Une justice des pairs, Juger les siens ? 

ParJDA

Une justice des pairs, Juger les siens ? 

Art. 421.

Le présent article rédigé par M. Christophe Eoche-Duval, Conseiller d’Etat, s’inscrit dans le cadre du colloque de l’Association Française de Droit de la Santé (AFDS) : Les juges de la santé qui s’est tenu à Bordeaux les 28 et 29 septembre 2023.

En outre, la contribution rejoint la 8e chronique en Droit(s) de la santé (janvier 2024) du Master Droit de la Santé (Université Toulouse Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif et – pour cette publication – de la Revue de droit sanitaire et social (RDSS éditions Dalloz).

Ma contribution retranscrite  à votre table ronde « Une justice des pairs, Juger les siens ? », à laquelle j’ai été honoré d’être invité, se bornera à rappeler les quelques pistes de réflexions dont j’ai pu témoigner, et non pas son verbatim ni une contribution remaniée. Je suivrais l’ordre des questions de notre présidente de table ronde. Naturellement, je ne m’exprimerai ni au nom du Conseil d’Etat ni au nom de l’Ordre des infirmiers, mais comme juriste ou auteur de doctrine, précisément auteur des jurisclasseurs des Ordres de santé .

Une justice à part ou à part entière ?

Il est incontestable que l’effet de la réforme de 2002, entrée en vigueur en 2007, a érigé la juridiction ordinale en justice à part entière, entrainant l’application du code de justice administrative, par renvoi ou « appropriation-adaptation au code de la santé publique, impliquant l’irruption du droit à un « procès équitable ».

C’est aussi une justice à part dans la double mesure où cette juridiction échevinée, dans laquelle les « assesseurs » non-magistrats professionnels et véritables pairs du mis en cause  sont majoritaires dans le quorum (rappel : 5 ; N.B. : article R. 4311-93 du code de la santé publique, s’agissant de la chambre nationale des infirmiers) concourent à n’interpréter que des règles de déontologie professionnelle, co-élaborées par leurs Ordres professionnels, et à les sanctionner en prenant toute l’expression de leur vécu pour en apprécier les manquements.

En résumé, j’aurais tendance à souligner que les professionnels renvoyés, qui font l’expérience devant leurs  pairs de cette justice à part et à part entière vivent une certaine « sidération ». Je  relève souvent, au stade de l’appel, que la phase du premier degré de juridiction ne leur a pas toujours permis de mesurer complètement que, de cette juridiction, dépend l’enjeu d’une réputation ou d’un droit d’exercice. L’appel aide à se ressaisir, mais la prise de conscience aurait dû mieux se faire dès la phase de conciliation préalable.

Quelles sont les compétences ratione materiae ?

 Il faut aborder, pour nourrir votre réflexion, plusieurs sujets.

Contrairement à d’autres contentieux disciplinaires, la juridiction ordinale des Ordres de santé, depuis le cadre de la réforme de 2002, est saisie presque automatiquement par l’effet d’une plainte, qui ne peut être classée par un tri d’opportunité des Ordres. Certes elle doit faire l’objet d’une conciliation préalable, mais cette phase délivre nécessairement, à défaut de conciliation, un permis de citer que n’a même plus à effectuer le plaignant, l’Ordre étant tenu de saisir la juridiction ordinale (en s’y associant ou non). L’inflation des requêtes, l’efficience de l’opportunité de la recherche d’une voie de conciliation, la nécessité de ne pas confonde signalement ou avertissement d’un usager ou d’un confrère et plainte sérieuse en bonne et due forme, ne feront pas échapper à la réflexion des progrès à faire (y compris réglementaire) dans la phase en amont du procès ordinal, sauf à « emboliser » gravement celui-ci.

Deux angles morts de la saisine du juge ordinal doivent aussi être souligner, car ils sont « mal vécus » et obéissent à une jurisprudence qui relève plus d’une casuistique difficile à comprendre et non insusceptible de revirements jurisprudentiels .

Il y a d’abord une compétence ordinale réservée aux seuls praticiens inscrits au tableau. Certes, les praticiens non-inscrits encourent d’autres voies de poursuite (pénale)  mais en pratique ce n’est pas le plaignant ni l’ordre qui peuvent d’eux-mêmes le mettre en mouvement mais le Parquet , pour exercice illégal. Les poursuites sont loin d’être systématiques, même si la transparence manque. L’exercice illégale du point de vue de l’absence d’inscription au tableau est peut être anecdotique chez les professions de santé « anciennes » tels les médecins, mais loin de l’être chez les infirmiers ( 130 000 infirmiers ne le sont toujours pas !). Il y a une jurisprudence (CE, 23 mars 1990, n°90095 ; CE. 21 septembre 2015, n°375016, ADDA. 2015. Page 1776, etc. ) qui permet au juge ordinal de maintenir sa compétence si les faits antérieurs à l’inscription au tableau auraient, s’ils avait été connus lors de l’inscription, donné lieu au titre  de l’appréciation des conditions de moralité, eu égard à leur gravité, à un motif de refus d’inscription. Mais cette jurisprudence n’est pas exempte de critiques, et surtout d’incompréhension.

Il y a ensuite le « privilège » des praticiens qui exercent au sein du service public de santé et que le plaignant ne peut par lui-même faire renvoyer devant le juge ordinal, sauf si la faute est détachable par sa gravité ou son étrangeté de l’exercice normal du service public. Cette seconde jurisprudence, qui s’appuie sur l’article L. 4124-2 du code de la santé publique, et l’interprète (elle est si abondante que je me borne à citer l’arrêt CE, 19 février 1982, n°08929, Conseil départemental de l’ordre des médecins du Bas-Rhin, Gaz. Pal. 1982, 2, page 338) ,  est également sujette à bien des interrogations des justiciables.

L’une comme l’autre de ces jurisprudences ne pourront pas faire l’économie de réflexions, voire d’évolutions législatives (pour le second cas évoqué) ou réglementaires (pour le premier cas évoqué).

Quelle qualité de la justice des pairs ?

Cette question m’inspire deux réponses latérales. La qualité de la justice ordinale dépend aussi beaucoup de la formation en amont des praticiens à leurs devoirs déontologiques. Sont-ils, aujourd’hui, assez instruits des bonnes pratiques déontologiques de leur profession, au cours de leur formation initiale comme (dans notre cas d’espèce, les études d’infirmiers, mais on pensera bien sûr aux autres professions de santé) ? Je crains que la réponse soit dans la question. Et qu’en est-il au titre de leur formation continue, qui devient pourtant une cause de la future certification ? Bref, l’expérience montre hélas que la plainte et le procès font (souvent) « découvrir » des règles déontologiques qu’on ignorait dans leurs détails, leur opposabilité et leurs conséquences.

Seconde réflexion, la formation des assesseurs professionnels à leurs fonctions juridictionnelles. Les prud’hommes essaient de former les conseillers prudhommaux tant au Droit du travail qu’au code de procédure civile,  en est-il suffisamment de même des Ordres ?

La justice ordinale dépend aussi des moyens de juger octroyés par les Ordres. Les moyens des greffes, sur la formation initiale et continue desquels une réflexion pourrait aussi s’ouvrir, dépendent entièrement de la main administrative des Ordres, sans même un avis conforme du chef de la juridiction…

Acceptabilité de la justice des pairs ?

« On n’a que vingt-quatre heures pour maudire ses juges ? », la maxime de Beaumarchais vaudrait-elle pour les praticiens ? La question n’est pas qu’anecdotique. Nous renvoyons d’abord à nos jurisclasseurs sur les Ordres de santé (Fasc. 144-20 et n°144-30) pour plus de statistiques et de ventilation par manquements renvoyés et par sanctions infligées. Nous avons déjà évoqué la « sidération » que peut engendrer le procès ordinal. Cette sidération prend le praticien à l’annonce de sa sanction. La palette du quantum est pourtant large mais le caractère ressenti comme « infamant », y compris du simple « avertissement », étonne d’une forme d’acharnement de principe à faire appel d’une sanction ressentie comme « injuste » .

A la palette des sanctions « infamantes » de l’art L 4124-6 du code de la santé publique, s’était de manière prometteuse ajoutée une faculté ouverte par la loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009. Le juge disciplinaire peut adjoindre ou substituer une sanction « curative » ou « pédagogique » comme on veut. C’est le nouvel article L. 4124-6-1 du code de la santé publique qui prévoit en effet d’enjoindre à l’intéressé de suivre une formation. Hélas, d’une part, il aura fallu attendre cinq ans le décret d’application n°2014-545 du 26 mai 2014 (JORF du 28 mai 2014, page 8921) et d’autre part, des imperfections à ce régime de mise en œuvre réglementaire, et enfin l’absence à la disposition des chambres qui jugent d’un « catalogue » de formations (avec des thèmes et es durées) pouvant faire l’objet d’une injonction, rendent cette réforme quasiment ineffective. Et je le regrette vivement. Car cette sanction serait souvent plus acceptée qu’un …avertissement.

Il est toujours délicat de fixer le quantum, en l’absence de « justice ordinale prédictive », alors que c’est une question très délicate. N’oublions jamais qu’à partir de trois mois sans sursis d’interdiction d’exercice, un praticien libéral (qui n’a pas Pôle emploi) ferme la porte de son cabinet.

L’acceptabilité ne doit pas être seulement envisagée du côté des praticiens mais aussi du « patient », mot que je préfère à celui d’usagers des prestations de santé. Cette acceptabilité renvoie au sentiment que la justice ordinale doit être « équitable » pour apprécier leur cause alors que quatre des cinq membres de la formation qui statuera sont des pairs du praticien mis en cause. Il n’y a pas de voix qui s’élève à ce jour, mais tôt ou tard on ne pourra faire l’économie d’une réflexion tendant à ouvrir l’échevinage à l’introduction d’un assesseur « représentant » des patients, choisi selon un mode ou autre parmi les associations agréées de patients et d’usagers du service public de santé. Leur regard comme « assesseur » peut s’assurer aussi précieux pour bien juger que celui des assesseurs professionnels qui sont nos experts de l’acte professionnel dont il est déontologiquement discuté devant le juge.

(…)

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Eoche-Duval Christophe, « Une Justice des pairs, Juger les siens ? »
in Journal du Droit Administratif (JDA), 2024 ; Art. 421.

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À propos de l’auteur

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