par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA
professeur agrégé de droit public, Université Toulouse 1 Capitole,
Fondateur du JDA, Président du Collectif L’Unité du Droit
Art. 114. La présente contribution est issue d’un dictionnaire de droit public interne (en cours de parution – 2017 aux Editions LexisNexis). Elle essaie de définir le voile – comme matérialisation d’un conflit d’interprétation de la ou des laïcité(s) et ce, au coeur de l’espace public et donc de la Cité.
Voile(s) de la Laï-Cité
« Joue-la comme Martine ». On pourrait a priori croire qu’un morceau d’étoffe cherchant à dissimuler ou à dérober des regards un objet ou une personne (ou tout ou partie de celle-ci comme sa tête ou ses cheveux) n’a aucun lien avec le droit administratif français. Et pourtant ! Au nom – notamment – du principe de laïcité , le voile – en France plus qu’ailleurs – excite les passions, les médias et le Droit. Plusieurs religions issues « du Livre » pratiquent en effet le port, par leurs fidèles, d’étoffes comme le voile (mais aussi la kippa, la mantille, etc.) et l’on se concentrera ici sur l’exemple du voile porté par certaines musulmanes en France (et ce, même si l’on sait pertinemment que d’autres religions, dont le catholicisme, le pratiquent (la plupart des sœurs religieuses sont en ce sens effectivement et également voilées)). On notera par ailleurs, qu’il en va différemment des agents publics qui, parce qu’ils incarnent une fonction publique, doivent rester neutres et ne peuvent conséquemment revêtir ostensiblement des vêtements attestant d’une religion (ou d’une opinion philosophique ou politique). Et, sans se « voiler » la face, il convient de remarquer qu’en terme de voile, en France, les débats juridiques sont menés – de façon contemporaine – contre les expressions de la religion musulmane. On en prendra quatre exemples (I à IV).
I. Du voile autorisé (comme Martine à l’Université)
A priori, le voile – en tant que tel – même s’il exprime une foi ou l’adhésion personnelle à une religion n’est pas prohibé dans l’espace public français. En effet, à l’instar d’un bijou représentant un symbole religieux (comme une croix, une étoile de David ou un Haï (ou raï)), le voile – fût-il connoté islamique – doit pouvoir être porté par tous (et en l’occurrence par toutes) ceux qui désirent le revêtir. Il s’agit effectivement d’une liberté fondamentale, protégée tant par le droit international que par le bloc dit de constitutionnalité (et notamment la Ddhc), que de pouvoir exprimer et pratiquer (en revêtant l’habit que l’on souhaite) sa religion. Même un Etat comme la France ayant proclamé la laïcité ne peut et ne doit empêcher de telles manifestations d’adhésion religieuse. La laïcité, en effet, n’est pas une négation des religions ou leur attaque ; elle tente seulement de les ignorer (en ne les subventionnant pas par exemple) et ne peut les valoriser. On en conviendra donc, un voile (ou toute autre manifestation religieuse vestimentaire comme la soutane d’un prêtre ou la cornette d’une religieuse) ne trouble pas l’ordre public en tant que tel. S’il choque certaines personnes cela ne l’est pas plus que d’autres tenues non religieuses mais qui peuvent déranger tout autant certains citoyens à l’instar de la tenue gothique porté par votre voisin Kevin ou d’un string dépassant ostensiblement de la tenue de la lolita Sara. En conséquence, dans la rue, dans un service public comme à l’Université, le voile est-il autorisé et doit-il (selon nous) continuer de l’être.
II. Du voile prohibé (comme Martine à l’école)
Depuis 2004 néanmoins, avec le vote de la Loi (du 15 mars 2004) « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », la situation est différente s’agissant – spécialement – des établissements scolaires – publics – accueillant des mineurs (écoles primaires, collèges et lycées). Au nom de la protection de ces derniers, et à la suite de plusieurs affaires houleuses de port du voile islamique dans des lycées, une réflexion avait été menée sur la légalité de règlements intérieurs en prohibant l’usage. Naturellement, même si le voile islamique focalisait les débats, juristes et politiques parlaient principalement de « signes religieux » afin de ne pas stigmatiser une religion en particulier mais il est manifeste que c’est bien à propos de voile islamique, déjà et singulièrement, que la question se posait. Le Conseil d’Etat, dans un avis du 27 novembre 1989, avait affirmé à très juste titre – selon nous – que la liberté religieuse devait pleinement s’exprimer à l’école ce qui impliquait pour les élèves « le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ». Et de conclure : « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ». Hors trouble caractérisé, le voile ou tout autre signe religieux n’était donc pas vécu comme une atteinte par la France. Cependant, cédant à la pression de certains, le législateur de 2004 à l’initiative du Président Chirac décida d’insérer un nouvel article L 141-5-1 au code de l’éducation ; norme disposant que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Adieu donc, la conciliation intelligente et respectueuse prônée par le Conseil d’Etat en 1989, il existe désormais en droit positif un texte prohibant – notamment – le port du voile islamique à l’école publique de la République et ce, même si dans l’extrême majorité des cas, il ne trouble ni l’ordre public ni les autres usagers.
III. Du voile intégral (comme Martine en burqa au bal masqué)
La plus belle expression artistique d’un voile intégral se trouve – depuis 1753 – en Italie, à Naples, dans la chapelle Sansevero où se trouve le Cristo velato (ou Christ voilé) de Giuseppe Sanmartino (1720-1793) ; l’une des plus belles sculptures en marbre au monde mais qui nous éloigne – cela dit – d’un autre voile intégral. Car, comme la France depuis quelques années traverse manifestement une crise identitaire forte qui lui fait rechercher des boucs émissaires plutôt que de réfléchir au concept de Nation intégrative, elle a décidé en 2010, avec la bénédiction du Président Sarkozy, d’aller encore plus loin dans la mise au ban sociétal du voile religieux. En effet, par la Loi du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », il est désormais prohibé, sur le territoire républicain, de porter une tenue dérobant son visage des regards de ses contemporains. Adieu donc les bals masqués ? Ici encore, les partisans du texte se sont bien gardés d’exprimer directement une haine de l’Islam, même si, soyons sérieux, l’objet de la Loi fut prioritairement la sanction du port de la burqa, ce voile intégral couvrant une personne des pieds à la tête. Grâce au soutien de publicistes d’exception, comme Guy Carcassonne (1951-2013), la Loi justifia son interdiction par des motifs sécuritaires et non religieux. L’objectif, disait-on, est de permettre que dans l’espace public on puisse toujours reconnaître tout citoyen avec ce sous-entendu qu’un terroriste – notamment – cherchera à dissimuler son visage et, partant, ses intentions criminelles. Il s’agit – disait-on – d’affirmer le « vivre-ensemble » que la burqa, notamment nierait en excluant physiquement celles qui la portent de l’espace public. Malgré une étude hostile du Conseil d’Etat (fidèle à son avis précité de 1989), la Loi fut votée et confirmée par le Conseil constitutionnel. Il est donc désormais interdit, en France, de porter la burqa dans l’espace public. Il reste toutefois possible, au nom de la sécurité toujours, de porter un casque de moto (pouvant être teinté et ainsi dissimuler le visage) sur les voies publiques sur lesquelles on circule en deux-roues. Paradoxe ?
IV. Du voile « moulé » (comme Martine à la plage en burkini)
Comme si cette progression des prohibitions ne suffisait pas, la France, en 2016 a su inventer une nouvelle crise du voile. En plein été, sur les plages de la République, un nouvel accessoire de mode, le burkini inventé depuis 2003 en Australie pour permettre aux musulmanes de se baigner tout en laissant dévoiler le moins de peau possible, a défrayé les médias, les politiques puis le Droit. Condamné par les Islamistes les plus intégristes parce que moulant (et donc excitant aux yeux des hommes) le corps de celle qui le porte à l’instar exact d’une combinaison de plongée, le burkini a attiré les regards alors que – telle la burqa en 2010 – il n’est porté que par peu de personnes. Cédant une nouvelle fois à la pression identitaire, certains maires des communes du littoral français ont décidé d’interdire – sur leurs plages pendant l’été – le port du burkini en se basant généralement sur un risque de trouble à l’ordre public dans sa dimension sécuritaire. D’abord validé en référé par le tribunal administratif de Nice, à propos d’un arrêté de prohibition du burkini pris par la commune de Villeneuve-Loubet, le Conseil d’Etat (dans son ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’Homme) a ordonné la suspension de la mesure interdisant « les tenues regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages ». Selon la Haute Juridiction, fidèle à sa doctrine de neutralité religieuse et de tolérance telle que posée en 1989 et en 2010 (dans ses avis précités), si le maire d’une commune a bien pour rôle de concilier les libertés à l’ordre public, toute restriction faite à une liberté fondamentale (comme celle de se vêtir selon son gré et celle de liberté religieuse) ne peut être justifiée que par une atteinte à l’ordre public. Or, même entendu désormais de façon plus large qu’autrefois (avec l’intégration de la notion plus subjective de dignité de la personne humaine), l’ordre public n’est en rien troublé par le seul port d’un burkini. En tant que tel, il ne crée en effet aucun trouble à la sécurité publique (comme le voile du reste) ou même à la santé publique (l’argument de l’hygiène étant parfois invoqué) voire à la décence. Tout n’est, cela dit, qu’une question de circonstances spatio-temporelles. Ainsi, si le Conseil d’Etat a suspendu l’arrêté de prohibition de la commune de Villeneuve-Loubet, cela ne vaut que pour cette commune. Dans l’absolu, on pourrait imaginer que d’autres circonstances justifient une prohibition mais, dans les faits, on y croit très peu. Il est alors important de citer le considérant 06 de l’ordonnance selon laquelle, en l’absence de risques de troubles à l’ordre public « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet » 2016 « ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée ». « Dans ces conditions, le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade alors qu’elles ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence. L’arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Espérons qu’une telle décision suffise à faire retrouver la raison aux maires concernés. Quelques éléments, à l’heure où l’on rédige la présente définition, nous font cependant douter de ce calme espéré alors que plusieurs politiques s’engagent – déjà – à proposer prochainement une nouvelle Loi destinée à interdire de façon générale le port de tels vêtements à charge émotionnelle et religieuse. On pense cependant qu’une telle norme – du fait de son caractère général et absolu – serait heureusement censurée par le Conseil constitutionnel. Prions pour qu’il en soit ainsi ! A minima, soyons au moins conscients des dérives véhiculées par ces débats d’une autre époque. Certains sont en effet arrivés à vouloir prohiber un burkini qui n’est qu’un maillot de bain (assimilable dans les faits à une tenue de plongée contre laquelle personne ne dit – à juste titre – rien) et dont l’objet est seulement de permettre à celles qui le portent de se trouver plus à l’aise et sereines vis-à-vis de leurs conceptions de la pudeur. Après la Seconde Guerre mondiale, sur les plages françaises, on prohibait – au nom de la morale publique – les bikinis jugés trop courts et montrant trop de peau. Le burkini, en sa conception d’a-bikini, devrait donc plaire à ces « Pères-la-morale » puisqu’il est l’expression même de la pudeur. Le problème est cependant ailleurs – et il faut arrêter de faire comme s’il en était autrement – c’est ici la pudeur musulmane non parce qu’elle est pudeur mais parce qu’elle est musulmane, qui dérange certains citoyens. Interdirait-on à un prêtre catholique en soutane ou à une sœur en habit de se promener sur le littoral ?
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 114.
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