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Le contrôle de l’état d’urgence par la société civile : une innovation démocratique

par Mme Julia SCHMITZ
Maître de conférences, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Le contrôle de l’état d’urgence
par la société civile :
une innovation démocratique

Art. 50. L’application de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire instaure un régime d’exception susceptible de porter atteinte aux droits et libertés des individus. Cette situation exceptionnelle a suscité une réaction de la société civile pour organiser un contrôle permanent et vigilant des mesures prises par les autorités administratives et mobiliser l’opinion publique.

Disposant de pouvoirs accrus (perquisitions, assignations à résidence) et libérées de tout contrôle a priori du juge judiciaire, gardien traditionnel de la liberté individuelle, les autorités de police mettent en œuvre un pouvoir discrétionnaire. Pour préserver la transparence démocratique, des initiatives spontanées et collectives, réunissant des individus de tout horizon, ont mis en place une surveillance des éventuels abus et dérives policières, en exerçant des actions en justice et en mettant en place des « garde-fous médiatiques ».

Le déclenchement
du contrôle juridictionnel

L’application de l’état d’urgence relevant de la police administrative, seul le juge administratif peut être saisi d’un recours pour annuler, suspendre l’exécution des mesures générales ou individuelles ou réparer les dommages causés pendant les perquisitions. Les individus visés par ces mesures peuvent ainsi exercer un recours, ainsi que tout individu qui réside sur le territoire français, susceptible d’être affecté par les décrets déclarant l’état d’urgence. C’est ce qu’a confirmé le juge administratif à l’occasion d’une demande de suspension de l’état d’urgence décrété en 2005 (CE, Ord. 9 décembre 2005, n° 287777). Mais encore faut-il que les individus aient connaissance de ces possibilités de recours. Pour en assurer l’exercice, les associations de défense des droits de l’homme se sont jointes à plusieurs recours ou l’ont exercé directement.

La Ligue des Droits de l’Homme a joué un rôle moteur dans les recours exercé devant le juge administratif depuis la déclaration de l’état d’urgence en novembre 2015, disposant d’un intérêt à agir pour les atteintes à ses propres activités (liberté de réunion et de manifestation) et les atteintes aux intérêts qu’elle s’est donnée pour mission de défendre (droits et libertés des individus).

Cette association est devenue un requérant systématique, à l’origine de nombreux recours. Elle a ainsi demandé au Conseil d’État l’annulation du décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 relatif à l’extension à l’ensemble du territoire hexagonal de la possibilité de prendre des mesures d’application de l’état d’urgence et de la circulaire du 25 novembre 2015 relative aux perquisitions administratives (CE, 15 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme, 395091 et 395092). Par un recours en référé-liberté auquel se sont joints des universitaires, le syndicat général CGT des personnels de la police nationale du secrétariat général pour l’administration de la police de Paris et de la préfecture de police, le Syndicat de la magistrature et l’association de la Quadrature du net, elle a demandé la suspension de l’état d’urgence (CE, Ord., 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 396220). Elle s’est également associée à la requête de plusieurs personnes qui demandaient la suspension de leur assignation à résidence prononcées à l’occasion de la COP 21 (7 ordonnances rendues par le Conseil d’État le 11 décembre 2015).

A l’appui de ces requêtes, la LDH a soulevé des questions prioritaires de constitutionnalité concernant les dispositions de la loi du 3 avril 1955 qui ont été transmises au Conseil constitutionnel par le Conseil d’État (Cons. const. Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence] ; Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence] ; Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence]).

Cependant, ce contrôle juridictionnel est limité car il n’intervient qu’a posteriori. Même les référés d’urgence sont ici d’une efficacité limitée en raison de la rapidité des procédures administratives en cause. Confrontés à des recours massifs, des juges administratifs sont sortis de leur réserve pour rédiger de manière anonyme une tribune sur le site Médiapart, appelant à un débat général sur l’état d’urgence. Face à cette situation exceptionnelle, une autre forme de contrôle était nécessaire.

Un contrôle diffus de recension, d’analyse et d’alerte

Pour combler les failles du contrôle politique et juridictionnel, les représentants de la société civile (journalistes, associations de défense des libertés, avocats, syndicats) se sont organisés pour lancer des initiatives innovantes (documents de travail collectifs et interactifs sur Internet, réseaux sociaux, appels publics pour des pétitions ou manifestations, tribunes, réunions), afin d’informer le public sur la mise en œuvre de l’état d’urgence.

Le travail de contrôle réalisé par les médias a été facilité par le renforcement de la liberté de communication pendant l’état d’urgence. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 a en effet modifié l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, pour supprimer les dispositions qui permettaient de contrôler la presse, les publications et les émission radiophoniques. Des Observatoires de l’état d’urgence, sous forme de blogs internet, recueillent des témoignages et recensent les mesures individuelles et collectives prises par les autorités, pour signaler les abus et garantir le suivi des mesures d’exception (V. le blog de Laurent Borredon, journaliste du monde : « Vu de l’intérieur. Observatoire de l’état d’urgence ; Mediapart : « L’état d’urgence dans tous ses états » ; Huffington Post : carte interactive ; Le Nouvel Obs : « État d’urgence : panorama des abus et mesures controversées »).

Le monde associatif relaie également les informations relatives à l’état d’urgence. L’association La Quadrature du Net recense quotidiennement les mesures de police, les articles de presse traitant de l’état d’urgence et publie des analyses sur les projets de loi envisagés. Ce « dispositif d’édition collaborative » invite les e-citoyens à enrichir les informations et les analyses de manière interactive, ainsi qu’à interpeller les élus ou à signer des pétitions en vue de créer des commissions d’enquête. Le Collectif contre l’islamophobie en France a également mis en ligne un dispositif de signalement et publié un « Guide pratique sur les mesures d’urgences ». De son côté, la Ligue des droits de l’homme réalise une veille permanente des dérives de l’état d’urgence par le biais de ses antennes locales et Amnesty International a réalisé un rapport alertant sur les dérives de l’état d’urgence (Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France).

D’autres collectifs, créés spontanément, ont lancé des pétitions pour mettre fin à l’état d’urgence (V. « L’ appel des 333 » ; « Nous ne céderons pas ! » et « Stop état d’urgence ») ou pour réaliser une étude approfondie de ce régime d’exception (V. L’Observatoire juridique de l’état d’urgence, L’urgence d’en sortir, Analyse approfondie du régime juridique de l’état d’urgence et des enjeux de sa constitutionnalisation dans le projet de loi dit « de protection de la nation »).

Enfin, une autre forme de résistance citoyenne s’est constituée, en marge du contrôle politique ou de l’information journalistique, par la création d’un Conseil d’urgence citoyenne, invitant par une page Facebook tous les individus inquiets de cette dérive sécuritaire à constituer des comités locaux et des « cahiers de vigilance et de propositions ». Il s’agit d’organiser des débats, et à terme, de proposer des améliorations législatives dans le cadre d’une convention nationale réunissant l’ensemble des comités.

Cette circulation des informations auprès du grand public permet ainsi d’enrichir les réflexions et d’intervenir dans le débat public relatif à l’état d’urgence, tout en renouvelant les pratiques démocratiques.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 50.

 

 

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Urbanisme & collectivités territoriales

par Vincent THIBAUD
Docteur en droit public, Juriste, Direction de l’urbanisme, Ville de Montreuil

Urbanisme
& collectivités territoriales

mars 2016 – 1ère chronique
La présente page est issue de la chronique
collectivités territoriales

Intérêt à agir contre les autorisations d’urbanisme :
et si le législateur n’avait pas manqué son coup concernant la limitation des recours (pas qu’abusifs…)

Art. 56. Une référence intéressante (CE, 10/02/2016, n°387507) par laquelle le Conseil d’État développe son interprétation des termes de l’article L.600-1-2 du Code de l’urbanisme concernant l’intérêt à agir des tiers contre les autorisations d’urbanisme réformé par une ordonnance du 18 juillet 2013.

De mémoire, il n’y avait que le recensement de jugements et autres arrêts de TA ou de CAA (notamment : CAA Marseille, 20/04/2015, n°15MA00145 ; note IBANEZ, in AJDA, 2015, p.1496), et c’est la première fois sur un contrôle en cassation d’un recours au principal (pour une procédure de référé : CE, 10/06/2015, n°386215) que la Haute juridiction semble donner une interprétation relativement uniforme et stricte des termes suivant lesquels désormais « une personne autre que l’État, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n’est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager que si la construction, l’aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire mentionné à l’article L.261-15 du code de la construction et de l’habitation [VEFA] » (voir également : CE, 27/06/2014, n°380645, et le non-renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité à propos de ces dispositions).

Le Conseil d’État confirme le caractère subjectif (ou en tout cas désormais, largement subjectivé) d’un tel intérêt à agir, alors que jusque-là, celui-ci était déterminé par une notion relativement objective de “proximité immédiate du projet”, permettant une voie contentieuse relativement ouverte et conforme à l’esprit concourant à l’accès à la justice administrative d’une façon générale. Suivant la juridiction administrative donc : « il appartient à tout requérant qui saisit le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien » et par suite, l’instruction de la requête commence par un examen des “écritures” et tous autres “documents [permettant de] faire apparaître clairement en quoi les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d’être directement affectées par le projet litigieux” ».

Les données factuelles de l’espèce sont encore plus éloquentes :

  • les requérants saisissent initialement le TA avec des pièces permettant tout de même d’établir le caractère mitoyen et de co-visibilité entre le projet en cause et leurs parcelles, avec un plan de situation “sommaire” (mais existant) mettant en lien la parcelle avec une façade du permis “fortement vitrée qui créera des vues”;
  • ce à quoi le Tribunal répond par une demande de régularisation devant apporter des précisions “nécessaires” quant à l’atteinte directe du projet sur les conditions “d’occupation, d’utilisation et de jouissance de leur bien”;
  • ne répondant que par une attestation de propriété (mode de régularisation classique en la matière), les requérants se voient rejeter par une ordonnance simple leur requête ;

Le Conseil d’État valide cette application faite des textes au niveau de la juridiction de 1er degré. En matière d’autorisations d’urbanisme, la Haute juridiction semble donc revenir sur une posture relativement libérale qui était la sienne concernant l’intérêt à agir et l’ouverture de la voie procédurale du recours pour excès de pouvoir en tant que contentieux objectif (la défense de la légalité au-dessus de l’intérêt particulier en quelque sorte). Il apparaît donc une subjectivisation d’ampleur du recours sur les permis de construire, alors même d’ailleurs que ledit recours ne peut pas porter au fond sur des motifs de droit privé.

L’appréciation critique de ces nouvelles règles gravite autour d’un paradoxe : si à la fois le praticien normalement constitué peut se satisfaire d’outils permettant une défense efficace contre des recours abusifs, le publiciste ne peut pleinement se satisfaire de la subjectivisation de l’acte administratif qui pourrait en découler alors même que l’autorisation d’urbanisme n’est pas un acte individuel mais à caractère réel (attaché au sol), en rapport d’ailleurs avec son objet même : une police pleinement “d’utilité publique” comme il est inscrit au fronton des articles préliminaires du Code de l’urbanisme.

Car l’on pourrait voir poindre un excès inverse sur cette subjectivisation supposée du droit de construire : comme l’autorité administrative doit désormais se vider de l’ensemble des motifs de refus qu’elle peut tenir à l’encontre d’un projet ; que si l’on va chercher plus loin, la construction irrégulière bénéficie de sécurités juridiques accrues (prescription administrative et autres restriction du champ d’application des actions en démolition) ; et si l’on va au bout de la chaîne de la logique réformatrice concernant le droit de l’urbanisme avec la promotion récente de nouvelles voies d’établissement des réglementations contenues dans les documents locaux de planification : que la règle doit désormais se mettre au service du projet et non l’inverse, alors même que la puissance publique n’a tout simplement plus les moyens (financiers du moins) d’une maîtrise efficace des sols… De là à n’être plus qu’en mesure d’envisager le permis de construire comme un acte d’enregistrement et de simple publicité administrative du projet dans un avenir de moyen terme, il est un pas que nous ne saurions franchir, quoique…

Chronique en droit des Collectivités Territoriales

 sous la direction de M. Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Chronique Collectivités Territoriales – n°01-03, Art. 56.

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