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De la prospective en passant par l’histoire : la commande publique nous dégage-t-elle un peu plus de la théorie des contrats administratifs ?

par M. Clemmy FRIEDRICH
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 4657 – Institut Maurice Hauriou (IMH)

Art. 212. Alors que s’organisait le présent dossier, le droit administratif a de nouveau été saisi à travers le prisme concurrentiel. L’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques subordonne désormais la délivrance des titres d’occupation du domaine public qu’impliquent l’exercice d’une activité économique, à une obligation de publicité et, le cas échéant, à une procédure garantissant l’impartialité et la transparence de la sélection des candidatures. Le gouvernement avait été habilité à prendre une pareille ordonnance par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite Sapin II, art. 34). Cette loi (art. 38) a également confié au gouvernement la tâche d’adopter un code de la commande publique à droit constant. La direction des affaires juridiques (Daj) de Bercy a présenté la méthode de travail envisagée et annoncé sa conclusion pour l’automne 2018 (lettre n° 227 du 9 mars 2017) (cf. C. Frackowiak, « De la transposition à la codification : ‘‘Cent fois sur le métier…’’ », in BJCP 2016, p. 177).

De surcroît, ladite loi a ratifié l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics (art. 39) et l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession (art. 40). Un projet de loi de ratification avait bien été déposé devant le Sénat pour l’ordonnance « marchés publics » (21 octobre 2015), puis un nouveau pour l’ordonnance « contrats de concession » (18 mai 2016). Cependant, la chambre haute n’a eu que le temps d’examiner en commission le premier des deux projets en y apportant, ce faisant, quelques amendements (cf. le rapport du sénateur Reichardt, 16 mars 2016). Alors que l’Assemblée nationale discutait – en première lecture – du projet de loi qui devint la loi « Sapin II », le gouvernement lui a soumis deux amendements (23 mai 2016) tendant à ratifier les ordonnances précitées. In fine, les ratifications ne sont intervenues qu’avec une modification de l’ordonnance « marchés publics » (à l’initiative du Sénat qui a repris les conclusions du rapport précité). C’est pour en tenir compte qu’a été adopté le décret n° 2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique, afin – notamment – de modifier :

– le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics,

– et le décret n° 2016-361 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics de défense ou de sécurité.

En outre, l’ordonnance « marchés publics » a été complétée par le décret n° 2017-842 du 5 mai 2017 portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux, pris en application de la loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

Les deux ordonnances « marchés publics » et « contrats de concession » marquent profondément le droit de la commande publique. Cela étant, elles touchent une législation qui depuis une quinzaine d’années connaît une inflation normative et l’inflexion qu’elles dessinent pourrait ne pas suffire à y mettre un terme. Il n’empêche que ces ordonnances simplifient considérablement l’architecture générale de la commande publique en alignant le droit français sur le droit européen, autour d’une dichotomie opposant les marchés publics aux contrats de concession.

Par ailleurs, l’un des principaux apports de l’ordonnance « marchés publics » est sûrement celui qui consiste à fusionner les différents textes qui, jusqu’alors, recouvraient l’ensemble de ces marchés :

– le code des marchés publics,

– l’ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat (ces contrats s’analysant désormais comme des marchés de partenariat),

– l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics.

Ces textes ont été abrogés et, avec eux, le décret-loi du 12 novembre 1938 portant extension de la réglementation en vigueur pour les marchés de l’Etat aux marchés des collectivités locales et des établissements publics (JORF des 12 et 13 novembre, p. 12880). C’est sur le fondement de ce décret-loi que le Conseil d’Etat avait reconnu la possibilité, pour le gouvernement, de réglementer les marchés publics des collectivités territoriales (CE ass., 29 avril 1981, Ordre des architectes, n° 12851 & CE ass., 5 mars 2003, Ordre des avocats à la cour d’appel de Paris, n° 238039). Avec son abrogation, le parlement recouvre sa compétence qu’il tient des dispositions de l’article 34 de la Constitution aux termes desquelles : « La loi détermine les principes fondamentaux (…) de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources » (cf. CC, 13 août 2015, n° 2015-257 L).

En revanche, les marchés publics de l’Etat et de ses établissements publics relèvent toujours, en principe, du domaine réglementaire (CC, 22 août 2002, n° 2002-460 DC, Loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure ; CE ass., 5 mars 2003, Ordre des avocats à la cour d’appel de Paris, n° 238039 ; CC, 13 août 2015, n° 2015-257 L). Aux termes des jurisprudences constitutionnelle et administrative, ce ne sont à proprement parler que « les conditions de passation des marchés et contrats passés par l’Etat » qui ressortissent à la compétence du pouvoir réglementaire, sans qu’il faille distinguer entre contrats administratifs et contrats privés. Aussi la question reste-t-elle ouverte s’agissant du régime de leur exécution et de leur fin (P. Delvolvé, « Constitution et contrats publics », in Mouvement du droit public : du droit administratif au droit constitutionnel, du droit français aux autres droits. Mélanges en l’honneur de Franck Moderne, Paris, Dalloz, 2004, p. 469). Cela étant, les dispositions de l’ordonnance « marchés publics » ont acquis une valeur législative depuis leur ratification par la loi « Sapin II ». Dès lors, le gouvernement ne pourrait modifier celles des dispositions pour lesquelles il demeure compétent sans, au préalable, obtenir du Conseil constitutionnel leur délégalisation.

Outre la transposition de trois directives européennes du 26 février 2014 (2014/23, 24 et 25/UE), la volonté du gouvernement a donc été celle de « simplifier l’architecture de la commande publique en unifiant les règles applicables aux différents acheteurs au sein d’un corpus juridique unique » (cf. l’étude d’impact accompagnant la loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives, dont l’article 42 a habilité le gouvernement à prendre une ordonnance en matière de marchés publics). La commande publique repose désormais sur des textes qui en renforcent la cohérence et la performativité. Elle ne se réduit plus seulement à une notion doctrinale ou à des principes prétoriens ; elle prend appui sur une textualité dont la valeur (législative) et l’ordonnancement en rehausse le prestige. C’est une promotion qui accrédite rétrospectivement son efficacité à pallier les critiques dirigées contre la théorie des contrats administratifs.

La commande publique n’a pas encore sa théorie qui en permettrait la consécration, mais elle supplante déjà la théorie des contrats administratifs dans le vocabulaire des juristes. Il suffit de parcourir les revues juridiques pour s’en convaincre.

Tout en conservant dans ses arrêts l’expression de « contrat administratif », le Conseil d’Etat explicite sa jurisprudence en recourant plus volontiers à celle de « commande publique ». L’illustre par exemple une conférence de presse qu’il a organisée peu après l’arrêt Département du Tarn-et-Garonne en vue de préciser la portée du cycle prétorien ouvert par l’arrêt Société Tropic Travaux Signalisation (cf. l’allocution de J.-M. Sauvé : « Les mutations contemporaines du droit de la commande publique » (3 juin 2014) et le dossier correspondant : « Le juge administratif et la commande publique »). Aussi son vice-président expose-t-il une opinion largement partagée lorsqu’il estime que la commande publique participe d’une entreprise doctrinale qui permettrait de conférer à une théorie générale des contrats publics une unité qui, aujourd’hui, n’est guère que contentieuse. La codification à venir, suggérée par le Conseil d’Etat à de nombreuses reprises, n’en serait qu’une étape :

« Si l’affirmation des principes constitutionnels et européens de la commande publique, applicables à l’ensemble des contrats publics, ont apporté une première pierre à l’édifice rénové et unifié d’une ‘‘théorie générale’’, d’autres chantiers, importants et de longue haleine, doivent encore être approfondis, dans le sillage de celui engagé par le projet de loi relative à la simplification de la vie des entreprises, avant l’adoption d’un code des contrats publics ou de la commande publique » (J.-M. Sauvé, « L’actualité du contentieux des contrats publics », allocution présentée lors des quatrièmes états-généraux du droit administratif, 23 juin 2014).

Dans le même sens, la commission supérieure de codification avait appelé de ses vœux qu’une telle codification soit employée à « faire ressortir les principes organisateur [de la commande publique] et fixer les délinéaments d’une théorie juridique des contrats publics » (rapport d’activité, 2011, p. 21).

Au sein de la doctrine publiciste, la théorie des contrats administratifs a de moins en moins d’audience. Elle ne conserverait une pertinence qu’au sein des facultés en continuant à trouver place parmi les canons de la pédagogie universitaire. Le conditionnel s’impose néanmoins à cet égard puisque plusieurs auteurs lui donnent encore leur adhésion – tel par exemple le professeur Plessix selon qui :

« Toute théorie est le produit de la généralisation d’une expérience singulièrement vécue. Le juriste est comme le sculpteur : il a besoin d’un modèle ; la théorie générale des obligations en droit civil a été elle-même construite sur un modèle dominant (la vente), et c’est précisément pour avoir délaissé la vie des affaires, le salariat ou le consumérisme que des rameaux spécialisés (droit commercial, droit du travail, droit de la consommation) ont dû se détacher du tronc commun, sans que les nouvelles branches ne fassent plier l’arbre. La théorie générale des contrats administratifs paraît donc avoir un avenir, pourvu que l’on cesse de lui demander d’être à la fois modèle théorique infaillible et guide pratique complet ; c’est déjà beaucoup qu’elle conserve sa vertu théorique de savoir fondamental et sa vertu pratique de droit commun » (Droit administratif général, Paris, LexisNexis, 2016, p. 1126).

Il n’en reste pas moins que les novations introduites par les ordonnances « marchés publics » et « contrats de concession » dévitalisent une théorie des contrats administratifs dont la vocation ne semble plus qu’être résiduelle. Peut-être celle-ci se cristallisera-t-elle autour d’un « régime d’ordre public des contrats administratifs » (F. Llorens & P. Soler-Couteaux, Contrats et marchés publics 2017, n° 5, repère 5). D’un certain point de vue, elle apparaît comme un illustre ancêtre qu’on n’évoque plus que par déférence ou, sinon, pour imputer une origine généalogique aux mutations contemporaines touchant les contrats publics. Il pourrait s’agir d’une théorie honoraire en quelque sorte.

Né dans le giron de la théorie des contrats administratifs, le droit de la commande publique est un théâtre où s’y expérimente une nouvelle manière d’appréhender les contrats de l’administration et, ce faisant, de les articuler au droit administratif. On n’en traite pas sans mobiliser les implicites sous-jacents aux représentations doctrinales que chacun des auteurs portent sur le droit administratif. Sous couvert de rationalisation et de simplification du droit, les ordonnances précitées consomment une évolution qui ne le doit pas seulement au droit européen. En usant de la « commande publique » comme référent, elles entérinent des inclinations doctrinales qui acculturent l’action publique au marché. La grammaire du droit administratif se renouvelle pour épouser un déterminant économique (cf. en ce sens les travaux du professeur Caillosse, notamment cet article : « Personnes publiques et concurrence : quels enjeux théoriques ? », AJDA 2016, p. 761). Le credo consensuel de la modernisation – et, avec lui, l’idée sous-jacente d’une obsolescence de notre droit administratif classique – sert la promotion de la commande publique dont le propre est de mettre ces contrats en accord avec une efficience économique de l’action publique.

Nos propos ne sont pas de ceux qui regrettent une théorie dont le classicisme peut paraître – à certains égards – décati. Quoiqu’elle fasse encore sentir son empreinte sur la culture administrativiste, la théorie des contrats administratifs ne sera jamais – à terme – qu’une page de la doctrine. Gardons-nous cependant de l’étiqueter trop vite comme une pièce archéologique. Aujourd’hui, personne ne s’est familiarisé au droit administratif autrement que par son biais. Toujours présente à nos esprits, elle oriente encore notre manière de penser les contrats de l’administration. Si le droit de la commande publique se présente comme une alternative possible à cette théorie, les mutations dont il est question dans ce dossier thématique sont l’occasion de porter cette interrogation : d’autres horizons doctrinaux ne sont-ils pas envisageables ou ne doivent-ils pas être envisagés, ne fût-ce que pour ne pas tomber d’un impérialisme doctrinal à un autre ?

Le déclin qui semble emporter la théorie des contrats administratifs serait malheureux si son hégémonie ne devait le céder qu’à celle d’une autre théorie. En effet, les bouleversements dont nous sommes contemporains peuvent n’être pas seulement facteurs d’incertitude. L’indétermination qui nous saisit est une opportunité pour discuter des présupposés auxquels la théorie des contrats administratifs nous a familiarisés. A cette fin, l’histoire du droit administratif peut être mobilisée avec profit. Non pour nous ramener vers d’anciennes formules qui, elles aussi, ont fait leur temps. Mais plutôt pour restituer la contingence de cette théorie qui ne s’est jamais imposée qu’en supplantant d’autres manières de comprendre les contrats de l’administration. Moins que le produit univoque d’un progrès auquel auraient adhéré les administrativistes, sa genèse coïncide avec une intense concurrence doctrinale. Son succès n’est peut-être pas indifférent au fait que ses initiateurs ont accompagné sa promotion d’un récit historique destiné à occulter la contingence des choix doctrinaux dont elle procède et ceux qu’elle supplante. Déclasser certaines évidences, c’est les ramener dans l’arène de la contradiction, quitte à les consacrer de nouveau – mais, le cas échéant, avec une conscience actualisée.

En ce sens, nous souhaiterions présenter trois questions qu’il ne s’agira pas tant de clore en leur assignant à chacune des réponses, que d’en expliciter les termes. Notre préoccupation est de contribuer à élargir le champ des possibles doctrinaux afin qu’il ne coïncide pas avec une théorie unique qui s’imposerait d’autant plus qu’elle serait accréditée par le droit positif. Il n’y a d’adhésion qu’au prix d’un choix qui nous fait controverser et douter.

– soyons iconoclaste : peut-on envisager une théorie des contrats de l’administration où le contrat n’en serait pas le fondement ?

– soyons sceptique : s’interroger sur la nature du contrat administratif, n’est-ce pas poser la question en des termes biaisés ?

– soyons prospectif : les contrats administratifs ne pourraient-ils pas être envisagés autrement qu’à travers un droit des contrats administratifs ?

 

I) D’une théorie à une autre… le contrat est-il condamné à en demeurer la pierre angulaire ?

De quoi parle-t-on s’agissant de la théorie des contrats administratifs ?

Toutes générations confondues, ceux qui aujourd’hui se prononcent sur les contrats de l’administration y ont été familiarisés par le biais de la théorie des contrats administratifs. Celle-ci a été canonisée avec le Traité théorique et pratique des contrats administratifs d’André de Laubadère (1956), mais sa consécration est aussi et surtout académique. La réforme de l’enseignement du droit réalisée en 1954 a conduit à l’assimiler à la didactique du droit administratif en en faisant un chapitre des programmes de licence (cf. notre thèse : Histoire doctrinale d’une mise en discours : des contrats de l’administration au contrat administratif (1800-1960), 2016, th. dactyl., p. 840).

Les manuels universitaires ont entériné cette promotion. A commencer par le Droit administratif de Marcel Waline (dans sa septième édition de 1957) qui fut la première publication à paraître immédiatement après ladite réforme. Les contrats administratifs y sont envisagés sous un point de vue inédit que nous avons conservé depuis. Cela n’est pas si surprenant : son auteur fut parmi les trois publicistes (avec G. Vedel et L. Trotabas) à avoir participé aux travaux préparatoires de cette réforme. D’autres le suivront en ce sens : Jean Rivero (1960), André de Laubadère (1962), Georges Peiser (1967), Francis-Paul Bénoit (1968), Charles Debbasch (1968), Georges Vedel (1968, 4e éd. de son manuel), etc.

Depuis lors, les contrats administratifs sont invariablement pris ensemble, dans le creuset d’une théorie qui leur confère une homogénéité autour de deux axes :

– les principes qui leur sont communs transcendent les singularités de chacun et permettent de leur assigner une même origine : ils sont tous des contrats,

– la singularité qui les distingue des contrats privés permet de les aligner dans le fil de la summa divisio : ils sont tous autonomes du droit privé.

Cette entreprise doctrinale qu’a initiée Gaston Jèze, est de celles qui – dans l’Entre-deux-guerres – ont favorisé des interactions entre le droit public et le droit privé. Si, auparavant, les administrativistes n’ont jamais ignoré le contrat, celui-ci n’en restait moins cantonné à la marge du droit administratif. Au contraire, la théorie des contrats administratifs, qui est une théorie du contrat, a acculturé ce concept privatiste au droit administratif. C’est en ce sens que le professeur parisien Achille Mestre écrivait – avec un a priori favorable à cette inclination doctrinale :

« Le contrat constitue l’institution essentielle du droit civil, qui est demeurée longtemps si étrangère au droit public que l’expression même de ‘‘contrat administratif’’, combattue par nombre d’auteurs, n’est passée qu’assez récemment dans la langue juridique courante » (Note sur l’arrêt Bureau international de l’édition musico-mécanique (CE, 21 janvier 1938), in Sirey 1940. 3. 9).

Cette administrativisation du contrat est un corolaire de la privatisation latente du droit administratif que le doyen aixois, Louis Trotabas, présentait sous une plume critique :

« En même temps que la période de conquête du droit administratif prenait fin [aux tournants des années 1920], l’influence du droit privé apparaissait dans ses propres frontières et s’y développait. L’idée lointaine de collaboration des particuliers au service public a permis de jeter des ponts entre le monde administratif et la vie privée » (« La gestion des services publics : gestion publique ou gestion privée ? », in L’Etat moderne 1938, n° 11, p. 210).

Voilà de quoi la théorie des contrats administratifs est le faux-nez.

Au demeurant, sa pérennisation n’a pas clos les interrogations sur le fait de savoir si cette théorie était un facteur de privatisation du droit administratif (cf. par ex. : F. Chauvin, « Vers la privatisation du droit des contrats de l’administration ? Limites et paradoxes d’une évolution contrastée », in Mélanges en l’honneur de Henry Blaise, Paris, Economica, 1995, p. 95).

Il ne s’agit pas de lui adresser des critiques à cet égard, mais d’en discerner les ressorts doctrinaux : savoir l’acculturation du contrat au droit administratif. Georges Péquignot mis à part, tous les administrativistes ayant consacré des développements substantiels au contrat administratif ont insisté sur sa parenté originelle avec le contrat. A ce point que cette hypothèse doctrinale est un lieu commun de notre culture administrativiste. L’essentiel des critiques dirigées contre la théorie des contrats administratifs ne l’ont jamais remise en cause et c’est sur d’autres aspects qu’elles ont porté.

Ce contrat originel est un point de fuite au regard duquel les contrats administratifs sont mis en perspective. Quoiqu’il soit placé en dehors de la positivité du droit, il oriente la compréhension que nous avons de ces contrats.

 Le contrat : point de fuite de la théorie des contrats administratifs

Si le droit de la commande publique est – incontestablement – le vecteur d’une novation, il ne nous semble pas être subversif de la théorie des contrats administratifs. Certes, la typologie qui s’organise autour de la commande publique implique de profonds bouleversements que nous ne saurions négliger. La summa divisio entre les marchés publics et les contrats de concession en est la principale illustration, qui aligne ces concepts sur le droit européen, en simplifie les lignes et en précise les rapports qui les unissent dans le creuset de la commande publique. Pourtant, les évolutions du droit positif depuis les années 1990 ont presque toutes été interprétées sous un jour qui dénote la prégnance de la théorie des contrats administratifs. Nonobstant les critiques qui lui ont été adressées, nous avons toujours le souci d’une définition générique susceptible d’embrasser un ensemble cohérent de contrats et d’ordonner leur hétérogénéité suivant une typologie qui rende compte des régimes juridiques spécifiques à chacun. Il s’agit tout à la fois d’organiser des catégories entre lesquelles se distribuent leurs singularités, et d’abstraire des caractères originaux qui soulignent leur autonomie vis-à-vis du droit privé.

Qu’on suppose aux contrats administratifs une nature irréductible aux contrats privés ou bien qu’on les présente comme une espèce d’un genre commun à tous les contrats, ils ne cessent d’être conçus à partir d’un artefact originel. C’est en ce sens que plusieurs des ouvrages consacrés au droit des contrats administratifs s’ouvrent sur des développements liminaires consacrés au contrat : tel le traité d’André de Laubadère à la réédition duquel ont contribué les professeurs Delvolvé et Moderne (1983) ou le manuel du professeur Richer (1991). Il en va de même pour les ouvrages des professeurs Ubaud-Bergereon (2015) et Hœpffner (2016) bien que leurs approches s’enrichissent d’autres problématiques. Point d’entrée obligé, le contrat oriente l’intelligence de la matière. Il accrédite l’idée d’une théorie des contrats administratifs et justifie le plan qui en découle.

Selon d’aucuns, la théorie générale du contrat résulte de la science du droit ; sa positivité serait un mythe entretenu par la doctrine privatiste (cf. E. Savaux, La théorie générale du contrat, mythe ou réalité ?, Paris, LGDJ, 1997). De même, nous dirions (sans beaucoup d’originalité) que la théorie des contrats administratifs postule les présupposés sur lesquels elle fonde sa propre justification. Leur hétérogénéité pourrait amener à conclure – à l’instar du professeur Drago – qu’il y a trop de dissemblances pour les appréhender au travers du même prisme. C’est que cette théorie ne les subsume qu’en esquissant un contrat administratif dont la définition générique s’appuie sur une généalogie prestigieuse qui l’unit au contrat et l’apparente au contrat privé. Ainsi, le contrat administratif pourrait être présenté comme une clef de voûte si haut placée qu’on ne l’apercevrait qu’à peine du sol ; notre regard ne la distinguerait qu’en la devinant à la pesanteur massive des colonnes qui s’élèvent ensemble vers elle.

De surcroît, le contrat administratif se renforce de son opposition avec l’acte administratif unilatéral : tous deux convergent vers une théorie des actes juridiques de l’administration. Cette dichotomie sert une fonctionnalité – ne fût-ce que pédagogique – qui fait du contrat un concept (quasi) nécessaire pour notre droit administratif.

Certes, l’opposition entre les actes unilatéraux et les contrats s’atténue en droit privé et certains administrativistes s’en sont fait l’écho. Cela étant, au lieu d’ouvrir des perspectives doctrinales qui conduiraient à comprendre différemment les actes de l’administration, la centralité du contrat – en droit administratif – n’en est que plus accusée. En paraissant converger, contrat administratif et contrat privé font admettre l’idée d’une identité commune. La réforme du droit des contrats opérée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 renforce ce sentiment en consacrant notamment (cf. P.-Y. Gahdoun & M. Ubaud-Bergeron, « Regards publicistes sur la réforme du droit des contrats », in BJCP 2016, p. 317) :

– l’exception d’inexécution (art. 1219 du code civil) et l’exception d’inexécution anticipée (art. 1220 cod. civ.),

– la substitution unilatérale du débiteur défaillant (art. 1222 cod. civ.),

– la réduction unilatérale du prix en cas d’exécution partielle (art. 1223 cod. civ.),

– la résolution unilatérale aux risques et périls du créancier lorsque le débiteur ne s’exécute pas (art. 1226 cod. civ.).

Un tel mouvement permet d’argumenter en faveur d’une réduction de la summa divisio et de souligner la parenté qui rapprocherait tendanciellement tous les contrats. La singularité des contrats administratifs aurait été outrée au moment de leur théorisation afin de mieux justifier l’autonomie du droit administratif dont ils sont un vecteur (cf. F. Brenet, « La théorie du contrat administratif. Evolutions récentes », in AJDA 2003, p. 919). L’évolution concordante des droits privé et public des contrats attesterait, en droit administratif, de la fonction structurante du contrat (pour une illustration récente : C. Gilles, « La réforme du Code civil et les contrats publics : vers la consécration d’un droit commun des contrats ? », in Contrats et marchés publics 2017, n° 2, étude 2).

Le contrat contre vents et marées

Les ordonnances dont procède la réforme de la commande publique accompagnent assez bien cette évolution puisqu’elles organisent une typologie des contrats de la commande publique – partagée entre les marchés publics et les contrats de concession. En outre, celle-ci repose sur une définition textuelle qui ancre lesdits contrats dans une réalité positive (cf. les art. L. 551-1, 551-5 et 551-13 du code de justice administrative, issus de l’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique). Ne s’agirait-il pas d’une nouvelle mise en ordre dont la cohérence postule, pareille à la théorie des contrats administratifs, une originalité propre à structurer les contrats publics ? L’inédit dont ces ordonnances sont le vecteur se déploie toujours autour du contrat. La commande publique emprunte des prémisses analogues à ceux de ladite théorie, si bien que le contrat en modèle toujours la rationalité.

« Si l’on se résout à parler des contrats de la ‘‘commande publique’’ pour couvrir à la fois les marchés publics et les concessions, (…) ce n’est pas seulement pour la commodité d’une formule englobante, c’est aussi par discipline et finalement par raison » (P. Delvolvé, « Les contrats de la ‘‘commande publique’’ », in RFDA 2016, p. 200).

La commande publique propose une nouvelle partition dont la logique ne tient plus à l’originalité du régime d’exécution des contrats administratifs mais au régime de leur passation. En s’articulant à une problématique propre au contrat ut universi (la rencontre des volontés), elle continue à faire du droit des contrats administratifs une matière centrée sur le contrat.

L’opérationnalité de cette partition résulte de ce qu’elle organise ensemble les contrats administratifs en les situant dans son orbite. Cela ressort, par exemple, de la typologie proposée par le professeur Hœpffner dans son ouvrage sur le droit des contrats administratifs (2016). Elle y distingue, en effet, les contrats de la commande publique de ceux qui – dans un premier cercle concentrique – se situent à la marge de la commande publique, puis de ceux qui – dans un second cercle concentrique – sont exclus de la commande publique. Cette fonctionnalité doctrinale de la commande publique a été soulignée dès la fin des années 1990 : soit pour en montrer la cohérence avec l’évolution historique des pratiques contractuelles de l’administration (X. Besançon, Essai sur les contrats de travaux et de services publics : contribution à l’histoire administrative de la délégation de mission publique, Paris, LGDJ, 1999 ; et du même auteur : « Typologie, contenu et droit comparé des contrats publics », in Revue du marché unique européen 1999, n° 3, p. 11) ; soit pour en démontrer la valeur à titre prospectif, en tant que la commande publique constituerait une véritable notion juridique susceptible d’assimiler les évolutions du droit positif (G. Kalflèche, Des marchés publics à la commande publique : l’évolution du droit de la commande publique, th. dactyl., 2004).

A la même époque, une partie de la doctrine s’est davantage essayée à promouvoir une théorie des contrats administratifs spéciaux. Pour d’aucuns, il s’agit de parfaire une théorie des contrats administratifs en vue de dégager, en droit administratif, une théorie des obligations qui puisse favoriser les correspondances avec le droit privé (cf. Y. Gaudemet, « Prolégomènes pour une théorie des obligations en droit administratif français », in Mélanges en l’honneur de Jean Gaudemet : Nonagesimo anno, Paris, PUF, 1999, p. 613). Ces réflexions coïncident avec un phénomène de spécialisation des contrats administratifs qui a suscité des interrogations sur ses implications à long terme : facteur d’enrichissement d’une théorie générale des contrats administratifs ou émancipation – à terme – d’une théorie spéciale des contrats administratifs ? Le professeur Brenet argumente en faveur de la première hypothèse (« Les contrats administratifs », in P. Gonod, F. Melleray & Ph. Yolka, Traité de droit administratif, Paris, Dalloz, 2011, t. 2, p. 263). Sous la plume de certains, la formalisation d’une théorie des contrats spéciaux s’est accompagnée d’une définition générique substituant au contrat administratif le contrat public. Il y est moins question de saisir l’originalité d’une technique contractuelle asservie à l’action administrative, que de rendre compte des modes contractuels employés par les personnes publiques (et les entités adjudicatrices) en soulignant l’unité qui y est sous-jacente (cf. L. Marcus, L’unité des contrats publics, Paris, Dalloz, 2010).

Suivant une perspective pas si différente, quelques auteurs agréent la théorie des contrats administratifs tout en y introduisant une summa divisio entre les contrats à objet économique et ceux à objet non-économique (Ph. Terneyre, « Existe-t-il encore une théorie générale des contrats administratifs », in CP-ACCP 2010, n° 100, p. 14 ; L. Vidal, « La classification des contrats administratifs économiques, les mots et les choses ou l’esquisse d’un programme », in Mélanges en l’honneur du professeur Laurent Richer. A propos des contrats des personnes publiques, Paris, LGDJ, 2013, p. 311).

En entrecoupant les problématiques abordées par ces derniers auteurs, la commande publique a suscité – à l’encontre de la théorie des contrats administratifs – des critiques d’un autre ordre, dénonçant au fond son impuissance à pouvoir s’accorder au droit européen des contrats publics. Non plus qu’une question tenant à sa cohérence intrinsèque, les défauts de cette théorie résulteraient de sa disharmonie avec le droit européen (cf. M. Amilhat, La notion de contrat administratif : l’influence du droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2014).

Qu’il s’agisse de repenser la théorie des contrats administratifs à l’aune du droit privé ou de la subvertir pour l’aligner sur le droit européen ; qu’il s’agisse de l’organiser autrement ou d’y substituer une autre théorie fondée sur le contrat public, ces doctrines ont en commun de conserver au contrat sa centralité. A l’instar de la théorie formalisée par Gaston Jèze, elles postulent un contrat dont les déclinaisons saisissent l’hétérogénéité du réel et dont le cadre agence, par superposition, les principes qu’il est question de valoriser : ici ce sont les corollaires de l’autonomie de la volonté, là c’est l’efficience économique de l’action publique. C’est pourquoi ces diverses doctrines nous paraissent se présenter comme des avatars de la théorie déclinante. Chacune à leur manière, elles entérinent son architecture théorique qui postule un singulier auquel se rapporte la pluralité des contrats. Il n’est pas impossible de supposer que, à terme, elles s’exposeront à des critiques pareilles à celles qui affectent la théorie des contrats administratifs et qui, en ce sens, souligneront :

– l’artificialité des principes sur lesquels repose la démonstration d’une théorie générale,

– l’hétérogénéité des contrats spéciaux auxquels correspondent des problématiques spécifiques.

Elargir le champ des possibles doctrinaux : le concours de la théorie de l’institution

Pourrait-il en être autrement (avant même d’apprécier si cela serait souhaitable) ? Sans convoquer de vieilles formules qui n’appartiennent désormais qu’à l’histoire, celle-ci est propre à démontrer que la théorisation des contrats administratifs est une entreprise doctrinale dont la pertinence ne peut être éprouvée qu’à l’aune de projets doctrinaux alternatifs. Il ne s’agit pas d’y trouver des exemples pour forcer l’avenir, mais de déployer des contrechamps qui nous permettent d’expliciter les présupposés que nous admettons implicitement en adhérant à la théorie des contrats administratifs. Car si nous la critiquons souvent, nous en conservons l’architecture qui détermine encore notre manière de penser les contrats de l’administration.

La théorisation des contrats administratifs, au cours de l’Entre-deux-guerres, n’est pas la consécration d’une réflexion doctrinale qui aurait été entamée dès les années 1900. La théorie qu’élabora Gaston Jèze – accompagné par d’autres comme Marcel Waline – ne fut qu’une manière de comprendre les bouleversements induits par la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi il est malaisé d’en cerner la genèse sans avoir à l’esprit la théorie de l’institution avec laquelle elle fut en concurrence. Restituer les options doctrinales qu’a entérinées la théorisation des contrats administratifs, c’est expliciter ce à quoi elle nous a habitué.

Dans ses travaux consacrés à Maurice Hauriou, le professeur Sfez a écrit que celui-ci « n’a jamais été très inspiré par la théorie des contrats administratifs, à laquelle il consacre des passages dérisoires – en qualité et en quantité » (Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français, Paris, LGDJ, 1966, p. 444). Pour autant, s’est-il désintéressé des contrats de l’administration ? Contemporain de Gaston Jèze, il a appréhendé à sa manière les mutations qui ont touché ces contrats. S’il n’a pas adhéré la théorie des contrats administratifs, c’est parce que celle-ci est venue borner des perspectives que le doyen toulousain souhaitait, au contraire, développer dans le fil de la théorie de l’institution (cf. notre thèse précitée, p. 723).

Cette divergence se fait spécialement sentir à propos de la théorie de l’imprévision. Dans la continuité des arrêts Thérond (1910) et Société des granits porphyroïdes des Vosges (1912), celle-ci reconnaît une originalité aux seuls contrats dont l’objet est d’associer les particuliers au fonctionnement des services publics plutôt que de les solliciter ponctuellement pour une prestation qui les cantonne à la marge desdits services. Ce sont des contrats frappés par l’idée de collaboration et de permanence. C’est en ce sens que, selon Maurice Hauriou, le contrat concessif est une marche vers l’institution. Appréhendé stricto sensu, il n’est qu’une hypothèse trop étriquée pour rendre compte de ces relations qui confèrent à l’interdépendance des contractants – c’est-à-dire à la solidarité de leurs intérêts respectifs – une portée juridique (et non pas seulement économique).

« Tout le contrat administratif est comme écrasé par l’importance de son objet ; le contrat a essayé d’embrasser dans ses clauses une institution vivante ; mais la tâche est au-dessus de ses forces, et l’institution déborde de tous les côtés » (Note sur l’arrêt Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux c. Ville de Bordeaux (CE, 30 mars 1916), in Notes d’arrêts sur décisions du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits, Paris, Editions la Mémoire du Droit, 2000, t. 3, p. 607).

C’est pourquoi cet auteur n’a pas estimé que cette théorie eût vocation à rester cantonnée au droit administratif. De son point de vue, l’imprévision n’est pas caractéristique de l’autonomie du droit administratif. Elle met en exergue une gestion pérenne organisée autour de l’idée de collaboration que favorise la confluence d’intérêts ; là où le contrat stricto sensu oppose ponctuellement des intérêts antagonistes avivés par l’idée de spéculation. Pour le dire autrement, il a pris prétexte de la théorie de l’imprévision pour dépasser le contrat et plier certains d’entre eux à l’institution. Il n’a pas tant soulevé une opposition entre des contrats administratifs et des contrats privés, qu’entre des contrats de prestation unique et des contrats de collaboration.

Gaston Jèze a poursuivi une démarche différente. Sa théorie des contrats administratifs a eu pour ambition de fixer la portée de la théorie de l’imprévision. Le contrat en est placé au centre : d’une part, pour circonscrire cette théorie aux seuls contrats administratifs et, d’autre part, pour retrancher de l’exécution du contrat les charges extracontractuelles résultant de l’imprévision. En même temps qu’elle justifie l’autonomie du droit administratif, sa théorie use du contrat pour borner les virtualités subversives de la théorie de l’imprévision. Le concours pécuniaire exigé de l’administration en dehors des termes du contrat est rattaché au service public qui en fonde la justification.

Cela ressort notamment de sa classification des contrats administratifs. Au lieu de distinguer, à titre principal, les contrats à exécution instantanée des contrats à exécutions successives (à l’instar de Maurice Hauriou), Gaston Jèze cantonne cette dichotomie à un rang secondaire. Il ne l’évoque que pour préciser la nature de certains contrats administratifs, tels par exemple les marchés de fournitures :

« Les marchés de fournitures continues ou multiples sont essentiellement des contrats de bonne foi, c’est-à-dire que les droits et obligations respectives doivent être interprétés de bonne foi, de manière équitable, et non pas seulement d’après la lettre du marché. Il y a une partie extracontractuelle considérable. Dans les marchés de fourniture unique ou isolée, pour connaître les droits et les obligations, il faudra s’attacher, avant tout, à ce qui a été formellement stipulé. La partie extracontractuelle est très minime ou même absente » (Les contrats administratifs, Paris, Giard, 1927, t. 1, p. 43).

Il y insiste seulement pour souligner les « différences d’ordre économique » qui permettent de « comprendre le régime juridique applicable » à certains contrats administratifs, tels les marchés de fournitures et de transport (ibid., t. 1, p. 49). Leur régime se précise en effet selon le degré d’intimité qui lie le contractant de l’administration au fonctionnement du service public.

Pour bien saisir l’originalité de la théorie formalisée par Gaston Jèze, il convient d’avoir à l’esprit qu’elle rompt avec les doctrines couramment admises pendant la Belle-Epoque. Jusqu’à la fin des années 1910, les administrativistes distinguaient, d’un côté, les contrats que nous appellerions de nature concessive et, de l’autre, les contrats à prestation unique (marchés de fournitures ou de transport). Ces deux catégories participaient de réflexions différentes, compte tenu du fait qu’ils soulevaient des problématiques spécifiques. Autrement dit, ces administrativistes ne se sont pas engagés dans une approche qui, en supposant une théorie commune aux contrats administratifs, les eût conduits à lier des réflexions auxquelles correspondaient des enjeux divergents.

En faisant du contrat un concept cardinal du droit administratif, Gaston Jèze atténua cette opposition pour la reléguer à un rang secondaire. Il proposa une théorie géométrique grâce à laquelle un contrat administratif générique pût rapporter le pluriel au singulier. C’est la méthode qui y est sous-jacente que le professeur nancéen Georges Renard critiqua vivement : saisie par le biais de la technique juridique, la science du droit administratif paraît tirée au cordeau.

« Le Droit, pour cette école, est la science des cadres. Son ordonnance n’a à répondre qu’aux exigences formelles de l’intellect. Il joue, vis-à-vis des autres sciences de l’homme et de la société, un rôle analogue à celui de la géométrie vis-à-vis des sciences physico-chimiques » (« Sur quelques orientations modernes de la science du Droit », in Revue des jeunes 1922, p. 159).

Est-on condamné à comprendre les contrats de l’administration avec la même théorie ?

La théorie des contrats administratifs n’a rien de naturelle. Pas plus (et ni moins) que celle qui lui fut concurrente, elle consacre une manière de comprendre les contrats de l’administration. Certes, la théorie de l’institution a été la principale alternative doctrinale à cette théorie, sinon la seule. Cela ne signifie pas qu’il n’y aurait que deux options envisageables. Cependant, le contraste qu’elle soulève avec la théorie des contrats administratifs permet d’expliciter les prémisses sur lesquelles celle-ci est fondée et force d’admettre qu’ils ne valent que pour autant qu’on les accepte.

Du reste, la théorie de l’institution n’est peut-être pas qu’une hypothèse historique (cf. notre article : « Communications électroniques et contrats : un détour par l’histoire et la notion d’institution », in Communications électroniques : objets juridiques au cœur de l’unité des droits, Le Mans, Editions l’Epitoge, 2012, p. 83).Pour sa part, le professeur Weber proposait d’en actualiser la valeur pour distinguer plusieurs catégories de contrats en tant que chacune « possèder[ait] [une] spécificité propre, inassimilable aux autres » (« La nature juridique des concessions administratives d’activités industrielles et commerciales (contribution à une théorie des contrats institutionnels) », in Aspects actuels du droit commercial français : commerce, sociétés, banque et opérations commerciales, procédures de règlement du passif : études dédiées à René Roblot, Paris, LGDJ, 1984, p. 62). A savoir :

– les « contrats institutionnels » (contrats de service public, de travaux publics ou d’ouvrage public),

– les « contrats de prestations à l’Administration » (marchés publics),

– les « contrats d’exploitation patrimoniale » (contrats domaniaux).

Dans une perspective pas si différente de celle-ci, le professeur Hubrecht proposait d’appréhender ensemble tous les contrats de service public qu’il définissait comme ceux « ayant pour objet d’organiser et de fixer les modalités de fonctionnement d’un service public » (Les contrats de service public, th. dactyl., 1980, p. 3). Avec le professeur Melleray, il soutenait que la partition introduite par le régime de passation n’est relative qu’à cette question. Elle oppose des contrats dont l’objet de chacun pourrait, au contraire, justifier un rapprochement (« L’évolution des catégories notionnelles de la commande publique. Retour sur les contrats de service public », in Contrats publics : mélanges en l’honneur du professeur Michel Guibal, Montpellier, Presses de la faculté de droit de Montpellier, 2006, t. 1, p. 809).

Ces propositions doctrinales ne cessent d’être stimulantes. Resteraient-elles à l’état de virtualité, elles n’en soulignent pas moins le fait qu’adhérer à une certaine approche de la matière, c’est toujours choisir. « Le meilleur moyen de comprendre et d’expliquer le droit positif, fonction première des universitaires, n’est certainement pas de le décrire de trop près mais bien davantage de l’observer avec un certain recul et un soupçon d’esprit critique » (ibid., p. 823).

La théorie actuelle des contrats administratifs (ou une autre élaborée sur le même canevas) n’enferme-t-elle pas les réflexions que nous pourrions développer sur chacun de ces contrats, étant supposé que l’unité qu’elle leur suppose dresse des frontières indicibles ? C’est ce qui a motivé certains contemporains à promouvoir une théorie des contrats administratifs spéciaux – tel le professeur Brenet (art. préc.). Ces interrogations n’en restent pas moins placées sous le couvert de la théorie générale des contrats administratifs. C’est d’ailleurs pour en surmonter les faiblesses et pour en valider la pertinence que ceux-là œuvrent en ce sens. Si une théorie des contrats administratifs spéciaux permet d’envisager plus librement la singularité de certains d’entre eux, elle ne cesse d’être une excroissance de la théorie générale des contrats administratifs.

Cela interroge sur la pesanteur qu’exerce cette théorie sur nos esprits, laquelle continue de déterminer notre manière de comprendre les contrats de l’administration. D’où la question de savoir si d’autres approches concurrentes seraient envisageables qui ne poseraient pas comme prémisse celle de réduire l’hétérogénéité de ces contrats à l’aune du concept unificateur de contrat. Ne fût-ce que pour actualiser notre adhésion à la théorie des contrats administratifs, cette question aiderait à expliciter les présupposés que celle-là mobilise et les perspectives dans lesquelles elle nous cantonne. En ce sens, la prospective du droit gagne à être accompagnée de son histoire.

 

II) « Le contrat administratif est-il un contrat ? » : la question est-elle bien posée ?

La nature du contrat administratif : la réponse ne précède-t-elle pas la question ?

Dans les propos qui précèdent, nous faisions cette remarque : si le contrat administratif invite à comprendre les contrats administratifs ensemble, on pourrait concevoir d’autres manières d’appréhender ces contrats. Notamment sous un prisme qui ne sacrifierait pas leur hétérogénéité et qui, bien au contraire, permettrait de les considérer spécifiquement, selon leurs problématiques respectives.

Sont-ils des contrats d’ailleurs ? Sont-ils tous des contrats ? La question est inutile si l’on s’élance aussitôt à répondre par l’affirmative ou la négative. Au tournant des années 1950, cette question s’est posée en des termes vifs. Georges Péquignot fut isolé – sinon le seul – à douter du caractère contractuel des contrats administratifs (cf. Contribution à la théorie générale du contrat administratif, Perpignan, Imprimerie du Midi, 1945). Gaston Jèze, André de Laubadère, Jean L’Huillier et d’autres lui opposèrent la contradiction avec succès. Malgré une thèse qui fut remarquée par ses contemporains, Georges Péquignot n’a pas emporté l’adhésion.

Le précédant de peu, Achille Mestre fut de ceux qui travaillèrent le plus à souligner la contractualité des contrats administratifs (cf. notre thèse précitée, p. 824). Si de nos jours il n’est pas présenté comme un protagoniste de la théorisation des contrats administratifs, il en fut pourtant un acteur prépondérant. En dispensant à la faculté de Paris des cours que nous rangerions aujourd’hui sous l’expression de « droit public des affaires » (il en aurait été un précurseur selon le professeur Melleray), il manifesta un soin tout particulier à analyser la théorie des contrats administratifs « comme l’adaptation nécessaire au droit administratif d’une théorie générale du droit civil, la théorie des contrats » (Répétitions écrites de droit administratif [cours de contentieux administratif pour le diplôme d’études supérieures de droit privé], Paris, Les cours de droit, 1931, p. 9). C’est ce qui l’incita à réinterpréter le fameux arrêt Ministre des travaux publics c. Compagnie générale française des tramways (CE, 11 mars 1910) en un sens qui le mît en accord avec une appréhension contractualiste des contrats administratifs.

« Toute la jurisprudence dit, redit et proclame que la Concession est un Contrat, n’est qu’un Contrat. Sans doute, c’est un Contrat administratif soumis aux règles particulières du Droit administratif qui ne suppriment certes pas celles du Droit civil, mais les complètent, les assouplissent, les orientent. (…) Adaptée aux exigences de la vie administrative, la Concession demeure un Contrat » (« Préface », in P. Teste, Les services publics de distribution d’eau, de gaz et d’énergie électrique, Paris, Dalloz, 1940, p. xij-xiij).

Se demander si le contrat administratif est un contrat est une cause perdue. Il peut en aller différemment si, d’une part, on soulève cette interrogation en restituant le pluriel pour se la poser à propos de chaque contrat administratif et si, d’autre part, on n’oppose pas le contrat à l’acte unilatéral comme deux antagonistes en dehors desquels rien ne serait concevable. Comment pourrait-on discuter de cette question si la seule alternative consiste à imputer au contrat administratif une nature qui jure avec sa dénomination ? La réponse paraît admise avant même de pousser l’investigation plus en avant.

Là encore, il n’est pas dans notre propos d’affirmer que les contrats administratifs confineraient avec les actes unilatéraux, mais d’expliciter que la nature que nous leur reconnaissons détermine notre manière de les comprendre. C’est en ce sens que le professeur Morand-Deviller nous met en garde contre les « risques et dérives nés de ce fétichisme contractuel » (« Le commerce juridique. Consensualisme et convivialisme : il y a cent ans Maurice Hauriou », in Mélanges en l’honneur du professeur Laurent Richer…, op. cit., p. 226).

Le contrat administratif : une nature contractuelle admise plutôt que discutée

De nos jours, les contrats administratifs sont des contrats : c’est entendu. « Il n’y a guère à épiloguer à ce sujet : [les] définitions [des diverses espèces de contrats] ont une portée universelle. On peut seulement relever des particularités qu’elles peuvent rencontrer dans la sphère administrative » (P. Delvolvé, « Les nouvelles dispositions du code civil et le droit administratif », in RFDA 2016, p. 613). Dans le sillage des travaux des professeurs Drago et Llorens, le professeur Richer n’est pas moins éloquent : « La notion générale de contrat est et ne peut être que la même en droit public et en droit privé » (Droit des contrats administratifs, Paris, LGDJ, 1995 (1re éd.), p. 7).

Cette conception des choses donne appui aux travaux qui tendent à atténuer la différence opposant les contrats administratifs aux contrats privés de l’administration (cf. à ce titre la thèse du professeur Llorens : Contrat d’entreprise et marché de travaux publics : contribution à la comparaison entre contrat de droit privé et contrat administratif, Paris, LGDJ, 1981). Dans le sillage de la thèse du professeur Lamarque (Recherches sur l’application du droit privé aux services publics administratifs, Paris, LGDJ, 1960), certains auteurs préfèrent embrasser ensemble tous les contrats de l’administration, au motif que la singularité des contrats administratifs aurait été exagérée et que, du reste, les contrats privés de l’administration ne seraient jamais des contrats tout à fait identiques à ceux que passent les particuliers entre eux. Tous les contrats publics sont soumis à des règles de droit public qui tiennent à la qualité des personnes publiques qui y sont liées. Quoique dans des proportions variables, l’intérêt général est toujours prégnant dans les contrats publics. Ainsi se décline-t-il suivant une « échelle de contractualité de l’intérêt général » (G. Clamour, « Esquisse d’une théorie générale des contrats publics », in Contrats publics : mélanges en l’honneur du professeur Michel Guibal, op. cit., t. 2, p. 680). Dans le même ordre d’idées, le professeur Eckert proposait de comprendre la diversité des contrats de l’administration suivant une « échelle d’exorbitance » (« Droit administratif et droit civil », in Traité de droit administratif, op. cit., t. 1, p. 641). Il estimait à cet égard que :

« Une telle perspective (…) montre (…) qu’il n’y a pas tant une différence de nature, qu’une simple différence de degré entre les contrats de droit public et les contrats de droit privé de l’Administration. Le régime, fondé sur l’opération économique qu’ils réalisent et la part de prérogatives de puissance publique conservée par le contractant public, doit donc être fait de continuum et non de rupture » (« Les pouvoirs de l’Administration dans l’exécution du contrat et la théorie générale des contrats administratifs », in Contrats et marchés publics 2010, n° 1, étude 9).

D’autres avant lui ont avancé des expressions similaires : « échelle de contractualité » (Auby, 1979) ou « échelle de publicisation des contrats » (Llorens, 1981). Le professeur Brenet parle d’une « échelle d’administrativité » dans le dessein spécifique d’organiser une théorie des contrats administratifs spéciaux qui rende compte de l’hétérogénéité des contrats administratifs (« La théorie du contrat administratif. Evolutions récentes », in AJDA 2003, p. 91).

Ces locutions et les doctrines qu’elles explicitent ré-embrassent à certains égards celle d’un auteur qui fut un contradicteur original de Maurice Hauriou et qui, de nos jours, n’est plus qu’un nom secondaire parmi les publicistes de la première moitié du XIXe siècle : nous visons le professeur parisien René Jacquelin. Celui-ci défendait cette idée que les actes de l’administration se répartissaient suivant une gradation étirée « entre deux points extrêmes : la puissance publique et la patrimonialité » (Une conception d’ensemble du droit administratif, Paris, Giard & Brière, 1899, p. 18).

« On peut dire que l’État présente deux caractères, celui de puissance publique et celui de patrimonialité, mais il ne faut pas perdre de vue que ces deux caractères coexistent dans la même personne, et que dès lors il est inévitable que le premier fasse encore sentir son influence sur le second. [Dans tous les cas, le contrat] est un acte de patrimonialité, et il y a exagération à prétendre le régir par les mêmes règles que les actes d’autorité. L’erreur est aussi réelle que celle qui consiste en sens inverse à considérer les actes de gestion du domaine privé comme des manifestations d’une personnalité privée, et à les soumettre à toutes les règles du droit civil » (ibid., p. 19).

Le propos de cet auteur était de souligner tout à la fois la contigüité du droit administratif avec le droit civil et l’irréductible spécificité du droit administratif qui ne cesse d’aménager pour l’administration des singularités dans toutes les hypothèses où celle-ci recourt au droit privé.

Si, aujourd’hui, l’idée d’échelle est rapprochée de Léon Duguit qui en usa à propos de la domanialité, elle serait plutôt « redevable » envers René Jacquelin. La référence serait moins prestigieuse mais peut-être plus exacte. Sans doute, nos contemporains ne s’inspirent pas d’un auteur qui est peu lu. Cette concordance (fortuite) n’est pas moins pas intéressante car elle permet de les situer au regard de doctrines si différentes que furent celles de Jacquelin et Jèze. Ce n’est pas dire que ceux-là se rangeraient catégoriquement derrière l’un ou pour l’autre. Force est de reconnaître, cependant, que leur dessein est plutôt celui de corréler le droit administratif au droit civil (à l’instar de Jacquelin) que celui d’autonomiser le droit administratif du droit civil (à l’instar de Jèze). En penchant pour une conception du contrat administratif qui soit harmonieuse avec l’unité du droit (cf. B. Plessix, « La part de la doctrine dans la création du droit des contrats administratifs », in Revue de droit d’Assas 2011, n° 4, p. 46), la doctrine contemporaine marque une inclination doctrinale qui, par-dessus l’héritage fondateur de Gaston Jèze, nous semble plus en phase avec la doctrine d’un auteur de la Belle-Epoque qu’est René Jacquelin. Derrière les courbures de la pensée juridique (qui n’est pas un retour en arrière), se dessine la liberté des auteurs dont la réception des autorités doctrinales est souvent pleine d’équivoques fécondes.

L’approche dont il est question – prônée entre autres par les professeurs Llorens, Eckert, Clamour, etc. – est pertinente à maints égards. Elle attire l’attention sur des règles qui, souvent, sont négligées au seul motif qu’elles ne permettent pas de singulariser les contrats administratifs et de caractériser l’autonomie du droit administratif. Ce sont des règles qui tiennent à la manière d’engager le consentement de la personne publique contractante, aux voies d’exécution, au droit domanial, au droit budgétaire, etc.

Il n’en faut pas moins ajouter que le fait de se représenter les contrats administratifs selon une échelle graduée conduit à les placer sur un même plan. Cette doctrine postule qu’ils ont la même nature ou – pour éviter ce terme équivoque – qu’ils doivent être considérés sous le même prisme. Car autrement leur rapprochement n’aurait pas de sens. Le continuum sur lequel s’alignent les contrats administratifs entérine silencieusement leur nature contractuelle alors qu’une telle question pourrait se poser et faire douter pour certains d’entre eux. Elle leur présume une unité qui néglige, à certains égards, leur hétérogénéité. Elle pose un dénominateur commun qui incline à les comprendre suivant une perspective tournée vers le droit privé. Pour le professeur Auby par exemple, l’« échelle de la contractualité » dont il parle se présenterait comme un continuum « le long [duquel] se situer[aient] des opérations plus proches ou au contraire plus éloignées des modèles de droit privé » (« Le contrat administratif en droit français », in Journées de la Société de législation comparée 1979, p. 507). Ainsi la perspective est-elle orientée vers le contrat (de droit privé). C’est une chose implicitement entendue ou qui, plutôt, paraît nécessaire faute d’entendre une autre approche.

Soumettre le contrat administratif aux fonctionnalités prêtées au contrat

« La principale justification du contrat est fonctionnelle » (J. Morand-Deviller, art. préc.). Loin d’être neutre comme si elle résultait de la nature des choses, cette qualification renvoie aux principes sous-jacents au contrat (de droit privé) : la liberté contractuelle, la bonne foi, l’effet relatif des obligations et leur force obligatoire. « Quels sont ces principes fondamentaux du contrat administratif ? Ce sont d’abord ceux du contrat en général : autonomie de la volonté, liberté contractuelle, force juridique du contrat, conditions de formation, régime des nullités » (Y. Gaudemet, « La commande publique et le partenariat public-privé », in Revue du droit de l’immobilier 2003, p. 534). Les auteurs qui admettent pour les contrats privés et publics une généalogie commune, évoquent l’existence d’un fond commun à la culture juridique française pour mobiliser plus aisément l’acception privatiste du contrat lorsqu’ils appréhendent les contrats administratifs (cf. par ex. : J. Waline, « La théorie générale du contrat en droit civil et en droit administratif », in Le contrat au début du XXIe siècle : études offertes à Jacques Ghestin, Paris, LGDJ, 2001, p. 965). Il n’est pas dans notre intention de critiquer en soi cette approche. Nous souhaitons surtout souligner que cette représentation des choses, qui n’est pas neutre axiologiquement, renvoie à une certaine modélisation du contrat administratif. Discuter de la nature du contrat administratif indépendamment des conséquences opérationnelles qui en découlent, c’est voir la moitié des choses (ou le feindre). Du reste, personne n’en est vraiment dupe et nul de l’ignore. Aussi, l’enjeu consiste à discerner les fonctionnalités d’après lesquelles nous souhaiterions caractériser les contrats administratifs et, ce faisant, en quels termes.

Pour notre part, nous ne pensons pas qu’il y eût jamais eu un contrat qui aurait donné lieu, par la complexification des choses, à deux contrats différents – l’un privé et l’autre public. Jusque dans l’Entre-deux-guerres, le contrat est placé dans la mouvance du droit privé. En justifiant l’existence d’un contrat commun au droit privé et public, Gaston Jèze a eu le dessein d’acculturer le contrat au droit administratif, c’est-à-dire d’assimiler un concept privatiste tout en se déliant de l’acception étroite dans laquelle la doctrine privatiste l’enfermait. C’est une entreprise doctrinale qui fut en accord avec l’évolution du droit administratif de l’Entre-deux-guerres, marquée par une privatisation latente qui s’est opérée par le biais de la gestion privée.

« Aujourd’hui le service public n’est plus le ‘‘Sésame, ouvre-toi’’ de l’autonomie administrative : il faut que le service soit immédiatement en cause, qu’un contrat administratif soit en question, etc. » (L. Trotabas, art. préc., p. 212).

La gestion privée fut l’étendard d’une rationalisation des services publics, brandi dans le dessein de soulager les finances publiques. Le droit privé fut mobilisé comme « un moyen d’équilibre financier [des services publics], une recherche de profit ou d’économies » (ibid.).

« C’est une considération financière, une idée d’économies, qui détourne en effet du service public et explique toutes les conquêtes de l’idée de gestion privée dans le monde administratif. Derrière chacune des formules par lesquelles se manifeste cette conquête, ou par lesquelles elle essaie de s’affirmer, on retrouve toujours cette même idée : le service public est onéreux, la gestion privée est bénéficiaire » (ibid.).

Le contrat administratif n’est pas tant une citadelle conquise sur l’empire du droit privé, qu’un point de résistance situé à la marge du droit administratif et ceint de toute part par la théorie de la gestion privée. Celle-ci fut une avant-garde du droit privé sous des couleurs pernicieusement familière aux administrativistes.

Nous adhérons pleinement à la thèse du professeur Plessix suivant laquelle l’emprunt au droit privé est, à cet égard, de nature idéologique. L’histoire du contrat administratif a fait l’objet d’une réécriture qui oblitère son autonomie et apporte la démonstration d’une parenté originelle entre les contrats administratif et privé (L’utilisation du droit civil dans l’élaboration du droit administratif, Paris, Éditions Panthéon-Assas, 2003, p. 713). A un autre point de vue, le professeur Ubaud-Bergeron estime pareillement que « la ‘‘privatisation’’ de l’action publique » renvoie à « une perception [qui] n’est pas infondée si l’on admet que la contractualisation revêt une part d’idéologie dans laquelle le recours au contrat est instrumentalisé en faveur d’une promotion libérale de l’Etat » (Droit des contrats administratifs, Paris, LexisNexis, 2015, p. 29).

En estimant que le contrat administratif n’est pas né contrat, l’histoire qu’en fait le professeur Gaudemet diffère de certains de ses contemporains tout en parvenant à la même conclusion : contrat administratif et contrat privé puisent aux mêmes fondements. Là où d’autres proposent de ré-embrasser un modèle qu’aurait écarté la théorie des contrats administratifs en consacrant leur autonomie vis-à-vis du droit privé, celui-là fait état d’une évolution doctrinale et prétorienne qui aurait cessé de concevoir le contrat administratif comme le reflet d’une procédure unilatérale pour l’analyser comme un contrat à part entière. Cet héritage se ferait encore sentir par la conception institutionnelle auquel il se prête. Mais qu’il s’agisse de renouer avec un ordre des choses un temps altéré ou qu’il s’agisse de consommer une mutation séculaire, ces hypothèses historiques sont toutes deux mobilisées à étayer une conception identique de ce qu’est le contrat administratif aujourd’hui, savoir un contrat pris sous les couleurs du droit administratif.

Notre propos n’est pas de dévaloriser les doctrines qui rapprochent tendanciellement les contrats administratifs des contrats privés. Bien au contraire, elles donnent l’occasion de souligner que la question qui porte sur la nature de ces contrats n’est pas de celle qui invite, pour y répondre, à observer le plus objectivement possible l’ordre des choses. Il ne s’agit pas de dire ce qui est, mais d’argumenter en faveur d’une certaine manière de les comprendre – étant admis que plusieurs sont envisageables et que chacune modélise différemment les contrats de l’administration. Les fonctionnalités que nous prêtons au contrat ne sont ou ne peuvent-elles pas être concurrencées par d’autres qui appelleraient à contourner l’hégémonie avec laquelle s’impose l’idéologie du contrat ?

Derrière la nature du contrat administratif : les mots pour en parler

Le droit de la commande publique, qui est l’un des principaux vecteurs de la publicisation des contrats, accentue encore la prégnance du contrat au sein du droit administratif. En déclarant administratifs tous les contrats de la commande publique passés par des personnes morales de droit public, les ordonnances « marchés publics » et « contrats de concession » renforcent cette idée que les contrats administratifs sont des contrats. En effet, cette qualification assimile – à l’instar de la loi dite Murcef du 11 décembre 2001 (art. 2) – des contrats qui, hier, étaient privés. Le motif tient à un souci d’économie juridictionnelle. Mais corrélativement, ce bloc de compétence « affaiblit considérablement la légitimité et la substance du droit administratif des contrats, dont on saisit de moins en moins bien les fondements » (M. Ubaud-Bergeron, « Le champ d’application organique des nouvelles dispositions » [dossier sur les contrats de la commande publique], in RFDA 2016, p. 218). Si le droit des contrats administratifs s’est constitué à partir du modèle de la concession de service public, il tend aujourd’hui à s’organiser à partir de celui du marché public dont les affinités avec les contrats privés et dont les lignes de partage sont mouvantes.

En présentant contrat administratif et contrat privé comme deux homologues, une telle parenté cautionne l’idée d’une contigüité entre l’un et l’autre. Leur dissemblance procède de motifs qui n’altèrent en rien leur commune origine. « Plus que l’expression d’une conception foncièrement originale du contrat administratif, ils sont le résultat inévitable et contingent de l’existence de deux juridictions autonomes l’une par rapport à l’autre » (F. Llorens, « Le droit des contrats administratifs est-il un droit essentiellement jurisprudentiel ? », in Mélanges offerts à Max Cluseau, Toulouse, Presses IEP, 1985, p. 396).

Toutefois, il est à craindre que, appréhendés à l’aide d’une grammaire identique, les contrats administratifs soient compris en des termes empruntés. Ce n’est pas surprenant si, en expliquant le désintérêt des publicistes pour la doctrine de l’autonomie de la volonté, le professeur Plessix conclut interrogatif : « Et si le contrat public n’était pas un vrai contrat ? » (« Autonomie de la volonté et droit des contrats administratifs. Archéologie d’un silence », in Annuaire de l’Institut Michel Villey 2012, p. 206). Car l’enjeu n’est pas tant d’assigner à ces contrats un régime juridique spécifique, que de discuter des termes à employer pour en rendre compte.

La doctrine de l’autonomie de la volonté n’est guère présente dans les esprits qu’au titre des corollaires qu’on lui désigne : la liberté contractuelle notamment, désormais consacrée à l’article 1102 du code civil (cf. l’art. 2 de l’ordonnance précitée du 10 février 2016). Défendre la thèse suivant laquelle le contrat administratif est un contrat avant d’être administratif, c’est le placer en regard du droit privé afin de légitimer les emprunts qui pourraient y être faits. Le professeur Gaudemet a noté que cette approche n’a pas toujours été celle de la doctrine administrative, étant admis que le contrat administratif ne serait pas « né » contrat. Il signale la désuétude d’une conception qui, aujourd’hui, n’assigne toujours pas aux contrats administratifs les mêmes fondements que ceux des contrats privés, savoir la loi. Voir dans les marchés publics une matière qui trouverait ses fondements ailleurs, dans le pouvoir réglementaire, « c’est rester dans une optique dépassée – celle de l’Ancien Régime – qui réserverait à l’administration la détermination et la réglementation de ses moyens d’action, sans distinguer vraiment à cet égard entre le contrat et l’acte unilatéral » (« La commande publique et le partenariat public-privé », art. préc.).

L’idée d’un droit commun des contrats est essentiellement discutée par la doctrine publiciste. C’est une thématique dont les enjeux lui sont propres. La doctrine privatiste s’en désintéresse superbement et les recherches comparatives entre droit public et droit privé sont le seul fait des administrativistes. « S’il est classique, pour un publiciste, de s’interroger sur les emprunts du droit des contrats administratifs au droit privé des contrats, le travail en sens inverse n’a été que très rarement entrepris par les privatistes » (F. Chénédé, « Les emprunts du droit privé au droit public en matière contractuelle », in AJDA 2009, p. 923). La récente réforme du droit des contrats en donne une illustration supplémentaire. Outre le souci de la sécurité juridique tendant à rapprocher la lettre du code de l’esprit du droit, « le deuxième objectif poursuivi par l’ordonnance [fut] de renforcer l’attractivité du droit français, au plan politique, culturel, et économique » (Rapport au président de la République relatif à l’ordonnance du 10 février 2016). L’écriture de cette ordonnance s’est plus inspirée des « codifications doctrinales européennes et internationales » que d’une comparaison en droit interne (H. Barbier, « Les grands mouvements du droit commun des contrats après l’ordonnance du 10 février 2016 », in RTD civ. 2016, p. 247).

Poser la question de savoir si le contrat administratif est un vrai contrat, c’est non pas – faute de mieux – lui reconnaître une nature unilatérale, mais se demander si certaines relations consensuelles des personnes publiques renvoient à des problématiques irréductibles au droit privé qui, le cas échéant, pourraient être comprises en des termes propres. C’est ainsi que, après d’autres, le professeur Fleury proposait d’écarter l’idée suivant laquelle les personnes publiques disposeraient d’une liberté contractuelle, pour préférer le concept de pouvoir discrétionnaire (« La liberté contractuelle des personnes publiques. Questions critiques à l’aune de quelques décisions récentes », in RFDA 2012, p. 231).

Peut-être serait-il plus facile d’œuvrer en ce sens si l’on ne considérait pas les contrats administratifs comme un ensemble monolithique.

Cesser de penser les contrats administratifs au singulier : une illustration par la doctrine publiciste de la Belle-Epoque

L’histoire de la théorie du contrat administratif est loin d’être celle d’un progrès scientifique qui aurait expérimenté, éprouvé puis certifié une méthode d’analyse propre à discerner la vraie nature des contrats administratifs. La première moitié du XXe siècle attire l’attention sur des doctrines diverses – parfois concurrentes – qui attestent de la richesse des approches qui peuvent être envisagées pour appréhender les contrats de l’administration. En outre, elle montre qu’ils n’ont jamais été conçus autrement qu’au travers des problématiques qui ont pu intéresser les administrativistes d’une époque (cf. notre thèse précitée, p. 497). La théorisation des contrats administratifs dans les années 1920 marque une rupture dont le contraste avec les doctrines précédentes aide à nous représenter l’horizon des possibles vers lequel projeter nos réflexions. Avant la Première Guerre mondiale, une part des administrativistes a tenu le contrat en suspicion. Parmi ceux-là se rangeait Gaston Jèze qui, en rééditant son traité en 1914, exprima mieux qu’aucun autre cette indisposition des publicistes.

« Il conviendrait maintenant, pour exprimer [les] idées nouvelles [de la science du droit public], de renoncer à la terminologie courante. (…) La terminologie usitée a été empruntée tout entière au droit privé. (…) Maintenant que l’on est de plus en plus convaincu qu’à des problèmes entièrement différents de ceux du droit civil correspondent et doivent correspondre des théories différentes de celles du droit privé, il conviendrait d’adopter une terminologie moins défectueuse. Il faudrait renoncer à [l’]expression de contrat administratif, (…) puisqu’il est bien entendu que le prétendu contrat administratif ou de droit public diffère essentiellement du contrat de droit privé. Cette terminologie vicieuse est pleine d’inconvénients. Les mots ont une puissance. Ils évoquent des idées. Dans l’esprit du juriste, le mot contrat (…) évoque, par lui seul, une série de conséquences ; or, il ne faut pas les appliquer à l’acte juridique improprement qualifié contrat administratif ou de droit public » (« De l’utilité pratique des études théoriques de jurisprudence pour l’élaboration et le développement de la science du droit public. Rôle du théoricien dans l’examen des arrêts des tribunaux », in RDP 1914, p. 318-321).

Pour comprendre cette méfiance de la doctrine publiciste de la Belle-Epoque, il faut avoir à l’esprit deux choses :

– l’expression « contrat administratif » est jusqu’alors cantonnée au contentieux administratif ; elle aide à déterminer le juge à la compétence duquel ressortissent les contrats de l’administration. C’est en ce sens que Léon Duguit la comprend : le contrat administratif n’est pas plus différent du contrat civil que ne l’est, au regard de celui-ci, le contrat commercial ; ils ne se différencient les uns des autres qu’à propos du juge compétent pour connaître de leur contentieux. Ce point de vue, qui n’est pas propre à cet auteur, est partagé par plusieurs de ses contemporains.

– l’expression « contrat administratif » ne renvoie pas à une catégorie de contrats à laquelle s’articulerait un régime juridique autonome du droit privé. En d’autres termes, il n’y a pas une réflexion sur les contrats administratifs, mais des réflexions spécifiques à certains contrats et autonomes les unes des autres. Les marchés administratifs (notamment de fournitures) ont été confinés à la marge du droit administratif tant leur profil les rapprochait du droit privé. Ils n’ont pas beaucoup focalisé l’attention des administrativistes. Les concessions (et les marchés que nous appellerions « de service ») ont suscité, au contraire, de nombreuses réflexions qui, souvent, se sont articulées à d’autres sur la domanialité, la police ou la responsabilité administratives. Ces conventions ont d’autant plus retenu l’attention que les doctrines portées à en souligner l’originalité s’accordaient à démontrer l’autonomie du droit public.

Ces deux remarques peuvent aider à comprendre pourquoi le contrat n’a pas beaucoup été mobilisé par les administrativistes de la Belle-Epoque. D’une part, ces derniers éludèrent – parmi les contrats l’administration – ceux qui présentaient de profondes similitudes avec les contrats du code civil. Ils en traitèrent dans les ouvrages didactiques sans, néanmoins, s’y attarder. D’autre part, ils s’attachèrent à appréhender les concessions – et les contrats s’y apparentant – en des termes qui fussent sans analogie avec le droit privé. Le jeune professeur nancéen, Louis Rolland, en donne une belle illustration :

« Le concessionnaire ne contracte pas vraiment avec l’Etat. (…) Il est l’auxiliaire de l’administration. C’est un particulier qui collabore à la gestion d’un véritable service public sur la demande de l’administration. (…) Extérieurement l’acte intervenu a pris alors les apparences d’un contrat. Il semble qu’il y ait eu échange de consentements. En réalité, ces apparences sont trompeuses ; les gouvernants ont créé simplement une situation juridique au profit du concessionnaire par voie unilatérale. Pour le reste, il y a eu entre l’Etat et le concessionnaire un échange de consentements de même ordre que celui qui intervient entre l’Etat et un fonctionnaire. (…) Cette situation de collaborateur à un service public apparaît aussi comme intermédiaire entre la situation de simple particulier et celle de fonctionnaire. (…) L’acte de concession n’est point un contrat, mais un acte organisant une collaboration à un service public » (« Du droit du législateur d’imposer de nouvelles obligations à un concessionnaire de travaux publics », in RDP 1909, p. 529).

Certains administrativistes de la Belle-Epoque furent d’autant moins disposés à analyser les concessions par le biais du contrat que celui-ci était alors monopolisé par la doctrine privatiste. En se l’appropriant comme emblème, celle-ci lui conféra une acception qui pût valoriser l’identité du droit privé comme un droit individualiste et libéral. A l’inverse, en s’évertuant à démontrer tout à la fois l’autonomie et la juridicité du droit public, la doctrine publiciste s’employa à se donner une grammaire caractéristique de sa propre identité. Le contrat de droit public que le Conseil d’Etat dégagea à propos des agents publics en donne une illustration (cf. la thèse précitée du professeur Plessix) : il fut motivé en ce sens par le souci de leur proscrire le droit de grève en établissant une analogie avec le droit privé (CE, 7 août 1090, Winkell). Ce faisant – et c’est là ce qui nous intéresse –, il prit soin d’approprier ce contrat au droit public afin de ne pas subvertir son autonomie.

Jusque dans les années 1920, le contrat resta la chose de la doctrine privatiste. Il lui permit de mettre en exergue les principes immarcescibles du droit privé, tout en dépréciant un droit public réduit à des réglementations spéciales, précaires, unilatérales et impératives.

Ces propos permettent de mesurer les efforts dont firent preuve certains administrativistes pour analyser les concessions suivant une terminologie propre au droit public. Les motifs qui les motivèrent en ce sens sont contingents d’une époque. Cela étant, ils aident à historiciser la conceptualisation des contrats administratifs et permettent de restituer la multiplicité des options doctrinales auxquelles, aujourd’hui, nous pouvons nous montrer ouverts.

L’histoire n’a pas pour objet de prescrire une doctrine en particulier. En revanche, elle peut aider à préciser la portée de certaines questions et à en souligner la pertinence.

La démarche des publicistes de la Belle-Epoque nous convainc que la question de la nature du contrat administratif est une question biaisée. Elle amène inexorablement à lui reconnaître une nature contractuelle. Les termes en lesquels elle s’énonce ferme l’interrogation et suppose déjà la réponse envisageable. « Contrat administratif » ou « contrat public » – ce sont des concepts dont la portée gêne nos réflexions. Ils postulent une unité performative qui engage notre manière de comprendre les contrats de l’administration dans une perspective déterminée. Cette question est faussement discutée, en ce sens qu’elle est présentée en des termes si larges qu’ils lient ensemble des contrats auxquels des réponses différentes pourraient être apportées. Nous ne souhaitons pas dévaloriser le prisme contractuel qu’elle justifie : c’est une option envisageable dont la pertinence est indiscutable. Seulement, celle-ci n’emporterait-elle pas l’adhésion qu’au prix d’une réflexion contrainte ?

Telle qu’elle se présente, la question de la nature des contrats administratifs ne permet pas d’esquisser des alternatives crédibles. Puisqu’on imagine mal que certains contrats administratifs – les marchés publics par exemple – puissent se voir reconnaître une nature qui ne serait pas contractuelle, les « contrats administratifs » pris ensemble seront des contrats. C’est d’ailleurs le paradoxe que soulevait le professeur Drago : celui d’une théorie élaborée à partir d’un contrat qui n’en est pas un (la concession de service public) et qui recouvre pour une grande part des contrats qui confinent avec le droit privé (les marchés publics) (« Paradoxes sur les contrats administratifs », in Etudes offertes à Jacques Flour, Paris, Répertoire notarial Defrénois, 1979, p. 151).

Certains de ces contrats pourraient être qualifiés autrement ; à tout le moins, ils pourraient soulever de sérieuses discussions à ce sujet. Cette entreprise doctrinale ne saurait être fructueuse qu’en explicitant en quoi il pourrait être pertinent d’analyser autrement certains contrats administratifs. Peut-être que, à cet égard, le contrôle de l’administration sur son contractant et les recours ouverts aux citoyens contre l’administration contractante pourraient être des problématiques prometteuses, en relation avec la thématique d’une démocratie administrative. C’est dans cette perspective, par exemple, que le professeur Weber s’est évertué à restituer la pluralité des protagonistes intéressés par les contrats administratifs (« Les acteurs des contrats de l’administration », in Mélanges en l’honneur du professeur Gustave Peiser. Droit public, Grenoble, PUG, 1995, p. 521).

 

III) Peut-on envisager les contrats administratifs autrement qu’à travers un droit des contrats administratifs ?

Une obligation de mise en concurrence étendue au-delà des contrats publics

L’ordonnance (précitée) du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques expose sous un aspect actuel la question d’un droit des contrats administratifs dont l’existence se justifierait par une cohérence propre (un projet de loi portant ratification de ladite ordonnance a été déposé au bureau de l’Assemblée nationale le 12 juillet 2017) (cf. à ce propos : J.-G. Sorbara, « La modernisation du droit des propriétés publiques par l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 », in RFDA 2017, p. 705). Au premier abord, elle accroît un peu plus la portée du principe de non-discrimination – dans son interprétation donnée par la jurisprudence Telaustria (CJCE, 7 décembre 2000, C-324/98). Ceux des titres qui, en autorisant une utilisation privative du domaine public, emportent des incidences économiques susceptibles de conférer à un acteur du marché un avantage concurrentiel, ne doivent être délivrés par les personnes publiques qu’après avoir satisfait aux mesures de publicité adéquates suivies d’une procédure garantissant l’impartialité et la transparence de la sélection des candidatures. Adoptée en réaction à l’arrêt Promoimpresa (CJUE, 14 juillet 2016, C‑458/14 et C‑67/15), cette ordonnance étend aux titres domaniaux une obligation de mise en concurrence alors que le Conseil d’État – au contentieux – s’était refusé à l’étendre à des hypothèses pour lesquelles elle ne s’imposait en vertu d’aucun texte (CE sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris & Association Paris Jean-Bouin, n° 338272). Pourtant, le droit domanial n’y était, jusqu’alors, pas totalement étranger. L’ordonnance précitée en tient compte. Aussi a-t-elle ajouté au code général des propriétés des personnes publiques (CGPPP) un article L. 2122-1-2 qui écarte les obligations nouvellement instituées lorsqu’« une procédure présentant les mêmes caractéristiques » est prévue par la législation à titre spécial, alors même que, par leur objet, les titres domaniaux correspondants entreraient dans le champ desdites obligations. Sont ainsi visés :

– les titres domaniaux conférés par des contrats de la commande publique ou bien ceux qui s’inscrivent « dans le cadre d’un montage contractuel ayant, au préalable, donné lieu à une procédure de sélection » (art. préc.).

– les titres domaniaux dont la délivrance est encadrée par des dispositions particulières, telles les concessions de plages (art. L. 2124-4 du CGPPP) ou les autorisations d’utilisation des fréquences hertziennes (art. L. 42-1 du code des postes et des communications électroniques).

Si la commande publique n’est pas la seule hypothèse où les personnes publiques sont assujetties à une obligation de transparence, elle n’en est pas moins – dans le champ des activités économiques des personnes publiques – un référent.

Nous importe davantage le fait que cette obligation de transparence, en ne se limitant pas aux titres conventionnels, embrasse indistinctement tous les titres domaniaux – y compris ceux délivrés par voie unilatérale. Certes, il ne faudrait pas assimiler les obligations procédurales qui résultent du droit de la commande publique avec celles de la domanialité publique. Les premières sont sensiblement plus contraignantes pour les personnes publiques. Cela étant, « il faudra (…) admettre que le droit de la commande publique n’épuise pas toutes les hypothèses de dévolution transparentes et qu’un ‘‘droit de la mise en concurrence’’ aux confins plus larges est en train de s’échafauder » (Chr. Roux, « La dévolution transparente des titres d’occupation du domaine public », in Droit administratif 2017, n° 6, étude 10). Autrement dit, le contrat n’est plus le seul vecteur par lequel les personnes publiques règlent leur pouvoir discrétionnaire sur le respect de la libre concurrence. Si la commande publique présente toujours des spécificités qui préserveront à moyen terme la cohérence des contrats correspondants, il n’est plus certain qu’elle permette une recomposition de la théorie des contrats administratifs.

Les contrats de la commande publique constituent un ensemble qui est, tout à la fois, trop imposant pour jouer un rôle secondaire dans une théorie des contrats publics, et trop caractérisé pour constituer à lui seul un « droit de la mise en concurrence ». A ses côtés, ne sont plus seulement visés des actes unilatéraux pris isolément mais une catégorie largement définie suivant une logique analogue à la commande publique. D’autant que, par-delà la question de la délivrance des titres domaniaux unilatéraux et conventionnels, d’aucuns ont pu souligner la convergence de leurs régimes juridiques (C. Mamontoff, « Le rapprochement des régimes de l’autorisation et du contrat d’occupation du domaine public », in Contrats publics : mélanges en l’honneur du professeur Michel Guibal, op. cit., t. 1, p. 517).

Les critiques doctrinales apportées à la théorie des contrats administratifs comme les contre-propositions doctrinales ont rarement remis en cause la cohérence résultant du fait d’embrasser les contrats et uniquement les contrats de l’administration (pour un contre-exemple : C. Yannakopoulos : « L’apport de la protection de la libre concurrence à la théorie du contrat administratif », in RDP 2008, p. 421). L’« assiette » de la théorie des contrats administratifs a été discutée : les contrats publics ont esquissé une théorie à la base élargie. Néanmoins, nous avons indiqué plus haut que les auteurs ne sont jamais départis de son architecture théorique consistant à identifier un contrat générique auquel correspondrait un régime juridique, éventuellement compliqué par des déclinaisons spéciales : le contrat, toujours le contrat, rien que le contrat.

Dépasser la théorie des contrats administratifs en re-naturalisant le contrat au droit administratif

Cette disposition doctrinale tendant à considérer en propre les contrats de l’administration – ou une part d’entre eux – a coïncidé avec la mise en forme d’un droit spécial, autonome des matières administratives contigües auxquelles, pourtant, les contrats sont liés par le biais de normes transversales. La littérature administrative suffirait à l’illustrer, depuis les ouvrages didactiques jusqu’aux revues spécialisées, en passant par les thèses (soutenues et en préparation). Le Traité du droit administratif paru en 2011 incline en ce sens. Quelques contre-exemples peuvent être mentionnés sans néanmoins démentir cette appréciation : les ouvrages consacrés au droit des services publics, au droit public des affaires et, d’une manière plus classique, ceux relatifs au droit administratif des biens (en ce qu’ils traitent des marchés de travaux publics). A côté de cela, trois nouveaux ouvrages sont parus ces dernières années sur le droit des contrats administratifs (ceux des professeurs Yolka, Ubaud-Bergeron et Hœpffner) – en plus de ceux qui ont été réédités (ceux des professeurs Richer, Guettier et Lichère).

La parenté entre les contrats publics et privés invite, par symétrie avec la doctrine privatiste, à considérer les premiers au sein d’un droit constitué et fini : un droit des contrats administratifs. Les propositions doctrinales tendant à esquisser un droit administratif des obligations n’ont jamais reçu que des concrétisations éphémères : comme par exemple dans le manuel de Marcel Waline (de la première à la sixième édition incluse, c’est-à-dire de 1936 à 1951), avant que celui-ci n’y renonce à partir de la septième édition (1957) pour mieux cadrer avec la nouvelle programmation des examens de licence. Si le professeur Gaudemet a récemment appelé de ses vœux à la formalisation d’une telle théorie (« Prolégomènes pour une théorie des obligations en droit administratif français », art. préc.), la thèse du professeur Noguellou est l’un des rares essais à avoir été entrepris en ce sens (La transmission des obligations en droit administratif, Paris, LGDJ, 2004).

Cette généalogie commune qui rapproche tous les contrats au prétexte d’un genre originel, hypothèque toute autre manière de voir qui, pour appréhender les contrats de l’administration, privilégierait une approche différente, non-soucieuse de les comprendre ensemble. L’affirmation de cette contigüité, par-delà la summa divisio droit privé-droit public, isole les contrats du droit administratif. S’ils en sont toujours une pièce centrale, ils sont pensés au travers d’un droit qui trouve sa cohérence en lui-même et qui se renforce de ses affiliations avec le droit privé des contrats. L’homogénéité des contrats administratifs (ou publics) est un corolaire de leur parenté avec le contrat privé.

Si, en l’état, il ne peut qu’être question de réflexions prospectives, l’ordonnance précitée de 2017 invitera peut-être à envisager ces contrats autrement. C’est-à-dire sous une perspective qui, au lieu de les appréhender ensemble, associerait certains d’entre eux avec certains actes administratifs unilatéraux. Suivant cette hypothèse, non seulement les contrats ne renverraient plus à une matière homogène, mais encore ils donneraient lieu à des catégorisations qui, chacune, seraient liées à des matières du droit administratif suivant la nature des problématiques les intéressant. Ils seraient en quelque sorte re-naturalisés au droit administratif.

Au demeurant, c’est ce qui se pratique dans les ouvrages didactiques consacrés au droit administratif des biens. Pour ne citer qu’un exemple : le traité du professeur Gaudemet (qui prolonge celui d’André de Laubadère) s’y prend de la sorte en envisageant spécifiquement les contrats de travaux publics – et singulièrement les marchés de travaux publics. Cette approche est classique et prolonge une tradition académique qui associe au droit domanial, les modes de cession forcée de biens (réquisition et expropriation) et l’exécution des travaux publics. La pérennité de cette partition doctrinale atteste de son succès : elle autorise une intelligence de la matière qui n’est pas bornée par des cadres (trop) schématiques. En outre, elle favorise des réflexions transversales autour d’un objet dont la cohérence permet de rendre compte de la spécificité des problématiques qu’il soulève.

Une pareille hypothèse est également envisageable à propos d’un droit public du travail qui embrasserait l’ensemble des agents publics – titulaires et non-titulaires (cf. en ce sens les actes d’un colloque organisé en 2014 et publiés aux éditions l’Epitoge : Le droit public du travail). Les contrats de recrutement d’agents publics ont sûrement plus d’affinité avec le droit des fonctions publiques qu’avec le droit des contrats administratifs où ils sont usuellement abordés. Cette dernière association n’explicite qu’assez mal les singularités de ces contrats, pris entre les fonctions publiques statutaires et le droit privé du travail ; entre leur « fonctionnarisation » et leur « travaillisation ».

Ces exemples ne sont peut-être pas, à eux seuls, de nature à convaincre de la pertinence qu’il y aurait à adopter une méthodologie différente qui renoncerait à comprendre les contrats de l’administration suivant une logique unitaire. C’est néanmoins en ce sens que le professeur Weber critiquait (en 1984) la définition donnée à la concession de service public : la conception contractuelle dans laquelle elle est tenue et son assimilation à la théorie des contrats administratifs gênent, à certains égards, la compréhension des difficultés qu’elle suscite.

« Ce sont les éléments tenant à la gestion du service public ou du travail public, en interférence parfois avec celle de la domanialité, et ceux relatifs aux relations avec les usagers et les tiers qui font problème. Ils s’intègrent mal avec le système de relations que suppose un contrat » (« La nature juridique des concessions administratives d’activités industrielles et commerciales (contribution à une théorie des contrats institutionnels) », art. préc., p. 50).

Peut-être les exemples plus haut évoqués sont-ils isolés, si bien qu’ils se prêteraient mal à une généralisation. Ils invitent néanmoins à en poursuivre la discussion et l’actualité confère à cette hypothèse une valeur inédite.

Des contrats administratifs spéciaux au XIXe siècle ?… ou seulement une autre manière d’appréhender les contrats de l’administration

Ce n’est que depuis les années 1950 que la doctrine administrative appréhende les contrats de l’administration à travers un prisme uniformisant. Gaston Jèze puis Achille Mestre ou Marcel Waline ont été, en ce sens, des initiateurs isolés au cours de l’Entre-deux-guerres. Le droit administratif a évolué trop profondément pour que l’on puisse faire de l’histoire un référent à reproduire. Toutefois, elle invite à considérer que ces contrats ont été saisis – depuis le XIXe siècle – à l’aide d’une intelligence différente de la nôtre, laquelle n’a pas empêché les administrativistes de développer à leurs propos des doctrines remarquables.

Certains auteurs estiment que « le droit du contrat administratif a d’abord été un droit des contrats administratifs spéciaux » (F. Brenet, « Les contrats administratifs », art. préc., p. 264). Suivant la formule incisive que ce dernier attribue au professeur Gaudemet : « L’espèce a précédé le genre » (ibid.).

« On avait le sentiment que tout l’effort de la jurisprudence et de la doctrine, depuis le XIXe siècle, avait tendu – avec succès – à dégager de ces pratiques juxtaposées une catégorie générique du contrat administratif, appartenant elle-même à la grande famille du contrat » (Y. Gaudemet, « Le contrat administratif, un contrat hors-la-loi », in Cahiers du Conseil constitutionnel 2005, n° 17).

Nous ne partageons cette appréciation qu’avec une réserve tenant aux termes employés et à ce qu’ils sous-tendent : ces derniers renvoient à la théorie des contrats administratifs alors que, précisément, ils rendent compte d’une période où celle-ci ne déterminait pas encore la manière de comprendre les contrats de l’administration.

Certes, quelques auteurs dans les décennies précédant la Grande Guerre ont publié des ouvrages consacrés à tel ou tel contrat (exception faite des thèses de doctorat) : les marchés de fournitures (A. Périer, 1876), les marchés de travaux publics (A. Gautier & E. Jouve, 1881), les contrats de l’Etat (E. Perriquet, 1884). Ce sont des ouvrages écrits par des praticiens (excepté Alfred Gautier, professeur à la faculté d’Aix) pour les praticiens. S’ils portent effectivement sur des catégories particulières de contrats, nous ne dirions pas qu’ils préfiguraient un droit des contrats administratifs spéciaux. Une telle expression n’a de sens que si l’on admet – ne fût-ce que virtuellement – un droit général des contrats administratifs. On ne regarde pas certains contrats comme spéciaux sans postuler un contrat générique à l’aune duquel les premiers peuvent être mis en ordre. L’expression « contrats administratifs » était usuellement employée par ces auteurs et leurs contemporains. Cependant, elle n’avait pas le sens que nous lui conférons aujourd’hui : elle était purement contentieuse et n’impliquait pas l’idée que ces contrats pussent être d’une nature différente des contrats du code civil ou qu’ils dussent constituer au sein du droit administratif une matière avec sa cohérence propre. Cette locution est restée circonscrite à une question d’économie juridictionnelle. Les auteurs précités n’ont pas eu le dessein de contribuer à la formalisation d’une théorie en devenir. Ce serait là une interprétation qui dénaturerait leurs doctrines et qui, de surcroît, négligerait la singularité de la théorie de Gaston Jèze. Nous ne pourrions pas dire non plus que ce dernier s’en serait inspiré. Les héritiers des auteurs précédents sont toujours des praticiens : G. Monsarrat (Contrats et concessions des communes…, 1920 & Marchés de travaux et de fournitures des communes…, 1926), L. Tétreau (Des marchés de fournitures, 1921) ou J. Le Clère (Les marchés de fournitures et de travaux publics, 1949).

Le seul auteur qui accrédite l’idée suivant laquelle l’étude des contrats administratifs spéciaux a précédé la théorisation du contrat administratif en y contribuant, est un contemporain de Gaston Jèze : le professeur lillois André Morel – auteur d’un ouvrage oublié quoique très édifiant (Les marchés de fournitures des départements de la guerre et de la marine pendant les hostilités, 1918 ; cf. notre thèse précitée, p. 734).

Nous ne ferions pas cette remarque si elle n’aidait à saisir comment les contrats de l’administration ont été appréhendés au cours du XIXe siècle. Les administrativistes d’alors n’ont jamais compris ces contrats à partir d’une théorie générale. Cela a déjà été constaté. C’est pourquoi, l’attention qu’ils leur ont prêtée a donné lieu à des doctrines plurielles qui ne correspondent pas à l’idée que nous pouvons intuitivement nous faire des contrats administratifs (cf. notre thèse précitée, p. 331).

Les contrats de l’administration n’ont jamais été saisis que de manière incidente, à travers les matières auxquelles ils ont été associés. Cela ne signifie pas que les administrativistes leur aient consacré des développements d’une qualité médiocre. Seulement, ils n’ont pas été préoccupés par le fait de les mettre en forme à travers une théorie générale. Ils les ont envisagés ponctuellement selon les problématiques auxquelles ils ont pu être impliqués. Ainsi les ouvrages savants universitaires ont-ils, respectivement, considéré :

– les marchés de fournitures de l’Etat, à propos des compétences des ministres,

– les marchés de travaux publics, à propos des travaux publics,

– les marchés administratifs, à propos de la répartition des compétences juridictionnelles entre les différentes juges intéressés (juge judiciaire, Conseil d’Etat et conseils de préfecture).

Le co-fondateur du Jda, Anselme-Polycarpe Batbie, est un cas qui n’est singulier qu’en apparence. Pour ordonner le droit administratif, il a revendiqué hautement son emprunt au droit civil afin de convaincre de la véritable juridicité de celui-là. Du reste, il réalisa cette assimilation avec beaucoup de liberté et certains contemporains ne manquèrent pas de noter qu’elle fut plus programmatique que réelle. Batbie a appréhendé les contrats ensemble, à travers un chapitre consacré aux obligations et où, derrière les faux-semblants d’originalité, il est plus classiquement question des travaux publics.

Pour les ouvrages praticiens de vulgarisation dont le plan était organisé en matières (mieux adapté aux usages de leur lectorat praticien, à l’instar de nos répertoires Dalloz et LexisNexis), les contrats étaient envisagés à l’occasion de chapitres thématiques : les bacs de passage, les baux administratifs, les chemins de fer, les communes, les fournitures ou encore la voirie.

Il ne faut pas déprécier cette approche que nous pourrions voir, de notre point de vue contemporain, comme étant fragmentée. Elle traduit un dessein qui a sa pertinence, quand bien même il ne tend pas à abstraire un régime général auquel puiseraient tous les contrats de l’administration (ou une partie d’entre eux). Ce dessein est plutôt celui de les analyser avec une rigueur qui rende compte des spécificités que pouvait leur imprimer la matière à laquelle ils s’appliquaient chacun. Par ne viser qu’un exemple, Gabriel Dufour (avocat aux Conseils) analyse les concessions de chemin de fer avec une perspicacité qui l’amène, sans dogmatisme, à faire comprendre comment se caractérisent ces contrats, compte tenu des contraintes inhérentes aux services de voirie auxquels ils participent. Il n’éprouve aucune difficulté à rendre compte, suivant des termes propres à son approche, des relations spéciales que nous traduisons – aujourd’hui – avec la concession de service public et qui évoquent notre principe de modification unilatérale des contrats administratifs.

« Il est de la nature de l’intérêt auquel répondent les divers services publics, et qui se résume dans ce qu’on appelle l’ordre public, de ne pouvoir jamais être compromis. Ce privilège (…) est le fondement des pouvoirs du gouvernement en matière de police, et fait qu’une mesure de police ne saurait être entravée ni par la possession ou les titres privés, ni par des actes émanés de l’autorité administrative elle-même. (…) Toute disposition, toute convention dans laquelle se trouverait engagé un intérêt d’ordre public ne constituerait qu’un empiètement, une usurpation sur un droit inaltérable ; et du moment où elle reconnaîtrait que cet intérêt est en danger ou en souffrance, le droit et le devoir de l’administration seraient de briser tous les liens et d’écarter tous les obstacles. Cette doctrine n’a, d’ailleurs, rien d’inconciliable avec le respect dû aux conventions librement faites, en ce sens au moins qu’elle n’implique pas l’anéantissement du droit qui peut naître d’un contrat ; et a seulement cette conséquence de le transformer en un droit à une indemnité » (Traité général de droit administratif appliqué, Paris, Cotillon, 1854 (2e éd.), t. 3, p. 193-194).

La cohérence de ces développements n’est pas de la même nature que celle que nous déployons dans nos ouvrages contemporains : elle ne puise pas systématiquement à des principes qui traversent le droit administratif de part en part en s’efforçant de corroborer l’unité de ses sources.

Notre propos n’est pas de faire l’éloge de cet auteur en particulier, mais de souligner le caractère opérationnel d’une méthode différente de la nôtre. En « féodalisant » le droit administratif, Gabriel Dufour se place dans un cadre restreint où s’y conjuguent un raisonnement casuistique et une latitude d’esprit qui n’est pas gênée par des principes induits par des généralisations aux traits géométriques.

Le principal mérite que présente, d’un point de vue historique, la doctrine de cet auteur – et de ses contemporains –, est celui de faire apparaître, en creux, les contraintes méthodologiques dans lesquelles la théorie des contrats administratifs nous cantonne actuellement. Il n’est pas tant question d’imiter ces doctrines du XIXe siècle que de désapprendre la manière dont nous pensons aujourd’hui ces contrats, afin de conjurer les défauts que nous imputons à la théorie des contrats administratifs. Les partisans d’une théorie des contrats administratifs spéciaux s’y sont montrés sensibles en s’efforçant d’attirer l’attention sur le droit « vivant » des contrats administratifs. Toutefois, les critiques adressées à la théorie générale des contrats administratifs porteraient davantage si elles se situaient en dehors de son orbite. En d’autres termes, sa recomposition ne saurait faire l’économie de perspectives doctrinales qui se poseraient en alternatives à celle dont procède ladite théorie.

Il n’est pas question de choisir, mais de confronter pour composer.

Soustraire les contrats administratifs de la prééminence de leur identité contractuelle : un éclairage du XIXe siècle

Pour terminer notre propos, nous souhaiterions discuter une analyse du professeur Gaudemet que nous avons rapidement abordée plus haut :

« Le contrat administratif n’est pas né contrat mais comme une sorte de dérivé, de bifurcation de l’acte unilatéral, une procédure menée par l’administration et qui appelle, le moment venu, l’adhésion d’un entrepreneur, d’un fournisseur, d’un prestataire, lui-même conçu alors comme une sorte de collaborateur adhérant au marché de l’administration » (Y. Gaudemet, « Pour une nouvelle théorie générale du droit des contrats administratifs : mesurer les difficultés d’une entreprise nécessaire », in RDP 2010, p. 315).

Nous acquiesçons à cette idée d’après laquelle certaines relations contractuelles de l’administration ont été imprégnées d’autoritarisme – depuis leur conclusion jusqu’à leur liquidation (cf. dans le même sens : M. Touzeil-Divina, Le doyen Foucart (1799-1860), un père du droit administratif moderne, th. dactyl., 2007). Cela fut le cas, notamment, pour les marchés de fournitures de l’Etat et les marchés de travaux publics. Sans cesser de les analyser comme des contrats, les administrativistes du XIXe siècle furent tout à fait conscients de cet aspect des choses. Comme l’illustre par exemple Armand Béhic – ministre des travaux publics sous le Second Empire :

« Il est juste de reconnaître que les clauses de 1833, comme celles de 1811, portent visiblement l’empreinte de cette pensée, qu’à raison de la nature et du but des travaux dont ils se rendent adjudicataires, les entrepreneurs ne sont en quelque sorte que des agents d’un certain ordre de l’administration, obligés d’accepter ses décisions, lors même qu’elles blessent leurs intérêts et semblent en désaccord avec le véritable sens des clauses du contrat » (Circulaire du 21 novembre 1866, prise en interprétation du cahier des clauses et conditions générales imposées aux entrepreneurs des travaux des ponts et chaussées du 16 novembre 1866, in Recueil de lois, ordonnances, décrets, règlements & circulaires concernant les services dépendant du ministère des travaux publics, Paris, Imprimerie administrative Vve Jousset, 1903, t. IX (1re série), p. 495-496 ; c’est nous qui soulignons).

Cependant, l’opposition entre l’acte unilatéral et le contrat ; l’idée d’un acte d’adhésion du contractant à une procédure peut entraîner des équivoques. Ces terminologies ont été familiarisées par la doctrine juridique de la Belle-Epoque. Elles impliquent une tournure d’esprit ; leur signification renvoie à des représentations doctrinales qui ne sont pas celles des administrativistes du XIXe siècle. D’où la difficulté pour rendre compte des contrats de l’administration tels qu’ils ont pu être conçus avant la fin de ce siècle.

Tous les ouvrages qui en traitent attestent que ces contrats ont été analysés comme des contrats. Louis-Antoine Macarel se réfère à Pothier pour préciser la nature des marchés de fournitures (Questions de droit administratif, 1818). Certains auteurs ont pu discuter de la nature particulière de certains contrats au regard de catégories empruntées au code civil (comme l’avocat Ch. Delalleau avec les concessions).

C’est précisément ce qui fait l’originalité de la doctrine de ces auteurs : les contrats de l’administration ont été admis comme des contrats à part entière et, pourtant, ils ont été appréhendés à travers des problématiques spécifiques au droit administratif. C’est que les contrats administratifs ne se sont pas présentés à leur observation comme une donnée objectivement préexistante qu’il eût suffi de reconnaître. Ils résultent d’une certaine compréhension des choses. Si bien que, de nos jours, il importe davantage de comprendre pour quels motifs les administrativistes en ont traité que de savoir ce qu’ils en ont dits sur le fond. Les doctrines à leur sujet ont été élaborées incidemment, par des auteurs qui souhaitaient prendre exemple de certains contrats pour étayer telle thèse ou contredire telle autre. C’est en les mobilisant de la sorte qu’ils ont été amenés à porter sur tel ou tel contrat des appréciations toutes indiquées par le sens de démonstration à asseoir. Pareillement aujourd’hui, la manière dont nous saisissons les contrats de l’administration s’explique largement par les enjeux contemporains à notre droit administratif : savoir la soumission des personnes publiques au droit de la concurrence. Nous les caractérisons sous un aspect qui, pour être en accord avec une problématique actuelle, n’exclut pas d’autres approches qui valoriseraient autrement ces contrats.

Ainsi, par exemple, les marchés de fournitures de l’Etat ont été intéressés aux controverses touchant le Conseil d’Etat au cours des années 1820 (cf. notre thèse précitée, p. 81). C’est à cette occasion qu’ils ont été appréhendés par quelques-uns sous un aspect singulier. Sous la plume des défenseurs de cette institution, ils furent délibérément analysés comme un vecteur de l’action administrative, c’est-à-dire comme des contrats s’exécutant suivant des modalités propres à l’administration et réclamant, pour leur contentieux, un juge spécial qui soumette l’administration à une tutelle éclairée susceptible d’en redresser les dysfonctionnements. Ces auteurs ont pris prétexte de ces contrats pour convaincre de ce que le contrôle de l’administration ne devait pas résulter d’une stricte observance d’un droit sanctionné par le juge judiciaire ; mais plutôt d’une institution endogène à l’administration qui pût, en tenant compte des contraintes auxquelles l’administration faisait face, discipliner ses agents. D’ailleurs, leurs contradicteurs n’ont pas été en reste et ont prêté ces marchés à une appréciation différente qui permettait de démontrer en quoi le Conseil d’État était impropre à exercer une compétence juridictionnelle. Pour le duc de Broglie, les marchés de fournitures de l’Etat ne sont rien de plus que des contrats. Ce n’est pas qu’il eût été inattentif à certains de leurs caractères. C’est plutôt qu’il ne voulait pas qu’ils fussent autre chose que des contrats, étant précisé qu’il désignait aux contrats une conception univoque à laquelle correspondait la compétence judiciaire. De son point de vue, le salut de l’administration résultait de sa confrontation permanente avec la société, sur le terrain du droit (privé), de sorte que celle-là fût incitée à veiller à ses intérêts au lieu de reposer sa vigilance sur la confiance que pouvaient lui inspirer ses prérogatives et le bénéfice d’une juridiction spéciale.

Voici une illustration topique d’un auteur (avocat aux Conseils) qui, parmi les défenseurs du Conseil d’État, justifie l’existence d’un contentieux administratif en prenant exemple des marchés de fournitures de l’Etat :

« On voit un contrat passé par le gouvernement avec un entrepreneur, et l’on conclut aussitôt que les difficultés relatives à l’exécution de ce contrat ne peuvent offrir rien d’administratif ; mais on ne fait pas assez attention que ce contrat n’est qu’un mode employé pour subvenir à la gestion d’une branche du service public, et que son exécution, qui est la matière litigieuse, consiste dans des (…) actes dominés par les règles établies dans l’intérêt du service public, qu’il y soit pourvu par des agents révocables, ou par des agents irrévocables comme le sont les entrepreneurs » (H.-A. Quénault, De la juridiction administrative, Paris, Delaunay, 1830, p. 46 ; c’est nous qui soulignons).

En un sens, ces propos corroborent certainement l’opinion précitée du professeur Gaudemet. Cela étant, Quénault ne propose pas tant une définition juridique du contrat qu’il exprime une tournure d’esprit. Il avance moins une doctrine arrêtée qu’il ne témoigne du sens en lequel il comprit les marchés de fournitures, compte tenu du propos spécifique qui suscita ses réflexions et qui en détermina la tonalité.

Les contrats administratifs ne sont pas nés sous une forme ou sous une autre qui leur préexisterait. Ils procèdent de la plume des administrativistes qui, pour des motifs divers, s’en sont préoccupés en leur conférant une signification qui fût en accord avec la thèse défendue ou avec la représentation du droit administratif qu’ils essayaient d’incarner. Les contrats de l’administration n’ont pas (ou rarement) été l’objet principal de leur attention. C’est souvent de manière incidente qu’ils ont été mis en discours.

C’est le cas, par exemple, du parisien Gérando et du poitevin Foucart qui ont appréhendé les contrats de l’administration dans le souci d’organiser le droit administratif à travers le prisme d’une « rationalité gestionnaire » (pour reprendre une expression du professeur Guglielmi). Avec d’autres, comme Macarel et Boulatignier, ces auteurs ont souhaité saisir la gestion administrative par le droit. Aussi ont-ils infléchi leur représentation du droit administratif au regard des mutations induites par la genèse du parlementarisme en France (cf. notre thèse précitée, p. 229).

C’est encore le cas de la plupart des administrativistes universitaires des années 1830 qui se sont efforcés de préciser la distinction entre l’Etat-administrateur et l’Etat-propriétaire. Parmi ceux-là se range le second co-fondateur du Jda, Adolphe Chauveau. Celui-ci classait les marchés de fournitures de l’Etat parmi les actes administratifs en les analysants comme une manifestation de l’action administrative dont le contentieux participait de la responsabilité ministérielle. C’est pourquoi leur singularité a essentiellement été formalisée à propos de questions touchant la juridiction et le contentieux administratifs.

Sans poursuivre davantage ces exemples, nous souhaitons souligner deux choses.

D’une part, les « contrats administratifs » n’ont pas d’acte de naissance. La pesanteur de cette locution qui devient usuelle dès les années 1830 ne doit pas nous dissimuler la multiplicité des acceptions successives – parfois concurrentes – que les administrativistes lui ont conférées suivant les époques. Elle ne renvoie pas à la même chose si l’on considère respectivement le premier et le second XIXe siècle. Une histoire des contrats administratifs est une histoire d’une mise en discours des contrats de l’administration par les doctrines administratives. A cet égard, il faut se garder des schémas historiques qui feraient apparaître des linéarités (histoire diachronique) et qui négligeraient de comprendre les doctrines au regard des problématiques auxquelles elles réagirent (histoire synchronique). En soulignant la contingence des doctrines, l’histoire nous permet de nous confronter à celles qui nous sont contemporaines ; elle nous aide à nous procurer le recul nécessaire pour nous soustraire de l’évidence avec laquelle se présente la théorie des contrats administratifs. Il ne s’agit pas de la subvertir nécessairement, mais d’interroger les présupposés sur lesquels elle repose. Encore faut-il, au préalable, les expliciter.

D’autre part, la doctrine administrative du XIXe siècle nous montre qu’il est possible d’envisager les contrats administratifs autrement qu’à travers un prisme contractuel qui oriente l’ordre de nos réflexions. Ce n’est pas que cette nature contractuelle eût été indifférente aux auteurs de ce siècle. Loin de là. Toutefois, certains d’entre eux ont pu concevoir des doctrines qui, en n’attachant pas une importance prééminente à cette question, ont prêté les contrats administratifs à d’autres enjeux que celui consistant à leur assigner un régime juridique donné. Sans nous contraindre à les imiter, leur exemple nous renvoie à la prégnance intellectuelle avec laquelle la question de la détermination du régime applicable se pose à nous et le peu de latitude que nous laisse la théorie des contrats administratifs pour penser ces contrats différemment.

Ce n’est pas que cette théorie nous contraint à ne pouvoir envisager les contrats de l’administration en dehors de son giron. Les réflexions développées dans le rapport du Conseil d’État de 2008 (Le contrat, mode d’action publique et de production de normes) en donnent un exemple ; la doctrine universitaire ne démérite pas non plus. Toutefois, ces réflexions transversales n’ont, jusqu’alors, qu’assez peu influé sur la modélisation du droit des contrats administratifs.

Peut-être que, à cet égard, l’ordonnance (précitée) relative la délivrance des titres domaniaux sera l’occasion de déconstruire (ne fût-ce que partiellement) cette dichotomie entre les actes unilatéraux et les contrats ; et de décloisonner les contrats administratifs. Cette entreprise doctrinale pourrait nous permettre de ne plus les réduire à une identité contractuelle dont les effets sur notre manière de les comprendre pourrait paraître trop (op)pressante.

Nota bene : nous tenons à remercier très amicalement David M. pour la peine qu’il s’est donné en relisant notre article. Nous lui exprimons toute notre gratitude.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 212.

 

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Nouvelles « Lois » du service public face au numérique :

Abdesslam DJAZOULI-BENSMAIN,
Doctorant contractuel en Droit Public à l’Université Toulouse 1 Capitole (IDETCOM)

Le Service Public et le numérique :
vers une transformation majeure de l’administration

208. « Rien n’est permanent, sauf le changement ». Cette vérité que nous offre Héraclite est facilement transposable au Service Public qui, malgré son image d’ancre immobile au fond de l’océan, a toujours été confronté au vent du changement que celui-ci soit économique, social ou même politique[1]. Bien sûr, la notion elle-même a connu des évolutions, elle en subit encore, de sorte qu’il semblerait que « le service public n’est pas défini, il se constate », pour reprendre une célèbre formulation. Néanmoins, l’objet Service Public nous intéressera ici plus particulièrement dans sa définition organique comme proposée par Rolland, c’est-à-dire « une entreprise ou une institution d’intérêt général destinée à satisfaire des besoins collectifs du public (…) par une organisation publique ».

Alors que dans les années 1994, le Service Public se confronte aux évolutions nécessaires que sous-entend le développement du droit communautaire, c’est un autre basculement qui va aujourd’hui ébranler l’administration. Ce mouvement n’est pas idéologique, social ou économique mais technique. En effet, nous vivons ce que certains appellent la Révolution numérique qui bouleverse notre société, ses règles et ses habitudes.

Dans notre pays, 65%[2] des Français possèdent un smartphone de sorte qu’il leur est possible d’accéder à Internet et d’y trouver ou d’y déposer toute sorte d’information. Le développement du Cloud n’a jamais été aussi fort et de plus en plus d’entreprises et de particuliers y enregistre documents divers, factures, photos sous format numérique. De la même manière, de nombreuses entreprises privées préfèrent une correspondance électronique (plus simple, plus rapide, plus fiable) que le format papier.

Toutes ces évolutions, il y en a d’autres, nous poussent à l’interrogation puisque que l’administration, le Service Public français, à quelques exceptions, semble être à mille lieues de s’approprier cette révolution technologique.

Il suffit de se rendre dans une administration pour observer le problème. Déjà, en 1994 (et bien sûr avant), Marceau Long, Vice-Président du Conseil D’Etat, notait que « les Français sont à la fois fortement attachés à leurs services publics, et très sévères quant au fonctionnement de beaucoup d’entre eux »[3]. Ce qui était déjà à l’époque difficilement acceptable par les usagers apparaît aujourd’hui comme inconcevable. L’administration fait l’objet de nombreuses critiques et l’une d’entre-elles est son incapacité à prendre en compte l’évolution technologique et l’intérêt d’Internet et d’un transmission bien plus rapide de données. Le Service Public donne l’impression d’être resté en 1966[4], englué dans la première entreprise d’informatisation des services de l’administration, avec seulement une mise à jour des composants des ordinateurs.

Pourtant, il apparaît que, lorsque l’on juxtapose ce que propose le numérique et les principes fondamentaux du Service public, cette révolution technologique s’inscrit parfaitement dans les Lois de Rolland. Plus que cela, elle y apporte une nouvelle lecture, de laquelle découlent de nouvelles questions.

Le principe de continuité 

Ce principe, relativement simple, impose à l’administration une absence d’interruption. Ainsi, quoi qu’il se passe, le Service Public doit perdurer. Cette valeur fondamentale de notre conception de la notion est utile notamment, de manière organique, concernant le droit de grève des agents. Ce principe est évidemment respecté de manière théorique, mais en de manière pratique, le Service Public est fermé en dehors des heures d’accueils et il est inexistant le dimanche ou encore les jours fériés.

Le numérique ici, grâce au développement de plateformes telles que Service-public.fr assure pleinement cette charge de continuité de sorte que la présence dématérialisée de l’administration est assurée le dimanche, les jours fériés, de jour comme de nuit. Cette avancée technologique permet même de dépasser les contingences matérielles (maladies, fermetures des locaux) en assurant aux usagers un traitement de leurs demandes par une administration qui ne serait pas forcément celle proche de son domicile.

Ainsi, le numérique est en mesure d’assurer continuité réelle du Service Public puisqu’aucune interruption n’intervient. Cela impose, par conséquent, de mieux gérer et de mieux développer l’infrastructure de maintenance dans les administrations qui, aujourd’hui, est loin d’être suffisante puisqu’il n’existe pas de corps spécialisé et que cette mission est gérée de manière éclatée par les différentes administrations[5].

Le principe de mutabilité

Ce principe enveloppe beaucoup de sujets différents, mais il s’agit, de manière générale, pour le Service Public d’assurer le meilleur service possible aux usagers. Pour cela, l’Administration doit savoir évoluer, apprendre à avancer avec son temps.

Il s’agit de l’un des principaux chantiers de cette rénovation du Service public par le numérique que nous appelons de nos vœux mais qui également nécessaire et attendu par de nombreux acteurs, aussi bien les usagers que les entreprises du privé ou même les institutions comme la Cour des Comptes.

Aujourd’hui, l’objectif est clairement celui du tout-numérique[6] en matière de procédure administrative. En ce sens, il semblerait que le gouvernement Macron 2 et notamment le Secrétaire d’Etat en charge du numérique, Mounir Majhoubi ait une volonté forte sur la question[7]. Sur ces questions, il est en effet nécessaire de se rapprocher des modèles d’Europe de l’Est sur ses questions et notamment de celui proposé par la Lituanie qui a réalisé cet objectif.

Il est nécessaire, pour achever cette ambition, d’insuffler au Service Public l’esprit numérique comme l’évoque le rapport « Des start-up d’Etat à l’Etat plateforme » de la Fonda’pol[8]. Celui-ci doit être celui de l’initiative et le rapport souligne par ailleurs les expériences réussies au sein de l’administration. A ce titre notamment, il évoque la plateforme « mes-aides.gouv.fr » permettant de réaliser une simulation de la situation personnelle du demandeur et de permettre à celui-ci de voir de quelles aides il est éligible. Cette plateforme est née du constat, simple, par un agent que les usagers n’avaient souvent pas connaissance du fait qu’ils étaient éligibles à telle ou telle aide. Et il y a d’autres exemples, notamment « Data.gouv.fr » mais également « labonneboite.gouv.fr ».

Ces exemples, cette volonté du gouvernement et les comparaisons avec les autres pays, notamment du nord de l’Europe, à la pointe sur ces questions, montrent qu’il est possible de faire évoluer notre Service Public vers une élasticité qui est au cœur même de sa définition mais qui peine encore à être une réalité en pratique.

Le principe d’égalité

Inscrit au fronton de toutes nos mairies, le principe d’égalité est évidemment une valeur fondamentale du Service Public français de sorte qu’à situation similaire, la solution doit être similaire.

Le principe d’égalité impose également un grand chantier qui dépasse largement les frontières du Service Public. Il s’agit de la démocratisation et de la généralisation de l’accès aux technologies de l’information et de la communication. Il est nécessaire, puisqu’ils vont permettre au Service Public de s’adapter, d’assurer à tous l’accès à ces nouveaux services publics numériques à tous. Si ce travail n’est pas fait, il sera impossible d’assurer l’égalité de traitement des usagers.

A ce tire, il faut ici relever la bonne volonté du Gouvernement qui a annoncé la couverture totale de la France au Haut-débit et au Très-Haut-débit pour l’horizon 2022[9].

Vers un Etat-plateforme

Cette Révolution numérique est, à nos yeux essentiels. Elle permettra de revivifier la notion et l’organisation du Service Public. Elle devra être accompagnée des principes de neutralité[10] et de transparence sur la question des données personnelles qui – dans le cadre du projet de big data public[11][12] – auront un rôle fondamental dans la création d’un Service Public moderne.

Cette transformation à venir, nous l’appelons de nos vœux, sera aussi à mettre en perspective avec les difficultés économiques de la personne publique et permettra, peut-être, d’assurer à la fois un Service Public de qualité tout en diminuant ou en modifiant la part humaine des administrations.

Enfin, cette mutation devra aussi comprendre la transition écologique. Cette transition d’un Service Public dit « papier » à un Service Public dit « internet » permettra d’une part une évolution écologique notable et d’autre part une diminution – peut être seulement symbolique – de la pollution liée aux multiples déplacements nécessaires pour réaliser ses démarches administratives.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 208.

[1] Dès 1994 le Conseil d’Etat s’interroge sur l’évolution du Service public dans un rapport public : Service public, services publics : déclin ou renouveau ? RFDA 1995 p.497

[2] Etude 2016 du CREDOC « baromètre du numérique »

[3] C.F note 1

[4] C’est le « plan calcul » développé par le Général de Gaulle et Georges Pompidou visant à embrasser le développement de ce qui était à l’époque l’industrie des « calculateurs électroniques »

[5] Sur cette question : Rapport de la Cour des comptes sur les Relations aux usagers et modernisation de l’Etat – Vers une généralisation des services publics numériques de Janvier 2016

[6] « La Cour des comptes prône un recours généralisé aux services publics numériques » Jean-Marc Pastor, Dalloz Actualité 09 février 2016

[7] http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/05/18/numerique-mounir-mahjoubi-esquisse-ses-premiers-chantiers_5129817_3234.html

[8] Pezziardi Pierre, Verdier Henri. Janvier 2017

[9] Interview de M. Mounir Mahjoubi sur FranceInter en date du 28 août

[10] Comme « neutralité de l’internet » et non pas « neutralité » comme on l’entend classiquement en ce qui concerne les services publics.

[11] « Mise en place du service public de la donnée », Jean-Marc Pastor, AJDA 2017 p.605

[12] « Communication des données publiques, Open data, accessibilité aux réseaux : dispositions de la loi pour une République numérique intéressant les collectivités », Samuel Dyens, AJ Collectivités Territoriales 2017, p.180

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Identification(s) prétorienne(s) du service public

par Camille CUBAYNES,
Doctorante contractuelle en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

200. Une activité peut être reconnue comme service public en vertu de la loi. A défaut de qualification législative, il faut procéder à l’identification selon les critères jurisprudentiels. Les critères classiques identifient comme activité de service public, une activité qui, gérée par une personne privée, présente un caractère d’intérêt général et pour laquelle celle-ci bénéficie de prérogatives de puissance publique (CE, Section, 28 juin 1963, Sieur Narcy). A défaut de bénéficier de telles prérogatives, la même qualité sera reconnue à l’activité exercée par la personne privée « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints ». L’ensemble de ces éléments laissant apparaître « que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (CE, Section, 22 février 2007, Association du Personnel Relevant des Établissements pour Inadaptés – APREI).

On note, en 2016, plusieurs décisions faisant application de cette méthode, reconnaissant ou déniant la qualité de service public à diverses activités au regard des situations d’espèce.

  • Distinction des obligations imposées par l’autorité chargée de la gestion du domaine, du contrôle d’une personne publique permettant la reconnaissance de service public à une activité exercée par un opérateur privé.

La gestion par l’opérateur privé de la cafétéria située au sein du centre hospitalier régional (CHR), ne constitue pas une mission de service public.

En effet, la prescription par le CHR, d’horaires spécifiques d’ouverture aux malades, aux visiteurs et au personnel du centre hospitalier, la détermination d’une liste limitative de produits pouvant être vendus ainsi que l’actualisation des tarifs de vente une fois par an, ne traduisent pas la volonté du CHR de faire de cette activité une activité de service public. De telles prescriptions sont la manifestation du devoir de l’autorité chargée de la gestion du domaine public d’en assurer l’affectation à l’intérêt général.

Le présent arrêt s’inscrit ainsi dans la ligne de la jurisprudence Stade Jean Bouin[1] qui opérait une distinction entre les prescriptions imposées par la personne publique et liée à la gestion du domaine et les obligations révélant un « contrôle » de cette dernière, témoignant de sa volonté de faire de l’activité ainsi contrôlée, un service public. Par ailleurs, le fait que le successeur soit pour sa part titulaire d’une délégation de service public est inopérant. CAA Nancy, Chambre 1, 19 Mai 2016, X c./ CHR de Metz-Thionville, n° 15NC01185.

  • Absence d’éléments démontrant la volonté de l’autorité publique de faire de l’activité un service public.

Les conventions successives conclues entre la société et la Commune ne traduisent pas la volonté de cette dernière de faire de l’animation culturelle et touristique des sites de la carrière des Bringasses et des Grands Fonds un service public, ce, quand bien même cette activité présente les caractères d’une activité d’intérêt général. À cet égard, bien que les conventions prévoient la mise à disposition de la commune des carrières quelques jours dans l’année, « ils ne prévoyaient aucun rôle de la commune dans la programmation et la tarification des activités d’animation ni aucun contrôle ou droit de regard de sa part sur l’organisation et les modalités de fonctionnement de la société ». CAA Marseille, Ch. 6, 9 Mai 2016, n° 15MA01074.

Dans le même sens, le Conseil d’État estime qu’en se contentant de fixer les jours d’ouverture des sites du Moulin de Daudet et du Château de Montauban, et en imposant à la preneuse d’en respecter le caractère historique et culturel, la Commune n’a pas exercé, sur l’activité, un contrôle manifestant sa volonté d’en faire une mission de service public. La preneuse était en effet libre de fixer le montant des droits d’entrée, le contenu des visites, leur fréquence, ainsi que le prix et la nature des produits vendus dans le cadre de l’activité annexe, exception faite du seul fait que « les produits vendus sur les sites ne peuvent être alimentaires ou de ‘’nature dévalorisante ou anachronique pour l’image et la qualité des lieux’’ » (cons. 2 et 3). CE, 9 décembre 2016, n° 396352. (Cet arrêt fait l’objet d’une note au JDA, veille prétorienne janvier 2017, « Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique ».)

Dans les trois affaires rapportées ici, la qualification d’activité de service public n’a donc pas été retenue. Il faut noter la place qu’accorde le juge à la « volonté » de l’Administration de faire, ou de ne pas faire, d’une activité, une activité de service public. À ce titre, on peut rejoindre les propos de Didier Truchet qui estimait que l’Administration appose son « label »[2] aux activités qu’elle estime devoir reconnaître comme étant de service public. Dans certains cas par contre, la nature d’une activité ne dépend pas de la volonté de l’Administration mais est impossible en raison de motifs « de pur droit ».

Les partis politiques ne sont pas titulaires d’une mission de service public. Dans le litige qui l’opposait à son fondateur, le Front national contestait la suspension, par le juge judiciaire, de la tenue d’une assemblée générale par correspondance dont l’objectif était de modifier ses statuts en supprimant notamment toute référence à un Président d’honneur.

Analysant cette décision « comme une ingérence empêchant le fonctionnement normal d’un parti politique »[3], le Front national se pourvoit en cassation. Son premier moyen conteste la compétence du juge judiciaire à connaître du litige. Le Front national estime en effet être une personne privée titulaire d’une mission de service public en vertu de l’article 4 de la Constitution selon lequel « les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. […] Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Dès lors, son règlement intérieur serait un acte administratif unilatéral d’organisation du service public dont seul le juge administratif pourrait connaître. Rejeté par les juges du fond, ce moyen l’est également par le juge de cassation au terme d’un raisonnement en deux temps.

La Cour de cassation constate d’abord que les partis politiques, bien qu’ils « jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie », sont des personnes privées qui ne détiennent ni prérogatives de puissance publique (critère de la jurisprudence Sieur Narcy) et ne font pas non plus l’objet d’un contrôle de la personne publique (critère de la jurisprudence APREI). En effet, ce contrôle est impossible en raison du « principe de liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti [et qui] s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle ». Substituant un « motif de pur droit » à ceux utilisés par la Cour d’appel pour justifier le rejet de la requête, la Cour de cassation constate dès lors elle aussi que les partis politiques étant des associations régies par la loi du 1er juillet 1901, la connaissance de leur litige relève de la seule compétence du juge judiciaire. Cour de cassation, première Chambre civile, 25 janvier 2017, n° 15-25.561.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 200.

[1] CE, 3 décembre 2010, Stade Jean Bouin, n° 338272.

[2] Truchet (D.), « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard, label de service public et statut de service public », AJDA, 1982, p. 427.

[3] Communiqué de presse du Front national en date du 8 juillet 2015, disponible en ligne.

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ParJDA

Du service public transfusionnel

par Pauline GALLOU
Doctorante en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

199. L’année 2016 est une année de transformations normatives pour le service public transfusionnel.  Sous la pression de son environnement social, économique et juridique, ce service public mute pour s’adapter aux évolutions récentes qui sont notamment venues redessiner les contours du monopole de l’Etablissement Français du Sang[1], établissement public en charge de la gestion de ce service public.

La loi 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (LMSS)[2] constitue la source principale de ces modifications. Cette évolution normative a été parachevée par voie d’ordonnance[3].

Parmi les changements opérés par la loi, la présente chronique retiendra d’une part, une disposition sociétale relative à la sélection des donneurs, et d’autre part, un ensemble de mesures visant à assouplir et adapter les dispositions encadrant le service public transfusionnel.

Alors que la première mesure amorce la fin de l’exclusion permanente du don de sang des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (I), l’étude du deuxième ensemble de dispositions visera à démontrer que le service public transfusionnel, confronté à une concurrence nouvelle, se voit doté de nouveaux instruments pour faire face à cette dernière (II).

I. L’évolution de la sélection des donneurs : la fin de l’exclusion permanente en raison de l’orientation sexuelle des donneurs

A la suite de la découverte de l’épidémie du Sida, une circulaire a entendu exclure du don de sang les personnes identifiées comme appartement à une population à risque (circulaire DGS/3B n° 569, circulaire du Professeur Roux du 20 juin 1983). Parmi elles, figuraient « les personnes homosexuelles ou bisexuelles ayant des partenaires multiples » (annexe II de la circulaire).

Les données épidémiologiques ont poussé les professionnels de la transfusion à exclure complétement les hommes ayant eu des rapports homosexuels. Malgré les progrès réalisés dans les techniques permettant de détecter la présence des virus, il existe un laps de temps après la contamination pendant lequel cette détection n’est pas possible (fenêtre silencieuse).

Afin de protéger les receveurs, les critères de sélections des donneurs de sang ont été réglementés.

En droit européen, la directive 2004/33 du 22 mars 2004 portant application de la directive 2002/98 concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins a précisé les exigences relatives à l’admissibilité des donneurs de sang et de plasma en instituant en fonction des cas des contre-indications permanentes ou temporaires. Or, la traduction française de la directive ne permet pas d’identifier si certaines pratiques des « individus dont le comportement sexuel ou l’activité professionnelle les expose au risque de contracter des maladies infectieuses graves transmissibles par le sang » relèvent d’une exclusion temporaire ou définitive (existence de divergences dans les versions linguistiques).

En droit interne, l’annexe II de l’arrêté du 12 janvier 2009[4] fixant les critères de sélection des donneurs de sang a exclu de manière permanente du don de sang les hommes ayant eu des rapports sexuels avec un homme. L’arrêté pose en revanche pour les hétérosexuels ayant des pratiques à risque des exclusions temporaires.

Face à cette exclusion totale du don du sang, perçue par les personnes concernées et une partie de la population comme discriminatoire, les recours juridiques se sont multipliés. Après la CEDH[5], et le Conseil constitutionnel[6], la CJUE a été saisie d’une question préjudicielle[7] par le tribunal administratif de Strasbourg.

Lors des débats parlementaires de la loi de modernisation du système de santé, l’avocat général près la Cour de justice de l’Union européenne venait de rendre ses conclusions. Ses  conclusions, assez défavorables, pouvaient laisser penser aux députés que si la Cour suivait ces dernières, la proportionnalité de l’exclusion permanente serait remise en question, et donc sa légalité[8].

Les députés ont manifesté à plusieurs reprises leur volonté de mettre fin à une situation discriminante[9]. Alors que le projet de loi n’abordait pas cette question, qui relevait pour l’exécutif du pouvoir réglementaire, les députés ont déposé en commission trois amendements[10].

Ces trois amendements ont été retirés à la demande de la Ministre de la Santé, Marisol Touraine. La ministre avait réaffirmé aux députés la volonté du gouvernement de faire évoluer l’entretien préalable au don en « supprimant la mention de l’orientation sexuelle [du questionnaire] et en ne retenant que les comportements sexuels à risque ». La ministre précisait alors qu’elle avait saisi le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) pour connaître son avis quant à la pertinence de cette évolution et qu’un groupe de travail était en place afin d’« étudier les risques liés à une éventuelle ouverture du don du sang aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes ».

Le Comité Consultatif National d’Ethique ayant fait preuve de prudence dans son avis en recommandant « dans l’attente des résultats des recherches et des évolutions demandées – [que] les contre-indications actuelles soient maintenues [11]», l’amendement avait été réintroduit et adopté en session ordinaire[12].

C’est donc dans ce contexte que l’article article 40 de la loi est venu compléter l’article L. 1211-6-1 du code de la santé publique.  A la suite du premier alinéa disposant que « nul ne peut être exclu du don de sang en dehors de contre-indications médicales » le législateur a souhaité énoncer le principe selon lequel « Nul ne peut être exclu du don de sang en raison de son orientation sexuelle ».

Un arrêté du 5 avril 2016 fixant les critères de sélection des donneurs de sang a ensuite transformé l’exclusion permanente pour les hommes ayant un ou des rapport (s) sexuel (s) avec un autre homme en exclusion temporaire.

Dans le cas d’un don de sang total et d’aphérèse, l’exclusion temporaire est, depuis l’entrée en vigueur de l’arrêté en juillet 2016, de douze mois après le dernier rapport sexuel considéré.

Dans le cas d’un don de plasma par aphérèse pour plasma sécurisé par quarantaine l’exclusion est de quatre mois pour les hommes ayant eu plus d’un partenaire sexuel dans les quatre derniers mois après la fin de cette situation.

A la suite du processus législatif, l’organisation du service public transfusionnel gagne en plasticité et l’établissement public qui le gère se voit doté d’outils pour faire face à l’accroissement de la concurrence dans le secteur du sang.

II. Un service public réorganisé pour faire face à la concurrence 

Il convient de rappeler que la gestion du service public transfusionnel est confiée à l’établissement français du sang (EFS) qui bénéficie d’un monopole de collecte, préparation et distribution des produits sanguins labiles pour assurer sa mission.

L’établissement français du sang est un établissement public national territorialement déconcentré. Un échelon national est complété par des établissements de transfusion sanguine régionaux, sans personnalité juridique, qui constituent les entités opérationnelles de la transfusion sanguine.

L’ordonnance réécrit les dispositions législatives relatives à l’organisation interne de l’Etablissement français du sang en fusionnant dans un nouveau « chapitre II : Etablissement français du sang », les dispositions contenues auparavant dans trois chapitres distincts (Etablissement français du sang, Etablissements de transfusion sanguine, Schémas d’organisation de la transfusion sanguine). Les références aux établissements de transfusion sanguine sont systématiquement remplacées par la référence à l’établissement français du sang. L’ordonnance effectue ainsi une forme de « déclassement » des entités locales au profit d’un établissement « unique » et territorialement intégré au système de santé. Cette intégration se fait par la création d’un schéma directeur national de la transfusion sanguine qui organise sur l’ensemble du territoire national les activités relatives à la transfusion et qui sera localement décliné au niveau des établissements de transfusions sanguines. Seul l’Etablissement français du sang bénéficie d’une existence législative, les établissements de transfusion sanguine bénéficient eux d’une reconnaissance réglementaire.

L’établissement français du sang, qui se substitue aux établissements de transfusion sanguine, devient le titulaire de l’agrément qui lui permet d’exercer ses activités.

Cette évolution législative s’explique par la volonté de confier « le pilotage et les enjeux des activités de l’EFS […] au-delà du cadre régional » « directement » à l’échelon national en cas de « regroupement éventuel de ses activités ou d’exercice de celles-ci dans un cadre supra régional »[13] et dans un souci de rationalisation.

Il convient de noter que l’ordonnance modifie la durée de l’agrément. Celui-ci a désormais une durée illimitée[14]. Ces mesures vont dans le sens d’une simplification de la législation du service public transfusionnel. Ces dispositions sont les bienvenues pour permettre au service public transfusionnel et à l’Etablissement français du sang de s’adapter rapidement à son nouvel environnement.

Les mesures de simplifications ont été accompagnées de dispositions dotant l’Etablissement français du sang de nouveaux outils pour concurrencer les opérateurs privés.

Le monopole de l’Etablissement français du sang a récemment été redessiné. En effet, le plasma traité par solvants-détergents (dit plasma SD), plasma dans la production duquel intervient un processus industriel, autrefois considéré comme produit sanguin labile, est aujourd’hui entièrement soumis au régime du médicament[15].

Un régime transitoire avait été mis en place en 2015[16] à la suite d’une décision de la CJUE[17] et du Conseil d’Etat[18] pour accompagner ce changement de statut. Pour prévenir une désorganisation dans la délivrance de ce dernier, la loi avait permis à l’Etablissement Français du Sang de continuer à délivrer ce type de plasma sans avoir toutefois le statut de laboratoire pharmaceutique. Ce plasma industriel destiné à être transfusé était soumis à un régime du médicament dérogatoire consistant en un double circuit de pharmacovigilance et d’hémovigilance[19]. La loi met fin à un régime transitoire instauré pour accompagner le passage de ce plasma dans le secteur concurrentiel. Désormais ce type de plasma est entièrement soumis au régime du médicament. La loi de modernisation de notre système de santé vient réintégrer ce type de plasma dans le circuit classique du médicament et le soumet à la pharmacovigilance[20]. Le plasma industriel est désormais délivré par les pharmacies à usage intérieur (PUI) comme les autres médicaments.

Pour faire face à l’ouverture à la concurrence, l’ordonnance donne la possibilité à l’Etablissement Français du Sang de fabriquer, importer et exploiter les plasmas industriels[21]. L’EFS pourra ainsi créer un établissement pharmaceutique afin de reprendre la fabrication de plasmas industriels dont il a cessé la production. Cette évolution législative donne la possibilité à l’établissement public de concurrencer la société Octapharma[22] sur un marché concurrentiel.

Les plasmas qui ne sont pas industriellement préparés, et qui sont toujours considérés comme des produits sanguins labiles[23], se trouvent directement concurrencés par des plasmas « médicaments » qui ont la même finalité thérapeutique. Or, la loi interdisait jusqu’alors la publicité en faveur des produits sanguins labiles contrairement aux médicaments. L’article 3 de l’ordonnance crée une exception pour les plasmas dans la production desquels n’intervient pas un processus industriel « afin d’assurer le respect de libre concurrence et mettre l’opérateur en situation d’égalité avec les laboratoires pharmaceutiques commercialisant du plasma transfusionnel de statut médicament »[24]. Les modalités de cette publicité, baptisée « communication à caractère promotionnel », sont définies dans un chapitre III éponyme[25].  Celle-ci est notamment permise sous autorisation préalable de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé[26]. La communication, qui peut notamment consister à remettre gratuitement des échantillons[27], ne peut être effectuée que par un docteur en pharmacie ou en médecine[28]. Pour le Professeur Didier TRUCHET cette innovation législative s’apparenterait presque à une « révolution »[29].

L’ordonnance donne ainsi à l’opérateur du service public transfusionnel les moyens de s’adapter à une nouvelle concurrence tout en prévoyant des garanties.

La présente contribution porte sur les transformations du service public transfusionnel intervenues au cours de l’année 2016. Une prochaine chronique sera consacrée à l’actualité 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 199.

[1] Le monopole de l’Etablissement français du sang est délimité par la notion française de produits sanguins labiles (PSL). Celle-ci est généralement opposée aux produits stables, à la durée de conservation plus longue, qui sont eux qualifiés de médicaments. En vertu de l’article L1221-8 du code de la santé publique « seuls peuvent être distribués ou délivrés à des fins thérapeutiques, les produits sanguins labiles dont la liste et les caractéristiques sont fixées » par décision administrative publiée au JO. La liste, fixée par le directeur de l’AFSSAPS (ANSM aujourd’hui), plusieurs fois modifiée, a fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir introduit par la société Octapharma. La décision administrative mentionnant le plasma frais congelé déleucocyté viro atténué par solvant-détergent (dit plasma SD) parmi les produits sanguins labiles sous monopole de l’Etablissement français du sang, empêchait la société de commercialiser en France son plasma SD, qui bénéficiait d’une autorisation de mise sur le marché dans plusieurs pays européen. Le Conseil d’Etat, à la suite d’une question préjudicielle posée à la Cour de Justice de l’Union Européenne a exclu le plasma SD de la liste des PSL. La haute juridiction administrative a qualifié ce plasma de médicament en raison de son processus de fabrication industriel en application de la législation européenne (CE, 23 juillet 2014, Société Octapharma France , n° 349717)

[2] Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, publiée au JO du 27 janvier 2016.

[3] Ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, publiée au JO du 21 octobre 2016.

[4] Arrêté  du  12  janvier  2009  fixant  les  critères de  sélection  des  donneurs  de  sang, publié au JO le 18 janvier 2009.

[5] CEDH, 4ième section, 5 octobre 2002, n° 49821/99, TOSTO contre l’Italie. La CEDH n’eut pas l’occasion de se prononcé, l’Italie ayant modifié sa législation entre temps.

[6] Conseil Constitutionnel, 19 septembre 2014, n° 2014-412 QPC, le Conseil constitutionnel était saisi de la question de la conservation informatisée des données sensibles,

[7] CJUE, 4e chambre, 29 avril 2015, affaire n° C-528/13, Geoffrey Léger contre Ministre des Affaires sociales, de la Santé et des Droits des femmes et Établissement français du sang.

[8] Pour lui une relation sexuelle entre deux hommes n’est pas, en soi et à elle seule, constitutive d’un comportement qui justifierait l’exclusion permanente du don de sang. Une telle exclusion peut cependant être justifiée au regard de l’objectif de protection de la santé publique, à condition qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire. L’avocat général invitait alors la juridiction nationales à vérifier la proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif poursuivi en se demandant  « si la situation épidémiologique propre à la France repose sur des statistiques fiables, représentatives et récentes et si, en l’état actuel des connaissances scientifiques, il ne serait pas possible, sans soumettre la chaîne transfusionnelle à des contraintes excessives, de prévoir des mesures de mise en quarantaine des dons dans l’attente de l’expiration de la fenêtre silencieuse ».

[9] Voir en ce sens la discussion générale lors première séance du mardi 31 mars 2015 à l’Assemblée Nationale et notamment l’intervention de Monsieur Jean-Louis ROUMEGAS du parti Europe Écologie Les Verts

[10] Amendement N°AS1321 présenté par Monsieur VERAN, rapporteur ; Amendement N°AS1090 présenté par

Messieurs RICHARD, VERCAMER et TAHUAITU ; Amendement N°AS229 présenté par Messieurs ROUMEGA, CAVARD et Madame MASSONNEAU

[11] CCNE, Avis N°123 du 28 mars 2015

[12] Amendement N°1289 présenté par Madame Sonia LAGARDE et Messieurs RICHARD, VERCAMER, TAHUAITU, FAVENNEC, FOLLIOT, HILLMEYER, JEGO, Jean-Christophe LAGARDE, Maurice LEROY, PIRON, REYNIER, SANTINI, SAUVADET et Philippe VIGIER

[13] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, JO du 21 octobre 2016, p.2 du rapport

[14] Article 2 de l’ordonnance

[15] Voir supra, p.1, note de bas de page n°1

[16] Ce régime transitoire a été créé par l’article 71 de la loi n° 2014-1554 du 22 décembre 2014 de financement de la sécurité sociale pour 2015 puis précisé par le décret n° 2015-100 du 2 février 2015 relatif au plasma dans la production duquel intervient un processus industriel

[17] CJUE, 1ière chambre, 13 mars 2014, l’affaire C 512/12, Octapharma France SAS contre Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et Ministère des Affaires sociales et de la Santé)

[18] CE, 23 juillet 2014, Société Octapharma France , n° 349717

[19] Le décret n° 2015-100 du 2 février 2015 relatif au plasma dans la production duquel intervient un processus industriel a précisé les règles de conservation ainsi que les règles de délivrance et d’hémovigilance applicables au plasma industriel.

[20] Article 170 de loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé

[21] Article 2 de l’ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine.

[22] La société Octapharma est, à notre connaissance, le seul laboratoire pharmaceutique bénéficiaire en France d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour son plasma SD « OCTAPLASLG ».

[23] Le plasma frais congelé sécurisé par quarantaine (PFC-Se) et le plasma frais congelé traité par amotosalen (PFC-IA) sont à ce jour les deux seuls plasmas fabriqués par l’Etablissement Français du sang, un autre type de plasma ayant été retiré de la liste des PSL (plasma frais congelé traité par bleu de méthylène dit PFC-BM). Il existe également un plasma lyophilisé destiné aux unités militaires déployées en opérations extérieures (PLYO).

[24] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2016-1406 du 20 octobre 2016 portant adaptation et simplification de la législation relative à l’Etablissement français du sang et aux activités liées à la transfusion sanguine, p.2.

[25] Article L1223-1 et suivants du code de la santé publique

[26] Article L1223-4 du code de la santé publique

[27] Article L1223-6 du code de la santé publique

[28] Article L1223-7 du code de la santé publique

[29] Didier TRUCHET, Droit de la santé publique, Dalloz, « Mémentos », 2016, 9e éd, p.176.

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ParJDA

Modes de gestion(s) du service public

par Camille CUBAYNES & Quentin ALLIEZ,
Doctorants en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

206. La personne publique responsable du service public dispose d’une liberté de choix d’exercice de celui-ci. Elle peut le gérer par elle-même ou en déléguer la gestion à un tiers, en principe par voie d’habilitation contractuelle (CE, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736).

Les concessions

L’année 2016 a été, en matière de modes de gestion des services publics, celle de l’importante réforme du droit des concessions avec la transposition la directive 2014/23 par l’ordonnance du 29 janvier 2016. Son article 5 nous livre la définition de la concession, considérant que celle-ci peut avoir pour objet « l’exécution de travaux ou la gestion d’un service ». Dans le cas où le contrat porterait à la fois sur des travaux et des services, l’article 6 prévoit qu’il faut se référer à son objet principal, par opposition aux prestations accessoires.

Ce même article 6 dispose que « les contrats de concession de services ont pour objet la gestion d’un service. Ils peuvent consister à déléguer la gestion d’un service public ». L’ordonnance consacre alors la concession de service qui peut-être selon les cas un service public. Le recours au contrat de concession peut conduire à confier la gestion d’un service sans que celui-ci ne soit nécessairement un service public[1]. Le droit européen, qui est ici transposé, définit la concession indépendamment de la nature du service. Alors que le droit français connaissait, quant à lui, la notion de délégation de service public.

De fait, que reste-t-il de la typologie française des contrats emportant l’exploitation du service public ? Est conservée, uniquement pour les collectivités territoriales et leurs établissement publics, la délégation de service public[2]. Au sein de cette catégorie, on retrouve, la concession qui impose au titulaire de réaliser à ses frais les investissements immobiliers en plus de l’exploitation du service. L’affermage qui prévoit que les équipements soient mis à disposition par la personne publique au fermier. Enfin la régie intéressée, la collectivité finance l’établissement d’un service public qu’elle confie à un régisseur dont la rémunération est la fois assurée par la personne publique sous la forme d’une part fixe et à la fois indexée sur les résultats de l’exploitation part variable. Les autres personnes publiques ne pouvant conclure que des concessions de service public, intégrées aux concessions de service, sous-catégorie des contrats de concessions.

Une personne publique en charge d’un service public peut donc recourir à la concession de service public comme mode de gestion de celui-ci. Il faut toutefois que le concessionnaire supporte une part du risque de l’exploitation comme le prévoit l’article 5 de l’ordonnance. L’ordonnance reprend ici les jurisprudences internes[3] et européennes[4] qui avaient érigé le risque comme critère de la concession.

[1] Le Conseil d’Etat a ainsi récemment usé de cette notion de concession de service dans son arrêt Société de manutention portuaire d’Aquitaine du 14 février 2017.

[2] Article L1411-1 du CGCT

[3] CE 7 novembre 2008, Département de la Vendée.

[4] CJCE 13 octobre 2005, Parking Brixen.

Les modes de gestion au contentieux

La personne publique responsable du service public dispose d’une liberté de choix d’exercice de celui-ci. Elle peut le gérer par elle-même ou en déléguer la gestion à un tiers, en principe par voie d’habilitation contractuelle (CE, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736).

Si la gestion directe n’a pas donné lieu à un fort contentieux, la gestion déléguée appelle plusieurs observations. Alors qu’il faut saluer l’intégration dans la nouvelle réglementation des règles jurisprudentielles organisant la quasi-régie (1), les règles relatives à la durée des contrats de délégations ont été rappelées (2).

Les conditions de la quasi-régie

  • In house ou quasi-régie. Si les conditions de délégation d’une mission de service public à une société publique locale sont remplies, cette délégation n’entre pas dans le champ des obligations de publicité et mise en concurrence.

Cette affaire rappelle les conditions de mise en œuvre de l’article L. 1411-12 du CGCT applicable à l’espèce, abrogé par l’ordonnance « concession »[1] mais repris par elle à l’article 16 sous la dénomination de quasi-régie au sein de la section consacrée aux « exclusions applicables aux relations internes au secteur public ».

En principe, on sait en effet qu’une délégation de service public doit donner lieu à une procédure particulière, notamment au regard des exigences de publicité et mise en concurrence qu’elle implique. Toutefois, l’article L. 1411-12 du CGCT prévoit que ces obligations ne trouvent pas à s’appliquer dans trois cas (monopole, création d’un établissement public ou d’une société publique locale, considérations de durée et de montant de la délégation consentie). Dans la présente affaire, une Commune avait décidé de créer une Société Publique Locale afin de lui confier la gestion du service public extérieur des pompes funèbres[2] et du crématorium de plusieurs communes au moyen d’une délégation. La délibération portant création de la SPL et dissolution de la régie qui exerçait jusqu’alors cette mission est attaquée. La société requérante estime que les conditions d’application de l’alinéa 2 de l’article L. 1411-12 du CGCT ne sont pas remplies, notamment celle tenant au « contrôle comparable » (ou analogue) exercé par la personne publique sur la SPL. Les deux autres conditions relatives au fait que cette dernière réalise l’essentiel de son activité pour la personne publique délégataire (1) et que l’activité déléguée figure expressément dans ses statuts (2) n’étant pas contestées. La Cour administrative d’appel de Bordeaux constate pourtant que « la commune dispose de la quasi-totalité du capital social et a le pouvoir de désigner tant les membres du conseil d’administration que le directeur général ; elle exerce ainsi sur la société publique locale, pour son compte et celui des autres actionnaires, un contrôle comparable à celui exercé sur ses propres services. » (cons. 10). Elle rejette dès lors la requête de la société demanderesse.

On peut rapporter que le régime de la quasi-régie a été précisé par l’ordonnance « concessions ». Transposant les exigences européennes et délaissant les formules larges, elle précise désormais que « La personne morale contrôlée réalise plus de 80 % de son activité dans le cadre des tâches qui lui sont confiées par le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ou par d’autres personnes morales qu’il contrôle ; »[3] (nous soulignons). La notion de « contrôle analogue » est également précisée puisque est réputé comme tel le pouvoir adjudicateur qui « exerce une influence décisive à la fois sur les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de la personne morale contrôlée ». CAA Bordeaux, ch. 6, 18 juillet 2016, SPL Pompes funèbres publiques des communes associées – Aunis, Société Omnium de Gestion et Financement, n°15BX00314.

 Les critères de la durée du contrat de délégation

  • Durée d’amortissement et durée du marché : sanction durée excessive du marché à bons de commande.

Le département de la Vendée a conclu un marché à bons de commande pour une durée de 9 ans. Or, en vertu des dispositions du Code des marchés publics (applicable à l’espèce), la durée d’un tel marché est plafonnée à 4 ans, « sauf dans des cas exceptionnels dûment justifiés, notamment par leur objet ou par le fait que leur exécution nécessite des investissements amortissables sur une durée supérieure à quatre ans. » (article 77 II Code des marchés publics). En l’espèce, une durée de 9 ans est excessive car les véhicules requis pour le marché pouvaient être âgés de 10 à 20 ans selon les gabarits : « les véhicules des entreprises candidates pouvaient donc être déjà partiellement amortis à la date du début d’exécution du marché et, s’agissant des véhicules plus récents, pouvaient continuer à être amortis,  après l’expiration du marché,  dans le cadre  d’une  activité de prestation de services ultérieure, ou faire l’objet d’une revente venant compenser  l’impossibilité d’amortir totalement les véhicules dans le cadre de la durée d’exécution du marché » (cons. 13). Constatant cela, le juge décide de maintenir le contrat en modifiant uniquement son terme de façon à ramener sa durée à 4 ans. TA Nantes, 2 mars 2016, Sté Voyages Nombalais, n° 1306681.

Cette solution ne semble pas conforme à la jurisprudence du Conseil d’État qui, sur une affaire très similaire (transport scolaire et régulier de passagers, marché à bons de commande d’une durée de 6 ans, véhicules d’une ancienneté maximale de 10 ans), a validé l’annulation du marché alors que l’acheteur public demandait sa résiliation en cas non reconnaissance de la nécessité de déroger à la durée plafond du marchés à bons de commande. La formule utilisée laisse entendre que la sanction de principe du dépassement non justifié de la durée maximale autorisée réside dans l’annulation, dès lors que celle-ci ne porte pas une atteinte excessive à l’intérêt général : « il ressort des écritures du syndicat devant la cour administrative d’appel que ce dernier demandait à la cour, dans l’hypothèse où elle estimerait que l’illégalité invoquée par la société appelante était de nature à vicier la procédure, de ne pas annuler le marché, eu égard précisément à la nécessaire protection de l’intérêt général, mais de se limiter à en prononcer la résiliation ; qu’eu égard à l’absence de tout élément de nature à établir que la résiliation du contrat était elle-même de nature à porter une atteinte excessive à l’intérêt général, il s’ensuit que le syndicat mixte des transports en commun Hérault Transport n’est pas fondé à soutenir qu’en faisant droit à cette demande, la cour administrative d’appel de Marseille aurait commis une erreur de droit ou méconnu l’étendue de son office ; » (cons. 7). CE, 5 février 2016, Société Voyages Guirette c./ syndicat mixte des transports en commun Hérault Transport, n° 383149.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 206.

[1] Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, relative aux contrats de concession transposant en droit interne la Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession.

[2] Activité reconnue comme service public par l’article L. 2223-19 du CGCT.

[3] Article 16 I 2° de l’ordonnance « concession ».

 

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Compétence(s) juridictionnelle(s) du service public

par Camille CUBAYNES,
Doctorante contractuelle en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

201. On sait que, à défaut de qualification législative directe ou indirecte, le contrat dont il faut déterminer la nature, doit être ausculté au regard des critères jurisprudentiels afin de savoir si sa connaissance relèvera du juge administratif (1) ou judiciaire (2).  Pour ce qui est de la qualification de contrat administratif, outre la présence directe ou indirecte d’une personne publique, qui est le critère organique impératif, on note l’existence de trois critères matériels alternatifs que sont : le régime exorbitant du droit commun (CE, Section, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la rivière du Sant, n° 82338), la clause exorbitante du droit commun (CE, 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges) et le lien avec le service public (CE, 4 mars 1910, Thérond). C’est ce dernier critère qui a parfois donné lieu à des appréciations divergentes, justifiant la saisine du Tribunal des conflits qui a, en outre, rendu certaines décisions contraires à l’avis de son rapporteur. L’appréciation de l’importance du cocontractant privé dans l’exécution du service public est donc délicate.

1. Compétence administrative.

  • Reconnaissance de la qualité de contrat constituant une modalité d’exécution du service public.

Le contrat de location d’un terrain de camping conclu entre la Commune et une association, destiné à permettre d’accueillir les campeurs de passage non adhérents à l’association propriétaire du terrain, est un contrat administratif. Les termes du contrat stipulent en effet que le tarif est proposé à la Commune par l’association et que le règlement intérieur du camping est arrêté « d’un commun accord par les parties ». Le Tribunal des conflits juge, sur conclusions contraires de son rapporteur, que ce contrat a dès lors pour conséquence d’associer la personne privée bailleuse à la gestion du camping organisée par la Commune ; cette exploitation, lorsqu’elle est menée par la Commune, étant de longue date reconnue comme constituant une activité de service public[1]. Il revient donc à la juridiction administrative d’en connaître.

Pour sa part, Bénédicte Farthouat-Danon[2] estimait dans ses conclusions que ces circonstances étaient insuffisantes pour que le cocontractant soit regardé comme « participant à l’exécution du service public ». Elle rappelait pour cela diverses décisions dans lesquelles le Tribunal des conflits avait conclu à la nature privée du contrat, au motif que celui-ci « avait été conclu pour les besoins du service public mais n’avait pas pour objet de faire participer les propriétaires du bien à l’exécution même du service public »[3]. Ce désaccord illustre donc le caractère casuistique de cette opération de qualification d’une activité. TC, 6 juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.

  • Le changement de statut de l’opérateur public ne modifie pas la nature des contrats conclus antérieurement.

Dans cet arrêt, le Tribunal des conflits fait application de la jurisprudence ancienne selon laquelle la nature d’un contrat s’apprécie au jour de sa conclusion (TC, 16 octobre 2006, Caisse centrale de Réassurance, n° 3506). Peu importe donc, que, par la suite, l’opérateur public ait été privatisé. Le contrat en cause conclu par GDF lorsqu’il était un EPIC avec des sociétés privées, et par la suite cédé avec effet rétroactif  à la date de sa signature à une personne privée (la filiale Fosmax de la société GDF privatisée) est un contrat administratif. Lorsqu’il a été conclu, en effet, celui-ci, mettait en présence une personne publique et avait pour objet de lui permettre de satisfaire à ses obligations de service public de fourniture de gaz naturel et la sécurité des approvisionnements. Il visait à la réalisation de travaux immobiliers dans un but d’intérêt général et constitue à ce titre un contrat public relevant de la compétence de la juridiction administrative. La privatisation de l’opérateur ainsi que la cession du contrat à une de ses filiales avec effet rétroactif ne viennent en modifier la nature. TC, 11 Avril 2016, Société Fosmax Lng, n° 4043.

  • Compétence de la juridiction administrative pour connaître de l’action en garantie engagée par une personne publique contre une personne privée avec laquelle elle est liée par contrat.

Condamné à indemniser sur le fondement du régime de la responsabilité hospitalière sans faute,  les préjudices d’un patient consécutifs à l’implantation d’une prothèse défectueuse, le CHU de Chambéry avait vu son appel en garantie engagé contre son fournisseur rejeté par la Cour administrative d’appel. Saisi à son tour et estimant être confronté à une question de compétence présentant une difficulté sérieuse, le Conseil d’État décide de surseoir à statuer et d’interroger le Tribunal des conflits. Par cette décision, ce dernier décide d’unifier le contentieux au profit du juge administratif. L’action en responsabilité du patient contre le CHU et l’action en garantie du CHU (établissement public) contre son fournisseur (personne privée) sur le fondement des (anciens) articles 1386-1 à 1386-18 du Code civil (régime de responsabilité des produits défectueux), relèvent donc du juge administratif. Cette décision est motivée par le souci d’unifier les contentieux dans un souci de bonne administration de la justice et justifiée sur le régime d’exécution du contrat. Le contrat de fournitures conclu entre le CHU et son fournisseur étant un contrat administratif (qualification législative en vertu du Code des marchés publics), le contentieux de son exécution relève de la compétence de la juridiction administrative. Avant cette décision, sauf disposition légale contraire, l’action en responsabilité engagée par une personne publique contre une personne privée relevait de la compétence de la juridiction judiciaire (rappel récent : TC, 13 avril 2015, Province des Îles Loyauté c/ Cie maritime des Îles, n° 3993). Une telle solution morcelait donc le contentieux, l’action du patient contre le CHU relevant du juge administratif, tandis que l’appel en garantie de ce dernier contre son fournisseur privé relevait pour sa part du juge judiciaire. Désormais donc, le juge administratif pourra connaître et trancher l’intégralité du litige résultant d’un produit défectueux. TC, 11 Avril 2016, Centre hospitalier de Chambéry, n° 4044.

2. Compétence judiciaire.

  • Lorsque la détermination de la nature de l’activité permet de déterminer le statut du domaine qui en est l’assiette.

Avant l’entrée en vigueur du CG3P de 2006, pour que le bien d’une personne publique non affecté directement à l’usage du public, appartienne au domaine public, celui devait être affecté à un service public (condition 1) et être spécialement aménagé pour ce faire (condition 2). La parcelle considérée n’étant pas directement affectée à l’usage du public, il convient de déterminer si les deux conditions relatives à son appartenance au domaine public sont réunies. Le Conseil d’État constate en l’espèce que si l’activité exercée par le titulaire présentait un caractère d’intérêt général, rien ne démontre dans la convention le liant à la Commune, la manifestation de la volonté de faire de cette activité un service public. Dès lors, la parcelle n’étant ni directement affectée à l’usage du public ou à celle d’un service public, celle-ci n’appartient pas au domaine public. Il incombe donc au juge judiciaire de connaître des litiges relatifs à la demande d’indemnisation de la société organisatrice de cette activité.

Le présent arrêt, très classique quant à la méthode d’identification du service public (non reconnu en l’espèce), peut être relevé car la non reconnaissance de la nature d’activité de service public contribue ce faisant à la qualification d’un bien du domaine (en l’espèce, refus de reconnaître que le site appartient au domaine public de la Commune). Ici, comme en matière de contrat, le service public n’est pas une fin en soi. C’est l’élément dont l’identification permet de déterminer le juge compétent et de résoudre ainsi le litige. CE, ss 8 et 3 réunies, 15 Février 2016, Société Cathédrale d’Images c./ Commune des Baux-de-Provence, n° 384228.

  • Un contrat répondant aux besoins du fonctionnement d’un service public sans associer le cocontractant à son exécution même, n’est pas administratif.

Dans cette affaire, la région Ile-de-France avait conclu un contrat de bail avec l’association propriétaire de lieux afin d’y installer un établissement public local d’enseignement. En contrepartie de cette occupation, la personne publique payait un loyer principalement constitué par la réalisation de travaux. Saisi d’une demande d’indemnisation et de résiliation par l’association le Tribunal de grande instance de Paris a estimé que le contrat était administratif car il faisait participer l’association au service public. Le Tribunal administratif refusant cette qualification saisit préventivement le Tribunal des conflits.

De façon classique, ce dernier adopte un raisonnement en trois temps. Il constate d’abord que ce contrat n’est pas conclu en vertu du Code des marchés publics. Il n’est donc pas administratif par détermination de la loi. Il constate ensuite que celui-ci ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun, c’est-à-dire de clause « impliquant dans l’intérêt général qu’[il] relève d’un régime de droit public » selon la nouvelle définition de cette clause posé par la jurisprudence SA Axa France IARD[4]. Enfin, il note que l’association n’est aucunement associée à la définition ou l’organisation du service public de l’enseignement mais se borne à mettre à la disposition de la Région des locaux. Il s’agit dès lors d’un simple contrat de droit privé relevant de la compétence de la juridiction administrative. TC, 14 Novembre 2016, Association professionnelle des hôteliers, restaurateurs, limonadiers (APHRL) c./Région Ile-de-France, n° 4065.

À ce titre, cette décision peut être rapprochée de la décision rapportée plus haut[5], dans laquelle le propriétaire privé du camping loué par la personne publique disposait d’un droit de regard sur le règlement intérieur des lieux et sur les tarifs appliqués ce qui justifiait selon le Tribunal la reconnaissance de son association au service public (sur conclusions contraires de son rapporteur toutefois…).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 201.

[1] TC, 14 janvier 1980, Mme Le Crom c./ Commune de Saint-Philibert, n° 02141.

[2] Farthouat-Danon (B.), Conclusions sur TC, 6 Juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.

[3] Parmi ceux-ci : TC, 17 octobre 2011, Mme Schwartz-Didier et  Varraud c./ Centre hospitalier de Laragne, n° 3809 (nature privée du contrat de bail conclu entre une personne privée et un établissement public hospitalier), TC, 15 novembre 2004, Société Loxxia Bail Slibail  c./ Lycée régional Hélène Boucher, n° 3431 (nature privée du contrat de location conclu entre par un établissement d’enseignement secondaire, d’appareils  de reprographie), TC, 23 novembre 1998, Bergas, n° 03124 (nature privé du contrat de location de téléviseurs aux détenus d’une prison).

[4] TC, 13 octobre 2014, SA Axa France IARD c./ MAIF, n° 3963.

[5] TC, 6 juin 2016, Commune d’Auvers-sur-Oise, Association Groupement des campeurs universitaires de France, n° 4053.

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Du service public hospitalier en ses contradictions

Isabelle Poirot-Mazères,
Professeur de droit public, Institut Maurice Hauriou,
Université Toulouse 1 Capitole

198.

« Restauration », « rénovation », « réhabilitation », réaffirmation, en « habits neufs » ou  refondé, les termes n’ont manqué ni aux politiques ni aux commentateurs pour essayer de qualifier le mouvement qui, de la loi Boulin de 1970 à la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, s’attache à donner identité au « service public hospitalier ». La notion étant aussi juridique que politique, fortement empreinte d’idéologie, dans un contexte en mutation rapide et aux équilibres jamais acquis, elle ne laisse nul indifférent comme en témoignent les débats qui ont accompagné la nouvelle loi. Il est vrai que l’enjeu était de taille, creuset de toutes les oppositions entre les tenants d’une conception libérale des missions hospitalières et la nouvelle majorité soucieuse de ressusciter un SPH totalement désarticulé par la loi Bachelot du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients à la santé et au territoire (HPST).  Les établissements de santé, déjà éprouvés par une longue série de réformes mal assimilées, se sont retrouvés au cœur d’une controverse politique qui, au-delà d’une opposition sur le mode de gestion des services de santé, renvoie plus fondamentalement à la question du rôle de la puissance publique dans la société. En 2009, l’objectif avait  été de casser la conception hospitalo-centrée et globalisante du service public, en lui substituant une série de quatorze missions, de nature à offrir un « exercice à la carte » des missions de service public que tout établissement de santé, public et privé, était susceptible de prendre en charge. Le rétablissement du grand SPH, à connotation symbolique forte,  a été l’un des enjeux du débat politique et l’un des apports majeurs de la loi de 2016.

Le texte  s’inscrit dans un vaste programme  de refondation destiné à répondre aux enjeux auxquels la politique et le système de santé  sont confrontés,  le vieillissement de la population, la progression des maladies chroniques, qui touchent aujourd’hui près d’un Français sur quatre et exigent des prises en charge coordonnées entre professionnels dans une logique  de parcours de soins,  celui enfin de l’innovation et des avancées technologiques. La Stratégie Nationale de santé, lancée par Marisol Touraine en 2013  a posé des jalons, précisés par divers rapports et expertises, recommandations du Comité des sages,  rapports relatifs au Pacte de confiance pour l’hôpital ou à l’An II de la démocratie sanitaire, travaux relatifs au Service territorial de santé au public et au service public hospitalier (B.Devictor, Le service public territorial de sante (SPTS) le service public hospitalier (SPH). Développer l’approche territoriale et populationnelle de l’offre en santé, mars 2014). Le projet de loi dans son article 26  proposait « de refonder un service public hospitalier qui soit susceptible de répondre aux attentes des citoyens en matière d’accès à la santé ». Finalement aux termes des débats parlementaires et d’une inflation incontrôlée d’amendements et ajouts multiples (227 articles dans la loi, alors que le projet en comptait 57),  l’article 99 réintroduit dans le CSP un chapitre dédié : « le service public hospitalier ». Qu’en est-il de la notion ainsi reconstituée comme Osiris ?  Elle est très explicitement le fruit de la volonté du gouvernement de recréer le SPH,  à la mesure des ambitions affichées d’emblée en rupture avec la vision pointilliste de la loi HPST (I). Mais elle est tout aussi clairement marquée par le souci de respecter les exigences européennes. La  notion de SPH s’efforce ainsi de concilier le respect d’une certaine idée du SP à la française et l’alignement sur la doxa du SIEG,  et, partant,  tente de dépasser les contradictions inhérentes à l’exercice (II).

I. La réaffirmation du SPH, d’une rupture à l’autre

De sa consécration initiale à sa forme actuelle, le service public hospitalier  ne cesse de se métamorphoser, sous la pression d’une conception libérale que relaient les exigences européennes.

  • De la loi Boulin à la loi HPST

En consacrant la notion de « service public hospitalier » (SPH), la loi n°70-1318 du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière en détermine dans le même temps le contenu et le mode de gestion. Il est alors précisé que « le service public hospitalier assure les examens de diagnostic, le traitement – notamment les soins d’urgence – des malades, des blessés et des femmes enceintes qui lui sont confiés ou qui s’adressent à lui et leur hébergement éventuel », qu’il concourt aussi  « à l’enseignement universitaire et postuniversitaire médical et pharmaceutique et à la formation du personnel paramédical », « aux actions de médecine préventive dont la coordination peut lui être confiée » et « conjointement avec les professionnels de santé et les autres personnes et services concernés à l’aide médicale urgente », qu’il participe enfin  à la recherche médicale et pharmaceutique et à l’éducation sanitaire ». Ainsi conçu, il est assuré par les établissements publics de santé et sous conditions par des établissements de santé privés. La loi organise la coexistence du service public hospitalier constitué des hôpitaux publics et des établissements privés à but non lucratif, «participant au service public hospitalier » et de l’hospitalisation privée  à but lucratif  qui peut se voir confier une activité de soins au titre du service public hospitalier, dans le cadre d’un contrat d’association ou de concession. Il s’agit alors de pallier les carences de l’offre de soins proposée par les établissements totalement dédiés au service public.

Ce dispositif initié en 1970 sera conforté  et précisé  les décennies suivantes,  singulièrement par la loi Evin n° 91-748 du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière, puis les ordonnances Juppé de 1996 (notamment Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée).  L’approche du service public est alors classiquement organique et matérielle, la qualification législative suivant les indices retenus par le juge, intérêt général et rattachement à une personne publique.

Au début des années 2000, porté par un esprit de réforme « produit d’une rationalité politique originale et historiquement datée (le néo-libéralisme), opérationnalisée dans un programme d’assimilation de la gestion publique à la gestion privée (le New Public Management) » (Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski, Richard Torrielli,  L’hôpital en réanimation,  Ed. du Croquant, nov.2011), un processus de dissolution du service public hospitalier est enclenché. Par vagues successives, les spécificités de l’action publique sont érodées et l’on force le rapprochement entre structures. L’institution d’une tarification à l’activité (T2A)  attachée aux activités MCO pour tous les établissements  s’accompagne alors d’un principe de convergence tarifaire visant à rémunérer de la même manière les activités du service public et celles des cliniques privées. Le rapport Larcher, en avril 2008 (Rapport de la commission de concertation sur les missions de l’hôpital),  avait en ce sens insisté sur le rôle de l’hospitalisation privée à statut commercial, les cliniques ne pouvant plus « apparaître, sauf situation particulière,  comme un simple complément à l’offre de soins du service public hospitalier » dès lors qu’était recherché le maillage le plus efficient possible du territoire. Etaient invoquées tout à la fois la nécessité des  complémentarités et « la spécialisation des activités ». Le rapport dénonçait l’absence de mise en concurrence  entre « établissements de santé pour l’exécution du service public hospitalier, à la différence de la plupart des services publics », et le fait que  le service public était « essentiellement conçu comme une prérogative de l’hôpital public, avec l’apport des établissements PSPH » (participant au service public hospitalier) (p.21).

Un an plus tard, la  solution est  trouvée dans la suppression de la notion même de « service public hospitalier » par la loi HPST et sa dispersion,  sa « vaporisation » en quatorze missions pouvant être indifféremment attribuées, en principe au terme d’une procédure d’appel à candidatures, aux établissements publics comme aux structures privées. Beaucoup a été dit sur la réforme, notamment sur une appréhension purement matérielle et très limitative des missions de service public, réduites a minima, et  qui place juridiquement les missions de soins traditionnelles, c’est-à-dire l’essentiel de l’activité hospitalière, hors du service public. De fait, parmi ces missions, il n’est plus question de diagnostic, le traitement ou de prise en charge des malades, des blessés et des femmes enceintes dès lors qu’il s’agit là du rôle de  tout établissement de santé. Ainsi alors même que les soins sont réalisés dans un établissement public, par des agents publics et financées en leur quasi-totalité par des fonds publics, ils ne relèvent plus du service public mais sont désormais analysés en simples prestations  appelées à être mises en concurrence avec des prestations de même nature assurées dans les cliniques privées. « Singulière conception du service public », relevait alors Didier Tabuteau « qui le définit par sa seule subsidiarité au regard des activités économiques privées et se focalise sur l’acte de soins au lieu de prendre en compte le contexte et la finalité du service proposé au patient » (« Les services publics de santé et d’assurance maladie entre repli et renouveau »   in  Service public et santé, RDSS 2013, p.5). Ce nivellement  trouve un écho direct dans les modes de financement,  la T2A pour les soins en MCO, quel que soit l’établissement qui les délivre,  financements divers non liés à l’activité pour les autres prestations.

Or les logiques du marché ont ici joué plain chant, chacun prenant la part la plus intéressante des soins ainsi ouverts à tous, au détriment souvent du secteur public, englué dans la constitution compliquée des communautés hospitalières de territoire et plombé dans cette mise en concurrence par les spécificités des populations traditionnellement prises en charge à l’hôpital. En effet, en pratique, les établissements publics ont continué à assumer  la plupart des missions de service public, la loi HPST ayant prévu que les établissements qui assuraient le service public hospitalier faisaient l’objet d’une reconnaissance prioritaire pour exercer ces mêmes missions. A contrario,  la plupart des établissements commerciaux ont fait leur choix dans le panier de missions de service public, retenant toutes celles de nature à attirer les activités les plus rémunératrices. Certaines de ces missions, comme la permanence des soins, l’accueil des urgences, l’enseignement universitaire ou la recherche, ont concentré toutes les attentions eu égard à leur caractère structurant, crucial pour l’équilibre du système de santé et empreint d’intérêt collectif. La tension a aussi pesé sur les praticiens, qui, lorsqu’ils n’y ont pas été poussés par la nouvelle gouvernance  et la remise en cause de leur rôle à l’hôpital, ont commencé à répondre aux sirènes des groupes de cliniques,  aux activités de plus en plus diversifiées,  bien rémunérées et accompagnées de plus en plus de missions de recherche et de formation, singulièrement médicales:  ainsi « la « fuite des cerveaux » hospitaliers a bouleversé les équilibres institués par la réforme Debré » d’autant que  le secteur privé non lucratif,  se voyait peu à peu  « mis en extinction au terme d’une concurrence inégale avec un secteur commercial irrigué de fonds propres » (Didier Tabuteau,  « Loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) : des interrogations pour demain ! », Santé Publique 2010/1 (Vol. 22), p. 78-90).

  • La loi de 2016 : un SPH, non par matières mais de quelle manière

L’objectif du gouvernement suivant a été de restaurer le SPH des années 70,  d’en retrouver l’esprit sans pour autant en revenir à la lettre. A la définition matérielle et organique d’avant 2009, à la vaporisation matérielle promue par la loi HPST, le législateur de 2016 substitue une définition désincarnée, un SPH qui intégrant toutes les missions ne peut être identifié par aucune, se définit non par la matière mais par la manière, la « façon de faire ».

C’est ainsi que le rapport Devictor présentait en 2013 l’évolution à venir, sans référence ni à la singularité des missions ni à la nature des gestionnaires : « la réintroduction dans la loi du service public hospitalier s’accompagne d’une définition des obligations de service public et de leurs déclinaisons pour ce service » et « elles s’imposent dans leur intégralité aux acteurs du SPH, sur l’ensemble de leur activité, sans présumer du statut juridique des acteurs » (p.50).

Initiée dès la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013, inscrite dans la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 au travers de la consécration des droits de la personne détenue,  cette réaffirmation prend la forme d’une approche nouvelle mais non renouvelée du service public hospitalier par les obligations qui lui sont liées.

  1. Non renouvelée car les obligations propres au service public ont toujours caractérisé le SP qu’il soit bloc de compétences comme en 1970 ou liste de missions comme en 2009.

 On y retrouve sans surprise les grands principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité auxquels a été ajoutée, pour en garantir l’effectivité,  «la prise en charge aux tarifs fixés par l’autorité administrative ou aux tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale».  La nouveauté est que le SPH se résume désormais à un ensemble d’obligations : avant d’être, il est manière d’être. Ce faisant, il peut recouvrir toute mission prise en charge par un établissement de santé qu’il soit public ou privé dès lors que sont respectées les obligations définies par la loi comme le caractérisant : selon l’article L6112-1, « le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé par le chapitre Ier du présent titre ainsi que l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L. 6112-2 ».

La notion de SPH n’a plus aucune consistance matérielle et, à pouvoir couvrir toutes les activités des établissements de santé, n’est caractérisé par aucune, si l’on excepte l’aide médicale d’urgence.   De fait, selon L.6111-1 du CSP, les établissements de santé publics, privés d’intérêt collectif et privés assurent « en tenant compte de la singularité et des aspects psychologiques des personnes, le diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes et mènent des actions de prévention et d’éducation à la santé » ; ils « délivrent les soins, le cas échéant palliatifs », « participent à la coordination des soins en relation avec les membres des professions de santé exerçant en pratique de ville et les établissements et services médico-sociaux »,  comme « à la mise en œuvre de la politique de santé et des dispositifs de vigilance destinés à garantir la sécurité sanitaire » et « mènent, en leur sein, une réflexion sur l’éthique liée à l’accueil et la prise en charge médicale ». Enfin, classiquement, ils « peuvent participer à la formation, à l’enseignement universitaire et post-universitaire, à la recherche et à l’innovation en santé », et « au développement professionnel continu des professionnels de santé et du personnel paramédical ».

S’ajoutent à ces activités de base, des prises en charge plus singulières de populations particulières, longtemps considérées comme le noyau dur du SPH, soins délivrés (article L6111-1-2) aux personnes en psychiatrie, aux personnes détenues en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier,  aux personnes retenues dans les centres socio-médico-judiciaires de sûreté ou en application de l’article L. 551-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Désormais, et sans exclusive, chacune de ses missions est susceptible d’être assurée aussi bien par un établissement  public que privé, mais elle  n’entre dans le  SPH  que si elle est exercée dans le respect  des obligations et garanties prévues par la loi. Ainsi appréhendé, il est tentant de ne voir plus dans le SPH  qu’un « label » attribué par les pouvoirs publics à certaines activités d’intérêt général en contrepartie du respect d’obligations ou de prérogatives comme l’avait identifié Didier Truchet pour le service public en général (« Nouvelles récentes d’un illustre vieillard. Label de service public et statut de service public », AJDA 1982, p.427 et s.).

  1. A être choisies pour définir le SPH, les obligations se doivent d’en traduire l’essence, sorte d’ontologie par le comportement.

Issues des valeurs fondamentales de la notion de service public, elles s’imposent à l’ensemble des activités de l’établissement quel qu’il soit.  Elles sont d’ordres différents: certaines reprennent, comme au titre de garanties offertes aux patients,  les grands principes du service public, d’autres formulées en termes d’obligations ou d’actions d’intérêt collectif s’attachent plus spécifiquement au SPH,  l’ensemble constituant ce que certains ont pu qualifier de nouveau « statut » du service public.

 – Particulièrement  prégnant en santé, le principe de continuité est réaffirmé via « la permanence de l’accueil et de la prise en charge, notamment dans le cadre de la permanence des soins organisée par l’agence régionale de santé […] ou, à défaut, la prise en charge par un autre établissement de santé ou par une autre structure en mesure de dispenser les soins nécessaires ». Dans le même esprit de garantir à tous l’accessibilité des soins, la loi reprend avec ses différentes exigences le principe de l’égalité d’accès à la prévention et à des soins de qualité, auquel se rattachent la garantie d’« un accueil adapté, notamment lorsque la personne est en situation de handicap ou de précarité sociale, et un délai de prise en charge en rapport avec son état de santé » mais aussi, depuis la loi Boulin, « l’absence de facturation de dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale » (L.6112-2-I CSP).

C’est certainement l’une des dispositions qui a le plus vigoureusement mobilisé le secteur privé commercial, notamment la Fédération de l’hospitalisation privée et les syndicats de médecins libéraux. De facto, l’interdiction de tout dépassement comme obligation inhérente au SPH ne pouvait que conduire les cliniques privées à y renoncer définitivement, la plupart d’entre elles pratiquant couramment de tels dépassements[1], renonciation incluant dans le même mouvement la prise en charge des urgences, seule mission à être intrinsèquement composante du SPH. Afin de préserver la situation des établissements privés lucratifs disposant d’un service d’urgences autorisé, le gouvernement a introduit une nouvelle modalité de prise en charge du SPH, possibilité d’ « association » de certains établissements de santé au service public hospitalier,  limitée à  la prise en charge des patients en situation d’urgence et aux soins consécutifs qui y sont liés (L.6112-5 CSP). Désormais, la garantie joue donc  à deux niveaux : d’une part, de façon générale, au titre du SPH,   pour toutes les prestations des établissements publics et celles des établissements privés habilités; et d’autre part, ponctuellement, pour les établissements « associés » au SPH au titre de la prise en charge des situations d’urgence et de la permanence des soins : l’absence de dépassements couvre toutes les prestations alors délivrées au patient et s’étend  aux soins consécutifs, y compris lorsqu’il est transféré temporairement dans un autre établissement de santé ou dans une autre structure pour des actes médicaux.

La polémique fait sens et la disposition a été pensée comme telle. Fortement symbolique, marqueur fort de retour du SPH dans le giron public, perçue comme une véritable « machine de guerre » contre le secteur libéral, l’obligation de respect des tarifs opposables et d’accessibilité tarifaire  traduit d’abord  le souci  de prendre enfin en compte la réalité des situations économiques et sociales. Mais elle conduit aussi à écarter de facto de la procédure d’habilitation au service public hospitalier  la majorité des établissements privés lucratifs, dont les contrats d’exercice libéral conclus avec les différents praticiens intègrent la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires.

– Des obligations dans le fonctionnement de l’établissement pour en rendre la gestion plus transparente mais aussi plus démocratique : la loi reprend ici les principes de participation et de transparence, deux principes présents en tout service public et qui gouvernent les rapports entre l’administration et le public (Livre 1er du code des relations entre l’administration et le public). Les établissements assurant le SPH doivent garantir « la participation des représentants des usagers du système de santé », et « la transmission chaque année à l’agence régionale de santé compétente leur compte d’exploitation ». A contrario, précaution adoptée par amendement lors des débats pour rassurer l’hospitalisation privée mais préserver surtout les équilibres du système de santé, l’appartenance ou l’association au service public hospitalier ne saurait constituer un critère d’attribution des autorisations sanitaires (article L. 6112-6).

– Des actions d’intérêt collectif sont enfin identifiées qui doivent  contribuer à la qualité et l’accessibilité au niveau des territoires : au titre du SPH, les établissements peuvent être désignés par le directeur général de l’agence régionale de santé « pour participer aux communautés professionnelles territoriales de santé », « en cas de carence de l’offre de services de santé », « pour développer des actions permettant de répondre aux besoins de santé de la population », notamment afin d’améliorer l’accès et la continuité des soins, ou en lien avec des risques spécifiques, dans les territoires isolés des collectivités d’outre-mer. Ils sont appelés à développer, à la demande de l’ARS, « des actions de coopération avec d’autres établissements de santé, établissements médico-sociaux et établissements sociaux ainsi qu’avec les professionnels de santé libéraux, les centres de santé et les maisons de santé ». Ils doivent d’informer l’ARS « de tout projet de cessation ou de modification de leurs activités de soins susceptible de restreindre l’offre de services de santé » et de rechercher avec elle   « les évolutions et les coopérations possibles avec d’autres acteurs de santé pour répondre aux besoins de santé de la population» (L.6112-2-III CSP).

Tout n’est pas franchement inédit dans ce SPH renouvelé, quoiqu’en aient dit ses inspirateurs et porteurs. La volonté de rupture est affichée par rapport à la conception libérale qui avait conduit à sa désarticulation. Désincarné en diverses garanties et obligations, il est désormais protégé, sa substance résidant dans sa configuration. Pourtant, rien n’est jamais simple. En  réalité,  sous l’habillage d’une réhabilitation formelle, la loi est à la fois dans la continuité et le dépassement : elle  tente dans le même mouvement de poursuivre juridiquement un alignement sur les exigences communautaires déjà présent dans la loi HPST et de préserver l’identité  d’un SPH fortement ancrée dans l’imaginaire collectif et les pratiques hospitalières.

II. Le SPH nouveau ou les vertus de la dialectique

Inévitablement façonné par les exigences européennes, le SPH tente de dépasser les contradictions qui le traversent.

  •  Un SPH sous influence : le gabarit communautaire

La santé demeure fondamentalement un domaine de la compétence des Etats membres, dont la portée est définie par l’article 168 TFUE qui précise in fine (§7) que « l’action de l’Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux, ainsi que l’allocation des ressources qui leur sont affectées ». Si la santé est ainsi appréhendée comme domaine de compétence partagée, le droit national doit toutefois se couler dans les exigences normatives européennes, ce qui a conduit à qualifier le SPH au regard des notions de SIG et SIEG. A cet égard, l’on sait que cette qualification s’articule sur un « critère pivot » : l’activité de santé considérée est-elle ou non une activité économique ? Si tel est le cas, elle se trouve alors soumise à la concurrence mais peut bénéficier de la qualification de service d’intérêt économique général. Dans le cas contraire, elle échappe au droit de la concurrence et, en qualité de service non économique d’intérêt général, continue à relever largement du droit national. C’est ainsi la nature économique de l’activité, indépendamment de l’organisme qui l’assure, de son statut et de son financement, qui est déterminante. « La césure se trouve donc dans la définition de l’entreprise. Or, de façon constante, la Cour de justice définit les entreprises comme des entités exerçant une activité économique indépendamment de leur statut juridique et de leur mode de financement. Constitue une « activité économique toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné » (CJCE 12 sept. 2000, Pavlov, C-180/98 à 184/98, Rec. p. I-6451, AJDA 2000. 307, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; Dr. soc. 2000. 1114, note J.-P. Lhernould ; RDSS 2001. 179, obs. F. Kessler et F. Muller ; ibid. 393, obs. F. Muller ; RTD com. 2001. 537, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2002. 103, chron. L. Idot). Lorsque l’activité est offerte contre rémunération,  il importe peu que le service soit payé directement par celui qui en bénéficie ou soit versé par un organisme tiers (CJCE 26 avr. 1988, C-352/85, Bond van Adveteerders, Rec. p. I-2085) ».

Quid alors des activités hospitalières ? Comme le rappelle Sylvie Hennion dans la suite de ses analyses (« Service public de santé et droit européen », RDSS 2013, p.45), « dans le système français de soins, les hôpitaux et les autres prestataires de soins de santé qui offrent leur service contre rémunération, perçue soit directement auprès des patients, soit auprès de leurs assurances, rentrent dans le cadre des activités économiques et donc des entreprises. Par ailleurs, les médecins libéraux sont considérés, depuis l’arrêt Pavlov du 12 septembre 2000, comme des entreprises en tant qu’opérateurs économiques indépendants de services médicaux spécialisés. En conséquence, la question des services publics de santé s’exprime principalement dans notre système de santé dans le régime de service d’intérêt économique général ». Exerçant des activités similaires, hôpitaux publics, établissements privés d’intérêt collectif et cliniques privées se trouvent soumis aux mêmes contraintes liées au SIEG, dont les conditions de financement obéissent à des règles rigoureuses, de manière à ne pas fausser la concurrence.

À cet égard, prenant la mesure de la singularité de certains services publics, le droit de l’UE a admis que  l’autorité publique puisse subventionner l’activité concernée sous forme de compensation de service public.  Des subventions publiques peuvent donc être accordées, au titre des compensations financières aux obligations de service public, sous réserve du respect de certaines conditions établies notamment dans l’arrêt Altmark  et le paquet Monti-Kroes  adopté par la Commission européenne en 2005 et précisé par la décision  Almunia, n° 2012/21/UE, adoptée le 20 décembre 2011. Ainsi, selon le cadre tracé, pour que le financement public ne soit pas considéré comme venant fausser la concurrence, un certain nombre de règles doivent être respectées: l’opérateur  a été chargé d’obligations de service public effectives et clairement définies; le calcul de la compensation est fondé sur des critères préalables, objectifs et transparents ; la compensation ne dépasse pas la couverture des coûts engendrés par ces obligations, compte tenu d’un bénéfice raisonnable ; lorsque le choix de l’opérateur ne résulte pas d’une procédure de marché public, la compensation doit être déterminée par comparaison avec les coûts qu’aurait à supporter une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée pour satisfaire aux exigences de service public requises.

Par application du schéma, la compatibilité des compensations des obligations de service public versées en matière hospitalière dépend tout à la fois de la définition claire et précise de ces obligations, d’une méthode de calcul fondée sur des critères préalables, d’objectifs et transparents et de l’absence de surcompensation. Autrement dit, les charges liées aux missions de service public doivent être précisément calculées et strictement compensées pour ne pas avantager celui qui l’exerce.

Il n’est pas difficile de voir dans le SPH nouveau les traits caractéristiques du SIEG, de telle sorte que loin de constituer une rupture à cet égard avec la conception de la loi HPST, il peut en être considéré comme un prolongement, plus efficient encore tant il répond à tous les critères européens. La contradiction affichée ne serait que la confrontation d’avatars.

De fait, le contenu même des missions importe peu,  ce qui justifie que l’appréhension du SPH ne soit plus forcément matérielle. De même, le statut des gestionnaire est indifférent, la loi 2016, comme les précédentes, admettant sans difficulté et sans exclusive qu’ils puissent être établissements publics ou établissements privés. Simplement, le bénéficiaire du financement public, au titre de SPH ou des missions de SP, doit avoir été effectivement chargé de l’exécution d’obligations de service public, lesquelles doivent être clairement définies. Désormais, plus d’ambiguïtés au regard de droit UE, la mutation est achevée, le SPH, c’est avant tout  un régime, un ensemble d’obligations précises et clairement définies, assumées par les établissements de santé, quel que soit leur statut juridique. Conformément aux règles européennes, les autorités publiques se doivent d’exercer, a posteriori, un contrôle régulier et poussé, destiné à vérifier l’absence de surcompensation. Chaque année, les établissements de santé sont ainsi tenus d’assurer la transmission leurs comptes à l’ARS, afin qu’elle puisse contrôler « l’absence de surcompensation financière sur le champ des activités financées par l’assurance maladie mentionnées à l’article L. 6111-1 du CSP » et « procéder, le cas échéant, à la récupération des sommes indument déléguées ». Il n’y a de surcompensation, précise l’article 6116-3 CSP, « que dans le cas où l’établissement de santé dépasse le taux de bénéfice raisonnable ».

Le lignage SIEG-SPH est évident et il a été recherché. Pourtant, si le SPH de la loi Touraine, « qui repose sur une définition fonctionnelle, est donc en accord avec le droit européen » (Etude d’impact, p.115), l’alignement n’est pas achevé. Parce que le SPH porte en lui des valeurs et une symbolique fortes, qu’il est marqué aussi par une tradition d‘intervention publique et les réticences face à toute lecture économique, il est aussi le lieu de tensions et le vecteur de résistances.  Il est donc toujours en construction, réussissant par le jeu de la dialectique à dépasser ses contradictions.

  • Un service public politiquement surinvesti: l’intégration des contradictions

Le SPH dans cette accointance au SIEG ne serait-il plus qu’une « coquille vide », un simple mot de passe réincarnant le fameux « label » de SP promu par Didier Truchet il y a 35 ans.  Pour emprunter l’expression du président Chenot, le SPH relèverait d’une approche «existentialiste » (B. Chenot, « La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’Etat », EDCE 1950, p. 77). Pour autant, les faits sont têtus qui révèlent à la lecture du texte de 2016 comme dans ses silences ou flottements, que la conception française du service public résiste, réémerge implicitement dans certaines règles  ou réserves qui  s’écartent de la doxa  européenne.  Partant,  en filigrane du SPH nouveau, transparaît toujours la notion dégagée par Duguit, cette «  activité dont l’accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu’il est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’il est de telle nature qu’il ne peut être assuré complètement que par l’intervention de la force gouvernante » (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, Sirey, 1923, p. 55).

  1. Tensions sur les obligations

Différentes critiques ont ici été formulées sur la généralité de certaines, la redondance d’autres au regard des principes  traditionnellement attachés au SP, ou la distinction malaisée et non explicitée des « obligations de service public » et des « garanties de service public » (L.6112-2 CSP) (Cf J.-C.RICCI, « Le service public, outil de performance ? », in La modernisation du système de santé : un an d’application de la loi du 26 janvier 2016,  CDSA n°24, 2017, p.86). Un point nous retiendra particulièrement à la fois parce qu’il a mobilisé lors des débats la Fédération hospitalière privée et les praticiens libéraux et qu’il est symptomatique des compromis avec le réel des tenants les plus fidèles du SPH, celui des dépassements d’honoraires. C’est l’un des points d’ancrage les plus affirmés du SPH qui doit garantir  à tous l’accessibilité financière aux soins: « comme le gouvernement ne s’en était pas caché, l’obligation principale consubstantielle au service public hospitalier rénové tient à l’absence de facturation des dépassements d’honoraires » (V.Vioujas, « La résurrection du service public hospitalier », AJDA 2016, p.1272).  Ce fut aussi l’une des obligations les plus discutées dès lors, nous l’avons noté, qu’elle conduisait de facto la majorité des établissements privés lucratifs  à renoncer à assurer le SPH,  les contrats d’exercice libéral conclus  en leur sein avec les différents praticiens prévoyant la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires. Le premier acte de l’imbroglio juridique s’est joué là, la Fédération de l’hospitalisation privée dénonçant pendant des mois le favoritisme de la mesure et son incohérence, les praticiens hospitaliers étant toujours autorisés, eux, à pratiquer une activité libérale à l’hôpital public. Sur les 4 500 hospitaliers concernés, environ 2 000 réclament des dépassements d’honoraires à leurs patients. On sait les raisons de l’existence  de telles enclaves libérales  au cœur du secteur public comme les abus auxquels la pratique a donné lieu (D.Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, Rapport, 31 mars 2013).  La faille était patente : on ne pouvait dans un même temps interdire aux établissements privés assurant le SPH tout dépassement d’honoraires et l’accepter au sein des établissements publics censés le prendre en charge tout entier, fût-ce à l’occasion d’activités libérales accessoires. Cette analyse devait trouver un relais dans la lecture faite par le Conseil constitutionnel de ces dispositions,  qui ont « pour objet de garantir que les établissements de santé assurant le service public hospitalier et les professionnels exerçant en leur sein ne facturent pas aux usagers des dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus par le code de la sécurité sociale  de la loi ». Bien des commentateurs en ont  conclu à l’interdiction de facturer  tout dépassement au sein d’un établissement de santé assurant le service public hospitalier, signant de ce fait la fin du secteur libéral à l’hôpital public. Ce n’est pas la voie finalement suivie par le ministère, qui a contrario a supprimé la faille en créant une dérogation en faveur des praticiens statutaires à temps plein exerçant au sein des établissements publics de santé. Ceux-ci pourront officiellement continuer de facturer des dépassements d’honoraires au sein de leur activité libérale, dans des conditions toutefois encadrées (V.décret n° 2017-523 du 11 avril 2017 qui vise à mieux encadrer et contrôler l’activité libérale dans les établissements publics de santé,  et complète ainsi la mise en oeuvre des préconisations du rapport Laurent).  Alors même  que l’activité libérale des praticiens temps plein « s’exerce exclusivement au sein des établissements dans lesquels les praticiens ont été nommés ou, dans le cas d’une activité partagée, dans l’établissement où ils exercent la majorité de leur activité publique » (L.6154-2 CSP), elle est analysée comme en dehors du SPH, à l’instar de l’activité libérale de tout praticien privé n’assurant pas le SPH.  Cette interprétation, garantissant la pérennité  du secteur libéral à  l’hôpital public,  a été jugée sévèrement par  les associations de patients  relevant que l’« on ne peut pas d’un côté se louer  d’avoir réintroduit un service public hospitalier fort porté par de solides principes de solidarité et d’égalité, et de l’autre permettre une dérogation à l’un de ces principes au détour d’une ordonnance » (CISS, Espace presse « Dépassements d’honoraires à l’hôpital : un pas en avant, deux pas en arrière ! »).

En parallèle, en signe d’apaisement, le législateur a envisagé une mesure qui se veut incitative: l’éventualité à terme de la mise en œuvre d’une mission d’intérêt général pour les établissements publics, les établissements de santé privés d’intérêt collectif et les établissements de santé privés organisés pour fonctionner sans aucun dépassement d’honoraires en leur sein. Cette possible création d’une nouvelle catégorie au sein des missions d’intérêt général et d’accompagnement contractuel (MIGAC), permettrait ainsi de compenser via ce mode de financement, le recrutement prioritaire des praticiens ne pratiquant pas de dépassements d’honoraires.

  1. Permanence du rattachement organique

La loi HPST ouvrait la liste de missions de service public à tout établissement. La loi de 2016 revient aux sources en consacrant une organisation concentrique de la prise en charge du SPH, qui conduit à distinguer un noyau dur constitué par les hôpitaux publics, de différentes institutions  privées diversement impliquées dans l’exercice du service public. Ce faisant, elle réactive implicitement, dans l’appréhension du SPH, le rattachement organique  propre à tout service public.

En premier lieu, le service public hospitalier est assuré par les établissements publics de santé et les hôpitaux des armées, tenus, de par leur statut juridique, d’assurer les obligations du  SPH. Eux seuls sont chargés par principe de l’exécution du service public. On retrouve ainsi l’identification, donnée constante jusqu’à la loi HPST,  entre SPH et établissements publics de santé. A ce titre, il est rappelé qu’ils ne sauraient déléguer un élément essentiel et indissociable de leur mission de service public, tel que les moyens d’hébergement pour les malades qui doivent être hospitalisés (CE 16 juin 1994, n° 356101, RDI 1995. 733, obs. J.-B. Auby et Ch. Maugüé, EDCE 1994. 369). En second lieu,  poursuivant la volonté de réhabilitation du SPH, la loi  réintroduit, pour les établissements privés l’habilitation à assurer le service public, mais de façon graduée, en fonction du caractère lucratif ou non de l’établissement. L’habilitation est ainsi de plein droit pour les établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) existants, sauf opposition de leur part. Elle est en revanche conditionnée pour  les autres établissements privés : ils se doivent   d’être habilités par le directeur de l’ARS, sur leur demande, après avis favorable conforme de la commission médicale d’établissement, et s’engager à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions énoncées à l’article L. 6112-2 du CSP.

Enfin dans l’hypothèse très courante où les établissements  commerciaux renoncent à assurer le SPH avec toutes ses contraintes, il est prévu qu’ils puissent y être associés ponctuellement pour certaines missions, principalement la prise en charge des urgences, autorisée pour bon nombre de cliniques en particulier de MCO et pour lesquelles elles sont tenues par les obligations afférentes, notamment l’absence de facturation de dépassement d’honoraires.

Le texte distingue ainsi quatre situations, d’abord celle des établissements publics en charge obligatoirement du SPH,  puis trois possibilités pour les établissements de santé privés : une habilitation, de droit ou sur demande, une association pour la seule activité d’urgences,  ou tout simplement une mise à l’écart du service public hospitalier. Dans les deux premiers cas, les conditions d’application et de respect des engagements propres à ce dernier sont précisées dans un avenant au contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) signé entre l’établissement et l’ARS.

  1. Résurgence de l’élément matériel

La fin de l’approche matérielle du SPH a été maintes fois évoquée et présentée comme l’apport fondamental de la loi 2016. Pourtant, à y regarder de plus près, la métamorphose n’est pas complètement réalisée.

Il est d’abord une mission qui  d’emblée a été isolée et intégrée de par sa nature dans le SPH,  exception qui ne pouvait que confirmer la règle, l’aide médicale d’urgence, présentée comme intrinsèquement constitutive du SPH, car relevant des missions de la puissance publique et  obéissant déjà aux obligations définies par la loi : « Seule l’aide médicale urgente, assurée par les SAMU, est une mission exclusive du  SPH  dans la mesure où cette activité est d’ores et déjà assurée dans le respect des obligations prévues par le  présent  projet de  loi pour le  SPH  et dans la mesure également ou  cette activité d’aide médicale urgente relève de par sa nature d’une mission essentielle de l’État et donc des établissements publics de santé » (Etude d’impact, p.108).

De façon plus générale, un travail de clarification s’impose afin de mieux appréhender la distinction entre ce qu’est aujourd’hui le SPH, dont il est exclu qu’il puisse être identifié par le contenu des missions,  et les missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC) qui, elles, sont à la fois identifiées matériellement et  soumises à un financement spécifique distinct de la T2A. La plupart des Etats isolent ainsi au sein des activités hospitalières des missions singulières, marquées fortement d’intérêt général, qu’assument par principe les établissements publics, souvent peu rentables et se devant comme telles d’être garanties  par des dotations de la puissance publique.  C’est le cas de missions d’intérêt général bien identifiées  comme la formation, la recherche, l’accueil social ou la permanence des soins, mais aussi de certaines prises en charge de patients ne pouvant entrer dans les logiques de la T2A, car impossibles à quantifier à travers le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Les plus importantes de ces missions ont longtemps constitué le noyau dur des missions de service public, comme les missions d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation (MERRI) et des MIG  comme :  la participation aux missions de santé publique (vigilance, formation, etc.) ou à la mise en œuvre de politiques publiques (politique hospitalière, coopération internationale); la permanence des soins en établissements de santé; les soins dispensés à des populations spécifiques (prise en charge des femmes enceintes dans les centres périnatals de proximité, des détenus, des patients en situation de précarité).  Les MIG sont extrêmement nombreuses (plus de cent), évolutives et d’inspirations diverses au-delà de leur caractère d’intérêt général commun. Les financements les plus importants concernent ici les services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) et la permanence des soins, soit près de la moitié du montant total.

Le rapprochement est flagrant entre ce que fut le SPH, ce qui ne saurait surprendre au regard des modalités de la prise en charge financière de ces missions. Mais MIGAC et SPH appartiennent à des dimensions différentes,  obéissent à des logiques et des contraintes distinctes,  les unes relevant du CSS  et l’autre du CSP, le tout dans une grande complexité qui n’exclut pas leur superposition…

En conclusion forcément provisoire, il nous vient à l’esprit la fameuse formule de Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». Espérons que cette ligne de conduite formulée au coeur du XVIIème  sera gage, pour le service public hospitalier, de sa pérennité.

Toulouse,  juin 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 198.

[1] D’après les données figurant dans le rapport de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale (préc., p. 519), seulement 29 cliniques de court séjour et 13 autorisées en psychiatrie n’ont réalisé aucun dépassement d’honoraires en 2013 et paraissent donc en mesure de remplir ces conditions. Les chiffres sont cependant supérieurs dans le domaine de soins de suite et de réadaptation (234 établissements).

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ParJDA

Responsabilité(s) du service public (de la Justice)

Sophie Théron,
Maître de Conférences de droit public (HDR),
Université Toulouse Capitole, Institut Maurice Hauriou

209. Plusieurs décisions jurisprudentielles contribuent à la construction du régime de la responsabilité du service public de la justice tant administrative que judiciaire. Sont concernées aussi bien la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice que celle relative au fonctionnement du service public de la justice judiciaire.

  • S’agissant de la responsabilité de l’Etat du fait des décisions de justice,

Deux aspects méritent l’attention : l’un est relatif au calcul de la durée de jugement, l’autre concerne la violation manifeste par une décision d’une juridiction française du droit de l’Union.

  • Le calcul de la durée de jugement

Pour la justice administrative, on se souvient que depuis la décision du Conseil d’Etat Ass. 28 juin 2002 Magiera (n°239-575), la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement est constitutif d’un fonctionnement défectueux du service public de la justice. L’Etat peut donc voir sa responsabilité engagée de ce fait sans que le juge administratif n’exige une faute lourde. Depuis cet arrêt, une des questions les plus délicates à trancher est celle de l’appréciation du délai de jugement dont on sait qu’elle est « globale » et « concrète ». En 2016, deux décisions du Conseil d’Etat ont contribué à préciser quels éléments devaient être pris en compte pour l’appréciation du délai raisonnable et intègrent les recours administratifs préalables au jugement à certaines conditions.

CE 6 avril 2016 Société Stud’arts n°374489 (veille L.Erstein JCP-A 25 avril 2016 act.365).  A l’occasion d’un contentieux en matière fiscale, le Conseil d’Etat précise qu’il doit être tenu compte de la « durée excessive d’un recours administratif préalable obligatoire dans l’appréciation du caractère raisonnable de la durée globale de la procédure ».  La durée du recours préalable est appréciée de manière isolée et il en sera tenu compte s’il est déraisonnable.

CE 13 juil. 2016 n°389 760 Jarraud n° 389760 (veille L.Erstein, JCP G 2016 n°37 ; chron. O.Le Bot JCP-A 20 février 2017 n°2053, note J.Stark JCP-A 2017 n°2124). Dans cet arrêt le Conseil d’Etat précise qu’en principe la durée d’un recours administratif préalable obligatoire doit être intégrée dans celle du jugement.

Par ailleurs,  a contrario si en principe un recours préalable non obligatoire est indifférent au calcul de la durée, et c’est là l’apport majeur de la décision, si « eu égard…à ses caractéristiques particulières, notamment à la mise en œuvre d’une expertise préalable et nécessaire à l’intervention du juge, sa durée doit être incluse dans le calcul de la durée globale de la procédure juridictionnelle ». Autrement dit comme le souligne Olivier le Bot « la phase administrative n’est pas prise en compte uniquement lorsque son exercice conditionne la recevabilité de la requête mais aussi lorsque sa mise en œuvre est nécessaire au jugement ». Tel était le cas en l’espèce où il s’agissait d’un contentieux relatif à la révision des pensions d’invalidité. Dans l’affaire le fait que le requérant ait renoncé en cours d’instance à certaines de ses conclusions a été sans incidence sur le calcul de la durée.

On le voit, au fil de la jurisprudence, de plus en plus d’éléments sont intégrés dans le calcul de la durée du jugement quitte à y en inclure certains qui sont « périphériques ». Tout ceci est évidemment à la faveur du justiciable et vise indirectement à l’amélioration du service public de la justice….

  • La violation manifeste du droit de l’Union

La CJCE dans sa décision CJCE 30 septembre 2003 Köbler (aff. C-224/01) reconnaît la responsabilité de l’Etat en cas de violation caractérisée du droit de l’Union par une juridiction. En 2016, juge administratif et juge judiciaire se sont prononcés sur cette question : le premier a précisé sa jurisprudence existant déjà en la matière en éclaircissant la question de la compétence juridictionnelle tandis que le second a pris position sur le fond en précisant les conditions auxquelles il y a violation du droit de l’Union par le juge judiciaire.

-CE 21 septembre 2016 Société Lactalis ingredients  n°394360 (obsv. C. Biget AJDA 2016 p.1776, note A.Minet-Leleu GP 8 novembre 20116 n°39 p.23).

Depuis la décision du Conseil d’Etat du 18 juin 2008 Gestas n°295831) la violation manifeste  par une décision juridictionnelle définitive d’une juridiction administrative du droit de l’Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers constitue une faute lourde et ouvre droit à réparation. L’arrêt du 21 septembre 2016 précise quelle est la juridiction compétente pour statuer sur ce contentieux. S’il peut paraître délicat de le confier aux tribunaux administratifs qui seront alors amenés à statuer sur une décision rendue par le Conseil d’Etat, c’est pourtant en ce sens que tranche la haute juridiction qui applique simplement les articles L 211-1 et L 311-1 du Code de justice administrative : « il résulte de ces dispositions que les tribunaux administratifs et en appel les cours administratives d’appel, sont compétents pour connaître des actions en responsabilité dirigées contre l’Etat à raison de la faute lourde commise dans l’exercice de la fonction juridictionnelle commise par une juridiction administrative ». Peut-être une réforme du Code de justice administrative aura-t-elle lieu afin de confier cette compétence au Conseil d’Etat comme ce fut le cas en 2005 lorsqu’un décret a attribué compétence à la juridiction administrative suprême pour statuer sur la méconnaissance par les juridictions administratives du droit à un délai raisonnable (v. en ce sens A. Minet-Leleu précitée). Il y aurait alors une cohérence et une unité de compétence pour le contentieux de la responsabilité de l’Etat du fait des décisions des juridictions administratives.

CCass. AP 18 novembre 2016 Société Lactalis Ingredients  n°15-21.438 (Zoom  F.Picod JCP G 26 nov.2016 n°1288, ChronS.Destrez JCP G 23 mars 2017 doct.355, Note N.Kilgus Dalloz actualité 29 nov.2016, note M.C Sordino AJpénal 2017 n°125).

Selon l’article L 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, « L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. ». Dans cette décision la Cour de Cassation se prononce sur l’application de la jurisprudence précitée de la CJCE Köbler et son articulation avec l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire.

 Dans cette affaire relative à une question de droits de douane, l’Etat s’est vu assigner en réparation de la faute lourde caractérisée par la violation du principe de rétroactivité de la peine plus légère. La Haute juridiction a donc du statuer sur le fait de savoir s’il y avait violation manifeste du droit de l’Union et si elle était susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat. Pour la Cour de Cassation « la responsabilité de l’Etat pour des dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit de l’Union européenne, par une décision d’une juridiction nationale de l’ordre judiciaire statuant en dernier ressort, n’est susceptible d’être engagée que si, par cette décision, ladite juridiction a méconnu de manière manifeste le droit applicable, ou si cette violation intervient malgré l’existence d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l’Union européenne ». Tel n’a pas été le cas, selon elle en l’espèce.

On constate que la position de la Cour de Cassation même si elle a rendu sa décision au visa de l’article L 141-1 du Code de l’organisation judiciaire ne se précise pas explicitement que la violation  du droit de l’Union est une hypothèse de faute lourde.

  • S’agissant de la responsabilité de l’Etat du fait du fonctionnement du service public de la justice judiciaire

La Cour de Cassation a précisé ce que pouvait englober  la notion de « faute lourde » du service public de la justice judiciaire susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat au sens de l’article L141-1 du Code de l’organisation judiciaire. Elle en a élargi sa conception par rapport à sa jurisprudence antérieure. On sait qu’au-delà des fautes personnelles des magistrats (par ex CAss.Civ. 20 février 1996 n°94-10.606), c’est « toute déficience caractérisant par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Cass AP 23 février 2001 consorts Bolle-Laroche n°99-16.165).

La Cour de Cassation a considéré qu’une telle faute était constituée «  lorsqu’il est établi qu’un contrôle d’identité présente un caractère discriminatoire ; que tel est le cas, notamment, d’un contrôle d’identité réalisé selon des critères tirés de caractéristiques physiques associées à une origine, réelle ou supposée, sans aucune justification objective préalable » : Cass. Civ. 9 nov. 2016 n° 15-24.873,15-24.210, 15-24.214, 15-24.842, 15-24.212 (D. Turpin « contrôle au faciès : les contrôleurs enfin contrôlés », JCP G 30 janv.2017 doct.126, note N.Ancel JCP G 30 janv.2017 n°116, note F.Fourment GP 24 janv.2017 n°4 p.58, note J.B Perrier AJDP 01-02-2017).

En l’espèce, plusieurs personnes avaient fait l’objet de contrôles d’identité fondés sur leur faciès, certaines en vertu de réquisitions du Procureur de la République (article 78-2-2 du Code de procédure pénale), d’autres sur le fondement des articles 78-2 du Code de procédure pénale (contrôle judiciaire), d’autres encore sur celui du contrôle des titres de séjour (articles L 611-1 et 2 du CESEDA). Elles ont assigné l’Etat en réparation de leur préjudice moral. La cour d’appel de Paris a rendu treize décisions le 25 mars 2014 : l’Etat a été condamné dans 8 hypothèses. Des pourvois en cassation ont été formés contre les treize décisions. La Cour de Cassation précise le mode de preuve : c’est à la personne contrôlée d’apporter des éléments de preuve établissant qu’elle a subi une discrimination, l’administration doit ensuite démontrer soit une absence de discrimination soit l’existence d’une différence de traitement justifiée par des éléments objectifs. A partir de là, le juge exerce son contrôle. La Cour de Cassation rejette onze des pourvois, elle condamne l’Etat parce qu’il n’a pas démontré que des éléments objectifs justifiaient la discrimination.

Depuis, le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur cette question des contrôles au faciès dans le prolongement de la décision de la Cour de Cassation lors d’une QPC rendue le 24 janvier 2017 (n° 2016-606/607 QPC)  (v. par ex. D.Turpin « l’étau se resserre sur le contrôle au faciès JCP G 2017 n°6) .

                                                                                Juin 2017

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 209.

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Lois dites de Louis Rolland

par Camille CUBAYNES,
Doctorante contractuelle en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

207.

Étude jurisprudentielle des lois de Rolland, focus sur le principe de continuité et d’efficacité du service public.

Dégagés par le Conseil d’État et systématisées par la doctrine, notamment par le Professeur Rolland qui leur a donné son nom, les « lois de Rolland » constituent le régime juridique commun de tous les services publics. Sont ainsi visés trois grands principes que sont la continuité (2), la mutabilité et l’égalité du service public. En 2016, c’est le principe d’égalité, et ses corollaires qui occupent le devant de la scène (1).

Focus sur le principe d’égalité

La fin de l’année a en effet été marquée par deux décisions du Conseil d’État se prononçant sur l’installation de crèches de Noël dans les bâtiments publics (CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223 ; CE, 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122). Ces décisions faisant l’objet d’une contribution spéciale du Professeur Alexandre Ciaudo sur ce blog au sein du dossier n°3 consacré à la laïcité, nous renvoyons le lecteur à la lecture de son article (« Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite »[1]).

On précisera d’un mot ici que le Conseil d’État a jugé que, par principe, une crèche ne peut être installée dans un bâtiment public constituant le siège d’une collectivité ou d’un service public en raison du principe de neutralité. Il en va différemment en cas de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif.

Le principe d’égalité a également fait l’objet de recours plus « classiques » touchant à la tarification des services publics.

  • Le principe d’égalité et tarification des services publics : rappel des principes régissant les différenciations tarifaires en matière de service public.

Le principe d’égalité devant le service public est le corolaire du principe d’égalité devant et dans la loi, consacré par la DDHC de 1789. Il n’empêche pas que, sous certaines conditions, des différences de tarifs puissent être pratiquées. En vertu de la jurisprudence Denoyez et Chorques[2], il peut ainsi exister des différences de traitement, dans trois cas : si la loi l’autorise (1), si l’intérêt général en rapport avec l’objet et les conditions d’exploitation du service ou de l’ouvrage le commande (2), ou s’il existe entre les usagers des différences de situations appréciables (3).

La Cour administrative d’appel de Marseille a ainsi été amenée à se prononcer sur les tarifs institués par délibération de la communauté urbaine Marseille Provence Métropole pour la desserte maritime de l’archipel du Frioul depuis le Vieux-Port de Marseille, assurée sous forme de délégation de service public. En l’espèce, la réduction de moitié du tarif de passage pour les résidents du Frioul ainsi que pour les plaisanciers dont le bateau occupe un emplacement dans le port du Frioul est validée en ce que ceux-ci se trouvent dans une situation différente par rapport aux autres usagers utilisant la desserte (cons. 15). La communauté urbaine a cependant commis une erreur manifeste d’appréciation en ne mettant en œuvre aucune réduction tarifaire en fonction des ressources, en application de l’article L. 1113-1 du Code des transports (réduction tarifaire d’au moins 50% sur les titres de transports pour les personnes dont les ressources sont égales ou inférieures au plafond fixé pour l’obtention de la couverture maladie universelle complémentaire), pour les billets unitaires aller-retour à destination du Frioul (cons. 22). Enfin, bien que la desserte maritime constitue le seul moyen pour les usagers d’accéder à l’archipel, le refus de mettre en place une rotation supplémentaire de fin de soirée durant la totalité de l’année n’est pas entaché par l’autorité organisatrice d’une erreur manifeste d’appréciation. En effet, les associations requérantes n’établissent pas que l’importance des besoins en déplacements des visiteurs, des habitants ou des salariés nécessitait que l’autorité délégante impose une rotation nocturne supplémentaire (cons. 24). CAA Marseille, ch. 5, 13 juin 2016, Association de défense des usagers du port du Frioul- Communauté urbaine Marseille Provence Métropole, n°15MA00808.

Focus sur le principe de continuité

On s’aperçoit à l’étude des jurisprudences suivantes, que la volonté d’assurer un service continu et efficace permet de justifier plusieurs dérogations. Pour ce motif, les règles de procédure, telles que les règles de publicité et de mise en concurrence, peuvent être reportées pour un temps (2.1), tandis que le principe de l’allotissement, lorsqu’il existe, est susceptible d’être écarté (2.2).

2.1. Le principe de continuité et l’urgence : une possible dérogation aux règles de procédure.

  • Une situation d’urgence justifie la passation d’un contrat de délégation temporaire non soumis à la publicité afin que la continuité du service public soit maintenue.

À la suite d’une jurisprudence bien antérieure de la Cour administrative d’appel de Marseille[3], la Haute juridiction ouvre la possibilité de conclure « à titre provisoire, un nouveau contrat de DSP sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites. » (cons. 2). En effet, le CGCT ne prévoit, contrairement au CMP, aucune condition de dérogation. Cette possibilité est conditionnée à l’existence d’une situation d’urgence (1) « résultant de l’impossibilité soudaine dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même. ». Il faut en outre que cette décision soit justifiée par un « motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public. » (2). Enfin, le Conseil d’État précise que « la durée de ce contrat ne saurait excéder celle requise pour mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence, si la collectivité entend poursuivre la délégation du service, ou, au cas contraire, pour organiser les conditions de sa reprise en régie ou pour en redéfinir la consistance. » Il ne s’agit pas en effet, ce faisant, de conclure un nouveau contrat pérenne avec  un délégataire choisi discrétionnairement.

Le Conseil d’État reconnaît, ce faisant, l’urgence dans la passation d’une délégation, la législation la régissant étant sur ce point muette, à la différence des marchés publics. On distinguait déjà en effet pour les marchés publics, l’urgence simple qui permettait de réduire les délais de procédure (articles 60 II et 65 II du Code des marchés publics), de l’urgence impérieuse dispensant l’acheteur de l’ensemble des formalités de publicité et de mise en concurrence (ancien article 35 II 1° du Code des marchés publics)[4].

On note à cet égard que si le décret marchés publics reprend les dispositions de l’ancien Code des marchés publics relatives à l’urgence[5], il n’est toujours pas fait mention de possible dérogation aux obligations de publicité et mise en concurrence pour les concessions[6], tant dans l’ordonnance que dans son décret d’application. C’est pourquoi l’on peut penser que cette jurisprudence a vocation à perdurer y compris sous l’empire de la nouvelle réglementation. CE, 4 avril 2016, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique (CACEM), n° 396191.

  • La continuité de l’exécution du service public justifie également qu’il soit dérogé à l’interdiction faite au juge d’intervenir dans la gestion du service public. Celui-ci peut adresser des injonctions au cocontractant de l’Administration, lorsqu’elle ne dispose pas, à l’égard du titulaire, des pouvoirs nécessaires pour assurer l’exécution du contrat.

Il en va ainsi lorsque la personne publique est confrontée à la rupture unilatérale du contrat par son cocontractant ; ce contrat constituant une modalité d’exécution du service public. En l’espèce, la société chargée de la maintenance préventive et curative d’équipements de stérilisation avait résilié unilatéralement le contrat qui la liait au centre hospitalier au motif qu’elle n’était plus en mesure d’assurer l’exécution financière et matérielle de celui-ci du fait de la défection de son sous-traitant qui aurait été causée par les retards de paiement du centre hospitalier (cons. 10).

Le juge constate toutefois que le contrat en cause ne prévoyait pas au bénéfice de son titulaire, de droit de résiliation unilatérale. Une telle clause aurait d’ailleurs été illégale, la décision Société Grenke Location[7] reconnaissant la possibilité d’introduire au bénéfice du cocontractant de la personne publique une clause de rupture unilatérale étant notamment subordonnée au fait que le contrat ne porte pas sur l’exécution même du service public. Malgré les différentes pénalités infligées à son cocontractant, le centre hospitalier n’a pu obtenir l’exécution des prestations prévues au contrat, cette situation compromettant dès lors la continuité et la sécurité du service public hospitalier. Le Conseil d’État valide donc l’ordonnance par laquelle le juge des référés a enjoint à la société de reprendre son service en l’assortissant d’une astreinte de 2000 euros par jour de retard. CE, 19 Juillet 2016, Société Schaerer Mayfield France c./ Centre hospitalier Andree Rosemon, n° 399178.

Sans qu’il ne soit dérogé à aucune règle, les juges du Conseil d’État sont venus reconnaître que le principe de continuité du service public de réinsertion des mineurs justifiait également le renouvellement du titre d’occupation du domaine public à défaut pour l’autorité gestionnaire de pouvoir arguer de l’existence d’un projet d’intérêt général nécessitant de récupérer le terrain en cause (CE, 25 janvier 2017, n° 395314).

2.2. Le principe de continuité et l’efficacité du service public : une possible dérogation au principe de l’allotissement.

  • Contrôle du périmètre de la délégation : pas de principe général d’allotissement pour les délégations de service public. (référé)

Une Communauté urbaine a lancé une procédure de délégation de service public ayant pour objet « l’exploitation des services de la mobilité ». Plusieurs sociétés s’estimant lésées en raison du périmètre de la délégation, jugé trop large et les ayant, de fait, empêché de produire utilement une candidature, ont saisi le juge du référé précontractuel. Ce dernier ayant annulé la procédure, la Communauté urbaine et le titulaire de ladite délégation se pourvoient en cassation contre l’ordonnance.

Le Conseil d’État constate tout d’abord qu’il n’existe pas, pour les délégations, d’obligation ou de principe d’allotissement et que, dès lors, rien « n’impose à la collectivité publique qui entend confier à un opérateur économique la gestion de services dont elle a la responsabilité de conclure autant de conventions qu’il y a de services distincts » (cons. 9). Néanmoins, cette liberté de définition du périmètre du contrat de délégation n’est que relative puisque les juges du Palais royal ajoutent que celle-ci doit tenir compte des « impératifs de bonne administration [et] obligations générales de mise en concurrence » (cons. 9). L’acheteur public ne peut donc retenir un périmètre de délégation manifestement excessif ni réunir des services qui n’ont pas de lien entres eux. En l’espèce, le périmètre de la délégation était large puisqu’il comprenait la prise en charge des services de transport urbain, de stationnement et de mise en fourrière sur tout le territoire de la Communauté mais encore diverses missions de vérification de performances et d’assistance à maîtrise d’ouvrage pour le projet Prioribus.

Néanmoins, le Conseil d’État estime que l’ensemble de ces services, qui concourent tous « à l’organisation de la mobilité des habitants sur le territoire de la communauté urbaine, présentaient entre eux un lien suffisant » (cons. 9). Le choix d’un prestataire unique permet ainsi d’assurer une coordination efficace entre les différents modes de transport et le stationnement. Par ailleurs, les « missions de vérification de la performance du sous-système électrique du tramway et du système d’hybridation des bus hybrides, de maîtrise d’œuvre pour le déploiement des matériels de péage et d’assistance à maîtrise d’ouvrage du projet  » Prioribus «  » (cons. 10) sont jugées accessoires à la mission principale de gestion du réseau de transports de la Communauté et peuvent donc légalement rentrer dans le périmètre de la délégation en tant que missions complémentaires. La délégation est alors validée. On peut noter que les requérants avaient soulevé un moyen intéressant mais inopérant car porté devant un juge incompétent pour en connaître : ceux-ci alléguaient du risque que la délégation ainsi octroyée mette son titulaire en situation d’abuser de sa position dominante (cons. 11). CE, 21 septembre 2016, Communauté Urbaine du Grand Dijon, n° 399656.

On peut noter à travers cette affaire, que c’est le principe de continuité et d’efficacité du service public qui est mis ainsi en avant.

  • Validation du recours au marché global : l’allotissement aux prises avec la continuité et l’efficacité de la gestion du service public (référé).

Les marchés sont, pour leur part, soumis au principe de l’allotissement (ancien article 10 du Code des marchés publics, article 37 ordonnance « marchés »[8]). Néanmoins, le recours au marché global peut être justifié dans trois cas : lorsque la passation de lots séparés est de nature à restreindre la concurrence (1), risque de rendre techniquement difficile ou financièrement coûteuse l’exécution des prestations (2) ou lorsque l’acheteur public n’est pas en mesure d’assurer par lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination (3). L’appréciation de ces conditions relève donc de l’acheteur sous le contrôle du juge.

A ainsi été validé, sur le fondement de l’exception n° 2, le marché global lancé par la ville de Paris pour « la conception, la fourniture, l’entretien, la maintenance et l’exploitation publicitaire de kiosques de presse et de quelques kiosques à autre usage ainsi que la gestion de l’activité des kiosquiers [ainsi que] la gestion de l’activité des kiosquiers » (cons. 2). Le juge reconnaît en effet que la gestion des conflits récurrents entre gestionnaire des kiosques et kiosquiers est de nature à rendre difficile et plus coûteuse l’exploitation de cette activité (cons. 6). CE, 26 juin 2015, Ville de Paris, n° 389682.

Même en matière de marchés, pourtant soumis au principe de l’allotissement, c’est donc également l’efficacité du service public, son déroulement sans heurt et de façon continue qui justifient le recours au marché global.

  • Refus du recours au marché global (pleine juridiction).

La situation est différente s’agissant du marché confiant à son titulaire la gestion de la fourrière pour les animaux errants ainsi que la gestion du refuge. Le syndicat ayant conclu le contrat justifiait ce choix par le fait que la fourrière et le refuge se trouvaient sur un même site, le marché global favorisant ainsi une gestion intégrée. La Cour administrative d’appel souligne néanmoins que ces éléments n’entrent pas dans l’une des trois exceptions au principe de l’allotissement reprises par l’alinéa 2 de l’article 10 du Code des marchés publics, le syndicat ne démontrant pas de difficulté techniques ou de renchérissement des coûts liés à une gestion de ces missions par des prestataires distincts, ni même son incapacité à les coordonner ou le risque de restriction de la concurrence en résultant. Le contrat global ainsi conclu a donc violé le principe d’allotissement et c’est à bon droit que les juges de premières instances en ont prononcé la résiliation avec effet différé. CAA, Douai, Chambre 2, 10 Mai 2016, Syndicat intercommunal de création et de gestion de la fourrière pour animaux errants de Lille et ses environs et Sté SACPA, n° 13DA00047.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 207.

[1] Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 118.

[2] Conseil d’Etat, 10 mai 1974, n° 88032 88148.

[3] CAA Marseille, 12 décembre 2002, Commune de Ramatuelle c./ M. Tomaseli, n° 00MA02904 (conditions non remplies en l’espèce, la Commune ne démontrant pas qu’elle était dans l’impossibilité de prendre en charge par elle-même la gestion du service public.

[4] Sur ces éléments, voir la fiche de la DAJ consacrée à L’urgence dans les marchés publics [En ligne], disponible sur

<http://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/conseil_acheteurs/fiches-techniques/mise-en-oeuvre-procedure/urgence.pdf>

[5] Voir articles 30 I 1° Article 67 III, 70 I 2° du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.

[6] Les délégations de service public ayant été maintenues dans leur appellation uniquement dans le CGCT.

[7] Conseil d’État, 8 octobre 2014, Société Grenke Location, n° 370644.

[8] Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics.

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L’affectation du service public des élections présidentielle et législatives libanaises expliquée aux profanes

Hiam MOUANNÈS
Maître de Conférences, HDR
Université Toulouse Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 210.

La présente problématique est traitée sous le prisme de l’élection, le 31 octobre 2016, du général Michel AOUN, 13ème président de la République libanaise. Cette élection aboutit au bout de la 46ème séance parlementaire et après deux ans et cinq mois de vacance présidentielle (du 25 mai 2014 au 31 octobre 2016), par un Parlement dont le mandat deux fois auto-reconduit est entaché d’une inconstitutionnalité manifeste[1].

  • Un interminable processus électoral présidentiel (articles 34, 49 et 73-C)

Le Liban est une République parlementaire sui generis. Le président de la République y est élu par le Parlement (composé d’une seule Chambre, la Chambre des députés). Son mandat est de six ans.

Il appartient cependant de droit et conformément à la tradition, à la communauté chrétienne maronite et il doit faire l’objet d’un consensus entre toutes les forces communautaires et politiques représentées au Parlement.

L’élection a lieu : « un mois au moins et deux mois au plus avant l’expiration du mandat du président de la République ». Pour cela « le Parlement se réunit sur convocation de son président ». A défaut de convocation, la réunion du Parlement « [a] lieu de plein droit, le dixième jour avant l’expiration du mandat présidentiel » (article 73-C).

En cas de vacance de la présidence de la République (décès, démission ou pour toute autre cause), « l’Assemblée se réunit immédiatement et de plein de droit pour élire un nouveau Président ». Si, au moment où se produit la vacance « la Chambre se trouve dissoute, les collèges électoraux sont convoqués sans retard, et aussitôt les élections faites, la Chambre se réunit de plein droit » (article 74-C).

Le mandat du Président sortant, Michel SLEIMAN, était venu à échéance le 25 mai 2014. Le 23 avril 2014, la Chambre des députés s’est réunie sur convocation régulière pour élire un nouveau chef de l’Etat. Mais, lors de ce premier tour de scrutin, aucun candidat n’a pu obtenir la majorité requise des deux-tiers (soit 86 voix sur 128 députés composant la Chambre).

La Chambre des députés était donc censée rester en réunion (ou y retourner) jusqu’à l’aboutissement du processus électoral au(x) tour(s) suivant(s) où la majorité absolue suffit (soit 65 voix).

Au lieu de quoi d’autres convocations auront bien lieu mais en vue d’un nouveau et éternel « premier tour ». Et toutes se soldaient par un nouveau report de la « séance » parlementaire pour défaut de quorum (en l’occurrence celui des deux-tiers).

Quarante-six convocations, lancinement étalées sur deux ans et cinq mois, ont ainsi été nécessaires pour mettre un terme à la vacance présidentielle libanaise.

  • Election affectée par un parlement deux fois inconstitutionnellement auto-reconduit

Le Parlement libanais, défaillant, s’est réfugié pendant deux ans et cinq mois derrière l’introuvable quorum. Introuvable, mais seulement pour les séances relatives à l’élection présidentielle où la majorité des deux-tiers est requise au premier tour.

En effet, pour se réunir et voter la reconduction de son propre mandat, la Chambre des députés a pu trouver le quorum nécessaire, celui de la majorité absolue indiquée à l’article 34 de la Constitution.

Mais le quorum exigé à cet article 34-C, c’est-à-dire la majorité absolue, s’applique aussi à l’élection présidentielle lorsque le Parlement n’arrive pas à élire le chef de l’Etat dès le premier tour (le quorum de deux-tiers n’étant nécessaire que pour le seul premier tour de l’élection présidentielle).

Or, au lieu de saisir ces réunions pour réaliser les « autres tours » de scrutin en vue de l’élection du président de la République et pour lesquels justement la majorité absolue suffit, toutes les convocations du Parlement en vue de l’élection d’un Président, l’ont été pour réaliser le premier tour !

Par ce truchement, il est manifeste que la Chambre des députés a failli à plusieurs exigences constitutionnelles.

Elle a failli d’abord à l’exigence d’organiser des élections législatives et, aussitôt les élections réalisées, de se réunir « de plein droit » pour élire un nouveau président de la République. Les élections législatives n’ayant pu se tenir, la Chambre des députés a failli à son devoir constitutionnel de se réunir, également « de plein droit », pour élire un nouveau Président (articles 73 et 74-C). Elle a ensuite failli à l’exigence de se constituer en « collège électoral et non en une assemblée délibérante » (article 75-C). Elle a enfin failli à l’exigence de « procéder uniquement, sans délai ni débat, à l’élection du chef de l’Etat » (art. 75-C).

Ce quorum de deux-tiers, permettant à la Chambre des députés de se réunir et miraculeusement trouvé au bout de deux ans et cinq mois, l’a en réalité été en raison du consensus sur le nom de Michel AOUN, chef du Courant patriotique libre, proche de l’alliance du 8-Mars portée par le Hezbollah et alliée du régime de Bachar EL-ASSAD soutenu par Moscou.

Le consensus était en réalité irano-saoudien/Russo-américain induisant un consensus chiite/sunnite, impliquant à son tour un consensus conjoncturel mais éphémère entre les deux alliances libanaises du 8-Mars et du 14-Mars. C’est dans ces conditions qu’il a été mis un terme à la vacance présidentielle libanais le 31 octobre 2016, les députés n’avaient plus qu’à se présenter au Parlement pour glisser leurs bulletins.

Le 14 juin 2017, le Conseil des ministres libanais approuve un nouveau projet de loi électorale pour les élections des députés au Parlement. La Chambre des députés, deux fois déjà auto-reconduite, a définitivement adopté le projet de loi le 16 juin 2017.

Le même jour, le 16 juin 2017, le Parlement libanais décide de s’auto-reconduire une troisième fois et jusqu’en mai 2018.

Le Chambre des députés actuelle, issue des dernières élections législatives du 7 juin 2009 pour un mandat de quatre ans, est ainsi depuis huit ans en exercice suite à trois auto-prorogations consécutives et sans aucun fondement juridique. La première fut décidée le 31 mai 2013 (prorogation au 20 novembre 2014) au motif d’un désaccord sur un nouveau projet de loi électorale[2]. La deuxième prorogation fut décidée le 5 novembre 2014 (prorogation au 20 juin 2017) pour deux motifs : les « tensions sécuritaires et politiques » au Liban en raison de la guerre en Syrie[3] et la vacance présidentielle. La troisième auto-prorogation fut décidée le 16 juin 2017 (prorogation au 20 mai 2018) pour des « raisons techniques » liées à la complexité et la technicité du nouveau code électoral.

Ce dysfonctionnement des institutions politiques libanaises met en exergue la très grave affectation de la souveraineté de l’Etat libanais. Cette affectation induit (ou est la conséquence de) l’affaiblissement général de l’autorité de l’Etat plié sous d’enjeux politiques, religieux et de sécurité régionale et internationale le dépassant. Et laisse ainsi totalement désagrégé un des services publics de souveraineté et un des droits constitutionnels[4] du peuple libanais, celui de choisir ses représentants lui-même directement ou indirectement.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 210.

[1] Pour une lecture détaillée de cette problématique, lire « Un président d’une République libanaise ni indépendante ni souveraine », Hiam MOUANNÈS, Revue Politeia, n° 30/2016, p.p. 95-109.

[2] L’article 58 de la Constitution libanaise permet pourtant à l’Exécutif, en l’occurrence au président de la République de « rendre exécutoire par décret pris sur l’avis conforme du Conseil des ministres, tout projet de loi qui aura été déclaré préalablement urgent par le Gouvernement par le décret de transmission pris sur l’avis conforme du Conseil des ministres, et sur lequel la Chambre n’aura pas statué dans les quarante jours qui suivront sa soumission à l’Assemblée ».

[3] Pourtant la situation sécuritaire peu enviable qui régnait lors des deux dernières échéances législatives (en 2005 et en 2009) n’avait nullement empêché les élections législatives d’être tenues.

[4] L’article 27-C désigne les électeurs comme seul corps électoral de la Chambre représentant « toute la Nation ». L’article 21-C identifie l’« électeur » comme étant « tout citoyen libanais âgé de 21 ans révolus, qui remplit les conditions prévues par la loi électorale ».

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Service public & puissance publique

Julia Schmitz
Maître de conférences de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou
Directrice ajointe du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

204. Si l’on a pu faire le constat, dans l’éditorial de la présente chronique, de la pérennité de la notion de service public, les vicissitudes du couple « mythique »[1] qu’elle forme depuis l’origine avec celle de puissance publique perdurent également. La prédominance de la notion de puissance publique, au détriment de celle de service public ou en combinaison avec celle-ci, continue en effet d’irradier la théorie du droit administratif (I) et son identification jurisprudentielle (II).

  • I) Actualité doctrinale de la puissance publique et du service public

Le débat entre l’Ecole de la puissance publique et l’Ecole du service public continue de nourrir les réflexions doctrinales. Ce sont en particulier les thèses consacrant la notion de puissance publique comme critère déterminant de l’identification du droit administratif ou de la répartition des compétences entre les ordres juridictionnels qui font l’objet de plusieurs rappels.

La critique virulente et systématique faite par Charles Eisenmann de la thèse moniste portée par l’Ecole du service public est ainsi l’objet d’un article de Frédéric Rolin revenant sur la défense du « droit administratif réel » et la « thèse dualiste » développée par cet auteur dans le corpus de ses cours publiés en 1982.

Rolin, « Charles Eisenmann et les doctrines du service public », RDP 2016, p. 403.

C’est également la doctrine du doyen Vedel, mettant à l’honneur la notion de puissance publique comme expression de la souveraineté de l’Etat et s’opposant à l’Ecole du service public, qui est à nouveau analysée. Antoine Faye rappelle ainsi que si l’Ecole du service public masque la « filiation directe du droit administratif et de la Constitution », la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif du doyen Vedel se fonde sur  « la notion de souveraineté, par le truchement de la puissance publique » pour unifier « nécessairement, par son origine constitutionnelle, le droit public, en ce qu’elle constitue le fondement du droit administratif ».

Antoine Faye, « L’unité du droit public dans l’oeuvre du doyen Vedel », RFDA 2016 p. 398.

Egalement, un dossier de l’AJDA du 23 janvier 2017 revient sur les « 30 ans de la décision Conseil de la concurrence » de 1987 qui fait de la notion de puissance publique, le noyau dur de la compétence du juge administratif : « conformément à la conception française de la séparation des pouvoirs, figure au nombre des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » celui selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle » (Cons. Const., Décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence, Rec., p. 8, consid. 15).

Ce dossier est l’occasion pour Fabrice Melleray de réaliser un retour sur la théorie des bases constitutionnelles du doyen Vedel, qui place au fondement du droit administratif la notion de puissance publique au détriment de celle de service public. Rappelant l’affirmation de Pierre Delvolvé selon laquelle la décision rendue par le Conseil constitutionnelle est « une confirmation éclatante de la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif » (P. Delvolvé, « L’actualité de la théorie des bases constitutionnelles du droit administratif », RFDA 2014, p. 1211), l’auteur constate au contraire que « le principe qu’elle dégage, outre qu’il porte sur le juge compétent et non sur le droit applicable, est à l’évidence trop étroit pour servir de « socle sur lequel se construit le droit administratif » pour reprendre le mot utilisé par Pierre Delvolvé pour caractériser les bases constitutionnelles de la matière ». Par la même occasion, l’auteur remet en cause l’expression « bases constitutionnelles » qui « permet d’entretenir un phénomène que Georges Vedel dénonçait avec vigueur dans ses derniers écrits, celui de la construction « d’un univers juridique sur le fondement d’un impérialisme « constitutionnaliste » dont la Constitution, son juge et ses commentateurs détiendraient toutes les clés et garderaient toutes les voies »[2] ».

Melleray, « En relisant la décision Conseil de la concurrence », AJDA 2017, p. 91.

  • II) Actualité jurisprudentielle et normative du service public et de la puissance publique

La notion de puissance publique, combinée ou non à celle de service public, fait toujours l’objet d’une utilisation jurisprudentielle ou normative comme critère de répartition entre les ordres juridictionnels. Plusieurs exemples en témoignent. D’autres en soulignent les limites.

Dans le dossier de l’AJDA consacré aux 30 ans de la jurisprudence du Conseil constitutionnel Conseil de la concurrence, Charles Froger s’est livré à une analyse de ses suites, pour constater la limitation ou la confirmation du noyau dur de la compétence du juge administratif, et soulever par la même occasion sa critique.

Le législateur a tout d’abord limité ce principe de répartition des compétences entre les ordres juridictionnels dans l’intérêt d’une « bonne administration de la justice » en consacrant des blocs de compétences au profit du juge judiciaire. L’auteur fait notamment référence à la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 qui institue au profit des tribunaux de grande instance un bloc de compétence en matière de contentieux d’admission à l’aide sociale (allocation différentielle et prestations de compensation accordées aux personnes handicapées). De même, après le contentieux de l’annulation des décisions administratives d’hospitalisation sans consentement (loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011), c’est celui de l’annulation des décisions de placement en rétention administrative qui est conféré au juge de la liberté et de la détention par la loi n° 2016-274 du 7 mars 2016.

Mais si ces deux derniers contentieux semblent relever de la compétence naturelle du juge judiciaire, gardien de la liberté individuelle selon l’article 66 de la constitution, l’auteur constate que le législateur a également confirmé le noyau dur de la compétence du juge administratif fondé sur la notion de puissance publique, en soulignant que « ces confirmations peuvent parfois être subversives et jeter le discrédit sur la juridiction administrative ». En effet, les dispositions législatives relatives à l’état d’urgence précisent que les mesures prises dans ce cadre relèvent de la compétence du juge administratif, alors même qu’elles peuvent mettre en cause la liberté individuelle. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant et renforçant l’état d’urgence précise ainsi qu’à « l’exception des peines prévues à l’article 13, les mesures prises sur le fondement de la présente loi sont soumises au contrôle du juge administratif » (art. 14). De même, la loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste donne compétence au juge administratif des référés pour autoriser l’autorité administrative à exploiter des données informatiques saisies à la suite de perquisitions administratives (art. 5). Et la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant l’état d’urgence confère au Conseil d’Etat la compétence pour autoriser la prolongation d’assignations à résidence au-delà de douze mois (art. 2). Le Conseil constitutionnel est également venu confirmer la compétence du juge administratif pour les mesures de police administrative prises dans le cadre de l’état d’urgence telles que les assignations à résidence (Cons. const. 22 déc. 2015, n° 2015-527 QPC, consid. 5) ou les perquisitions « y compris lorsqu’elles ont lieu dans un domicile », lesquelles, précise-t-il, « n’affectent pas la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution » (Cons. const. 19 févr. 2016, n° 2016-536 QPC, consid. 4). Dans la même logique, la loi n° 2015-1556 du 30 novembre 2015 relative au renseignement (CSI, L. art. 841-1) confie au juge administratif le contentieux des décisions relatives à l’autorisation et à la mise en oeuvre des techniques de renseignement, qui relèvent, comme le précise le Conseil constitutionnel, de la seule police administrative (Cons. const. 23 juill. 2015, n° 2015-713 DC, consid. 9).

Froger, « Les interventions législatives après la décision Conseil de la concurrence », AJDA 2017, p. 112.

En ce qui concerne la jurisprudence administrative, le nouveau décret n° 2016-1054 du 1er août 2016 relatif au règlement disciplinaire type des fédérations sportives agréées est l’occasion de rappeler l’importance de la notion de prérogative de puissance publique en tant que critère de répartition entre les ordres juridictionnels. Jean-François Lachaume revient sur la distinction entre fédérations agrées et fédérations délégataires lesquelles bénéficient d’un « monopole de droit dans l’organisation des championnats nationaux ou régionaux, dans l’exercice du pouvoir réglementaire fédéral et dans celui de la répression disciplinaire, si bien que ces fédérations font plus que participer à l’exécution d’une mission de service public administratif : elles en assurent, avec la mise en oeuvre de véritables prérogatives de puissance publique et nonobstant leur nature privée, l’exécution même ». Est ainsi rappelée la jurisprudence « bien établie liant service public administratif et prérogatives de puissance publique » selon laquelle le contentieux de la légalité des règlements disciplinaires et des sanctions adoptés par les fédérations délégataires relève du juge administratif (CE 22 nov. 1974, Fédération des industries françaises d’articles de sport, n° 89828, Lebon 577 ; CE 26 nov. 1976, Fédération française de cyclisme, n° 95262), tandis que le contentieux des actes adoptés par les fédérations  simplement agrées, qui participent à l’exécution d’une mission de service public mais ne disposent pas de prérogatives de puissance publique, relèvent du juge judiciaire (CE 19 déc. 1988, Mme Pascau, n° 79962).

J.-F. Lachaume, « Réflexions sur le décret du 1er août 2016 relatif au règlement disciplinaire type des fédérations sportives agréées », AJDA 2017, p. 623.

La notion de puissance publique apparaît également, en combinaison avec celle de service public, comme critère d’identification de l’acte règlementaire dont le contentieux de la légalité revient au juge administratif. Ainsi, le critère de « l’organisation du service public », associant mission de service public et prérogative de service public est l’objet d’un rappel de la jurisprudence du Tribunal des conflits Commune de Clefcy du 13 juin 1969 (n° 76261, Lebon p. 30) par le rapporteur public Jean Lessi dans ses conclusions sur un arrêt relatif à un refus d’agrément ministériel opposé à un institut d’ostéopathie. Selon cette jurisprudence, sont règlementaires les décisions ayant pour objet « l’organisation même d’un service public », ce qui englobe les actes « créant ou supprimant les structures constituant l’ossature ou le cadre du service public », ceux « ayant pour objet de modifier ponctuellement la répartition et la circulation des compétences au sein d’un service », ceux « affectant la consistance du service offert aux usagers et aux modalités de délivrance de ce service » et enfin ceux qui « font participer » ou qui « investissent » un organisme privé d’une mission de service public.

Lessi, « L’organisation du service public comme critère de l’acte réglementaire. Conclusions sur Conseil d’État, section, 1er juillet 2016, Institut d’ostéopathie de Bordeaux, n° 393082 et n° 393524 », RFDA 2016, p. 1107.

La notion de puissance publique comme critère de répartition des compétences juridictionnelles est également parfois remise en cause. Le contentieux relatif aux contrats passés entre les caisses d’assurance maladie et les professionnels de santé est l’occasion pour Jean Lessi de revenir sur cette notion et de constater  qu’elle « a tout à la fois la force, le flou et la plasticité des grands concepts régulateurs du droit » et peut être remise en cause. Ainsi, si les caisses de sécurité sociale, personnes de droit privé, peuvent se voir confier « des pouvoirs « hors du commun » au sens juridique du terme », justifiant la compétence du juge administratif, elles peuvent également mettre en œuvre des prérogatives de « puissance privée » lorsqu’elles prononcent une sanction pour inexécution d’un contrat. C’est ce qu’a affirmé le Conseil d’État concernant le litige opposant une caisse primaire d’assurance maladie et une entreprise de transport sanitaire, en considérant que le recours formé par celle-ci contre la sanction qui lui était infligée ne se détachait pas de ces relations contractuelles de droit privé (CE, 30 déc. 2015, Caisse primaire d’assurance maladie de l’Eure, n° 386720). L’auteur rappelle également que le législateur peut décider de confier au juge judiciaire certains contentieux où sont en cause des prérogatives de puissance publique (ainsi du contentieux du recouvrement des contributions et cotisations sociales confié aux tribunaux des affaires de Sécurité sociale par l’article L. 142-2 du CSS).

Lessi, « Les relations entre professions de santé et assurance-maladie, entre droit public et droit privé », Journal de Droit de la Santé et de l’Assurance Maladie, 01/10/2016, n° 14, pp. 99-101.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 204.

[1] J.-M. Duffau, A. Louvaris, E. Mella (Coord.), Service public, Puissance publique : permanence et variations d’un couple mythique. Mélanges en l’honneur de Monsieur le professeur Alain-Serge Mescheriakoff, Bruylant, 2013.

[2] G. Vedel, Propos d’ouverture, in B. Mathieu et M. Verpeaux (dir.), La constitutionnalisation des branches du droit, Economica-PUAM, 1998, p. 13.

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Compte-rendu AG du 11 septembre 2017

Art. 222.

Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Directeurs,
Cher.e.s élu.e.s, Chers Maîtres, Cher.e.s collègues, Cher.e.s étudiant.e.s,

Notre dernière réunion du Journal du Droit Administratif a eu lieu le 11 septembre 2017 en salle dite Maurice Hauriou (Anciennes Facultés de l’Université Toulouse 1 Capitole).

Etaient présentes et représentées dix-huit personnes, toutes intéressées par le Journal du Droit Administratif (Jda) et membres issus de l’Université de Toulouse 1 Capitole & de Sciences Po Toulouse. La réunion s’est organisée autour des points suivants d’annonces et de discussions :

  • Comité de lecture(s)

Le pr. Touzeil-Divina annonce en ce sens la constitution prochaine d’un tel comité (expliqué en ligne sur un article dédié) et en appelle aux bonnes volontés :

Afin de permettre la publication de nouveaux articles – outre les chroniques et les dossiers du Journal du Droit Administratif (Jda) qui disposent de comités scientifiques et éditoriaux dédiés, il est proposé de constituer un vivier de personnalités juridiques (praticiens & universitaires) qui accepteraient de relire les articles (commentaires, études, notes, etc.) spontanément envoyés pour publication au Jda.

Ce « comité de lecture(s) » sera constitué :

  • de tous les membres du comité de soutien qui le désirent ;
  • de tous les membres du comité scientifique et de rédaction qui le souhaitent ;
  • de personnalités extérieures non membres du JDA

Concrètement, la procédure de sélection sera a priori la suivante :

  • chaque contributeur doit envoyer un court CV de présentation ainsi que son texte en deux versions : une normale et l’autre anonymisée et ce, à l’adresse dédiée : contribution@j-d-a.fr
  • le texte anonymisé est proposé à l’ensemble du vivier des membres du « comité de lecture(s)» ;
  • les deux premiers d’entre eux à vouloir l’examiner s’en saisissent et rendent un avis : favorable (A), défavorable (C) ou réservé suivant quelques pistes de modification(s) (B) ;
  • les avis sont communiqués sous deux mois aux contributeurs ;
  • une publication éventuelle s’en suit.

La liste des membres (qui sera évidemment actualisée au fil des saisons) sera publiée sur le site Internet avec une fiche décrivant les présentes modalités de sélection(s) des articles.

En conséquence :

  1. Si vous êtes intéressé.e par participer à ce comité, il suffit de vous faire connaître au plus vite à l’adresse contribution@j-d-a.fr ,
  2. Si vous désirez (ce qui serait vraiment bien) être secrétaire de ce comité (et gérer la réception et l’envoi des textes anonymisés au comité), il suffit de poser votre candidature.

Merci de vos bonnes volontés.

NB : le premier comité devrait être constitué notamment des pr. Jean-Marie Crouzatier, Jean-Arnaud Mazères, Isabelle Poirot-Mazères, Aude Rouyère & Mathieu Touzeil-Divina. La constitution finale du comité sera annoncée d’ici octobre 2017. Il sera demandé à M. Orlandini s’il accepte d’en être le secrétaire.

  • Chroniques

Une troisième chronique – en droit des contrats – verra le jour prochainement (décembre ou novembre) suite aux travaux de M. Mathias Amilhat (en cours). La chronique doctorante a suivi également son cours mensuel et reprendra en novembre.

En outre, une nouvelle chronique, dirigée par le pr. Touzeil-Divina dans le cadre de l’axe « Transformation(s) du service public » de l’Institut Maurice Hauriou sera proposée (et alimentée par les membres du Jda le désirant). Cette chronique sera finalement mise en avant en octobre 2017 et pourrait être constituée comme suit (ce ne sont encore que des propositions qui doivent donc être confirmées) :

  • Chronique « Service(s)public(s) »

La chronique qui nourrira un ouvrage annoncé à long terme sur les transformations du service public sera a priori rédigée sous la structure suivante avec – notamment – les personnes proposées pour aider à la constitution de la première rédaction.

  • Identification(s) du service public
  1. Identification(s) & théorie(s) doctrinales du service public
  2. Services publics identifiés
  3. Identification(s) prétorienne(s) du service public
  4. Compétence(s) juridictionnelle(s) du service public
  • Transformation(s) du service public
  1. Globalisation(s) du service public
  2. Européanisation(s) du service public
  3. Service public & puissance publique
  4. Service public & liberté(s)
  • Régime(s) juridique(s) du service public
  1. Modes de gestion du service public
  2. Lois dites de Louis Rolland
  3. Nouvelles « Lois » du service public (transparence, efficacité ; etc.)
  4. Responsabilité(s) du service public
  • Droit(s) comparé(s) du service public
  1. Italie
  2. Liban
  3. Grèce
  4. Thaïlande
  • Prochains dossiers 

Le Jda se prépare pour 2017 – 2018 à de nouveaux dossiers « mis à la portée de tout le monde ». Suite à plusieurs échanges il est proposé (et acté) de retenir les projets suivants (à compléter au fil de nos assemblées) :

  • Dossier V : « Un an après la réforme de la commande publique»

Direction : Pr. Hélène Hoepffner, Clemmy Friedrich & Mme Lucie Sourzat

Calendrier prévisionnel : appel à contributions diffusé en mars 2017 ; contributions à rendre au 01 juin 2017 ; publication en ligne au 15 octobre 2017.

  • Dossier VI : « Une décade de réformes territoriales» (titre très provisoire)

Direction : Mme Florence Crouzatier-Durand & (…) (en cours)

  • Dossiers suivants :

L’assemblée n’a pas retenu les dossiers suivants mais a émis des propositions comme suit :

  • Dossier : « De la médiation» (titre provisoire)

Direction : proposée à la Présidence du Tribunal administratif de Toulouse avec un.e. universitaire de l’Université Toulouse 1 Capitole.

Calendrier prévisionnel : (non encore retenu) ; courant 2018 a priori.

  • Dossier : « Des recours collectifs» (titre provisoire)

Direction : (…)

Calendrier prévisionnel : (non encore retenu) ; courant 2018 a priori.

  • Dossier : « Du numérique au(x) contentieu(x)» (titre provisoire)

Direction : (…)

Calendrier prévisionnel : (non encore retenu) ; courant 2018 a priori.

  • Partenariats

Le Pr. Touzeil-Divina a évoqué un partenariat tissé avec la revue du JurisClasseur – La Semaine Juridique Administrations & Collectivités territoriales (JCP A). Un chronique au nom du JDA – et de l’Institut Maurice Hauriou pourrait en ce sens paraître tous les deux mois et porter sur le(s) service(s) public(s).

Aux côtés du pr. Touzeil-Divina, Mme Debaets, M. Alliez et Mme Morot-Monomy ont accepté de préparer la première manifestation de cette rubrique / chronique. A suivre !

  • Ancien JDA

Le Pr. Touzeil-Divina a fait part des recherches en cours sur le Journal du droit administratif de 1853 à 1920.

  • Prochain rendez-vous

Il est proposé de se réunir le 02 octobre à 18.00 en salle Maurice Hauriou pour lancer la nouvelle « chronique service public » et / ou le dossier « commande publique » …

(…)

Le présent compte rendu a été dressé et rédigé le 24 septembre 2017.

Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Le présent compte-rendu
est en ligne au format PDF
en cliquant ICI

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; Art. 222.

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Protégé : Service public & liberté(s)

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Les vaccinations obligatoires : regards sur l’administration & son juge

par Mme Georgina BENARD-VINCENT
Doctorante, Équipe de recherche en droit public, Centre de recherches
Droits et perspectives du droit, Université de Lille 2

à propos de l’arrêt du Conseil d’État
du 8 février 2017, M. Baudelet de Livois
(req. n°397151)

 Donnez moi un laboratoire et je soulèverai le monde (Louis Pasteur)

195. En droit administratif, toute personne morale fonde son action juridique sur l’intérêt général.  Ce critère justifie le recours à certaines mesures de coercition, notamment en matière de santé publique. L’obligation vaccinale en est l’illustration parfaite. Elle contient en elle-même une contradiction « puisqu’elle est tout à la fois une mesure de prophylaxie individuelle et collective, elle intéresse donc tout autant les droits et libertés individuels que la santé publique »[1]. Le sujet des vaccins, a toujours suscité des réactions affectives fortes. La « résistance à la vaccination » se confond avec « le droit des individus à disposer d’eux-mêmes »[2]. Le compromis trouvé à ce jour, qualifié par certains de libéral[3], est le calendrier vaccinal[4] avec des vaccins obligatoires et d’autres recommandés. Pour ces derniers, compte tenu de leur caractère facultatif, le consentement doit rester libre et éclairé[5]. Ce médicament[6] si singulier est ainsi devenu un objet de débat politique autour de la décision de le rendre obligatoire ou non.

Actuellement, suivant le code de la santé publique[7], seuls trois vaccins infantiles sont exigés[8]. C’est le fameux DT-POLIO (diphtérie, tétanos, poliomyélite[9]). Depuis 2008, date de l’arrêt de la fabrication par le laboratoire SANOFI-PASTEUR MSD[10], ce vaccin dit trivalent n’est plus commercialisé sous cette forme. Il est automatiquement associé à d’autres valences, dont la très controversée Hépatite B (vaccin hexavalent). Ainsi, on constate une in-effectivité de la loi, l’accès aux seules vaccinations obligatoires étant impossible. Cette pénurie, qui doit être anticipée[11], entrave le choix des familles, et par là même, crée une défiance[12].

C’est justement sur cette question de la disponibilité des vaccins obligatoires sur le marché français que le Conseil d’État était amené à se prononcer. La ministre de la santé de l’époque, Marisol TOURAINE, a été saisie par plus de 2 000 personnes afin qu’elle prenne les mesures nécessaires pour l’accès au vaccin trivalent. La demande a été rejetée implicitement puis explicitement. Une requête a été introduite auprès du Conseil d’État, qui s’est prononcé le 8 février 2017[13]. Il annule la décision de rejet et enjoint la ministre de prendre des mesures dans les six mois pour rendre de nouveau disponible les seuls vaccins obligatoires.

L’analyse de cette jurisprudence peut être abordée sous différents angles. Cet arrêt revêt une importance indéniable en droit de la santé publique, mais aussi en droit administratif. Ainsi, pour cette chronique, l’objectif est d’abord d’analyser les défaillances de l’administration (I), puis d’étudier le rôle du juge administratif (II).

Des inactions aux indécisions de l’administration

Remontons le fil du litige. Tout commence par une demande préalable[14] adressée à la Ministre de la santé en date du 5 novembre 2015. Plus de 2 000 personnes réclament la mise en place de mesures permettant de nouveau la commercialisation des seuls vaccins obligatoires. Sur la compétence, rappelons que le décret du 16 avril 2014[15] attribue au ministre de la santé l’organisation de la prévention et des soins. Cette demande n’a pas été instruite, malgré l’obligation existante pour toute administration. Le mécanisme de la décision implicite[16] entre donc en jeu.

Ce type de demande fait partie des exceptions légales au principe « silence vaut acceptation »[17]. En effet, le silence pendant deux mois vaut rejet lorsque la demande ne présente pas un caractère individuel. Ainsi, le silence de la ministre emporte rejet de la demande. Si l’on essaie de donner un sens à ce silence, il est aisé de comprendre qu’il était volontaire et avait pour objectif de se soustraire au débat. Néanmoins, en raison des relances des parlementaires[18], la ministre a finalement confirmé son refus officiellement le 12 février 2016. Conformément à une règle établie[19], dans cette situation, la décision explicite se substitue à la décision implicite.

Cette jurisprudence est un exemple du lien étroit entre la procédure administrative non contentieuse et contentieuse. En effet, cette non-réponse (ou trop tardive) a eu pour conséquence d’ouvrir la porte à un recours pour excès de pouvoir, seul moyen de relancer le débat. La requête a été déposée le 19 février 2016 aux fins d’annulation du refus de la ministre.

Concernant la légalité de la décision attaquée, le Conseil d’État rejette un certain nombre d’arguments. Notamment, il écarte le moyen tiré de la violation de l’article 5 de la Charte de l’environnement consacrant le principe de précaution, notamment par rapport à la présence d’adjuvants (aluminium, formaldéhyde …). Il indique que « la décision attaquée n’affecte pas l’environnement au sens des dispositions de cet article ». De même, Il rejette l’allégation  faisant valoir l’atteinte à l’intégrité de la personne, et à la mise en danger d’autrui, les requérants n’apportant « aucun nouvel élément sérieux ». Il met en avant la recommandation du Haut conseil de la santé publique, émis le 25 février 2015[20], sur « l’intérêt public s’attachant aux vaccinations ». Enfin, judicieusement, le juge administratif n’est volontairement pas rentré sur le sujet de la responsabilité en cas de vaccins combinés[21].

Néanmoins, le Conseil d’État fait droit à la requête et annule la décision de refus, au nom du respect de la liberté de consentir aux vaccins non-obligatoires. La formule, « En l’absence d’obligation, la liberté »[22], résume bien l’état d’esprit du juge administratif. Il convient de remarquer une précision importante dans l’arrêt : « en l’état de la législation ». La haute juridiction administrative est obligée de reconnaître l’inadéquation de la législation à la réalité, puisque les parents sont obligés « de soumettre leur enfant à d’autres vaccinations que celles imposées par le législateur ». C’est pourquoi, le juge administratif enjoint la ministre de prendre les mesures nécessaires ou de saisir les autorités compétentes, pour rendre disponible les seuls vaccins obligatoires.

Sous couvert de sévérité apparente, le Conseil d’État a souhaité, en réalité, provoquer un électrochoc pour que l’impasse juridique soit levée

Des injonctions aux incitations du juge administratif

Face à cette situation intenable, le juge administratif accorde un délai de six mois à la ministre de la santé pour agir dans l’intérêt de la santé publique. Le Conseil d’État énumère trois possibilités : sanctions contre les laboratoires, recours à la licence d’office ou l’acquisition de vaccins par l’Agence nationale de la santé publique[23]. Il utilise ici son pouvoir d’injonction, vis à vis de l’administration[24]. Plus précisément, il exerce son imperium, son « pouvoir de donner des ordres »[25], qui lui revient. Il n’a pas voulu d’une annulation sèche de la décision de refus et a donné droit à la demande d’injonction des requérants. Pour autant, le juge administratif est bien conscient que la mise en œuvre du droit positif, avec les trois dispositifs actuels évoqués, est très compliquée, surtout dans le délai imparti. Mais, le juge administratif, par son office, utilise l’injonction pour mieux établir son raisonnement. C’est l’art de la densité jurisprudentielle qui fait avancer le droit, témoignant du processus de réflexion du juge sur sa propre mission.

Il ne fait aucun doute que le juge administratif convie la ministre de la santé à revoir la situation et à déposer un nouveau projet de loi. Pour preuve, avant l’énoncé de l’injonction, il est précisé « à défaut d’élargissement par la loi de l’étendue des obligations vaccinales ». Cette position est conforme à celle du Conseil constitutionnel, qui affirme la compétence du législateur, au titre de l’article 34 de la Constitution, pour définir la politique vaccinale[26]. Ainsi, l’injonction du juge, d’ordre administrative, s’est transformée en incitation d’ordre politique. Elle n’est pas anodine puisqu’elle est en accord avec la recommandation du comité d’orientation de la concertation citoyenne sur la vaccination (organisée entre septembre et novembre 2016), présidé par Alain FISCHER[27]. L’injonction a donc perdu toute sa force juridique mais « forme l’horizon du juge »[28]. En effet, il anticipe ici un éventuel changement de circonstances de droit ou de fait pendant le délai accordé pour l’injonction[29]. C’est la nouveauté apportée par cet arrêt marquant une certaine audace du juge administratif. Ainsi, déroger à l’injonction est possible si un projet de loi sur l’extension des obligations vaccinales est déposé.

La nouvelle ministre, Agnès BUZYN, semble emprunter la voie tracée par le Conseil d’État en réfléchissant à rendre obligatoire onze vaccins, pour une durée limitée[30]. Le choix n’a pas été fait de supprimer par décret les obligations vaccinales[31], à l’instar d’autres pays[32]. Paradoxalement, la requête contre les abus vaccinaux pourrait donc aboutir à davantage de vaccinations. Mais cette évolution législative aurait le mérite de mettre fin à l’inadaptation du droit à  la réalité. Cependant, en raison du calendrier électoral et parlementaire, le projet de loi ne pourra pas être adopté avant les six mois accordés par le Conseil d’État. Le juge administratif le sait parfaitement, prouvant que l’injonction s’est bien transformée en incitation. L’objectif est « d’attirer l’attention du gouvernement », à l’image des avis sur des projets de loi rendus dans le cadre de sa fonction consultative[33].

En conclusion, nous retiendrons de cette jurisprudence qu’elle est un exemple révélateur de la méthode de jugement du Conseil d’État. D’abord, le chaînage avec la procédure administrative non contentieuse est déterminant. Puis, cet arrêt est avant tout le résultat de l’habilité et du réalisme du juge administratif. Tout en reconnaissant l’importance du consentement à tout acte médical en annulant la décision de l’administration, il met le doigt sur les faiblesses de la législation sur les obligations vaccinales, par le truchement de son pouvoir d’injonction.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 07 ; Art. 195.

 

[1]pour reprendre les propos de François Vialla, « Injonction à défaut d’injection disponible », AJDA 2017, p. 898

[2]v. Anne-Marie Moulin, L’aventure de la vaccination, Fayard, novembre 1996

[3]v. l’article du professeur de médecine René Baylet, « Vaccinations et santé publique, RGDM 2016, p.23

[4]art. L. 3111-1 CSP

[5]au sens de l’article L.1111-4 CSP : « Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne »

[6]Le vaccin est qualifié de médicament ; art. L.5121-1 CSP

[7]art. L 3111-2 et L.3111-3 CSP

[8]hormis les vaccins obligatoires dans le cadre d’une profession. pour exemple : Décret n° 2016-1758 du 16 décembre 2016 relatif à la vaccination contre l’hépatite B des thanatopracteurs, JORF du 18 décembre 2016, texte n°34

[9]L’obligation vaccinale contre la poliomyélite date de 1964 ; cf. Loi n°64-643 du 1er juillet 1964 relative à la vaccination anti poliomyélite obligatoire et à la répression des infractions à certaines dispositions du code de la santé publique, JORF du 2 juillet 1964, p. 5762

[10]en raison de complications allergiques ; v. les messages de l’AFSSAPS aux prescripteurs et aux pharmaciens , disponibles sur le site de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) : http://ansm.sante.fr

[11]La loi du 26 janvier 2016 renforce les pouvoirs de l’Agence de sécurité des médicaments et des produits de santé sur les laboratoires les obligeant à travailler sur un plan de gestion des pénuries (art. L.5121-31 al 2 CSP). Des sanctions financières marquent la fermeté du dispositif (art. L.5423-8 CSP).

[12]cf. le rapport sur la politique vaccinale de la députée Sandrine Hurrel, Janvier 2016 ; disponible sur www.sfpediatrie.com/actualite/rapportdesandrinehurelsurlapolitiquevaccinale

[13]CE, 8 février 2017, M. Augustin Baudelet de Livois, req. n° 397151, AJDA 2017, p. 320

[14]au sens de l’article L. 110-1 CRPA

[15]art. 1er du décret n° 2014 -405 du 16 avril 2014 relatif aux attributions du ministre des affaires sociales et de la santé, JORF du 18 avril 2014, texte n° 24

[16]art L.231-1 et s. CRPA

[17]art. L.231-4 CRPA

[18]Question écrite avec réponse n° 16881,     18 juin 2015, « Inquiétudes quant à la pénurie de vaccins obligatoires », Hervé Maurey, sénateur, JO Sénat, 18 juin 2015 et 15 octobre 2015

[19]v. CE, 28 mai 2010, Société IDL, req. n° 320950, D.2011. p.2565, obs. Anne Laude

[20]Avis du Haut conseil de la santé publique relatif aux ruptures de stocks et aux tensions d’approvisionnement des vaccins combinés contenant la valence coqueluche, 25 février 2015 ; disponible sur www.hcsp.fr

[21]sur ce point v. CE, 25 juillet 2013, req. 347777 ;  AJDA 2013, p.1602

[22]v. Joanna Sobczynski, « Vers la fin des vaccinations facultatives obligatoires », Droit & santé, p.351-352

[23]v. Caroline Mascret, « Le casse-tête juridique de la vaccination obligatoire en France, en l’absence de disponibilité de ces produits sur le territoire », Petites affiches, 18 avril 2017, p.8

[24]Conformément à l’article L.911-1 CJA (issu de la loi du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, JORF du 9 février 1995, p.2175

[25]Pour reprendre la définition de Gérard Cornu, Vocabulaire juridique, 11éme éd., puf, janvier 2016

[26]Cons. cons. n°2015-458 QPC du 20 mars 2015, Époux L. ; JORF du 22 mars 2015, texte n°47; AJDA 2015 p.611 ; D.2015, p.697 ; RDSS 2015 p. 364, obs. Danièle Cristol

[27]disponible sur http://concertation-vaccination.fr/rapport-du-comite-dorientation/

[28]Pour rependre les mots de Camille Broyelle, « Le pouvoir d’injonction du juge administratif », RFDA 2015, p.441

[29]v. l’analyse de Alice Minet-Leleu, « L’indisponibilité du vaccin trivalent sanctionné par le juge administratif », RDSS 2017, p.479

[30]interview de la ministre, dans Le Parisien, du vendredi 16 juin 2017

[31]Comme par exemple pour le BCG par le décret n°2007-1111 du 17 juillet 2007 relatif à l’obligation vaccinale par le vaccin antituberculeux BCG, JORF du 19 juillet 2007, texte n°34

[32]cf. le rapport  « La santé en France et en Europe : convergences et contrastes » du Haut conseil de la santé publique, La documentation française, 2012

[33]v. Hélène Hoepffner, « Les avis du Conseil d’État », RFDA 2009 p.895, §13-16.

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Droit(s) de la nuit : les actes

par Romain VAILLANT,
doctorant, Université Toulouse 1 Capitole, IMH

 

Art. 195. A l’occasion de la prochaine parution de ses actes, en juillet prochain, aux Editions L’Epitoge, il est temps de faire un petit retour sur le colloque de l’Association des doctorants et docteurs de l’Institut Maurice Hauriou (ADDIMH), consacré au(x) Droit(s) de la nuit.

Avec des contributeurs venus de toute la France, la nuit du 31 mars dernier fut riche pour le droit. Quoique cela puisse paraître étonnant, la nuit n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’une étude collective. Pourtant, les diverses contributions ont montré que la nuit était largement prise en compte par le droit ; que ce soit pour protéger les citoyens des risques – supposés ou avérés – encourus durant la nuit, ou que ce soit pour protéger la nuit des citoyens.

L’actualité avait nourri le thème du colloque avec des modifications tenant à l’instauration de l’état d’urgence et les modifications récentes du droit du travail ; mais c’est bien plus largement qu’a été appréhendé l’objet nuit en droit, en étudiant, dans les champs du droit public comme du droit privé et les sciences criminelles la plupart des régimes juridiques spécifiques à la nuit.

Certes, les représentations de la nuit sous-jacentes à ces différents régimes se recoupent largement autour tantôt d’une conception poétique de libération de la norme, tantôt – et surtout – autour d’une conception liée aux risques, aux dangers sécuritaire et sanitaire. Pour autant, ces représentations communes ne se traduisent pas par des éléments transcendants ces régimes, écartant ainsi l’hypothèse d’un droit de la nuit.

En revanche, plusieurs contributions ont mis en avant l’émergence d’un droit à la nuit ; dans deux directions : le droit à la nuit obscure, d’une part, et le droit au sommeil, d’autre part.

Rendez-vous donc en librairie pour partager l’ensemble de ces réflexions sur le(s) droit(s) de la nuit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 06 ; Art. 195

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Le contentieux de l’aéroport Grand Ouest Notre-Dame-des-Landes

par Loïc DEMEESTER,
doctorant, Université Toulouse 1 Capitole, IEJUC.

 

Art. 194. Le transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique sur la commune de Notre-Dame-des-Landes a fait couler beaucoup d’encre. Ce projet a retenu l’attention des citoyens français mais aussi des juristes. Cette affaire représente une aventure politico-juridique pleine de rebondissements.

Outre l’aspect politique du projet, le transfert de l’aéroport est un concentré de questions juridiques des plus intéressantes : expropriation, urbanisme, droit de l’environnement, question prioritaire de constitutionnalité, relation entre le public et l’Administration, aide d’État et droit de l’Union européenne, et bien d’autres questions encore. Cet écrit n’a pas l’ambition de traiter chacune de ces questions, ni même de proposer des réponses mais plutôt de présenter synthétiquement quelques points du contentieux tenant au projet Notre-Dame-des-Landes. Deux éléments nous semblent particulièrement révélateurs des tensions entre juridique et politique concernant le projet de Notre-Dame-des-Landes : le contentieux de la déclaration d’utilité publique (I) et la procédure de consultation des populations concernées par ce projet (II)

I. Une déclaration d’utilité publique controversée.

Pour faire échec à la construction de l’aéroport du Grand Ouest – Notre-Dame-des-Landes, les opposants à la réalisation du projet ont notamment décidé d’attaquer la déclaration d’utilité publique. Malgré l’échec de la demande d’abrogation (A) et de la question prioritaire de constitutionnalité, cette controverse juridique permet d’amener une réflexion sur la théorie du bilan cout-avantage (B).

A. La tentative d’abrogation de la déclaration d’utilité publique.

Pour comprendre la suite des développements il est important de revenir sur la nature même du projet et celle de la déclaration d’utilité publique.

L’aéroport de Nantes-Atlantique relève de la compétence de l’État[1], et en tant que tel la compétence pour déclarer d’utilité publique les travaux nécessaires à son transfert appartient donc elle aussi à l’Etat.

En application du code de l’expropriation[2] et en raison de son importance, l’utilité du projet d’aéroport Grand-Ouest – Notre Dame des Landes a été déclaré par décret du Premier Ministre pris en Conseil d’Etat.

La déclaration d’utilité publique est le préalable à toute procédure d’expropriation et par conséquent, elle est le préalable au projet de travaux publics permettant la construction du nouvel aérodrome. La logique des opposants au projet est de faire disparaître la déclaration d’utilité publique ce qui entraînerait la disparition du document préalable au projet, et par voie de conséquence l’impossibilité pour l’État de commencer la réalisation des travaux.

Les requérants ont demandé au Premier Ministre d’abroger la déclaration d’utilité publique. Par silence gardé, le Premier Ministre a implicitement rejeté leur demande. Les requérants regroupés sous la forme d’un collectif décident de former un recours en excès de pouvoir contre le rejet du Premier Ministre de la demande. À l’occasion de ce recours, le « collectif des élus qui doutent de la pertinence de l’aéroport de Notre Dame des Landes » soulève également une question prioritaire de constitutionnalité sur l’interprétation jurisprudentielle d’une disposition du code de l’expropriation. Le Conseil d’État s’est prononcé le 17 octobre 2013 sur ces requêtes[3]. Dans cet arrêt, il rejette le recours en tenant une interprétation stricte de la notion de changement de circonstances de fait ou de droit.

La déclaration d’utilité publique est un acte non règlementaire, non créateur de droit. L’administration est dans l’obligation de procéder à l’abrogation si par un changement de circonstances de fait ou de droit postérieur à la déclaration, l’opération en question a perdu son caractère d’utilité publique ou n’est pas susceptible d’être légalement réalisée[4]. Cette règle est reprise par l’arrêt cité, et permet au Conseil d’État de rejeter tour a tour les moyens du collectif pour débouter la demande.

L’argumentaire du collectif s’articule autour de deux moyens principaux : un moyen économique et un moyen environnemental.

Le collectif estime que la soumission du secteur aérien au système européen d’échanges de quotas d’émission à effet de serre ainsi que la fluctuation importante du prix du carburant entraîneraient une augmentation du cout de l’opération justifiant la prise en compte d’un changement de circonstance. En réponse, le Conseil d’État se livre à une analyse économique poussée pour en déduire que ces changements n’auront qu’une faible influence sur le coût global de l’opération ; par conséquent, ces changements ne suffisent pas en eux-mêmes à justifier un changement de circonstances conduisant à la remise en cause de l’utilité publique du projet. Cette analyse convaincante n’étonne guère. Cependant, le rejet des moyens tenant à la protection de l’environnement surprend.

Le collectif requérant avance différentes dispositions[5] concernant notamment la protection des espaces agricoles et la protection de l’eau. Le Conseil rejette ces moyens pour deux motifs. Le premier tient à ce qu’une partie des dispositions évoquées n’ont pas de portée normative, ce qui est le cas de la loi de programmation par exemple.

Le second tient à ce que les éléments apportés par les requérants ne suffisent pas à établir un changement de droit applicable ou ne sont que de faible influence sur la légalité du projet[6].

Le Conseil d’État ne rejette pas totalement la possibilité d’une atteinte à l’environnement, il considère cependant qu’en l’état les éléments apportés ne suffisent pas à priver le projet de son utilité publique.

B. Les limites de la théorie bilan coût-avantage.

À l’occasion de ce recours, le collectif forme une question prioritaire de constitutionnalité. Les élus estiment que l’interprétation jurisprudentielle qui est faite du I de l’article L. 11-1 du code de l’expropriation[7] est contraire à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Le Conseil d’État, dans une jurisprudence constante, considère que l’article L. 11-1 du code de l’expropriation n’impose pas au juge administratif de rechercher s’il existe des solutions alternatives permettant d’atteindre les objectifs poursuivis dans des conditions économiques et sociales plus avantageuses.

Le Conseil d’État rappelle que « tout justiciable a le droit de contester la constitutionnalité de la portée effective qu’une interprétation jurisprudentielle constante confère à cette disposition »[8]. Ensuite, le Conseil rappelle le raisonnement opéré dans son contrôle des déclarations d’utilité publique. Premièrement, il cherche si l’opération répond bien à une opération d’intérêt général. Puis il recherche si l’expropriant ne dispose pas d’autres moyens que l’expropriation pour réaliser l’opération, par exemple en utilisant son propre patrimoine. Enfin, il opère une analyse afin de déterminer si les atteintes à la propriété privée protégée par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et le coût financier et social de l’opération ne sont pas excessifs au vu de l’intérêt présenté.

Cette méthode – la théorie du bilan coût-avantage – est considérée par le Conseil d’État comme en adéquation avec l’esprit du code de l’expropriation. Nous ne pouvons nier que cette théorie présente un intérêt certain pour la protection de la propriété privée mais ne présente-t-elle pas certaines limites quant à l’utilité publique ? La question posée au Conseil d’État était de savoir si le juge administratif, dans son contrôle de la déclaration d’utilité publique, devait rechercher la meilleure alternative. Le juge administratif s’est toujours refusé à comparer les solutions possibles. Dans son contrôle de la légalité des déclarations d’utilité publique, il opère un contrôle intrinsèque – c’est à dire – qu’il n’applique la théorie du bilan coût-avantage qu’à la déclaration en elle-même. La question soulevée, même si celle-ci n’est pas transmise au Conseil constitutionnel, permet de relancer le débat sur un possible contrôle extrinsèque des déclarations d’utilité publique. Cette idée développée par le Professeur Bertrand Seiller consiste à amplifier l’appareil de référence dans ce type de contrôle. Cela donnerait la possibilité au juge administratif de comparer les diverses alternatives au projet afin d’en retenir la meilleure. Il ne s’agirait pas d’un contrôle d’opportunité mais d’un contrôle de légalité entre plusieurs décisions administratives possibles. Le juge administratif aurait donc la possibilité d’établir qu’une solution est plus « légale » qu’une autre ce qui permettrait d’introduire de la proportionnalité et ainsi d’enrichir considérablement la théorie du bilan coût-avantage[9]. De plus, à la lecture de l’arrêt et de la méthode employée par le Conseil d’État, l’environnement apparaît comme le grand absent. Le Conseil d’État ne se réfère explicitement qu’aux inconvénients économiques et sociaux. Avec le contrôle de la légalité intrinsèque, les inconvénients environnementaux sont souvent considérés secondaires face aux intérêts économiques des projets faisant l’objet d’une déclaration d’utilité publique, d’autant plus si ce projet est d’intérêt national[10]. Le contrôle extrinsèque permettrait de tenir compte dans une plus large mesure de l’environnement dans l’appréciation de la légalité de la déclaration d’utilité publique. Il conduirait l’administration à ne retenir que la meilleure solution pour la conduite de ses projets et ainsi l’efficience (économique, sociale et environnementale) deviendrait une norme de l’action administrative. Malheureusement, le Conseil d’Etat refuse ce type de contrôle et se restreint à un contrôle intrinsèque la légalité de la déclaration d’utilité publique du 9 février 2008[11].

Si la déclaration d’utilité publique a fait l’objet de nombreux recours, ce n’est pas la seule étape du projet de transfert de l’aéroport à avoir suscité quelques controverses.

II. Une consultation contestée.

La réalisation de cet aéroport a déchainé les passions. Outre les nombreuses contestations juridiques, de nombreuses manifestations politiques et citoyennes se sont déroulées afin de faire connaître leur désaccord avec le transfert. Face à cette opposition, les représentants de l’État ont voulu légitimer leur projet en procédant à la consultation des citoyens. Cette dernière a suscité elle aussi des contestations (A) et elle montre les limites de la démocratie environnementale en France (B).

A. Le contentieux de la procédure de consultation.

Politiquement, la consultation du public sur un sujet aussi clivant est une bonne logique. Juridiquement, cette consultation est plus difficile à mettre en œuvre.

L’exécutif français voulait mettre en place un référendum local au sujet du transfert de l’aéroport de Nantes-Atlantique sur la commune de Notre-Dame-des-Landes. La Constitution française prévoit des mécanismes de référendum bien connus des juristes. L’article 11 et l’article 89 envisagent la possibilité par l’exécutif d’organiser des référendums sur certaines matières. Cependant, dans le cadre de ces articles, l’ensemble du peuple français est appelé à se prononcer. Il est donc impossible pour l’exécutif français de mettre en place un référendum local sans se placer hors du droit et contrevenir au principe de libre administration des collectivités territoriales[12].

Néanmoins, le referendum local existe dans l’ordre juridique français. L’article 72-1 de la constitution dispose que « les projets de délibération ou d’acte relevant de la compétence d’une collectivité territoriale peuvent, à son initiative, être soumis, par la voie du référendum, à la décision des électeurs de cette collectivité ». Pourtant, ce processus ne peut pas s’appliquer en l’espèce. Le projet de l’aéroport n’est pas de la compétence des collectivités territoriales, comme il a été mentionné précédemment. Suite à un décret de 2005, l’aéroport de Nantes Atlantique est resté de la compétence de l’Etat. De plus, le referendum est souhaité par le gouvernement et n’est pas à l’initiative de la collectivité territoriale. La voie référendaire doit donc être écartée par manque de fondement juridique.

Le gouvernement a eu recours à la création d’une nouvelle procédure de consultation. Le 21 avril 2016 est créée par ordonnance[13] une procédure permettant une consultation locale sur tout projet d’infrastructure ou d’équipement susceptible d’avoir un impact sur l’environnement et dont la réalisation est soumise à autorisation de l’Etat.

La création d’une nouvelle procédure de consultation aussi précise, à une époque où il est nécessaire de légitimer ce projet apparaît comme une « procédure taillée sur mesure pour notre Dame des Landes »[14].

Malgré l’adéquation de la nature du projet avec la nouvelle procédure, la consultation n’échappe pas au contentieux.

Les 3 et 17 juin 2016 a été introduite auprès du Conseil d’État une requête de l’association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre Dame-des-Landes demandant la suspension et l’annulation du décret organisant la consultation publique devant avoir lieu le 26 juin 2017[15].

La principale critique qui a été formulée à l’égard de cette consultation est le périmètre géographique retenu. La consultation ne concerne que les électeurs de Loire Atlantique, mais la construction de l’aéroport du Grand Ouest est financée par 22 collectivités territoriales. Les requérants auraient souhaité accroître le champ de consultation afin de donner une véritable représentativité à la réponse obtenue. Cependant, l’ordonnance créant la procédure prévoit que le périmètre de consultation est défini par le territoire couvert par l’enquête publique. Dans le cas présent l’enquête publique de 2006 n’a couvert que le territoire de la Loire Atlantique. Le Conseil d’État n’a eu d’autre choix que de rejeter le moyen.

Cet arrêt permet également de mettre en lumière les limites de la démocratie environnementale en France et, même si cette procédure de consultation est nouvelle, elle ne concourt pas au renouveau de la participation du public aux décisions administratives.

B. Les limites de la démocratie environnementale en France.

Tout d’abord, cette consultation est présentée comme une alternative au référendum. Néanmoins, celle-ci ne peut absolument pas remplacer, ce sont là deux mécanismes très différents. La consultation n’a pas d’effet décisionnel, elle ne sert comme son nom l’indique qu’à recueillir une opinion d’une certaine population à un moment donné.

Par ailleurs, l’arrêt rendu le 20 juin 2016 souligne malgré lui le manque d’association du public au processus décisionnel. Le Conseil d’Etat estime que la consultation ne doit pas nécessairement intervenir avant la délivrance des autorisations nécessaires au projet[16] rejetant ainsi l’argumentaire du requérant. S’il est vrai que d’un point de vue de la stricte légalité de la consultation, la position du Conseil d’État est pertinente, le message envoyé est fort : l’avis des populations concernées n’est pas pris en compte dans l’élaboration du projet. Pour preuve, la consultation s’opère 8 ans après la déclaration d’utilité publique. La consultation n’est alors pas une procédure de participation du public mais une procédure de confirmation du projet de la part du public. Le résultat de la consultation n’a aucune influence juridique sur le processus décisionnel.

Enfin, la consultation ne portait que sur le projet gouvernemental. Le Conseil d’État le souligne à juste titre : « le gouvernement n’a ni décidé, ni manifesté la volonté de modifier ce projet, ni annoncé une consultation des électeurs portant sur un projet distinct »[17]. Une fois de plus, le Conseil ne peut que rejeter le moyen selon lequel la consultation serait illégale car les termes de la consultation seraient ambigus. Les électeurs ont eu à se prononcer sur le transfert de l’aéroport et non sur les modalités de ce transfert. Aucun débat public ne s’est tenu pour présenter les projets alternatifs.

Si la légalité ne peut pas être mise en cause, l’arrêt du 20 juin 2016 permet de s’interroger sur la portée d’une telle consultation et plus généralement sur nos procédures de participation en matière de décisions environnementales.

Cette consultation n’a pas apaisé les tensions comme elle aspirait à le faire. Un nouveau volet s’ouvre dans la saga politico-juridique du projet d’aéroport. Le 1er juin 2017, trois médiateurs ont été désignés pour trouver une solution satisfaisante pour toutes les parties aux projets dans une période de 6 mois. L’affaire Notre-Dame-des-Landes se poursuit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 06 ; Art. 194

[1] Décret n°2005-1070 du 24 août 2005 fixant la liste des aérodromes civils appartenant à l’État exclus du transfert aux collectivités territoriales ou à leurs groupements.

[2] Art. L. 121-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

[3] CE, 17 octobre 2013, Collectif des élus qui doutent de la pertinence de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, n˙358633.

[4] CE, 26 février 1996, Association Une Basse-Loire sans nucléaire, n˙142893.

[5] Loi du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement ; loi du 27 juillet 2010 de modernisation de l’agriculture et de la pêche ; Art. L. 212-1 du code de l’environnement.

[6] CE, 17 octobre 2013, Collectif des élus qui doutent de la pertinence de l’aéroport Notre Dame des Landes, n˙358633, considérant 10 à 14.

[7] Aujourd’hui : art. L.1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

[8] Cons. Const., 6 octobre 2010, n˙2010-39 QPC.

[9] B. Seiller, “Pour un contrôle de la légalité extrinsèque des déclarations d’utilité publique”, AJDA, 2003, 1472.

[10] CAA Nantes, 14 novembre 2016, n˙15NT02847 : concernant l’impact du projet sur une faible masse d’eau.

[11] R. Hostiou, « La notion d’utilité publique à l’épreuve du contentieux de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes », AJDA, 2013, 2550.

[12] R. Brett, “Un référendum local sur l’aéroport du Grand Ouest : une ambition politique à l’épreuve de la réalité juridique”, Energie, Environnement, Infrastructures, n˙4, Avril 2016, comm. 34.

[13] Ordonnance n˙2016-488 du 21 avril 2016 relative à la consultation locale sur les projets susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement.

[14] B. Delaunay, “Une procédure taillée sur mesure pour Notre-Dame-des-Landes ?”, AJDA n˙27/2016, 1515.

[15] Décret n˙2016-503 du 23 avril 2016 relatif à la consultation des électeurs des communes de la Loire-Atlantique sur le projet de transfert de l’aéroport de Nantes Atlantique sur la commune de Notre-Dame-des-Landes.

[16] CE, 20 juin 2016, Association intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et autres, n˙400364, 400365, considérant 6.

[17] CE, 20 juin 2016, Association intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et autres, n˙400364, 400365, considérant 7.

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ParJDA

Les notions du droit de la commande publique (2)

Art. 190.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Les notions du droit de la commande publique : des clarifications attendues…et en attente !

La notion même de commande publique reste difficile à saisir. Si l’on considère que sont des contrats de la commande publique ceux qui seront intégrés dans le futur code éponyme, seuls les contrats qualifiables de marchés publics ou de contrats de concession seraient concernés. Dans une approche plus large, d’autres catégories de contrats sont susceptibles d’être considérés comme tels, à commencer par les conventions d’occupation du domaine public. L’idée de commande pose néanmoins certaines difficultés dans la mesure où elle implique que le contrat conclu le soit à la demande d’une personne publique ou de la sphère publique, voire même que ce contrat soit conclu pour répondre aux besoins de cette même personne.

La loi Sapin 2 permet d’opérer une certaine clarification en précisant que le futur code regroupera « les règles relatives aux différents contrats de la commande publique qui s’analysent, au sens du droit de l’Union européenne, comme des marchés publics et des contrats de concession ». Il est donc possible de considérer que les marchés publics et les contrats de concession constituent ensemble une catégorie propre, celle des contrats de la commande publique soumis au code, laquelle doit être distinguée des autres contrats publics. Le droit des contrats publics continue donc d’être un droit multiple reposant sur des catégories hétérogènes. La simplification annoncée dans le cadre de la réforme permet d’isoler les contrats qualifiables de marchés publics ou de contrats de concession mais elle reste imparfaite, surtout lorsque l’on tient compte du fait que les notions européennes de marché public et de concession sont des notions extensives.

Quoi qu’il en soit, il est désormais nécessaire de se familiariser avec le nouveau découpage opéré entre les notions et de définir quelles sont les frontières qui se dressent entre elles. L’actualité législative et jurisprudentielle a notamment permis de mieux cerner trois notions essentielles à la détermination du champ d’application du futur code de la commande publique : celle de concession de services, celle de transfert de compétence, et celle de convention d’occupation du domaine public. D’autres notions moins indispensables à la détermination de ce champ d’application ont également été précisées. Les notions de concession d’aménagement, de délégation de service public, ou encore d’activités exercées essentiellement pour le compte du ou des pouvoirs adjudicateurs seront donc également abordées.

Une première réception jurisprudentielle de la notion de concession de service

L’inspiration européenne du droit de la commande publique est désormais clairement actée : les rédacteurs de la réforme ont choisi de consacrer la distinction binaire entre les marchés publics et les contrats de concession. La loi Sapin 2 confirme ce choix en précisant que le futur code de la commande publique regroupera les dispositions applicables à ces deux catégories de contrats.

Parmi les nouveautés introduites par la réforme, la notion de contrat de concession revêt donc une place particulièrement importante. Elle se décompose elle-même en deux sous-catégories de contrats, en fonction de l’objet du contrat : les concessions de travaux et les concessions de services. L’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession calque les définitions de ces deux catégories de contrats sur celles retenues par la directive 2014/23. Or, si les concessions de travaux préexistaient au travers de l’ordonnance de 2009 qui leur était consacrée, les concessions de service constituent une catégorie inédite, qui était jusqu’alors inconnue en droit français. Ainsi que cela a pu être souligné, leur reconnaissance vient reléguer la notion de délégation de service public au second plan, cette dernière n’étant désormais qu’une sous-catégorie de concession de service (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 104 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1155).

Encore fallait-il que le juge administratif prenne acte de ces évolutions et fasse sienne la notion de concession de service. C’est désormais chose faite avec l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 14 février 2017 (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert).

Etait en cause en l’espèce une convention de terminal conclue le 19 décembre 2014 entre le Grand port maritime de Bordeaux, qui est un établissement public administratif, et la société Europorte en application de l’article R. 5312-84 du Code des transports. Par cette convention, le Grand port maritime de Bordeaux confiait à la société l’exploitation du port du Verdon. Parmi les missions confiées, la société devait exploiter le port, développer ses activités, entretenir les biens présents et réaliser les investissements nécessaires à l’exploitation. En contrepartie, la convention prévoyait que l’exploitation du port donnerait lieu au versement d’une redevance par le Grand port maritime à la société, celle-ci étant composée d’une part fixe et d’une part variable en fonction du trafic portuaire.

Si l’affaire a été portée devant le Conseil d’Etat, c’est que cette convention n’a pas reçu d’exécution de la part de la société. Après l’échec d’une procédure de médiation, le Grand port maritime de Bordeaux a donc décidé de confier l’exécution de cette convention à la société SMPA, sous-traitante de la société Europorte. Le Grand port maritime a donc décidé de conclure avec cette société une convention de mise en régie, comme le permettait la convention de terminal. Or, la conclusion de cette nouvelle convention a été contestée par un autre opérateur, la société Sea Invest Bordeaux. Elle a saisi le Tribunal administratif de Bordeaux d’un référé contractuel en considérant qu’une procédure de mise en concurrence aurait dû être mise en œuvre. Ce dernier a fait droit à sa demande et a annulé la convention de mise en régie.

Le Grand port maritime de Bordeaux et la SMPA se sont pourvus en cassation contre l’ordonnance du juge des référés. La question posée au Conseil d’Etat était ici celle de savoir si la convention litigieuse pouvait ou non être contestée dans le cadre d’un référé contractuel. En effet, l’article L. 551-1 du Code de justice administrative précise que l’exercice d’un référé précontractuel n’est possible que lorsque le contrat contesté est un « contrat administratif ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, la délégation d’un service public ou la sélection d’un actionnaire opérateur économique d’une société d’économie mixte à opération unique ». Ce champ d’application matériel est le même lorsque le recours intenté est un référé contractuel.

Pour répondre à cette question, le Conseil d’Etat va successivement qualifier la convention de terminal et la convention de mise en régie de concessions de services au sens de l’Ordonnance du 29 janvier 2016. Cette qualification lui permet d’apporter certaines précisions.

Tout d’abord, la notion de concession de service est indépendante de celle de service public, ce qui signifie qu’il existe désormais des concessions de services qui ne sont pas des services publics et des concessions de services publics. Le Conseil d’Etat le confirme en ne recherchant pas l’existence d’une activité de service public ; il concentre son analyse sur l’existence « d’une prestation de services rémunérée par une contrepartie économique constituée d’un droit d’exploitation, et qui transfère au cocontractant le risque d’exploitation ». Conformément à la définition européenne, le Conseil d’Etat semble retenir une conception assez large de la notion de concession de service : il ne la limite pas aux contrats ayant pour objet de confier la gestion même d’un service mais intègre également ceux qui se contentent de confier la réalisation de certaines prestations de services, sans confier la gestion du service lui-même (sur ce point, v. F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « A propos de la reconnaissance jurisprudentielle des concessions de services, Contrats-Marchés publ. 2017, repère 4).

Par ailleurs, le juge administratif précise quel est le critère de distinction à utiliser pour différencier les « simples » conventions d’occupation du domaine public et les concessions de services. Depuis l’adoption de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, l’article L. 2122-6 du CGPPP les autorisations d’occupation du domaine public ne peuvent plus « avoir pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d’une mission de service public, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, pour le compte ou pour les besoins d’un acheteur soumis à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ou d’une autorité concédante soumise à l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession ». Le Conseil d’Etat confirme ici que l’objet du contrat est au cœur de la distinction entre les « simples » conventions d’occupation et les concessions. Si, comme en l’espèce, le contrat a pour objet de « répondre au besoin » d’une autorité concédante en confiant la réalisation de prestations de services à un cocontractant, celui-ci doit être qualifié de concession de service indépendamment du fait qu’il confie également au cocontractant « la gestion et la valorisation du domaine ». C’est donc la réponse aux besoins exprimés par une personne qualifiable d’autorité concédante en termes de travaux ou de services qui permet d’identifier l’existence d’un contrat de concession (à condition que la contrepartie du contrat réside dans l’existence d’un droit d’exploitation faisant peser un risque sur le cocontractant car, à défaut, le contrat serait qualifié de marché public).

Enfin, cet arrêt est l’occasion pour le juge administratif de préciser que la mise en régie d’un contrat en cas de faute grave du cocontractant fait partie « des règles générales applicables aux contrats administratifs ». Le Conseil d’Etat confirme ainsi que l’existence de ce pouvoir de sanction n’est plus rattachée au principe de continuité du service public (en ce sens, v. déjà en matière de marchés publics : CE, ass., 9 novembre 2016, n° 388806, Sté Fosmax : Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 25, obs. P. Devillers) mais concerne l’ensemble des contrats administratifs. Le principe de continuité du service – qui n’est pas un service public – justifie quant à lui que la convention de mise en régie soit conclue sans mise en concurrence, lorsque l’urgence le justifie.

Le Conseil d’Etat prend donc acte de la place centrale de la notion de concession – notamment de services – au sein du droit de la commande publique. Surtout, en taisant toute référence au service public, il confirme que cette notion n’a plus vocation qu’à occuper une place marginale à l’intérieur du droit des contrats publics.

Une distinction attendue : marché public vs. transfert de compétences

La définition du champ d’application du droit européen des contrats publics est une question épineuse, renforcée par le fait que les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices des Etats membres rivalisent d’imagination pour pouvoir y échapper. Le droit de l’Union admet cependant des exceptions qui évitent raisonnablement que certains contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices ne soient passés après une procédure de publicité et de mise en concurrence.

C’est sur l’une de ces exceptions que la Cour de justice a dû se prononcer dans son arrêt Remondis du 21 décembre 2016 (CJUE, 21 décembre 2016, aff. C-51/15, Remondis GmbH c/ Région de Hanovre en présence du Syndicat de collectivités Région Hanovre ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 36, note G. Eckert ; JCPA 2017, comm. 2067, note S. Brameret ; Europe 2017, comm. 62, note D. Simon ; AJCT 2017, p. 159, note J.-D. Dreyfus). Il lui revenait d’établir une distinction claire entre la notion de marché public et celle de transfert de compétences.

Le juge européen était saisi de deux questions préjudicielles par un Tribunal régional supérieur allemand à l’occasion d’un litige opposant la société Remondis à la région de Hanovre à propos de l’activité d’enlèvement et de traitement des déchets sur les territoires de l’arrondissement de Hanovre et de la ville de Hanovre. En effet, jusqu’en 2002 la région et la ville de Hanovre étaient compétentes et géraient elles-mêmes ces activités. Au cours de cette année 2002, la ville de Hanovre a transféré sa compétence en la matière à la région de Hanovre puis, ensemble, elles ont créé un syndicat de collectivités auquel elles ont transféré certaines de leurs compétences, notamment l’enlèvement des déchets. Ce syndicat exerce les activités d’enlèvement et de traitement des déchets depuis le 1er janvier 2003

La société Remondis a saisi les juridictions allemandes car elle considérait que « l’opération globale ayant consisté en la fondation de ce syndicat et le transfert concomitant de missions à celui‑ci par les collectivités territoriales qui en sont membres constitue un marché public » (pt. 24). Elle soutenait en effet que, si les relations entre ce syndicat et les collectivités membres pouvaient initialement être considérées comme relevant de l’exception « in house », ce n’est plus le cas depuis 2013 car le syndicat ne réalise plus l’essentiel de ces activités avec ses membres. A l’inverse, la région de Hanovre et le syndicat considéraient que l’opération constituait un transfert de compétences et ne pouvait donc pas être qualifiée de marché public.

La question posée à la Cour était donc de déterminer si un transfert de compétence à une entité juridique distincte peut et doit être considéré comme un marché public. Ainsi que le relève l’avocat général Paolo Mengozzi dans ses conclusions, cette question avait été évoquée par la Cour dans deux affaires précédentes sans être « spécifiquement » traitée, la qualification de marché public ayant été systématiquement retenue (CJCE, 20 octobre 2005, aff. C-264/03, Commission c/ Rép. française : Rec. CJCE 2005, p. 883 ; CJUE, 13 juin 2013, aff. C-386/11, Piepenbrock Dienstleistungen GmbH c/ Kreis Düren : Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 213, note W. Zimmer).

Se prononçant en application des directives de 2004, la Cour opère un choix clair en distinguant les notions de marché public et de transfert de compétences. Pour étayer son argumentation elle se réfère également aux nouvelles directives de 2014, notamment au considérant 4 et à l’article 1er de la directive 2014/24. Or, cet article prévoit explicitement que « Les accords, décisions ou autres instruments juridiques qui organisent le transfert de compétences et de responsabilités en vue de l’exécution de missions publiques entre pouvoirs adjudicateurs ou groupements de pouvoirs adjudicateurs et qui ne prévoient pas la rémunération de prestations contractuelles, sont considérés comme relevant de l’organisation interne de l’État membre concerné et, à ce titre, ne sont en aucune manière affectés par la présente directive ». Les évolutions textuelles du droit européen des contrats publics invitaient donc à la Cour à admettre que les transferts de compétences entre pouvoirs adjudicateurs ne constituent pas des marchés publics.

La Cour commence par préciser que l’objet des activités transférées ne saurait à lui seul permettre de retenir la qualification de marché public en précisant que « le fait qu’une activité relevant de la compétence d’une autorité publique constitue un service visé par ladite directive ne suffit pas, à lui seul, à rendre celle‑ci applicable, les autorités publiques étant libres de décider de recourir ou non au marché pour l’accomplissement des tâches d’intérêt public qui leur incombent » (pt. 39). Elle renvoie sur ce point à sa jurisprudence antérieure (CJCE, 9 juin 2009, aff. C-480/06, Comm. CE c/ Rép. fédérale d’Allemagne ; Contrats-Marchés publ. 2009, comm. 226, note H. Hoepffner). Cette précision peut paraître superflue mais elle permet de rappeler que le droit de l’Union européenne n’impose pas aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices de faire réaliser l’ensemble des activités qualifiable de travaux, de fournitures ou de services dans le cadre de marchés publics ou de contrats de concession. Lorsqu’une personne de la sphère publique exerce des activités relevant de ses compétences, sa liberté première reste en effet de les réaliser elle-même !

Ce premier rappel effectué, la Cour va en effectuer un second qui va servir de fondement à la solution retenue. Elle précise en effet « que la répartition des compétences au sein d’un État membre » relève de « l’identité nationale des États membres, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles », laquelle est protégée par l’article 4§2 du TUE (pt. 40). Or, la Cour considère que cette protection s’étend également aux « réorganisations de compétences à l’intérieur d’un Etat membre » (pt. 41). Elle consacre ainsi la spécificité de la notion de transfert de compétences, afin de pouvoir la distinguer de la notion de marché public.

La différence entre les deux résulte de la définition de la notion de marché public. La Cour rappelle en effet que le marché public se définit comme un contrat conclu à titre onéreux, ce qui implique que le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice qui passe le marché reçoive « une prestation devant comporter un intérêt économique direct », moyennant une contrepartie. La caractéristique essentielle d’un marché public » est donc son « caractère synallagmatique » (pt. 43). Or, contrairement à ce qui se passe dans le cadre d’un marché public, le transfert de compétences conduit l’autorité publique à se décharger d’une activité qu’elle exerçait précédemment et à ne plus avoir d’ « intérêt économique » dans la réalisation de cette activité (pt. 44). En l’absence de ce caractère synallagmatique, le fait que l’autorité qui transfère sa compétence « s’engage à assumer la charge des éventuels excédents de coûts par rapport aux recettes pouvant résulter de l’exercice de cette compétence » est sans incidence sur la qualification de l’opération et ne peut pas être considérée comme une rémunération (pt. 45). Il existe donc une véritable différence de nature entre un marché public et un transfert de compétences.

Néanmoins, afin de ne pas permettre aux Etats membres d’échapper trop facilement aux règles applicables en matière de marchés publics, une opération ne sera analysée comme un transfert de compétences que si « l’autorité publique nouvellement compétente » exerce ces compétences « de manière autonome et sous sa propre responsabilité » (pt 51).

Trois conditions sont nécessaires ; elles sont clairement identifiées par l’avocat général dans ses conclusions (pts. 53 à 57 des conclusions) et reprises en substance par la Cour (pts 48 à 54). Tout d’abord, il faut que le transfert de compétences soit un transfert global, ce qui implique un dessaisissement total de la part de l’autorité initialement investie de ses compétences. Il se distingue ainsi du simple transfert ponctuel de compétences, même s’il n’est pas nécessaire que le transfert soit irréversible. Ensuite, l’entité attributaire de la nouvelle compétence doit pouvoir agir « en pleine autonomie » (concl., pt. 55). Cela signifie que l’autorité transférante ne doit plus pouvoir « interférer dans l’exécution de la mission transférée » (concl., pt. 55), elle peut seulement conserver un « contrôle de type politique » (concl., pt. 56). Enfin, l’entité qui se voit transférer cette nouvelle compétence doit bénéficier d’une « autonomie financière dans l’accomplissement de la mission publique pour laquelle les compétences lui sont transférées ». Cette autonomie financière suppose que l’entité « ne doit pas dépendre financièrement de l’autorité transférante » : elle doit bénéficier des ressources nécessaires, ce transfert de ressources étant défini comme « le nécessaire corollaire du transfert de compétences » (concl., pt. 57). Lorsque ces différentes conditions sont réunies, l’opération doit s’analyser comme un véritable transfert de compétences et n’est donc pas soumise aux règles européennes applicables en matière de marchés publics ou de contrats de concession.

La Cour identifie donc ici une ligne de partage assez claire entre les notions de marché public et de transfert de compétences qui permet de mieux cerner le sens de l’exception désormais prévue aux articles 1ers des directives de 2014, reprise aux articles 7 des ordonnances marchés publics et contrats de concession. Elle semble ainsi confirmer, après une période d’extension continue, que le droit de l’Union européenne cherche désormais à circonscrire les notions de marché public et de contrat de concession.

Des précisions nécessaires quant aux conventions d’occupation du domaine public

A l’intérieur du droit des contrats publics, la question de la place des conventions d’occupation du domaine public et de leur soumission à des procédures de mise en concurrence a fait couler beaucoup d’encre (voir, par exemple : F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « L’attribution des conventions domaniales », Contrats-Marchés publ. 2005, repère 8 ; S. Nicinski, « Faut-il soumettre la délivrance des titres d’occupation du domaine public à une procédure de mise en concurrence ? », in Mélanges E. Fatôme, Bien public, bien commun, Dalloz, 2011, p. 377 ; Ch. Vautrot-Schwarz, « L’avenir de la publicité et de la mise en concurrence dans la délivrance des titres d’occupation domaniale », Contrats-Marchés publ. 2012, étude 8).

Sur cette question, le Conseil d’Etat avait retenu une solution discutée et discutable dans son célèbre arrêt Jean Bouin (CE, 3 déc. 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin ; Contrats et Marchés pub. 2011, comm. 25 obs. G. Eckert ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; Dr. adm. 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Melleray) en précisant « qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel ». Cette solution était manifestement contraire au droit de l’Union européenne mais avait pour effet de préserver les droits de la personne publique propriétaire sur son domaine.

C’est donc de manière heureuse que la Cour de justice a initié une clarification de la situation par son arrêt Promoimpresa de juillet 2016 (CJUE, 14 juillet 2016, aff. C-458/14 et aff. C-67/15, Promoimpresa Srl Mario , Melis e.a. ; Contrats-Marchés publ. 2016, repère 11 et comm. 291, note F. Llorens ;  AJDA 2016, p. 2176, note R. Noguellou). Saisie par le tribunal administratif régional de Lombardie et par son homologue de Sardaigne, la Cour de justice devait se prononcer sur la conformité au droit de l’Union européenne de règles permettant le renouvellement ou l’attribution de concessions domaniales. Le juge européen va ainsi préciser que trois séries de règles sont susceptibles de s’appliquer lors de la délivrance d’autorisations domaniales.

Premièrement, si l’autorisation repose sur un contrat qui est qualifiable de concession de service au sens du droit de l’Union, il convient d’appliquer les dispositions de la directive 2014/23 et notamment les règles de publicité et de mise en concurrence qu’elle prévoit.

Deuxièmement, si l’autorisation ne repose pas sur un contrat ou si elle repose sur un contrat qui n’est pas qualifiable de concession de service car l’activité de services exercée n’a pas été déterminée par un pouvoir adjudicateur ou par une entité adjudicatrice, il faut vérifier si cette activité relève du champ d’application de la directive 2006/123 du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur. Si tel est le cas, l’article 12 de ce texte prévoit que « l’octroi d’autorisations, lorsque leur nombre est limité en raison de la rareté des ressources naturelles, doit être soumis à une procédure de sélection entre les candidats potentiels, laquelle doit répondre à toutes les garanties d’impartialité et de transparence, notamment de publicité adéquate ». Dans la mesure où la plupart activités économiques relèvent du champ d’application de ce texte, la quasi-totalité des décisions autorisant ou renouvelant une occupation domaniale doivent être considérées comme devant être soumises à des règles de publicité et de mise en concurrence.

Troisièmement, si l’autorisation est une concession qui ne relève du champ d’application d’aucune des deux directives, c’est-à-dire s’il s’agit d’une concession de service inférieure aux seuils européens, son attribution et son renouvellement ne peuvent être effectués qu’en respectant « les règles fondamentales du traité FUE en général et le principe de non-discrimination en particulier » (pt. 64 de l’arrêt). Il convient alors de vérifier si cette attribution ou ce renouvellement présentent un « intérêt transfrontalier certain ». Si tel est le cas, des règles minimales de publicité et de mise en concurrence s’imposeront.

En ce sens, la solution retenue par la Cour de justice peut être considérée comme « l’épilogue du feuilleton Jean Bouin » (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 03 ; Art. 128. http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1385). Elle a eu pour conséquence l’adoption de l’article 34 de la loi Sapin 2 habilitant le gouvernement à réformer le droit de la domanialité publique par ordonnance.

C’est désormais chose faite avec l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques (sur cette question, v. J.-M. Pastor, « Obligation de publicité pour les autorisations domaniales », AJDA 2017, p. 836 ; G. Clamour, « Une nouvelle donne pour l’occupation domaniale », Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 114). Les nouvelles règles ne concernent que le domaine public, alors même que les commentateurs s’accordent pour considérer que les obligations européennes sont indifférentes à la distinction française entre le domaine public et le domaine privé des personnes publiques.

A compter du 1er juillet 2017 la délivrance des titres d’occupation du domaine public devra en principe passer par une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, en application du nouvel article L. 2122-1-1 du CGPPP. Des exceptions sont cependant d’ores et déjà prévues. D’abord, cet article prévoit que des dispositions législatives contraires peuvent déroger à cette réglementation. Ensuite, il prévoit qu’une publicité préalable à la délivrance du titre suffit « lorsque l’occupation ou l’utilisation autorisée est de courte durée ou que le nombre d’autorisations disponibles pour l’exercice de l’activité économique projetée n’est pas limité ». Enfin, les articles L. 2122-1-2 et L. 2122-1-3 prévoient des exceptions plus précises : si une procédure de mise en concurrence a déjà eu lieu, si le titre est conféré par un contrat de la commande publique, si l’urgence le justifie, s’il est « impossible ou non justifié » de mettre en œuvre la procédure prévue…

Les autorisations d’occupation du domaine public, lorsqu’elles ne sont pas conférées par un marché public ou par un contrat de concession, doivent donc être considérées comme ne relevant pas du droit de la commande publique au sens du futur code. Néanmoins, leur soumission à des règles de publicité et de mise en concurrence confirme que ces autorisations, lorsqu’elles sont effectuées par contrat, relèvent du régime général du droit européen des contrats publics.

Des éclaircissements complémentaires : concessions d’aménagement et commande publique, « in house » et activités exercées pour des personnes publiques tierces, et notion de délégation de service public

L’actualité de ces derniers mois s’agissant des notions du droit de la commande publique permet de faire état de trois affaires qui se dégagent du point de vue de leurs apports.

C’est d’abord la Cour administrative d’appel de Versailles qui, le 1er décembre 2016, est venue préciser que tous les contrats conclus dans le cadre d’opérations d’aménagement ne sont pas des concessions d’aménagement et ne relèvent donc pas du droit de la commande publique (CAA Versailles, 1er déc. 2016, n° 15VE02822, Cts E. et SARL Le Viking : JurisData n° 2016-028943 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 37, note G. Eckert).

La solution est bien connue : les concessions d’aménagement sont des contrats de la commande publique. Le code de l’urbanisme suppose en effet qu’elles constituent soit des marchés publics soit des contrats de concession. Cette solution est acquise depuis que le décret du 22 juillet 2009 a pris acte de la solution retenue par la Cour de justice dans son arrêt Auroux (CJCE, 18 janvier 2007, aff. C-220/05, Jean Auroux c/ Cne Roanne ; Rec. CJCE 2007, I, p. 385 ; AJDA 2007, p. 1124, chron. E. Broussy, F. Donnat et Ch. Lambert ; Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 38, note W. Zimmer). Les articles R.300-4 à R.300-9 s’appliquent aux concessions d’aménagement transférant un risque économique, tandis que les articles R.300-11-1 à R.300-11-3 fixent la procédure applicable aux concessions d’aménagement ne transférant pas un risque économique. Les premières correspondent à des contrats de concession et obéissent en grande partie aux règles fixées par l’ordonnance du 29 janvier 2016, tandis que les secondes sont des marchés publics et relèvent de la même manière de l’ordonnance du 23 juillet 2015. Dans les deux cas, des règles spécifiques sont prévues pour tenir compte des particularités de ce type de contrats. Néanmoins, la Cour administrative d’appel de Versailles a eu l’occasion de préciser que toutes les conventions conclues dans le cadre d’opérations d’aménagement ne sont pas concernées.

Se prononçant sous l’empire de l’ancienne réglementation, elle considère que les conventions de participation au financement des équipements publics réalisés dans le cadre d’une opération d’aménagement en application de l’article L. 311-4 du code de l’urbanisme et qui ont pour objet de prendre en charge la part de ceux-ci excédant les besoins des habitants de la zone ne sont pas qualifiables de marchés publics au sens du code. Cette solution trouvera à s’appliquer dans le cadre de la nouvelle réglementation, de tels contrats ne pouvant être qualifiés ni de marchés publics, ni de contrats de concession.

C’est ensuite la Cour de justice qui a apporté des éclaircissements sur les conditions du « in house », bien que se prononçant à propos d’une situation antérieure relevant des directives de 2004 (CJUE, 8 déc. 2016, aff. C-553/15, Undis Servizi Srl c/ Comune di Sulmona ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 38, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2017, p. 1127, note S. Brameret).

Elle commence par rappeler que le droit européen des marchés publics et des concessions s’applique dès lors qu’un pouvoir adjudicateur ou une entité adjudicatrice « envisage de conclure par écrit, avec une entité juridiquement distincte, un contrat à titre onéreux, que cette entité soit elle-même un pouvoir adjudicateur ou non » (pt. 28). Néanmoins, en application d’une jurisprudence désormais classique (CJCE 18 nov. 1999, aff. C-107/98, Teckal Srl c/ Comune di Viano, Rec. CJCE I-8121), la Cour admet que les règles de publicité et de mise en concurrence n’ont pas à s’appliquer lorsque le contrat conclu peut s’analyser comme une attribution « in house ». Deux conditions doivent alors être réunies : le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice doit exercer sur l’entité attributaire un contrôle analogue à celui exercé sur ses propres services, et cette entité doit réaliser l’essentiel de ses activités au profit du ou des pouvoirs adjudicateurs qui la détiennent.

En l’espèce la Cour devait se prononcer sur la seconde condition, à savoir le fait que l’entité contrôlée exerce l’essentiel de ses activités pour le compte du ou des pouvoirs adjudicateurs qui la détiennent. Elle devait déterminer comment prendre en compte des activités exercées par l’entité contrôlée mais pour le compte de collectivités publiques différentes de celles qui la contrôlent, la difficulté provenant du fait que l’exercice de ces activités lui est imposé par une autre collectivité. La société concernée dans cette affaire ne réalise en effet que 50% de ses activités pour le compte des collectivités qui la contrôlent, tandis que la plupart de ses autres activités sont réalisées au profit d’une région italienne en application de dispositions spécifiques du droit national. La Cour de justice va toutefois considérer que le fait que ces activités soient imposées et soient réalisées au bénéfice de collectivités publiques est sans incidence sur l’appréciation des conditions du « in house ». Par ailleurs, la Cour a pu préciser que dans le cadre d’un pluri-contrôle public, les activités exercées avant que ce contrôle conjoint ne soit effectif peuvent être prises en compte pour déterminer si l’entité réalise l’essentiel de son activité pour les pouvoirs adjudicateurs qui la contrôlent.

Bien qu’elle raisonne sous l’empire des directives de 2004, la solution retenue par la Cour devrait trouver un écho dans le cadre de la nouvelle réglementation. Les directives de 2014 codifient en effet l’exception « in house » en excluant de leur champ d’application les marchés publics et les contrats de concession passés entre entités appartenant au secteur public. Or, parmi les conditions exigées pour que cette exception s’applique, il est désormais prévu que « plus de 80 % des activités de (la) personne morale contrôlée (doivent être) exercées dans le cadre de l’exécution des tâches qui lui sont confiées par le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ou par d’autres personnes morales qu’il contrôle ». Il ne fait dès lors pas de doute que, pour apprécier cette condition reformulée, la Cour retiendra une interprétation identique à celle formulée dans son arrêt du 8 décembre 2016 : pour déterminer si le seuil de 80% des activités exercées est atteint, seules les activités réalisées pour le compte des pouvoirs adjudicateurs ou des entités adjudicatrices contrôlant l’entité doivent être prises en compte. Les activités réalisées pour le compte d’autres personnes de la sphère publique ne doivent donc pas être prises en compte, même lorsqu’elles sont imposées.

Enfin, l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 9 décembre 2016 mérite une attention particulière lorsque l’on s’intéresse aux notions du droit de la commande publique (CE, 9 décembre 2016, n° 396352, Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 52, note G. Eckert ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1191). Dans cette affaire, le juge administratif applique sa jurisprudence désormais classique en matière de service public (CE, sect., 22 février 2007, n° 264241, APREI ; rec. p. 92, concl. C. Vérot ; AJDA 2007, p. 793, chron. F. Lenica et J. Boucher ; RFDA 2007, p. 802, note C. Boiteau) pour déterminer si le contrat par lequel une commune confie l’exploitation d’un site touristique à une personne privée constitue ou non une délégation de service public.

Retenant une interprétation stricte de la jurisprudence APREI, les juges du palais royal refusent la qualification de service public en relevant « l’absence d’implication dans l’organisation de l’exploitation touristique des sites en cause » (cons. 3). Le fait que la commune définisse les jours d’ouverture et impose le respect du caractère historique et culturel des sites n’est pas suffisant pour faire apparaître son intention de faire de cette activité un service public. De plus, la personne privée cocontractante pouvait « révoquer la convention à tout moment », ce qui n’est possible que lorsque le contrat « n’a pas pour objet l’exécution même du service public » (CE, 8 octobre 2014, n° 370644, Sté Grenke location ; AJDA 2015, p. 396, obs. F. Melleray ; BJCP 2015, p. 3, concl. G. Pellissier ; Dr. adm. 2015, comm. 12, note F. Brenet ; JCP A 2014, comm. 2327, obs. S. Ziani ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 329, note G. Eckert). Le Conseil d’Etat en conclut fort logiquement que la convention en cause ne constitue pas une délégation de service public et qu’elle n’avait donc pas à respecter l’ancien article L. 1411-2 du CGCT.

Cet article ayant été abrogé par l’ordonnance du 29 janvier 2016, le problème soulevé dans l’arrêt du 9 décembre pourrait paraître caduque. Il n’en reste pas moins révélateur du caractère restrictif de la notion de délégation de service public par opposition à celle de concession de service. Il y a en effet fort à parier que la convention litigieuse serait qualifiée de concession de service dans le cadre de la nouvelle réglementation. Or, l’article 31 de l’ordonnance du 29 janvier étend désormais l’obligation de justifier dans le contrat les montants et les modes de calcul des droits d’entrée et des redevances à l’ensemble des contrats de concession, nonobstant la qualification de délégation de service public. Le Conseil d’Etat nous donne donc une occasion supplémentaire d’affirmer que la notion de contrat de concession devrait progressivement effacer celle de délégation de service public !

Les réformes textuelles et les évolutions jurisprudentielles confirment ainsi le grand chambardement du droit de la commande publique. La clarification attendue devrait donc rester longtemps incomplète, à moins que le futur code n’aille au-delà de nos espérances.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190.

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La notion de contrat administratif (2)

Art. 191.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

La notion de contrat administratif : quelques confirmations utiles

Cela n’aura rien de surprenant pour le lecteur de ces lignes mais la notion de contrat administratif n’est pas la plus affectée par les évolutions de ces derniers mois. Il convient en effet de rappeler que la réforme de la commande publique n’abandonne pas la notion de contrat administratif mais confirme sa perte d’utilité progressive : la qualification de contrat administratif est maintenue pour les contrats passés par certaines personnes publiques à l’intérieur du nouveau droit de la commande publique mais son incidence sur le régime juridique des marchés publics et des contrats de concession reste assez limité (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 105. http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1157). De plus, les catégories de contrats « nommés » étant de plus en plus nombreuses, ce n’est que rarement que les juges ont à connaître de contrats dont la qualification comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé pose de réelles difficultés.

Un arrêt rendu à la fin de l’année 2016 par le Tribunal des conflits mérite néanmoins l’attention en ce qu’il rappelle le caractère circonscrit du critère matériel du service public parmi les critères jurisprudentiels de définition de la notion de contrat administratif.

Par ailleurs, saisi à propos d’un contrat conclu entre une personne morale de droit public français et une personne de droit étranger, ce même juge a rappelé que – sous certaines conditions – la qualification administrative d’un contrat emporte l’application d’un régime impératif de droit public que seule la juridiction administrative est en droit de connaître.

Critères jurisprudentiels de définition : seule la participation à l’exécution même du service public permet la qualification de contrat administratif 

En l’absence de qualification législative du contrat, le Tribunal des conflits a dû rappeler qu’il convient de retenir une interprétation stricte du critère matériel du service public lorsque l’on cherche à vérifier si un contrat est administratif ou de droit privé (TC, 14 novembre 2016, n° 4065, Assoc. professionnelle des hôteliers, restaurateurs, limonadiers (APHRL) ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 35, note P. Devillers ; AJCT 2017, p. 215, note G. Le Chatelier).

En l’espèce, le Tribunal des conflits devait se prononcer à propos d’un contrat conclu entre une association et la région Ile-de-France. Ce contrat a pour objet la location par la région de locaux destinés à accueillir un lycée d’enseignement technologique. Estimant que la région ne remplissait pas ses obligations d’entretien, l’association a saisi le tribunal de grande instance de Paris pour qu’il prononce la résiliation de cette convention de mise à disposition. Ce dernier a toutefois décliné sa compétence en considérant que la convention faisait participer l’association au service public de l’enseignement et devait donc être qualifiée de contrat administratif. L’association s’est alors tournée vers le tribunal administratif de Paris, lequel a considéré que la juridiction judiciaire était compétence et a décidé de surseoir à statuer et de renvoyer l’affaire devant le juge départiteur en prévention d’un conflit négatif.

Les contrats de location de biens immobiliers par une personne publique ne sont pas considérés comme des marchés publics et ne peuvent donc pas être considérés comme des contrats administratifs « par détermination de la loi » en application de l’article 3 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics (ou, anciennement, en application de la loi MURCEF). Ces contrats font ainsi partie des rares conventions pour lesquelles le juge doit encore aujourd’hui vérifier si les critères jurisprudentiels de définition du contrat administratif sont réunis. En l’espèce, le critère organique est bel et bien présent : la convention est passée par la région Ile-de-France, personne morale de droit public. C’est donc du point de vue du critère matériel que la question de la qualification se posait. Il est acquis que ce critère n’est rempli que dans trois hypothèses : lorsque le contrat est soumis à un régime exorbitant du droit commun, lorsqu’il contient une clause exorbitante du droit commun, ou lorsqu’il présente un lien suffisamment étroit avec le service public.

La convention de mise à disposition passée entre la région et l’association ne baignait manifestement pas dans une « ambiance » de droit public (concl. M. Rougevin-Baville sur CE, sect., 19 janv. 1973, n°82338, Sté d’exploitation électrique de la Rivière du Sant) et, comme le relève le rapporteur public Frédéric Desportes dans ses conclusions, il n’est pas possible d’identifier une clause exorbitante « dans les stipulations de la convention, somme toute banales, imposant que les locaux soient utilisés conformément à leur destination ou mettant à la charge de l’association certains travaux » (F. Desportes, conclusions disponibles sur le site du Tribunal des conflits : http://www.tribunal-conflits.fr/PDF/4065_Conclusion_conclusions_tc_4065.pdf ). A la suite du jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris, la question de la qualification administrative ou de droit privé du contrat dépendait donc ici du fait de savoir si le contrat conclu présentait un lien suffisamment étroit avec le service public.

Or, la jurisprudence révèle qu’il existe « une gradation selon le degré d’implication du cocontractant dans le fonctionnement du service public » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz, 2016, p. 89). Cela sera le cas dans trois sous-hypothèses au regard de l’objet du contrat : s’il confie l’exécution même du service public au cocontractant (CE, sect., 20 avril 1956, Epoux Bertin, rec. p. 167 ; D. 1956.433 note A. De Laubadère ; RDP 1956 p. 869, concl. Long, note. M. Waline), s’il constitue une modalité d’exécution du service public (CE, sect., 20 avril 1956, Ministre de l’Agriculture c./ Consorts Grimouard, rec. P. 168 ; AJDA 1956, II, p. 187, concl. Long), ou s’il fait participer ou associe le cocontractant à l’exécution du service public (TC, 8 décembre 2014, n°3980, Chambre nationale des services d’ambulances, Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 60, note M. Ubaud- Bergeron).

En l’espèce, le Tribunal des conflits va considérer que la convention ne présente pas un lien suffisamment étroit avec le service public en précisant qu’elle « a pour seul objet de répondre aux besoins de fonctionnement d’un établissement public local d’enseignement et non pas de confier au cocontractant l’exécution d’un service public dont la région a la charge ». Il confirme ici, conformément aux conclusions du rapporteur public, « la règle constamment réaffirmée […] selon laquelle ne peuvent être assimilés aux contrats portant sur l’exécution même du service public – administratifs par leur objet – ceux qui ont été conclus seulement « pour les besoins du service public » (F. Desportes, préc.). En l’absence de participation effective à la mission de service public relevant de la personne publique, le contrat conclu avec une personne privée pour répondre aux besoins de ce service ne peut donc pas être qualifié d’administratif.

Le Tribunal des conflits confirme ici qu’il convient de retenir une interprétation stricte du critère matériel du service public, quitte à enfermer la notion jurisprudentielle de contrat administratif dans des limites resserrées.

Contrats conclus avec une personne de droit étranger : confirmation de l’application d’un régime impératif de droit public à certains contrats administratifs

Les sentences arbitrales internationales concernant des contrats passés par les personnes publiques françaises avec des personnes de droit étranger impliquent une répartition particulière des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire. Prolongeant sa jurisprudence antérieure, le Tribunal des conflits est venu confirmer que la qualification de contrat administratif pouvait avoir une incidence sur cette répartition (TC, 24 avril 2017, n°4075, Syndicat mixte des aéroports de Charente c/ sociétés Ryanair Limited et Airport Marketing Services Limited ; AJDA 2017, p. 981, note G. Odinet et S. Roussel ; JCP A 2017, act. 359, note N. Chahid-Nouraï et Q. de Kersauson).

Cette décision du Tribunal des conflits fait directement suite à sa jurisprudence INSERM de 2010 (TC, 7 mai 2010, n° 3754, Institut national de la santé et de la recherche médicale c/ Fondation Letten F. Saugstad, rec. p. 580 ; AJDA 2010, p. 1564, étude P. Cassia ; RDI 2010, p. 551, obs. S. Braconnier ; RFDA 2010, p. 959, concl. M. Guyomar, et p. 971, note P. Delvolvé). Dans cet arrêt, le Tribunal des conflits devait déterminer quel était l’ordre de juridiction compétent pour contester une sentence arbitrale rendue dans un litige concernant un contrat passé entre une personne publique française et une personne de droit étranger. Avant que cette décision ne soit rendue, c’est la qualification du contrat du point de vue du droit français qui permettait de déterminer quelle était la juridiction compétente : si ce contrat pouvait être qualifié de contrat administratif, les sentences arbitrales rendues sur son fondement devaient relever de la compétence des juridictions administratives (TC, 16 octobre 2006, n° 3506, Caisse centrale de réassurance c/ Mutuelle des architectes français, rec. p. 639 ; AJDA 2006, p. 2382, chron. C. Landais et F. Lenica ; RFDA 2007, p. 284, concl. J.-H. Stahl et p. 290, note B. Delaunay ; TC, 19 mai 1958, Société Myrtoon Steamship, rec. p. 793). Désormais, le Tribunal des conflits considère que « le recours formé contre une sentence arbitrale rendue en France, sur le fondement d’une convention d’arbitrage, dans un litige né de l’exécution ou de la rupture d’un contrat conclu entre une personne morale de droit public française et une personne de droit étranger, exécuté sur le territoire français, mettant en jeu les intérêts du commerce international, fût-il administratif selon les critères du droit interne français, est porté devant la cour d’appel dans le ressort de laquelle la sentence a été rendue, conformément à l’article 1505 du code de procédure civile, ce recours ne portant pas atteinte au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires ». En principe, la qualification administrative du contrat n’a donc pas d’incidence sur la compétence juridictionnelle pour connaître des litiges relatifs aux sentences arbitrales.

Néanmoins, dans cette même décision, le Tribunal des conflits est venu nuancer la nouvelle règle de répartition des compétences en précisant « qu’il en va cependant autrement lorsque le recours, dirigé contre une telle sentence intervenue dans les mêmes conditions, implique le contrôle de la conformité de la sentence aux règles impératives du droit public français relatives à l’occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique et applicables aux marchés publics, aux contrats de partenariat et aux contrats de délégation de service public ».

Ainsi, lorsque le contrat emporte une occupation du domaine public ou relève du champ d’application de la commande publique, sa qualification comme contrat administratif entraîne la compétence des juridictions administratives pour connaître des sentences arbitrales le concernant (pour une application, voir : TC, 11 avril 2016, n°C4043, Société Fosmax Lng c/société TCM FR, Tecnimont et Saipem ; AJDA 2016, p. 750). La notion de contrat administratif retrouve donc une utilité en matière de sentences arbitrales prononcées à propos de contrats intéressant le commerce international, mais à condition d’être associée à certaines « règles impératives du droit public français ». Cette solution a pu être critiquée parce qu’elle fait appel à des règles – le droit de la propriété des personnes publiques et le droit de la commande publique – qui ne sont pas l’apanage des juridictions administratives et trouvent également à s’appliquer devant les juridictions judiciaires (la note de Pierre Delvolvé sous l’arrêt de 2010 est particulièrement éclairante quant aux limites de la motivation retenue par le Tribunal des conflits). Elle a néanmoins pour mérite d’en assurer le respect, y compris dans le cadre des sentences internationales. L’idée est que, lorsque de telles règles sont en cause, « la sentence arbitrale perd sa complète autonomie pour se trouver rattachée à l’ordre juridique français » (Mattias Guyomar, « Le contentieux des sentences arbitrales en matière administrative », concl. sur  TC, 7 mai 2010, n° 3754, INSERM, préc.).

L’arrêt rendu le 24 avril 2017 confirme cette solution en l’étendant à la question de l’exequatur des sentences internationales. Il considère en effet qu’ « il appartient en principe à la juridiction judiciaire, statuant dans les conditions prévues au titre II du livre IV du code de procédure civile, d’une part, de connaître d’un recours formé contre la sentence si elle a été rendue en France et, d’autre part, de se prononcer sur une demande tendant à ce que la sentence, rendue en France ou à l’étranger, soit revêtue de l’exequatur », tout en précisant que « dans le cas où le contrat à l’origine du litige sur lequel l’arbitre s’est prononcé est soumis aux règles impératives du droit public français relatives à l’occupation du domaine public ou à celles qui régissent la commande publique, le recours contre la sentence rendue en France et la demande d’exequatur relèvent de la compétence de la juridiction administrative ». Or, en l’espèce, la sentence arbitrale concernait des contrats passés par un syndicat mixte et deux sociétés étrangères pour assurer le développement d’une liaison aérienne. Le Tribunal des conflits considère que ces conventions sont constitutives d’un marché public de services relevant des règles impératives de la commande publique, ce qui justifie la compétence de la juridiction administrative pour se prononcer sur l’exequatur de la sentence internationale rendue.

Néanmoins, ce n’est pas la soumission aux règles de la commande publique qui emporte, seule, la compétence de la juridiction administrative. On sait en effet que le droit de la commande publique regroupe à la fois des contrats administratifs et des contrats de droit privé passés par des personnes de la sphère publique. Il est donc nécessaire de vérifier la qualification administrative du contrat pour déterminer si le contentieux et l’exequatur des sentences arbitrales internationales le concernant relèvent ou non de la compétence des juridictions administratives.

La notion de contrat administratif retrouve donc ici une utilité certaine. Il convient d’ailleurs de souligner que, contrairement à la formule retenue en 2010 et 2016 (et reprise en partie dans le commentaire de la décision de 2017 sur le site du Tribunal des conflits http://www.tribunal-conflits.fr/PDF/4075_Commentaire_commentaire_tc_4075.pdf), le juge ne fait pas explicitement référence à l’absence d’incidence de la qualification administrative du contrat selon les critères du droit français ni au fait que la compétence de principe du juge judiciaire ne porterait pas atteinte au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires. Il est possible de voir dans ce silence une valorisation renouvelée de la notion de contrat administratif en la matière ou – de manière plus réaliste – un simple abandon d’une argumentation critiquable.

Même si elle n’est plus au centre des préoccupations, la notion de contrat administratif continue donc de jouer un rôle certain dans la vie des contrats publics. La répartition des compétences entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires n’étant pas toujours d’une clarté limpide, il y a fort à parier que la prochaine chronique sera à nouveau l’occasion de faire état de décisions construites autour d’elle.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 191.

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procédures de passation (marchés publics) (2)

Art. 192.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Procédures de passation (marchés publics) : Des nouveautés jurisprudentielles mais aussi textuelles !

Après l’adoption de l’ordonnance du 23 juillet 2015 et du décret du 25 mars 2016, il était raisonnablement possible de s’attendre à une certaine stabilité des règles applicables s’agissant des procédures de passation des marchés publics. C’était sans compter sur la richesse de cette matière et sur son caractère hautement évolutif : les juridictions administratives ont ainsi apporté un certain nombre de précisions concernant des règles déjà applicables, tandis que le législateur, entendu dans un sens large, n’a pas pu s’empêcher de modifier les textes qui venaient pourtant d’être adoptés.

La loi Sapin 2 : une codification annoncée et des modifications (quasi) immédiates !

Au-delà de la codification du droit de la commande publique prévue sous un délai de 24 mois par son article 38 et de la ratification des ordonnances « marchés publics » et « contrats de concession », la loi Sapin 2 (loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique) modifie certaines dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015. A l’inverse, l’ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession n’est pas modifiée.

Les changements apportés ne remettent pas en cause l’économie générale l’ordonnance relative aux marchés publics mais ils ne doivent pas être négligés (sur ce sujet, v. également : G. Clamour, « Le volet « commande publique » de la loi « Sapin 2 » », Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 1).  Ils s’appliquent aux marchés publics pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel à la concurrence a été envoyé à la publication postérieurement à la publication de la loi, c’est-à-dire après le 10 décembre 2016. En revanche, ils ne s’appliquent pas aux marchés passés sur le fondement d’un accord-cadre ou dans le cadre d’un système d’acquisition dynamique lorsque la procédure en vue de la passation de cet accord-cadre ou de la mise en place de ce système d’acquisition dynamique a été engagée avant cette date.

Ces changements ont été précisés par le décret n°2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique dont certaines dispositions n’entreront en vigueur qu’au 1er juillet 2017.

Parmi les modifications apportées, ce sont tout d’abord les règles applicables en matière d’allotissement et fixées par l’article 32 de l’Ordonnance qui sont concernées. Dans sa version première, cet article permettait aux acheteurs d’autoriser les opérateurs économiques à présenter des offres variables selon le nombre de lots susceptibles d’être obtenus. Cette possibilité disparaît dans la nouvelle version de l’article, lequel précise – a contrario – que « les candidats ne peuvent présenter des offres variables selon le nombre de lots susceptibles d’être obtenus ». Par ailleurs, s’agissant de l’obligation faite aux acheteurs de motiver leur choix lorsqu’ils décident de ne pas allotir un marché public, la nouvelle version de l’article 32 ne renvoie plus aux modalités fixées par voie réglementaire mais précise désormais que ce choix doit être motivé « en énonçant les considérations de droit et de fait qui constituent le fondement » de la décision de l’acheteur. Il n’en demeure pas moins que les dispositions de l’article 12 du décret marchés publics précisant les conditions de cette motivation demeurent applicables.

La Loi Sapin 2 procède également à l’abrogation de l’article 40 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015. Cet article prévoyait une évaluation préalable obligatoire et systématique du mode de réalisation du projet pour les marchés publics autres que de défense ou de sécurité portant sur des investissements dont le montant hors taxe était égal ou supérieur à un seuil fixé par voie réglementaire. L’article 24 du décret – abrogé quant à lui par le décret du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique – fixait alors ce seuil à 100 million d’euros HT. Seuls les marchés de partenariat restent concernés par cette évaluation préalable : la loi Sapin 2 modifie l’article 74 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 pour la prévoir sans renvoyer à l’ancien article 40 et sans fixer de seuil. Elle reste accompagnée d’une étude portant sur la soutenabilité budgétaire du contrat. Cette suppression de l’évaluation préalable dans le cadre des marchés publics est supposée faciliter le travail des acheteurs, même si l’on peut douter de sa pertinence du point de vue du principe de protection des deniers publics s’agissant de marchés de montants si importants…

La loi Sapin 2 a aussi entendu alléger les moyens de preuve s’agissant des interdictions de soumissionner en modifiant l’article 45 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015. Cet article admet désormais qu’une déclaration sur l’honneur constitue une preuve suffisante s’agissant des interdictions de soumissionner liées à une condamnation pénale (art. 45, 1°), à une méconnaissance des règles relatives au travail illégal (art. 45, 4°, a)) ou à une sanction pénale accessoire tenant à l’exclusion des marchés publics (art. 45, 4°, c). Pour tenir compte de cette évolution, l’article 51 du décret du 25 mars 2016 a été modifié dans le même sens par le décret du 10 avril 2017 : il prévoit désormais qu’une déclaration sur l’honneur constitue un moyen de preuve suffisant dans ces hypothèses, alors qu’un extrait de casier judiciaire était auparavant exigé.

Par ailleurs, la loi du 9 décembre 2016 modifie l’article 52 de l’Ordonnance pour prévoir expressément la possibilité que les marchés publics soient attribués sur la base d’un critère unique dans des conditions fixées par voie réglementaire. Cette précision semble toutefois sans incidence réelle dans la mesure où ce même article prévoyait déjà – et prévoit toujours –  que les marchés sont attribués « aux soumissionnaires qui ont présenté l’offre économiquement la plus avantageuse sur la base d’un ou plusieurs critères objectifs ». De plus cette précision n’a pas eu d’incidence sur la rédaction de l’article 62 du décret du 25 mars 2016, lequel continue de prévoir deux méthodes pour déterminer quelle est l’offre économiquement la plus avantageuse : soit utiliser un critère unique pouvant être le prix ou le coût, soit utiliser une pluralité de critères parmi lesquels doivent figurer le prix ou le coût.

De la même manière, l’article 53 de l’Ordonnance concernant les offres anormalement basses a été modifié pour prévoir une nouvelle obligation à la charge des acheteurs. Il est en effet désormais prévu que ces derniers doivent mettre en œuvre « tous moyens pour détecter les offres anormalement basses » afin de les écarter. Les conséquences pratiques d’une telle modification ne sont toutefois pas connues, d’autant que les dispositions du décret marchés publics n’ont pas été modifiées sur ce point.

Les marchés de partenariat sont également concernés par les modifications apportées au travers de la loi Sapin 2. Ainsi que cela a été souligné, l’article 74 de l’Ordonnance marchés publics a été modifié pour permettre que l’évaluation préalable du mode de réalisation du projet continue de constituer une obligation les concernant. Le décret du 10 avril 2017 est venu modifier l’article 147 du décret marchés publics pour fixer les modalités précises de cette « nouvelle » évaluation préalable. Par ailleurs, l’article 69 de cette Ordonnance a également été modifié pour préciser que lorsque l’acheteur confie tout ou partie de la conception des ouvrages au titulaire du marché de partenariat, « les conditions d’exécution du marché doivent comprendre l’obligation d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre chargée de la conception des ouvrages et du suivi de leur réalisation ». Cet article continue toutefois de prévoir – conformément à sa version initiale – que « Lorsque l’acheteur ne confie au titulaire qu’une partie de la conception de l’ouvrage, il peut lui-même, par dérogation à la définition de la mission de base figurant au quatrième alinéa de l’article 7 de la loi du 12 juillet 1985 susvisée, faire appel à une équipe de maîtrise d’œuvre pour la partie de la conception qu’il assume ». Enfin, la loi Sapin 2 a modifié l’article 89 de l’Ordonnance concernant l’indemnisation du titulaire en cas du marché de partenariat en cas d’annulation, de résolution ou de résiliation du contrat par le juge. Cette indemnisation n’est désormais possible que lorsque la fin du contrat fait suite au recours d’un tiers, ce qui l’exclut dans le cadre des litiges entre les parties au contrat. De plus, l’indemnisation des frais lié au financement mis en place dans le cadre de l’exécution du contrat n’est plus subordonnée « à la mention, dans les annexes du marché de partenariat, des clauses liant le titulaire aux établissements bancaires » mais à celle « des principales caractéristiques des financements à mettre en place pour les besoins de l’exécution du marché », ce qui semble permettre de couvrir plus facilement un nombre plus important d’hypothèses.

Enfin, la loi Sapin 2 et le décret du 10 avril 2017 ont apporté des modifications concernant la passation et l’exécution des marchés publics conclus par les offices publics de l’habitat. Premièrement, afin de leur offrir davantage de souplesse dans l’exécution de leurs marchés publics, la loi Sapin 2 a modifié l’article 59 de l’Ordonnance marchés publics. Les offices publics de l’habitat ne sont désormais plus soumis à l’obligation de procéder à des « versements à titre d’avances, d’acomptes, de règlements partiels définitifs ou de solde en application » conformément aux dispositions des articles 110 à 131 du Décret marchés publics. De ce point de vue, les offices publics de l’habitat sont désormais assimilés aux acheteurs autres que l’Etat, ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, les collectivités territoriales et les établissements publics locaux. D’ailleurs, le décret du 10 avril 2017 est venu modifier l’article 2 du décret marchés publics pour tenir compte de ce changement. Comme tous les « autres acheteurs », ils ont toutefois la possibilité de verser des avances dans le cadre de leurs marchés publics (art. 59, II) et ils ont l’obligation d’accorder des acomptes pour les prestations qui ont donné lieu à un commencement d’exécution (art. 59, III). En revanche, la loi Sapin 2 ne modifie pas l’article 60 de l’Ordonnance, ce qui signifie que l’interdiction d’insérer une clause de paiement différé s’applique toujours aux offices publics de l’habitat. Deuxièmement, afin de simplifier la passation des marchés publics des offices publics de l’habitat, la loi Sapin 2 a modifié l’article L. 1414-2 du code général des collectivités territoriales. Ces offices ne sont plus soumis aux mêmes obligations que les collectivités territoriales en ce qui concerne la commission d’appel d’offres chargée intervenant dans le choix du titulaire du marché public. Le code prévoit désormais que c’est un décret en Conseil d’Etat qui doit fixer la composition, les modalités de fonctionnement et les pouvoirs de la commission d’appel d’offres pour les marchés publics des offices publics de l’habitat. C’est donc sur ce fondement que l’article 27 du décret du 10 avril 2017 est venu modifier les articles R. 433-1 à R. 433-3 du code de la construction et de l’habitation.

Les modifications apportées sont donc nombreuses et il est certain que la codification future permettra d’en apporter de nouvelles. Il faut toutefois espérer que celles-ci ne seront pas trop nombreuses et iront toujours dans le sens d’une réelle clarification !

Chronique (choisie) de la jurisprudence marquante concernant les procédures de passation des marchés publics

La jurisprudence – française et européenne – concernant les procédures de passation des marchés publics est particulièrement riche mais, parmi les décisions rendues, certaines méritent une attention particulière en raison de leur caractère novateur. Ces décisions ont été regroupées par thèmes afin d’en faciliter la lecture.

Il convient par ailleurs, et au préalable, de préciser que le Conseil d’Etat a validé un certain nombre de dispositions du décret marchés publics dans un arrêt rendu le 17 mars 2017 (CE, 17 mars 2017, n°403768, Ordre des avocats au barreau de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 123, note P. Devillers). Il a notamment validé le régime spécifique de passation des marchés de service juridique et la possibilité de passer des marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence pour les marchés d’un montant inférieur à 25000€ HT.

  • Calcul des délais de réception des candidatures

La Direction des affaires juridiques a publié le 17 janvier 2017 une fiche relative à la présentation des candidatures (v. « Fiche Présentation des candidatures », Contrats-Marchés publ. 2017, alerte 10, veille F. Linditch). Dans le cadre des procédures formalisées comme des procédures adaptées, les délais de remise des candidatures doivent être calculés « de la manière suivante :

  • le premier jour du délai est le lendemain du jour de l’envoi de l’avis de publicité ;
  • le délai prend fin à l’expiration de la dernière heure du jour de son échéance ;
  • le calcul se fait en jours calendaires en comptant les jours fériés, les samedis et les dimanches ;
  • lorsque le dernier jour du délai tombe un samedi, un dimanche ou un jour férié, il convient de fixer la date de remise le premier jour ouvrable suivant ».
  • Sélection des candidatures

S’agissant des candidatures de groupements d’entreprises, l’article 45, IV du décret du 25 mars 2016 pose le principe selon lequel la composition du groupement ne peut pas être modifiée entre la date de remise des candidatures et la date de signature du marché public. Il est néanmoins précisé que « si le groupement apporte la preuve qu’un de ses membres se trouve dans l’impossibilité d’accomplir sa tâche pour des raisons qui ne sont pas de son fait, il peut demander à l’acheteur l’autorisation de continuer à participer à la procédure de passation en proposant, le cas échéant, à l’acceptation de l’acheteur, un ou plusieurs nouveaux membres du groupement, sous-traitants ou entreprises liées ».

Se prononçant en application du code des marchés publics – lequel contenait des dispositions identiques – la Cour administrative d’appel de Douai a eu connaître de la situation d’une entreprise membre d’un groupement candidat à un marché public qui s’est retirée de ce groupement en raison d’un conflit d’intérêts (CAA Douai, 1er déc. 2016, n° 14DA01892, Sté SEGEX ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 40, note M. Ubaud-Bergeron). Parallèlement à cette procédure de passation, cette même entreprise avait participé et était désignée attributaire d’un marché public d’assistance à maîtrise d’ouvrage auprès du même pouvoir adjudicateur. Dans ces conditions, la Cour considère que le conflit d’intérêts ne permet pas au pouvoir adjudicateur de valider la modification du groupement car les raisons invoquées ne peuvent pas être considérées comme n’étant « pas de son fait ». La Cour considère donc que le groupement d’entreprise a pris « un risque » qu’il lui revient d’assumer et qui justifie que sa candidature soit écartée.

  • Interdictions de soumissionner

La Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser quelle est la marge de manœuvre dont disposent les Etats membres s’agissant des interdictions de soumissionner facultatives. Les textes européens les distinguent en effet des interdictions de soumissionner obligatoires qui sont d’application stricte.

S’agissant des interdictions de soumissionner facultatives, les Etats sont libres de les intégrer ou non dans leurs réglementations. La Cour précise à ce sujet que la réglementation nationale peut prévoir qu’il revient au pouvoir adjudicateur de déterminer au cas par cas s’il convient de mettre en œuvre l’interdiction de soumissionner conformément au principe de proportionnalité. Il en va toutefois autrement si le pouvoir adjudicateur a prévu dans le règlement de consultation du marché qu’une exclusion automatique s’appliquerait : dans ce cas il est tenu d’appliquer les règles qu’il s’est lui-même fixées (CJUE, 14 déc. 2016, aff. C-171/15, Connexion Taxi Services BV c/ Staat der Nederlanden ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 39, note M. Ubaud-Bergeron).

  • Choix de l’offre

Le Conseil d’Etat valide l’utilisation de la méthode du « chantier masqué » sans que les acheteurs n’aient à informer les candidats du recours à cette méthode dans les documents de la consultation (CE, 16 nov. 2016, n° 401660, Sté des Travaux électriques du midi (TEM) ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 5, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2017, p. 537, note J.-F. Calmette).

Il précise par ailleurs que l’acheteur « ne manque pas non plus à ses obligations de mise en concurrence en élaborant plusieurs commandes fictives et en tirant au sort, avant l’ouverture des plis, celle à partir de laquelle le critère du prix sera évalué, à la triple condition que les simulations correspondent toutes à l’objet du marché, que le choix du contenu de la simulation n’ait pas pour effet d’en privilégier un aspect particulier de telle sorte que le critère du prix s’en trouverait dénaturé et que le montant des offres proposées par chaque candidat soit reconstitué en recourant à la même simulation ».

  • Examen des offres : offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées

Le sort des offres irrégulières, inacceptables ou inappropriées est désormais fixé par l’article 59 du décret du 25 mars 2016 sur les marchés publics. Ayant à se prononcer à propos d’un marché public passé en application de l’ « ancien » code, le Conseil d’Etat est venu préciser qu’une offre méconnaissant la législation sur le prix des livres devait être considérée comme inacceptable au sens de l’article 35 de ce code (CE, 28 sept. 2016, n° 400393, Sté Bibliotéca : JurisData n° 2016-020366 ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 278, note M. Ubaud-Bergeron). Une telle offre serait considérée comme une offre irrégulière en application de la nouvelle réglementation. Elle aurait néanmoins une chance de ne pas être automatiquement éliminée dans la mesure où les nouveaux textes facilitent la régularisation des offres lorsqu’elles ne sont pas inacceptables.

Se prononçant également dans le cadre du code des marchés publics, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a considéré que, lorsque les documents de la consultation prévoyaient une solution de base en interdisant toute variante, une offre présentant une telle variante doit être considérée comme irrégulière même si la solution de base était irréalisable (CAA Bordeaux, 15 nov. 2016, n° 15BX00190, Dpt Pyrénées Atlantique c/ Sté Nouvelle Paybou ;Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 10).

Cette même Cour est venue préciser les obligations qui pèsent sur une entreprise placée en redressement judiciaire. Elle considère qu’une telle entreprise est tenue de joindre à son offre la copie du jugement arrêtant le plan de redressement et doit indiquer quelle est sa situation dans la déclaration de candidature. Ainsi, le fait d’indiquer dans sa déclaration de candidature qu’elle n’est pas placée en redressement rend son offre irrégulière : elle est alors dépourvue de toute chance d’obtenir le marché et ne peut pas prétendre à une quelconque indemnité (CAA Bordeaux, 1er déc. 2016, n° 14BX01718, Sté entreprise de bâtiment Dus ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 42, obs. H. Hoepffner). La nouvelle réglementation reprend les dispositions du code sur ce point et cette solution devrait donc être reprise par la suite.

  • Sous-traitance

Le Conseil d’Etat est venu préciser sous quelles conditions il est possible de de réduire le droit au paiement direct des sous-traitants (CE, 27 janvier 2017, n° 397311, Sté Baudin Châteauneuf Dervaux ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 88, note M. Ubaud-Bergeron). La question posée ici était de savoir si, dans le cadre d’un marché public de travaux, le maître d’ouvrage et l’entrepreneur peuvent conclure un acte spécial modificatif réduisant le montant du droit au paiement direct du sous-traitant.

Le Conseil d’Etat y apporte une réponse claire en précisant « qu’en l’absence de modification des stipulations du contrat de sous-traitance relatives au volume des prestations du marché dont le sous-traitant assure l’exécution ou à leur montant, le maître de l’ouvrage et l’entrepreneur principal ne peuvent, par un acte spécial modificatif, réduire le droit au paiement direct du sous-traitant dans le but de tenir compte des conditions dans lesquelles les prestations sous-traitées ont été exécutées ». Il apparaît ainsi que l’acte spécial de sous-traitance ne peut pas être modifié sans que le contrat de sous-traitance ne le soit également. Or, si le sous-traitant est un tiers à l’égard de l’acte spécial de sous-traitance, il est cocontractant dans le cadre du contrat signé avec l’entrepreneur principal.

En dépit des innovations textuelles, la jurisprudence continue donc d’être une source non-négligeable du droit des marchés publics, notamment pour les procédures de passation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 192.

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procédures de passation (concession) (2)

Art. 193.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Procédures de passation (concession) : Une stabilité textuelle et (quelques) nouveautés jurisprudentielles

La loi Sapin 2 ne modifie pas l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession. L’actualité jurisprudentielle permet toutefois de noter quelques évolutions ou précisions concernant les procédures de passation de ces contrats.

  • Sous-traitance

La Cour de justice de l’Union européenne a précisé sous quelles conditions il pouvait être possible de limiter le recours à la sous-traitance dans le cadre des concessions de transport. En principe, elle considère comme que les limitations du recours à la sous-traitance sont illégales dans le cadre des marchés publics comme des concessions (CJUE, 10 oct. 2013, aff. C-94/12, Swn Costruzioni de Mannochi Luigino, pt 31 ; CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-406/14, Wroclaw-Miasto Na Prawach Powiatu ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 13, obs. F. Llorens). Il n’en va autrement que lorsque les sous-traitants sont chargés de réaliser des parties essentielles du marché ou de la concession sans que le pouvoir adjudicateur n’ait pu vérifier leurs capacités au moment de la sélection des candidatures ou des offres (CJCE, 18 mars 2004, aff. C-314/01, Siemens AG Ostereich, ARGE Telekom et Partner : Contrats-Marchés publ. 2004, comm. 85, note Ph. Delelis).

La Cour de justice a néanmoins admis une autre exception limitée aux concessions de transports, en application de l’article 4 du règlement n° 1370/2007 du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route (CJUE, 27 oct. 2016, aff. C-292/15, Hörmann Reisen Gmbh ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 6, note M. Ubaud-Bergeron). Ce texte prévoit en effet que l’opérateur « est tenu d’exécuter lui-même une partie importante du service public de transport de voyageurs ». Ces solutions ont été dégagées en application de l’ancienne réglementation mais les directives de 2014 ne devraient pas les remettre en cause.

  • Dérogation possible aux règles de publicité et de mise en concurrence en cas de mise en régie

L’arrêt Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ne se contente pas d’opérer la réception de la notion de concession de services (v. supra les développements dans la partie de la chronique consacrée aux notions du droit de la commande publique), il précise également les conditions dans lesquelles une mise en régie peut être effectuée sans avoir à respecter une procédure de publicité et de mise en concurrence (CE, 14 février 2017, n° 405157 ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert).

Après avoir indiqué que la mise en régie d’un contrat en cas de manquement du cocontractant initial « résulte des règles générales applicables aux contrats administratifs », le Conseil d’Etat considère qu’ « qu’en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, elle peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service, conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de services sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ; que la durée de ce contrat ne saurait excéder celle requise pour mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence, si la personne publique entend poursuivre l’exécution de la concession de services ou, au cas contraire, lorsqu’elle a la faculté de le faire, pour organiser les conditions de sa reprise en régie ou pour en redéfinir la consistance ».

Les règles de publicité et de mise en concurrence cèdent ainsi – de manière toute relative – le pas devant le but d’intérêt général que constitue la nécessité d’assurer la continuité du service lorsque l’urgence le justifie.

La jurisprudence permet donc d’éclairer les règles applicables aux procédures de passation des contrats de concession. La mise en œuvre des règles consacrées par l’Ordonnance de 2016 reste sujette à de nombreuses interrogations ; les juridictions administratives devraient donc être amenées à les préciser dans les mois à venir.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 193.

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Questionnaire de M. Duranthon (35/50)

Arnaud Duranthon
Maitre de conférence en droit public à l’Université de Strasbourg
Membre du Comité scientifique & de rédaction du JDA

Art. 173

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le doute est, dit-on souvent avec raison, le moteur de la recherche scientifique. Je dois donc assumer que, s’agissant de cette définition, j’entretiens de très grands doutes tant il est vrai que la plupart des critères qui ont été proposés (service public, puissance publique, gestion administrative etc…) paraissent avoir, dans le même temps, de belles capacités mais aussi de réelles lacunes. J’en suis donc venu à penser que, plutôt que de procéder manière déductive au moyen de critères stipulatifs qui, quoique consacrés par la jurisprudence, le sont toujours avec d’infinies nuances, d’irrésistibles doutes et de nombreuses variations et hésitations, il convient de tenter de définir le droit administratif de manière inductive. L’histoire et la théorie du doit constituent, de ce point de vue, un secours précieux. J’ai en effet le sentiment que ce n’est qu’au regard d’une posture assise sur une conception concevant le droit comme une unité que l’on peut en saisir la complexité intrinsèque. De ce point de vue, le droit administratif n’est rien d’autre qu’un outil visant à transcrire, sur le plan administratif, les effets de la souveraineté de l’État dans son rapport avec les individus et dans la réalisation de son projet social – que l’on qualifie d’intérêt général. Les contours du droit administratif évoluent dès lors au gré des flux et reflux des conceptions de la souveraineté, en épousant les nuances et les subtilités. Il n’est dès lors plus de « crises » du droit administratif, mais simplement des ajustements liés à l’évolution de la conception du rôle de l’État et de son rapport avec la société.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

« Le passé m’oblige, le présent me guérit, je me fous de l’avenir », écrit Sylvain Tesson dans son dernier livre, Sur les chemins noirs. Je crois que l’on peut adapter cette citation au droit administratif. Vouloir dresser des barrières entre plusieurs périodes, un « avant » et un « après » constitue à mon sens un véritable écueil. Un tel effort est en effet condamné à tracer des frontières au milieu d’un territoire plus subtil que ce que le résultat tracé pourrait laisser penser. Les frontières sont toujours brutales et ne laissent, sur la carte, rien paraître de leur inévitable porosité. C’est pourquoi il me semble qu’il faille plutôt concevoir le droit administratif dans son continuum et qu’il faille comprendre chacun de ses objets de manière diachronique. Le passé sert alors à éclairer sa formation, des évolutions, ses difficultés. Le présent permet de pourvoir à la stabilité juridique nécessaire et constitue l’état positif du droit. Le futur, quant à lui, reste indéterminé et si l’on s’efforce toujours de le prévoir, de le dessiner, il reste rare que l’œuvre produite ressemble au dessin – et au dessein – que l’on s’en faisait. Il ne reste alors qu’à partir du principe que la guérison du présent et le soin accordé au présent tel que conçu au regard du passé suffit au travail du juriste.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Je serais tenté de dire que c’est son processus constitutif qui donne au droit administratif toute sa singularité. Constitué en dehors de toute « raison » générale, produit autopoïétique fait de strates diverses qui s’accumulent au gré du temps, se recouvrent en laissant parfois paraître à la surface d’anciennes couches, il constitue un produit vivant passionnant qui s’éloigne des prétentions rationalistes selon lesquelles d’autres systèmes se sont agencés… et selon lesquelles certains tenants des logiques de la performance et du rationalisme morbide s’efforcent aujourd’hui de vouloir l’enfermer, notamment dans ses versants en rapport avec les questions institutionnelles.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Je ne crois pas au caractère absolu d’un critère en droit administratif. Je reste cependant convaincu que le service public en constitue le cœur et s’en présente un peu comme le phare que l’on peut garder à l’œil pour évoluer. La filiation de cette notion avec l’intérêt général permet en effet de garder un cap, même si celui-ci est incertain du fait de l’indétermination qui anime ce dernier !

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

En cessant de le considérer comme une matière simplement technique faite de problèmes à résoudre, mais en le concevant comme un système général qui n’est rien d’autre que le produit d’une société tentant de s’organiser et d’organiser le pouvoir. Il faut probablement pour cela admettre que si les catégories techniciennes sont indispensables à la résolution des litiges qui se présentent au juge, la compréhension et la présentation du droit administratif ne se limitent pas à elles. Il faut donc, au-delà de la description, vouloir comprendre le droit administratif, c’est à dire le situer dans l’inextricable sac de nœuds que constitue généralement le droit. Il faut pour cela prendre la hauteur nécessaire. Un parfait exemple de ceci se situe dans le maquis contractuel existant en France. On peut s’en tenir à présenter les différentes formes contractuelles existantes en présentant leurs délicats régimes. C’est un effort indispensable, mais qui doit nécessairement être complété par un autre, consistant à comprendre, par la généalogie des notions, les moteurs de leur apparition. Le régime n’est alors plus une fin en soi, il est la conséquence d’un mouvement plus profond qui le rend compréhensible et facilite son apprentissage.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il faudrait pour cela admettre la globalisation comme une condamnation ! Condamné, le droit administratif l’est simplement par sa nature à devoir épouser les formes d’une société qui, par définition évoluent et qu’il n’a pas vocation à transformer ou à guider. Son office s’arrête à celui d’une digue qui s’efforce que le fleuve puisse poursuivre son cours, parfois calme, parfois impétueux, au sein d’un cadre qui en garantisse néanmoins l’équilibre. Quant à la globalisation, s’il est certain que des notions aient vocation à se transformer au contact d’autres réalités, cette transformation peut s’effectuer selon diverses nuances qui ne condamnent pas le droit à une pure uniformité, mais s’assure simplement de la communicabilité entre plusieurs objets appelés à vivre ensemble.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif reste prétorien dans ses fondements, et ce n’est pas un problème en soi. S’il est indiscutablement rogné, de toutes parts, par des normes d’origine législatives, celles-ci ne me paraissent pas avoir toujours brillé par leur réussite. L’exemple récent de la transformation du régime des décisions implicites en témoigne avec force. Je crois que l’on retrouve ici le problème central de cette prétention de la rationalité qui, niant les équilibres subtils autour desquels s’est agencé le droit administratif du fait de son mode prétorien de formation, s’efforce de vouloir dompter la bête par quelques coups de fouets. S’il ne s’agit pas de prétendre au conservatisme, qui est un repère de faiblesse, il s’agit cependant d’avancer qu’une évolution n’est jamais garantie que par sa progressivité, qui seule la rend acceptable.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Si par pères on entend ceux qui aident à rendre la vie compréhensible en donnant des points de repère, alors je dirais :

  • Maurice Hauriou
  • Léon Michoud
  • Charles Eisenmann

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Le trio Feutry/Terrier/Thérond, a donné corps à une vision unitaire de l’administration qui me tient à cœur. L’arrêt Blanco, évidemment : pas pour la raison qu’on lui donne d’habitude (l’arrêt Rothschild l’avait par exemple largement devancé), mais pour ce qu’il a donné comme assise à la responsabilité administrative en lieu et place de la conception sur la liquidation des dettes de l’État. Le feu arrêt Peyrot, pour ce qu’il laissait comme place à la complexité et pour la voie qu’il permet de tracer entre deux conceptions du droit administratif : l’une ouverte à la complexité des situations et recherchant l’essence (le sens ?), l’autre attachée à le réduire à une simple technique et à faire dépendre le régime juridique d’un objet de catégories réductrices… et donc forcément contestables.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

L’article L2212-2 du CGCT, pour le corps qu’il donne à la police administrative en laissant subtilement ouvertes les voies d’une évolution de la notion et de son adaptation aux circonstances et aux besoins ; la loi communale de 1884, à l’origine de la clause de compétence générale communale, objet juridique passionnant ; la loi du 11 juillet 1979 et la loi du 12 avril 2000, pour ce qu’elles ont apporté à la redéfinition des rapports entre la puissance publique et les administrés.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un animal, il serait un lombric. Nourri par un humus dont il est l’indispensable agent de l’entretien, de l’aération et de la structure, il est hermaphrodite et peut donc se développer spontanément, sans secours extérieur. Il est enfin capable de se régénérer même lorsqu’il est coupé, montrant sa grande capacité d’adaptation spontanée.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un livre, il serait celui dont on ne sait jamais vraiment quand il a commencé, ni quand et s’il s’arrêtera un jour.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si le droit administratif était un œuvre d’art, il serait un tableau de Pierre Soulages. De loin, il apparaît comme un bloc, quelque chose de brut, d’uniforme mais à mesure qu’on l’observe, on ne peut que se perdre dans ses nuances, qui offrent une matière infinie à l’exploration.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 173.

 

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les crèches de noël & les tables de la loi de 1905

Henri Bouillon
Docteur en droit public,
Enseignant contractuel à l’Université de Rennes I

Notes sous CE, ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun et
Fédération de libre pensée de Vendée, n° 395122 et n° 395223

Art. 189. L’article 28 de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 « interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit ». Cette interdiction de principe est assortie de quelques exceptions, comme les signes ou emblèmes présents avant l’adoption de cette loi, ceux qui figurent dans les musées ou expositions et ceux qui sont placés sur les édifices servant au culte, les terrains de sépulture dans les cimetières ou les monuments funéraires.

Dans cette optique, se posa récemment la question des crèches de Noël installées par les personnes publiques (communes et conseils départementaux notamment) durant les fêtes de fin d’année. Le problème des crèches est en effet leur qualification juridique. A priori, elles sont pleinement soumises à l’article 28 précité, en raison de leur caractère religieux. Toutefois, elles ont aussi une dimension culturelle, qui a pu incliner certains juges à moduler l’application de la loi de 1905. Cette double qualification – cultuelle ou culturelle – explique en effet les décisions divergentes des juges administratifs. Interrogés sur la possibilité pour les personnes publiques d’installer des crèches de Noël dans des lieux publics, certains juges mirent l’accent sur le caractère cultuel de la crèche et la jugèrent incompatible avec la loi de 1905 (CAA de Paris, 8 octobre 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 15PA00814), tandis que d’autres considérèrent que la loi de 1905 ne s’opposait pas à l’installation de crèches de la Nativité compte tenu de leur caractère culturel (CAA de Nantes, 13 octobre 2015, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 14NT03400).

Saisi des décisions rendues par les Cours administratives d’appel de Paris et Nantes, le Conseil d’État fut amené à se prononcer sur ce délicat point de droit par deux décisions du 9 novembre 2016 (CE, ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun et Fédération de libre pensée de Vendée, n° 395122 et n° 395223). Il lui revenait en effet de se prononcer sur la légalité de l’installation de crèches dans la cour intérieure de l’hôtel de ville de Melun et dans le bâtiment du Conseil départemental de Vendée. Adoptant une solution intermédiaire entre les deux décisions des Cours administratives d’appel contestées devant lui, le juge administratif suprême a cherché un équilibre entre le « mirage » d’une interdiction complète et « l’excès » d’une autorisation généralisée, pour reprendre la formule employée par Jean-Marc Sauvé, devant la presse, à l’issue des cinq décisions du 19 juillet 2011, également relatives à l’application de la loi de 1905 et dont on dira un mot ci-dessous.

Avant toute analyse juridique, on peut indiquer que cet équilibre témoigne de l’opportunité de la décision. En effet, une juridiction a aussi pour rôle d’assurer la pacification juridique des relations sociales ; en technicisant les différends qui lui sont soumis et en tenant ainsi à distance les passions par leur analyse au prisme du droit, il peut apaiser les tensions, notamment celles que suscite la politisation de certaines questions. Le rapporteur public Aurélie Bretonneau avait d’ailleurs prôné, en concluant sur ces affaires, une dimension pragmatique et « pacificatrice de la laïcité ». Tel a sans doute été l’effet de ces décisions médianes. La lettre de la loi de 1905 semblait certes difficilement conciliable avec des installations illimitées de crèches de Noël. Mais passer de l’absence d’interdiction (puisque la loi de 1905 a été appliquée 111 ans sans s’opposer à l’installation de crèches de Noël) à une interdiction totale, du jour au lendemain, aurait été difficile. Avec cette solution intermédiaire, avec cette « interprétation apaisée de la laïcité »[1], « le droit a permis d’éviter la « guerre des crèches » »[2].

Quoique socialement opportunes, ces décisions n’en soulèvent pas moins d’intéressantes interrogations juridiques. Au-delà de la solution d’espèce elle-même, qui ne s’impose pas avec la force de l’évidence et qui mérite sans doute quelques éclaircissements, c’est la définition même de la laïcité qui peut être interrogée : car cette décision, en n’interdisant pas uniment l’installation de crèches de Noël, peut laisser planer quelques questionnements sur l’articulation de cette autorisation conditionnelle avec la laïcité. Exposer le raisonnement du juge, qui s’articule autour de la nouvelle définition qu’il donne du signe ou emblème religieux (I), permettra de montrer quelle conception de la laïcité il paraît retenir ici (II). Précisons en effet qu’il s’agit ici, non d’apprécier la pertinence juridique ou extra-juridique de ces décisions, mais simplement de comprendre la logique du raisonnement tenu par le juge.

Un raisonnement articulé autour de la définition du signe ou emblème religieux

La question soulevée devant le Conseil d’État était de savoir si l’installation de crèches de Noël par des personnes publiques se heurte à l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, qui « interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit ». Après avoir défini le signe ou emblème religieux (A), le Conseil d’État indique comment l’identifier et, donc, dans quels cas la crèche peut être définie comme un tel signe ou emblème et tomber de ce fait sous le coup de l’article 28 de la loi de 1905 (B). Par cette définition inédite du signe ou emblème religieux, le Conseil d’État donne une vraie cohérence à ses décisions, qui échappent de ce fait à bon nombre des critiques qui les ont frappées.

Le cœur du raisonnement : la définition du signe ou emblème religieux

Le point de départ du raisonnement du juge est la définition qu’il donne du signe ou emblème religieux. Bien qu’elle ait peu retenu l’attention des commentateurs, « la définition ainsi donnée du signe religieux prohibé par l’article 28 est cruciale ; elle emporte toute la suite du raisonnement. »[3]

Le Conseil d’État appréhende le signe ou emblème religieux comme le « signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse » (point 3). La définition est tout aussi intéressante que subtile. En effet, elle ne définit pas le signe ou emblème religieux par le fait qu’il représente figurativement ou métaphoriquement une divinité, une scène ou un symbole religieux, comme on aurait eu spontanément tendance à le penser. Repoussant toute approche objective, la définition est subjective : est religieux le signe ou emblème qui témoigne de la volonté de la personne publique de reconnaître un culte ou de marquer sa préférence pour l’un d’eux. Un signe ou emblème n’est pas religieux par nature : il l’est par la coloration que lui donne la personne publique. Il suffit que la personne publique aménage le contexte dans lequel elle appose ce signe ou emblème, afin de témoigner qu’elle n’accorde aucune préférence à un culte pour que l’objet religieux ne soit plus contraire à l’article 28 de la loi de 1905.

Par cette interprétation, l’article 28 se trouve placé sous le patronage de l’article 2 de la même loi. L’article 2 interdit en effet aux personnes publiques de reconnaître ou de promouvoir un culte. L’interprétation de l’article 28 ici retenue en fait une simple déclinaison de l’article 2 : les personnes publiques ne doivent reconnaître ni promouvoir aucun culte (article 2), notamment par l’apposition de signe ou emblème religieux, lesquels s’appréhendent précisément comme étant les signes ou emblèmes témoignant d’une telle reconnaissance ou promotion (article 28). Cette imbrication de l’article 28 dans l’article 2 est mise en relief dans le point 3 des décisions. Après avoir mentionné l’article 2, le Conseil d’État introduit l’article 28 en disant : « pour la mise en œuvre de ces principes », ce qui montre que cet article 28 se subsume sous l’article 2.

La question posée au juge se trouve donc implicitement reformulée par cette définition. Elle consiste ainsi à savoir dans quels cas la crèche est un signe ou emblème religieux, c’est-à-dire dans quelles hypothèses les personnes publiques, en installant une crèche, ont entendu marquer leur préférence pour la religion chrétienne.

Dans une deuxième phase de son raisonnement, le juge admet la « pluralité de significations » de la crèche de Noël. Il reconnaît qu’elle « fait partie de l’iconographie chrétienne et […], par là, présente un caractère religieux ». Cependant elle dépasse cette seule signification : « il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année. » (point 4) La crèche est polysémique : elle possède, en elle-même, objectivement, un caractère cultuel et un caractère culturel.

Aussi, après avoir rappelé la pluralité de significations objectives de la crèche, le juge considère-t-il, dans un troisième temps, que l’installation d’une crèche par une personne publique « n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. » (point 5) La crèche ne peut être installée que si son caractère culturel prévaut sur son caractère religieux. Comment l’un peut-il prévaloir sur l’autre, alors que la crèche possède objectivement ces deux caractères ? Le Conseil nous dit qu’il faut que la crèche possède « un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse ». Cette affirmation est à relever avec intérêt, car on retrouve ici la formule exacte par laquelle le juge a défini le signe ou emblème religieux. En effet, dès lors que la crèche n’exprime pas la reconnaissance d’un culte et ne marque aucune préférence religieuse, elle n’entre plus dans la définition du signe ou emblème religieux dégagée par le Conseil d’État. Celui-ci semble ainsi procéder à une assimilation entre le caractère culturel de la crèche et sa qualification de signe ou emblème religieux : la crèche est juridiquement culturelle quand elle n’est pas un signe ou emblème religieux, c’est-à-dire quand elle ne marque aucune reconnaissance ou promotion de la religion chrétienne ; a contrario, le caractère religieux de la crèche prévaut juridiquement si elle est qualifiée de signe ou emblème religieux, tel que la notion est ici définie.

La crèche a certes, par nature, les deux significations – cultuelle et culturelle –, mais elle perdrait juridiquement l’un ou l’autre en fonction de sa qualification juridique (signe ou emblème religieux ou non), qui tient à la volonté de la personne publique de faire prévaloir subjectivement l’un ou l’autre. Bref, faute d’une signification univoque, ce n’est pas la signification intrinsèque de la crèche qui révélera sa compatibilité avec l’article 28 de la loi de 1905 ; et le Conseil n’a pas entrepris ici une distinction impossible entre des crèches religieuses et des crèches culturelles. Ce qui sera déterminant est le sens qu’entend faire prévaloir la personne publique en l’installant au moment de la fête de Noël. Si les personnes publiques entendent promouvoir un culte, la crèche est un signe ou emblème religieux, sa signification cultuelle prévaut alors (dans l’esprit de l’administration) et l’article 28 de la loi de 1905 s’oppose à son installation. S’il n’est pas établi que l’installation de la crèche vise la reconnaissance ou la promotion d’un culte, la crèche ne sera plus qualifiée de signe ou emblème religieux au sens donné à ce terme par le Conseil d’État : juridiquement, elle ne conserve alors qu’une dimension culturelle, et elle devient parfaitement compatible avec la loi de 1905. La qualification juridique de la crèche en « signe ou emblème religieux », déduite de l’intention de l’administration, permet à son tour d’apprécier son caractère culturel ou cultuel et sa compatibilité avec la loi de 1905.

La logique du raisonnement : l’identification du signe ou emblème religieux

Toute la difficulté est alors de percer à jour l’intention de la personne publique, d’apprécier le sens que l’administration entend faire prévaloir, pour déterminer concrètement si la personne publique a entendu « exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse » (point 5). Or, après avoir affirmé que la mise en place d’une crèche « n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse », le Conseil ajoute immédiatement : « pour porter cette dernière appréciation » (sous-entendu : sur le fait que la crèche exprime la reconnaissance d’un culte ou marque une préférence religieuse) et il énonce les critères sur lesquels la doctrine s’est penchée avec minutie. Il en résulte que ces critères servent à déterminer la volonté de la personne publique : ils permettent de savoir si la crèche témoigne de la reconnaissance et de la promotion d’un culte par la personne publique, c’est-à-dire si la crèche est ou non un signe ou emblème religieux au sens conféré ici à l’article 28 de la loi de 1905.

Quels sont ces critères ? Il s’agit, selon le point 5 des deux décisions : 1° du contexte de la mise en place de la crèche (absence de tout élément de prosélytisme), 2° des conditions particulières de cette installation (« inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif », point 11 de l’arrêt Commune de Melun), 3° de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, ainsi que 4° du lieu de cette installation. Quant à ce dernier critère, le juge distingue selon que la crèche est placée dans un « bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public » ou dans un autre emplacement public. Sur ce point, « la solution retenue est la suivante : interdiction à l’intérieur des bâtiments publics (sauf exceptions visées, tenant à un usage local et à l’environnement de la crèche) / liberté au dehors, sur tout autre emplacement public (mais uniquement pendant les fêtes de fin d’année et en l’absence de toute signification religieuse). »[4]

Dans le premier cas, si la crèche est mise en place dans un lieu qui abrite un service public, une interdiction de principe est posée ; la seule exception est le cas où « des circonstances particulières permettant de lui reconnaître [à la crèche] un caractère culturel, artistique ou festif » (point 6). En effet, « les bâtiments publics sont ceux où siège la collectivité, où elle s’incarne comme institution et où les administrés se rendent pour établir une relation avec elle : ils en constituent la personnification matérielle. »[5] Dès lors, la proximité de l’installation de la crèche avec le service public tendrait à indiquer la volonté de la personne publique de marquer la reconnaissance du culte chrétien et de l’associer à l’exécution du service public, puisqu’elle l’a installé au cœur même de son activité, témoignant par là de son attachement à la crèche. Seules des circonstances particulières, comme les usages et traditions locaux, peuvent alors justifier que la personne publique procède à cette installation, sans y attacher de l’importance ; on pense spontanément aux Santons de Provence. Appliquant cette solution, le Tribunal administratif de Lille a ainsi déclaré illégale l’installation d’une crèche dans la mairie d’Hénin-Beaumont : « composée de sujets sans valeur historique ou artistique particulière », la crèche n’avait pas un caractère artistique et ne se rattachait pas à une « tradition minière spécifique » ; elle ne s’enracinait pas « dans une tradition locale préexistante » ; elle ne pouvait davantage être considérée comme le prolongement du marché de Noël qui se tenait à « l’extérieur du bâtiment et sans proximité immédiate avec celui-ci » ; son installation était donc irrégulière (TA Lille, 30 novembre 2016, n° 1509979, point 4). De même, la Cour administrative d’appel de Marseille a considéré qu’une crèche installée dans le hall de la mairie de Béziers « ne résultait d’aucun usage local et n’était accompagnée d’aucun autre élément marquant son inscription dans un environnement culturel, artistique ou festif » et était par conséquent illégalement installée (CAA Marseille, 3 avril 2017, Ligue des droits de l’homme, n° 15MA03863).

Dans le second cas, c’est-à-dire pour les autres emplacements publics, le principe est la liberté pour les personnes publiques d’y installer une crèche de Noël, « eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique » (point 7). À l’inverse de la première hypothèse, le lien avec le service public et l’institution administrative est beaucoup plus distendu. Une crèche peut en principe être librement installée. Cette liberté se heurte toutefois à une double limite : elle ne doit être faite qu’à l’occasion des fêtes de fin d’année (limitation temporelle) et elle ne doit pas constituer un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse, sans quoi elle serait bien un signe ou emblème religieux au sens ici donné par le juge à cette expression. Noël étant une fête que beaucoup célèbrent, même sans dévotion religieuse, et la crèche demeurant la représentation la plus significative de cette fête, on comprend ici que la crèche est associée aux décorations dont les communes agrémentent les rues pour les fêtes de fin d’année. Hors le cas où elle est instrumentalisée en vue d’un prosélytisme évident, c’est-à-dire le cas où elle sert manifestement à reconnaître ou promouvoir un culte (conformément à la définition du signe ou emblème religieux), la crèche de Noël ne revêt là qu’un caractère culturel et festif, « elle s’inscrit dans le cadre d’une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël » (CAA de Nantes, 13 octobre 2015, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 14NT03400). « L’installation d’une crèche de Noël est ici englobée, en quelque sorte, dans l’ensemble des installations et décorations liées aux fêtes de fin d’année. Si bien que, prise dans cet ensemble, elle est présumée elle aussi festive. Et cette présomption ne sera renversée que si l’installation constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. »[6] À l’inverse de la première hypothèse donc, la crèche placée dans un lieu public avec les autres décorations de fin d’année, et sauf si la personne publique affiche par là un net prosélytisme, ne revêt pour la personne publique qu’une dimension culturelle : elle n’est plus un signe ou emblème religieux et redevient compatible avec l’article 28 de la loi de 1905.

Tous ces éléments, et notamment la localisation de la crèche, sont donc destinés à déterminer si la personne publique a entendu reconnaître ou promouvoir un culte et, donc, si la crèche doit être juridiquement qualifiée de signe ou emblème religieux au sens donné ici à cette notion.

Le juge parvient ainsi à trouver une solution mesurée. Soit la crèche de Noël est qualifiée de signe ou emblème religieux parce que la personne publique a entendu reconnaître ou promouvoir la religion chrétienne, elle est juridiquement une crèche cultuelle et, tombant sous le coup de l’article 28, son installation s’avère illégale. Soit elle ne manifeste aucune intention de la personne publique de reconnaître ou promouvoir un culte : n’étant alors pas qualifiée de signe ou emblème religieux, n’étant juridiquement qu’une décoration culturelle, artistique ou festive, elle n’entre pas dans le champ d’application de l’article 28 et peut être légalement installée. Il ne semble donc pas que le Conseil d’État ait érigé une nouvelle exception à l’article 28 de la loi de 1905. Il a simplement modulé son champ d’application par la définition qu’il donne du signe ou emblème religieux : soit la crèche reçoit la qualification juridique de signe ou emblème religieux et elle est frappée d’interdit par la loi de 1905 ; soit elle n’en est pas juridiquement un, et la loi n’a pas lieu de s’appliquer.

Cette analyse paraît toutefois peu satisfaisante. Elle satisfait peut-être la logique formelle, puisque tout dépend de la qualification juridique de la crèche en « signe ou emblème religieux », ce qui est logique pour déterminer si l’article 28 de la loi de 1905 s’applique. Mais le jeu sur la qualification juridique, s’il permet de distinguer des crèches juridiquement culturelles et des crèches juridiquement cultuelles, dissimule mal le fait que la crèche est, en toutes hypothèses, la plus belle représentation de la fête de Noël et présente, toujours et tout en même temps, la nature religieuse de cette fête chrétienne et le caractère culturel que l’histoire a conféré à de nombreux symboles chrétiens en France ; le changement de qualification juridique n’y change rien et n’efface pas la pluralité de significations que le Conseil d’État a lui-même admise. Aussi cette solution impose-t-elle de sonder le non-dit de la décision, à savoir la conception de la laïcité qui sous-tend ce raisonnement.

Le non-dit du raisonnement : une conception resserrée de la laïcité

Les deux décisions du Conseil d’État du 9 novembre 2016 ne font aucune référence à la conception qu’elles retiennent de la laïcité, quoiqu’elles se réfèrent explicitement à l’article 1er de la Constitution qui consacre constitutionnellement ce principe. Déplorant ce silence, certains auteurs ont donc cherché à lire cette définition entre les lignes[7]. Délicat, l’exercice paraît en effet nécessaire pour saisir pleinement la résonnance de ces décisions. À cet égard, deux éléments, d’ailleurs indissociables, peuvent être retenus : la définition de la laïcité qui transparaît dans ces décisions est limitée à son noyau dur (A), ce qui explique sa souplesse (B).

Une décision recentrée sur le noyau dur de la laïcité

Les décisions du 9 novembre 2016 reposent sur la volonté de concilier, dans certaines conditions limitatives, la laïcité, en ce qu’elle interdit l’apposition de signes ou emblèmes religieux (article 28 de la loi de 1905), et l’installation de crèche de Noël par des personnes publiques, de façon à obtenir une solution équilibrée qui n’interdise ni n’autorise uniment cette installation.

Mais la conciliation qu’entend opérer le juge n’est, de prime abord, pas évidente. Si la laïcité est l’obligation de neutralité religieuse des personnes publiques, il peut sembler que l’installation d’une crèche de Noël rompe cette obligation de neutralité. Au-delà de la question de l’application de l’article 28 de la loi de 1905, que le Conseil d’État résout par sa définition du signe ou emblème religieux et le recours à la qualification juridique de la crèche, la question, plus générale, de la laïcité peut perdurer. Certes l’article 28 n’est formellement pas violé, puisque la crèche peut n’être pas un signe ou emblème religieux si les personnes publiques n’entendent pas lui conférer ce caractère. Mais cette installation n’est-elle pas susceptible de violer d’autres composantes de la laïcité que cet article 28, à commencer par le principe de neutralité religieuse lui-même ?

Une explication paraît pouvoir être avancée en considérant l’insistance avec laquelle le Conseil d’État distingue le lieu d’emplacement de la crèche de Noël et qui a pu sembler un critère curieux[8] : le juge distingue en effet « l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public » et, d’autre part, les autres emplacements publics. Cette typologie et son importance ne sont certainement pas anodines.

Rappelons en effet que la jurisprudence administrative indique que la laïcité est avant tout la neutralité religieuse des services publics (gérés par des personnes publiques ou privées) et qu’elle est destinée à garantir aux citoyens une liberté de conscience : la neutralité est d’abord négative, elle vise l’absence de motivation religieuse des agents publics et des services publics ; mais l’objectif positif de cette neutralité est d’assurer aux citoyens la liberté religieuse et la certitude de ne pas voir leurs situations jugées sur le fondement de critères religieux[9]. Les deux décisions font d’ailleurs explicitement mention de cette double composante (point 3). C’est pourquoi quand le service public est en cause (enceinte des bâtiments où les services publics sont exercés), l’incompatibilité avec la laïcité est présumée et ne peut être démentie que de façon restrictive, en cas de « circonstances particulières » : le lieu est trop intimement lié au service pour que le juge admette qu’une manifestation religieuse quelconque en altère la neutralité. À l’inverse, si le service public n’est pas directement concerné, lorsque la crèche est installée sur la voie publique par exemple, le juge admet plus facilement l’installation de la crèche, reconnaissant une certaine latitude aux personnes publiques, sous réserve qu’elles n’entendent pas manifester par là la reconnaissance d’un culte ou faire preuve d’un prosélytisme particulier, ce qui serait alors contraire à leur obligation de neutralité religieuse puisque la crèche serait alors un signe ou emblème religieux[10]. Comme le fait remarquer M. Clément Benelbaz, « la neutralité des services publics passe par leur apparence, et l’image qu’ils donnent aux usagers »[11] : la distinction des lieux s’explique ainsi par la nécessité que l’usager du service public n’ait aucun doute sur la neutralité du service.

Lorsque la crèche est installée hors d’un bâtiment accueillant un service public, l’idée du juge n’est donc pas tant que le caractère culturel de la crèche efface ou supprime son caractère cultuel, comme on a pu l’avancer ; cela n’aurait effectivement pas de sens, puisque le Conseil d’État admet au contraire la pluralité de significations intrinsèque à la crèche de Noël[12]. L’idée du juge est plutôt que la laïcité, comprise comme neutralité du service public, n’est pas directement en cause ici, pas plus que ne l’est l’article 28 de la loi de 1905. En effet, si la crèche n’est pas ici qualifiée de signe ou emblème religieux, la personne publique ne manifeste aucun attachement particulier à la religion chrétienne en l’installant, mais procède simplement à la mise en place d’une décoration traditionnelle symbolisant la fête de Noël : elle ne viole donc aucunement son obligation de neutralité religieuse, pour la simple et bonne raison que, juridiquement, le fait d’installer cette crèche n’a pas de coloration religieuse. Puisque la laïcité vise à préserver la neutralité des personnes publiques, il n’y a pas de raison d’interdire l’installation d’une crèche de Noël si celle-ci ne traduit aucune entorse à la neutralité religieuse de ces personnes ; tel est le cas si, en suivant les indices donnés par le Conseil d’État, on est amené à conclure au caractère purement culturel de l’installation.

Cette explication, dont les limites apparaissent immédiatement lorsque l’on confronte la technique juridique aux propriétés objectives d’une crèche, montre que le juge retient une conception souple de la laïcité.

Une décision inscrite dans une conception souple de la laïcité

Cette interprétation du raisonnement tenu par le juge s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle, qui retient une acception souple de la laïcité. « Désormais semble s’affirmer une laïcité-neutralité destinée non à lutter contre toutes les expressions religieuses qui ont leurs places dans la Cité mais – seulement – à prohiber toute manifestation – par la puissance publique – d’un quelconque lien (d’amitié ou d’animosité, de complaisance ou de rejet) envers les religions. »[13]

La définition retenue du signe ou emblème religieux témoigne de cette souplesse. En effet, le Conseil d’État adopte, par cette définition, une conception resserrée de l’article 28 de la loi de 1905 et restreint ainsi son champ d’application : il juge que l’article 28 ne prohibe pas, sous l’expression de signe ou emblème religieux, tous les objets qui représentent objectivement un symbole, scène ou figure religieux ; selon son interprétation, l’article 28 ne censure que les objets auxquels la personne publique confère elle-même, subjectivement, une dimension religieuse, ce qui restreint considérablement le champ d’application de l’article 28, comme l’atteste le cas des crèches.

Le juge admet donc une conception « minimaliste »[14] de la neutralité religieuse. Par opposition à une conception maximaliste qui refuse toute intervention de l’État dans le domaine religieux et entend cantonner ce domaine à la sphère privée, la conception minimaliste n’interdit pas les immixtions a-religieuses (neutres) dans la sphère religieuse, mais elle prohibe celles qui seraient effectuées en faveur ou défaveur d’une religion et manifesteraient ainsi un parti-pris religieux ou athée. Mais tant qu’elles n’ont pas d’opinion ou de motivation religieuses, les personnes publiques peuvent intervenir dans la sphère du religieux sans violer leur obligation de neutralité. Le fait religieux est de toute façon trop présent dans les sociétés pour que l’État puisse les ignorer purement et simplement ; mais il doit les traiter sans mobile partisan. Telle est l’idée sous-jacente à cette définition stricte du signe ou emblème religieux et de la conception qui gouverne les décisions du 9 novembre 2016. Les personnes publiques peuvent contribuer, par l’installation de crèche, aux fêtes de Noël, mais elles doivent le faire sans mobile religieux. La solution inverse, que n’a pas retenue le Conseil d’État, « conduirait à envisager la République française comme une entité entièrement extérieure à la population dont elle est censée constituer l’émanation, en tout cas ne partageant pas ses traditions et les considérant comme des questions strictement privées dont elle n’a pas à tenir compte. »[15]

Cette vision souple de la laïcité paraît maintenant bien assise dans la jurisprudence administrative. Cinq décisions du 19 juillet 2011 l’illustrent. Elles montrent que le juge admet une intervention des personnes publiques en matière religieuse si cette intervention est justifiée par un intérêt public local et reste neutre, c’est-à-dire ne manifeste aucun soutien partisan à un culte. Le juge a ainsi pu admettre des travaux sur un édifice cultuel (le financement d’un ascenseur pour faciliter l’accès des personnes handicapées à la basilique de Fourvière) si les travaux présentent un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire (CE, ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, n° 308817)[16]. Le juge a admis également le prêt de locaux à une association cultuelle pour permettre à ses membres de se réunir, si la personne publique respecte le principe de neutralité et l’égalité de traitement des cultes[17], si ce prêt n’est pas une libéralité, si la location est temporaire et si le prêt résulte d’une nécessité d’intérêt général, comme c’est le cas de la création d’un abattoir temporaire pour ovins à l’occasion de la fête musulmane de l’Aïd-el-Kebir en vue de préserver la salubrité et la santé publiques (CE, ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, n° 309161 ; CE, ass., 19 juillet 2011, Commune de Montpellier, n° 313518) ; le Conseil d’État a même jugé illégal le refus d’un maire de louer à une association musulmane une salle communale pour des réunions ponctuelles pendant le mois du ramadan (CE, 26 août 2011, Commune de Saint-Gratien, n° 352106 et 352107). Semblablement, le juge admet qu’une personne publique prête un bien meuble à une association cultuelle, tant que ce prêt a un autre objectif que l’aide au culte et répond à un intérêt public local : une commune peut ainsi installer un orgue dans une église « afin notamment de développer l’enseignement artistique et d’organiser des manifestations culturelles dans un but d’intérêt public communal » (CE, ass., 19 juillet 2011, Commune de Trélazé, n° 308544).

Au regard de ces décisions, qui admettant une forte intervention, notamment financière, des personnes publiques en matière religieuse, l’autorisation d’installer une crèche dans un lieu public sans lien direct avec un service public, sans prosélytisme religieux et pour la brève période des fêtes de fin d’année paraît être une décision logique, inscrite dans la lignée des décisions antérieures. L’atteinte à la laïcité est moins forte, ce qui justifie que l’intérêt public (culturel) que les collectivités peuvent invoquer soit moins évident. Mais il est aussi à craindre qu’une telle autorisation, largement conditionnée par l’intention de la personne publique, renforce le sentiment d’une « « laïcité latitudinaire« , c’est-à-dire à géométrie variable »[18].

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 05 ; Art. 189.

[1] Alexandre Ciaudo, « Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité », dir. B. Esteve-Bellebeau et M. Touzeil-Divina ; Art. 118.

[2] Paul Lignères, « le droit a permis d’éviter la « guerre des crèches » », DA, 2017, n° 1, repère 1.

[3] Louis Dutheillet de Lamothe et Guillaume Odinet, « La crèche entre dans les Tables », AJDA, 2016, n° 42, p. 2375.

[4] Nicolas Chifflot, « L’affaire des crèches de Noël devant le Conseil d’État. Rendre à César ce qui est à César », JCP A, 2016, n° 48, 2309.

[5] Gweltaz Eveillard, « Laïcité : la crèche de Noël, mode d’emploi… », DA, 2017, n° 4, comm. 18.

[6] Louis Dutheillet de Lamothe et Guillaume Odinet, « La crèche entre dans les Tables », AJDA, 2016, n° 42, p. 2375.

[7] « Ce que l’on peut surtout regretter, c’est le refus du Conseil d’État de définir plus explicitement la conception de la laïcité qui paraît pourtant à l’œuvre dans ces deux importantes décisions et que la seule référence aux dispositions de la loi de 1905 ne permet guère de saisir. À savoir, sans doute, une laïcité ouverte qui peut impliquer, le cas échéant, une forme de reconnaissance des cultes et la possibilité – même strictement conditionnée – d’une participation à certaines de leurs manifestations. À savoir, aussi, la prise en compte de traditions qui correspondent toujours à un fait social majeur et plus encore, peut-être, à la situation singulière d’une religion dont l’histoire fut longtemps liée à celle du pays. » (Nicolas Chifflot, « L’affaire des crèches de Noël devant le Conseil d’État. Rendre à César ce qui est à César », JCP A, 2016, n° 48, 2309)

[8] « L’on voit mal les raisons pour lesquelles l’élément d’appréciation du lieu, non seulement se trouve systématiquement chargé de sens, mais encore pèse davantage que les autres dans la balance du juge – quand le caractère festif ou religieux de l’installation de la crèche sera le plus souvent manifesté par d’autres éléments de contexte. » (Louis Dutheillet de Lamothe et Guillaume Odinet, « La crèche entre dans les Tables », AJDA, 2016, n° 42, p. 2375)

[9] Henri Bouillon, « Quelles obligations imposent la laïcité ? », La revue administrative, n° 399, 2014, pp. 315-323.

[10] « La distinction entre les lieux d’installation refléterait les degrés de la neutralité exigée des pouvoirs publics, plus forte dans les bâtiments sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, moins marquée dans d’autres emplacements publics et notamment sur la voie publique, lieu de pluralisme. » (Jean Morange, « Les crèches de Noël, entre cultuel et culturel. Note sous CE, ass., 9 novembre 2016 », RFDA, 2017, n° 1, p. 127)

[11] « En effet, l’obligation de neutralité des services publics passe par leur apparence, et l’image qu’ils donnent aux usagers. Vus de l’extérieur ou de l’intérieur, les services ne doivent donner l’impression ni de favoriser, ni de défavoriser aucun culte, aucune croyance. Sur le plan organique, il est clair que les locaux des services publics doivent être neutres, et une administration ne peut servir à un quelconque prosélytisme religieux. Il s’agit d’une condition indispensable à l’égalité de traitement entre les usagers, et à l’impartialité du service dont on ne doit pas douter. » (Clément Benelbaz, « Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité », dir. B. Esteve-Bellebeau et M. Touzeil-Divina ; Art. 116)

[12] « Affirmer que la crèche n’est pas seulement religieuse est réaliste (le juge évoque une « pluralité de significations ») mais cela ne fait pas pour autant disparaître l’aspect religieux originel. […] Affirmer que la crèche « présente un caractère religieux » et donc que l’on devrait la bannir de l’espace public en application de l’article 28 précité mais qu’elle représente également aujourd’hui « sans signification religieuse particulière les fêtes de fin d’année » est assez paradoxal. Le Conseil d’État semble dire que soit la crèche est religieuse soit elle ne l’est plus (et elle serait donc acceptable dans l’espace public). Or, la crèche est – par définition – toujours religieuse même si elle s’accompagne d’autres significations. […] Le fait qu’il y ait une pluralité – indéniable – de sens à un symbole religieux ne fait pas disparaître le religieux. Au pire, elle le dilue mais ne l’efface pas. Or, en affirmant l’inverse, il nous semble que le Conseil d’État se fourvoie. » (Mathieu Touzeil-Divina, « Ceci n’est pas une crèche », JCP A, 2016, n° 45, act. 853)

[13] Mathieu Touzeil-Divina, « Trois sermons (contentieux) pour le jour de Noël. La crèche de la Nativité symbole désacralisé : du cultuel au culturel ? », JCP A, 2015, n° 23, 2174.

[14] Henri Bouillon, « Le contenu et la valeur juridique du principe de laïcité. Notes sous Cons. const., 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité », Les annales de droit, n° 8, 2014, pp. 9-31.

[15] Gweltaz Eveillard, « Laïcité : la crèche de Noël, mode d’emploi… », DA, 2017, n° 4, comm. 18.

[16] L’arrêt jugeait que, de surcroît, les travaux ne devaient pas être destinés au culte, mais cette condition a été abandonnée par la décision Région Rhône-Alpes (CE, 17 février 2016, n° 368342).

[17] « Tous les cultes devront pouvoir utiliser les mêmes locaux et dans les mêmes conditions. Il s’agit d’une application classique du principe de neutralité, dans sa dimension négative, qui impose de ne faire aucune distinction entre les usagers du service public en fonction, notamment, de leurs opinions religieuses. » (Jean-Baptiste Chevalier, « La mise à disposition d’une salle municipale pour la célébration d’une fête religieuse », AJDA, 2016, n° 2, p. 108)

[18] Brigitte Esteve-Bellebeau et Mathieu Touzeil-Divina, « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité. D’un singulier nouveau au pluriel contemporain ? », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité », dir. B. Esteve-Bellebeau et M. Touzeil-Divina ; Art. 112.

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« Circulez, il n’y a pas de religion à y voir » : rétrospective 2016 sur la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de laïcité

par Quentin Alliez,
doctorant contractuel en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, IMH
et Abdesslam Djazouli-Bensmain,
doctorant contractuel en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, IDETCOM

Art. 138.

Les élections présidentielles françaises, sonnant dans les prochains jours comme la fin d’une épopée ayant fini par en désintéresser ses spectateurs, est marquée par la question de la laïcité. Cette notion, relativement ancienne, issue de la loi de 1905, apparait comme fondamentale dans la conception que nous nous faisons de la République Française. Ces dix dernières années, le débat autour de sa définition, de ses contours et de sa portée s’est fait de plus en plus entendre. C’est certainement l’émergence, dans notre pays de cultures nouvelles, africaines et moyen-orientales, ainsi que la remontée des conservatismes, notamment depuis le « Choc des Civilisations »[1] qui aura fait de la laïcité un élément fondamental du débat citoyen

Si nous ne devions retenir qu’une seule définition, il faudrait – logiquement – utiliser celle de la loi qui a imposé celle-ci dans notre société. La loi du 9 décembre 1905[2] évoque la laïcité en imposant à la République d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. L’article 2 poursuit « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Enfin, au terme de l’article 28 « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Il y a donc, pour les personnes publiques, une obligation leur imposant d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes. Mais aussi, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics

S’opposent dès lors deux visions de la laïcité. Certains voient dans le terme un rejet : la République ne saurait connaitre de religions et ne s’y intéresse pas, de fait toutes intrusions du cultuel dans le domaine public ne sauraient être acceptées. D’autres, appliquent à la laïcité une forme d’égalité : cette même République doit reconnaitre toutes les religions et faire en sorte que chacun puisse croire en ce qu’il souhaite, ou ne pas croire si cela est son souhait.

Ces deux visions s’opposent constamment et brouillent notre perception de cette question. Le politique use de l’actualité pour en extraire des situations où le principe de laïcité pourrait justifier l’interdiction de certaines pratiques. Cette habitude politique contraint donc le juge administratif à se faire arbitre de ce qui « est acceptable » dans une république laïque et ce qui ne l’est pas.

L’année 2016, sujet de cette rétrospective, aura été l’occasion d’avoir un aperçu de la position du Conseil d’Etat en matière de « Laïcité » puisque deux « affaires » ont donné lieux à des décisions non plus politiques mais juridiques. Il s’agit du « burkini » sur les plages et des « crèches » dans les mairies. Cette dernière affaire trouve une acuité particulière avec la récente décision de la CAA de Marseille[3], interdisant l’installation d’une crèche dans la mairie de Béziers.

La rétrospective n’aura pas pour but d’établir une manière nouvelle de penser la laïcité ou même encore de prendre le parti de l’un ou l’autre des courants de pensée. Il s’agira e mettre en lumière ce qui nous semble être la position du CE en matière de laïcité, nous permettant de savoir de quelle manière le juge administratif appréhende les contentieux en matière de laïcité.

Au travers de l’étude des décisions citées, il apparaît que le Conseil d’Etat, interrogé sur la compatibilité avec la laïcité de potentielles manifestations cultuelles, statue en réalité sur la présence d’un caractère religieux. Plus que de savoir si les « revendications » de certains sont compatibles avec la laïcité, la haute juridiction recherche l’existence d’un caractère religieux.

Sans entrer dans un commentaire des décisions rendues en matière de burkini[4] ou de crèches[5] leurs analyses nous permettront d’illustrer la position du CE. Rappelons qu’un dossier du Journal de Droit Administratif s’intéresse de façon plus exhaustive à la laïcité, il convient de lier le présent article à celui-ci[6].

L’affaire dite du « Burkini » témoigne, dans l’année 2016, de la méthode d’analyse des questions liées à la laïcité par le Conseil d’Etat. Le « burkini », contraction grossière de bikini et de burqa[7], a pris une importance particulière à l’été 2016 où les pouvoirs publics ont remarqué la présence de certaines femmes sur les plages françaises portants des bouts de tissus recouvrant leurs corps à l’exception du visage, des mains et des pieds. Il est important de noter que contrairement à ladite burqa le burkini ne couvre pas le visage et permet tout à fait l’identification des personnes.

Le maire d’une petite commune littorale, Villeneuve-Loubet, décide – par un arrêté municipal, d’interdire le port de tenues vestimentaires regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages. Cet arrêté « anti-burkini » assimile donc cette tenue vestimentaire à une religion, plus précisément à l’Islam. Par cet arrêté, l’élu impose à celles qui ne souhaitent pas faire publicité de leur corps sur les plages soit à se déshabiller, soit à ne pas profiter du littorale de la ville. De manière évidente, des associations ainsi que des particuliers ont demandé la suspension de cette interdiction en formant un référé-liberté devant le tribunal administratif de Nice.

Il revient finalement au juge des libertés du Conseil d’Etat de clarifier la situation au travers d’une ordonnance du 26 août 2016 Ligue des droits de l’homme et autres – association de défense des droits de l’homme collectif conte l’islamophobie en France[8].

Dans cette ordonnance, le juge administratif vient retirer au cœur du litige son aspect cultuel. En effet, nous pourrions penser – peut être à juste titre – que la question d’accepter ou d’interdire le port d’un vêtement considéré comme manifestation d’une religion est une question cultuelle. Elle n’est pourtant que politique. En effet, les arrêtés municipaux, comme le souligne le Conseil d’Etat, ont été une réaction à l’attentant perpétré à Nice[9] un peu plus tôt dans l’été. Le juge administratif rappelle, s’il le fallait, que « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée ». Les instigateurs de cet acte barbare se revendiquant de la religion musulmane, il apparaît que ces réactions politiques ont été suscités en effet par l’émotion plus que par la raison.

La question est alors la suivante : est ce que le principe de laïcité accepterait le port d’un vêtement dit « musulman » sur la place publique ? Le Conseil d’Etat ne va pas du tout répondre à cette question. Alors qu’on lui propose la laïcité, le juge administratif répond par l’ordre public. Il fait alors de la question un débat non plus cultuel mais de police.

En l’occurrence, il rappelle que l’article L2212-2 du CGCT impose au maire de s’assurer du « bon ordre, de la sûreté, de la sécurité et de la salubrité publiques ». Sur le point des plages, en particulier l’article L2213-23 du même code permet au maire d’assurer une forme de police des baignades. Il est donc chargé de s’assurer du bon déroulement de l’ordre public sur les plages comme à la ville. Le Conseil d’Etat remarque, suite aux auditions, qu’aucun élément ne permet d’identifier un trouble à l’ordre public conséquence du port d’un tel vêtement. Dès lors, cette pratique ne saurait faire l’objet d’une interdiction dans le cadre de la compétence donnée au maire.

L’analyse du Conseil d’Etat est alors la suivante : est ce que la pratique contestée cause un trouble à l’ordre public ? Si oui, elle peut faire l’objet d’une interdiction, si non, rien ne l’interdit. Ainsi, la Haute-Juridiction de l’ordre administratif ne questionne en aucun cas le rapport au fait religieux. Se plaçant sur le terrain de l’ordre public, le CE ne s’intéresse pas au caractère religieux du vêtement et ne se prononce pas sur sa compatibilité avec la laïcité.

Plusieurs mois plus tard le Conseil d’Etat a réaffirmé ce qui nous semble être sa jurisprudence en matière de laïcité. La question posée au juge administratif était simple et pourrait se résumer ainsi : l’installation de crèche de la nativité dans le cadre des fêtes de Noël est-elle compatible avec la laïcité ?

La réponse à apporter aux problématiques soulevées par ces installations dans les lieux publics est cependant plus délicate. Le Conseil d’Etat devait, pour la première fois, se prononcer sur cette question. Les tribunaux[10] et cours administratives d’appel[11] y voyaient tantôt un symbole religieux, tantôt une représentation traditionnelle culturelle qui aurait perdu son caractère religieux. La solution de la haute juridiction administrative était ainsi attendue comme les Rois Mages, mais ne trouvant pas de majorité lors du vote initial du 21 octobre 2016, les magistrats ont de nouveau dû se prononcer quelques jours plus tard.

Ménageant « l’âne et le bœuf », le Conseil d’Etat considère que les crèches sont susceptibles de revêtir une pluralité de significations[12]. Bien qu’il s’agisse « d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne » et qui « présente un caractère religieux », il s’agit aussi d’un élément « faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année ». Serait alors compatible les installations si elles présentent « un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse ». Dans ce cas l’implantation de crèche doit être dépourvue de prosélytisme, mais au contraire répondre à des usages locaux. Le Conseil d’Etat recourt ici à la notion « d’objet mixte ». En effet, après avoir reconnu que la crèche a une signification cultuelle, le Conseil d’Etat y voit aussi une décoration culturelle. En sortant le caractère religieux au profit de la reconnaissance d’un aspect traditionnel de la crèche, renforcée par la prise en compte des usages locaux, la haute juridiction réaffirme ce qui nous semble être sa ligne de conduite en matière de laïcité. Plus que de répondre à la question de la compatibilité avec la laïcité, le CE se prononce sur le caractère religieux de la crèche, qui, si elle fait « partie des décorations et illustrations » accompagnant les fêtes de fin d’année, ne comporte pas de « signification religieuse particulière ». Le juge se fonde sur le caractère temporaire des installations et leur contextualisation[13].

Pour cela le CE distingue si la crèche est installée dans l’enceinte d’un bâtiment, siege d’une collectivité publique ou d’un service public, ou en dehors et notamment sur la voie publique.

Dans l’enceinte d’un bâtiment public le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne répond a priori pas aux exigences de neutralité des personnes publiques. Il en va différemment s’il existe des circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif. A l’inverse en dehors des bâtiments publics et notamment sur les voies publiques, il existe comme une présomption de caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année. Présomption qui peut être renversée, si la crèche constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. Alors que la loi traite, en effet, uniformément les espaces publics, la jurisprudence s’applique différemment au porche de l’hôtel de ville et à son parvis « dans une approche centimétrée de la légalité »[14]. La frontière créée semble dès lors assez artificielle.

Cette jurisprudence, rendue à l’approche des fêtes de Noël, avait, comme le note le Pr. Ciaudo dans ce Journal, pour objectif d’apaiser le débat autour des crèches[15].

Si les critères qui doivent être appréciés pour déterminer si l’installation d’une crèche a un caractère culturel et festif ou exprime la reconnaissance d’un culte relèvent de la méthode du faisceau d’indice, ils risquent d’entrainer des solutions casuistiques. Cependant, la précision de ses considérants 6 et 7 sur l’implantation dans les bâtiments publics et en dehors donne à cette jurisprudence des airs de circulaire ou à tout le moins d’indications pour les élus locaux sur leurs possibilités.

Cette solution peut laisser dubitatif. Sur une « échelle de la religiosité », il nous apparaît que la crèche y occupe une place importante, bien plus que les autres symboles que peuvent être le renne ou le sapin. En effet, « affirmer que la représentation de la naissance miraculeuse du Christ n’est pas un symbole religieux n’est guère convaincant »[16].

***********

Le Conseil d’Etat a, au cours de cette année 2016, livré une jurisprudence étonnante. Plus que de se prononcer sur la compatibilité avec le « droit positif laïc »[17], il se prononce sur la religiosité de telle ou telle manifestations. D’abord avec le burkini, le CE apprécie l’atteinte à l’ordre public ; ensuite avec les crèches, le CE retire le caractère cultuel au profit d’une représentation culturelle.

Si le CE présente, au moins, l’intérêt de la cohérence dans ses décisions en matière de laïcité, sa position peut apparaître comme contestable. En n’intervenant pas dans le débat, il ne peut donner une définition claire, précise et moderne de ce que l’on doit entendre en droit par laïcité. Comme nous l’avons explicité plus haut deux interprétations du principe s’opposent et le juge doit être cet arbitre de touche. Les difficultés que nous vivons aujourd’hui, celles du terrorisme et de la gangrène des conservatismes nous imposent de donner une réponse juridique à ce débat qui pollue la vie publique.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 05 ; Art. 138.

[1] S. Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.

[2] Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.

[3] CAA de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des Droits de l’Homme c/ la commune de Béziers

[4] Note sous Conseil d’État, 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres et Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France n° 402742 et n° 402777, Lebon ; AJDA 2016. 1599 ; ibid. 2122, note P. Gervier ; D. 2016. 1704, et les obs. ; AJCT 2016. 508, obs. G. Le Chatelier, obs. G. Le Chatelier ; ibid. 529, tribune M.-A. Granger ; ibid. 552, étude C. Alonso.

[5] CE, ass., 9 nov. 2016, n° 395122, Fédération départementale des libres penseurs de Seine et Marne, Lebon ; AJDA 2016. 2135 ; D. 2016. 2341, obs. M.-C. de Montecler ; ibid. 2456, entretien D. Maus ; n° 395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, Lebon ; AJDA 2016. 2135 ; ibid. 2375, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D. 2016. 2456, entretien D. Maus.

[6] Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 111.

[7] Il s’agit d’un vêtement qui, selon les traditions, couvre tout ou partie du corps d’une femme. Selon les pays, le port de celui-ci peut être imposé par l’Etat (c’est le cas en Arabie Saoudite). Ce vêtement est confondu avec la pratique de la religion musulmane même si les spécialistes des religions sont en désaccord sur l’appartenance de cette pratique aux rites liés à l’Islam.

[8] Voir, pour plus de précision, l’excellent article de Pierre Bon, professeur émérite à l’UPPA : « Le « burkini » au Conseil d’Etat », RFDA 2016, p.1227

[9] Un camion avait écrasé de nombreuses personnes à Nice lors du traditionnelle feu d’artifice du 14 juillet. L’attentat a été revendiqué par le groupe « Etat Islamique ».

[10] M. Touzeil-Divina, « Trois sermons (contentieux) pour le jour de Noël. La crèche de la nativité́ symbole désacralisé : du cultuel au culturel ? » : JCP A 2015, 2174, note sous TA Nantes, 14 nov. 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée ; TA Montpellier, 19 déc. 2014 et TA Melun, 22 déc. 2014, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

[11] M. Touzeil-Divina, La crèche de la nativité, emblème religieux confirmé au sens de la loi de 1905 mais avec des conséquences différentes selon les juges ! : JCP A 2015, act. 878, note sous CAA Nantes, 13 oct. 2015, Département de la Vendée et CAA Paris, 8 oct. 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

[12] M.-C. de Montecler, « Crèches : le Conseil d’Etat ménage l’âne et le bœuf », AJDA 2016, p. 2135

[13] M. Touzeil-Dvina, « Ceci n’est pas une crèche ! », JCP A 2016, act. 583.

[14] L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « La crèche entre dans les Tables », AJDA 2016, p. 2375.

[15] Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 118.

[16] T. Hochmann, « Le Christ, le père Noël et la laïcité, en France et aux Etats-Unis », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, oct. 2016, n° 53, p. 53.

[17] J. Morange, « Les crèches de Noël – Entre cultuel et culturel », RFDA 2017, p. 217.

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Questionnaire de Mme Sourzat (50/50)

Lucie Sourzat
Doctorante attachée temporaire d’enseignements et de recherche
Institut du Droit de l’Espace, des Territoires, de la Culture et de la Communication

Art. 188

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Afin de proposer une définition du droit administratif, nous partirons d’une citation de Marcel Waline selon lequel le droit administratif doit « éviter d’une part l’immobilisme et l’impuissance, d’autre part la tyrannie » des autorités publiques (Marcel Waline, Droit administratif, Sirey, 1963, p.4, n°5) .

En effet lorsque l’on aborde le droit administratif, cela nous conduit inévitablement à rechercher un équilibre – parfois subtil – entre pouvoir et contrôle de l’Administration.

Le droit administratif se trouve ainsi défini comme un ensemble de règles de droit venant à la fois donner et encadrer les pouvoirs de l’Administration afin que cette dernière puisse s’établir, fonctionner et agir raisonnablement dans l’intérêt de tous.

Ici l’utilisation de l’adverbe « raisonnablement » n’est bien évidemment pas innocente. Terme « utilisé aux Etats-Unis par les juridictions dans le cadre du contrôle des droits et de l’action administrative » (S. Théron, «Au-delà du droit administratif, en droit administratif : quelles références ? Quelle signification ? » in Le raisonnable en droit administratif, ouvrage collectif sous la direction de Madame Sophie Théron, 2016, éd. L’Épitoge – Lextenso, pp. 13-22, voir spéc. p.16 & 19), le raisonnable se trouve véritablement au cœur de la définition du droit administratif. En effet aux pouvoirs – souvent exorbitants – conférés à l’Administration par le droit administratif doit être obligatoirement rattaché un système de contre-pouvoirs garanti notamment par la prévision de mécanismes juridictionnels visant à surveiller et à sanctionner l’action de cette dernière lorsqu’elle outrepasse les attributions qui lui sont normalement confiées. Cela s’inscrit bien dans l’idée plus large selon laquelle « chaque fois qu’un droit ou un pouvoir quelconque, même discrétionnaire, est accordé à une autorité, ou à une personne de droit privé, ce droit ou ce pouvoir sera censuré s’il s’exerce d’une façon déraisonnable » (Chaïm Perelman, Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique, 1984, LGDJ, vol. XXIX, voir spéc. p.12).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Dans le contexte de crises économique et financière actuel, il semblerait que le droit administratif soit effectivement l’objet d’un certain nombre de mutations.

Le principal changement semble alors résider dans la porosité de plus en plus marquée des frontières qui existaient autrefois entre le droit administratif et le droit privé. Ainsi l’approche dogmatique d’un droit administratif autonome et singulier par rapport au droit commun ne semble plus qu’appartenir au passé. Un tel phénomène de révision du droit administratif s’explique notamment par la raréfaction des financements publics. Le droit administratif de demain s’inscrit alors – du moins partiellement – dans un mouvement de financiarisation nécessaire à la vie des affaires aussi bien publiques que privées. Plus prosaïquement le « droit administratif de demain » voit certaines de ses « règles d’or » relativisées. Cela transparait par exemple en droit administratif des biens avec la relativisation du principe d’inaliénabilité du domaine public. Une autre illustration peut être donnée en droit des contrats administratifs à travers la prolifération de montages contractuels complexes souvent inspirés du droit privé à la qualification juridique incertaine et visant à s’extraire d’ « un carcan trop contraignant, qu’il s’agisse des règles de la domanialité publique, de l’obligation d’exercer la maitrise d’ouvrage publique, ou encore, et bien évidemment, des multiples règles régissant la passation des contrats publics » (Nil Symchowicz, Partenariats public-privé et montages contractuels complexes, éd. Le Moniteur, 2009, voir spéc. p.19). Précisons toutefois que la réforme de la commande publique en vigueur depuis le 1er avril 2016 révise la possibilité de conclure de tels montages (Voir not. Nil Symchowicz, « La réception des « montages contractuels complexes » par le nouveau droit de la commande publique », BJCP, mars 2016, n°105, pp. 101-116).

Par ailleurs au-delà des règles, ce sont aussi les pouvoirs exorbitants de l’Administration eux-mêmes qui se trouvent de plus en plus limités au sein du droit administratif de demain. Cela se traduit notamment par une tendance au rééquilibrage des rapports entre l’Administration et les administrés. L’illustration certainement la plus patente d’un tel phénomène réside dans la relativisation du pouvoir de modification unilatérale pour motif d’intérêt général détenu par l’Administration contractante (Voir not. Gabriel Eckert, « Les pouvoirs de l’Administration dans l’exécution du contrat et la théorie générale des contrats administratifs, Ctts MP, octobre 2010, n°10, pp. 7-15) et plus généralement dans les limites apportées au principe de mutabilité (Voir not. Hélène Hoepffner, « L’exécution des marchés publics et des concessions saisie par la concurrence : requiem pour la mutabilité des contrats administratifs de la commande publique », Ctts MP, juin 2014, n°6, pp. 67-70). Au-delà d’un simple rééquilibrage des rapports entre l’Administration et les administrés, il semblerait que sous l’impact de « la puissance économique » des opérateurs avec lesquelles l’Administration entretient des relations d’affaires, émergent « aussi des contrats administratifs nettement déséquilibrés en faveur de la partie privée » (Fabrice Melleray, « Déséquilibres contractuels », AJDA, 2014, p.1793) remettant en question sa position et, par voie de conséquence, les contours du droit administratif. À l’origine contrôlée par le droit administratif lui-même afin d’éviter une action abusive de sa part, la question se pose de plus en plus de savoir si l’Administration serait en passe de se trouvée contrôlée par les agissements d’administrés détenant d’importantes marges de manœuvres financières.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Théoriquement la singularité du droit administratif se trouve engendrée par l’existence de règles spéciales, exorbitantes du droit commun jouant en général au profit de l’Administration. Toutefois si nous reprenons les développements précédents, l’on constate une altération progressive de la singularité du droit administratif et un net rapprochement avec le droit commun. Nous justifions notamment cet argument à travers le prisme du contrat administratif dont il semblerait, in fine, que « l’exorbitance (…) a été largement mythifiée » (Marguerite Canedo, « L’exorbitance du droit des contrats administratifs », in L’exorbitance du droit administratif en question(s), Études réunies par le Professeur Fabrice Melleray, LGDJ, 2004, pp. 125-177, voir spéc. p.127. Voir aussi Léon Duguit, Traité élémentaire de droit constitutionnel, 2è édition, t. III, voir spéc. p.41) . Il est vrai qu’en dehors du strict périmètre du contrat, le droit administratif, de par son objectif premier résidant dans la satisfaction de l’intérêt général, semble toutefois conserver une certaine originalité par rapport aux branches voisines du droit. Pourtant nous sommes tentés de conclure le présent propos par une phrase empruntée au professeur Charles Debbasch selon lequel « chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’on ne peut parler de droit administratif comme d’un droit dérogatoire au droit commun que par une commodité de langage » (Charles Debbasch, « Le droit administratif, droit dérogatoire au droit commun ? », in Mélanges René Chapus, LGDJ, 2014, pp.127-133, voir spéc. p.133).

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Nous risquons de ne pas être très originaux dans la réponse à cette question. Il semblerait en effet que le principal moteur du droit administratif se trouve notamment incarné par l’intérêt général. Pourtant dans la droite ligne de nos développements précédents, il semblerait bien que dans un mouvement de libéralisation « l’intérêt général censé légitimer l’action publique se mue progressivement en intérêt économique général » (David Bailleul, « Le droit administratif en question : de l’intérêt général à l’intérêt économique général ? », JCP A, mars 2005, n°13, pp. 587-592).

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Au risque de faire preuve d’un manque d’optimisme, la tâche n’est pas si simple. Il est vrai que le droit administratif, sûrement par sa complexité, souffre malheureusement d’une mauvaise réputation. Le droit pénal ou encore de le droit de la famille parce qu’ils sont davantage popularisés – médias, cinéma, séries télévisées – apparaissent alors comme plus accessibles. Ces derniers sont pourtant tout aussi complexes, voire peut-être même plus. Nous pensons qu’il s’agit tout d’abord de tenter de démystifier le droit administratif dans l’esprit du « profane » en lui faisant prendre conscience que nous pratiquons quotidiennement du droit administratif sans forcément nous en apercevoir. Ensuite il est question de faciliter l’accès à l’étude du droit administratif. Délicat à vulgariser, car souvent assez technique et subtil, tout semble être question de pédagogie. Il s’agit par exemple de simplifier le droit administratif en l’abordant par des exemples concrets et parlants.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « globalisé ». Il semblerait que pour certains « la globalisation et l’internationalisation du droit renvoient à des processus qui interdisent toute réponse définitive » (Marie-Claire Ponthoreau, « Trois interprétations de la globalisation juridique. Approche critique des mutations du droit public », AJDA, janvier 2006, n°1, pp. 20-25) . Pour d’autres « la globalisation juridique se situe sans doute moins dans la formation des normes, leur contenu, leurs effets, que dans les processus de leur transmission, de leur circulation, de leur intrusion dans les systèmes juridiques » (Jean-Bernard AUBY, La globalisation, le droit et l’Etat, Montchrestien, coll. Clefs, 2003, voir spéc. p.78). Nous retiendrons une approche extensive de la globalisation associant ces deux dernières définitions. Selon nous la globalisation correspondrait à la fois à une actualisation et à une projection constante des futures règles du droit administratif, ces dernières se trouvant nettement influencées par le droit privé, le droit européen et les droits étrangers (Voir not. Fabrice Melleray, « L’imitation des modèles étrangers en droit administratif français », AJDA, juin 2004, n°23, pp.1224-1229) .

Nous l’avons vu en droit interne, le droit administratif – et le droit public en général – tend à voir ses frontières avec le droit privé devenir de plus en plus fines. Maintenant, la globalisation du droit administratif peut aussi s’entendre comme sa dilution progressive au sein des règles issues du droit dérivé de l’Union européenne. Cela s’illustre notamment à travers la logique européenne de marché impactant fortement les règles encadrant le droit des contrats administratifs et notamment le droit de la commande publique.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui et non. Même si un réel mouvement de codification est en marche en droit administratif – nous pensons notamment aux Code de justice administrative, Code des relations entre le public et l’administration, futur Code de la commande publique (prévu pour décembre 2018), etc. – la jurisprudence continue tout de même à faire évoluer le droit administratif et notamment à éclairer les textes confus et ambigus pouvant être source d’insécurité juridique. C’est le cas par exemple de la décision « SA Axa France IARD » rendue par le Tribunal des conflits le 13 octobre 2014 redéfinissant la si controversée notion de « clause exorbitante du droit commun ».

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Il est selon nous difficile de faire un choix parmi un grand nombre de célèbres noms du droit administratif. Nous citerons alors :

  • Maurice HAURIOU (1856-1929),
  • Léon DUGUIT (1859-1928)
  • & Gaston JÈZE (1869-1953).

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • «Blanco » rendue par le Tribunal des conflits le 8 février 1873 ;
  • « Terrier» rendue par le Conseil d’Etat le 6 février 1903 ;
  • & « Société commerciale de l’Ouest africain » ou « Bac d’Eloka » rendue par la Tribunal des conflits le 22 janvier 1921.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Là encore il nous faut faire un choix.

  • La loi 16-24 août 1790 & le décret du 16 fructidor an III ;
  • La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
  • & bien sûr la Constitution du 4 octobre 1958.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Le droit administratif pourrait ressembler à une sorte pieuvre parce qu’il est un droit tentaculaire se cachant souvent dans les abysses du droit.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le droit administratif pourrait être La nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (1761) parce qu’il est un droit passionnel, tumultueux, et sensible aux mouvements du temps et aux changements.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le droit administratif pourrait être le Bal du moulin de la galette (1876) d’Auguste Renoir parce qu’il est un droit vivant, animé, assez flou mais parsemé de tâches de lumières ci et là.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 188.

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