Art. 305.
Attention ! le présent article n’est qu’un extrait (afin de vous donner envie !) de la contribution complète parue au numéro XXIX de la collection L’Unité du Droit des Editions l’Epitoge.
« Le droit administratif devient dans mes pensées quelque chose de formidable et de doux à la fois, le signe de la grâce qui pénétrerait le monde. C’est à la fois sérieux et bouffon »,
Lettre de Maurice Hauriou à Gabriel Tarde, n° 7, 29 novembre 1901,
citée in J.-M. Blanquer, M. Milet, L’invention de l’Etat. Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public moderne, Paris, O. Jacob, 2015, p. 138.
On ne peut évoquer Toulouse et le droit administratif sans évoquer Maurice Hauriou, et ce pour au moins deux raisons. La première est que ce juriste publiciste du tournant du XXe siècle est intimement lié à la ville rose puisque qu’il y a fait toute sa carrière de professeur de droit. La deuxième est qu’il est aujourd’hui encore présenté comme le « père[1]»du droit administratif, son « représentant », ou encore « son créateur[2]» dont l’œuvre se révèle à travers les douze éditions de son Précis de droit administratif (Pda[3]). L’enseignement du droit administratif à Toulouse est donc largement marqué par celui que l’on appelle le doyen toulousain. Mais derrière cette histoire mythifiée, se cache une rencontre difficile entre Hauriou, Toulouse et le droit administratif. Et ce sont peut-être ces débuts malheureux qui rendent cette histoire plus passionnante et qui font qu’aujourd’hui encore il peut être stimulant de s’y pencher[4].
Toulouse et Hauriou, un mariage forcé. La carrière universitaire de Maurice Hauriou a été souvent contrariée. Né à Ladiville en Charentes le 17 août 1856, il est lauréat du concours d’agrégation en 1882 après des études de droit à Bordeaux et se voit nommé à la Faculté de Droit de Toulouse en janvier 1883. Mais très tôt, il manifeste le souhait de rejoindre la Capitale. Son vœu sera plusieurs fois contrarié, jamais exaucé, puisqu’il demeurera toute sa vie professeur à la Faculté de droit de Toulouse et finira même par en devenir le doyen de 1906 jusqu’en 1926, trois ans avant sa mort. Les échecs successifs de ses demandes de mutation à Paris[5] sont alors perçus comme les conséquences d’une certaine marginalisation dans le monde universitaire, certains recteurs allant jusqu’à regretter « que l’Université de Toulouse subventionne un cours [de science sociale] où se professent des idées aussi étranges[6] ». Mais Hauriou finira par s’attacher à Toulouse, et même par retourner la situation en critiquant la domination de l’Université parisienne et en œuvrant pour le regroupement des Facultés de droit de province[7].
Hauriou et le droit administratif, une histoire de paternité. Tout comme avec Toulouse, la relation d’Hauriou avec le droit administratif n’a pas été simple. S’il est généralement présenté comme « le père » du droit administratif, ses premiers rapports avec la matière sont plutôt non consentis. Mais il finira par revendiquer la paternité d’une progéniture pourtant non orpheline. Lorsqu’il arrive à Toulouse, Hauriou, romaniste de formation, enseigne tout d’abord l’histoire du droit jusqu’en 1887, où la chaire de droit administratif lui est proposée alors qu’il convoite celle de droit coutumier[8]. Mais cette titularisation quelque peu forcée va le conduire, encore une fois, à retourner les choses à son avantage, en s’investissant totalement dans l’étude de cette matière qu’il juge jusque-là insuffisamment explorée.
Il va alors en effet s’en emparer à bras le corps, et s’attèle au travail pendant quatre ans avant de faire paraître la première édition de son Pda en 1892, et d’en livrer dix autres. C’est également en 1892 que paraît son premier commentaire d’arrêt du Conseil d’Etat au Recueil Sirey, qui marque le début d’une longue collaboration avec plus de 300 notes. Au même moment, il publie un article portant sur « la formation du droit administratif français depuis l’An VIII jusqu’à nos jours » (Revue générale d’administration, 1892, T. XLIV, p. 385 et s.) dans lequel il va totalement réécrire l’histoire du droit administratif et revendiquer la paternité de l’organisation de cette matière. Si ces débuts contrariés témoignent d’une certaine susceptibilité du doyen toulousain, – le conduisant à cette « mauvaise foi » dont nous parle le professeur Touzeil-Divina[9] – ils soulignent aussi son ambition théorique. La science juridique se trouve alors dans une situation de remise en cause épistémologique, mais aussi d’éclosion doctrinale. Stimulé par ce contexte, Hauriou va entreprendre une exploration du droit administratif, en redessiner les contours et surtout en ouvrir les perspectives. Il efface en quelque sorte l’histoire de la doctrine administrative pour donner à cette discipline une nouvelle dimension : il entend renverser les habitudes doctrinales pour systématiser un nouvel objet[10] – la préface de la première édition du Pda est d’ailleurs suivie d’un « Objet du livre », deux pages dans lesquelles Hauriou distingue et articule le droit administratif aux autres branches du droit – appréhendé selon une nouvelle méthode.
L’ambition théorique – toujours contrariée – d’Hauriou est très bien exprimée dans la préface de la deuxième édition du Pda: « […] les livres de cette espèce ont leurs exigences : ils doivent à la fois, à raison des préoccupations de l’examen, être brefs et encyclopédiques. Il m’a fallu, d’une part, écourter les théories, d’autre part reproduire des détails de réglementation sans intérêt scientifique. Je me suis résigné à ces sacrifices pensant que si mon ouvrage se trouvait ainsi réduit aux proportions d’un programme, du moins il y avait dans ce programme une idée scientifique, qui, peut-être, pourrait contribuer à en susciter d’autres » (Pda, 2, 1893, p. IX-X). S’il n’est certainement pas le « père » du droit administratif, de sa systématisation ou de ses concepts fondateurs[11], un test de paternité permet néanmoins de lui reconnaître une filiation certaine : celle d’un enseignement nouveau, et sans cesse renouvelé, de cette matière. Il y a donc bien une relation, dialectique, entre Hauriou et le droit administratif, entre ce que le droit administratif doit à Hauriou – une nouvelle manière d’être enseigné et compris – et ce que Hauriou doit au droit administratif – un nouvel horizon théorique.
Vers un enseignement renouvelé du droit administratif. La démonstration des nombreux apports du doyen de Toulouse aux concepts et théories du droit administratif a déjà été largement démontrée[12]. Nous voudrions seulement, dans ces quelques lignes, évoquer ce que Hauriou a pu apporter non pas à la théorie même du droit administratif, mais à son enseignement, et ce en nous basant sur les préfaces des onze éditions de son Pda.
Car si l’on s’attache d’habitude à se référer à la dernière édition d’un précis, manuel ou traité pour y trouver la démonstration la plus aboutie et actualisée, ce réflexe doctrinal ne convient pas à l’œuvre d’Hauriou. Chaque édition du Pda a en effet sa particularité, une orientation spécifique, une dimension propre à sa temporalité. Toutes – y compris la deuxième qui suit d’un an la première pour expurger le texte d’un plagiat, ce qui témoigne, là encore, d’une paternité contrariée[13], et hormis peut-être celle de 1914 qui n’a subi quasiment aucun remaniement en raison de la guerre – marquent un point d’étape, ou de rupture, dans l’évolution de la construction théorique de cet auteur. Or rien ne permet mieux de l’illustrer que les différentes préfaces dans lesquelles Hauriou se confie et livre à chaque fois son état d’esprit et son projet théorique. Ces préfaces successives sont comme des « bulletins successifs d’un laboratoire de recherche » (M. Hauriou, Principes de droit public, 1916, Introduction, p. XXVIII), à travers lesquels on suit à la trace tout à la fois « l’évolution logique »(Pda 4, 1901, p. v) de la pensée du maître toulousain et l’évolution de la vie même du droit administratif. Chaque édition est ainsi à chaque fois « entièrement refondue » (Pda 3, 1897, p. i), pour apporter non pas une « mise au courant » mais une « mise au point » (Pda, 5, 1903, p. VII), non pas des « changements », mais « des approfondissements de doctrine » (Pda, 7, 1911, p. VI).
Ces préfaces permettent de mettre en lumière la pensée véritable du doyen Hauriou sur le droit administratif. Parfois même, il y ajoute une introduction « pour plus de lumière encore » et y développer « des jugements d’ensemble sur les caractères très spéciaux et sur l’esprit très original du droit administratif français » (Pda, 5, 1903, p. VIII). Elles éclairent surtout son ambition pédagogique, à savoir une entreprise menée pour expliquer et légitimer le droit administratif, le faire connaître, comprendre et aimer. C’est le sens de l’hommage rendu par Berthélémy : « Hauriou mérite les louanges qu’on adresse aux grands critiques d’art. C’est un art aussi, et un grand art, que celui qui consiste à faire comprendre l’art[14]».
Le doyen toulousain se veut en effet le géologue du droit administratif, à la manière d’un aventurier « que la sécurité des rades ennuie et qui se hâte de rejoindre la haute mer[15] ». Par une exploration renouvelée du droit administratif, présentée alors le plus souvent de manière isolée, sèche, aride, comme une somme de règlementations administratives, il en propose une autre dimension, en puisant dans son sous-sol et en nous menant sur d’autres terres : « On peut concevoir de diverses façons les traités de droit administratif. On peut y vouloir surtout des descriptions de service, de la règlementation et des nomenclatures de textes, cela est légitime, cela est utile même à un certain public. Mais on admettra bien qu’il y ait place, à côté, pour des ouvrages essayant d’organiser en des théories ce que le droit administratif contient de substance juridique, et l’on reconnaîtra que des traités de ce genre semblent particulièrement convenables pour le public spécial des facultés de droit » (Pda 3, 1897, p. i). Hauriou va ainsi dérouler au fil de ses préfaces, en sondant le droit administratif par « des expéditions de recherches » (Pda, 7, 1911, p. V), une « idée scientifique » « propre à exciter l’esprit », et va tirer la « substance juridique » de ce droit pour en faire un droit « vivant[16]». Cette idée est ainsi résumée dans la préface de la septième édition du Pda: « Lorsque j’en abordai l’étude, il y a tantôt vingt ans, je fus frappé des lacunes que présentait la géographie de ce droit. Il me parut, qu’on en étudiait que les régions qui avoisinaient le droit civil, avec, d’ailleurs, l’intention avouée de les annexer à celui-ci, de gré ou de force. Je soupçonnai qu’on négligeait d’autres régions où gisaient les particularités les plus importantes. J’entrevis dans le droit administratif un droit autonome, à certains égards très primitif, à d’autres égards doué d’éléments puissants de développement et je formai le dessein de l’étudier dans toute son originalité » (Pda, 7, 1911, p. V).
Les onze préfaces successives du Pda constituent ainsi la trame de l’odyssée du doyen toulousain, promenant la barque du droit public du souterrain administratif aux terres constitutionnelles. Hauriou y livre en effet le dessein d’une présentation renouvelée du droit administratif dans laquelle va transparaître à la fois son projet théorique et son projet politique. En cela, il est un juriste qui prend position, sur le plan doctrinal, en questionnant les méthodes de la science du droit, mais également sur le plan politique, caractéristique qu’il partage avec de nombreux auteurs sous la III° République. Ce projet, à la manière de l’œuvre d’un sculpteur, prend forme dans ses préfaces, dans lesquelles Hauriou apporte à l’enseignement du droit administratif comme un nouveau souffle, en en mesurant très vite les enjeux scientifiques (I) et politiques (II) sous-jacents.
I. Un enseignement « scientifique » du Droit administratif
Dès la première édition de son Pda, le doyen toulousain entend mener une œuvre pédagogique fondée sur une nouvelle pensée du droit administratif. Les préfaces successives témoignent d’une rupture méthodologique (A) propre à rendre compte d’un droit administratif pensé de manière dialectique (B).
A. Une nouvelle méthode pour le droit administratif
Dès 1892, Hauriou entreprend une exploration historique et comparative pour aborder le droit administratif sous toutes ses coutures, dans sa généalogie, et ne pas en rester à l’étude superficielle des règlementations particulières. Il précise ainsi, dans la préface de la première édition du Pda, que « l’ouvrage tout entier est conçu dans un esprit historique et dans un esprit de comparaison » (Pda, 1, 1892, p. X). Par la suite, il développe une méthode pluridisciplinaire, puisant à la fois dans « la conception juridique de l’Etat, qui repose […] sur le postulat d’un concert de volontés libres, et la conception des sciences sociales, qui est au contraire déterministe et organique […]» (Pda, 2, 1893, p. I).
De manière inductive, il s’attache en particulier à l’observation des faits en puisant dans un matériau premier qui est celui de la jurisprudence du Conseil d’Etat et des conclusions des commissaires du gouvernement « qui condensent la substance la plus pure du droit administratif, non pas tel que le déforment les imaginations civilistes, mais tel qu’il est » (Pda, 7, 1911, p. VI). Il va alors déployer une méthode tout à la fois inductive, en partant de ce matériau brut et vivant, et déductive, par un travail de systématisation doctrinale. Cette entreprise méthodologique est clairement indiquée dès le début de sa préface de la première édition : « J’ai entrepris d’exposer le droit administratif en utilisant certains résultats considérables auxquels, dans ces dernières années, la jurisprudence du Conseil d’Etat a abouti. Ces résultats sont d’une importance telle qu’ils permettent une organisation satisfaisante d’un droit jusqu’ici renommé pour son manque de cohésion » (Pda, 1, 1892, p. I).
Il précise encore sa méthode, à l’occasion d’un article consacré à l’organisation de « salles de travail » dans les facultés de droit : l’hypothèse théorique doit être constamment confrontée aux faits (« Création de salles de travail pour conférences et cours de doctorat à la faculté de droit de l’université de Toulouse », Revue internationale de l’enseignement, 1901, p. 555). La recherche scientifique, et en particulier celle sur le droit administratif, ne peut donc pour Hauriou s’enfermer dans un quelconque système de vérité définitif, mais doit procéder par observations, hypothèses, revirements, déconstructions, reconstructions, déduction et vérification. Les remaniements constants de ses Pda en témoignent, et en particulier leurs préfaces, dans lesquelles transparaît une remise en cause doctrinale permanente.
Cette soif de vérification et de confrontation transforme l’enseignement que propose Hauriou du droit administratif, qui emprunte alors de nouveaux chemins : celui du contentieux et celui de la controverse doctrinale. Le travail de vérification est exposé dans la préface de la première édition de son Pda : « J’ai fait pour ma part cette expérience rassurante de vérifier que chacune des déductions auxquelles on est conduit dans cette construction logique du droit administratif, est d’avance consacrée par quelqu’un de ses arrêts » (Pda, 1, 1892, p. IX). Et cette méthode le conduit ainsi à des aller-retour incessants entre écriture contentieuse et écriture doctrinale : « Quand on observe directement les faits, ce qui est mon cas dans ce livre puisqu’il est extrait de la jurisprudence du Conseil d’Etat et que les arrêts sont des faits, on peut de ses premières observations tirer des indictions générales assez sûres, mais dans le détail et, pour ainsi dire, dans les angles, bien des obscurités subsistent qui ne se dissipent qu’à la longue, après des vérifications réitérées. Je n’ai pas la prétention d’avoir fait encore toute les retouches ni toutes les corrections nécessaires et, d’ailleurs, la jurisprudence du Conseil d’Etat se perfectionne elle-même tous les jours, j’espère seulement que le public me tiendra compte de ma bonne volonté et de mes efforts » (Pda, 5, 1903, p. VIII).
L’opération continue de confrontation est également l’œuvre d’une discussion permanente avec la doctrine juridique de son époque. Dans plusieurs préfaces du Pda, Hauriou revient en effet sur des conflits doctrinaux, pour préciser et développer ses propres idées. Un exemple emblématique en est la préface de la dernière édition du Pda dans laquelle il mène une critique en règle des théories de « l’Ecole du service public », faisant prédominer l’idée du but sur celle de puissance, dont le manifeste serait un article de Jèze paru dans la Revista de drept public d’avril-juin 1926 dans lequel l’auteur constate que les partisans de la puissance publique disparaissent un à un. Hauriou lui rétorque que « la vérité est que les partisans des vieilles théories se taisent et n’en pensent pas moins. Ils ont, d’ailleurs, tort de se taire, on ne doit pas se lasser de défendre la vérité. Cette défense est plus aisée qu’on ne croirait, surtout si on passe à la contre-attaque » (Pda 11, 1927, p. VIII). Cette contre-attaque est piquante : « Tant que ces doctrines nouvelles planent dans les généralités et ne descendant pas au contact des analyses juridiques sincères, leur apparente simplicité et leur envolée peuvent séduire les esprits. Mais on voit combien il est dangereux d’essayer de les faire atterrir » (Pda 11, 1927, p. XII).Elle constitue toute l’originalité de la présentation qu’il a faite du droit administratif.
Déjà en 1903, il défend une méthode dualiste, laquelle « se recommande du sens commun » et s’incline « devant la complexité souterraine des faits » (Pda, 5, 1903, p. XXXI). Il commence alors par distinguer deux conceptions du droit : celle du point de vue objectif du droit, qui met en évidence la dimension de la voie d’autorité, de la puissance publique, de la force, et celle du point de vue subjectif du droit, qui souligne la dimension de la voie de gestion, du commerce des échanges. Si la doctrine a tendance à occulter une des deux dimensions, Hauriou constate que « ce n’est pas en ramenant violemment à l’unité cette dualité de tendances […] que l’on arrivera à la vérité, il ne sert à rien de violenter les faits » (Pda, 5, 1903, p. XXIV). Le droit administratif est bien pour lui « d’une nature mixte, car il y a en lui à la fois de la Puissance publique et de la patrimonialité », ce dont témoigne l’existence parallèle des deux recours contentieux, pour excès de pouvoir et de plein contentieux. Il s’interroge alors sur le fait de savoir quel élément l’emporte « de la notion d’une Puissance publique qui s’ébat dans la police pure ou bien de celle de services publics qui fonctionnent pour satisfaire à des besoins ». Sa réponse est déjà nuancée : « Je ne crois pas commettre une erreur d’observation en estimant que le Droit administratif actuel est orienté vers la gestion des services publics et la satisfaction des besoins des administrés plutôt que vers l’exercice de la police pure […] que, par suite, des régions du pouvoir pur et de la politique où il a pris naissance, il est entré dans celles des besoins et du commerce des échanges » (Pda, 5, 1903, p. XXVI-XXVII). Mais aussitôt, il précise que ce côté de la balance ne peut « tout envahir », et qu’il « subsiste une part de police, de pouvoir pur, de Puissance publique irresponsable et par conséquent de droit objectif ». Son ambition théorique est alors d’ « agencer en un tout ces deux provinces juridiques de l’Administration, l’une dominée par la notion subjective de la responsabilité pécuniaire, l’autre par la notion objective du pouvoir pur. On ne saurait songer à les juxtaposer sans les relier l’une à l’autre, le Droit, qui est œuvre vivante, a besoin de synthèses, comme la vie » (Pda, 5, 1903, p. XXVII).
B. Un droit administratif dialectisé
La position doctrinale d’Hauriou, fondée sur cette méthode dualiste, va alors déboucher sur une pensée dialectique du droit administratif. En 1911, il soulignera à nouveau qu’une pensée véritablement scientifique du droit administratif doit tenir compte de tous ses éléments,sans « discuter de la légitimité de telle ou telle de ses institutions fondamentales » (Pda, 7, 1911, p. V). Ce nouveau paysage administratif, esquissé par ses explorations successives, se révèlera dans toute son architecture à travers le couple, devenu mythique, du service public et de la puissance publique.
La lecture des préfaces vient ainsi remettre en cause un autre mythe souvent enseigné : le doyen de Toulouse serait le père de « l’Ecole de la puissance publique ». Cette paternité doit en effet être dénoncée car Hauriou peut tout d’abord revendiquer celle d’une définition du droit administratif centrée sur le service public formulée dès la première édition de son Pda en 1892[17], alors que les premières réflexions de Duguit relatives au service public sont plus tardives et datent quant à elles de 1900[18]. Et si dès les premières préfaces, il développe le thème de la puissance publique, en confessant que « les unités administratives ont une double personnalité : celle de personne privée qui leur donne la jouissance des droits privés, et celle de puissance publique qui leur confère la jouissance des droits de puissance, y compris les droits de police » (Pda, 1, 1892, p. IV-V), c’est aussitôt pour adjoindre à ce « régime de la puissance publique », celui « de la chose publique » : « supposons que les hommes en tant que différents sont hors de l’Etat, qu’ils n’en font partie que comme semblables et égaux, de tous les intérêts communs aux citoyens égaux formons une masse qui s’appellera la « chose publique », nous avons le fondement de l’Etat, le trésor de la cité, qu’il s’agit de garder et d’administrer » (Pda 4, 1901, p. ij). Ainsi, « finalement, les personnes administratives procèdent d’une double façon, même sous leur aspect de puissance publique […] dans l’administration il y a du commandement mais il y a aussi du service rendu, l’administration est la chose du gouvernement mais elle est aussi un peu la chose des administrés » (Pda 4, 1901, p. vj).
Surtout, s’il est vrai que dans la préface de la onzième édition de son Pda, le doyen de Toulouse dénonce « l’Ecole du service public » à laquelle appartiennent Jèze et Duguit, le regard oblique qu’il promène sur le droit administratif en soulève les ressorts cachés pour y trouver des critères d’identification qui s’articulent de manière dialectique, à savoir la puissance publique et le service public. Cette préface s’intitule ainsi, de manière programmatique, « La puissance publique et le service public ». Hauriou y présente les « deux notions maîtresses du régime administratif français » : « Le service public est l’œuvre à réaliser par l’administration publique, la puissance publique est le moyen de réalisation » (Pda 11, 1927, p. VII) dans une dialectique de la fin et des moyens. Non pas l’une et l’autre, non pas l’une contre l’autre mais l’une avec l’autre. S’il donne alors le premier rôle à la puissance publique, c’est aussitôt pour affirmer toute l’importance de l’idée du service public, car c’est elle qui « entraîne l’autolimitation objective de la puissance publique » (Pda 11, 1927, p. XII).
Cette dialectique du service public et de la puissance publique, propre à l’étude du droit administratif menée par Hauriou, va alors le conduire sur des terres qui paraissaient plus lointaines mais en réalité très proches, en donnant une nouvelle dimension au droit administratif, non plus seulement scientifique, mais cette fois politique. Ce mouvement de continuité théorique est ainsi à l’œuvre dans la préface de la onzième édition : « Que l’idée du service se soit substituée à celle de la domination dans les préoccupations du pouvoir, ce n’est pas un mince résultat » (Pda 11, 1927, p. XII).
La 2ème partie de ce texte est à retrouver dans l’ouvrage présenté ci-dessus !
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ;
Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 305.
[1] V. par ex. M. Malaurie in Anthologie de la pensée juridique, Paris, Cujas,1996, p. 232.
[2] « J’ai de mon mieux, vulgarisé le droit administratif. D’Hauriou on peut dire qu’il l’a créé », H. Berthélemy, Discours prononcé lors de la Cérémonie de l’inauguration le 22 avril 1931 du monument élevé par souscription à Maurice Hauriou, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Toulouse, Plaquette, Librairie du Recueil Sirey, p. 25.
[3] M. Hauriou, Précis de droit administratif, 1° éd., 1892, Paris, Larose et Forcel ; 2° éd., 1893, Paris, Larose et Forcel ; 3° éd., 1897, Paris, Larose ; 4° éd., 1901, Paris, Larose ; 5° éd., 1903, Paris, Larose ; 6° éd., 1907, Paris, Larose et Tenin ; 7° éd., 1911, Paris, Larose et Tenin ; 8° éd., 1914, Paris, Larose et Tenin ; 9° éd., 1919, Paris, Librairie du Recueil Sirey ; 10° éd., 1921, Paris, Librairie du Recueil Sirey ; 11° éd. 1927, Paris, Librairie du Recueil Sirey. A cela il faut ajouter une édition d’un Précis élémentaire de droit administratif, 1925, Paris, Librairie du Recueil Sirey et une édition posthume du Précis de droit administratif (préface A. Hauriou), 12° éd., 1933, rééd. Dalloz, 2002.
[4] Cette histoire, et l’enseignement du maître de Toulouse, se poursuit aujourd’hui, puisque hormis un laboratoire de recherche qui porte son nom au sein de la Faculté de droit, « le regard oblique » de Maurice Hauriou est prolongé par un autre maître toulousain, Jean-Arnaud Mazères (« Hauriou ou le regard oblique », in A. Gras, P. Musso (dir.) Politique, communication et technologies. Mélanges en hommage à Lucien Sfez, Paris, Puf, 2006, p. 45-60). L’œuvre d’Hauriou continue ainsi de stimuler la réflexion doctrinale et l’enseignement du droit, à Toulouse et ailleurs : Miscellanées Maurice Hauriou, Réunies par M. Touzeil-Divina, L’Epitoge, 2013 ; J. Schmitz, La théorie de l’Institution du doyen Maurice Hauriou, L’Harmattan, « Logiques juridiques », 2013 ; Ch. Alonzo, A. Duranthon, J. Schmitz (dir.), La pensée du doyen Maurice Hauriou à l’épreuve du temps : quel(s) héritages(s) ?, Puam, 2015.
[5] En 1899, pour la troisième fois, il candidate à la chaire de droit administratif laissée vacante par le départ du professeur Ducrocq. Mais il échoue face à un candidat local, non spécialiste de la matière. V. sur ce point, J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 78.
[6] Note du recteur en juillet 1899, AN, Dossier Hauriou, citée in F. Audren, M. Milet, « Préface », Ecrits sociologiques, Dalloz, 2008, p. LII. La note éditoriale d’un de ses articles paru à la Revue socialiste précise également que « ses Leçons sur le mouvement social (1899) l’ont empêché d’obtenir la chaire du professeur Ducrocq à Paris (M. Hauriou ne paraissait pas assez exclusivement juriste) », Revue socialiste, 1901, p. 564. En tant que doyen, il sera également montré du doigt par le recteur qui a dû plusieurs fois le rappeler à l’ordre en raison de son refus de donner une appréciation sur l’exercice de leur fonction par ses collègues, Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 219-220.
[7] « Le mal est dans l’anémie des Facultés de droit de province et dans l’hypertrophie de la Faculté de droit de Paris (vieux problème !). Double phénomène dont la cause n’est pas seulement dans les mouvements de la population scolaire désertant les petites villes pour la grande, mais aussi dans la situation morale diminuée faite aux professeurs de province », Les Facultés de droit et les élections de 1904 au Conseil supérieur, Toulouse, Rivière, 1904, p. 5-6. V. sur ce point, J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 152-15.
[8] Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 61-62.
[9] « Maurice Hauriou, mystificateur ou héros mythifié ? », in Miscellanées Maurice Hauriou, op. cit., p. 83-123 et « Un lecteur de mauvaise foi des « pères » du droit administratif », in Ch. Alonzo, A. Duranthon, J. Schmitz (dir.), op. cit., p. 133-147.
[10] Mestre, comparant le Pda d’Hauriou et le Cours de droit administratif de Ducrocq dont la septième édition paraît en 1905 constatait ainsi : « il semble que les deux ouvrages n’aient pour ainsi dire rien de commun. On dirait qu’ils envisagent des objets différents », A. Mestre, « L’évolution du droit administratif (doctrine) de 1869 à 1919 », Livre du Cinquantenaire de la Société de législation comparée, t. II, Paris, Lgdj, 1922, p. 20.
[11] Comme l’a définitivement démontré une partie de la magistrale thèse du professeur M. Touzeil-Divina, Eléments de patristique administrative ; la doctrine publiciste (1800-1880), La Mémoire du droit, 2009.
[12] L. Sfez Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, Paris, Lgdj, 1966.
[13] Cf. J.-M. Blanquer, M. Milet, op. cit., p. 72.
[14] H. Berthélemy, op. cit., p. 27.
[15] J. Rivero, « Maurice Hauriou et le droit administratif », in La pensée du Doyen Hauriou et son influence, Annales de la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Toulouse, tome XVI, 1968, p. 149.
[16] Ibid., p. 147 et 153.
[17] Il définit le droit administratif comme un « ensemble de règles relatives à l’organisation et aux droits de l’Etat envisagés comme intéressant le fonctionnement des services publics », et affirme plus loin que « c’est vers le service public que tout converge en administration et en droit administratif, parce qu’il est la raison d’être de l’existence même des personnes administratives » (Pda, 1, 1892, p. 2 et 150-151).
[18] Cf. E. Pisier-Kouchner, La théorie du service public dans l’œuvre de Léon Duguit, Paris, Lgdj, 1972, p. 19.
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