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Etat d’urgence & juge administratif

par Mme Mélina ELSHOUD,
Doctorante contractuelle en droit public à l’Université du Maine, Themis-Um

Etat d’urgence & juge administratif

Art. 48. En principe, le rôle joué par le juge administratif sous l’état d’urgence est essentiel.

En principe, le juge administratif est LE juge de l’état d’urgence  (et cela explique sans doute la médiatisation qui a entouré son action depuis novembre dernier) ;

– c’est lui qu’il faut saisir pour contester la déclaration d’entrée ou de sortie, dans l’état d’urgence par le Président de la République ;

– c’est lui qu’il faut saisir pour contester toute mesure de police administrative prise sur le fondement de l’état d’urgence : assignations à résidence, perquisitions administratives, réglementation de la circulation des personnes et des véhicules, fermeture provisoire de lieux publics, etc.

Ainsi, alors qu’en temps normal, le droit commun prévoit qu’un certain nombre des mesures citées ci-dessus, doivent systématiquement être autorisées par le juge judiciaire a priori (donc avant leur mise en œuvre), en situation d’état d’urgence, ces mêmes mesures n’ont pas à faire l’objet de ce premier contrôle, et ne pourront donc être contrôlées pour la 1ère fois qu’a posteriori (après leur mise en œuvre) par le juge administratif.

Le rôle que doit jouer le juge administratif, sous l’état d’urgence, est donc essentiel ; il est un organe de contrôle d’un grand nombre d’actions menées par l’Administration pendant cette période exceptionnelle. Il doit en contrôler la légalité et la conventionnalité (c’est à dire vérifier que l’Etat agit dans le respect de la Loi et des engagements internationaux) ; il doit en favoriser le contrôle de constitutionnalité en renvoyant, si un justiciable le demande, une QPC au Conseil constitutionnel.

Ce rôle, en pratique, a-t-il jusqu’ici vraiment été rempli ?

Si l’on reprend les positions exprimées par les universitaires, les journalistes, les citoyens, les experts européens depuis novembre dernier et jusqu’à aujourd’hui, elles sont très « contrastées ». On a pu lire d’un côté qu’il n’y avait aucune raison de douter de l’efficacité du contrôle du juge administratif (voir par exemple, l’avis de la Commission de Venise sur le projet de loi constitutionnelle français du 10 février 2016 (§74) et d’un autre que « l’état d’urgence montre la vraie nature du juge administratif » (c’est l’intitulé de la tribune d’un universitaire) c’est à dire un juge essentiellement protecteur de l’Administration, qui n’empêche jamais son action et dont les justiciables ne peuvent rien attendre. Alors qu’en est-il ?

Si on analyse l’ensemble des décisions (un peu plus d’une centaine) rendues par les juges administratifs depuis novembre (des tribunaux administratifs au Conseil d’Etat), nous pouvons faire plusieurs constats :

Le 1er constat c’est que le juge administratif a rencontré de vraies difficultés à exercer sa mission. On peut citer plusieurs sources de difficultés.

– 1. La rareté de la situation d’état d’urgence. En effet, le juge administratif français n’est, comme personne, un habitué de cette situation. L’état d’urgence ayant été déclaré cinq fois depuis 1955, rares sont les juridictions qui ont eu à connaître de décisions prises dans ce cadre. Le juge administratif n’est donc pas habitué de ce contrôle juridictionnel.

– 2. La situation d’état d’urgence est une situation délicate et le contrôle de certaines de ses mesures l’est tout autant. D’abord, la décision de déclarer l’état d’urgence, relève, sans doute plus qu’aucune autre, de l’opportunité politique. On demande au juge de se prononcer sur des éléments très difficiles à appréhender : confirmer ou infirmer l’existence d’un « péril imminent » ou d’une « calamité publique » n’a rien d’aisé (les débats parlementaires le démontrent) ; alors, bien que le juge administratif se reconnaisse compétent pour contrôler la légalité de la déclaration de l’état d’urgence (cet acte administratif ne fait donc pas partie de la catégorie des actes de gouvernement non susceptibles de recours), son contrôle sur elle reste indéniablement restreint.

Quant à lui, le contrôle des mesures de police administrative est également compliqué, notamment parce que l’état d’urgence de 2015 et 2016 a une particularité par rapport aux expériences passées : il est en relation avec le terrorisme. Or, la traque terroriste est intimement liée au travail d’investigation des services de renseignement et au secret qui l’entoure. Concrètement, la difficulté posée au juge administratif est la suivante : l’une des rares pièces, faisant preuve de la « menace » d’un individu, et soumise au débat contradictoire, est ce que l’on appelle « la note blanche ». La note blanche c’est une feuille, souvent type A4 et format Word, non datée et non signée, qui fait état de tous les éléments de fait qui « prouvent », selon l’Administration, qu’un individu représente une menace pour la sécurité et l’ordre publics, et justifie ainsi son assignation à résidence. Malgré les critiques et l’interdiction de leur usage par une circulaire de 2004 (dont la valeur juridique est faible), le juge administratif admet qu’elles constituent un moyen de preuve, parce que c’est souvent le seul qu’il a. En l’occurrence, le Conseil d’Etat a confirmé dans ses décisions du 11 décembre 2015, « qu’aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les ‘notes blanches’ produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’être pris en considération par le juge administratif ».

3. Il y a un cadre juridique nouveau. La loi du 20 novembre 2015 a modifié le régime des assignations à résidence tel qu’on le connaissait : pour appréhender des menaces devenues plus diffuses (objectif préventif), l’assignation à résidence peut concerner, non plus toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics » mais toute personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le juge administratif a donc dû s’adapter à un nouveau cadre juridique volontairement peu précis. Cela a posé une question d’interprétation : les dispositions modifiées de la loi permettent elles de prononcer une assignation à résidence pour des motifs d’ordre public étrangers à ceux ayant justifié l’état d’urgence ? En clair, pouvait-on utiliser l’état d’urgence déclaré pour les attaques terroristes pour assigner à résidence des militants écologistes et éviter qu’ils ne troublent la COP 21 ?

– 4. La demande de dérogation à la CEDH. Enfin, l’information par le Président de la République au Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la susceptibilité par la France de déroger à la Convention européenne des droits de l’Homme a pu susciter le désarroi du juge administratif, qui, depuis 1989, contrôle son respect par les actes administratifs français. Devait-il, le temps de l’état d’urgence, mettre cette source de contrôle de côté ?

Tous ces éléments cumulés ont, selon nous, constitué un contexte complexe qui a favorisé le malaise d’un juge administratif, conscient du rôle qu’il doit jouer dans l’équilibre entre liberté et sécurité, mais plein d’incertitudes sur la façon de remplir ce rôle. Ce malaise on peut en donner trois illustrations :

  1. Ce « malaise » du juge administratif, on le sent dès les premières décisions rendues sur des affaires d’assignation à résidence à propos de militants écologistes susceptibles de troubler la tenue de la COP 21. Comme nous l’avons dit, du fait de la modification de la loi, la question était de savoir si les assignations à résidence devaient avoir un lien direct avec le terrorisme, ou si elles pouvaient être prononcées à l’encontre de personnes dont le comportement constitue une menace à l’ordre public sans pourtant constituer une menace terroriste. La question se posait pour la 1ère fois devant les tribunaux de Rennes, Melun et Cergy-Pontoise, saisis en référé-liberté. Incertains de la réponse à y apporter (le Conseil d’Etat ne s’étant pas prononcé sur l’interprétation à en donner), 2 tribunaux sur 3, pour 6 des 7 affaires, ont préféré rejeter les recours en référé en faisant valoir qu’ils ne remplissaient pas la condition d’urgence ; cette solution leur permettait de « botter en touche », trier l’affaire sans répondre au fond. Sans doute, les juges administratifs ont-t-ils commis ici une vraie faute car en refusant de reconnaître l’urgence de la situation des intéressés, ils retiraient toute son effectivité au référé-liberté. Le 11 décembre, saisi en appel, le Conseil d’Etat affirma son « profond désaccord » avec ce qu’il a considéré comme une « grosse erreur de droit » des tribunaux de 1ère instance (voir les conclusions du rapporteur public Xavier Domino). Ainsi, il semble qu’il y ait réellement eu un temps de paralysie des premiers juges administratifs autour de la question : « Qu’est ce qu’on doit faire ? Qu’est ce qu’on attend de nous ? Et quelle responsabilité aurons-nous à porter si les mesures qu’on annule conduisent à un nouvel attentat ? ».
  1. Ce « malaise », on le sent dans les tribunes anonymes publiées sur Internet par des juges administratifs, de façon individuelle ou collective, peu avant la prorogation de l’état d’urgence de février. On a pu y lire toutes les insatisfactions des juges dont le pouvoir paraissait soit limité (par des mesures telle la dérogation faite à la CEDH) soit pas suffisamment renforcé, notamment par « les sept ordonnances rendues le 11 décembre 2015 par le Conseil d’Etat ». Même si d’habitude, écrivent-ils, « les positions du Conseil d’Etat font jurisprudence », les juges administratifs « de base » ont considéré que cette fois la cour suprême n’avait pas garanti l’effectivité de leur contrôle (notamment en n’encadrant pas davantage l’utilisation des « notes blanches »). « Nous nous retrouvons, juges administratifs, dotés d’une responsabilité accrue sans avoir véritablement les moyens de l’assumer. » (voir la tribune publiée sur Médiapart le 29 décembre 2015) et malheureusement, « la suspicion souvent infondée de complaisance du juge administratif envers l’Etat ne pourra que se voir renforcée» (voir la tribune publiée sur le Blog Droit administratif le 5 janvier 2016).
  1. Ce « malaise », il nous semble enfin être confirmé par une pratique tout à fait exceptionnelle dans les décisions qui ont été rendues sous l’état d’urgence : il s’agit de l’anonymisation des membres de la juridiction. Ainsi, les noms des juges en charge de l’affaire (rapporteur et rapporteur public) n’apparaissent plus (ils sont remplacés par un espace blanc ou des points) et ce, quand bien même, les noms du requérant et de son avocat restent visibles. Cette pratique donne l’impression que le juge administratif n’ose pas porter la responsabilité des conséquences du rejet ou de l’annulation (Cf. en ce sens le témoignage de M. le Magistrat Arnaud Kiecken).

A l’analyse du reste des décisions, le 2nd constat que l’on peut faire, c’est que ces difficultés ont au fil des semaines diminué, le juge administratif ayant réaffirmé sa place et davantage « borné » l’action de l’Administration.

  1. Une reconsidération de l’office du juge. Quoi qu’on puisse en dire par ailleurs, les décisions du 11 décembre 2015 rendues par le Conseil d’Etat, ont eu le mérite d’inviter les juges administratifs en général à reconsidérer leur office. Elles créent d’abord une présomption d’urgence pour les contentieux concernant les assignations à résidence (évitant le rejet des recours sur ce point à l’avenir). En outre, elles ont invité le juge à reconsidérer la portée de son contrôle en REP : jusqu’alors il exerçait seulement un « contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation » (depuis 1985), désormais il doit exercer un contrôle plus approfondi, c’est le cas du contrôle « normal » des mesures (attention, le contrôle est évidemment plus restreint en procédure de référé : cf. la contribution de M. le pr. Stéphane Mouton). Au considérant n°16, est ainsi évoqué «  l’entier contrôle du juge de l’excès de pouvoir », ce qui corrobore les conclusions du rapporteur public : « Il nous semble important que votre décision envoie le signal clair, tant à l’égard de l’administration, des citoyens que des juges, que le contrôle exercé par le juge administratif sur les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence n’aura rien d’un contrôle au rabais, et que l’état de droit ne cède pas face à l’état d’urgence ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 22 décembre 2015 confirma « que le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu’elle poursuit » (considérant 12). Un magistrat administratif l’admet : « On est en quelque sorte passé d’un extrême à l’autre » (Cf. en ce sens le témoignage de M. la magistrat Arnaud Kiecken).
  1. Un contrôle renforcé en pratique. Parmi les jugements rendus les semaines suivantes, on relève les premières suspensions par les TA et le Conseil d’Etat. Bien que la cour suprême n’ait pas davantage encadré le recours aux notes blanches dès décembre, en pratique les juges administratifs en ont affiné le contrôle : suppléments d’instruction, enquêtes à la barre (R. 623-1 CJA), débats lors de l’audience publique sont largement utilisés pour obtenir des preuves supplémentaires à même de valider ou d’invalider le contenu de ces « notes ». Le 15 janvier 2016, le TA de Cergy considère que les « contraintes liées à l’activité des services de renseignement » ne sauraient suffire à exonérer l’Etat d’étayer une note blanche. Le 22 janvier 2016, le Conseil d’Etat suspend pour la 1ère fois en appel une assignation faute « d’élément suffisamment circonstancié ».

S’il semble clair que « les services de renseignement […] ne se lèvent pas le matin pour écrire des fausses notes blanches  » (ce sont les propos tenus par Mme Léglise, sous-directrice du conseil juridique et du contentieux de la place Beauvau), le contrôle juridictionnel a pu mettre en évidence que l’Etat avait commis des erreurs ou confusions : ainsi, une communication téléphonique en haut parleur n’aurait pas due être confondue avec une prise de photographies du domicile d’une personnalité protégée, et le projet professionnel d’être instructeur en boxe thaï n’aurait pas du prouvé que l’intéressé se soit livré à une activité d’entrainement de jeunes convertis dans la pratique des arts martiaux.

Selon les statistiques fournies par le Conseil d’Etat, 106 mesures de police administrative avaient été examinées au 25 février 2016 : dans 16% des cas, il y a eu suspension partielle ou totale (17 mesures), dans 65% des cas, il y a eu rejet (69 mesures) et dans 19% des cas (20) il y a eu abrogation de la mesure par le ministère de l’Intérieur avant que le juge ne statue.

Ce dernier chiffre nous conduit au 3e constat : Que le juge administratif ait amélioré son contrôle ces quatre derniers mois n’est pas suffisant tant qu’un certain nombre de mesures restent hors de son champ d’action.

Parmi les mesures qui restent hors du contrôle juridictionnel :

– il y a ces assignations à résidence que l’Etat prononce, et applique, puis abroge (parfois seulement quelques heures) avant leur examen par le juge administratif, forçant ce dernier à prononcer un non-lieu à statuer : il n’y a plus d’acte donc il n’y a pas de contrôle possible ;

– il y a, de la même manière, les assignations à résidence qui, aux alentours du 26 février, ont disparu du fait de la prolongation de l’état d’urgence. C’est une nouveauté de la loi de 2015 : toute mesure doit être renouvelée explicitement, et ne perdure pas pour le seul motif que l’état d’urgence est prolongé. Cette mesure a l’avantage d’obliger l’Etat à réétudier les situations individuelles, mais elle a l’inconvénient de forcer le juge à prononcer de nouveau des non lieu à statuer quand le recours a été introduit moins de 48 heures avant la prolongation ; plusieurs décisions du Conseil d’Etat rendues aux alentours du 26 février le prouvent ;

– enfin, et c’est là, le plus grand problème : les perquisitions administratives, qui forment la très large majorité des mesures de police administrative prises sous l’état d’urgence ne peuvent de facto  faire l’objet d’un contrôle juridictionnel a posteriori, car compte tenu de leur brièveté, elles ne peuvent pas décemment être contrôlées par le juge administratif.  Il reste à l’intéressé la possibilité d’exercer un recours indemnitaire, long et très incertain. Environ 1% des perquisitions qui ont eu lieu depuis novembre ont fait pour le moment l’objet de ce type de recours. (Sur les perquisitions administratives, cf. la contribution de Maître Benjamin Francos).

Ces éléments nous conduisent à penser que si le juge administratif est conscient des attentes qui s’expriment à son encontre, il ne faut décemment pas tout attendre de lui.

A propos des mesures que le juge administratif ne peut actuellement pas contrôler, il faudrait rétablir un contrôle a priori. Il y a une nécessité de reposer la question de la compétence du juge judiciaire : il a son rôle à jouer dans cette situation exceptionnelle, et il faut déterminer avec précisions dans quelle mesure (cf. la contribution de Mme la députée Marietta Karamanli).

A propos des mesures qu’il contrôle déjà, il faut se rappeler que le juge administratif n’est garant des libertés qu’à la condition que le Législateur les ai protégées avant lui. Autrement dit, son contrôle s’exerce au prisme de la loi et de son esprit. Et lorsque l’esprit de la loi est favorable à la sécurité plutôt qu’aux libertés, jusqu’où peut s’exercer son contrôle ?  Qu’on ait été en accord ou en désaccord avec la position du Conseil d’Etat quand il a confirmé les assignations à résidence des militants écologistes, il faut souligner qu’il a été conforme à l’esprit de la loi de 2015 qui cherchait à embrasser une menace devenue plus diffuse. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à certains que, rien ne permet de penser que, s’il avait été compétent, le juge judiciaire aurait abouti à d’autres interprétations et d’autres conclusions.

Nous ne pensons donc pas qu’il n’y ait que les optimistes pour croire que le juge administratif peut garantir les libertés fondamentales. Il le fait depuis de nombreuses années, en France, et partout en Europe, en Méditerranée. En Grèce, il y a bientôt 50 ans, à l’époque de ce qu’on appelle la « Dictature des colonels », le gouvernement a nié, sous couvert d’ « urgence », le Droit, tous ceux qu’il protège et tous ceux qui le protègent. En 1968, il a suspendu la disposition constitutionnelle garantissant l’inamovibilité des juges pour révoquer en trois jours 30 magistrats et c’est le Conseil d’Etat grec, qui a, le 24 juin 1969, courageusement, déclaré cette révocation illégale, et c’est son Président qui a courageusement refusé d’en démissionner malgré les pressions. Cet exemple confirme encore ce que nous venons d’écrire : le juge administratif est un allié de l’Etat de droit, mais il ne peut l’assurer seul.

En France, aujourd’hui, ne reprochons donc au juge administratif que ce qui tient de sa responsabilité. Et souhaitons, comme lui, que face à la menace permanente, on ait recours à des instruments pérennes. L’état d’urgence prolongé maintient pour le moment dans une situation très inconfortable le juge administratif et l’équilibre qu’il défend.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 48.

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Editorial : L’état d’urgence mis à la portée de tout le monde !

Art. 21. Après les attentats terroristes qui ont ensanglanté Paris en faisant cent trente morts et plus de quatre cents blessés, la France vit – pour la sixième fois sous la Vème République – sous le régime – déclaré par le gouvernement – de l’état d’urgence et ce, depuis le 14 novembre 2015. Cet état exceptionnel a même été prolongé jusqu’au 26 mai 2016. Après les attentats qui ont frappé Bruxelles le 22 mars 2016 avec trente-deux morts et plus de trois cents blessés et dont les auteurs sont manifestement liés avec les attentats de Paris, il n’est pas impossible que l’état d’urgence soit même à nouveau prolongé d’autant que la France organise, en juin 2016, l’Euro de football.

Pour protéger la Nation contre la menace terroriste, l’« état de guerre », invoqué par le président Hollande, a permis de mettre en œuvre un dispositif exceptionnel renforçant – notamment – les pouvoirs des autorités administratives. L’état d’urgence donne en effet à l’administration des pouvoirs exceptionnels lui permettant de limiter certains droits et libertés afin de faciliter les actions nécessaires à la résolution de la crise qui frappe le pays. L’attribution de tels pouvoirs à l’administration peut alors rassurer les citoyens mais elle peut aussi inquiéter. Ce double sentiment – contradictoire – s’est exprimé et s’exprime encore aujourd’hui. Faut-il alors se féliciter de la prolongation de l’état d’urgence au nom d’un principe de sécurité ou s’en inquiéter au nom des libertés ?

Pour tenter de permettre à chacun(e) de se faire sa propre opinion, le Journal du Droit Administratif vous propose en ligne – et en accès libre – son premier « dossier mis à la portée de tout le monde » renouant ainsi – au passage – avec une tradition d’explication(s) et d’implication(s) citoyennes (et pour certains de nos contributeurs parfois même militantes) comme l’avait initiée les deux fondateurs de ce premier Journal et média consacré à l’étude et à le mise en avant du droit administratif : les toulousains praticiens et théoriciens du droit public : Adolphe Chauveau & Anselme Batbie.

Périodiquement et au moins à deux reprises par année civile, le Journal du Droit Administratif s’est effectivement donné pour mission et pour ambition de présenter – sur son site Internet dans un premier temps – deux dossiers d’actualité(s) marquant le droit administratif (notamment et pour l’instant principalement français). Le choix d’un premier dossier inaugural sur l’état d’urgence s’est alors imposé aux membres de nos comité de soutien et comité scientifique et de rédaction comme une évidence.

Les textes ici rassemblés par les pr. Andriantsimbazovina & Touzeil-Divina ainsi que par Mme Julia Schmitz & Maître Francos ont tous été sélectionnés après un appel à publication(s). Ils témoignent – par l’ensemble ainsi créé – de la diversité des approches possibles du sujet étudié.

Ainsi, le lecteur trouvera-t-il des explications sur l’état d’urgence vu sous différents angles : juridique, historique, comparé. Il y lira aussi des développements intéressant le fonctionnement même de l’état d’urgence au cœur de l’administration ainsi que des témoignages sur les répercussions de l’état d’urgence sur la vie professionnelle de différents acteurs du droit administratif, de la ou même des magistrature(s), de l’Université ou encore de la société civile.

Notre « dossier spécial » comporte ainsi des points de vue parfois très différents mais c’est ce qui en fait sa richesse. Les auteurs ont tous cherché à être le plus pédagogique possible en quittant parfois les canons académiques habituels pour servir l’objectif du Journal du Droit Administratif : tenter de se mettre « à la portée de tout le monde ».

En outre, fidèle à ses comités et à ses objectifs initiaux de fondation (en 1853) et de refondation (en 2015), notre Journal n’est pas constitué que d’universitaires spécialisés en droit public. Bien au contraire, il rassemble, outre des enseignants-chercheurs en droit public (droit administratif, droit constitutionnel, droits comparés, sociologie du Droit & sciences politiques, etc.), des administrateurs (sous-préfet, directeurs d’administrations publiques à l’instar d’une Université), des magistrats (judiciaire et administratif), des avocats ainsi – ce qui est très rare sur ces questions sensibles – que le point de vue d’une députée, représentante de la Nation.

Concrètement, ce sont ici et ainsi plus de trente contributeurs qui ont répondu à notre appel. Qu’ils en soient tous et toutes très chaleureusement remercié(e)s.

La tâche n’était pourtant pas évidente car la déclaration de l’état d’urgence, et sa prorogation, a provoqué un emballement à la fois normatif (adoption d’une nouvelle loi de lutte contre le terrorisme le 22 mars 2016 ; soumission au Parlement d’un nouveau projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme le 03 février 2016 et d’un projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation visant à inscrire dans la constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité le 23 décembre 2015, retiré par le gouvernement le 30 mars 2016), mais aussi médiatique (pétitions, réunions, manifestations) et juridictionnel (le juge administratif a été saisi à de multiples reprises par des requêtes visant à contester les mesures prises sous l’état d’urgence).

Cette situation exceptionnelle a également provoqué un débat politique et citoyen de grande ampleur auquel le Journal du Droit Administratif se devait de prendre part en raison, d’une part, de l’impact de l’état d’urgence sur le droit administratif, et d’autre part, des paradoxes qu’il soulève, invitant ainsi à la réflexion collective.

L’état d’urgence est en effet un « régime civil de crise » conférant aux autorités administratives des pouvoirs renforcés. Créé dans le contexte particulier de la guerre d’Algérie par la loi  n° 55-385 du 3 avril 1955, ce régime permet au gouvernement de mettre en œuvre des pouvoirs exceptionnels « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Il met ainsi en évidence les principaux fondements du droit administratif que sont l’ordre public (et notamment la sécurité publique) ainsi que la puissance publique au détriment – peut-être – de la notion – pourtant cardinale – de service public.

Le régime de l’état d’urgence soulève par ailleurs de nombreux questionnements relatifs aux enjeux et au fonctionnement de notre Etat de droit. L’état d’urgence désigne en effet une situation exceptionnelle par rapport à l’exercice normal des pouvoirs publics (l’exception caractérisant à la fois la situation visée et le pouvoir à mettre en œuvre). A priori, l’état d’urgence est un état d’exception destiné à prendre fin rapidement. Toutefois, ceci soulève une contradiction car si le terme d’état, stare implique la stabilité et la durée, celui d’urgence, urgens, implique l’instabilité et le provisoire. Cela nous invite conséquemment à réfléchir sur la conciliation possible entre l’état d’urgence et l’Etat de droit qui suppose un fonctionnement normal, régulier et durable des pouvoirs.

Cette contradiction est encore aggravée par l’idée d’un état d’urgence qui deviendrait « permanent ». L’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015 a été prorogé par deux lois successives (Loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions; Loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence) jusqu’au 26 mai 2016 et sur l’ensemble du territoire national. C’est la première fois qu’il est déclaré pour une durée si longue et sur un périmètre aussi étendu. Or si l’état d’urgence est en principe une mesure exceptionnelle, un dispositif de crise transitoire, ne peut-on considérer qu’il devient progressivement dans les démocraties modernes, un « paradigme de gouvernement » qui tend à se pérenniser, l’exception devenant la règle? (Georgio Agamben, Homo sacer. L’Etat d’exception, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2003, p. 19).

Autre paradoxe, l’état d’urgence, comme tout régime d’exception, est fondé sur l’idée de nécessité. Il suppose la protection de la démocratie et des libertés par une nécessaire atteinte à celles-ci, opposant alors liberté et sécurité.

Face à ces nombreuses questions, ce premier dossier spécial du Journal du Droit Administratif vise à expliquer ce qu’est véritablement l’état d’urgence, en présentant son contexte historique d’élaboration et de mise en œuvre (Rémi Barrué-Belou, Jacques Viguier) et sa spécificité (Florence Crouzatier, Olivier Pluen, Mathieu Touzeil-Divina), en le confrontant également au droit international (Vasiliki Saranti) pour comprendre le point de vue de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (Joël Andriantsimbazovina) et des organisations internationales (Valère Ndior) ainsi que quelques exemples étrangers comparés (Giacomo Roma).

Il y s’agit également de comprendre le régime de l’état d’urgence et ses conséquences sur les pouvoirs décentralisés (Nicolas Kada), sur le pouvoir préfectoral (Benjamin Francos), sur les autorités de police (Loïc Peyen), sur la liberté de manifester (Marie-Pierre Cauchard), sur le fonctionnement des établissements scolaires (Geneviève Koubi), ainsi que de mesurer la finalité psychique d’un tel régime d’exception (Géraldine Aïdan).

Ce dossier est également l’occasion de donner le point de vue des acteurs politiques et des représentants élus de la Nation (Marietta Karamanli, députée de la Sarthe), de la justice (Arnaud Kiecken, Magistrat au tribunal administratif de Cergy-Pontoise ; Marie Leclair, Déléguée Régionale Adjointe, Syndicat de la Magistrature ; Claire Dujardin, Observatoire de l’état d’urgence ; François Fournié, Substitut du procureur de la République, TGI de Charleville-Mézières), de l’administration (Jean-Charles Jobart, Sous-préfet d’Ambert) et de l’Université (Bruno Sire, Président de l’Université Toulouse I Capitole ; Hugues Kenfack, Doyen de la Faculté de droit ; Serge Slama, Université Paris Ouest-Nanterre) qui vivent au quotidien et / ou ont vécu le régime de l’état d’urgence.

Les modalités de contrôle sont ensuite examinés, qu’ils soient de nature parlementaire (Julia Schmitz), juridictionnelle (Stéphane Mouton ; Mélina Elshoud), ou bien exercés par les Autorités Administratives Indépendantes (Xavier Bioy) ou encore par la société civile (Julia Schmitz).

Enfin, ce dossier invite à s’interroger sur les enjeux de l’état d’urgence dans notre Etat de droit, en questionnant la pertinence de sa constitutionnalisation ainsi que son efficacité (Wanda Mastor, Xavier Magnon, Marie-Laure Basilien-Gainche).

Notre premier dossier n’apporte évidemment pas toutes les réponses à l’ensemble des différentes questions que pose l’état d’urgence. Les opinions qui y sont émises peuvent aussi ne pas être partagées de tous nos lecteurs. Toutefois, si par ces contributions, le Journal du Droit Administratif arrive à apporter des éclairages, s’il suscite la discussion et la réflexion, il aura atteint son but.

Pour le Journal du droit administratif

Pr. Joel Andriantsimbazovina
Me Benjamin Francos
Dr. Julia Schmitz
& Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 21.

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Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » : l’exception permanente ?

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Directeur du Journal du Droit Administratif

Un siècle avant « l’état » légal « d’urgence » :
l’exception permanente ?
Rappel(s) à partir des articles du
« premier » Journal du droit administratif

Art. 22. Ce court texte n’a pas vocation à présenter de manière exhaustive l’état des libertés publiques confrontées à la puissance publique sous le Second Empire. Une thèse n’y suffirait peut-être même pas. Ce « billet » introductif au premier dossier sur l’état d’urgence du Journal du Droit Administratif n’a effectivement que deux humbles ambitions : d’abord, rappeler au citoyen contemporain que s’il est bon, normal (au sens de rationnel et logique) et peut-être même légitime de s’offusquer d’une crainte que nos libertés soient trop atteintes sinon brimées par la mise en œuvre d’un état d’exception comme l’état d’urgence, cet état exceptionnel qui vient interroger les limites de l’Etat de Droit a été – pendant longtemps – l’état jugé normal du droit administratif français privilégiant ainsi la puissance publique et non les droits et libertés de ses citoyens.

Par suite, cette note essaiera de mettre en avant quelques exemples concrets de cet « état » que l’on qualifierait aujourd’hui aisément « d’exceptionnel permanent » du Second Empire à travers quelques exemples tirés des premières pages du Journal du droit administratif de 1853 et des premières années suivantes.

Le Second Empire : exception permanente
à l’Etat de Droit aujourd’hui promu.
Quand la police était la règle…

L’intitulé précédent est en soi un anachronisme ici bien assumé. Il n’a pour objectif que de tenter de comparer ce qui ne l’est presque pas tellement les périodes et les droits publics correspondants sont différents. En effet, avec un œil contemporain nourri des notions de défense et de garantie des droits et libertés, abreuvé d’ « Etat de Droit » et de protections juridictionnelles, la mise en œuvre d’un état d’urgence tel qu’issu de la Loi (examinée dans le présent dossier) du 03 avril 1955 effraie. Elle laisse à penser et à craindre qu’au cœur du couple « Libertés & Sécurité » bien connu des spécialistes du droit administratif, c’est la sécurité et la puissance publique à sa tête qui vont triompher au détriment des droits des citoyens administrés. Autrement dit, avant la belle et célèbre formule du commissaire du gouvernement Corneille (conclusions sur CE, Sect., 10 août 1917, Baldy, Rec., p. 638) selon lequel la liberté doit toujours être la règle et la restriction de police matérialiser l’exception, notre droit administratif – particulièrement sous les deux Empires (et au moins aux débuts du Second) a davantage enraciné le Droit et les droits de l’administration publique dans une vision au profit de laquelle l’état légal précédant « l’Etat de Droit » était un « droit de police » et ce, dans la grande tradition directement inspirée et héritée de l’Ancien Régime.

En 1850, ainsi, on s’étonnait presque plus encore d’une mise en avant de libertés garanties que des pouvoirs exorbitants de police entre les mains de l’administration publique et des juges qui la servaient plus qu’ils ne l’encadraient.

Malgré la déclaration des droits de 1789, la police était la règle et la liberté l’exception.

Les premiers auteurs que l’on peut qualifier d’administrativistes (c’est-à-dire de spécialistes du droit administratif) du 19ème siècle témoignent d’ailleurs parfaitement de cet état d’esprit, plus d’un siècle avant la Loi de 1955. Lorsqu’ils ne sont pas explicitement (à l’instar de Vivien de Goubert (1799-1854) ou encore de Trolley (1808-1869) que nous avons pu qualifier de « minarchistes pro gouvernants » (Cf. Touzeil-Divina Mathieu, La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) des promoteurs directs des pouvoirs de police de la puissance publique, ils sont a minima comme Chauveau (1802-1868) à Toulouse et Macarel (1790-1851) à Paris, des analystes du droit administratif peu offusqués par l’exorbitance – qui paraîtrait aujourd’hui exceptionnelle mais qui ne l’était pas à l’époque – qui se matérialisait.

Un telle époque – heureusement révolue – nous semblerait comparable à un état d’urgence permanent et doit donc – croyons-nous – être conservée à l’esprit précisément car nous ne sommes plus sous le Second Empire et que ce qui paraissait alors justifiable, ne l’est peut-être plus ou en tout cas doit être appréhendé différemment à la lumière de l’Etat de Droit.

Rappelons alors – cependant – que quelques auteurs (dès la Monarchie de Juillet) ont été attentifs aux droits et libertés – en construction et en garantie croissante – des citoyens français. Ce sont les auteurs que nous avons identifiés sous l’appellation de « libéraux citoyens » (Cf. notre étude précitée : La doctrine publiciste – 1800-1880 ; Paris, La Mémoire du Droit ; 2009) et qui revendiquaient les libertés auxquelles on portait selon eux trop atteinte plutôt que les pouvoirs de police.

Parmi ces hommes, on citera les noms d’Aucoc (1828-1910), de Batbie (1828-1887) de Laferrière (1798-1861) (Firmin, le père d’Edouard) ou encore de celui qui a initié, selon nous, un tel mouvement : le doyen Emile-Victor-Masséna Foucart (1799-1860).

Les manifestations de l’exception permanente…
… au fil des premières pages
du Journal du droit administratif

Il est alors intéressant de constater que les premières livraisons du Journal du droit administratif (dès 1853) vont précisément consacrer deux des acceptions possibles du droit administratif du Second Empire : une vision pro police (sic) et plus classique incarnée par Chauveau et l’autre, plus libérale à la recherche des droits et libertés des citoyens, que portait Batbie.

Il nous a par suite semblé intéressant de publier sous ces lignes quelques extraits de quelques-uns des articles publiés en 1853, 1854 et 1855 (soit un siècle avant la Loi du 03 avril 1955) au Journal du droit administratif et tenant à la police et aux libertés. On se rendra peut-être ainsi compte par quelques éléments concrets de ce que l’état d’urgence actuellement en vigueur au 03 avril 2016 n’aurait pas étonné un administrativiste du 19ème siècle qui se réveillerait à notre époque. Ce qui nous semblerait une dangereuse exception permanente (avec ce risque à raison décrié d’une banalisation contemporaine de l’urgence) aurait semblé être une application « normale » de l’Etat de droit alors en formation(s).

Art. 37 du Journal du droit administratif (1853, p. 274 et s.)

Dans l’une des premières livraisons du Journal du droit administratif, le lecteur est témoin d’une petite révolution administrative en termes de police(s) : la « suppression du ministère de la police générale ». Comme le rappelle M. Houte (Cf. « Surveiller tout sans rien administrer ; l’éphémère ministère de la Police générale (janvier 1852-juin 1853) » in Histoire, économie & société ; 2015 / n°02 ; p. 126 et s.), la réintroduction – sous le Second Empire – d’un tel ministère spécial (qui n’a été effectif qu’en 1852-1853) « illustre la tentation policière du Second Empire. En confiant cette institution au préfet de police du coup d’état, Maupas, Louis-Napoléon Bonaparte veut renforcer le contrôle des populations et la surveillance des opinions. Mais les archives privées de Maupas montrent la fragilité d’un ministère au périmètre mal défini et au personnel inadapté, qui se heurte, de plus, à de fortes résistances et à des rivalités administratives ». Le Journal du droit administratif relève alors la suppression de ce ministère en prenant soin de toucher le moins possible au fond mais en effleurant seulement les aspects formels de réorganisations institutionnelles. On y sent alors très sensiblement la « patte » d’un Chauveau qui introduit le changement opéré par ces mots de glorification des pouvoirs de police et du ministère consacré de l’Intérieur :

« La police est liée d’une manière tellement inséparable à la politique d’un pays, que la division des attributions a dû être plus d’une fois la source de tiraillements. Le ministre de l’Intérieur est plus spécialement chargé que tout autre de ses collègues de représenter la pensée politique du gouvernement. Sa marche pouvait plus d’une fois être contrariée par la direction donnée à la police dans un ministère indépendant du sien. C’était là une lutte analogue à celle qui s’était produite dans les départements entre les inspecteurs généraux et les préfets ».

Art. 85 du Journal du droit administratif (1854, p. 179 et s.)

Il nous a également semblé intéressant de reproduire ici in extenso un extrait d’un article du Journal du droit administratif relatif aux dangers des almanachs (sic) et de toutes les publications non contrôlées qui pourraient insidieusement venir troubler l’ordre public.

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Il est heureux de constater, en 2016, que la situation n’est heureusement plus la même.

Art. 126 du Journal du droit administratif (1855, p. 30 et s.)

Cet article fait état des conséquences de l’utilisation – programmée massive – de la photographie au profit des droits de police. En l’occurrence, le Journal du droit administratif met en avant les avantages que procurerait l’emploi de daguerréotypes pour signaler et ficher les « libérés en surveillance » qui seraient ainsi bien plus aisément décrits et signalés et donc portés à la connaissance de tous. L’objectif proposé était alors (conformément aux vœux et aux premiers calculs d’un inspecteur général honoraire des prisons, « ami du Journal du droit administratif » (M. Louis-Mathurin Moreau-Christophe (1799-1881)) de photographier les « plus dangereux » des « condamnés (…) annuellement libérés » (sic) afin de faire circuler – pour le bien de leur surveillance et la sécurité publique – leurs portraits.

« Si l’on considère l’importance d’un signalement précis, non seulement en ce qui concerne les condamnés libérés, mais encore tous les criminels que la société est intéressée à surveiller de près, on sera forcé de convenir que la dépense serait bien modique ».

Autant dire que la vidéosurveillance et les caméras si elles avaient existé à l’époque n’auraient pas empêché les promoteurs du droit administratif du 19ème siècle de s’y déclarer a priori très favorables !

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 22.

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ParJDA

Un état d’urgence qui s’installe dans la durée est une épée de Damoclès sur nos libertés (interview)

par Serge SLAMA,
maitre de conférences HDR en droit public, Université Paris Ouest-Nanterre, CREDOF-CTAD UMR 7074
initiateur d’une intervention volontaire de 450 universitaires au soutien du référé-liberté
de la LDH ayant demandé la levée de l’état d’urgence

Un état d’urgence qui s’installe dans la durée
est une épée de Damoclès sur nos libertés (interview)

Art. 45. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

A mes yeux le régime d’état d’urgence est d’abord et avant tout le régime d’exception adopté en avril 1955 pour lutter contre l’insurrection algérienne sans déclarer l’état de siège. Il avait alors été fortement critiqué par la doctrine (on pense en particulier au célèbre article de Roland Drago, « L’état d’urgence (lois des 3 avril et 7 août 1955) et les libertés publiques », RDP, 1955, p. 671) – comme c’est encore le cas aujourd’hui (v. en particulier la monumentale étude d’Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique, Juspoliticum, n°15, janvier 2016).

On sait en effet que la loi du 3 avril 1955 a été adoptée au début de la guerre d’Algérie. Alors que les attentats et actes de sabotages se multiplient le gouvernement Faure souhaite se doter d’instruments juridiques pour lutter contre cette insurrection mais sans reconnaître à ces opérations la qualification d’une guerre et aux fellagas le statut de combattants. Il s’agit de les considérer comme de simples fauteurs de trouble qu’on peut canaliser et réprimer grâce à un instrument de police administrative. C’est pourquoi on ressort alors des cartons ministériels un projet préparé en 1954 par François Mitterrand, ministre de l’intérieur du gouvernement Mendès-France qui visait à ne pas proclamer l’état de siège en Algérie (par méfiance à l’égard des militaires). Pour laisser accroire qu’il ne s’agit pas d’une loi d’exception pour l’Algérie, on présente cette loi non comme une loi de circonstance mais comme une loi plus générale applicable sur tout ou partie du « territoire métropolitain, de l’Algérie ou des départements d’outre-mer ». L’exposé des motifs n’évoque d’ailleurs pas une insurrection mais un « désordre » provoqué par « quelques bandes organisées de hors-la-loi, numériquement peu importantes » et rappelle que « l’Algérie, partie intégrante du territoire national, ne peut se voir dotée d’un régime d’exception »… (cité par Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005). De l’Algérie coloniale à la France contemporaine : destin d’une loi », Le Mouvement Social 2007/1 (no 218), p. 63-78).

Pour parachever le tout, comme les tremblements de terre dans la région d’Orléansville en septembre 1954 ont été suivi de pillages, on ajoute au « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » un second motif de proclamation de l’état d’urgence : les événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

Si l’état d’urgence proclamé par la loi du 3 avril 1955 sur le territoire de l’Algérie pour une durée de six mois s’applique initialement au seul Constantinois, il est fin août 1955 étendu à l’ensemble des départements algériens. Il s’interrompt le 30 novembre 1955 avec la dissolution de l’Assemblée nationale.

Mais même pour quelques mois son application a été particulièrement liberticide (A. Heymann-Doat, Les libertés publiques et la guerre d’Algérie, Paris, LGDJ, 1972). Outre les mesures encore applicables aujourd’hui permettant de restreindre les libertés individuelles (assignations à résidence, interdiction de séjour, confiscation d’arme) ou collectives (couvre-feu, saisies de journaux, interdictions des réunions) s’ajoutent des dispositions bien plus répressives. Cette période est en effet marquée non seulement par des internements administratifs « à grande échelle » dans des camps (Emmanuel Blanchard, « État d’urgence et spectres de la guerre d’Algérie », La Vie des idées, 16 février 2016) mais aussi un empiétement sur les compétences de l’autorité judiciaire au profit de l’autorité administrative (perquisitions administratives, de jour comme de nuit) mais aussi, il ne faut pas l’oublier, de la justice militaire (Vanessa Codaccioni, Justice d’exception : l’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2015.).

JDA : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à titre personnel à l’état d’urgence ?

Comme beaucoup de juristes j’ai été fasciné dès ma deuxième année de droit par les arrêts au GAJA sur les circonstances exceptionnelles comme Heyriès (1918), Dme Dol et Laurent (1919) ou encore Canal et Rubin de Servens (1962). Mais j’ai surtout été happé par l’état d’urgence lors de sa proclamation le 8 novembre 2005 à la suite des émeutes urbaines dans les banlieues consécutives au décès de Zyed et Bouna. Maître de conférences fraichement nommé à l’Université Evry Val d’Essonne j’ai alors participé à la réflexion collective – et souvent arrosée – qui a amené notre collègue Frédéric Rolin à saisir le Conseil d’Etat de requêtes en référé-suspension et en annulation et à relayer ces actions sur son blog contre l’état d’urgence proclamé. Alors que nous nous rendions presque quotidiennement à Evry en banlieue parisienne il nous semblait que l’état d’urgence était inadapté et disproportionné au regard de la situation compte tenu du fait qu’à la date de la promulgation de cet état d’urgence les moyens ordinaires de police administrative avaient permis de juguler ces émeutes. Comme le disait André Cheneboit dans le Monde du 24 mars 1955 pour décrire les instruments de la loi de 1955 « l’on ne braque pas un canon pour écraser une mouche ».

Or, en l’occurrence toutes les mesures adoptées par les préfets dans le cadre de l’état d’urgence (couvre-feux, interdiction de manifestation, etc.) auraient pu être adoptée dans le cadre de la légalité ordinaire. Il nous semblait donc que la proclamation de l’état d’urgence par le président Chirac obéissait en réalité à deux finalités étrangères à l’état d’urgence : d’une part un affichage politico-médiatique (montrer que le Premier ministre Dominique de Villepin était aussi crédible que son ministre de l’intérieur et rival pour l’élection présidentielle Nicolas Sarkozy) et de nécessités opérationnelles (mobiliser de manière extraordinaire les forces de l’ordre pour maintenir le calme dans les banlieues sans accorder de congés jusqu’à la St Sylvestre). Aux audiences devant le Conseil d’Etat, auxquelles j’ai assistée aux côtés de Frédéric Rolin, les représentants du gouvernement défendaient d’ailleurs uniquement le fait que les mesures de l’état d’urgence n’étaient nécessaires que pour prévenir la recrudescence des émeutes urbaines – ce qu’a validé le juge des référés compte tenu de la finalité préventive de l’état d’urgence (CE, réf., 14 novembre 2005, n° 286835). En déclarant recevable la requête de notre collègue, il a écarté l’idée que la proclamation de l’état d’urgence puisse être qualifiée d’acte de gouvernement contrairement à la proclamation de l’article 16 – en l’état actuel de la jurisprudence (CE, Ass., 2 mars 1962, Rubin de Servens, n° 55049, Lebon). Le chef de l’Etat détient néanmoins un large pouvoir d’appréciation sur l’appréciation des motifs de déclenchement et le juge ne pratiquait alors qu’un contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation sur cette décision.

Assez naturellement j’ai été signataire du référé-liberté initié par Frédéric Rolin, Yann Kerbrat et Véronique Champeil Desplats, signé par 74 collègues, pour tenter d’obtenir la fin anticipée de cet état d’urgence dès lors que l’article 3 de la loi de prolongation du 18 novembre 2005 avait expressément prévu qu’ « il peut y être mis fin par décret en conseil des ministres avant l’expiration de ce délai ».

Si la requête a été rejetée, l’ordonnance rendue par Bruno Genevois comporte deux évolutions positives : d’une part elle reconnaît que toute personne résidant habituellement, à la date de la saisine du juge, à l’intérieur de la zone géographique d’application de l’état d’urgence a intérêt à en demander la cessation (seul François Julien Laferrière avait alors été déclaré irrecevable car il était en séjour de recherche à l’étranger). D’autre part, et surtout, même si le juge des référés admet le maintien de l’état d’urgence compte tenu « de l’éventualité de leur recrudescence à l’occasion des rassemblements sur la voie publique lors des fêtes de fin d’année » (CE, réf., 9 décembre 2005, Allouache et a., n° 287777, au Lebon), il était clair, qu’en l’absence de nouvelles émeutes, l’état d’urgence devait s’interrompre passer la St Sylvestre – ce qui fut fait à compter du 4 janvier 2006 par décret du 3 janvier 2006. C’était un exploit car, comme le notent Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues au regard de l’expérience historique, il existe une « tendance presque naturelle du pouvoir exécutif à pérenniser un état d’exception » (L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique, préc., p.65). Or Bruno Genevois a clairement indiqué dans son ordonnance qu’un tel régime de pouvoirs exceptionnels a « des effets qui dans un Etat de droit sont par nature limités dans le temps et dans l’espace ».

L’ordonnance rendue par son successeur en janvier 2016 est bien moins satisfaisante.  En qualité de membre de la LDH (président de la section Nanterre Université), j’ai participé, en liaison avec Nicolas Hervieu, doctorant du CREDOF travaillant au cabinet Spinosi-Sureau, à la définition de la stratégie juridique visant à contester l’état d’urgence. Après le dépôt d’une vague de QPC contre le fondement légal des assignations à résidence (qui, paraît-il et de manière absurde, porte atteinte à la liberté individuelle uniquement si vous êtes enfermés plus de 12  heures par jour à domicile – Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 6)), des perquisitions administratives et des restrictions à la liberté de réunion, il est apparu que la seule fenêtre de tir contentieuse appropriée était avant la seconde prolongation fin février et peu après la publication du rapport Urvoas (contrôle parlementaire de l’état d’urgence). J’ai donc organisé, en complément du référé-liberté déposé par la LDH, Françoise Dumont et Me Henri Leclerc une intervention volontaire qui a réuni en quelques jours 450 signatures de collègues universitaires et chercheurs, et non des moindres (Olivier et Stéphane Beaud, Frédéric Sudre, Patrick Wachsmann, Danièle Lochak, Jacques Chevallier, Joël Andriantsimbazovina, Bastien François, Pascal Beauvais, Florence Bellivier, Laurence Burgorgue-Larsen, Marie-Anne Cohendet, Delphine Costa, Olivier de Frouville, Arlette Heymann-Doat, Stéphanie Hennette-Vauchez, Véronique Champeil-Desplats, Denis Mazeaud, Thomas Perroud, Mathieu Touzeil-Divina, etc.) (v. « Fin de l’état d’urgence : 450 universitaires intervenants volontaires sur le référé-liberté de la LDH »).

Malheureusement le juge des référés n’a pas été au rendez-vous de l’histoire et a rendu une décision non seulement décevante mais surtout potentiellement dangereuse pour les libertés. Il admet en effet le maintien durable de l’état d’urgence en jugeant que le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public « qui a conduit, à la suite d’attentats d’une nature et d’une gravité exceptionnelles », à déclarer l’état d’urgence « n’a pas disparu » en janvier 2016 dès lors que « des attentats [de moins grande ampleur que ceux du 13 novembre] se sont répétés depuis cette date à l’étranger comme sur le territoire national et que plusieurs tentatives d’attentat visant la France ont été déjouées » et que « la France est engagée, aux côtés d’autres pays, dans des opérations militaires extérieures de grande envergure qui visent à frapper les bases à partir desquelles les opérations terroristes sont préparées, organisées et financées ». Seule ouverture, il n’exclut pas dans l’avenir une modulation des mesures prévues par la loi de 1955 qui pourront être désactivées selon les besoins (CE, réf., 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 396220).

Sans nier l’existence d’une menace – diffuse et permanente – d’attentats terroristes en France, si les mots ont un sens, il n’existait plus le 27 janvier 2016 de « péril imminent » résultant des atteintes graves à l’ordre public qui ont été provoqués par les attentats du 13 novembre. Or, non seulement les mesures pouvant être prises dans le cadre de l’état d’urgence ont perdu leur efficacité contre les réseaux terroristes mais en outre son maintien constitue pour tout à chacun une épée de Damoclès sur ses libertés. En effet à tout moment n’importe qui peut être assigné en raison d’un simple comportement, même assez vague, représentant une menace supposée pour l’ordre et la sécurité publics et même si cette menace est sans rapport avec le péril ayant justifié la proclamation de l’état d’urgence mais avec un autre événement – comme la COP 21 ou l’Euro de foot. Pire le Conseil d’Etat a admis que « la forte mobilisation des forces de l’ordre pour lutter contre la menace terroriste ne saurait être détournée, dans cette période, pour répondre aux risques d’ordre public liés à de telles actions » (CE, Sect., 11 décembre 2015, M. J. Domenjoud et a., n° 394989). Le rapporteur public expliquait en effet « qu’en réalité, avec les motifs ayant justifié la déclaration de l’état d’urgence, il doit bien […] exister un lien, mais un lien non pas idéologique ou politique qui tiendrait à l’origine des troubles auxquels il convient de parer, mais plutôt un lien opérationnel ou fonctionnel, qui tient à l’ampleur de la mobilisation des forces de l’ordre qu’ils pourraient entraîner et à la nécessité de ne pas avoir à mobiliser par trop ces forces dans un contexte déjà difficile, où, rappelons-le, le péril est imminent » (concl. X. Domino, RFDA 2016 p.105). Avec un tel raisonnement, en invoquant le manque de forces de police pour assurer la sécurité d’une gay pride les autorités russes pourraient assigner à résidence tous les militants homosexuels ou de défense des droits de l’homme susceptibles d’engendrer de graves troubles à l’ordre publics (v. contra : Cour EDH, 1e Sect. 21 octobre 2010, Alekseyev c. Russie, n° 4916/07, 25924/08 et 14599/09).

De même tout à chacun peut être perquisitionné sur ordre du préfet et sur la base d’une simple fréquentation d’un lieu par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics et ce sans pouvoir bénéficier de la protection offerte par la juridiction judiciaire ou de tout contrôle juridictionnel effectif. On ne peut en effet sérieusement souscrire à l’analyse du Conseil constitutionnel, pour le moins aberrante au regard des exigences de la CEDH, que la possibilité d’engager postérieurement à la perquisition la responsabilité de l’État  constitue une voie de recours suffisante pour respecter les exigences de l’article 16 de la DDHC « au regard des circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence » (Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence], cons. 11).

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

L’état d’urgence a eu un impact indirect sur ma pratique professionnelle. D’une part, nous avons été particulièrement sollicités par les médias sur la question de l’état d’urgence, de sa constitutionnalisation mais aussi de la constitutionnalisation concomitante de la déchéance de nationalité de Français de naissance. Nous avons d’ailleurs organisé avec Frédéric Rolin et le sénateur Jean-Yves Leconte une conférence le 4 janvier 2016 au Palais du Luxembourg sur la constitutionnalisation de l’état d’urgence avec François St Bonnet, Olivier Beaud et Laurent Borredon (la vidéo doit être mise en ligne. V. aussi leur libre propos : « État d’urgence : un statut constitutionnel donné à l’arbitraire », JCP G  n° 4, 25 Janvier 2016,  71), suivie d’une autre conférence sur la constitutionnalisation de la déchéance le 15 février 2016. Nous avons aussi participé comme intervenant à plusieurs conférences sur ce thème, notamment une conférence organisée par le CREDOF le 21 janvier 2016 à Nanterre ou encore les journées « prison / justice » du GENEPI en présence des frères Domenjoud d’ailleurs et du contrôleure générale des lieux de privation de liberté.

D’autre part, et surtout, alors qu’ils participaient à une manifestation le 29 novembre 2015 place de la République contre l’état d’urgence, plusieurs de mes étudiants en M2 droits de l’homme ont été parmi les 341 personnes interpellées sur la place et les 316 gardés à vue. Leur participation à la manifestation était pourtant purement pacifique, au sein d’un cortège politico-syndical. En outre selon toutes les témoignages recueillis par la presse ils sont été sciemment pris dans un « kelting » policier et ils n’ont ni entendu les sommations d’usage ni pu quitter le cortège, entouré par les policiers, au moment de la dispersion. Après avoir attendus plusieurs heures après l’interpellation avant d’être transportés, ils ont subi de la part des policiers des brimades et humiliations de nature sexiste ou en raison de leurs convictions politiques (v. leur témoignage : « La privation de droits : une leçon d’Etat ? », 4 décembre 2015). Le Défenseur des droits a été peu après saisi de leurs réclamations. Le comble est qu’alors que l’arrêté préfectoral qui interdisaient l’ensemble des manifestations sur la voie publique à Paris était expressément fondé sur la loi de 1955, le Conseil constitutionnel a jugé depuis que les dispositions de l’article 8 de cette loi « n’ont ni pour objet ni pour effet de régir les conditions dans lesquelles sont interdites les manifestations sur la voie publique » (Cons. constit., Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence]). Les manifestations ne pouvaient donc être interdites dans le cadre d’un état d’urgence que sur le fondement de la légalité ordinaire et pas de manière générale et absolue comme elles l’ont été.

Cette expérience n’a fait que renforcer les convictions militantes de mes étudiants et la solidarité de la promotion 2015/2016 – merci Monsieur le Préfet. En effet un groupe d’étudiants du M2 droits de l’homme a ensuite participé à une analyse juridique avec des associations et des universitaires intitulées « L’urgence d’en sortir ».

Ces étudiants m’ont aussi accompagné à l’audience de Section au Conseil d’Etat et à l’audience devant le Conseil constitutionnel, dans laquelle la LDH avait été admise en qualité de tiers intervenante. Mieux, les étudiants qui avaient été placés en garde à vue ont été à titre personnel admis en qualité d’intervenants volontaires devant le Conseil constitutionnel dans la décision qui a fait reconnaître au Conseil constitutionnel que la loi de 1955 ne permettait pas d’interdire des manifestations… (Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence]). Ils étaient représentés par Me Raphaël Kempf, un ancien étudiant du M2 droits de l’homme. Le seul avantage de l’état d’urgence est donc de susciter des vocations militantes dans sa contestation…

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps normal ?

En effet, à la fin de l’année 2015 plusieurs compétitions de courses à pied ou de cross auxquels je m’étais inscrit avec mon club – l’Azur Charenton – ont été annulées sur décision de la préfecture.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 45.

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Etat d’urgence et lutte contre le terrorisme. La mécanique de l’entropie

par Marie-Laure BASILIEN-GAINCHE,
Professeur des Universités en Droit Public, Université Jean Moulin Lyon III
Membre de l’Institut Universitaire de France

 Etat d’urgence et lutte contre le terrorisme.
La mécanique de l’entropie

« Ce sont nos frayeurs qui font de nous des traîtres »
Shakespeare, Macbeth, Acte 4, Scène 2.

Art. 53. Liberté ou sécurité, faut-il choisir ? La question impose une réponse négative. En effet, le choix est impossible car il existe une dialectique constructive entre liberté et sécurité. D’une part, la sécurité est nécessaire à la liberté : la sécurité physique des individus est non pas la première des libertés mais bien le préalable à toutes les libertés, le préalable au contrat social lui-même (tel que pensé notamment pas Thomas Hobbes dans son Léviathan) ; la sécurité juridique de l’environnement est indispensable quant à elle à l’intelligibilité et à la prévisibilité des normes, en particulier des normes qui touchent à la garantie des libertés fondamentales. D’autre part, la liberté est nécessaire à la sécurité : la protection des libertés fondamentales consiste en rien de moins que l’essence même des caractères républicain et démocratique de notre communauté politique, de notre corps social. Le choix est donc impensable, en ce que c’est bien l’objet et la finalité de l’art de gouverner que de créer un équilibre dynamique entre liberté et sécurité, de gérer leurs interactions mutuelles sans que l’un des deux ne se trouve affecté voire ignoré. Il n’en demeure pas moins que le couple liberté / sécurité pose question dans le contexte de l’état d’urgence qui vient bouleverser un équilibre déjà sensible et délicat en période normale.

Or, tel est bien la situation actuelle d’un état d’urgence déclaré pour 12 jours par le décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015, prorogé une première fois pour trois mois par la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, et prorogé une nouvelle fois pour trois mois par la loi n° 2016-162 du 19 février 2016. En effet, l’état d’urgence est un régime d’exception, dont les spécificités résonnent au seul rappel des sentences latines qui en nourrissent la lettre et l’esprit : « Salus populi suprema lex est » ; « Necessitas legem non habet ». Au nom du salut du peuple, à raison de la nécessité de l’assurer, il est permis, dans des circonstances de péril exceptionnelles, de suspendre les règles normales de limitation des pouvoirs et d’instaurer des mécanismes exceptionnels d’extension des pouvoirs des gouvernants, au prix d’une limitation des droits des gouvernés et de leurs garanties dont on ne peut négliger le fait que les gouvernants en usent de manière excessive et délétère. Plusieurs régimes juridiques existent, permettant de déroger à la légalité administrative normale : article 16 de la Constitution de 1958, théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles, état de siège prévu par l’article 36 de la Constitution de 1958, régime législatif de l’état d’urgence prévu par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 modifiée par la loi du 20 novembre 2015 précédemment citée.

Or, dès le 16 novembre 2015, trois jours après les attentats, le Président de la République a déclaré devant le Parlement, réuni en Congrès en application de l’article 18 de la Constitution, qu’il convenait de « faire évoluer notre Constitution pour permettre aux pouvoirs publics d’agir, conformément à l’État de droit, contre le terrorisme de guerre ». C’est ainsi que le gouvernement a élaboré un projet de loi constitutionnelle dit de protection de la Nation (n° 3381), qui a été déposé à l’Assemblée nationale le 23 décembre 2015, sur lequel le Conseil d’Etat a rendu un avis le 11 décembre 2015, et qui a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 10 février 2016, et qui est à l’examen au Sénat pour être discuté en séance publique les 16, 17 et 22 mars 2016. Outre un article 2 qui a pour objet la déchéance de nationalité via une modification de l’article 34 de la Constitution, le projet de loi constitutionnelle comporte un premier article qui vise à insérer dans notre texte fondamental un article 36-1 consacrant l’état d’urgence dans les termes suivants :

« L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.

« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »

Or, une telle disposition ne permet pas en tant que telle de moderniser l’état d’urgence, quoi que le gouvernement puisse dire dans son exposé des motifs. En effet, une telle modernisation ne demanderait pas de réviser notre charte fondamentale. Il s’agit, comme l’ont brillamment relevé Isabelle Boucobza et Charlotte Girard d’organiser « une immunité constitutionnelle préventive » en faveur d’un dispositif qui soulève de nombreuses inquiétudes et comporte de nombreuses difficultés (« Constitutionnaliser » l’état d’urgence ou comment soigner l’obsession d’inconstitutionnalité ? », La Revue des Droits de l’Homme, Lettre Actualités Droits Libertés, 05 02 2016, URL : http://revdh.revues.org/1784). Et de remarquer ici une nouvelle illustration de la dangereuse propension à instrumentaliser et manipuler la charte fondamentale qui traduit un mépris pour le respect de la hiérarchie des normes, des principes de l’Etat de droit, des exigences de la garantie des droits. Afin de bien saisir les enjeux posés par le fait que le gouvernement ait eu recours à l’état d’urgence et ait la volonté de constitutionnaliser le dispositif, il convient d’examiner cette méthode de concentration des pouvoirs (I), et d’interroger l’adéquation de ce mécanisme exceptionnel au but de la lutte contre le terrorisme (II).

Car là réside bien la question majeure posée par le coupe liberté / sécurité que met en lumière l’emploi de l’état d’urgence en cet hiver 2015-2016 : les dispositifs d’exception en général et l’état d’urgence en particulier sont-ils appropriés aux particularités du péril qu’ils prétendent juguler ? Or, le recours à la notion d’entropie peut-être ici utile à saisir les problématiques en cause. En effet, l’entropie est une notion issue de la thermodynamique naissante du 19e siècle, qui a été pressentie par Nicolas Sadi Carnot dans les années 1820 et qui a été définie par Rudolf Clausius en 1865, avant que Ludwig Eduard Boltzmann n’en donne une formulation théorique en 1877. Construit à partir de la racine grecque tropi (transformation), le mot ‘entropie’ permet de nommer une grandeur caractérisant de manière mathématique l’irréversibilité des processus physiques, à l’instar de celui bien connu en mécanique de la transformation du travail en chaleur. Ce qui nous intéresse pour notre propos réside dans le problème que la notion d’entropie permet de mettre à jour : celui de la dégradation de l’énergie qui se généralise en détérioration de l’ordre, celui de la désorganisation du système par propagation du désordre. En effet, en répondant aux attaques terroristes par le recours à un état d’exception, l’Etat nous paraît ajouter du désordre au désordre, en dispersant inutilement son énergie vitale, et en dégradant malheureusement ses principes fondamentaux.

Appréhension de l’état d’urgence
comme moyen de gérer le péril

Une méthode de concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif

L’état d’urgence est un dispositif de concentration des pouvoirs au bénéfice de l’exécutif. Il se distingue en cela de l’état de siège qui est prévu par la loi du 9 août 1849 reprise à l’article 36 de la constitution, et qui permet de transférer dans les zones concernées l’essentiel des pouvoirs des autorités civiles aux militaires en cas de « péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée » d’une partie de la population (application a été faite d’un tel dispositif pendant la guerre de 1870 dans une vingtaine de départements, pendant les 4 années première guerre mondiale sur la totalité du territoire, et à partir de septembre 1939 jusqu’au du 10 juillet 1940 date de suppression des limites constitutionnelles du pouvoir). C’est d’ailleurs la dimension militaire de l’état de siège qui explique qu’il n’ait pas été employé pendant la guerre d’Algérie. Les membres du FLN ne devaient apparaître ni comme des combattants ni comme des insurgés ; ils devaient être perçus comme de simples délinquants dont le comportement ne pouvait être justifié par aucune cause politique dans un contexte de décolonisation. C’est pourquoi a été élaborée puis adoptée la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui met un soin tout particulier, contre l’évidence même , à éviter tout rapprochement avec une guerre d’indépendance : est évoquée de manière singulièrement évasive un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ». Edgar Faure, président du Conseil de l’époque, l’admettra des années plus tard dans ses mémoires : « La simple vérité étant que le terme état de siège évoque irrésistiblement la guerre et que toute allusion à la guerre devait être soigneusement évitée à propos des affaires d’Algérie » (Mémoires, tome II : Si tel droit être mon destin ce soir, Paris, Plon, 1987, p. 197).

Employé dans le contexte considéré désormais comme celui de la guerre d’Algérie, l’état d’urgence est ensuite utilisé à diverses reprises en outre-mer (en 1984 en Nouvelle Calédonie, en 1986 à Wallis & Futuna, en 1987 en Polynésie française) et en 2005 métropole en réponse aux émeutes dans les banlieues (Dominique Rousseau, « L’état d’urgence, un état vide de droit(s) », Revue Projet, 2006, vol. 2, n°291, p. 19-26). A cela s’ajoute le dernier recours à ce dispositif d’exception qui date du 14 novembre 2015. Il est à noter que cet état d’exception, qui permet à l’exécutif par la voie des Préfets notamment, de restreindre la liberté de circulation, l’inviolabilité du domicile ou la liberté d’expression, compose un mécanisme de concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif aux contours fluides et flous (Olivier Beaud & Cécile Guérin-Bargues, « L’état d’urgence de novembre 2015 : une mise en perspective historique et critique », Jus Politicum, 2016, n°15). Saisi en référé-suspension contre les deux décrets ayant déclaré et défini les modalités de mise en œuvre de l’état d’urgence en 2005 (décret n° 2005-1386 du 8 novembre 2005 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif l’application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955), le Conseil d’Etat a à dessein interprété les termes de l’article 2 de la loi de 1955 de manière extensive et imprécise. La loi prévoit le recours à l’état d’urgence « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Et le Conseil d’Etat d’affirmer que le texte « a eu pour objet de permettre aux pouvoirs publics de faire face à des situations de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui constituent une menace pour la vie organisée de la communauté nationale » » (CE, Ord., 14 novembre 2005, Rolin, requête 286835). Bénéficiant ainsi d’une grande marge de manœuvre pour déclarer l’état d’urgence et en définir le champ d’application, les autorités exécutives disposent d’un outil d’exception, dont il convient de questionner la déclaration, le régime et l’emploi. Or il semble ressortir de l’examen que la décision de déclarer l’état d’urgence est moins rationelle qu’émotionnelle, que la limitation des droits fondamentaux de tous est en soi problématique, et que l’utilisation faite de l’instrument fait fi des exigences des principes de nécessité et de proportionnalité.

Une décision politique moins rationelle qu’émotionnelle

On a observé et on observe encore une forme de consensus émotif en faveur de la protection de la sécurité au détriment de la liberté au nom de la nécessité de lutter contre le terrorisme. Une telle justification de l’acceptation démocratique de recul des libertés démocratiques comporte des faiblesses, ainsi que le relève très justement François Saint-Bonnet (« Contre le terrorisme, la législation d’exception ? », La Vie des idées, 23 11 2015). D’abord, le recours à l’état d’urgence résulte d’une approbation émotive plus que raisonnée. La sidération provoquée par les attaques terroristes de janvier puis de novembre 2015 est bien compréhensible. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un état propre à altérer le discernement. Or, en période de crise, il est du devoir tant des gouvernants que des gouvernés de développer une analyse raisonnée et raisonnable de la situation, afin de concevoir une réponse adaptée et efficiente. Toutefois, comme la science politique et l’histoire constitutionnelle le montrent bien, le pouvoir cède souvent à la tentation d’entretenir l’émotion pour faire adopter des mesures qui eussent été considérées inacceptables en temps normal, pour obtenir des marges de manœuvre qui eussent soulevées l’indignation en période de calme.

Ensuite, est à relever une confusion entre la sauvegarde de l’État ou de la société face à un péril d’une part, et la préservation ou la restauration de l’ordre public d’autre part. Or seule celle-là peut justifier le recours à un dispositif d’exception quand urgence il y a, quand s’impose l’absolue nécessité d’agir avec célérité pour juguler des circonstances exceptionnelles par leur gravité, leur intensité, et leur portée. Il s’agit alors ni plus ni moins que de sauver ce qu’il doit l’être : l’entité étatique, la communauté politique. Par conséquent, l’état d’urgence ne saurait être employé pour préserver ou restaurer l’ordre public, mission que les autorités doivent assurer en tout temps au moyen du mode normal de fonctionnement des institutions. En outre, du fait même de leur caractère exceptionnel, les états d’exception ne peuvent être utilisés que de façon très circonscrite dans le respect de strictes limitations temporelles, territoriales et matérielles : ils doivent être mis en œuvre pour la durée la plus courte possible, dans une espace le plus restreint possible, par une limitation la plus réduite possible des droits et libertés. Une fois la circonstance exceptionnelle endiguée, une fois le péril extrême jugulé, la légalité d’exception doit cesser pour que la légalité normale reprenne sa place, pour que la normalité soir rétablie. Autrement dit, envisager l’emploi durable de l’état d’urgence pour lutter contre un péril durable, tel celui que présente le terrorisme, est un contre sens juridique, constitutif d’un détournement de pouvoirs.

Un dispositif de limitation des droits fondamentaux de tous

Nombeux semblent ceux qui acceptent avec indolence la réduction de la liberté d’aller et venir, l’inviolabilité du domicile, le respect de la vie privée, droit de se réunir, la liberté de manifester, droit à être entendu avant toute mesure faisant grief. Peut-être pensent-ils que les droits et libertés affectées sont davantage celles des autres que les leurs, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les libertés limitées ou suspendues concernent tous les individus, espaces, groupes, et flux. Ce sont deux régimes de limitation des droits et libertés que la loi du 3 avril 1955 établit concernant la mise en œuvre de l’état d’urgence. Le premier est un régime de base qui autorise les autorités administratives à restreindre la circulation, instituer des zones de protection ou de sécurité, à interdire une personne de séjour dans tout ou partie du département (article 5), à assigner des individus à résidence (articles 6 & 7), à décider de la fermeture de salles de spectacle, de débits de boissons, de lieux de réunion et de l’interdiction des réunions de nature à provoquer ou entretenir le désordre (article 8), à organiser la remise des armes et munitions correspondantes (article 9). Aux limitations de droits et libertés ainsi prévues par le régime de base, les autorités peuvent décider d’ajouter des limitations d’autres droits et libertés en activant le régime renforcé : des mesures supplémentaires peuvent être prises qui doivent faire l’objet d’une disposition expresse dans le texte instituant ou prorogeant l’état d’urgence afin que des perquisitions à domicile puissent être réalisées de jour comme de nuit sans intervention préalable du juge judiciaire (article 11, et afin que compétence soit transférée aux juridictions administratives aux fins de contrôle des mesures adoptées et appliquées au titre de l’état d’urgence (article 12).

Or, le fait de positionner le juge administratif comme juge des libertés pose problème, en ce que ce juge, encore marqué par l’habitus de la loi-écran – pour ne pas parler de sa déférence à l’égard la constitution-écran -, se contente d’exercer le contrôle restreint de l’erreur manifeste d’appréciation, au grand dam de la liberté des individus et de la sécurité du droit. Pourtant, plus les autorités ont de larges marges d’appréciation dans leurs interprétations des textes et dans l’exploitation de ces dernières, plus les contrôles exercés sur leurs actes et leurs actions doivent être serrés, détaillés, intenses, pointilleux, étendus. Plus le pouvoir s’offre des marges de manœuvre et s’organise des réductions des libertés, plus les citoyens doivent être vigilants. En temps de crise, sous l’empire d’un régime d’exception, le contrôle devrait être le plus approfondi et étendu possible, qui passerait au crible des exigences de la nécessité et de la proportionnalité toutes les mesures considérées.

Une utilisation faisant fi de la nécessité et de la proportionnalité

Des interrogations et des inquiétudes surgissent à l’examen des mesures qui ont été adoptées par les autorités administratives depuis la déclaration de l’état d’urgence le 14 novembre 2015, et qui ont été publiées par différents organes citoyens (Observatoire de l’état d’urgence du quotidien Le Monde, Observatoire des conséquences de l’état d’urgence sur les personnes étrangères du GISTI, Recensement des joies (ou pas) de l’état d’urgence en France de la Quadrature du net). Rappelons que les états d’exception ne doivent en principe être employés que lorsque le péril ne peut être jugulé au moyen des méthodes normales de fonctionnement des pouvoirs publics, et que les mesures prises au titre des états d’exception ne concernent que les motifs qui ont suscité l’instauration de ces derniers. N’en déplaise au Conseil d’Etat ! Celui-ci a montré une certaine indépendance à l’égard des principes essentiels du droit tout en manifestant une dépendance certaine à l’égard des contingences circonstancielles du politique, quand il a affirmé que les dispositions de l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence « de par leur lettre même » (Lauréline Fontaine, « La disparition. 5 petits mots et puis s’en vont… », Le Droit de la Fontaine, 10 01 2015), n’imposent pas qu’il y ait un rapport entre l’objet de la déclaration de l’état d’urgence et les motifs des décisions qui sont prises sur le fondement de cet état d’urgence (CE, Sect. 11 décembre 2015, n° 394989, 394990, 394991, 394992, 394993, 395002, 395009 ; Philippe Cossalter, « Le contrôle par le juge des référés de la légalité des assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence », Revue Générale du Droit, 14 12 2016).

Peut-on estimer que les autorités administratives ont pleinement et réellement respecté les exigences afférentes au principe de nécessité quand elles ont assignés à résidence des militants écologistes en marge de la COP21, pénalisé le fait d’être piéton sur une portion de la RN 216 composant la rocade de Calais, ordonner perquisitions pour appréhender des personnes impliquées dans le trafic de drogue, faire évacuer des squats, interpeller des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière, vérifier des informations ? Les exemples sont foison. Quand bien même le principe de nécessité pourrait être dans certains cas considéré comme respecté, la question de proportionnalité des atteintes aux droits et libertés mises en œuvre à l’objectif poursuivi. Il convient de se demander d’abord si l’objectif, à l’aune duquel la proportionnalité est à évaluer, est celui de la lutte contre le terrorisme affiché par le visa des mesures renvoyant à l’état d’urgence, ou celui poursuivi par les autorités profitant des marges de manœuvre ouvertes par le régime de l’état d’urgence pour mener des actions normales de maintien de l’ordre. Il convient de s’interroger ensuite sur les perquisitions menées, qui ont été accompagnées de dommages physiques, matériels, moraux que certaines autorités se sont refusé à indemniser ; qui ont emporté des pratiques clairement illégales telles que le menottage préventif (le ministre de l’intérieur dans sa circulaire du 25 novembre 2015 a dû rappeler que celui-ci est strictement prohibé par l’article 803 du code de procédure pénale) ; qui ont parfois été opérées sans que soit établi un procès-verbal.

Les questions se posent, les questionnements s’imposent. Si l’état d’urgence provoque bien des atteintes aux droits et libertés, on est légitimement en droit de se demander si cela est justifié par le but poursuivi. Certes lutter contre le terrorisme est sans aucun doute légitime et nécessaire. Mais l’affirmation cède à l’interrogation voire à la négation sur le point de savoir si l’état d’urgence est l’outil le plus approprié pour lutter contre le terrorisme.

Adéquation de l’état d’urgence
au péril qu’il prétend gérer ?

Une méthode de lutte contre le terrorisme sujette à caution

L’examen de la situation actuelle se révèle saisissant : un état d’urgence qui emporte des restrictions des droits et des libertés, sans être accompagné d’un renforcement proportionnel des garanties offertes aux individus affectés par les mesures prises au titre de ce régime d’exception, et des contrôles exercés par les autorités juridictionnelles et politiques sur les utilisations faites par les autorités administratives de ce régime d’exception ; un état d’urgence qui emporte des restrictions des droits et des libertés, afin de mener une lutte efficace contre le terrorisme sans que l’adéquation entre le moyen employé et l’objectif poursuivi soit démontrée. Les questions sont pertinentes ; les réponses cinglantes. L’état d’urgence est-il le meilleur moyen de lutter contre le terrorisme ? Non. Le recours à l’état d’urgence pour juguler la menace terroriste est-il justifié ? Non. Les caractères de l’état d’urgence sont-ils en cohérence avec les caractéristiques de la menace terroriste à endiguer ? Non. Est-il raisonnable d’employer un mécanisme qui doit être limité et temporaire pour affronter une menace générale et permanente ? Non. Les dérives bien connues du recours à un état d’exception sont-elles clairement empêchées ? Non. La propension à rendre permanents des dispositifs exceptionnels soit en les prorogeant soit en les insérant dans le droit commun est-elle efficacement prévenue ? Non.

Ces réponses négatives s’expliquent simplement. D’abord, le mode normal de fonctionnement des pouvoirs publics aurait suffi à concevoir et à appliquer les mesures rendues nécessaires par la situation de risque engendrée par les attaques terroristes, dans la mesure où la France s’est dotée depuis 1986 d’un arsenal juridique plus que conséquent : le recours à l’état d’urgence apparaît par là même inutile. Ensuite, le caractère perdurant et latent d’une menace terroriste globale et indéterminée aurait exigé une réponse des autorités qui soit inscrite dans le temps long, ce qui cadre bien mal avec les caractéristiques propres des états d’exception dont l’usage et les impacts devraient par définition être temporaires : le recours à l’état d’urgence semble ainsi inconséquent. Enfin, les réductions des droits et libertés instaurées en cette période de crise au titre du dispositif d’exception devraient cesser dès le péril jugulé, dès l’extrême gravité des circonstances endiguée, ce qui n’est pas le cas ainsi qu’il ressort des projets de loi à l’examen, notamment du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité de la procédure pénale : le recours à l’état d’urgence s’avère donc des plus inquiétants.

Un arsenal juridique suffisant pour lutter contre le terrorisme

La question se pose en effet de l’emploi d’un régime extraordinaire avec pour objectif de lutter contre le terrorisme, alors même que notre ordre juridique interne s’est pourvu au fil des années d’un véritable arsenal anti-terroriste. Quelque 16 lois ont été adoptées depuis 1986 qui, les unes après les autres, sont venues directement renforcer les pouvoirs reconnus aux autorités au nom de la lutte contre le terrorisme : elles ont concouru à allonger la liste des infractions terroristes, instaurer la déchéance de la nationalité, étendre les autorisations de saisies et perquisitions, alourdir les peines, prolonger les délais de prescription, renforcer le recours à la surveillance, accentuer les obligations de conservation et de transmission des données par les opérateurs. Doivent ainsi être citées la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 relative à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 86-1322 du 30 décembre 1986 modifiant le code de procédure pénale et complétant la loi 861020 du 09-09-1986 relative à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 92-686 du 22 juillet 1992 portant réforme des dispositions du code pénal relatives à la répression des crimes et délits contre la nation, l’Etat et la paix publique ; la loi n° 92-1336 du 16 décembre 1992 relative à l’entrée en vigueur du nouveau code pénal et à la modification de certaines dispositions de droit pénal et de procédure pénale rendue nécessaire par cette entrée en vigueur ; la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative ; la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de l’autorité publique ou chargées d’une mission de service public et comportant des dispositions relatives à la police judiciaire ; la loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996 relative à la détention provisoire et aux perquisitions de nuit en matière de terrorisme ; la loi n° 97-1273 du 29 décembre 1997 tendant à faciliter le jugement des actes de terrorisme ; la loi n° 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne ; la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure ; la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ; la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers ; la loi n° 2011-267 du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ; la loi n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ; la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.

Or à un tel arsenal, on ne peut plus fourni on en conviendra, vont venir s’adjoindre les dispositions de projets normatifs à l’examen : légalisation de la surveillance des communications internationales ; interconnexion globale de tous les fichiers ; élargissement des possibilités de vidéosurveillance dans les lieux publics avec un allègement des procédures d’obtention de l’autorisation préfectorale après avis de la CNIL ; installation systématique d’une balise GPS dans tous les véhicules loués ; doublement de la durée de conservation des données de connexion de 1 à 2 ans (voir CJUE, Grande Chambre, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland Ltd & Michael Seitlinger e.a., affaires jointes C-293/12 & C-594/12 ; Marie-Laure Basilien-Gainche, « Une prohibition européenne claire de la surveillance électronique de masse », in Revue des droits de l’homme, 14 mai 2014, url : http://revdh.revues.org/746) ; déploiement sans autorisation préalable du juge des IMSI catcher, fausses antennes relais qui se font passer pour un réseau légitime auprès des téléphones détectés dans son spectre, et qui peuvent alors aspirer les données qui y transitent ; Garde à vue portée à 8 jours (contre 6 actuellement) en matière de terrorisme ; pose de microphones au domicile dès l’enquête de préliminaire. Quoi qu’il en soit, il semble que l’instauration de l’état d’urgence n’ait guère ajouté d’instruments à la disposition des autorités publiques ; il s’est contenté de réduire les contrôles exercés sur leur emploi et par conséquent les garanties offertes contre les dérives.

Une inscription de la menace terroriste dans le temps long

Recourir à l’état d’urgence en vue de mener la lutte contre le terrorisme peut paraître non seulement inutile, mais encore inconséquent. En effet, l’état d’urgence est un régime exceptionnel : exceptionnel quant aux circonstances qui conduisent à sa déclaration ; exceptionnel quant à la durée nécessairement limitée de son usage ; exceptionnel quant aux réductions des libertés qui doivent être strictement nécessaires et proportionnées à l’atteinte de l’objectif qui a motivé l’instauration de l’état d’urgence. Ainsi, pour qu’un état d’exception puisse être instauré, plusieurs exigences sont à satisfaire concernant le péril pouvant justifier son déclenchement : 1) le péril doit présenter un caractère de certitude dans sa nature, le seul élément d’incertitude étant le moment auquel il se produira ; 2) le péril doit être d’une intensité et d’une nature si particulière que le fonctionnement normal des pouvoirs publics n’est pas à même de l’endiguer. Or, le terrorisme est un phénomène qui n’est pas exceptionnel si l’on porte un regard non sur le territoire français mais sur la région méditerranéenne, non sur le temps court mais sur la période longue qui s’est ouverte le 9 septembre 2001 avec les attentats ayant touchés les Etats-Unis (il serait même assez cohérent de remonter encore dans le temps pour tenir compte des projets et actions terroristes de groupes se proclamant de l’islam radical, à l’instar du Groupe Islamique Armé apparu dans les années 1991 en Algérie).

Le phénomène criminel en cause est manifestement étendu dans l’espace et voué à durer dans le temps. La menace terroriste est devenue la norme. Les autorités françaises le reconnaissent elles-mêmes dans la lettre adressée le 24 novembre 2015 au Conseil de l’Europe pour l’informer de son usage de la possibilité de déroger  aux droits et libertés protégés par la Convention au titre de l’article 5 de cette dernière : « la menace terroriste en France revêt un caractère durable, au vu des indications des services de renseignement et du contexte international » (nous soulignons). Le hiatus se fait clairement jour entre une menace constante et latente, et une méthode de gestion de la menace devant donc être générale et permanente qui s’appuie sur un dispositif qui par définition devrait être circonscrit et temporaire. Toutefois, on ne peut que relever le caractère vague et flou du dispositif de l’état d’urgence tel que prévu par notre droit positif : le dispositif semble préventif puisqu’il peut être activé « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », en cas de dangers qui ne sont pas encore réalisés et contre lesquels il convient de se prémunir. Le Conseil d’Etat le confirme bien, dans l’ordonnance du juge des référés rendue le 9 décembre 2005 (n° 287777) : il rappelle « l’impératif de prévention inhérent à tout régime de police administrative » pour admettre le maintien de l’état d’urgence, alors même que les troubles à l’ordre public qui ont justifié sa mise en œuvre se soient réduits, dès lors qu’existe « l’éventualité de leur recrudescence ». Pourtant, autoriser ainsi le maintien du régime d’exception de manière indéfinie à raison de la persistance du risque terroriste constitue une contradiction par essence.

Un régime exceptionnel s’insinuant dans la légalité normale

L’état d’urgence ne peut être que limité de manière temporelle, spatiale et substantielle, ce qui ne saurait satisfaire aux exigences imposées par la nature et les caractères du péril terroriste à gérer. Un dispositif juridique qui a pour objectif de faire réellement face à une telle menace terroriste suppose de s’inscrire également dans la durée. Or, le Premier Ministre, le 22 janvier 2016 sur l’antenne de la BBC, a reconnu explicitement cette nécessité d’un dispositif de lutte contre le terrorisme inscrit dans la durée, et a exprimé conséquemment son intention de faire prolonger l’état d’urgence « jusqu’à ce que Daesch soit éradiqué ». La chose est entendue : il est admis que le régime exceptionnel devienne normal. Pourtant, on ne saurait accepter que les réductions des libertés instaurées au titre de l’état d’exception intègrent dans le mode normal de fonctionnement des pouvoirs publics, faisant de l’exception la norme. Or tel est bien ce qui ressort du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité de la procédure pénale qui a été présenté en conseil des ministres le 3 février 2016 (nous renvoyons à l’analyse faite de ce projet de loi par le Professeur Yves Mayaud à paraître chez LexisNexis). Le Défenseur des droits n’a d’ailleurs pas manqué de manifester son inquiétude devant « ce qui ressemble fort à un état d’urgence glissant, un régime d’exception durable » (Jacques Toubon, « On entre dans l’ère des suspects », Le Monde, 4 02 2016).

En répondant à la menace terroriste par des mesures sécuritaires, une dynamique en défaveur des droits et libertés se développe qui, loin protéger et conforter l’entité étatique et la communauté politique, fragilise et lamine ses principes fondamentaux. On ne peut en effet oublier ce que la théorie juridique et l’histoire constitutionnelle nous ont appris des détournements des régimes d’exception. Le mécanisme qui s’enclenche est pervers : face à un criminel considéré comme un ennemi, le garant des libertés devient un combattant, le garde devient le guerrier qui voit en toute personne un ennemi et qui oublie sa mission de sentinelle des droits et libertés. Reste à espérer qu’un contre-pouvoir vienne enrayer une telle dérive : le juge judiciaire est mis hors-jeu, le juge constitutionnel n’en est pas un, le juge administratif s’adonne à la complaisance et à la connivence. Ne resterait-il donc que le juge européen pour protéger nos libertés ? Et de vous inviter à méditer ces propos de Benjamin Constant : « les gouvernants sont ces sentinelles, placées par les individus, qui s’associent précisément pour que rien ne trouble leurs repos, ne gêne leur activité » ; mais, s’ils outrepassent cette fonction, « s’ils vont plus loin, ils deviennent eux-mêmes cause de trouble et de gêne » (Principes applicables à tous les gouvernements, Droz, Genève, p. 384).

La contribution exposée ci-dessus est issue d’une intervention présentée, à titre de propos introductifs, lors de la conférence ‘Liberté ou Sécurité : Faut-il Choisir ?’ qui a été organisée par le Barreau de Lyon le 29 février 2016 et qui a été accueillie à l’Université Jean Moulin Lyon 3.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 53.

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Quels sont les contrôles des différents juges ?

par M. le pr. Stéphane MOUTON,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Directeur de l’Institut Maurice Hauriou

Quels sont les contrôles des différents juges ?

Art. 47. Parce qu’il répond d’un régime d’assouplissement de la légalité, l’état d’urgence régi par la loi du 3 avril 1955 ne peut être considéré comme un régime d’exception qui se soustrait aux impératifs juridiques existants au sein d’un Etat de droit. Si ce régime se caractérise d’abord et avant tout par un développement des compétences des autorités administratives à l’encontre de certaines libertés considérées comme essentielles dans une société démocratique (telles que la liberté d’aller et venir, la vie privée, les libertés de réunion, de manifestation, et d’expression surtout), il existe toujours un contrôle juridictionnel effectué par le juge administratif à l’encontre de leurs décisions et de leurs actions. Néanmoins cela peut-il suffire à assurer une protection efficiente des libertés au sein de l’état d’urgence pérennisé depuis la loi du 20 novembre 2015 ?

Bien sûr, le juge administratif participe – et parfois dans le conflit avec le pouvoir exécutif et ses premières autorités constitutionnelles – au développement de l’encadrement juridique des actions des organes gouvernementaux et à une entreprise de protection des libertés contre l’administration. Il est même certain que cette mission persiste dans l’exercice de l’état d’urgence, puisque le contrôle de légalité des actes administratifs effectué par le juge administratif est de même nature que celui qu’il réalise en période dite normale. Sur le plan organique, le juge vérifie que la compétence de l’auteur soit respectée, mais encore que l’autorité compétente agisse dans la cadre d’une légalité clairement déterminée, comme le Conseil d’Etat l’a rappelé dans une décision n° 396220 du 27 janvier 2016 Ligue des droits de l’homme à propos du président de la République (§7). Sur le plan matériel, le juge administratif effectue un contrôle certes minimum, mais qui demeure classique dans le contrôle de légalité des missions de police administrative. Il met en œuvre un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration dans l’exercice des missions de sauvegarde de l’ordre public, ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de protéger certaines libertés fondamentales. C’est bien ce que démontre la décision n° 395620 du 6 janv. 2016 dans laquelle le Conseil d’Etat soutient la suspension de l’exécution d’un arrêté préfectoral portant fermeture d’un restaurant prise par le juge des référés en raison d’ « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’entreprendre » (§12).

Ce constat suffit-il à faire du juge administratif un gardien naturel de la protection des droits contre l’Administration dans le cadre de l’état d’urgence prorogé par la loi du 19 février 2016 ? La réponse assurément doit être très circonstanciée. Depuis la Constitution de Frimaire de 1799 et son projet de renforcement du pouvoir exécutif et donc de l’Administration sur la société politiquement convulsive depuis 1789 et jusqu’à nos jours, le Conseil d’Etat a été et reste une juridiction au service de la construction et de la légitimation de l’Etat administratif animées par une éthique jurisprudentielle fondée sur l’intérêt général. Celle-ci repose elle-même sur l’idée que la protection des libertés, idée revendiquée par le juge administratif lui-même comme un principe fondamental de la société démocratique, dépend de la bonne organisation de la société et d’une réglementation des rapports sociaux assurées par les décisions de l’institution étatique et de son administration surtout, dans une posture tutélaire, voire autoritaire, vis-à-vis de la société civile. Dans cette logique historique et culturelle ancienne, politique et juridique forte, le juge administratif a donc toujours justifié, au nom de la garantie des libertés proclamées depuis 1789, l’emprise de l’institution étatique sur la société politique (la nation) composée de citoyens-administrés et à la bonne mise en œuvre des décisions de l’Etat dans le corps social.

Il découle donc de cette réalité que le juge administratif sert une justice liée au pouvoir de l’Etat, avant d’être une justice au service des libertés, au motif que le premier est l’agent de la garantie des secondes. C’est bien ce que démontre la logique de son contrôle – renforcée dans le cadre de l’état d’urgence – construite sur une technique de conciliation entre les exigences inhérentes à la protection de l’ordre public et les atteintes aux droits et libertés perpétrées par les décisions et/ou actions administratives à leur encontre. Concrètement, son contrôle de la légalité assure une protection des droits inversement proportionnelle au degré de protection nécessaire de l’ordre public. Par voie de conséquence, plus l’ordre public est menacé, plus le pouvoir de l’Etat s’affirme à l’encontre des libertés qui voient leur protection relativisée.  Dans l’exercice de cette conciliation donc, il n’appartient pas au juge administratif d’effectuer un contrôle substantiel du degré de l’atteinte réalisée aux droits et libertés par les autorités administratives. Il lui revient d’apprécier, dans le respect d’un certain nombre de conditions juridiques participant à une garantie des libertés, que l’atteinte générée à un droit par cette autorité réponde à d’une habilitation juridique, et qu’elle ne soit pas disproportionnée par rapport aux objectifs qu’elle poursuit au nom de l’intérêt général et/ou de la protection de l’ordre public.

Aussi cohérente et nécessaire soit-elle, on doit souligner les dangers d’une telle dynamique pour la protection des libertés dans le cadre du régime juridique de l’état d’urgence, au motif notamment qu’il favorise une pernicieuse confusion des rôles entre les juges judiciaires, administratifs voire constitutionnels au nom de la noble mission de garantie des droits. En effet, dans un contexte où les barrières de la garantie judiciaire tendent à être abaissées pour d’impérieux motifs de protection de l’ordre public, et où le juge judiciaire se trouve fragilisé dans sa mission de gardien naturel des libertés (cf. par ex. l’article 4 de la loi du 20 novembre 2015), le juge administratif est naturellement encouragé à investir la fonction de gardien des libertés face à l’administration. C’est à lui que revient la fonction de circonscrire dans les cadres de la légalité formelle et matérielle la tendance naturelle et légitime des autorités administratives à blesser un certain nombre de libertés fondamentales dans un régime d’état d’urgence qui développent leur compétence au détriment des droits. Le mouvement semble d’ailleurs suffisamment légitime pour que certains suggèrent de constitutionnaliser le juge administratif dans le rôle de garantie des droits à côté du juge judiciaire dans un article 66 de la Constitution réformé en conséquence.

Or, sous les apparences d’un renforcement de la légalité administrative, ce sont les libertés qui se réduisent concrètement, sans cesse plus écrasées par l’influence que l’Etat exerce sur les conditions de leur effectivité. Dans un tel contexte, il est plus que jamais nécessaire de rappeler que le juge judiciaire demeure le gardien naturel des libertés face à l’action de l’Administration malgré une tendance parfois contraire (quid de la voie de fait ?), voire même le législateur à l’égard duquel le Conseil constitutionnel développe une jurisprudence similaire à celle du Conseil d’Etat, laissant prévaloir, dans les conciliations qu’il effectue, les exigences de l’intérêt général au détriment de la protection effective des droits constitutionnels. A titre d’exemple, sa jurisprudence relative aux assignations à résidence permises dans le cadre de l’état d’urgence démontre que lorsqu’il apprécie la violation d’un droit constitutionnel par une disposition législative sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, le juge constitutionnel le fait à l’aune du respect ou non par l’Administration des atteintes à la liberté constitutionnelle – en l’occurrence le respect de la vie privée ici prévue par la disposition législative en cause –, et non pas en raison des atteintes substantielles que ce droit peut connaître à raison des atteintes autorisées par la volonté générale (Cons. const. n° 2015-527 QPC du 22 déc. 2015, §16- 11-13 « Cédric D »).

Finalement, la seule vertu de l’état d’urgence est de rappeler la fragilité du pouvoir des juges face au pouvoir de l’Etat qui tient toujours les libertés civiles entre ses mains. Si son maintien tend à justifier la place que l’Etat occupe dans la protection nécessaire des libertés, il devrait aussi nous inviter à repenser celle du juge au sein de notre démocratie afin que l’équilibre nécessaire entre la sécurité et la liberté au sein d’une société libre ne penche pas trop en faveur de la première en raison d’une protection de la seconde. Ainsi l’état d’urgence serait appelé à rester un régime d’exception dont il convient de se défaire dès que les circonstances ne l’exigent plus en raison du danger qu’il fait peser sur les libertés, et non pas un régime « normalisé » qu’il convient de pérenniser en raison de l’artificielle garantie qu’il offrirait à ces dernières par sa bienveillante protection.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 47.

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Constitutionnaliser, proroger l’état d’urgence ? ( interview II / II)

par M. le pr. Xavier MAGNON
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Constitutionnaliser,
proroger l’état d’urgence ? ( interview II / II)

Art. 52. Le JDA a questionné les professeurs Wanda Mastor & Xavier Magnon (Université Toulouse 1 Capitole) à propos de la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Il en a résulté les deux présentes interviews.

JDA : 1) Que pensez-vous de la volonté affichée de procéder à une révision de la Constitution alors que l’état d’urgence demeure en vigueur ?

XM : D’un point de vue juridique, rien n’interdit une révision constitutionnelle pendant la mise en œuvre de l’état d’urgence, ce régime d’exception n’étant d’ailleurs pas prévu par la Constitution du 4 octobre 1958.

La seule limite qui existe quant aux périodes temporelles durant lesquelles il n’est pas possible de réviser la Constitution, et qui pourrait être rapprochée de l’état d’urgence, est l’interdiction de modifier la Constitution durant l’application de l’article 16 de la Constitution sur les pouvoirs exceptionnels du Chef de l’Etat. Cette limite n’est pas posée par la Constitution elle-même, mais elle a été dégagée par le Conseil constitutionnel, pour la première fois dans la décision du 2 septembre 1992, dite Maastricht II.

L’article 89 alinéa 4 de la Constitution prévoit également qu’il n’est pas possible de procéder à une révision de la Constitution lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. Ce dernier motif ne saurait être confondu avec les motifs pour lesquels il est possible de mettre en œuvre la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, à savoir, selon l’article 1er de cette loi, « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Ajoutons enfin que la Constitution ne prévoit aucune restriction quant à l’usage de la procédure de révision constitutionnelle en cas d’état de siège, régime d’exception couvert par son article 36.

De manière explicite, les constituants n’ont donc apporté aucune restriction temporelle à l’usage de la révision constitutionnelle durant la mise en œuvre d’un régime d’exception.

D’un point de vue politique, il est toutefois gênant que l’on révise la Constitution dans un contexte d’application d’une législation d’exception, au cours de laquelle l’émotion et/ou la précipitation sont susceptibles de l’emporter sur la réflexion. Il n’est sans doute pas de contexte politique idéal pour réviser la Constitution, mais l’on peut souhaiter, de manière raisonnable, que les révisions n’interviennent pas durant la mise en œuvre d’un régime d’exception. Dans le cas contraire, une suspicion légitime risquerait de peser sur cette révision.

JDA : 2) Pensez-vous du reste qu’il fallait prolonger l’état d’urgence pour une nouvelle période trimestrielle ?

XM : La question de savoir s’il faut prolonger l’état d’urgence est une question d’ordre politique qui relève de l’opportunité. Il n’en reste pas moins que, lorsque l’on est attaché au libéralisme politique et à l’Etat de droit, il faut toujours s’inquiéter de ce qu’une situation d’exception ait tendance à se pérenniser. La vigilance s’impose. Le droit d’exception doit demeurer suspect par nature. L’inquiétude est d’autant plus légitime que le risque terroriste, interprété par le législateur comme entrant dans les motifs prévus par la loi de 1955 justifiant la mise en œuvre de l’état d’urgence, semble perdurer. De plus, l’exécutif, à l’origine du choix de la mise en œuvre de l’état d’urgence, demeure le mieux placé pour apprécier la pertinence de la menace terroriste. Autrement dit, celui qui décide du régime d’exception est celui qui maîtrise l’information sur ce qui permet de justifier la mise en œuvre de ce régime.

Alors que la menace terroriste perdure, l’on ne peut que craindre que le régime d’exception se prolonge, voire, pire encore, que le régime d’exception soit introduit dans le droit pénal applicable en dehors des périodes d’exception. La normalisation de l’état d’exception par la voie de la législation pénale contre le terrorisme tend à cet égard à masquer le caractère exceptionnel des mesures dérogatoires.

JDA : 3) Que pensez-vous du rétrécissement de la compétence du juge judiciaire en matière d’assignation à résidence, confirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision QPC du 22 décembre 2015 ?

XM : Au nom de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme, objectif auquel personne ne saurait s’opposer en principe, le législateur a une tendance naturelle à restreindre les droits et libertés. Cette tendance politique naturelle ne saurait cependant être celle du juge et en particulier du juge constitutionnel. Ce dernier se doit de rester hermétique aux contingences politiques immédiates et demeurer dans l’application du droit strict, quels que soient les contextes d’application. Le juge constitutionnel aurait pu, par exemple, considérer qu’aucun régime d’exception ne saurait exister en dehors du texte constitutionnel. La Constitution du 4 octobre 1958 n’instaure que deux régimes d’exception, celui de l’article 16 de la Constitution et l’état de siège. En dehors de ces deux régimes, aucun autre régime d’exception n’aurait dû être admis. La loi sur l’état d’urgence aurait ainsi pu, dans son existence même, être considérée comme contraire à la Constitution. Cette position se heurtait à une ancienne décision du Conseil constitutionnel, du 25 janvier 1985, Loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, dans laquelle il avait implicitement admis que la loi sur l’état d’urgence n’avait pas été abrogée par la Constitution du 4 octobre 1958. Cette décision de 1985 a ainsi admis l’existence de principe d’une législation d’exception en dehors de la Constitution.

Dans la décision du 22 décembre 2015, le Conseil constitutionnel a poursuivi dans cette voie en reconnaissant implicitement, au-delà même de la conformité à la Constitution de l’assignation à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, la constitutionnalité du dispositif général de l’état d’urgence. A l’appui de l’appréciation de la conformité à la Constitution de l’article 6 de la loi de 1955 sur l’assignation à résidence au regard de la liberté d’aller et venir, il s’est ainsi référé au régime général de l’état d’urgence. Ce régime garantit de manière indirecte la constitutionnalité du dispositif d’assignation à résidence. Au regard de l’article 66 de la Constitution, qui exige l’intervention de l’autorité judiciaire en cas d’atteinte à la liberté individuelle, l’appréciation du juge constitutionnel peut apparaître pour le moins étonnante : l’assignation à résidence ne constitue pas une privation de la liberté individuelle et la plage horaire maximale de l’astreinte à domicile dans le cadre de l’assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, n’est pas une privation de liberté. L’on y verra un libéralisme pour le moins modéré du juge constitutionnel.

JDA : 4) En comparant les ordonnances rendues en référé-liberté et les avis du Conseil d’Etat sur les projets de législation de crise, pensez-vous que le juge administratif assure une protection des libertés comparable à celle assurée par le juge judiciaire ?

XM : Faute de disposer d’analyses systématiques sur cette question, il est difficile d’y répondre de manière certaine. Le Conseil d’Etat apparaît comme le serviteur naturel de l’Etat et de l’intérêt général. Même s’il est tout autant le protecteur des droits et libertés que l’est le juge judiciaire, la protection qu’il offre apparaît souvent perméable aux intérêts de l’Etat et aux exigences de l’intérêt général. Sans doute aura-t-on une confiance plus naturelle, en période d’exception, en un juge dont l’appréciation du respect des droits et libertés n’est pas parasitée par d’autres considérations extérieures. En période d’exception, pour la protection des droits et libertés, l’on peut espérer que les intérêts subjectifs des citoyens soient, au minimum, garantis au même niveau que l’intérêt général et que celui de l’Etat, et non pas que ces derniers prévalent sur les premiers.

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 52.

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Constitutionnaliser, proroger l’état d’urgence ? ( interview I / II)

par Mme le pr. Wanda MASTOR
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Centre de Droit Comparé, Directrice de l’Ecole Européenne de Droit

Constitutionnaliser,
proroger l’état d’urgence ? ( interview I / II)

Art. 51. Le JDA a questionné les professeurs Wanda Mastor & Xavier Magnon (Université Toulouse 1 Capitole) à propos de la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Il en a résulté les deux présentes interviews.

JDA : Que pensez-vous de la volonté affichée de procéder à une révision de la Constitution alors que l’état d’urgence demeure en vigueur ?

WM : De manière générale, je porte un jugement très critique, pour ne pas dire suspicieux, sur les révisions fréquentes de notre texte suprême. Dans d’autres pays, la Constitution jouit d’une aura quasi sacrée, ce qui, malgré les progrès accomplis, n’est toujours pas le cas en France. Il n’est pas question d’idolâtrer un texte qui ne devrait jamais évoluer, mais de respecter la norme fondamentale qui ne devrait jamais être retouchée dans un but cosmétique et/ou communicationnel. La Constitution n’est pas un texte ordinaire, elle est le plus élevé dans la hiérarchie des normes et ne devrait être révisée que dans des cas de stricte nécessité. Dans celui qui retient ici notre attention, mes doutes ne sont pas plus levés. Certains de nos gouvernants et représentants avancent l’argument de la solidité du fondement : la guerre contre le terrorisme est un enjeu si fondamental et prioritaire, l’état d’urgence est si nécessaire pour y faire face que l’ensemble devrait avoir enfin « un fondement constitutionnel ». Voici que la Constitution, qui ne faisait quasiment pas partie du vocabulaire médiatique avant l’instauration de la question prioritaire de constitutionnalité, est brandie comme le rempart suprême. Mais en quoi le fondement constitutionnel de l’état d’urgence modifierait-il substantiellement les choses ? Dans notre pays, trois principaux instruments permettent de réagir à une situation de crise : les pouvoirs exceptionnels de l’article 16 de la Constitution, l’état de siège prévu à l’article 36 du même texte et l’état d’urgence, tel que prévu par la loi de 1955. Ces trois instruments sont-ils suffisants pour faire face à une situation de crise, quelle qu’elle soit ? Je pense que oui. Nul besoin ici de rappeler les différences entre ces trois supports, du point de vue des évènements déclencheurs, des autorités qui en ont l’initiative, des limitations temporelles et des conséquences pratiques. Ce qu’il faut ici rappeler, c’est que nous sommes à chaque fois placés dans un état d’exception. Et comme toute norme d’exception, elle doit être et demeurer… exceptionnelle. Cette idée du provisoire ne doit jamais être perdue de vue.

Pour répondre plus précisément à votre question, je pense que l’état d’urgence n’avait pas besoin de pénétrer notre Constitution, maintenant (pendant l’application de l’état d’urgence) ou plus tard. Le droit peut se penser dans l’émotion et l’urgence, mais son élaboration dans le même contexte donne rarement de bons résultats. Nous qui avons tant critiqué les Américains et leur réaction disproportionnée après les attaques du 11 septembre, nous tombons dans le même piège de l’absence de réflexion raisonnée et dépassionnée. Les attaques du 13 novembre sont tout simplement innommables et les actes terroristes doivent être dénoncés et combattus sous toutes leurs formes et sans restrictions. Mais je ne pense pas que l’état d’urgence soit le moyen le plus approprié. Tout comme je pense que les discours très idéalistes sur les bienfaits de la parole, la prévention de la radicalisation, la culpabilité collective face à certains quartiers défavorisés qui permettraient la naissance et l’épanouissement d’êtres déshumanisés ne le sont pas plus. Raisonnons en juristes : l’état d’urgence n’est pas un moyen préventif de lutte contre le terrorisme. Il est l’instrument de réaction quasi instantanée « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Donner les moyens à la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015 –malgré les réserves qui peuvent être émises- de s’appliquer pleinement est, selon moi, un meilleur moyen de combattre le terrorisme. Tout simplement parce qu’il en est un moyen préventif. Encore une fois, l’état d’urgence ne remplit pas cette fonction de prévention, il est l’outil de la réaction quasi instantanée. Mais face à un péril qui ne s’éteindra pas sur le court et moyen terme, voire sur le long terme, il devient sans fondement. Il perd toute légitimité.

JDA : Pensez-vous qu’il fallait prolonger l’état d’urgence pour une nouvelle période trimestrielle ? Selon vous, un état d’urgence d’une année (et plus) peut-il encore être un état d’urgence ?

WM : Je n’ai pas à me prononcer sur les choix politiques. Mais en tant que juriste, je suis étonnée que nous ne parvenions pas à collectivement tirer les enseignements de l’expérience américaine. Outre la violation évidente d’au moins six Amendements de la Constitution (qui n’était justifiée que par le caractère exceptionnel de l’évènement et provisoire de la réponse), le Patriot Act a conféré d’importants pouvoirs au FBI qui en a largement abusé, notamment pour des infractions étrangères aux actes de terrorisme. En France, l’état d’urgence a permis d’imposer à des militants écologistes une assignation à résidence pendant la COP 21. Peu importe le degré de dangerosité de ces derniers : la comparaison avec les autorités américaines qui ont « profité » des pouvoirs accordés par le Patriot act pour les étendre à des infractions qui étaient sans lien avec des actes terroristes est troublante.

Le nouveau visage de la terreur n’est ni celui d’un délinquant, d’une victime à plaindre, d’un combattant étranger (et gardons-nous bien de créer la catégorie des « combattants illégaux » qui a permis à Guantanamo de devenir une zone de non droit), d’un insurgé. Le droit doit s’adapter à une forme nouvelle de criminalité. L’état d’urgence a été pensé pour ne s’appliquer que pendant 12 jours avant l’intervention éventuelle du Parlement. L’idée, non seulement du provisoire, mais aussi du très court terme est donc incluse dans sa définition même. Dans quelques semaines, quelques mois, quelques années, le risque ne sera pas moindre. Nous n’allons pas réagir en transformant l’état d’urgence en un état permanent ! C’est ce qu’a fait le Congrès américain en transformant une loi liberticide provisoire en un état liberticide permanent. Ne mésestimons pas les enseignements du droit comparé.

JDA : Que pensez-vous du rétrécissement de la compétence du juge judiciaire en matière d’assignation à résidence, confirmé par le Conseil constitutionnel ?

WM : Je suis très attachée à la fonction du juge judiciaire comme gardien de la liberté individuelle. La loi sur le renseignement précitée instaure une nouvelle autorité administrative indépendante, censée encadrer les actions du premier ministre en amont. Elle donne par ailleurs compétence au Conseil d’Etat pour recueillir d’éventuels recours en premier et dernier ressort. Je le regrette et étais favorable à la compétence d’une autorité juridictionnelle unique. La compétence de la nouvelle commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) découle d’un syllogisme a priori imparable : la finalité du renseignement est notamment la préservation de l’ordre public ; donc, il relève donc du champ de la police administrative ; donc, autorités administratives et juge administratif sont compétents. Je préfère opposer un autre syllogisme : la loi, compte tenu de ses finalités et des techniques mises en œuvre, est une atteinte particulièrement violente aux libertés individuelles ; donc, elle entre le champ d’application de l’article 66 de la Constitution ; donc, elle entraîne la compétence du juge judiciaire. Le Conseil constitutionnel avait tranché en faveur de la première position.

Dans la décision n°2016-536 QPC, il suit la même logique, de manière toujours aussi elliptique, voire tautologique. Tel que modifié par la loi du 20 novembre 2015, le paragraphe I de l’article 11 octroie aux autorités administratives un pouvoir immense : celui d’ordonner des perquisitions en tout lieu, y compris au domicile, de jour et de nuit. Bien évidemment, ladite disposition est assortie de plusieurs garanties et limites. A l’argument de la violation de la règle du contrôle judiciaire des mesures affectant l’inviolabilité du domicile, le Conseil répond que lesdites mesures 1°) « ne peuvent avoir d’autre but que de préserver l’ordre public et de prévenir les infractions », 2°) qu’elles « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution ». Notons que cette dernière affirmation n’est en rien motivée : le lecteur ne peut trouver, dans cette décision, aucune justification de cette vérité qui conduit pourtant à la conclusion suivante : « par suite, ces perquisitions administratives n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire ». Affirmer de manière aussi sèche et lapidaire que les perquisitions de domicile, de jour comme de nuit, « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution » est tout simplement incompréhensible. En quoi les perquisitions ne seraient-elles pas une atteinte à l’inviolabilité du domicile, qui elle-même est protégée au titre de la liberté individuelle et du droit au respect de la vie privée ? Si leur unique justification se situe dans la volonté de préservation de l’ordre public et de prévention des infractions, autant s’en tenir à cet argument conjoncturel. Mais l’ajout relatif aux mesures qui n’affecteraient pas la liberté individuelle n’a aucun sens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 51.

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Le point de vue d’un membre de l’Observatoire de l’état d’urgence : interview

par Mme Claire DUJARDIN,
Observatoire de l’état d’urgence, SAF

Le point de vue
d’un membre de l’Observatoire de l’état d’urgence : interview

Art. 43. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

CD : L’état d’urgence renvoie à plusieurs notions, tant juridique qu’historique.

Créé en 1955 pour faire face à l’insurrection menée par le Front de Libération Nationale et utilisé à plusieurs reprises lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre, a touché des populations qui ont, de près ou de loin, un lien direct avec cette histoire.

Au delà des références historiques importantes, l’état d’urgence renvoie à une notion très vague, celle du péril imminent. Le péril imminent résultant des attentats et justifiant que l’état d’urgence soit décrété, est désormais défini politiquement comme étant l’existence de Daesh et des groupes terroristes. L’état d’exception devient permanent et les mesures administratives exceptionnelles s’inscrivent dans le droit commun.

Enfin et surtout, l’état d’urgence est un état juridique d’exception qui donne de larges pouvoirs à l’administration et instaure un contrôle a posteriori. Le juge judiciaire est ainsi écarté et l’administration peut agir sans contrôle a priori. Les violations des droits de la personne semblent inévitables et le prix à payer pour maintenir la sécurité.

C’est la raison pour laquelle le seul contrôle parlementaire inscrit dans la loi est insuffisant et que ce régime doit rester très limité dans le temps.

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

CD : Les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence le sont par le Préfet et le Ministre de l’Intérieur. Le contrôle du juge va intervenir postérieurement à l’exécution de la mesure et devant le tribunal administratif. Les personnes ne sont pas toujours informées de leur droit et ne voient pas toujours l’utilité de saisir un juge, alors que la mesure a été exécutée. Ils ne font donc pas la démarche d’aller voir un avocat et de se défendre. L’accès aux droits, à un avocat, à un juge, n’est pas garanti de la même manière qu’en temps normal.

De plus, la défense devant les juridictions administratives n’est pas la même que devant les juridictions judiciaires, notamment en raison du contrôle restreint du juge administratif dans certaines matières et du mode de preuve. L’administration fabrique sa propre preuve, par la production de notes blanches ou de fiches de renseignements, qui sont versés aux débats sans que le requérant n’ait le temps et les moyens d’apporter la preuve contraire.

Enfin, le juge administratif va considérer que la restriction de libertés est possible au nom de l’ordre public et que certains éléments démontrant un comportement dangereux ou pouvant porter atteinte à l’ordre public, sont suffisants pour considérer que la personne peut faire l’objet d’une mesure administrative, contrairement au juge judiciaire qui va demander des indices sérieux et concordants.

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps
normal ?
Quel en est l’exemple le plus marquant ?

CD : L’observatoire sur les dérives de l’état d’urgence a été créé en décembre 2015, faisant suite aux attentats du 13 novembre. Il est composé de membres de la Ligue des Droits de l’Homme, du Syndicat des Avocats de France, du Syndicat de la magistrature.

Au cours des ces travaux, l’observatoire a pu auditionner plusieurs personnes, notamment des personnes qui ont fait l’objet de perquisitions administratives.

Un homme qui habite dans le quartier du Mirail à Toulouse nous a relaté la perquisition dont il avait fait l’objet, au milieu de la nuit, alors qu’il dormait avec ses 3 enfants en bas âge. Nous avons pu noter que les forces d’intervention étaient intervenues armées et cagoulées, avaient menotté la personne devant ses enfants, l’avaient frappé et injurié, avaient saisi des données informatiques, avaient endommagé du matériel dans la maison, n’avaient pas permis à la personne de s’habiller, étaient entrés dans la chambres des enfants. Aucun arrêté de perquisition ne lui a été remis. La perquisition n’a donné lieu ni à des poursuites, ni à des saisies.

La personne nous a expliqué que tout le voisinage avait entendu la perquisition et vivait désormais dans la crainte, plus personne ne voulait lui parler. Il parle d’insomnies, de maux de tête, de cauchemars. Les enfants ont été suivis par la psychologue scolaire. Il explique qu’il avait confiance dans la police et l’Etat et qu’il a désormais peur, qu’il ne pensait pas que ça pouvait arriver en France. Il ne comprend pas ce qui s’est passé et il a peur d’intenter des recours.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 43.

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Le point de vue d’une députée

par Mme Marietta KARAMANLI,
députée de la Sarthe, 2ème circonscription

Le point de vue d’une députée

Le choix politique de constitutionnaliser l’état d’urgence, un choix dans la pure logique de la Vème République où le Président de la République est censé être doté d’une légitimité parallèle et supérieure de défense des intérêts de l’Etat

Annoncé au Congrès réuni à Versailles en application de l’article 18 de la Constitution, trois jours après les attentats du 13 novembre 2015, le choix de constitutionnaliser l’état d’urgence a fait l’objet d’un projet de loi constitutionnelle déposé devant l’Assemblée Nationale un mois et dix jours après. Cette idée et ce projet sont une initiative d’origine présidentielle. C’est le Président qui a inspiré cette réforme et l’a proposée même si c’est juridiquement le Premier ministre qui l’a portée devant le Parlement. La pratique constitutionnelle et politique fait depuis le début des années 1960 du Chef de l’Etat le mandataire de la nation entière… La réforme proposée est une illustration de cette légitimité politique, supposée, « supérieure» dont il est, dans l’esprit de 1958, le dépositaire.

Au-delà des raisons politiques qui l’ont motivé, le projet procède d’un double mouvement : d’une part « encadrer » les conditions du recours à ce régime d’exception, d’autre part « « renforcer » la place et les moyens des décisions et mesures de sécurité et de police prises pendant cette période en leur conférant une protection juridique nouvelle à raison même de leur statut constitutionnel à venir.

 Mon propos portera pour l’essentiel sur le projet de loi constitutionnelle même si deux lois ordinaires (novembre 2015 et février 2016) sont venues prolonger l’état d’urgence décidé par le Président de la République.

A priori, le nouveau dispositif donnerait s’il était adopté une place et un rôle plus grand au Parlement.

La consécration de prérogatives parlementaires nouvelles

A l’instar d’autres projets d’importance, les discussions de l’exécutif avec les responsables parlementaires (président et responsable du groupe majoritaire, rapporteurs et membres de la commission des lois) ont été nombreuses en vue de trouver un accord de principe.

Les membres de la commission des lois ont notamment fait valoir le nécessaire renforcement des prérogatives parlementaires. Dans le projet de texte adopté par l’Assemblée Nationale, le Parlement est consacré comme l’autorité qui vote la loi prorogeant l’état d’urgence au-delà de douze jours et qui fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir le péril à l’origine ou faire face aux évènements. Le Parlement est réuni de plein droit tout au long de cette période. De plus les assemblées ont compétence pour assurer le suivi des mesures prises et réaliser le contrôle de la mise en œuvre de l’état d’urgence. A ce titre la commission des lois de l’Assemblée a fait valoir lors de la mise en œuvre initiale en décembre 2015 puis de la prorogation de l’état d’urgence en février 2016, le droit de se doter des compétences d’une commission d’enquête (article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires) dans le respect du principe de séparation avec les autorités judiciaires.

Tel qu’adopté par l’Assemblée Nationale le projet de loi constitutionnelle consolide et sécurise le cadre juridique applicable à l’état d’urgence.

Reste que ce dispositif de contrôle doit quelque part « fusionner » avec les principes de fonctionnement des régimes parlementaires modernes dans lesquels la chambre basse et sa majorité ont pour mission de soutenir l’exécutif gouvernemental. Cette situation est à bien des égards exacerbée dans le régime de la Vème République du fait de la légitimité du Chef de l’Etat élu au suffrage universel et pour lequel il est politiquement admis, en l’état, que son action n’a nullement à être validée par l’Assemblée Nationale dont la majorité serait le produit logique de son élection par les Français. Dans ces conditions le contrôle parlementaire peut être un exercice difficile, car posant la question « peut-on vraiment bien contrôler un exécutif que l’on soutient ? ».

Sur l’appréciation de la nécessité de renouveler l’état d’urgence

Le projet adopté par l’Assemblée Nationale prévoit que «  La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée, qui ne peut excéder quatre mois. Cette prorogation peut être renouvelée dans les mêmes conditions ».

Le projet constitutionnel fixe donc des conditions au recours à l’état d’urgence avec à chaque fois un délai qui sera contrôlé, si la réforme est adoptée, par le juge constitutionnel en premier lieu, et ce, à l’inverse la loi actuelle de 1955 qui ne prévoit aucun délai.

S’agissant de la périodicité de départ, dès l’instant où la faculté a été donnée au gouvernement et, surtout, au Parlement de proposer un arrêt anticipé de l’état d’urgence, le choix de la périodicité de départ – trois ou quatre mois – n’est pas apparu décisif.

Je note que le « Commission européenne pour la démocratie par le droit », plus connue sous le nom de « Commission de Venise », organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles a considéré que, même en l’absence de délai explicité dans le projet initial, celui-ci existait au travers de l’avis donné par le Conseil d’Etat et qu’il ne pouvait être que temporaire et exceptionnel.

La commission de Venise suggère de façon complémentaire  que la prolongation soit faite à partir de la 2ème fois par un vote à une majorité qualifiée…

Cette suggestion est intéressante dans son principe. Sera-t-elle reprise ?

Je note que le fait d’avoir une majorité qualifiée ne garantit pas forcément dans des moments d’émotion à répétition une appréciation raisonnable des conditions de recours.

Un juge administratif conforté dans le contrôle des mesures prises par l’autorité administrative,
une interrogation en filigrane sur le partage entre ordres juridictionnels

A priori, le contrôle des mesures prises par l’autorité administrative en application du décret instituant l’état d’urgence ou de la loi le prorogeant sera fait par le juge administratif.

Le dialogue entre le gouvernement et sa majorité en amont de la discussion parlementaire puis les débats en commission et en séance ont mis en évidence les questions que se posaient les députés en faisant du juge administratif, par abstention de toute modification du projet, le contrôleur de ces mesures.

Ainsi la question du contrôle, même si elle a été très peu médiatisée, a été posée en termes politiques et la volonté de confier au juge judiciaire le contrôle peut être considérée comme ayant été partagée par des députés de « tous bords » comme on dit.

Lors de la discussion en séance publique, certains ont évoqué « l’évacuation » de toute intervention du juge judiciaire, s’en offusquant ou proposant de « vérifier » sa place dans une loi organique à venir. D’autres ont suggéré d’évoquer le contrôle juridictionnel en général dans le texte constitutionnel, « fût-ce superflu en termes strictement juridiques », considérant toutefois qu’il reviendrait « naturellement » à être confié à un juge administratif.

Des amendements proposant de confier ce contrôle à l’autorité judiciaire et de l’y faire participer ont été déposés et discutés en commission ou séance. La rédaction pouvait en être très claire et générale « Ces mesures sont soumises au contrôle de l’autorité judiciaire » ou plus circonstanciée et relative comme « dans le respect des compétences qui appartiennent à l’autorité judiciaire ».

Deux arguments à titre principal y ont été opposés. Le rapporteur et une majorité de députés ont considéré d’une part que les mesures en question étaient uniquement des mesures restrictives et non privatives de liberté, le juge administratif étant parfaitement compétent pour en apprécier la proportionnalité et le bien-fondé, d’autre part un partage de principe ou selon certaines conditions était possiblement de nature à rendre moins clair le texte ou à compliquer son application.

Ces débats ont, en tout cas, mis en évidence la claire conscience chez un grand nombre de députés de la nécessité de garantir des contre-pouvoirs qu’ils soient parlementaire ou juridictionnel.

Reste que la question de la « performance » du contrôle par le juge administratif ou par le juge judiciaire de ce qui fonde leur intervention respective et de celui qui serait le plus efficace pour la sauvegarde des libertés individuelles n’a pas pu être abordée au fond.

Le débat est, à l’évidence, plus global.

Le président de la Cour de Cassation a évoqué récemment « l’affaiblissement de l’autorité judiciaire dans le périmètre des pouvoirs publics »…et un « législateur (qui) préfère s’en remettre au juge administratif lorsqu’il s’agit des intérêts supérieurs de l’Etat ». Selon ce haut magistrat, les raisons de cette crise de confiance sont peut-être à rechercher dans « la dispersion des décisions judiciaires, à l’autorité limitée de la jurisprudence judiciaire, à une conception de l’indépendance qui s’éloigne de son acception collégiale, très présente chez le juge administratif ».

Tout se passe comme si la question du « meilleur » juge pour contrôler ce contentieux, certes limité, avait été tranchée par défaut sans que le législateur dispose d’une analyse rigoureuse au fond des avantages et inconvénients de ce choix.

Il faudra bien finir par aborder le sujet au fond, l’expérience des magistrats et les travaux de la science juridique devront assurément contribuer au débat à venir.

Si le projet de réforme constitutionnelle n’est pas adopté par le Sénat puis par le Congrès, la question de la place et du rôle respectifs de l’exécutif et du législatif en situation d’état d’urgence restera, elle aussi, à traiter sauf à considérer que les circonstances amenant à recourir à une telle légalité d’exception ne reviendront jamais à se produire, ce qui malheureusement n’est pas le cas le plus probable.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 37.

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La sécurité psychique, finalité de l’état d’urgence ?

par Géraldine AÏDAN
Chargée de recherche CNRS, Docteure en droit public
CERSA, CNRS – Université Paris II Panthéon-Assas

La sécurité psychique,
finalité de l’état d’urgence ?

Art. 36. « Oui, l’état d’urgence est efficace, indispensable pour la sécurité de nos compatriotes ». De quelle sécurité est-il question dans le discours du Premier Ministre Manuel Valls, prononcé le 5 février 2016, devant l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi de révision constitutionnelle ? La déclaration de l’état d’urgence en France le 14 novembre 2015, prolongée par deux lois successives, en vue de prévenir « le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » à la suite des attentats terroristes survenus la veille à Paris, conduit à s’interroger sur cette notion même d’ordre public et plus spécifiquement de sécurité publique. En effet, si ces attentats terroristes portent au premier chef sur la vie des personnes, assassinées, blessées, meurtries dans leur corps, et sur le risque physique encouru à présent par chacun, ils visent aussi à diffuser la terreur au sein de la population ; tel est l’un des nouveaux enjeux des attaques terroristes en France et dans le monde, revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes : faire de la vie psychique des individus et de la population une cible privilégiée. Dans ce contexte contemporain, le régime d’état d’urgence ne vise-t-il pas alors à rétablir d’abord les atteintes graves à « la sécurité psychique » de la Nation ? Dans quelle mesure l’état d’urgence n’a- t-il pas pour finalité première de contenir cet état de terreur ? La menace terroriste semble confronter ainsi l’Etat à une nouvelle conception de l’ordre public, dans le prolongement des évolutions passées. En effet, si l’ordre public s’entend traditionnellement comme « l’ordre matériel et extérieur » se composant, outre du bon ordre, de « la sûreté, la sécurité et la salubrité publique » (article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales), il s’élargit progressivement à d’autres éléments qualifiables volontiers d’«immatériels»  par la doctrine : la moralité publique, la dignité de la personne humaine (justifiant par exemple l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public) constituent désormais des finalités poursuivies par la police en période normale. La dimension psychique de la sécurité publique marquerait ainsi une nouvelle étape de cette « nouvelle ère » d’un « ordre public immatériel » et offrirait une autre lecture des conditions de déclenchement et de prorogation de l’état d’urgence. C’est parce que les risques avérés d’attentats terroristes (« le péril imminent ») créent un climat possible d’insécurité psychique (I) que l’état d’urgence peut apparaître comme un moyen – contestable- de rétablir la sécurité psychique publique de la Nation (II).

Le terrorisme et les risques avérés d’attentats terroristes :
une atteinte grave
à la sécurité psychique de la Nation

La terreur :
objectif du terrorisme en droit

Le terrorisme concerne le psychisme, celui des victimes directes mais aussi plus globalement d’une population. Les définitions mêmes du terrorisme qu’elles soient juridiques ou politiques placent la terreur, c’est-à-dire un certain état psychique, en leur centre. Elles tendent à la faire apparaître, comme moyen (au service d’un but politique, religieux…) mais aussi comme finalité de l’acte terroriste. L’on retrouve cette conception du terrorisme en droit pénal français (une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur) et international (un acte intentionnel visant à répandre la terreur) ou encore dans les définitions de l’ONU (un acte « ayant pour but de « détruire les droits de l’homme afin de créer la peur et de susciter des conditions propices à la destruction de l’ordre social en vigueur »). Répandre la terreur apparaît comme la finalité psychique de l’acte terroriste en droit et c’est donc bien contre cet effet psychique recherché que l’Etat tend à réagir en premier lieu, ce qu’illustre nombre d’analyses politistes et sociologiques. Plus généralement, c’est de la vie psychique de la population dans son ensemble dont il est question à travers les réponses apportées par l’Etat, par exemple lorsque celui-ci établit l’état d’urgence.

L’insécurité psychique résultant
d’un péril imminent certain et imprévisible

Les attentats terroristes du 13 novembre succèdent en France et dans le monde à une série d’attentats revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes (d’Al Quaida à Daesh). Ce terrorisme mondialisé, d’inspiration (pseudo-) religieuse islamiste prend appui de plus en plus sur des « idéaux psychiques » ; « Jhiad » signifie d’ailleurs : « l’ascèse qui mène à combattre sans relâche les penchants mondains et les vices à eux attachés (alcoolisme, débauche, déviances diverses), afin de rechercher la perfection psychique ». S’y ajoutent les phénomènes de radicalisation, la multiplication d’acteurs non étatiques, l’utilisation d’armes biologiques et chimiques, et l’évolution technologique et numérique facilitant les modes de propagande de l’idéologie djihadiste. Ce nouveau terrorisme porte ainsi en lui-même le risque terroriste et a une portée potentielle de dommages massifs sans précédents, dommages tant physiques que psychiques. La menace permanente d’intrusion dévastatrice dans la vie des citoyens crée un climat possible d’insécurité psychique généralisée et pose alors de nouveaux défis à l’Etat de droit comme garant d’une nouvelle sécurité psychique des sujets de droit.

Rétablir la sécurité psychique
de la Nation par l’état d’urgence ?

Faire cesser la terreur :
la sécurité psychique,
nouvelle déclinaison de l’ordre public

« Les atteintes graves à l’ordre public » générées par le péril imminent que constitue le risque avéré d’attentats terroristes, concernent-elles alors d’abord en l’espèce les atteintes à la sécurité psychique justifiant la déclaration et la prorogation possible de l’état d’urgence ? Les régimes juridiques de l’état d’urgence offrent-ils un cadre satisfaisant pour contenir et canaliser la terreur possible provoquée par les actes terroristes et les risques avérés de leur survenue ? L’accroissement des pouvoirs de police administrative permettant de restreindre les libertés publiques vise-t-il la préservation de la sécurité psychique de la Nation ? Par exemple, « le blocage de sites Internet provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie (II de l’article 11) » a directement pour vocation de limiter l’expansion idéologique du terrorisme. Le renforcement de compétences administratives (prévention) et judiciaires (répression) conférée à la police administrative dans le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence (article 36 -1 : « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements ») offre-t-il des garanties supplémentaires de protection de la sécurité psychique de la Nation ? Au-delà de la dimension symbolique que peuvent représenter les différents discours et mesures gouvernementales, la sécurité psychique apparaît comme une nouvelle déclinaison de l’ordre public visée par la police administrative dans le cadre de ce régime d’exception.

L’état d’urgence :
garant de l’équilibre psychique de la Nation ?

Peut-on assigner à l’état d’urgence le rôle de garant d’une finalité psychique en protégeant la population d’un état de terreur possible ? Déjà en 1933, dans Pourquoi la guerre ? Einstein et Freud s’interrogeaient sur « une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ». Le renforcement des politiques publiques visant à la « déradicalisation » semble aller dans ce sens. Jusqu’où l’état d’urgence peut-il investir ce rôle ?

L’état d’urgence,
un Etat anxiogène ?

Les mesures prises en vue de protéger la sécurité psychique des personnes peuvent être limitatives de libertés y compris celles impliquant d’autres aspects de la vie psychique des sujets de droit (« les droits fondamentaux psychiques »). Par exemple, la sécurité psychique doit-elle primer sur le droit au respect de la dignité de la personne humaine ou sur celui de la vie privée qui tend à devenir un droit au respect de la vie psychique des personnes ? L’état d’urgence peut-il alors à son tour devenir anxiogène et remplacer la terreur recherchée par le terrorisme, par l’établissement d’un « gouvernement par la peur » ?

Conclusion : La sécurité psychique peut apparaître, lorsque l’état d’urgence est déclaré, comme une déclinaison nouvelle de l’ordre public – renforçant ainsi le nouvel «ordre public immatériel». Pourrait-elle alors se rapprocher de la finalité principale de la police sous l’Ancien- Régime, telle que Nicolas Delamare l’a décrite en 1705 dans son Traité de la police : « Conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en cette vie » ? Le bien-être physique et moral des citoyens : prémices de la sécurité psychique contemporaine ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 36.

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Manifestations et maintien de l’ordre (public)

par Marie-Pierre CAUCHARD
chargée d’enseignement en droit public
(Université de Toulouse 1 Capitole)

Manifestations et maintien de l’ordre (public)

Art. 33. Le 30 janvier dernier, des milliers de personnes ont manifesté pour mettre fin à l’état d’urgence, fidèles à la tradition française de contester les pouvoir publics dans la rue.

La manifestation est un rassemblement de personnes utilisant la voie publique, de façon fixe ou mobile, pour exprimer collectivement une volonté commune. Elle est également un moyen habituel de revendications sociales et politiques. En toute circonstance, l’exercice de la liberté de manifestation rencontre un obstacle majeur : utilisant la voie publique, elle est considérée comme dangereuse pour l’ordre public. La conciliation s’avère donc très délicate entre la sauvegarde de l’ordre public et l’exercice d’une liberté dont la nature même en constitue une menace. Ces difficultés vont prendre une plus grande ampleur en cas de circonstances exceptionnelles comme celles de l’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, renforce les attributions du ministre de l’Intérieur et des préfets en leur conférant des pouvoirs de police étendus, qui seraient illégaux en temps normal. Le régime juridique de l’état d’urgence permet des restrictions considérables à la liberté de manifestation, voire même peut conduire à sa disparition.

Dans un contexte économique et social controversé, il est essentiel de mesurer en quoi la marge d’appréciation laissée aux autorités de police peut les conduire à poursuivre d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de l’ordre public. Appliquée aux manifestations, elle risque d’entrainer non seulement des interdictions arbitraires (I), mais aussi, de façon plus insidieuse, une répression des mouvements dissidents (II).

Les risques d’interdiction arbitraire de manifestation

La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence permet au ministre de l’intérieur, pour l’ensemble du territoire, et au préfet, dans le département, d’interdire « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » (art.8). En période exceptionnelle, la notion de réunion s’entend de manière extensive, elle comprend aussi les rassemblements de fait dans tous les lieux ouverts au public (Conseil d’État 6 août 1915 Delmotte). Paradoxalement, l’interdiction générale de toute manifestation, n’est pas forcément la plus inquiétante, elle a au moins le mérite d’être claire et de ne pas faire de distinction. Une fois passée la période des interdictions générales de toute manifestation à l’exception des hommages rendus aux victimes des attentats, soit après la COP 21, la règle devient en pratique qu’une manifestation peut être interdite si les circonstances le justifient. Les motifs d’interdiction relèvent donc de l’appréciation discrétionnaire du préfet, libre d’évaluer ces circonstances. Outre le fait que les administrés soient dans l’incertitude de leur droit de manifester, la tentation est grande pour l’administration préfectorale d’opérer des choix subjectifs. Concrètement, depuis la déclaration de l’état d’urgence, des manifestations revendicatives à caractère politique ou social, pour ne pas dire polémique, sont interdites, car elles sont de nature à constituer « une cible potentielle pour des actes de nature terroriste » et risquent de « trop disperser les forces de l’ordre déjà très mobilisées », selon les termes des arrêtés préfectoraux ayant interdit par exemple des manifestations relatives au climat, aux migrants ou aux discriminations. En revanche, ce n’est pas le cas des manifestations sportives, culturelles et traditionnelles ou encore commerciales, comme des marathons, matchs à grand public, carnavals, brocantes et marchés de Noël, qui, bien que générant un nombre de personnes (et de véhicules) beaucoup plus important, au flux aléatoire et sur une longue durée, ne sont pas interdites. L’objectivité des interdictions en devient douteuse et la considération des seules manifestations politiques et sociales comme de « nature à provoquer le désordre » franchement discriminatoire ; à moins que l’appréciation du « désordre » s’étende à des considérations idéologiques et politiques.

Le régime de l’état d’urgence doublé du pouvoir discrétionnaire des autorités de police favorise la maîtrise des manifestations par les pouvoirs publics lorsque les enjeux sont politiques et sociaux. Plus encore, il peut, de manière insidieuse, empêcher les mouvements dissidents.

Les risques de répression insidieuse des mouvements dissidents

La manifestation n’est pas le fruit du hasard ou d’un attroupement inopiné. Elle est un outil ponctuel d’organisations (associations, syndicats, partis ou autres), qui dans la durée entreprennent de défendre des intérêts et mènent des actions à cet effet. La loi de 1955 ouvre la voie pour les en dissuader. Tout d’abord, elle autorise les préfets à interdire le séjour à toute personne qui cherche à « entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » (art. 5). Ensuite, les autorités de police peuvent ordonner des perquisitions en tout lieu (art. 11) et prononcer des assignations à résidence (art. 6-1) à l’encontre de toute personne « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que son comportement « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Enfin, les associations ou groupements de fait peuvent être dissous lorsqu’ils participent, facilitent ou incitent à des activités « portant une atteinte grave à l’ordre public » (art.11). Ces formulations approximatives aux notions floues permettent d’étendre les mesures à un nombre infini de situations, dépassant le cadre de la lutte contre le terrorisme, dont la définition précise serait d’ailleurs bienvenue. À juste titre, Giorgio Agamben observe que « la formule « sérieuses raisons de penser» n’a aucun sens juridique, et en  tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui « qui pense» peut s’appliquer à n’importe qui» (« De l’État de droit à l’État sécuritaire», Le Monde 24 décembre 2015). Toute forme d’idéologie qui aspire à une autre conception de l’État ou d’organisation sociale peut être concernée. Ainsi, des lieux occupés par des artistes et des militants climatiques ou encore une ferme bio ont été perquisitionnés. Un cortège de cyclistes contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, parti de Nantes et souhaitant rejoindre Paris, n’a pas pu traverser le département de l’Eure. Des militants ont été assignés à résidence. De nombreux porte-paroles de mouvements citoyens, d’associations et de syndicats s’inquiètent, ils craignent ne plus pouvoir mener leur lutte sereinement. Certaines organisations renoncent même à poursuivre leurs actions. Seule une controverse lissée risque d’être en réalité autorisée. L’état d’urgence sonne le glas du pluralisme réel des idées et de l’émancipation intellectuelle qui s’affirment aussi par l’expression collective des pensées dissidentes. La tenue de certaines manifestations ne doit ni laisser croire que l’expression contestataire n’est pas encadrée, ni devenir un moyen de légitimation des restrictions. L’état d’urgence appelle à la vigilance, y compris à l’égard des abus potentiels du pouvoir exécutif.

D’une liberté de manifestation déjà limitée en période ordinaire, il ne subsiste qu’une forme résiduelle laissant peu de place à l’opposition. Lors de son allocution devant le Sénat le 20 novembre dernier, le Premier ministre disait « aux Français qui se demandent ce qu’ils peuvent faire, qui se demandent comment être utile : résister, c’est continuer de vivre, de sortir, de nous déplacer, de nous rencontrer, de partager des moments de culture et d’émotion, de rester dans le mouvement », on en convient, encore faut-il que ce soit possible.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 33.

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Perquisitions en régime d’état d’urgence : « toc toc toc ! c’est le préfet ! »

par Maître Benjamin FRANCOS,
avocat au Barreau de Toulouse

Perquisitions
en régime d’état d’urgence :

« toc toc toc ! c’est le préfet ! »

Art. 32. La perquisition peut se définir comme l’acte par lequel un magistrat ou un policier, agissant dans le cadre d’une information judiciaire, d’une enquête de flagrance ou d’une enquête préliminaire, recherche dans un lieu occupé par une personne des documents et objets utiles à la manifestation de la vérité.

Par sa nature même, la perquisition constitue un acte d’enquête intrusif et attentatoire aux droits au respect du domicile et à la vie privée. C’est la raison pour laquelle son utilisation fait l’objet d’un encadrement particulièrement strict par le code de procédure pénale.

Ainsi, le régime de la perquisition repose sur un certain nombre de principes fondamentaux à commencer par la présence de la personne visée lors de la réalisation de la perquisition (ou un représentant de son choix ou, à défaut, deux témoins désignés par l’officier de police judiciaire et ne relevant pas de son autorité administrative).

En matière d’enquête préliminaire, conduite sous l’autorité du procureur de la République hors crime ou délit flagrant, les perquisitions et visites domiciliaires ne peuvent être effectuées qu’avec l’accord exprès de la personne chez laquelle l’opération se déroule. En l’absence d’un tel accord, le procureur de la République a néanmoins la faculté de saisir le juge des libertés et de la détention afin qu’il autorise la réalisation de l’acte. Cela étant, une telle possibilité n’est ouverte que pour les enquêtes portant sur un crime ou un délit puni d’au moins cinq années d’emprisonnement.

En matière d’information judiciaire, soit lorsqu’un juge d’instruction est en charge de l’enquête, le consentement de la personne n’est pas requis mais l’exigence tenant à la présence de celle-ci (ou d’un représentant de son choix ou de deux témoins indépendants) demeure.

Il sera en outre relevé que les perquisitions et visites domiciliaires sont interdites entre 21h et 6h du matin, sauf crimes et délits limitativement énumérés par le code de procédure pénale.

Ce portrait rapidement brossé démontre que le législateur a entendu circonscrire le champ d’application de la perquisition et définir strictement les cas dans lesquels il peut y être recouru comme les conditions dans lesquelles elle doit se dérouler.

Or, pour le formuler simplement : l’état d’urgence dispense du respect de plusieurs de ces principes essentiels. En effet, l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence procède à un transfert de compétence depuis l’autorité judiciaire vers l’autorité administrative – le préfet – pour ordonner la réalisation de perquisitions « en tout lieu, y compris un domicile ».

Ces perquisitions peuvent avoir lieu de jour comme de nuit, « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le juge des libertés et de la détention, magistrat du siège, est totalement écarté de la procédure au profit d’une simple information faite au procureur de la République. Seule est maintenue l’obligation relative à la présence de l’occupant, de son représentant ou de deux témoins.

Outre l’exclusion de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, ce transfert de pouvoir soulève de légitimes inquiétudes tant est floue la notion de « menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Autant le principe de légalité des délits et des peines garantit qu’aux infractions prévues par le code pénal correspondent des définitions précises, autant l’expression « menace » se présente comme un concept dépourvu de tout contenu objectif. La subjectivité dont il est intrinsèquement porteur confère en conséquence aux préfets un très large pouvoir d’appréciation qui se matérialise par un contrôle juridictionnel inexistant.

Le suivi des perquisitions administratives ordonnées à la suite de la proclamation de l’état d’urgence confirme d’ailleurs que cette prérogative a été utilisée avec une légèreté qui, elle aussi, interpelle. Du 14 novembre 2015 au 7 janvier 2016, 3021 perquisitions administratives auraient été réalisées soit cinquante-cinq perquisitions par jour en moyenne. Ce rythme effréné aura permis l’ouverture de vingt-cinq procédures relatives à des faits en lien avec le terrorisme, dont vingt-un correspondent à de l’apologie. Soit un taux d’efficacité inférieur à 1%, abstraction faite de l’incertitude persistante quant au sens des décisions qui seront prises sur ces faits par la juridiction répressive (condamnation ou non…).

A ce premier constat, s’ajoute celui tenant aux perquisitions administratives décidées à l’encontre d’individus dont le caractère menaçant pourrait prêter à sourire si la situation était moins dramatique (maraîchers bio, militants écologistes…). Où l’on voit que l’absence de contrôle du juge quant à l’opportunité de la perquisition puis, dans un second temps, quant à sa validité, conduit à un emballement préoccupant de l’action administrative.

« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » énonçait Montesquieu dans l’Esprit des Lois. Là, nous semble-t-il, se trouve précisément le nœud du problème : l’état d’urgence, qui supplante un code de procédure pénale relativement équilibré en matière de perquisition, n’institue aucun contre-pouvoir aux compétences extraordinaires dont se trouvent, du jour au lendemain, dotés les préfets.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 32.

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La décentralisation de l’état d’urgence

par Nicolas KADA
Professeur de droit public
Directeur du CRJ (Université Grenoble Alpes) et du GRALE (GIS CNRS)

La décentralisation de l’état d’urgence :
les collectivités territoriales face à la menace terroriste

Art. 31. Avec la déclaration d’état d’urgence, les décisions prises par les préfets de département, qui visent à restreindre ou à interdire la circulation des personnes et des véhicules sur des parties du territoire départemental, à limiter l’accès à certains bâtiments publics, à interdire ou limiter les manifestations publiques ou encore à fermer certains lieux publics en raison des graves menaces terroristes, s’imposent aux maires des communes concernées. Ceux-ci ne peuvent ni réduire, ni modifier ces mesures de police administrative qui sont édictées, en vertu de l’état d’urgence, par les préfets sur tout ou partie du territoire de leur commune. Ils peuvent en revanche les aggraver si les circonstances locales le justifient. Les relations classiques entre Etat et collectivités territoriales s’en trouvent donc sensiblement modifiées, les enjeux liés à l’ordre public réduisant nécessairement les exigences nées de la décentralisation. Derrière les figures du préfet et du maire, c’est donc bien une recentralisation et une concentration des pouvoirs qui se dessine.

Le préfet
ou la recentralisation des pouvoirs

L’Etat en première ligne

Outre la proclamation de l’état d’urgence, l’Etat multiplie les consignes à l’attention des collectivités décentralisées et établissements publics locaux, ainsi qu’à ses propres relais préfectoraux dans les départements. Deux circulaires du 26 novembre 2015 ont ainsi exigé que soient réalisés ou actualisés très rapidement les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements et les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS). De même, une autre des ministres de l’Education et de l’Intérieur en date du 17 décembre 2015 demandait aux préfets de préciser aux collectivités gestionnaires et aux recteurs les procédures à suivre pour solliciter des financements auprès du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. En revanche, l’état d’urgence et les craintes d’attentat ne suffisent pas à justifier un renforcement des polices municipales. Le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » présenté en Conseil des ministres, le 3 février 2016, n’y fait ainsi aucune référence : le projet d’un nouvel article L.432-2 du Code de la sécurité intérieure ne s’intéresse ainsi qu’au « fait pour un fonctionnaire de la police nationale ou un militaire de la gendarmerie nationale de faire un usage de son arme rendu absolument nécessaire pour faire obstacle à cette réitération ». Même si la mesure est étendue aux militaires mobilisés dans le cadre de Vigipirate et aux agents des douanes, elle ne concerne délibérément pas les policiers municipaux.

Les préfets à la manœuvre

C’est encore par voie de circulaire que le ministre de l’Intérieur a demandé aux préfets d’organiser des réunions avec les maires afin de leur expliquer les conséquences de la mise en œuvre de l’état d’urgence sur le territoire. Bernard Cazeneuve semble d’ailleurs cantonner les élus locaux à un rôle d’alerte, lorsqu’il indique par exemple que les préfets devront répondre à toutes leurs questions. L’état d’urgence permet en effet aux préfets de décider un « couvre-feu dans les secteurs exposé à des risques importants de trouble à l’ordre public et d' »établir des périmètres de protection autour des bâtiments publics et d’édifices privés qui seraient susceptibles de faire l’objet de menaces. En Ile-de-France, des mesures renforcées sont possibles : assignation à résidence, fermeture provisoire des salles de spectacle, des débits de boissons et divers lieux de réunion, interdiction de toute manifestation susceptible de représenter un risque pour les participants… L’état d’urgence a ainsi permis aux préfets d’instaurer des couvre-feux, comme dans l’Yonne en novembre 2015, à condition de motiver leur décision par des circonstances précises et de la limiter dans le temps et le lieu. Les préfets pourront en outre confier aux sous-préfets d’arrondissement une mission d’animation locale de prévention de la radicalisation. Il est enfin demandé aux préfets de renforcer l’ancrage local de dispositifs tels que les contrats de ville et une plus grande articulation avec les conseils locaux et intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLISPD), preuve supplémentaire de l’écoute attentive que l’Etat accorde aux élus locaux.

Le maire
ou la concentration des pouvoirs

Les pouvoirs de police du maire

Le fait que l’état d’urgence ait été déclaré sur tout le territoire métropolitain et en Corse fait présumer l’existence d’un risque réel d’atteinte à la sécurité publique par la menace terroriste sur l’ensemble du territoire français. De fait, ce régime exceptionnel de l’état d’urgence permet aux maires de justifier plus aisément de la légalité de leurs mesures de police administrative visant à assurer la sécurité publique sur tout ou partie du territoire de leur commune, puisque le risque de trouble à l’ordre public est caractérisé sur l’ensemble du territoire métropolitain et corse. Les risques d’attentat focalisent ainsi l’attention sur les mesures de police, y compris pour prévenir des drames ou violences qui relèvent d’une toute autre motivation : certaines municipalités s’interrogent ainsi sur le fait de savoir s’il faut davantage sécuriser les conseils municipaux, pour éviter des drames comme la tuerie de Nanterre de 2002.

De nombreuses circulaires ont également été publiées afin de renforcer la place des maires dans la prévention de la radicalisation, en particulier dans les quartiers de la politique de la ville. C’est le cas par exemple de la circulaire du 2 décembre 2015 des ministres de l’Intérieur et de la Ville. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a adopté le 17 décembre 2015 en première lecture une proposition de loi relative à la sécurité dans les transports, qui fait l’objet d’un examen en procédure accélérée. Programmé à la suite de la tentative d’attentat dans le Thalys, ce texte a fait l’objet de nombreux amendements, notamment l’un qui permet aux policiers municipaux d’intervenir dans les réseaux de transport urbain.

De manière générale, les maires sont invités à renforcer la présence de la police municipale dans les marchés alimentaires et les manifestations populaires. Pour autant, alors que de nombreuses municipalités avaient fait le choix d’armer leur police au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, en janvier 2015, il ne semble pas qu’il y ait pour l’heure un fort engouement pour une telle mesure. Certes, le maire de Lyon a bien annoncé sa volonté d’armer sa police municipale et le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a bien décidé d’équiper de portiques de sécurité tous les lycées de la nouvelle région, mais ces choix sécuritaires demeurent pour le moment relativement isolés… en dépit de quelques dérives heureusement sanctionnées.

Les dérives locales

Le tribunal administratif de Montpellier a suspendu, mardi 19 janvier 2016, l’exécution d’une délibération du 15 décembre 2015 du conseil municipal de Béziers qui avait décidé la création d’une « garde » annoncée par le maire de Béziers, Robert Ménard, dans le contexte de l’état d’urgence. Elle devait être « composée de citoyens volontaires bénévoles chargés d’assurer des gardes statiques devant les bâtiments publics et des déambulations sur la voie publique et devant alerter les forces de l’ordre en cas de troubles à l’ordre public ou de comportements délictueux ». Le juge des référés a ici appliqué une jurisprudence constante selon laquelle la police administrative constitue un service public qui, par sa nature, ne saurait être délégué (Conseil d’Etat, 17 juin 1932, ville de Castelnaudary). Le conseil municipal de Béziers ne pouvait ainsi légalement confier à des particuliers les missions de surveillance de la voie publique ou des bâtiments publics. Mais la décision du juge des référés est également intéressante en ce qu’elle se fonde sur deux autres arguments dont la qualité de « collaborateur occasionnel du service public » qui ne saurait être invoquée, selon lui, « qu’au profit des particuliers qui ont été sollicités, à titre temporaire et exceptionnel, pour exercer des missions de service public, en cas de carence ou d’insuffisance avérée des services existants ou en cas d’urgente nécessité ». L’état d’urgence ne saurait tout justifier : c’est ici l’état de droit qui le rappelle fort opportunément.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 31.

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Les organisations internationales et l’état d’urgence français

par Valère NDIOR,
Docteur en droit public de l’Université de Cergy-Pontoise

Art. 28. L’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015 a suscité, au sein de différentes organisations internationales, des réactions dénonçant, plus ou moins explicitement, les risques de violation des engagements internationaux de la France (I). Bien que ces réactions soient hâtivement attribuées aux organisations internationales par les médias, alors qu’elles n’émanent parfois que de certains experts y officiant, elles ont l’intérêt de montrer que les enjeux suscités par la mise en place de l’état d’urgence ne sont pas étrangers à la sphère du droit international (II).

Les réactions de certains organes
d’organisations internationales

Sans aller jusqu’à le condamner, plusieurs organes d’organisations internationales dont la France est membre ont manifesté, dans différentes déclarations, leurs réserves à l’égard de l’état d’urgence. Il faut préciser d’emblée que les déclarations concernées n’ont pas tant critiqué son instauration que ses modalités, notamment sa prolongation annoncée par le gouvernement. La réaction la plus médiatisée vient de la sphère onusienne : cinq rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies – relevant des procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme – ont produit une déclaration publique conjointe en date du 19 janvier 2016. Ils y expriment leurs « inquiétudes » sur plusieurs aspects de la loi relative à l’état d’urgence : les mesures d’assignation à résidence (notamment la « conformité des mesures d’assignation à résidence de militants et activistes écologistes aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité ») ; le manque de précision et le caractère vague des notions de « sécurité » et de « menace à l’ordre public » ; l’absence de contrôle judiciaire sur les procédures de blocage des sites internet, etc. Outre son remarquable caractère collectif – il est exceptionnel qu’une telle déclaration soit signée par cinq experts –, la position ici exprimée a l’intérêt de s’appuyer sur plusieurs dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à savoir les articles 19, 21 et 22. La déclaration vise plus particulièrement les restrictions opérées par la France aux droits garantis par le Pacte en matière de liberté d’expression, de liberté de réunion pacifique et de liberté d’association.

Si cette position des rapporteurs spéciaux a été largement relayée par les médias et décrite comme émanant de l’ONU dans son ensemble, force est de constater que les organes principaux des Nations Unies (Conseil de sécurité, Assemblée générale…) n’ont, pour leur part, pas adopté de position officielle à l’égard de l’état d’urgence français, se gardant bien de se prononcer sur son opportunité. Cette réserve fait d’ailleurs écho à la position d’autres organisations internationales qui demeurent silencieuses vis-à-vis des mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence tout en affirmant leur soutien à la France dans sa lutte contre le terrorisme (OTAN, OSCE, Conseil de l’Union européenne, etc.). Un tel silence peut sembler inhabituel alors que ces organisations n’ont pas hésité, par le passé, à adopter des positions officielles sur l’instauration de l’état d’urgence par d’autres États membres, notamment à la lumière de l’article 4 du PIDCP qui envisage les dérogations aux obligations internationales d’un Etat membre lorsqu’« un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel » (en ce sens, l’Observation générale n° 29 du Comité des droits de l’homme sur l’article 4, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), mérite d’être consultée).

Il convient toutefois de signaler la lettre adressée par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, au président François Hollande, le 22 janvier 2016. Il y évoque sa préoccupation face à l’annonce de la prolongation de l’état d’urgence et attire l’attention du chef de l’Etat sur les « risques pouvant résulter des prérogatives conférées à l’exécutif par les dispositions applicables pendant l’état d’urgence ». Allant plus loin, il propose l’assistance du Conseil de l’Europe pour que les « réformes […] annoncées s’inscrivent dans le respect des normes européennes relatives aux droits de l’homme » (ce qui est conforme au mandat du Conseil de l’Europe), puis rappelle finalement qu’« une fois l’état d’urgence levé », la Convention de sauvegarde des droits de l’homme s’appliquera « sans dérogation aucune aux réformes qui seront alors en vigueur ». Cet avertissement a le mérite d’être clair : les mesures adoptées par la France ne sauraient avoir un caractère autre que provisoire.

Des critiques non attribuables
aux organisations internationales

Force est de constater que la plupart des critiques de l’état d’urgence n’émanent pas tant des organisations internationales que de certains de leurs hauts fonctionnaires s’exprimant à titre personnel, ou d’experts et conseillers indépendants simplement associés à ces organisations. Or, dès lors que les positions exprimées ne résultent pas d’un processus délibératif établi au sein d’un organe habilité à parler au nom de l’organisation, il est erroné de considérer qu’elles peuvent engager l’ensemble de l’organisation. Tout au plus ces déclarations peuvent-elles refléter les inquiétudes de certains agents ou experts indépendants. Ainsi, lorsque Marwan Muhammad, conseiller auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dénonce le manque de transparence des autorités françaises quant à la manière dont les perquisitions sont menées pendant l’état d’urgence (20 Minutes, 26 nov. 2015), c’est bien à titre personnel, sans représenter l’organisation, faute d’avoir la qualité d’agent habilité à le faire. Sur un autre plan, il serait également erroné d’assimiler la position de Martin Schulz, président du Parlement européen, à celle de l’institution dans laquelle il officie lorsque, tout en indiquant « comprendre » l’instauration de l’état d’urgence par la France, il s’inquiète de la « dérive autoritaire » des pays européens. En effet, cette déclaration est effectuée à l’occasion d’un entretien accordé à un quotidien français (Libération, 8 fév. 2016) et non dans l’enceinte du Parlement, au cours ou à l’issue d’un processus délibératif.

Il demeure que ces positions, souvent individuelles mais largement relayées par les médias, ne sont pas dénuées d’importance, aussi bien pour évaluer la légitimité internationale de l’état d’urgence que sa conformité aux textes internationaux, de manière notable la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. A titre d’illustration, lorsqu’elle reproduit les propos du Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muiznieks, la presse française affirme, de concert et sans nuance, que le « Conseil de l’Europe déplore » les dérives liées à l’état d’urgence, alors que le Commissaire est plus précisément une institution indépendante et impartiale, créée par le Conseil de l’Europe pour promouvoir la prise de conscience et le respect des droits de l’Homme dans les Etats membres. Toutefois, il est permis de constater à la lecture des déclarations de Monsieur Muiznieks reproduites dans les médias (France Culture, 12 jan. 2016 ; Le Monde, 3 fév. 2016), puis sur le site du Commissaire aux droits de l’Homme (3 fév. 2016), qu’il partage les appréhensions des experts de l’ONU : mise en péril du contrôle démocratique ; absence de contrôle judiciaire ; défaut d’adéquation entre les mesures adoptées et la lutte contre le terrorisme ; soupçons de profilage ethnique…

Dès lors, l’identité de vues entre de nombreux experts officiant dans ou auprès d’organisations internationales, parfois rompus à l’observation de situations d’état d’urgence, démontre que les risques associés à l’instauration ou la prolongation de l’état d’urgence font l’objet d’une vigilance internationale. Ces réactions, si elles en émanent bien, ne doivent certes pas être attribuées hâtivement aux organisations internationales dans leur ensemble. Elles permettent toutefois d’identifier les risques de fracture entre les mesures adoptées par la France et ses engagements internationaux.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 28.

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Les propositions des Comités Vedel et Balladur sur l’état d’urgence

par M. le pr. Jacques VIGUIER,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Idetcom

Art. 26. Le Comité Vedel (« Comité consultatif pour une révision de la Constitution ») et le Comité Balladur (« Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République ») ont tous les deux proposé de modifier l’article 36 de la Constitution de 1958, le premier en 1993, le second en 2007. Ces propositions faites quant à l’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution comportent des éléments originaux quant à leur positionnement dans le rapport, quant à leur motivation et quant à leur contenu.

Quant à leur positionnement dans le rapport, un élément de distinction apparaît déjà à travers leur emplacement dans le plan.

Pourtant les deux rapports sont très proches dans leur présentation, consacrant tous deux un Chapitre au pouvoir exécutif, un Chapitre au Parlement et un Chapitre aux citoyens. La ligne directrice dans les deux rapports, c’est de donner des pouvoirs supplémentaires au Parlement : « Un Parlement plus actif » (Comité Vedel), un « Parlement renforcé » (Comité Balladur).

Mais la différence tient au fait que la proposition de modification de l’article 36 figure dans un Chapitre différent de chaque rapport. Le Comité Vedel la met dans le Chapitre consacré au Parlement, alors que le Comité Balladur l’intègre dans le Chapitre consacré au pouvoir exécutif. Plus précisément, le Comité Vedel la place dans un point relatif à « un rôle renforcé par l’accroissement des compétences et des pouvoirs de contrôle et par l’amélioration de la procédure législative » et le Comité Balladur la range dans un passage relatif à « des prérogatives mieux encadrées » du pouvoir exécutif, dans lequel il traite principalement de l’article 16.

Y avait-t-il une place plus logique qu’une autre ? Il paraît difficile de trancher radicalement sur ce point. La réflexion est la même dans les deux approches. Encadrement ou contrôle du pouvoir exécutif, cela semble pour le moins synonyme.

Quant à leur motivation, le Rapport Vedel affirme : « Il existe en droit français deux régimes législatifs des temps de crise : l’état de siège et l’état d’urgence. Pour des raisons de circonstances, la Constitution ne mentionne que l’état de siège. Il parait désormais nécessaire d’aligner le dispositif de l’état d’urgence sur celui de l’état de siège en inscrivant dans la Constitution des règles qui figurent d’ores et déjà dans la loi réglementant l’état d’urgence ». Le Rapport Balladur estime qu’il « y a lieu de mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence … de telle sorte que le régime de chacun de ces états de crise soit défini par la loi organique et la ratification de leur prorogation autorisée par le Parlement dans des conditions harmonisées ». Ce qui est frappant, c’est que les deux comités considèrent non pas qu’il faille supprimer l’article 36 applicable à l’état de siège – comme certains proposent régulièrement de supprimer de la Constitution de 1958 l’article 16 –, mais qu’il paraît plutôt nécessaire de faire figurer l’état d’urgence dans la Constitution.

Le fait que les deux comités proposent la même solution rend moins surprenante la volonté actuelle du pouvoir exécutif de réviser la Constitution en y faisant figurer l’état d’urgence.

Par ailleurs le Comité Balladur affirme aussi : « la diversité des menaces potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le maintien de dispositions d’exception ». Cette remarque est d’une troublante actualité. Elle renvoie tout à fait à la situation présente et correspond parfaitement à la motivation présentée par le pouvoir exécutif actuel pour intégrer l’état d’urgence dans la Constitution.

Quant à leur contenu, il existe une légère divergence entre le Rapport Vedel et le Rapport Balladur. Le premier propose simplement de faire référence à l’état d’urgence dans l’article 36 : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en Conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Le Rapport Balladur présente deux élément différents : il remplace « le Parlement » par « la loi » et il ajoute qu’« une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application ».

Pour la première modification – Parlement ou loi –, la différence de terminologie semble ne pas beaucoup changer la portée de l’article 36. Simplement il confirme que le prolongement de l’état d’urgence par le Parlement ne fait pas l’objet d’une décision sui generis, mais d’une loi ordinaire. Pour la seconde modification, qui consiste en un ajout d’un alinéa selon lequel il faut qu’une loi organique intervienne, cela constitue une garantie plus forte, la loi organique apparaissant comme encadrant de manière plus solennelle la mise en place et les conditions d’application de l’état d’urgence.

En définitive, les deux rapports sont assez proches, dans leurs propositions, de ce que le pouvoir exécutif actuel envisage comme modification. L’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution de 1958 et l’encadrement par une loi organique reprennent les propositions de ces deux comités, qui ne voyaient pas dans cette modification une forte atteinte à l’Etat de droit, alors que telle n’est pas vraiment la position d’une partie de la doctrine actuelle, qui relève la potentialité d’atteinte aux droits des citoyens. On se trouve toujours face à une opposition entre les tenants d’un maintien de la légalité étendue des fonctions de l’administration en cas de crise et ceux qui y voient une grave remise en cause des droits et libertés des citoyens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 26.

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Les causes des précédents historiques de mise en œuvre de l’état d’urgence

par M. Rémi BARRUE-BELOU,
Docteur en droit public, qualifié aux fonctions de maître de conférences

Art. 25. Depuis le mois de novembre 2015, l’état d’urgence est une expression usitée quotidiennement, à la fois pour signifier l’existence d’une situation de troubles graves mais aussi pour justifier un renforcement des pouvoirs de police et donc une restriction des libertés. S’il est généralement admis que l’état d’urgence correspond à la mise en œuvre d’une disposition permettant l’application de mesures à caractère exceptionnel, nous proposons ici de mieux cerner cette mesure à l’aune des utilisations précédentes par les Présidents de la République.

Juridiquement, l’état d’urgence est une situation dans laquelle les pouvoirs de police administrative sont renforcés et étendus pour faire face à un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou à des événements présentant « par leur nature ou leur gravité le caractère de calamité publique ». Cela correspond donc à une situation pouvant ou non résulter de circonstances exceptionnelles et dont l’existence justifie que l’administration, sous réserve de l’appréciation du juge, passe outre certains délais ou exigences de forme ou de procédure. Il se différencie principalement de l’état de siège qui implique un transfert de pouvoirs au profit de l’autorité militaire. Mais comprendre l’état d’urgence passe également par une perspective historique permettant de cerner les précédentes mises en œuvre. C’est ce que nous nous proposons de voir, ici.

L’état d’urgence est prévu par la loi n°55-385 du 3 avril 1955, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, actuellement en application. Il répond à une volonté de la part des chefs de gouvernement de l’époque de permettre la mise en place de règles spécifiques dont le régime ne serait pas exactement celui de l’état de siège afin de laisser le pouvoir à l’exécutif et non aux forces militaires. Edgar Faure, alors Président du conseil, fait voter la loi du 3 avril 1955 en réponse aux événements ayant lieu en Algérie. La loi fait alors directement référence à la situation algérienne, ce qui entrainera la suppression de cette référence par la loi du 17 mai 2011. Une autre modification a été effectuée par la loi du 20 novembre 2015 : elle renforce le contrôle du Parlement, précise les actions pouvant être mises en œuvre et supprime la référence à la possibilité pour la juridiction militaire de pouvoir se saisir en cas de crimes ou délits afin de les juger.

Les applications de la loi du 3 avril 1955 ont été multiples, tout au long de la Vème République. Elles résultent d’une volonté du pouvoir exécutif (Premier ministre et Président de la République) de renforcer les pouvoirs de police dont ils sont détenteurs, amputant une partie des libertés publiques et individuelles.

La première application de la loi a lieu dès son adoption par le Parlement. Son application est prévue pour une durée de six mois et une prorogation est votée le 7 août 1955. Cette loi est adoptée notamment en raison des attentats perpétrés par le Front de libération nationale algérien (FLN), dès 1954. L’objectif de cette loi est de renforcer les pouvoirs de police au-delà de ce que la législation autorise afin de contrer les partisans de l’indépendance algérienne. La loi permettant l’instauration de l’état d’urgence trouve donc son origine dans la volonté de donner des pouvoirs exceptionnels à l’armée et aux services sous tutelle des ministères de l’Intérieur et de la Défense afin de mettre fin aux attentats et plus largement aux revendications indépendantistes. L’application de la loi prît fin le 15 décembre 1955 à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale.

Trois années plus tard, en raison des événements du 13 mai 1958 et de la tentative de coup d’État de quatre généraux français, l’état d’urgence est voté pour trois mois par le Parlement. Ces généraux, souhaitant renforcer la souveraineté de la France en Algérie et refusant la constitution du gouvernement de Pierre Pflimlin, soupçonné de négocier un cessez-le-feu avec le FLN, prennent d’assaut le bâtiment du gouvernement général (pouvoir exécutif de l’administration coloniale) et forment un comité de salut public. Afin de contrer ce mouvement insurrectionnel, le gouvernement français déclare l’état d’urgence. Prévu pour durer trois mois, l’état d’urgence prendra fin le 15 juin de cette même année, lors de la prise de fonction du général de Gaulle.

Toujours dans le contexte de tension de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle, devenu Président de la République, décide de mettre en œuvre l’état d’urgence pour répondre au « putsch des généraux ». Cela fait suite à une nouvelle tentative de coup d’État de la part de généraux français qui refusent la politique d’abandon de l’Algérie menée par de Gaulle et son gouvernement. Cette fois, aucune loi n’est votée mais c’est un décret de de Gaulle (n°61-395) qui proclame l’état d’urgence à compter du 23 avril 1961 en application de la loi du 3 avril 1955. C’est donc le seul pouvoir exécutif qui décide la mise en œuvre de ce régime juridique d’exception. De plus – et cela sera la seule fois durant la Vème République – il est concomitamment mis en œuvre avec l’article 16 de la Constitution qui permet au Président de la République de regrouper entre ses mains des « pouvoirs exceptionnels » (notamment législatif, judiciaire et exécutif) du 23 avril au 29 septembre. Dans ce contexte, l’état d’urgence est prorogé jusqu’au 15 juillet 1962, puis prorogé une nouvelle fois par le biais d’une ordonnance du gouvernement jusqu’au 31 mai 1963.

A partir de 1984, des mouvements indépendantistes kanaks font connaître leur mécontentement à l’égard du statut administratif conféré à leur territoire. Des demandes de référendum d’autodétermination sont adressées au gouvernement français, mais refusées. Pour tenter de rétablir une situation calme sur ce territoire et en réponse à de nombreux affrontements, appelés « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est appliqué à plusieurs reprises : il est d’abord mis en œuvre le 12 janvier 1985, puis prorogé le 27 janvier et ce, jusqu’au 30 juin 1985 par la loi du 25 janvier 1985. En application de loi n°61-814 du 29 juillet 1961 et de la loi n°55-385 du 3 avril 1955, l’état d’urgence est ensuite déclaré le 29 octobre 1986 sur l’ensemble du territoire de Wallis-et-Futuna par un arrêté (il y sera mis fin le lendemain). Enfin et dans ce même contexte des « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est déclaré le 24 octobre 1987 sur une partie du territoire de Polynésie, jusqu’au 5 novembre.

Vingt ans plus tard, en raison des émeutes dites « de banlieue », le Président de la République prend un décret afin de permettre la mise en œuvre de l’état d’urgence, le 8 novembre 2005. Toujours dans le but de rétablir l’ordre public et face aux actes de mécontentement, parfois violents d’une partie de la population française, l’état d’urgence sera appliqué pour partie sur l’ensemble du territoire (ce qui concerne l’article 5 de la loi du 3 avril 1955) et les article 6, 8, 9 et 11 §1, dans un vingtaine d’agglomérations ainsi que sur l’ensemble du territoire d’Ile-de-France. Il est prorogé de trois mois à compter du 21 novembre 2005, par la loi du 18 novembre 2005 et prendra fin le 4 janvier 2006.

Enfin, lors de la survenance des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’état d’urgence est mis en œuvre par décret (décrets 2015-1475, 2015-1476 et 2015-1478 du 14 novembre 2015). Comme cela fut le cas en 1955, la mise en œuvre de l’état d’urgence répond à une volonté de renforcer les pouvoirs de police sur le territoire français afin de lutter plus efficacement contre les auteurs des attentats et d’en prévenir de nouveaux. Il est prorogé une première fois de trois mois à compter du 26 novembre 2015, par la loi du 20 novembre 2015 et une seconde fois de trois mois à compter du 26 février 2016, par la loi du 19 février 2016.

A l’aune de ces différents cas, l’état d’urgence est donc mis en œuvre afin de lutter contre des actions jugées par le chef de l’État (ou du gouvernement) comme étant à l’origine d’un trouble à l’ordre public et donc représentant un danger pour le pays.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 25.

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ParJDA

Les autres régimes d’exception

par Mme Florence CROUZATIER-DURAND,
Maître de conférences (HDR), droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 23. Un régime d’exception peut être défini comme la situation dans laquelle se trouve un État qui, en présence d’un péril grave, ne peut assurer sa sauvegarde qu’en méconnaissant les règles qui régissent normalement son organisation et ses pouvoirs. Il a pour effet une aggravation des pouvoirs de police, une limitation des libertés publiques et une atténuation du contrôle de légalité. La conciliation des libertés fondamentales et de la sécurité publique se fait au profit de cette dernière. Outre l’état d’urgence, trois régimes d’exception peuvent être cités : l’état de siège, les circonstances exceptionnelles et les pouvoirs exceptionnels reconnus au Président de la République.

L’état de siège

Législation née sous le Second Empire, l’état de siège est le régime d’exception le plus ancien. Instauré précisément par la loi du 9 août 1849, modifiée par les lois du 3 avril 1878 et du 27 avril 1916, ce régime est aujourd’hui codifié à l’article 36 de la Constitution de 1958 et mentionné dans le Code de la défense (articles L. 2121-1 à L. 2121-8).

Il peut être déclaré en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée. À la compétence traditionnelle du Parlement pour déclarer l’état de siège, l’article 36 de la Constitution de 1958 a substitué celle du Conseil des ministres. Néanmoins, sa prorogation au-delà de douze jours doit être autorisée par le Parlement.

L’état de siège a pour conséquence l’extension des pouvoirs de police, le transfert de certains pouvoirs à l’autorité militaire, ainsi que la création de juridictions militaires. Ainsi, les pouvoirs dont l’autorité civile est en principe investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire, l’autorité civile continuant d’exercer ses autres attributions. L’autorité militaire peut procéder à des perquisitions domiciliaires de jour et de nuit, éloigner toute personne ayant fait l’objet d’une condamnation devenue définitive pour crime ou délit et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège, ordonner la remise des armes et munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement, enfin, interdire les publications et les réunions susceptibles de menacer l’ordre public. La compétence des juridictions militaires est accrue, elles peuvent juger les crimes et délits contre la sûreté de l’État, ceux portant atteinte à la défense nationale, qu’ils soient perpétrés par des militaires ou des civils.

Les premières applications de l’état de siège ont visé à réagir à des troubles intérieurs notamment lors des révolutions en 1848 et 1849 mais aussi en 1871 lors de la Commune de Paris. Pendant les deux guerres mondiales, le gouvernement a eu aussi recours à l’état de siège.

Le Conseil d’Etat a précisé les contours de ce régime d’exception dans deux arrêts du 6 août 1915, Delmotte et Senmartin, portant sur la fermeture de débits de boisson accusés de porter atteinte à la moralité publique. Le juge administratif a rejeté le recours pour excès de pouvoir et a apporté d’intéressantes précisions sur l’état de siège. D’abord, il confirme que la loi de 1849 sur l’état de siège demeure valide. Ensuite il rappelle que l’état de siège est un régime de légalité dans la mesure où les décisions des autorités militaires et civiles sont soumises au contrôle juridictionnel. Il ajoute que les pouvoirs spéciaux organisés par la loi de 1849 sont de nature préventive et non répressive. Enfin, il juge que la loi de 1849 ne doit pas être interprétée restrictivement : « La législation de l’état de siège ne doit pas se combiner avec les lois ordinaires », affirme le commissaire au gouvernement, car « elle a pour but de les contrecarrer en bloc, en substituant à l’état de droit ordinaire un état exceptionnel s’adaptant, lui, aux nécessités de l’heure ». Dès lors, le transfert de certaines compétences des autorités civiles aux autorités militaires ne les modifie pas et ne les augmente pas non plus.

Destiné à faire face à des conflits traditionnels, l’état de siège est apparu comme une procédure lourde et inadaptée, ce qui explique l’adoption de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer, des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

La théorie
des circonstances exceptionnelles

La théorie des circonstances exceptionnelles découle de celle, plus ancienne, des pouvoirs de guerre qui a été utilisée par le Conseil d’État pour permettre, même sans texte, une extension des pouvoirs de l’exécutif au-delà des frontières de la légalité pendant la Première Guerre mondiale. L’idée générale est que les limites du pouvoir exécutif ne peuvent pas être les mêmes en temps de paix et en temps de guerre. Née en 1918 dans le célèbre arrêt du Conseil d’Etat Heyriès, la théorie sera formulée très clairement par la Haute juridiction administrative dans l’arrêt Dames Dol et Laurent du 28 février 1919. Par l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État admet qu’en période de crise, ou en période de guerre, la puissance publique dispose de pouvoirs exceptionnellement étendus afin d’assurer la continuité des services publics. La théorie des circonstances exceptionnelles permettra par la suite au Conseil d’État d’élargir sa jurisprudence à toutes les périodes de crise ou de troubles graves, tels les événements de mai 1968 ou encore les cas de grève générale.

Dans ses conclusions sur l’arrêt Laugier du 16 avril 1948, le commissaire du gouvernement Letourneur précise les conditions de mise en œuvre de la théorie des circonstances exceptionnelles. Il faut d’abord une situation anormale, pouvant consister soit en l’absence des autorités régulières, soit dans l’impossibilité pour elles d’exercer leurs pouvoirs, soit encore dans la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves ou imprévus. Il faut également que soit reconnue l’impossibilité d’agir légalement. Il faut enfin que soient prévus des effets limités quant à la durée de la situation anormale. Ces conditions cumulatives visent à limiter l’arbitraire et atténuer les risques d’atteinte aux droits et libertés.

L’instauration des circonstances exceptionnelles n’a pas pour effet la disparition de l’exigence de légalité, mais plutôt la substitution à la légalité normale d’une légalité de crise, moins contraignante pour l’administration et plus restrictive pour l’exercice des libertés publiques. Néanmoins, le juge administratif affirme dès 1919 dans l’arrêt Dames Dol et Laurent sa volonté de continuer à contrôler l’action administrative notamment en vérifiant l’existence réelle de circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas d’une simple urgence à agir, mais la survenance brutale d’événements graves et imprévus entraînant l’impossibilité pour l’administration d’agir légalement. Le juge vérifie également leur persistance à la date des mesures administratives. Enfin, le juge administratif contrôle l’adéquation de ces mesures aux nécessités de temps et de lieu mais aussi à la poursuite d’un intérêt public. Le maintien de ce contrôle sérieux et précis peut permettre au juge d’annuler des décisions illégales ou portant atteinte aux droits et libertés.

Il faut également préciser que les circonstances exceptionnelles enlèvent le caractère de voie de fait à des agissements qui seraient ainsi qualifiés. Tel fut le cas des arrestations et internements arbitraires à la Libération, illustré par l’arrêt du Tribunal des conflits, 7 mars 1952, Dame de la Murette. De manière générale, cette théorie jurisprudentielle autorise l’administration à faire tout ce qui est nécessaire pour continuer d’accomplir ses missions dans des situations exceptionnelles. Elle lui permet notamment de ne pas tenir compte de la hiérarchie des normes : dans l’arrêt Heyriès, un décret a autorisé la suspension pendant la Première Guerre mondiale de la loi de 1905 imposant de communiquer son dossier à tout fonctionnaire faisant l’objet de poursuites disciplinaires. Comme l’a souligné J. Rivero, c’est au moment où les libertés sont le plus menacées qu’elles sont le moins protégées.

C’est de cette théorie des circonstances exceptionnelles que s’inspire l’article 16 de la Constitution de 1958.

Les pouvoirs exceptionnels du Président

Selon l’article 16 de la Constitution de 1958, modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »

L’article 16 de la Constitution est un régime exceptionnel d’organisation des pouvoirs publics visant à sauvegarder les institutions de la République dans des situations d’une gravité particulière. Ce régime exceptionnel permet d’accroître temporairement les pouvoirs de l’exécutif pour le rendre plus réactif et plus efficace. L’article 16 de la Constitution de 1958 s’inspire de l’idée qu’en période de crise la concentration des pouvoirs au profit du président de la République permet seule la sauvegarde des institutions. C’est l’un des symboles de la Vème République telle que voulue par le Général de Gaulle consacrant un Président fort : il trouve son origine dans le souvenir de la défaite de 1940, marquée par la grande faiblesse du pouvoir exécutif, alors impuissant à résister à l’invasion allemande.

Sa mise en œuvre est subordonnée à une double condition : il faut que pèse une menace grave et immédiate sur les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux ; de plus, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels doit être interrompu. Le Conseil d’État ne contrôle pas la décision de recourir à la procédure et les mesures prises par le Président dans le domaine législatif, mais seulement les actes pris dans le domaine réglementaire. La jurisprudence du Conseil d’État du 2 mars 1962, Rubin de Servens précise que la décision de mettre en œuvre les pouvoirs exceptionnels est un acte de gouvernement dont il n’appartient pas au Conseil d’État d’apprécier la légalité ni de contrôler la durée d’application.

Ce régime d’exception n’a été utilisé qu’une fois, en 1961, au moment du putsch militaire en Algérie. Le Président Mitterrand avait proposé sa suppression en 1993 mais son projet est resté sans suite. Sans envisager sa suppression, du fait des menaces terroristes pesant sur la sécurité nationale, le Comité Balladur a proposé de le modifier en instaurant notamment un contrôle de la durée de sa mise en œuvre. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a ainsi ajouté : « Au terme d’un délai de trente jours, le Conseil constitutionnel peut être saisi par soixante députés ou soixante sénateurs aux fins d’apprécier si les conditions fixées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce par un avis qu’il rend dans les moindres délais. Il procède de lui-même à cet examen après soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà. » L’objectif est d’encadrer davantage les pouvoirs exceptionnels du Président, en instituant un contrôle du Conseil constitutionnel dont l’avis est public.

Conclusion :
Le droit public français a prévu plusieurs régimes d’exception inadaptés à la situation de lutte contre le terrorisme.

Ces régimes d’exception, comme l’USA Patriot Act adopté aux Etats-Unis en 2001, illustrent la logique de supériorité de la lutte contre le terrorisme sur le respect des droits et libertés. Ce sont des régimes exceptionnels en raison de l’ampleur des événements qui ont déclenché leur adoption, en raison des atteintes qu’ils portent aux libertés fondamentales, mais aussi en raison de leur durée d’application. De telles réponses exceptionnelles à des événements exceptionnels devraient demeurer provisoires.

Inadaptés au moment de la guerre du Golfe, les frontières n’étant pas menacées, les pouvoirs publics ont mis en place un « état de vigilance » qui, contrairement aux régimes d’exception, ne devait entraîner aucune altération du régime des droits et libertés. Pourtant les pouvoirs de police ont été renforcés (interdiction de certaines manifestations sur la voie publique, refus de délivrance ou de renouvellement de port d’armes, expulsion d’étrangers selon la procédure d’urgence absolue). Toutes ces mesures ont été décidées dans le cadre du plan Vigipirate destiné à renforcer la surveillance policière pour empêcher tout acte terroriste.

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23.

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