Les relations entre les citoyens et l’administration en Russie

ParJDA

Les relations entre les citoyens et l’administration en Russie

par Maxim SOROKIN
Assistant et doctorant – Ecole de droit de la haute école des sciences économiques (Moscou)

Art. 89. En Russie, comme en France, l’Etat administratif “fait” de la Nation et occupe une place prépondérante dans notre vie collective. Comme en France, les relations entre l’administration et citoyens russes restent complexes et tendues, car les administrés, si ils demandent de l’État fort, peuvent se retrouver souvent impuissants face à la machine administrative. Et pourtant, rien ne peut arrêter le progrès de l’État de droit: longtemps considéré comme un simple administré engagé (1), un post-soviétique est maintenant considérées comme l’usager de service public (2) et en quelque sorte le citoyen administratif (3). Dans ce contexte, quand la codification des procédures administratives présente de plus en plus d’intérêt pour le droit russe, le Code français des relations entre le public et l’administration entré en vigueur depuis 2016 peut, à cet égard, nous inspirer.

1. L’administré engagé…

Historiquement, si notre système politico-administratif centralisé s’est fondé sur le principe de soumission des particuliers au commandement des autorités administratives, le droit des particuliers de s’adresser aux autorités publics a, en revanche, été reconnu. A défaut de véritables institutions représentatives, ainsi que d’un contrôle juridictionnel de l’action administrative (notons, que l’analogue du recours pour excès de pouvoir a été introduit seulement en 1989, même si la contestation des sanctions administratives a existé auparavant), les demandes ou recours administratifs étaient considérés comme seul instrument efficace pour le requérant pour reconnaître ou rétablir ses droits violés. Au fond, c’est de là que vient ce qu’on peut appeler le concept d’administré engagé: le particulier pouvait alors attirer l’attention des autorités supérieures face aux dysfonctionnements des services en place sans véritable garantie toutefois, du point de vue procédurale, d’aboutissement de sa requête.

A partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’Etat administratif a accepté de se lier au principe de l’égalité en acceptant d’engager sa propre responsabilité (aussi, les règles de l’examen des propositions, demandes et requêtes des citoyens étaient fixées par le Président du Conseil suprême de l’URSS en 1968). Enfin, la Constitution fédérale de 1993 fondée sur le constitutionnalisme libéral a inscrit en son article 33 le droit des citoyens de présenter leurs demandes individuelles et collectives aux organes d’Etat ou ceux des collectivités locales, mais il ne s’est pas traduite par aucune règle procédurale vis-à-vis des autorités publiques. Dans le contexte russe, il s’agit là d’une grave lacune, car notre droit administratif est structuré par les ukazes et le rôle du juge comme créateur du droit est d’une portée limitée. En resultat, la régulation des procédures administratives non contentieuses est toujours en cours d’élaboration. La loi-cadre fédérale relative aux modalités de l’examen de demandes des citoyens a été promulguée en 2006. Toutefois, les procédures administratives spéciales se sont développées de manière fragmentée et sporadiques dans les codifications thématiques (ex.: Code fiscal, Code foncier) ou les lois ordinaires (sur l’organisation de pouvoirs régionales ou collectivités locales); spéciales (ex.: les lois sur les marchés publics, la privatisation, l’étude d’impacts environnementales).

Ce manque de vision globale du législateur s’explique tant par la forte fragmentation d’action gouvernementale en Russie où la réticence de soulever le problème de pétitions (ou demandes collectives) aux pouvoirs publics (néanmoins, cette problématique a commence à se régler en 2012 avec la création de la plateforme de pétitions “initiative citoyenne russe”), que par l’obsolescence du cadre conceptuel de notre droit administratif visé exclusivement de gestion publique par des instructions, notamment de procédures d’application des sanctions administratives, avec de l’essor du pouvoir judiciaire comme le protecteur des droits et libertés d’homme.

Pour ce qui concerne cette embryon de procédure administrative générale non-contentieuse, la loi de 2006 précitée distingue trois types de demandes à présenter aux autorités publiques: les propositions (c’est à dire les recommandations aux autorités aux fins d’intérêt général, y compris les améliorations de la législation), les demandes (les sollicitations pour exercer le droit ou la liberté, mais aussi la communication des actes illicites) et les requêtes. L’accueil personnel par le chef d’organe est également possible. Le demandeur a le droit de consulter ou présenter tout les documents et matériaux concernant leur demande, même après leur examen afin de vérifier la pertinence de réponse (voir Определение Конституционного Суда РФ от 07.02.2013 N 134-О). La loi interdit la persécution de l’auteur de la demande ou la communication de l’information qu’elle contient, ce qui n’empêche pas, comme la Cour Constitutionnelle l’a precisé en 2015, l’accès de l’intéressé aux éléments pour répondre à l’administration agissant dans le cadre de police administrative (voir Определение Конституционного Суда РФ от 22.12.2015 N 2906-О). Contrairement au cas français, le délai de réponse imparti à l’autorité pour l’examiner est assez bref – 30 jours francs suivant la date de l’enregistrement avec le prolongation dans «les circonstances exceptionnelles» à la durée maximale d’un mois. Dans le cas échéant, il doit transmettre la demande à l’autorité compétente en notifiant au demandeur. Et le dilemme de motiver/ ne pas motiver ses réponses n’existe pas, car la motivation reste obligatoire dans tous les cas (voir Определение Конституционного Суда РФ от 15.07.2010 N 1070-О-О), même si l’obligation de répondre concerne les questions de demande et non les réclamations présentées par le demandeur.

L’application concrète de ce dispositif comporte des difficultés dans la mesure où ce dernier ne permet pas d’assurer un véritable dialogue effectif entre l’administration et les administrés. D’abord, quelles sont les personnes agissant d’un côté ou de l’autre? Force est de constater que ce n’est pas qu’en 2012 que la Cour Constitutionnelle a reconnu le droit d’adresser aux autorités publiques pour les personnes morales de droit privé en vertu du droit constitutionnel d’association (см. Постановление Конституционного Суда Российской Федерации от 18 июля 2012 г. № 19-П). Par le même arrêt, le juge constitutionnel prononcait l’extension de la notion d’administration aux “organisations exerçant des fonctions publiques importantes”, c’est-a-dire personnes privées, qui en soi est importante pour le développement de notre droit public. Cependant, il n’a pas formulé les critères permettant de les identifier. Aussi, le législateur en 2013 l’a laisse à la discrétion du juge. Or, la jurisprudence montre qu’on entend par “fonctions publiques importantes” tous les services au public sans lien avec l’action administrative.

Un autre problème s’est posé: par plusieurs occasions, l’administration n’a pas donné de motivation satisfaisante ni même répondu aux demandes qui lui sont adressées par les administrés. Le contrôle du juge est loin d’être la solution, comme l’a constaté le notre Défenseur des droits en 2007. Ainsi, le juge considère comme irrecevables des requêtes contre l’inaction de l’Administration du Président de la Russie au regard de l’obligation de réponse avec le motif surprenant que la contestation des actes administratifs de structures présidentielles en soi peut entraver l’intervention directe ou indirecte dans l’activité constitutionnelle du Président (voir Определение Тверского районного суда г. Москвы от 23.04.2010 по заявлению НП “Институт развития свободы информации”).

Enfin, beaucoup de difficultés résultent de la confusion (aux yeux du demandeur) de la réponse de l’administration et la décision administrative. La jurisprudence assimile la réponse négative de l’administration à la décision de rejet, mais en cas d’absence de réponse administrative, elle se borne à contraindre l’administration à répondre aux questions posées par le demandeur (voir Постановление Пленума Верховного Суда РФ от 10.02.2009 № 2, Постановление Семнадцатого арбитражного апелляционного суда от 17.01.2012 N 17АП-13468/2011-АК). Face à cela, il faut envisager l’introduction dans la législation russe des règles de la decision implicité (et dans certaines cas, le principe « silence vaut acceptation»), ce qui peut améliorer dans une certaine mesure la situation des administrés en Russie.

2. …face à l’influence au dehors du système

  1. Vers l’usager des services publics

Parallèlement, on a tenté de réformer de manière tabula rasa des procédures administratives dans le cadre de la réforme administrative menée depuis 2004 sous le signe du concept de “new public management”. La base normative a été constituée par la loi fédérale de 2010 relative à l’organisation des services publics de l’Etat et celles des collectivités locales. La grande avancée de cette loi consiste essentiellement en ce qu’elle définit toute activité des organes de pouvoir exécutif exercée sur les saisines des demandeurs comme un service public, tandis que dans notre droit, l’action administrative est révélé par la notion de puissance, et la notion du service est considérée comme étranger ou secondaire aux fonctions étatiques. En étant cohérent, la loi de 2010 a consolidé la mise en place des règlements administratifs, qui doivent fixer la description du standard de l’exécution du service public (notamment, la liste exhaustive des documents demandées), ainsi que les procédures administratives: les opérations, l’échelonnement ainsi que les délais d’accomplissement. Il faut noter qu’il y a évidemment une concurrence avec la loi-cadre de 2006, mais en pratique il est circonscrit par les règlements administratifs et même écarté au regard du l’examen des requêtes sur l’exécution des services publics.

En outre, la logique de l’usager des services publics a une certaine incidence sur le cadre juridique des relations entre administrations, notamment par la création de maisons des services publics (ou centres multifonctionnels) pour la réalisation du concept de «guiсhet unique» ou la renforcement des échanges d’informations et de données entre autorités administratives pour éliminer le fardeau supplémentaire des demandeurs. La numérisation des services publics est également en cours (voir le portail commun des services d’etat – beta.gosuslugi.ru/foreign-citizen?lang=fr).

Et il faut constater que si beaucoup a été fait – plus 25 000 règlements administratifs ont été publiés, l’expérience inédite de transparence – pour simplifier ou rationaliser les démarches administratives, mais les procédures administratives elle-même n’ont pas été systématisées et proprement développées. On ne trouvera pas là, par l’exemple, les modalités de l’entrée en vigueur, de l’abrogation ou retrait des actes administrative ou les droits de tiers parties et d’autres questions essentielles. C’est l’une des raisons pour lesquelles on n’a pas encore réussi à changer profondément la culture de l’administration pour rendre l’action publique plus efficace en tenant compte des besoins des demandeurs.

2. Vers le citoyen administratif

L’autre chantier important correspondant à l’idée de «citoyen administratif» est le développement de consultations publiques électroniques (depuis 2010) dans le cadre de l’étude d’impacts ex ante des projets des textes normatifs, notamment les actes de l’Union économique eurasiatique, concernant les activités du commerce et l’investissement, ainsi que celle des services fiscaux et douanières. A l’issue de consultations électroniques qui peuvent durer de 10 à 45 jours en fonction de la complexité d’un régulation, le rapport de synthèse est présente par le ministère responsable de projet. Il faut noter qu’il doit préciser les raisons pour lesquelles telle ou telle proposition citoyenne n’a pas été retenue. Enfin, le ministère du développement économique qui prépare l’avis public contenant l’étude d’impacts peut opposer son véto au projet de texte si les consultations publiques n’ont pas été organisées de manière régulière (См. Постановление Правительства РФ от 17.12.2012 № 1318). De plus, depuis 2012 la participation du grand public a été renforcée grâce à création de la plateforme regulation.gov.ru pour la publication des conceptions et avant-projets de certains textes du caractère économique et sociale (sauf le budget, les règlements administratifs e.t.c). Toutefois, outre  l’incertitude initiale des avis présentées par les internautes, le juge peut refuser de considérer l’absence de consultations publiques ou l’etude des impacts comme un vice de procédure pouvant entraîner l’annulation d’un acte contesté (voir Определение Верховного Суда РФ от 03.02.2016 № 117-АПГ15-9).

En résume, force est de constater qu’au fond la France et la Russie a des tendances semblables dans le développement des procédures administrative générales, et le retard de la part de la Russie peut s’expliquer par le manque, bien plus qu’on France, de contrôle juridictionnel et aussi démocratique sur l’action d’administration Dans le contexte russe, ou le droit public vient d’abord de textes normatifs, il faut noter qu’en 2015, le premier Code du contentieux administratif est entré en vigueur. Donc, le prochain mouvement doit consister nécessairement dans la codification de procédures non-contentieuses, pour laquelle l’édifice normative et l’expérience positive de la France pourront nous être utile.

L’auteur exprime sa reconnaissance à Randianina Radilofe, doctorante en Droit de l’Université de Nice Sophia Antipolis, enseignant-chercheur de l’Université Catholique de Madagascar pour son concours à la rédaction de ce texte.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 02 « Les relations entre le public & l’administration » (dir. Saunier, Crouzatier-Durand & Espagno-Abadie) ; Art. 89.

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À propos de l’auteur

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Le JDA (Journal du Droit Administratif) en ligne a été (re)fondé en 2015 à Toulouse. Son ancêtre le "premier" JDA avait été créé en 1853 par les professeurs Adolphe Chauveau & Anselme Batbie. Depuis septembre 2019, le JDA "nouveau" possède un comité de rédaction dirigé par le professeur Mathieu Touzeil-Divina et composé à ses côtés du Dr. Mathias Amilhat ainsi que de M. Adrien Pech.

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