priori. Les violations des droits de la personne semblent inévitables et le prix à payer pour maintenir la sécurité.
C’est la raison pour laquelle le seul contrôle parlementaire inscrit dans la loi est insuffisant et que ce régime doit rester très limité dans le temps.
JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?
CD : Les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence le sont par le Préfet et le Ministre de l’Intérieur. Le contrôle du juge va intervenir postérieurement à l’exécution de la mesure et devant le tribunal administratif. Les personnes ne sont pas toujours informées de leur droit et ne voient pas toujours l’utilité de saisir un juge, alors que la mesure a été exécutée. Ils ne font donc pas la démarche d’aller voir un avocat et de se défendre. L’accès aux droits, à un avocat, à un juge, n’est pas garanti de la même manière qu’en temps normal.
De plus, la défense devant les juridictions administratives n’est pas la même que devant les juridictions judiciaires, notamment en raison du contrôle restreint du juge administratif dans certaines matières et du mode de preuve. L’administration fabrique sa propre preuve, par la production de notes blanches ou de fiches de renseignements, qui sont versés aux débats sans que le requérant n’ait le temps et les moyens d’apporter la preuve contraire.
Enfin, le juge administratif va considérer que la restriction de libertés est possible au nom de l’ordre public et que certains éléments démontrant un comportement dangereux ou pouvant porter atteinte à l’ordre public, sont suffisants pour considérer que la personne peut faire l’objet d’une mesure administrative, contrairement au juge judiciaire qui va demander des indices sérieux et concordants.
JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps
normal ? Quel en est l’exemple le plus marquant ?
CD : L’observatoire sur les dérives de l’état d’urgence a été créé en décembre 2015, faisant suite aux attentats du 13 novembre. Il est composé de membres de la Ligue des Droits de l’Homme, du Syndicat des Avocats de France, du Syndicat de la magistrature.
Au cours des ces travaux, l’observatoire a pu auditionner plusieurs personnes, notamment des personnes qui ont fait l’objet de perquisitions administratives.
Un homme qui habite dans le quartier du Mirail à Toulouse nous a relaté la perquisition dont il avait fait l’objet, au milieu de la nuit, alors qu’il dormait avec ses 3 enfants en bas âge. Nous avons pu noter que les forces d’intervention étaient intervenues armées et cagoulées, avaient menotté la personne devant ses enfants, l’avaient frappé et injurié, avaient saisi des données informatiques, avaient endommagé du matériel dans la maison, n’avaient pas permis à la personne de s’habiller, étaient entrés dans la chambres des enfants. Aucun arrêté de perquisition ne lui a été remis. La perquisition n’a donné lieu ni à des poursuites, ni à des saisies.
La personne nous a expliqué que tout le voisinage avait entendu la perquisition et vivait désormais dans la crainte, plus personne ne voulait lui parler. Il parle d’insomnies, de maux de tête, de cauchemars. Les enfants ont été suivis par la psychologue scolaire. Il explique qu’il avait confiance dans la police et l’Etat et qu’il a désormais peur, qu’il ne pensait pas que ça pouvait arriver en France. Il ne comprend pas ce qui s’est passé et il a peur d’intenter des recours.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 43.
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