par Mme Claire Joachim
Docteur en droit, PhD
Université Toulouse 1 Capitole
Art. 135.
« (D)oter les régions françaises d’une taille critique qui leur permette d’exercer à la bonne échelle les compétences stratégiques qui leur sont attribuées, de rivaliser avec les collectivités comparables en Europe et de réaliser des gains d’efficience » (Sénat, rapport n°658, p.23). Tel est l’objectif de la Loi n°2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. Elle fait partie du triptyque de l’Acte III de la décentralisation, inauguré avec la Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, et clôturé par la Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ». Cet ensemble implique une réforme territoriale établissant notamment la création des métropoles, le passage à treize régions métropolitaines et la clarification de la compétence des collectivités territoriales. Avec ce triptyque, il s’agit notamment de rivaliser avec les grandes régions européennes, pour répondre aux ambitions des Euro régions et favoriser une plus grande efficience des régions françaises. L’objectif est clair : les régions françaises doit avoir leur place sur l’échiquier européen.
Outre un problème méthodologique, impliquant de transformer le paysage régional français avant d’établir le socle de compétences qui portera cette réforme (Hourquebie, p.4), un problème plus profond apparaît. Pouvoir rivaliser avec d’autres régions d’Europe suppose un contexte juridique et politique comparable. Or, au delà du contexte politique, le socle constitutionnel est différencié : il en va de la forme même des États. Une décentralisation administrative au sein d’un État unitaire ne correspond aucunement aux autonomies politiques que l’on trouve dans les États régionaux comme l’Italie et l’Espagne et à tout le moins dans un État fédéral comme l’Allemagne. La loi du 16 janvier 2015, comme l’ensemble de l’Acte III de la décentralisation, semble donc reposer sur un « malentendu » (Hourquebie, p.4) portant sur le « degré différentiel d’autonomie – et donc sur l’étendue des pouvoirs – des entités infraétatiques allemandes, espagnoles ou italiennes » (ibid). La distinction entre un processus administratif et un processus politique ne semble pas prise en compte. C’est donc un problème de fond qui se pose.
L’objectif de la présente contribution est de proposer un cadre de réflexion, en apposant à la lecture de la réforme territoriale une perspective comparative. Prenons deux régions en France et en Espagne : l’Occitanie et la Catalogne. Grâce à cette réforme, la région Occitanie ambitionne de se positionner non seulement comme un acteur européen majeur mais aussi au niveau international, à l’instar de la Californie (Hopquin, Le Monde, 12 déc. 2016). Forte d’une démographie de 5 millions d’habitants, elle présente des atouts économiques majeurs mais qu’en est-il des outils juridiques dont elle dispose ? La Catalogne, à 7 millions d’habitants, bénéficie d’un statut autonome depuis 1932, profondément modifié en 1979 puis par la Loi organique 6/2006 du 19 juillet 2006 dans le sens d’une accentuation de son autonomie. La comparaison de cette nouvelle région et d’une communauté autonome espagnole pose deux questions majeures. En premier lieu, la comparabilité de ces deux entités interroge. Composantes de formes d’État classiquement différenciées, État unitaire décentralisé pour l’une, État régional pour l’autre, ne connaîtraient-elles pas des similitudes, lesquelles les rendraient comparables ? En second lieu, la rivalité invoquée dans les objectifs de l’Acte III de la décentralisation peut-elle trouver une assise juridique ? Les nouveaux outils juridiques à disposition de l’Occitanie lui permettront-ils d’égaler voire de surpasser une entité comme la Catalogne ? L’Acte III de la décentralisation nous livre une réponse mesurée, car la comparabilité (I.) comme la rivalité (II.) de ces deux entités apparaissent bien relatives.
I. L’Occitanie et la Catalogne : deux entités comparables ?
Les deux régions font partie de systèmes juridiques appartenant à la famille de droits romano-germaniques (Legeais p.234). D’un point de vue formel, leur comparabilité apparente est établie dans leurs Constitutions respectives. La Constitution espagnole du 27 décembre 1978, tout comme la Constitution française consacrent le principe de l’unité. L’article 1er de la Constitution française établit l’indivisibilité de la République, précisant que son organisation est décentralisée. L’article 2 de la Constitution espagnole dispose que son fondement est « l’unité indissoluble de la Nation espagnole », et reconnaît et garantit « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent ». Au delà du principe d’unité qui caractérise ces États unitaires, les modalités d’organisation diffèrent, ce qui n’est pas détachable de leurs fondements respectifs.
Alors que le jacobinisme français et la méfiance à l’égard des pouvoirs locaux sont des facteurs importants de la centralisation de l’État français, l’Espagne repose sur un postulat de départ différent. La volonté d’adapter la structure unitaire de l’État aux réalités sociales et culturelles ressort dans l’ensemble de son histoire. Les royaumes chrétiens n’ont cessé d’asseoir leur pouvoir malgré les tentatives d’unification. Lors de la reconquête, où l’unité religieuse est établie sur la majeure partie du territoire, chaque royaume dispose de son propre corpus juridique, alliant le droit romain et le droit canonique aux droits locaux. La Catalogne applique une compilation des coutumes de Lerida, de Tortosa, de Perpignan et de Barcelone rédigée au XIIIème siècle (Legeais p.125, Fromont pp.59 & s.). Au XVème siècle, le mariage de la Reine de Castille et du Roi d’Aragon marque l’avènement de la monarchie absolue. Il s’agit d’un moment décisif pour l’Espagne puisqu’il permet une unification que Charles Quint rendra définitive. Malgré cela, les rois qui se succèdent ne parviendront pas à un instaurer un même droit sur l’ensemble des territoires : les pouvoirs locaux demeurent et un droit commun à l’Espagne restera à l’état embryonnaire. La Constitution de Cadix de 1812 constitue une nouvelle tentative : elle pose des principes communs à toute l’Espagne et l’unité du système judiciaire. L’administration publique reçoit une nouvelle structure dans un esprit centralisateur sur le modèle français. Néanmoins, ces dispositifs restent subsidiaires car les droits régionaux s’appliquent en priorité (v. notamment l’article 13 alinéa 2 de la Constitution de 1812). Suite au franquisme, la Constitution de 1978 procède à une réorganisation du territoire, donnant une place importante aux communautés autonomes, à l’instar de la Catalogne. Ces entités infraétatiques bénéficient d’un statut intermédiaire entre celui de collectivité décentralisée et celui d’État fédéré. La place centrale de ces entités est ainsi permanente dans l’histoire espagnole. Ce modèle semble aujourd’hui atteindre ses limites en raison de l’amplitude des mouvements en faveur d’une autonomie plus prononcée, voire d’une indépendance, notamment en Catalogne.
L’histoire française montre un visage différent de la structuration de l’espace politique. La révolution française marque la création des départements en 1790 pour remplacer les anciennes provinces de France. Cependant, l’objectif n’était pas d’amorcer une décentralisation, mais bien au contraire de renforcer l’État central. Il s’agit alors de mieux quadriller le territoire pour mieux contrôler les velléités régionales (Carles et al.). La décentralisation va intervenir progressivement, une évolution jalonnée de réformes centrales telles que les grandes lois de la IIIème République sur les départements et les communes, et les lois de décentralisation de Gaston Defferre dès 1981. L’objectif est alors de rapprocher les citoyens des centres de décision, de favoriser le développement des initiatives locales et de responsabiliser les autorités élues et leur donner de nouvelles compétences. Il n’est nullement question d’accorder davantage d’autonomie politique aux régions ou aux départements. La France ne comporte sur son territoire qu’une seule organisation juridique et politique dotée des attributs de la souveraineté. Les collectivités territoriales sont des composantes de l’État et ne constituent qu’une modalité de l’organisation administrative (Favoreu et al., p.487). Cet état de fait forme une continuité dans l’évolution de l’organisation des pouvoirs en France.
Les postulats de départ fondant les Constitutions française et espagnole diffèrent ainsi en raison des facteurs historiques qui les ont influencé. Leur comparabilité est donc limitée en ce qui concerne les influences qui ont mené à la structuration de leur organisation politique. Cela ressort de façon prégnante d’un point de vue juridique, ce qui peut faire douter de leur potentiel de rivalité.
II. L’Occitanie et la Catalogne : deux entités potentiellement rivales ?
Établir l’existence d’une rivalité entre l’Occitanie et la Catalogne implique d’analyser les outils juridiques à disposition des autonomies et des potentialités économiques, politiques et sociales de ces deux entités. L’étude comparée de ces outils révèle que si l’objectif de la réforme française est de renforcer le socle des compétences et le poids des régions, cela ne leur permet pas de rivaliser avec leur voisin espagnol. Cela ressort tant du point de vue organique que fonctionnel.
D’un point de vue organique tout d’abord, la différence majeure tient au degré d’autonomie accordé aux entités infraétatiques. L’Espagne connaît un degré de décentralisation particulièrement élevé, établi par la Constitution. C’est au niveau constitutionnel que se trouve l’habilitation des communautés autonomes, et non au niveau législatif. Le droit à l’autonomie est établi par les articles 2 et 143 de la Constitution de 1978. Une distinction est opérée entre l’autonomie administrative des communes et des provinces et l’autonomie politique des communautés autonomes comme la Catalogne (art. 143 de la Constitution espagnole ; un principe confirmé par le tribunal constitutionnel espagnol : TC, arrêt 25/1981, 14 juill. 1981). Le modèle espagnol trouve sa spécificité dans le volontariat accordé aux communautés quant à l’amplitude de leur autonomie. C’est par un Statut, norme institutionnelle fondatrice, que la communauté organise son autonomie (art. 147 de la Constitution espagnole). Le Cortes Generales, le parlement espagnol, valide ce Statut et lui « donne cours en tant que loi » (art.146). Les communautés ne sont donc pas dépendantes du législateur pour amplifier (ou restreindre) leur degré d’autonomie.
C’est un premier critère majeur de distinction avec le système français pour lequel les modalités d’habilitation régionale sont législatives. L’article 72 alinéa 3 de la Constitution française dispose que « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus ». Le principe électif revêt une importance centrale dans l’effectivité de l’autonomie des collectivités, en y apportant une dimension politique. Un conseil régional est établi, avec une assemblée délibérante, composée d’un président, et de comités. L’article L.4221-1 du Code général des collectivités territoriales précise que « le conseil régional règle par ses délibérations les affaires de la région ». Or, si ces collectivités s’administrent librement, les communautés espagnoles se gouvernent elles-mêmes (art. 143 de la Constitution de 1978). Chaque communauté dispose en effet d’une assemblée législative et d’un conseil de gouvernement (art. 152 de la Constitution de 1978).
D’un point de vue fonctionnel, les assemblées législatives espagnoles peuvent adopter des « dispositions normatives ayant force de loi » (art. 153 de la Constitution de 1978), alors que les régions françaises disposent d’un pouvoir règlementaire (art. 72 alinéa 3 de la Constitution de 1958). La reconnaissance d’une capacité d’expérimentation législative par les articles 37-1 et 72 alinéa 4 demeure limitée, tant dans l’objet que dans la durée. La Loi NOTRe de 2015 ajoute cependant un instrument au panel des conseils régionaux : l’article 1er e) leur permet de « présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou règlementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’une, de plusieurs ou de l’ensemble des régions ». Ces propositions sont transmises au Premier ministre ou au représentant de l’État dans les régions concernées. Les régions peuvent donc faire évoluer leurs compétences ainsi que leur organisation en impulsant des réformes législatives.
Mais c’est au sujet de l’étendue des compétences régionales que l’Acte III de la décentralisation peut apparaître véritablement intéressant du point de vue comparatif. L’article 72 alinéa 2 de la Constitution octroyait une clause de compétence générale aux collectivités, selon laquelle « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Les modalités étaient précisées à l’article L4221-1 du Code général des collectivités territoriales. Cette clause a disparu avec la Loi NOTRe dans le cadre du renforcement des compétences stratégiques des régions. La loi renforce tout d’abord le rôle de la région en matière de développement économique : elle sera responsable de la politique de soutien aux petites et moyennes entreprises et aux entreprises de taille intermédiaire. Chaque région devra présenter un schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) fixant les orientations régionales pour une durée de cinq ans (art. 2 de la Loi du 7 août 2015). De plus, la région a la charge de l’aménagement durable du territoire par l’intermédiaire du schéma régional d’aménagement durable du territoire (SRADDT). C’est dans ce cadre que figurent les orientations stratégiques en matière d’aménagement du territoire, de mobilité, de lutte contre la pollution de l’air, d’énergie, de logement et de gestion des déchets (art. 10 de la Loi du 7 août 2015). Les régions se voient ainsi octroyer ce que le législateur nomme des compétences exclusives, ce qui n’est pas sans rappeler la terminologie employée dans les constitutions étrangères d’États régionaux ou fédéraux. Est-ce une ouverture vers le régionalisme en lieu et place de la régionalisation ? A priori, si les compétences des régions et leur délimitation géographique sont revisitées, le principe reste le même : ces régions ne détiennent qu’un pouvoir règlementaire. Une comparaison avec les compétences de la Catalogne permet de confirmer cette tendance.
La Constitution espagnole de 1978 établit les grands traits du partage des compétences dans l’article 149-1. Les précisions quant à l’exercice des compétences apparaissent dans le Statut de chaque Communauté autonome. Si aucune disposition ne donne de telles précisions au sujet d’une matière, l’État exerce cette compétence. Ce mécanisme autorise une certaine souplesse, mais présente un inconvénient certain du point de vue des Communautés : cela a permis à l’État d’interpréter de façon extensive ses attributions. Le Statut de la Catalogne, précisant les compétences qui lui sont attribuées, a été profondément remanié en 2006 par la Loi organique 6/2006 adoptée par référendum. Loin d’élargir quantitativement les compétences de la Communauté autonome, la Loi organique procède à une transformation qualitative du partage des compétences. Deux objectifs principaux sont poursuivis : l’adaptation de la Communauté aux avancées européennes, afin d’assurer une place prépondérante aux enjeux catalans auprès de l’Union ; et l’encadrement des intrusions de l’État espagnol dans l’exercice des compétences relevant de la Communauté. En ce sens, cette réforme reprend les grands traits de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel étatique (Alberti). La Loi organique de 2006 établit notamment une typologie des compétences clairement identifiées : les compétences exclusives de la Communauté (art. 110), les compétences partagées avec l’État (art. 111) et les compétences exécutives de la Communauté (art. 112). La Catalogne détient une gamme assez large de compétences exclusives notamment en matière agricole, de gestion des eaux, de transports, de logement et d’éducation. La spécificité de la Communauté catalane, au même titre que les autres communautés autonomes espagnoles, est qu’elle possède pour l’exercice de ses compétences un véritable pouvoir législatif. C’est ce qui lui permet d’asseoir une vraie autonomie politique, là où les régions françaises sont encore l’objet d’une simple réorganisation administrative.
L’Occitanie peut-elle rivaliser avec la Catalogne ? En raison de fondements et de régimes juridiques profondément différents, la réponse ne peut être affirmative. Il s’agit bien d’un malentendu : si l’objectif est d’égaler voire de surpasser les régions européennes, l’Acte III de la décentralisation ne semble pas donner aux régions les moyens juridiques de ses ambitions.
Bibliographie indicative
Alberti E., « Le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne », Revue Française d’Administration Publique, 2007/1, n°121-122, pp. 145-159.
Carles J., Guignard D., Regourd S., La décentralisation – 30 ans après, Paris, L.G.D.J., IFR « Mutation des normes juridiques » – Université Toulouse I, 02/2014, 326 pages.
Delebarre M., Rapport au nom de la Commission spéciale sur le projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, Sénat, n°658, 26 juin 2014, 180 pages.
Favoreu L., Gaïa P. et al., Droit constitutionnel, Paris, Précis Dalloz, 2009.
Fromont M., Grands systèmes de droits étrangers, Paris, Dalloz, 2005, 197 pages.
Hopquin B., « Les régions, des États dans l’État ? », Le Monde, n°22368, 13 déc. 2016.
Hourquebie F., « La nouvelle carte des régions : question de bon sens ou de baronnie ? », A.J.D.A. 2015, p.626.
Legeais R., Grands systèmes de droit contemporains – Approche comparative, Paris, LexisNexis Litec, 2004, 457 pages.
Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 05 ; Art. 135.
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