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ParJDA

L’état d’urgence en droit international : qu’est-ce qui a changé depuis « la guerre contre le terrorisme » ?

par Mme Vasiliki SARANTI,
Docteur en droit (international) public, Université Panteion d’Athènes

La raison d’état dans les instruments
internationaux des droits de l’homme

Art. 29. La raison d’état est bien présente dans le droit international des droits de l’homme, en vertu des articles 4 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et 27 de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme. Lesdites provisions, connues comme « clauses de dérogation », offrent à l’état l’option de suspendre provisoirement l’application des certains droits et libertés (sauf un noyau dur qui ne peut être jamais suspendu) quand l’existence-même de la nation est menacée par un danger public exceptionnel. Les mesures prises pour faire face à une telle situation grave doivent être proportionnées aux exigences de la situation, compatibles avec les autres obligations imposées par le droit international et notifiées aux autres Etats contractants par l’intermédiaire du Secrétaire Général de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’Organisation des Etats Américains respectivement.

« Le danger qui menace l’existence
de la nation » : l’interprétation
du terme à la suite du lancement
officiel de la
« guerre contre le terrorisme »

Au cours des années, plusieurs Etats ont été impliqués dans un « état d’urgence », soit par un acte de proclamation formel soit de facto (Royaume-Uni, Turquie, Pérou, Algérie, Israël etc.). A la suite des attaques terroristes du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis, leur Président a déclaré, sans invoquer formellement l’article 4 PIDCP, « a national emergency », introduisant une série d’actes législatifs portant préjudice aux droits de l’homme, tandis que le Royaume-Uni a invoqué l’article 15 CEDH pour déroger au droit à la liberté (article 5 CEDH).

La mesure prise par le gouvernement britannique était la rétention administrative prolongée, soit indéfinie (décrit comme « rétention élargie » dans l’avis de dérogation), visant les étrangers à l’encontre desquels le Ministre de l’Intérieur avait délivré un certificat indiquant que leur présence au Royaume-Uni était considérée comme un risque pour la sécurité nationale et qu’ils ont été soupçonnés être des terroristes internationaux dont le refoulement ou l’expulsion du Royaume-Uni était prévue mais en ce moment-là impossible. Naturellement, une affaire est parvenue devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme : dans le cas A et autres/Royaume-Uni, la Cour de Strasbourg a conclu que le gouvernement défendeur a violé l’article 5 de la Convention, car la mesure prise était disproportionnée par rapport au danger ainsi que discriminatoire contre les ressortissants étrangers. Cependant, la Cour était encore une fois réticente à donner une définition stricte du danger tout en soulignant qu’elle n’avait jamais expressément jugé que le danger invoqué devait être de nature temporaire.

Les dérogations récentes
et leurs implications
pour le droit international

Ce qui est problématique dans l’application des clauses de dérogation et particulièrement intense dans la « guerre contre le terrorisme » est que les juridictions internationales donnent une excessive marge d’appréciation aux Etats quant à la qualification de la situation qui est identifiée comme danger menaçant l’existence de la nation. En effet, pour justifier une dérogation, un danger doit être actuel ou imminent, avoir des répercussions sur l’ensemble de la nation, constituer une menace pour la vie organisée de la communauté et avoir un caractère exceptionnel en ce sens que les mesures ou restrictions ordinaires autorisées par la Convention pour assurer la sécurité, la santé et l’ordre publics sont manifestement insuffisantes. Les attaques terroristes ne remplissent pas toujours ces critères. Cependant l’acte introduisant l’état d’urgence reste toujours un acte souverain de l’Etat qui échappe tant au contrôle national qu’international.

L’incertitude a endurci les positions des Etats. En effet, les avis de dérogation se multiplient et le terme « terrorisme » peut englober, selon les gouvernements, des actes de terrorisme sporadiques jusqu’à des situations de violence qui ressemblent plutôt à des conflits armés. En juin, l’Ukraine a notifié qu’elle a dérogé à plusieurs articles de la CEDH (et du PIDCP), invoquant comme danger « la campagne anti-terroriste » qui se déroule à l’est du pays. Mais ce que le gouvernement définit comme « terrorisme » est en réalité un conflit armé non international (au moins, peut-être aussi internationalisé) entre le gouvernement et les séparatistes. A un autre niveau, le rapport « Clearing the fog of law. Saving our armed forces from defeat by judicial diktat », préparé après plusieurs jugements de la CourEDH constatant une violation des articles 2 et 5 de la CEDH par les forces armées britanniques quant à la violation du droit à la vie et la détention des individus pendant les conflits armés en Irak et Afghanistan (Al-Jedda, Al Saadoon and others, Al-Skeini etc.), propose au gouvernement de déroger à la Convention européenne des droits Homme au titre de futurs conflits armés à l’étranger – c’est-a-dire d’appliquer la clause de dérogation extraterritorialement et apparemment pour une période indéfinie.

La France a bien suivi cette tendance. A la suite des attaques terroristes du 13 Novembre 2015, le gouvernement français a soumis un avis de dérogation qui est vague et incomplet, indiquant que certaines des mesures d’urgence peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la CEDH, sans expliquer quelles sont ces mesures qui nécessitent une dérogation à la CEDH, quels articles sont suspendus et pourquoi ces mesures sont strictement requises par les exigences de la situation. En d’autres termes, c’est une dérogation qui est équivalente à une carte blanche laissée à l’exécutif quant à la protection des droits et libertés, alors qu’elle a été utilisée pour limiter des démonstrations contre le changement climatique qui ont eu lieu à Paris pendant la Conférence de l’ONU et qui n’avaient aucun lien avec les attaques terroristes.

Bien que la France a un contrôle judiciaire effectif sur les mesures de dérogation (les assignations à résidence sont examinées par le juge administratif, alors que celles prises dans le cadre de la Conférence de l’ONU sur le changement climatique ont été abrogées spontanément par le ministère), ainsi qu’un contrôle parlementaire (la prolongation de l’état d’urgence est décidée par l’Assemblée nationale chaque trois mois), il est bien probable que certaines de ces mesures soient soumises à l’examen de la CourEDH, qui doit saisir l’occasion de se prononcer sur quatre questions posées : a) la nature de la dérogation elle-même, la gravité, l’imminence, la persistance et la durée du danger, b) la proportionnalité des mesures prises tant du point de vue de leur durée que de leur pertinence pour protéger l’existence de la nation, c) la compatibilité avec l’objet et le but de la CEDH de la réserve française à l’article 15, quant aux pouvoirs accrus du Président de la République, d) l’imprécision de l’avis de dérogation et l’importance du respect des conditions procédurales spécifiées dans le paragraphe 3 de l’article 15 CEDH.

 

Alors, quelque chose a-t-il changé depuis la « guerre contre le terrorisme » ? Je répondrais, oui ; on vit un renforcement de la souveraineté nationale qui au niveau des droits de l’homme se traduit par un renforcement de la raison d’Etat en dépit des droits et libertés. Les juridictions internationales tendent à laisser une ample marge d’appréciation quant à la proclamation de l’état d’urgence. Je souhaite qu’elles ne laissent pas une telle marge d’appréciation quant à la proportionnalité des mesures prises par le gouvernement français.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 29.

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