Archives de catégorie Chronique du JDA

ParJDA

« Circulez, il n’y a pas de religion à y voir » : rétrospective 2016 sur la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière de laïcité

par Quentin Alliez,
doctorant contractuel en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, IMH
et Abdesslam Djazouli-Bensmain,
doctorant contractuel en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, IDETCOM

Art. 138.

Les élections présidentielles françaises, sonnant dans les prochains jours comme la fin d’une épopée ayant fini par en désintéresser ses spectateurs, est marquée par la question de la laïcité. Cette notion, relativement ancienne, issue de la loi de 1905, apparait comme fondamentale dans la conception que nous nous faisons de la République Française. Ces dix dernières années, le débat autour de sa définition, de ses contours et de sa portée s’est fait de plus en plus entendre. C’est certainement l’émergence, dans notre pays de cultures nouvelles, africaines et moyen-orientales, ainsi que la remontée des conservatismes, notamment depuis le « Choc des Civilisations »[1] qui aura fait de la laïcité un élément fondamental du débat citoyen

Si nous ne devions retenir qu’une seule définition, il faudrait – logiquement – utiliser celle de la loi qui a imposé celle-ci dans notre société. La loi du 9 décembre 1905[2] évoque la laïcité en imposant à la République d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public. L’article 2 poursuit « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Enfin, au terme de l’article 28 « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Il y a donc, pour les personnes publiques, une obligation leur imposant d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes. Mais aussi, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics

S’opposent dès lors deux visions de la laïcité. Certains voient dans le terme un rejet : la République ne saurait connaitre de religions et ne s’y intéresse pas, de fait toutes intrusions du cultuel dans le domaine public ne sauraient être acceptées. D’autres, appliquent à la laïcité une forme d’égalité : cette même République doit reconnaitre toutes les religions et faire en sorte que chacun puisse croire en ce qu’il souhaite, ou ne pas croire si cela est son souhait.

Ces deux visions s’opposent constamment et brouillent notre perception de cette question. Le politique use de l’actualité pour en extraire des situations où le principe de laïcité pourrait justifier l’interdiction de certaines pratiques. Cette habitude politique contraint donc le juge administratif à se faire arbitre de ce qui « est acceptable » dans une république laïque et ce qui ne l’est pas.

L’année 2016, sujet de cette rétrospective, aura été l’occasion d’avoir un aperçu de la position du Conseil d’Etat en matière de « Laïcité » puisque deux « affaires » ont donné lieux à des décisions non plus politiques mais juridiques. Il s’agit du « burkini » sur les plages et des « crèches » dans les mairies. Cette dernière affaire trouve une acuité particulière avec la récente décision de la CAA de Marseille[3], interdisant l’installation d’une crèche dans la mairie de Béziers.

La rétrospective n’aura pas pour but d’établir une manière nouvelle de penser la laïcité ou même encore de prendre le parti de l’un ou l’autre des courants de pensée. Il s’agira e mettre en lumière ce qui nous semble être la position du CE en matière de laïcité, nous permettant de savoir de quelle manière le juge administratif appréhende les contentieux en matière de laïcité.

Au travers de l’étude des décisions citées, il apparaît que le Conseil d’Etat, interrogé sur la compatibilité avec la laïcité de potentielles manifestations cultuelles, statue en réalité sur la présence d’un caractère religieux. Plus que de savoir si les « revendications » de certains sont compatibles avec la laïcité, la haute juridiction recherche l’existence d’un caractère religieux.

Sans entrer dans un commentaire des décisions rendues en matière de burkini[4] ou de crèches[5] leurs analyses nous permettront d’illustrer la position du CE. Rappelons qu’un dossier du Journal de Droit Administratif s’intéresse de façon plus exhaustive à la laïcité, il convient de lier le présent article à celui-ci[6].

L’affaire dite du « Burkini » témoigne, dans l’année 2016, de la méthode d’analyse des questions liées à la laïcité par le Conseil d’Etat. Le « burkini », contraction grossière de bikini et de burqa[7], a pris une importance particulière à l’été 2016 où les pouvoirs publics ont remarqué la présence de certaines femmes sur les plages françaises portants des bouts de tissus recouvrant leurs corps à l’exception du visage, des mains et des pieds. Il est important de noter que contrairement à ladite burqa le burkini ne couvre pas le visage et permet tout à fait l’identification des personnes.

Le maire d’une petite commune littorale, Villeneuve-Loubet, décide – par un arrêté municipal, d’interdire le port de tenues vestimentaires regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages. Cet arrêté « anti-burkini » assimile donc cette tenue vestimentaire à une religion, plus précisément à l’Islam. Par cet arrêté, l’élu impose à celles qui ne souhaitent pas faire publicité de leur corps sur les plages soit à se déshabiller, soit à ne pas profiter du littorale de la ville. De manière évidente, des associations ainsi que des particuliers ont demandé la suspension de cette interdiction en formant un référé-liberté devant le tribunal administratif de Nice.

Il revient finalement au juge des libertés du Conseil d’Etat de clarifier la situation au travers d’une ordonnance du 26 août 2016 Ligue des droits de l’homme et autres – association de défense des droits de l’homme collectif conte l’islamophobie en France[8].

Dans cette ordonnance, le juge administratif vient retirer au cœur du litige son aspect cultuel. En effet, nous pourrions penser – peut être à juste titre – que la question d’accepter ou d’interdire le port d’un vêtement considéré comme manifestation d’une religion est une question cultuelle. Elle n’est pourtant que politique. En effet, les arrêtés municipaux, comme le souligne le Conseil d’Etat, ont été une réaction à l’attentant perpétré à Nice[9] un peu plus tôt dans l’été. Le juge administratif rappelle, s’il le fallait, que « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée ». Les instigateurs de cet acte barbare se revendiquant de la religion musulmane, il apparaît que ces réactions politiques ont été suscités en effet par l’émotion plus que par la raison.

La question est alors la suivante : est ce que le principe de laïcité accepterait le port d’un vêtement dit « musulman » sur la place publique ? Le Conseil d’Etat ne va pas du tout répondre à cette question. Alors qu’on lui propose la laïcité, le juge administratif répond par l’ordre public. Il fait alors de la question un débat non plus cultuel mais de police.

En l’occurrence, il rappelle que l’article L2212-2 du CGCT impose au maire de s’assurer du « bon ordre, de la sûreté, de la sécurité et de la salubrité publiques ». Sur le point des plages, en particulier l’article L2213-23 du même code permet au maire d’assurer une forme de police des baignades. Il est donc chargé de s’assurer du bon déroulement de l’ordre public sur les plages comme à la ville. Le Conseil d’Etat remarque, suite aux auditions, qu’aucun élément ne permet d’identifier un trouble à l’ordre public conséquence du port d’un tel vêtement. Dès lors, cette pratique ne saurait faire l’objet d’une interdiction dans le cadre de la compétence donnée au maire.

L’analyse du Conseil d’Etat est alors la suivante : est ce que la pratique contestée cause un trouble à l’ordre public ? Si oui, elle peut faire l’objet d’une interdiction, si non, rien ne l’interdit. Ainsi, la Haute-Juridiction de l’ordre administratif ne questionne en aucun cas le rapport au fait religieux. Se plaçant sur le terrain de l’ordre public, le CE ne s’intéresse pas au caractère religieux du vêtement et ne se prononce pas sur sa compatibilité avec la laïcité.

Plusieurs mois plus tard le Conseil d’Etat a réaffirmé ce qui nous semble être sa jurisprudence en matière de laïcité. La question posée au juge administratif était simple et pourrait se résumer ainsi : l’installation de crèche de la nativité dans le cadre des fêtes de Noël est-elle compatible avec la laïcité ?

La réponse à apporter aux problématiques soulevées par ces installations dans les lieux publics est cependant plus délicate. Le Conseil d’Etat devait, pour la première fois, se prononcer sur cette question. Les tribunaux[10] et cours administratives d’appel[11] y voyaient tantôt un symbole religieux, tantôt une représentation traditionnelle culturelle qui aurait perdu son caractère religieux. La solution de la haute juridiction administrative était ainsi attendue comme les Rois Mages, mais ne trouvant pas de majorité lors du vote initial du 21 octobre 2016, les magistrats ont de nouveau dû se prononcer quelques jours plus tard.

Ménageant « l’âne et le bœuf », le Conseil d’Etat considère que les crèches sont susceptibles de revêtir une pluralité de significations[12]. Bien qu’il s’agisse « d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne » et qui « présente un caractère religieux », il s’agit aussi d’un élément « faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année ». Serait alors compatible les installations si elles présentent « un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse ». Dans ce cas l’implantation de crèche doit être dépourvue de prosélytisme, mais au contraire répondre à des usages locaux. Le Conseil d’Etat recourt ici à la notion « d’objet mixte ». En effet, après avoir reconnu que la crèche a une signification cultuelle, le Conseil d’Etat y voit aussi une décoration culturelle. En sortant le caractère religieux au profit de la reconnaissance d’un aspect traditionnel de la crèche, renforcée par la prise en compte des usages locaux, la haute juridiction réaffirme ce qui nous semble être sa ligne de conduite en matière de laïcité. Plus que de répondre à la question de la compatibilité avec la laïcité, le CE se prononce sur le caractère religieux de la crèche, qui, si elle fait « partie des décorations et illustrations » accompagnant les fêtes de fin d’année, ne comporte pas de « signification religieuse particulière ». Le juge se fonde sur le caractère temporaire des installations et leur contextualisation[13].

Pour cela le CE distingue si la crèche est installée dans l’enceinte d’un bâtiment, siege d’une collectivité publique ou d’un service public, ou en dehors et notamment sur la voie publique.

Dans l’enceinte d’un bâtiment public le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne répond a priori pas aux exigences de neutralité des personnes publiques. Il en va différemment s’il existe des circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif. A l’inverse en dehors des bâtiments publics et notamment sur les voies publiques, il existe comme une présomption de caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année. Présomption qui peut être renversée, si la crèche constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. Alors que la loi traite, en effet, uniformément les espaces publics, la jurisprudence s’applique différemment au porche de l’hôtel de ville et à son parvis « dans une approche centimétrée de la légalité »[14]. La frontière créée semble dès lors assez artificielle.

Cette jurisprudence, rendue à l’approche des fêtes de Noël, avait, comme le note le Pr. Ciaudo dans ce Journal, pour objectif d’apaiser le débat autour des crèches[15].

Si les critères qui doivent être appréciés pour déterminer si l’installation d’une crèche a un caractère culturel et festif ou exprime la reconnaissance d’un culte relèvent de la méthode du faisceau d’indice, ils risquent d’entrainer des solutions casuistiques. Cependant, la précision de ses considérants 6 et 7 sur l’implantation dans les bâtiments publics et en dehors donne à cette jurisprudence des airs de circulaire ou à tout le moins d’indications pour les élus locaux sur leurs possibilités.

Cette solution peut laisser dubitatif. Sur une « échelle de la religiosité », il nous apparaît que la crèche y occupe une place importante, bien plus que les autres symboles que peuvent être le renne ou le sapin. En effet, « affirmer que la représentation de la naissance miraculeuse du Christ n’est pas un symbole religieux n’est guère convaincant »[16].

***********

Le Conseil d’Etat a, au cours de cette année 2016, livré une jurisprudence étonnante. Plus que de se prononcer sur la compatibilité avec le « droit positif laïc »[17], il se prononce sur la religiosité de telle ou telle manifestations. D’abord avec le burkini, le CE apprécie l’atteinte à l’ordre public ; ensuite avec les crèches, le CE retire le caractère cultuel au profit d’une représentation culturelle.

Si le CE présente, au moins, l’intérêt de la cohérence dans ses décisions en matière de laïcité, sa position peut apparaître comme contestable. En n’intervenant pas dans le débat, il ne peut donner une définition claire, précise et moderne de ce que l’on doit entendre en droit par laïcité. Comme nous l’avons explicité plus haut deux interprétations du principe s’opposent et le juge doit être cet arbitre de touche. Les difficultés que nous vivons aujourd’hui, celles du terrorisme et de la gangrène des conservatismes nous imposent de donner une réponse juridique à ce débat qui pollue la vie publique.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 05 ; Art. 138.

[1] S. Huntington, Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.

[2] Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.

[3] CAA de Marseille, 20 mars 2017, Ligue des Droits de l’Homme c/ la commune de Béziers

[4] Note sous Conseil d’État, 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres et Association de défense des droits de l’homme Collectif contre l’islamophobie en France n° 402742 et n° 402777, Lebon ; AJDA 2016. 1599 ; ibid. 2122, note P. Gervier ; D. 2016. 1704, et les obs. ; AJCT 2016. 508, obs. G. Le Chatelier, obs. G. Le Chatelier ; ibid. 529, tribune M.-A. Granger ; ibid. 552, étude C. Alonso.

[5] CE, ass., 9 nov. 2016, n° 395122, Fédération départementale des libres penseurs de Seine et Marne, Lebon ; AJDA 2016. 2135 ; D. 2016. 2341, obs. M.-C. de Montecler ; ibid. 2456, entretien D. Maus ; n° 395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, Lebon ; AJDA 2016. 2135 ; ibid. 2375, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D. 2016. 2456, entretien D. Maus.

[6] Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 111.

[7] Il s’agit d’un vêtement qui, selon les traditions, couvre tout ou partie du corps d’une femme. Selon les pays, le port de celui-ci peut être imposé par l’Etat (c’est le cas en Arabie Saoudite). Ce vêtement est confondu avec la pratique de la religion musulmane même si les spécialistes des religions sont en désaccord sur l’appartenance de cette pratique aux rites liés à l’Islam.

[8] Voir, pour plus de précision, l’excellent article de Pierre Bon, professeur émérite à l’UPPA : « Le « burkini » au Conseil d’Etat », RFDA 2016, p.1227

[9] Un camion avait écrasé de nombreuses personnes à Nice lors du traditionnelle feu d’artifice du 14 juillet. L’attentat a été revendiqué par le groupe « Etat Islamique ».

[10] M. Touzeil-Divina, « Trois sermons (contentieux) pour le jour de Noël. La crèche de la nativité́ symbole désacralisé : du cultuel au culturel ? » : JCP A 2015, 2174, note sous TA Nantes, 14 nov. 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée ; TA Montpellier, 19 déc. 2014 et TA Melun, 22 déc. 2014, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

[11] M. Touzeil-Divina, La crèche de la nativité, emblème religieux confirmé au sens de la loi de 1905 mais avec des conséquences différentes selon les juges ! : JCP A 2015, act. 878, note sous CAA Nantes, 13 oct. 2015, Département de la Vendée et CAA Paris, 8 oct. 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne.

[12] M.-C. de Montecler, « Crèches : le Conseil d’Etat ménage l’âne et le bœuf », AJDA 2016, p. 2135

[13] M. Touzeil-Dvina, « Ceci n’est pas une crèche ! », JCP A 2016, act. 583.

[14] L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « La crèche entre dans les Tables », AJDA 2016, p. 2375.

[15] Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 118.

[16] T. Hochmann, « Le Christ, le père Noël et la laïcité, en France et aux Etats-Unis », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, oct. 2016, n° 53, p. 53.

[17] J. Morange, « Les crèches de Noël – Entre cultuel et culturel », RFDA 2017, p. 217.

   Send article as PDF   
ParJDA

Être ou ne pas être une grande région : les outils sont-ils à la hauteur des ambitions? Éclairages de droit comparé

par Mme Claire Joachim
Docteur en droit, PhD
Université Toulouse 1 Capitole

Art. 135.

« (D)oter les régions françaises d’une taille critique qui leur permette d’exercer à la bonne échelle les compétences stratégiques qui leur sont attribuées, de rivaliser avec les collectivités comparables en Europe et de réaliser des gains d’efficience » (Sénat, rapport n°658, p.23). Tel est l’objectif de la Loi n°2015-29 du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral. Elle fait partie du triptyque de l’Acte III de la décentralisation, inauguré avec la Loi n°2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, et clôturé par la Loi n°2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite « loi NOTRe ». Cet ensemble implique une réforme territoriale établissant notamment la création des métropoles, le passage à treize régions métropolitaines et la clarification de la compétence des collectivités territoriales. Avec ce triptyque, il s’agit notamment de rivaliser avec les grandes régions européennes, pour répondre aux ambitions des Euro régions et favoriser une plus grande efficience des régions françaises. L’objectif est clair : les régions françaises doit avoir leur place sur l’échiquier européen.

Outre un problème méthodologique, impliquant de transformer le paysage régional français avant d’établir le socle de compétences qui portera cette réforme (Hourquebie, p.4), un problème plus profond apparaît. Pouvoir rivaliser avec d’autres régions d’Europe suppose un contexte juridique et politique comparable. Or, au delà du contexte politique, le socle constitutionnel est différencié : il en va de la forme même des États. Une décentralisation administrative au sein d’un État unitaire ne correspond aucunement aux autonomies politiques que l’on trouve dans les États régionaux comme l’Italie et l’Espagne et à tout le moins dans un État fédéral comme l’Allemagne. La loi du 16 janvier 2015, comme l’ensemble de l’Acte III de la décentralisation, semble donc reposer sur un « malentendu » (Hourquebie, p.4) portant sur le « degré différentiel d’autonomie – et donc sur l’étendue des pouvoirs – des entités infraétatiques allemandes, espagnoles ou italiennes » (ibid). La distinction entre un processus administratif et un processus politique ne semble pas prise en compte. C’est donc un problème de fond qui se pose.

L’objectif de la présente contribution est de proposer un cadre de réflexion, en apposant à la lecture de la réforme territoriale une perspective comparative. Prenons deux régions en France et en Espagne : l’Occitanie et la Catalogne. Grâce à cette réforme, la région Occitanie ambitionne de se positionner non seulement comme un acteur européen majeur mais aussi au niveau international, à l’instar de la Californie (Hopquin, Le Monde, 12 déc. 2016). Forte d’une démographie de 5 millions d’habitants, elle présente des atouts économiques majeurs mais qu’en est-il des outils juridiques dont elle dispose ? La Catalogne, à 7 millions d’habitants, bénéficie d’un statut autonome depuis 1932, profondément modifié en 1979 puis par la Loi organique 6/2006 du 19 juillet 2006 dans le sens d’une accentuation de son autonomie. La comparaison de cette nouvelle région et d’une communauté autonome espagnole pose deux questions majeures. En premier lieu, la comparabilité de ces deux entités interroge. Composantes de formes d’État classiquement différenciées, État unitaire décentralisé pour l’une, État régional pour l’autre, ne connaîtraient-elles pas des similitudes, lesquelles les rendraient comparables ? En second lieu, la rivalité invoquée dans les objectifs de l’Acte III de la décentralisation peut-elle trouver une assise juridique ? Les nouveaux outils juridiques à disposition de l’Occitanie lui permettront-ils d’égaler voire de surpasser une entité comme la Catalogne ? L’Acte III de la décentralisation nous livre une réponse mesurée, car la comparabilité (I.) comme la rivalité (II.) de ces deux entités apparaissent bien relatives.

I. L’Occitanie et la Catalogne : deux entités comparables ?

Les deux régions font partie de systèmes juridiques appartenant à la famille de droits romano-germaniques (Legeais p.234). D’un point de vue formel, leur comparabilité apparente est établie dans leurs Constitutions respectives. La Constitution espagnole du 27 décembre 1978, tout comme la Constitution française consacrent le principe de l’unité. L’article 1er de la Constitution française établit l’indivisibilité de la République, précisant que son organisation est décentralisée. L’article 2 de la Constitution espagnole dispose que son fondement est « l’unité indissoluble de la Nation espagnole », et reconnaît et garantit « le droit à l’autonomie des nationalités et des régions qui la composent ». Au delà du principe d’unité qui caractérise ces États unitaires, les modalités d’organisation diffèrent, ce qui n’est pas détachable de leurs fondements respectifs.

Alors que le jacobinisme français et la méfiance à l’égard des pouvoirs locaux sont des facteurs importants de la centralisation de l’État français, l’Espagne repose sur un postulat de départ différent. La volonté d’adapter la structure unitaire de l’État aux réalités sociales et culturelles ressort dans l’ensemble de son histoire. Les royaumes chrétiens n’ont cessé d’asseoir leur pouvoir malgré les tentatives d’unification. Lors de la reconquête, où l’unité religieuse est établie sur la majeure partie du territoire, chaque royaume dispose de son propre corpus juridique, alliant le droit romain et le droit canonique aux droits locaux. La Catalogne applique une compilation des coutumes de Lerida, de Tortosa, de Perpignan et de Barcelone rédigée au XIIIème siècle (Legeais p.125, Fromont pp.59 & s.). Au XVème siècle, le mariage de la Reine de Castille et du Roi d’Aragon marque l’avènement de la monarchie absolue. Il s’agit d’un moment décisif pour l’Espagne puisqu’il permet une unification que Charles Quint rendra définitive. Malgré cela, les rois qui se succèdent ne parviendront pas à un instaurer un même droit sur l’ensemble des territoires : les pouvoirs locaux demeurent et un droit commun à l’Espagne restera à l’état embryonnaire. La Constitution de Cadix de 1812 constitue une nouvelle tentative : elle pose des principes communs à toute l’Espagne et l’unité du système judiciaire. L’administration publique reçoit une nouvelle structure dans un esprit centralisateur sur le modèle français. Néanmoins, ces dispositifs restent subsidiaires car les droits régionaux s’appliquent en priorité (v. notamment l’article 13 alinéa 2 de la Constitution de 1812). Suite au franquisme, la Constitution de 1978 procède à une réorganisation du territoire, donnant une place importante aux communautés autonomes, à l’instar de la Catalogne. Ces entités infraétatiques bénéficient d’un statut intermédiaire entre celui de collectivité décentralisée et celui d’État fédéré. La place centrale de ces entités est ainsi permanente dans l’histoire espagnole. Ce modèle semble aujourd’hui atteindre ses limites en raison de l’amplitude des mouvements en faveur d’une autonomie plus prononcée, voire d’une indépendance, notamment en Catalogne.

L’histoire française montre un visage différent de la structuration de l’espace politique. La révolution française marque la création des départements en 1790 pour remplacer les anciennes provinces de France. Cependant, l’objectif n’était pas d’amorcer une décentralisation, mais bien au contraire de renforcer l’État central. Il s’agit alors de mieux quadriller le territoire pour mieux contrôler les velléités régionales (Carles et al.). La décentralisation va intervenir progressivement, une évolution jalonnée de réformes centrales telles que les grandes lois de la IIIème République sur les départements et les communes, et les lois de décentralisation de Gaston Defferre dès 1981. L’objectif est alors de rapprocher les citoyens des centres de décision, de favoriser le développement des initiatives locales et de responsabiliser les autorités élues et leur donner de nouvelles compétences. Il n’est nullement question d’accorder davantage d’autonomie politique aux régions ou aux départements. La France ne comporte sur son territoire qu’une seule organisation juridique et politique dotée des attributs de la souveraineté. Les collectivités territoriales sont des composantes de l’État et ne constituent qu’une modalité de l’organisation administrative (Favoreu et al., p.487). Cet état de fait forme une continuité dans l’évolution de l’organisation des pouvoirs en France.

Les postulats de départ fondant les Constitutions française et espagnole diffèrent ainsi en raison des facteurs historiques qui les ont influencé. Leur comparabilité est donc limitée en ce qui concerne les influences qui ont mené à la structuration de leur organisation politique. Cela ressort de façon prégnante d’un point de vue juridique, ce qui peut faire douter de leur potentiel de rivalité.

II. L’Occitanie et la Catalogne : deux entités potentiellement rivales ?

Établir l’existence d’une rivalité entre l’Occitanie et la Catalogne implique d’analyser les outils juridiques à disposition des autonomies et des potentialités économiques, politiques et sociales de ces deux entités. L’étude comparée de ces outils révèle que si l’objectif de la réforme française est de renforcer le socle des compétences et le poids des régions, cela ne leur permet pas de rivaliser avec leur voisin espagnol. Cela ressort tant du point de vue organique que fonctionnel.

D’un point de vue organique tout d’abord, la différence majeure tient au degré d’autonomie accordé aux entités infraétatiques. L’Espagne connaît un degré de décentralisation particulièrement élevé, établi par la Constitution. C’est au niveau constitutionnel que se trouve l’habilitation des communautés autonomes, et non au niveau législatif. Le droit à l’autonomie est établi par les articles 2 et 143 de la Constitution de 1978. Une distinction est opérée entre l’autonomie administrative des communes et des provinces et l’autonomie politique des communautés autonomes comme la Catalogne (art. 143 de la Constitution espagnole ; un principe confirmé par le tribunal constitutionnel espagnol : TC, arrêt 25/1981, 14 juill. 1981). Le modèle espagnol trouve sa spécificité dans le volontariat accordé aux communautés quant à l’amplitude de leur autonomie. C’est par un Statut, norme institutionnelle fondatrice, que la communauté organise son autonomie (art. 147 de la Constitution espagnole). Le Cortes Generales, le parlement espagnol, valide ce Statut et lui « donne cours en tant que loi » (art.146). Les communautés ne sont donc pas dépendantes du législateur pour amplifier (ou restreindre) leur degré d’autonomie.

C’est un premier critère majeur de distinction avec le système français pour lequel les modalités d’habilitation régionale sont législatives. L’article 72 alinéa 3 de la Constitution française dispose que « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus ». Le principe électif revêt une importance centrale dans l’effectivité de l’autonomie des collectivités, en y apportant une dimension politique. Un conseil régional est établi, avec une assemblée délibérante, composée d’un président, et de comités. L’article L.4221-1 du Code général des collectivités territoriales précise que « le conseil régional règle par ses délibérations les affaires de la région ». Or, si ces collectivités s’administrent librement, les communautés espagnoles se gouvernent elles-mêmes (art. 143 de la Constitution de 1978). Chaque communauté dispose en effet d’une assemblée législative et d’un conseil de gouvernement (art. 152 de la Constitution de 1978).

D’un point de vue fonctionnel, les assemblées législatives espagnoles peuvent adopter des « dispositions normatives ayant force de loi » (art. 153 de la Constitution de 1978), alors que les régions françaises disposent d’un pouvoir règlementaire (art. 72 alinéa 3 de la Constitution de 1958). La reconnaissance d’une capacité d’expérimentation législative par les articles 37-1 et 72 alinéa 4 demeure limitée, tant dans l’objet que dans la durée. La Loi NOTRe de 2015 ajoute cependant un instrument au panel des conseils régionaux : l’article 1er e) leur permet de « présenter des propositions tendant à modifier ou à adapter des dispositions législatives ou règlementaires, en vigueur ou en cours d’élaboration, concernant les compétences, l’organisation et le fonctionnement d’une, de plusieurs ou de l’ensemble des régions ». Ces propositions sont transmises au Premier ministre ou au représentant de l’État dans les régions concernées. Les régions peuvent donc faire évoluer leurs compétences ainsi que leur organisation en impulsant des réformes législatives.

Mais c’est au sujet de l’étendue des compétences régionales que l’Acte III de la décentralisation peut apparaître véritablement intéressant du point de vue comparatif. L’article 72 alinéa 2 de la Constitution octroyait une clause de compétence générale aux collectivités, selon laquelle « les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l’ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon ». Les modalités étaient précisées à l’article L4221-1 du Code général des collectivités territoriales. Cette clause a disparu avec la Loi NOTRe dans le cadre du renforcement des compétences stratégiques des régions. La loi renforce tout d’abord le rôle de la région en matière de développement économique : elle sera responsable de la politique de soutien aux petites et moyennes entreprises et aux entreprises de taille intermédiaire. Chaque région devra présenter un schéma régional de développement économique, d’innovation et d’internationalisation (SRDEII) fixant les orientations régionales pour une durée de cinq ans (art. 2 de la Loi du 7 août 2015). De plus, la région a la charge de l’aménagement durable du territoire par l’intermédiaire du schéma régional d’aménagement durable du territoire (SRADDT). C’est dans ce cadre que figurent les orientations stratégiques en matière d’aménagement du territoire, de mobilité, de lutte contre la pollution de l’air, d’énergie, de logement et de gestion des déchets (art. 10 de la Loi du 7 août 2015). Les régions se voient ainsi octroyer ce que le législateur nomme des compétences exclusives, ce qui n’est pas sans rappeler la terminologie employée dans les constitutions étrangères d’États régionaux ou fédéraux. Est-ce une ouverture vers le régionalisme en lieu et place de la régionalisation ? A priori, si les compétences des régions et leur délimitation géographique sont revisitées, le principe reste le même : ces régions ne détiennent qu’un pouvoir règlementaire. Une comparaison avec les compétences de la Catalogne permet de confirmer cette tendance.

La Constitution espagnole de 1978 établit les grands traits du partage des compétences dans l’article 149-1. Les précisions quant à l’exercice des compétences apparaissent dans le Statut de chaque Communauté autonome. Si aucune disposition ne donne de telles précisions au sujet d’une matière, l’État exerce cette compétence. Ce mécanisme autorise une certaine souplesse, mais présente un inconvénient certain du point de vue des Communautés : cela a permis à l’État d’interpréter de façon extensive ses attributions. Le Statut de la Catalogne, précisant les compétences qui lui sont attribuées, a été profondément remanié en 2006 par la Loi organique 6/2006 adoptée par référendum. Loin d’élargir quantitativement les compétences de la Communauté autonome, la Loi organique procède à une transformation qualitative du partage des compétences. Deux objectifs principaux sont poursuivis : l’adaptation de la Communauté aux avancées européennes, afin d’assurer une place prépondérante aux enjeux catalans auprès de l’Union ; et l’encadrement des intrusions de l’État espagnol dans l’exercice des compétences relevant de la Communauté. En ce sens, cette réforme reprend les grands traits de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel étatique (Alberti). La Loi organique de 2006 établit notamment une typologie des compétences clairement identifiées : les compétences exclusives de la Communauté (art. 110), les compétences partagées avec l’État (art. 111) et les compétences exécutives de la Communauté (art. 112). La Catalogne détient une gamme assez large de compétences exclusives notamment en matière agricole, de gestion des eaux, de transports, de logement et d’éducation. La spécificité de la Communauté catalane, au même titre que les autres communautés autonomes espagnoles, est qu’elle possède pour l’exercice de ses compétences un véritable pouvoir législatif. C’est ce qui lui permet d’asseoir une vraie autonomie politique, là où les régions françaises sont encore l’objet d’une simple réorganisation administrative.

L’Occitanie peut-elle rivaliser avec la Catalogne ? En raison de fondements et de régimes juridiques profondément différents, la réponse ne peut être affirmative. Il s’agit bien d’un malentendu : si l’objectif est d’égaler voire de surpasser les régions européennes, l’Acte III de la décentralisation ne semble pas donner aux régions les moyens juridiques de ses ambitions.

Bibliographie indicative

Alberti E., « Le nouveau statut d’autonomie de la Catalogne », Revue Française d’Administration Publique, 2007/1, n°121-122, pp. 145-159.

Carles J., Guignard D., Regourd S., La décentralisation – 30 ans après, Paris, L.G.D.J., IFR « Mutation des normes juridiques » – Université Toulouse I, 02/2014, 326 pages.

Delebarre M., Rapport au nom de la Commission spéciale sur le projet de loi relatif à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, Sénat, n°658, 26 juin 2014, 180 pages.

Favoreu L., Gaïa P. et al., Droit constitutionnel, Paris, Précis Dalloz, 2009.

Fromont M., Grands systèmes de droits étrangers, Paris, Dalloz, 2005, 197 pages.

Hopquin B., « Les régions, des États dans l’État ? », Le Monde, n°22368, 13 déc. 2016.

Hourquebie F., « La nouvelle carte des régions : question de bon sens ou de baronnie ? », A.J.D.A. 2015, p.626.

Legeais R., Grands systèmes de droit contemporains – Approche comparative, Paris, LexisNexis Litec, 2004, 457 pages.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 05 ; Art. 135.

   Send article as PDF   
ParJDA

La médiation obligatoire en matière administrative

par Mme Georgina BENARD-VINCENT

Doctorante, Équipe de recherche en droit public, Centre de recherches
Droits et perspectives du droit, Université de Lille 2

On peut conduire un cheval à l’abreuvoir,
mais non le forcer à boire.

Proverbe anglais

129. C’est un lieu commun d’affirmer que les conflits, tout comme notre façon de réagir, font partie de notre vie. Petite sœur de la diplomatie, la médiation correspond à un besoin élémentaire de communication, et donc de relation à autrui. Sur le plan juridique, elle s’est introduite d’abord dans la sphère privée, à travers les relations familiales, commerciales ou liées au monde du travail. Aujourd’hui, les administrations et la justice administrative s’en emparent. La nouvelle loi, baptisée « J21 », du 18 novembre 20161 en est la consécration, avec un titre II qui lui est dédié. Pourquoi un tel engouement ? La médiation apparaît comme rapide, simple et peu coûteuse. Elle est perçue comme la panacée2. Jean Marc SAUVE, Vice-Président du Conseil d’État, en est le premier promoteur3.

Le procès est vu désormais comme un échec. Le modèle contemporain n’est pas dans le procès, mais dans son évitement. L’Union européenne a œuvré au développement des modes alternatifs et en particulier à celui de la médiation. La directive européenne du 21 mai 20084 réaffirme qu’elle est une voie essentielle de résolution des conflits. Elle indique que la médiation « devrait être un processus volontaire ». L’utilisation du conditionnel est révélateur de la possibilité pour les États membres d’introduire dans leur législation un processus de médiation obligatoire.

De façon opportune, la loi « J21 » maintient la définition de la médiation, issue de la transposition de la directive5. Elle « s’entend de tout processus structuré, quelle qu’en soit la dénomination, par lequel deux ou plusieurs parties tentent de parvenir à un accord en vue de la résolution amiable de leurs différends, avec l’aide d’un tiers, le médiateur, choisi par elles ou désigné, avec leur accord, par la juridiction ». Cette définition n’indique aucunement le caractère obligatoire ou facultatif de la médiation. Mais, pour encourager ce processus, rien ne vaut l’obligation. Par ailleurs, la mention du caractère gratuit de la médiation, quand celle-ci constitue un préalable obligatoire, n’est pas anodine. Le cœur de la réforme « J21 » n’est évidemment pas de retirer au juge ses compétences, mais de diminuer sensiblement les saisines. La médiation obligatoire fait partie des moyens pour aboutir à cet objectif.

Cette chronique a pour but de démontrer en premier lieu que le caractère obligatoire de la médiation est critiquable philosophiquement, car contraire à sa nature profonde (I). D’autre part, juridiquement, la médiation obligatoire est un objet non identifiable, souvent confondu avec le recours administratif préalable obligatoire (II).

La médiation obligatoire : un contresens philosophique

La médiation est à l’évidence une démarche consensuelle. Les parties doivent donner leur assentiment pour régler le différend, qui les oppose, par cette voie. Si la médiation est un « processus structuré », pour reprendre la définition, celui-ci doit comprendre dans ses règles celle du consentement préalable. Le Code national de déontologie du médiateur6 précise que « le médiateur doit obligatoirement recueillir le consentement libre et éclairé des personnes, préalablement à leur entrée en médiation ». Cela est conforme aussi à la vision édictée par la Directive européenne du 21 mai 2008 qui souligne explicitement son caractère volontaire (même si rien n’est imposé aux États membres). Rendre obligatoire le processus de médiation est antinomique. On peut s’inspirer de la démarche de la phénoménologie. Le philosophe et logicien allemand Edmund Husserl7 dirait que l’expression « médiation obligatoire » est un contresens (Widersinn) car elle contient en elle – même une contradiction formelle.

Alors quelles sont les raisons invoquées pour introduire le caractère obligatoire de la médiation en matière administrative ?

La première raison est empirique : faire économiser du temps au juge administratif. L’objectif de productivité (traiter un maximum d’affaires en un minimum de temps) est indéniable au regard du non accroissement des moyens des juridictions administratives. Il s’agit clairement d’une logique de résultats. Rendre la médiation obligatoire est un filtre efficace pour désengorger les tribunaux administratifs. Michèle GUILLAUME-HOFNUNG dénonce cette vision en parlant de médiation « Destop »8. Si la médiation ne doit pas, en effet, être une voie de secours, on peut néanmoins comprendre que le juge administratif ne souhaite plus être la bouée de sauvetage d’une administration défaillante. L’heure est à la dé – judiciarisation : on ne fait pas intervenir le juge sauf si cela est impératif9. Comme en médecine, on considère qu’une thérapie légère pour résoudre le conflit devrait rendre au juge une disponibilité qui lui manque, trop souvent, pour résoudre les difficultés les plus graves.

La deuxième est plus sociologique : responsabiliser les citoyens. La médiation est finalement au moyen de faire participer les citoyens au fonctionnement de la justice. Celui-ci doit comprendre que le recours au juge administratif n’est plus systématique. Il s’agit donc d’un changement profond de paradigme dans le règlement des litiges. Ce n’est pas sans rappeler la « médiation citoyenne », évoquée dans les travaux de Jean François SIX10. Mais il ne faut pas oublier que la tentative de médiation ne doit pas être un moyen de retarder le droit de chaque citoyen d’obtenir que la justice lui soit rendue. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article 6.1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme garantit que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial ».

Pourtant, au lieu d’enjoindre de recourir à une médiation, d’autres solutions sont possibles, qui sont plus respectueuses de l’esprit de la médiation. La plus pertinente semble être l’obligation d’information, à l’image de celle du médecin vis à vis de son patient. Tout justiciable doit savoir que la médiation est une voie possible pour régler son différend, même en matière administrative, depuis la loi « J21 ». Les commissions départementales d’accès au droit devraient être en première ligne sur cette mission. Ainsi, en connaissance de cause, les protagonistes choisissent ou non d’engager ce processus. Il s’agit ici d’une contrainte légère qui maintient la liberté de décision. De plus, par ce choix actif et éclairé, cela responsabilise le justiciable.

Si le caractère obligatoire et systématique de la médiation est contestable philosophiquement,  qu’en est-il d’un point de vue juridique ?

La médiation obligatoire : un ovni juridique

La médiation avant toute action en justice a connu récemment un essor en droit privé. Par exemple, un professionnel doit proposer obligatoirement une médiation au consommateur, qui s’estime lésé11. Qu’en est-il en matière administrative ?

Les administrations utilisent pleinement un autre mode alternatif proprement publiciste : les recours administratifs préalables obligatoires (RAPO). Plus de 140 procédures sont concernées12. C’est une forme de solution pacifique des différends car ces recours sont fondés sur le dialogue usagers / administrations afin d’éviter la saisine du juge. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une médiation, au sens juridique du terme, en raison de l’absence évidente d’une tierce-personne impartiale.

Plus récemment, des commissions collégiales ont été créées. L’exemple initial vient de la commission de recours des militaires, créée en 200113, auprès du Ministre de la Défense pour régler amiablement les conflits liés aux situations personnelles (hors recrutement et discipline) de ces fonctionnaires. Comme le RAPO « classique », la commission14 joue un rôle de filtre avant une action en justice en rapprochant les points de vue du militaire avec ceux de sa hiérarchie. Rappelons que le militaire ne pourra saisir le juge administratif qu’après l’avis de la commission, sous peine d’irrecevabilité de sa requête (sans régularisation possible).

Force est de constater que les RAPO, peu importe leurs formes, ont la vertu d’être efficaces15 et permettent de freiner l’inflation contentieuse. Néanmoins, il convient d’éviter deux écueils. Tout d’abord, la généralisation des RAPO serait désastreuse et improductive en raison principalement du retour inquiétant de l’administrateur-juge16. D’autre part, il ne faut pas confondre la démarche des RAPO avec celle de la médiation. Le RAPO permet à l’administration de corriger ses erreurs et/ou de répondre au public de manière plus précise. Il s’agit d’une démarche de prévention et à visée pédagogique dans le cadre d’une bonne administration. La médiation, quant à elle, est une démarche de résolution des conflits, donc à visée curative.

On retrouve cette confusion dans les commissions départementales de médiation pour le droit opposable à un logement décent et indépendant (DALO), consacré par la loi du 5 mars 200717. En réalité, il s’agit d’un recours administratif préalable, puisque cette instance détermine le caractère prioritaire ou non de la demande de logement18 selon des critères préétablis. De la même façon, mais dans le sens inverse, on peut évoquer le décret du 10 mai 201219 portant expérimentation d’un RAPO dans les contentieux liés à la situation personnelle des agents de l’État. La spécificité de ce RAPO est de faire appel à un « tiers de référence », qui est en réalité un médiateur, puisqu’il ne doit avoir aucun lien hiérarchique avec l’agent20.

En résumé, la médiation obligatoire en matière administrative est un « ovni » juridique que l’on a peine à identifier.

La situation va peut-être évoluer. En effet, la volonté récente du législateur, dans la loi « J21 », est justement d’aller plus loin. Il instaure, pour un délai de quatre ans, l’expérimentation d’un dispositif de médiation préalable obligatoire dans tous les litiges relatifs à la situation personnelle des agents publics, toute fonction publique confondue. Cette expérimentation sera aussi menée dans un autre contentieux de masse : celui des droits sociaux. Un prochain décret devrait définir le cadre juridique de cette médiation obligatoire. Le premier réflexe sera de déterminer s’il s’agit d’une véritable médiation. Dans tous les cas, cela permettra de relancer ce débat, qui est loin d’être clos.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 04 ; Art. 129.

(1)  Loi 2016-1547 de modernisation de la justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016, JORF du  19 novembre 2016, Texte n°1 (NOR: JUSX1515639L) ; JCP A 2016, act. 902

(2)  v. notamment Florence Creux-Thomas, « La médiation : opportunité ou gadget », JCP G 2009, 558

(3) v. son intervention, Maison du Barreau, 24 novembre 2016, Rentrée solennelle du barreau de Paris, Paris, place internationale des modes alternatifs des règlement des litiges, http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions (consulté le 7 février 2017)

(4) § 13 et 14 de la directive 2008/52/CE du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale, du Parlement européen et du Conseil, JOCE n° L136, 24 mai 2008, p.3

(5) Cette définition est désormais reprise dans l’article 213-1 du CJA. Elle est issue de l’ordonnance du du 16 novembre 2011 portant transposition de la directive 2008/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 mai 2008 sur certains aspects de la médiation en matière civile et commerciale, JORF du 18 novembre 2011 (NOR: JUSC1117339R)

(6) Code national de déontologie du médiateur rédigé par le rassemblement des organisations de la médiation, présenté au Palais Bourbon le 5 février 2009, http://www.anm-mediation.com/images/anm/documents/code-de-deontologie.pdf (consulté le 7 février 2017)

(7) v. Françoise Dastur, La phénoménologie en questions, Librairie philosophie J. Vrin, Problème et contreverses, p.32 et 36

(8) Michèle Guillaume-Hofnung, « La médiation : des textes à la pratique – Propos conclusifs », Gaz.Pal 2013, n°358

(9) v. Simone Gaboriau, « Déjudiciarisation et administration de la justice, promouvoir la juridiversité », Petites affiches, 2012, n°199, p.3

(10) Jean François Six, Dynamique de la médiation, Desclée de Brouwer, novembre 1995, 288 p.

(11) Décret n° 2015-1382 du 30 octobre 2015 relatif à la médiation des litiges de la consommation, JO du 31 octobre 2015, p.20408, texte n°42 (NOR : EINC1517228D)

(12) Selon une étude du Conseil d’État, Les recours administratifs préalables obligatoires, Doc.Fr. 2008

(13) Décret n° 2001-407 du 7 mai 2001 organisant la procédure de recours administratif préalable aux recours administratif préalable aux recours contentieux formés à l’encontre d’actes relatifs à la situation personnelle des militaires, JORF du 11 mai 2001, p. 7786 (NOR : DEFP0101359D)

(14) Arrêté du 23 août 2010 relatif au fonctionnement des commissions de recours des militaires, JORF du 2 septembre 2010, p.16006, texte n°20 ; v. Jean Luc Pissaloux, « Une expérience réussie : le recours administratif préalable des militaires », AJDA 2005, p. 1042

(15) v. Jean Claude Bonichot, « Le recours administratif préalable obligatoire : dinosaure juridique ou panacée administrative ?, Mélanges Labetoulle, Dalloz 2007, pp.81-95

(16) v. Didier Truchet, Répertoire de contentieux administratif, Titre I, Chap. 3, Avantages et inconvénients du recours administratif (actualisation janvier 2015)

(17) Loi n°2007-290 du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale, JORF du 6 mars 2007, p.4190, texte n°4 (NOR : SOCXO600231L)

(18) v. Jean Michel Belorgey, « Deux RAPO pour le prix d’un », AJDA 2016, p.2185

(19) Décret n°2012-765 du 10 mai 2012 portant expérimentation de la procédure de recours administratif préalable aux recours contentieux formés à l’encontre d’actes relatifs à la situation personnelle des agents civils de l’État, expérimentation jusqu’au 16 mai 2014, JORF du 11 mai 2012, texte n°6 (NOR : MFPF 1210008D) ; v. les propos de Lucienne Erstein, JCP A 2012, act. 736

(20) Pour plus de précisions, v. la circulaire du directeur général de l’administration et de la fonction publique du 5 octobre 2012 (NOR : RDFF1234399C).

 

   Send article as PDF   
ParJDA

L’habilitation donnée au gouvernement d’intervenir par ordonnance en matière d’occupations et de sous occupations du domaine public : l’épilogue du feuilleton Jean Bouin

par Sophie COMELLAS,
Docteur en Droit Public, Chargée d’enseignements à Sciences Po
et Quentin ALLIEZ,
Doctorant en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 128.

C’est par un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 14 juillet 2016 que prend fin l’une des controverses les plus vives du droit administratif des biens de ces dernières années[1]. Avec cet arrêt, la juridiction européenne précise que la délivrance d’un « titre d’occupation domaniale à un opérateur économique suppose la mise en œuvre d’une procédure transparente »[2] et met par la même un coup d’arrêt à la jurisprudence Jean Bouin du Conseil d’Etat[3]. Prenant acte de cette, désormais, obligation, la loi Sapin II prévoit un article 34 autorisant le gouvernement « à prendre par ordonnance (…) toute mesure relevant du domaine de la loi tendant à moderniser et simplifier, pour l’Etat et ses établissements publics : 1° Les règles d’occupation et de sous-occupation du domaine public, en vue notamment de prévoir des obligations de publicité et de mise en concurrence préalable applicables à certaines autorisations d’occupation et de préciser l’étendue des droits et obligations des bénéficiaires de ces autorisations »[4].

C’est en réalité par deux affaires jointes, l’une se déroulant en Lombardie (Promoimpresa Srl) l’autre en Sardaigne (Mario Melis e.a.), que sonne le glas de la position du Conseil d’Etat. Etaient en cause des concessions domaniales sur le domaine public maritime et lacustre accordées à des exploitants d’activités « touristico-récréatives »[5]. Les concessions prévoyaient le renouvellement automatique du droit d’occupation. Ce sont ces stipulations qui ont fait l’objet du litige devant le juge italien. Le juge national a interrogé par le biais d’une question préjudicielle le juge européen de la conformité au droit de l’Union de ce renouvellement revenant à la création d’un nouveau titre sans procédure particulière[6]. C’est ainsi qu’était demandé à la CJUE s’il est possible de délivrer des autorisations d’occupation du domaine sans procédure particulière, la Cour statuant in fine sur la jurisprudence Jean Bouin. Remettant en cause la solution du Conseil d’Etat (I) non pas sur le fondement de la transparence, comme d’aucuns auraient pu s’y attendre[7], mais sur la directive du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, la Cour de justice apporte une utile précision sur les exigences procédurales en cette matière (II).

I – Le volontaire silence du droit interne, la solution Jean Bouin

Il est de ces décisions qui marquent le pouvoir créateur du juge administratif. On peut citer, entre autres si l’on se limite au seul droit des contrats administratifs, l’arrêt Tropic Travaux Signalisation[8] et son acte 2 l’arrêt Tarn-et-Garonne, la « trilogie » Commune de Béziers[9] ou encore Grencke location[10]. La jurisprudence Jean Bouin n’est pas de celles-là[11] et d’aucuns ont pu y voir « un sentiment d’insatisfaction » [12]. En effet, c’est dans un contexte marqué par des exigences de valorisation et tant contre l’avis du Conseil de la concurrence que contre des jurisprudences du fond que la solution Jean Bouin a été rendue.

Un contexte de valorisation[13] : c’est la prise de conscience que le patrimoine public est une richesse que la personne publique doit exploiter, le domaine étant le siège d’activités économiques des personnes privées[14]. L’avantage « convoité »[15] par les opérateurs économiques que représente son occupation se fait « outil de valorisation »[16] pour les propriétaires publics, « le choix de l’occupant (…) doit satisfaire l’impératif de valorisation économique du domaine public »[17]. Ainsi, lorsque le domaine public est affecté à l’exercice d’une activité commerciale ou permet le développement d’une activité économique, l’autorité domaniale est contrainte « de prendre en considération les diverses règles, telles que le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ou l’ordonnance du 1er décembre 1986, dans le cadre desquelles s’exercent ces activités » [18] ou encore le principe d’égalité entre les candidats à l’occupation[19]. Poursuivant cette prise de conscience du « potentiel économique » du domaine public, le Conseil d’Etat, dans son rapport Collectivités publiques et concurrence de 2002[20], considère que les personnes publiques doivent assurer une certaine transparence dans la gestion de leur domaine. Il préconise de fait la soumission des titres domaniaux à une procédure de publicité et de mise en concurrence.

Illustration de cette occupation profitable à un opérateur économique, la distribution de journaux gratuits sur le domaine public constitue un avantage économique exclusif dès lors que l’autorisation l’est aussi. C’est en tout cas ce que révèle l’avis du Conseil de la concurrence de 2004 relatif à l’occupation du domaine public pour la distribution de journaux gratuits. Celui-ci note que la distribution de journaux est une activité économique et dès lors sont applicables les dispositions de droit de la concurrence du code de commerce[21]. Par ailleurs, l’avis se réfère à l’arrêt Telekom Austria[22] du 7 décembre 2000 qui suppose des obligations minimales de transparence[23]. Et le Conseil de conclure qu’« en l’absence de texte, la collectivité doit organiser sa propre procédure pour la délivrance d’autorisations domaniales à des opérateurs économiques ».

Cette position du Conseil de la concurrence a été retenue par des juridictions du fond. Les tribunaux administratifs de Nîmes[24], de Marseille[25] comme de Paris[26] ont imposé des obligations de transparence en se fondant sur les règles fondamentales du Traité de l’Union Européenne. On notera que ce sont de ces mêmes règles fondamentales que découle le principe de transparence de l’arrêt Telaustria[27]. Au final le Conseil d’Etat a privilégié la solution retenue par les Cours administratives d’appel de Bordeaux[28] et de Paris[29], considérant qu’il n’y a pas d’obligation car ces conventions ne sont ni des contrats de concessions ni des marchés publics[30].

Reprenant le même raisonnement c’est d’abord de la nature du contrat, liant la ville de Paris à l’association « Paris Jean Bouin » dirigée par le groupe Lagardère, que la haute juridiction a eu à connaître. La ville de Paris a conclu le 11 août 2004 une convention autorisant l’association à occuper deux parcelles du domaine public communal correspondant au stade Jean Bouin et à vingt-et-un courts de tennis. La décision de signer cette convention a fait l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, au motif que le contrat devait être requalifié en délégation de service public et avait été passé sans respecter la procédure de publicité et de mise en concurrence prévue par Code général des collectivités territoriales[31]. Le tribunal administratif de Paris[32] a donné raison aux requérants, considérant que le contrat devait être requalifié en délégation de service public. Pour cela le jugement de première instance s’est fondé non pas sur les seuls termes de la convention mais sur la réalité des intentions des parties. La ville de Paris et l’association Jean Bouin ont, d’une part, fait appel du jugement de première instance et, d’autre part, formé une demande de sursis à exécution de ce jugement sur le fondement de l’article R. 811-15 du Code de justice administrative[33]. La Cour administrative d’appel de Paris, statuant sur la demande de sursis à exécution, a rejetté la demande[34]. Le Conseil d’Etat, quant à lui, a donné raison à la ville de Paris et à l’association en prononçant la suspension du jugement du tribunal administratif[35]. Poursuivant dans sa position initiale la CAA de Paris[36], statuant au fond, considère que la concession du stade Jean Bouin constitue une délégation de service public. Estimant en ce sens qu’il existe un risque d’exploitation, caractéristique d’une délégation de service public, alors que le contrat stipulait « que le présent contrat d’occupation du domaine public ne confère (pas) à l’occupant (…) la qualité de concessionnaire de service public ». C’est, au final, à cette « intention commune des parties » que le Conseil d’Etat se rallie en cassant l’arrêt de la CAA de Paris. Pour se faire le CE reprend les arguments développés par la Cour administrative d’appel en sens inverse, considérant qu’il n’y a pas de « volonté de la ville d’ériger ces activités en mission de service public ». Autrement dit, la recherche de l’intention des parties ne révèle pas celle de créer un service public et d’en confier la gestion à un cocontractant[37].

C’est une fois bien établi la nature du contrat comme une convention d’occupation domaniale que le Conseil d’Etat a eu à trancher de l’existence de procédure de publicité et de mise en concurrence. La solution, rappelons-la, est désormais bien connu : « aucune disposition législative ou règlementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation du domaine public, ayant dans l’un et l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ». La réception par la doctrine de cette solution avait, dès à l’époque, donné lieu à des interrogations relevant également que toute incertitude était loin d’être levée[38]. C’est la cohérence de cette solution avec celle de la Cour de justice de l’Union Européenne qui a pu être mise en avant. Il eut été, dès lors, possible de procéder à une question préjudicielle d’interprétation sur la portée du principe de transparence des procédures développées par la CJUE.

Finalement c’est le juge italien qui a permis au juge européen de se prononcer, sur la soumission à une procédure transparente pour la délivrance d’un titre d’occupation du domaine à un opérateur économique, par son arrêt du 14 juillet 2016.

II – L’attendue clarification Européenne, du Sapin pour Jean Bouin

Saisie par un juge national en application de l’article 267 TFUE, la Cour de justice sonne le glas de la jurisprudence Jean Bouin en affirmant clairement qu’« il existe bien des principes imposant aux personnes publiques d’organiser une publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public »[39]. On notera que la CJUE s’était déjà prononcée dans un arrêt Ville de Biarritz[40] faisant expressément application du principe de non-discrimination en fonction de la nationalité aux autorisations d’occupation du domaine public. Principe de non-discrimination dont découle, pour partie la jurisprudence Telaustria[41]. Pour autant, comme le notent certains commentateurs, la mention de cet arrêt relève plus du « rite » que de la réelle postérité[42]. La solution de la CJUE était donc la bienvenue pour trancher l’état du droit en ce domaine. Elle se fonde tout à la fois sur la directive Services du 12 décembre 2006[43], la directive Concessions du 26 février 2014[44] et les règles générales du Traité sur la libre prestation de services et la liberté d’établissement.

Comme a pu le faire le Conseil d’Etat, la Cour de Justice considère que quand l’objet du contrat peut s’analyser comme une concession de service sa conclusion répond aux exigences de la directive 2014/23. Or, en l’espèce « les concessions portent non pas sur une prestation de services (…) mais sur l’autorisation d’exercer une activité économique dans une zone domaniale ». Raisonnement analogue à celui du CE qui cherchait dans l’affaire Jean Bouin la nature du contrat. Rappelons que, depuis les ordonnances du 23 juillet 2015[45] et 29 janvier 2016[46], une convention domaniale ne peut plus servir de support à la gestion d’un service[47] et que quand le contrat « emporte occupation du domaine public, il vaut autorisation d’occupation de ce domaine pour sa durée »[48]. L’occupation du domaine ne fera dès lors pas l’objet d’une procédure spécifique.

La directive Services et la directive Concessions, étant selon la CJUE, exclusives l’une de l’autre, la première trouvera à s’appliquer si le contrat en cause n’est pas assimilable à une concession de service. C’est alors le paragraphe 1er de l’article 12 dont la Cour fait application, celui-ci « vise l’hypothèse spécifique dans laquelle le nombre d’autorisations disponibles pour une activité donnée est limité en raison de la rareté des ressources naturelles ou des capacités techniques utilisables ». Pour apprécier si les zones qui peuvent faire l’objet d’une exploitation sont en nombres limitées la Cour considère qu’il faut se référer au champ géographique de l’autorité qui accorde l’autorisation. De l’article 12 découle alors l’application de procédures de sélection des candidats afin que l’octroi de l’autorisation respecte les règles générales du traité de liberté d’établissement, de libre prestation de service et de non-discrimination. Dans le même sens la paragraphe 2 de l’article 12 condamne la reconduction des autorisations sans remise en concurrence, mettant ainsi en cause les dispositions italiennes.

Pour parer à toutes les situations, la Cour de justice envisage les cas dans lesquels ni la directive Services ni la directive Concessions ne seraient applicables (notamment pour les concessions ne dépassant pas les seuils de passation). Ce sont dès lors « les règles fondamentales du traité FUE en général et le principe de non-discrimination en particulier » qui s’applique « dans la mesure où une telle concession présente un intérêt transfrontalier certain ».

Il résulte de cette solution que les dispositions de la directive Services imposent donc bien une procédure d’attribution aux autorisations d’occupation domaniale support d’une activité économique. On notera d’ailleurs que même si la date de transposition de la directive était postérieure à la date de signature du contrat à l’origine du contentieux Jean Bouin, les règles générales du traité imposaient quand même une procédure transparente[49]. Dès lors, nous l’avons dit, la solution Jean Bouin est condamnée. Prenant acte de cette situation la loi Sapin II habilite le gouvernement à prendre par ordonnance les mesures permettant la mise en place de procédures de publicité et de mise en concurrence pour les occupations et les sous-occupations du domaine. Devraient être concernés, outre l’Etat et ses établissements publics, les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics. Devraient être exclues les autorisations « pour lesquelles une telle formalité est impossible, manifestement inutile, absurde ou inopportune »[50]. Ainsi, peut-être évitera-t-on d’ouvrir la boite de « Pandore » [51] en soumettant, par exemple, l’installation d’une terrasse de café sur un trottoir à une procédure dont la lourdeur serait inadéquate avec la valeur économique de l’exploitation[52].

On le voit, la diversité des occupations du domaine public rend impossible une application uniforme des formalités à mettre en place. En effet, « elle impose alors de retenir une application “graduée” des formalités en fonction de l’importance économique de l’occupation envisagée ». Par ailleurs, l’objectif de protection de la concurrence doit nécessairement être concilié avec la nécessité pour l’administration de conserver, lorsqu’elle choisit les occupants de son bien, une certaine marge d’appréciation. En ce sens, il est donc indispensable d’allier au formalisme que les exigences concurrentielles imposent, la souplesse que commande l’impératif de bonne gestion du domaine public[53]. Enfin on notera que l’habilitation donnée au gouvernement ne vaut que pour le domaine public. Elle n’a donc pas vocation à régir le domaine privé, alors que le droit européen est quant à lui indifférent aux qualifications nationales[54]. A cela on peut objecter que l’occupation du domaine privé ne relève pas d’un régime d’autorisation mais de contrats de location, dont on peut se demander s’ils entrent dans le champ d’application de l’article 12 de la directive service. A l’inverse si l’occupation du domaine privé présentait un véritable intérêt économique il pourrait se voir soumis au principe de transparence[55], puisque désormais la mise en concurrence semble de mise dans l’attribution des titres d’occupation du domaine[56].

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 03 ; Art. 128.

[1] F. Llorens et P. Solet-Couteaux, « Les occupations privatives du domaine public rattrapées par la concurrence », Contrats et marchés pub. décembre 2016, repère 11.

[2] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean Bouin… », AJDA 2016, p. 2176.

[3] CE, 3 déc. 2010, Ville de Paris et Assoc.Jean Bouin ; Contrats et Marchés pub. 2011, comm. 25 obs. G. Eckert ; JCP A 2011, 2043, note Cl. Devès ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; Dr. adm. 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Meleray ; CP-ACCP 2011, n° 106, p. 56.

[4] Loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

[5] CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15 ; AJDA 2016, p. 2176, note R. Noguellou ; Contrats et marchés pub. 2016, repère 11 F. Llorens et P. Soler-Couteaux et comm. n°291 F. Llorens.

[6] H. Hoepffner, La modification du contrat administratif, Paris, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit public », tome 260, 2009.

[7] F. Llorens et P. Solet-Couteaux, « Les occupations privatives du domaine public rattrapées par la concurrence », Contrats et marchés pub. décembre 2016, repère 11.

[8] CE 16 juill. 2007, Sté Tropic travaux signalisation ; Contrats et marchés pub. 2007, pratique 7, F. Brenet ; RJEP 2007, dossier 1.

[9] CE, 28 déc. 2009, Cne Béziers ; Contrats et marchés pub. 2010, comm. 123, note Ph. Rees.

CE, 21 mars 2011 Cne Béziers ; Contrats et marchés pub. 2011, comm. 150, note J-P Pietri.

CE, 27 février 2015, Cne de Béziers ; Contrats et marchés pub. 2015, comm. 101, note G. Eckert.

[10] CE, 8 octobre 2014, Société Grenke Location ; AJDA 2015, p. 396 note Melleray.

[11] C’est ce qu’a pu relever G. Eckert lors du colloque du 6 juillet 2011 in La valorisation économique des propriétés des personnes publiques, La Documentation Française, 2011, p. 60.

[12] Ch. Vautrot-Schwarz, « L’avenir de la publicité et de la mise en concurrence dans les délivrances des titres d’occupations domaniale », Contrats et marchés pub. décembre 2012, étude 8, n°23.

[13] A cet égard : J. Morand-Deviller, « La valorisation économique du patrimoine public », in Mélanges en l’honneur de Roland Drago. L’unité du droit, Economica, 1996, p. 273 et s.

[14] Ch. Vautrot-Schwarz, « L’avenir de la publicité et de la mise en concurrence dans les délivrances des titres d’occupations domaniale », Contrats et marchés pub. décembre 2012, étude 8, n°13.

[15] S. Nicinski, « Faut-il soumettre la délivrance des titres d’occupation du domaine public à une procédure de mise en concurrence ? », in Mélanges E. Fatôme, Bien public, bien commun, Dalloz, 2011, p. 377.

[16] Y. Gaudemet, D. Mandelkern et L. Deruy, « Valorisation des propriétés publiques », LPA, 23 juillet 2004, n° 147.

[17] S. Comellas, Les titres d’occupation du domaine public à des fins commerciales. Réflexion sur la mise en place de formalités préalables à la délivrance, L’Harmattan, coll. Logiques Juridiques, 2014, p. 30.

[18] CE, Sect., 26 mars 1999, Société Hertz et Société EDA, Rec. Lebon, p. 96, concl. J.-H. Stahl ; AJDA, 1999, p. 427, concl. J.-H. Stahl et note M. Bazex ; CJEG, 1999, p. 264 ; D., 2000, p. 204, note J.-P. Markus ; RDP, 1999, p. 1545, note S. Manson ; RFDA, 1999, p. 977, note D. Pouyaud ; RDP, 2000, p. 353, obs. Ch. Guettier ; Revue Lamy Droit économique, 1999, n° 117, p. 1, note P. Storrer ; Revue Lamy Droit des affaires, 1999, n° 16, p. 31, note G. Simon ; BJCP, 1999, n° 5, p. 462, note de Ch. Maugüé et Ph. Terneyre.

[19] CE, 30 juin 2004, Département de la Vendée, Rec. Lebon, p. 278 ; AJDA, 2004, p. 2210, note S. Nicinski et p. 2309, note N. Charbit ; RJEP, 2004, p. 487, concl. P. Collin ; RLC, 2004/1, chron. S. Destours ; JCP A, 2004, n° 1712, note M.-Ch. Rouault.

[20] Conseil d’État, Collectivités publiques et concurrence, EDCE 2002, n° 53.

[21] Avis Conseil de la concurrence, 21 oct. 2004, no 04-A-19, Relatif à l’occupation du domaine public pour la distribution de journaux gratuits, n°5 : « L’activité de distribution de journaux gratuits sur la voie publique, ainsi que les actes administratifs la rendant possible, sont soumis au respect des règles de concurrence figurant au Livre IV du code de commerce »,

[22] CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria Verglas GmbH, Teefonadress GmbH ; Contrats et marchés pub. 2001, comm. 50, obs. F. Llorens ; AJDA 2001, 106, note L. Richer.

[23] F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « L’attribution des conventions domaniales », Contrats et marchés pub., octobre 2005, repère n°8.

[24] TA Nîmes, 24 janv. 2008, Sté trains touristiques G. Eisenreich : AJDA 2008, p. 2172, note J.-D. Dreyfus ; Rev. Lamy Concurrence 2008, n° 7, comm. 16, obs. G. Clamour.

[25] TA Marseille, Sté Nigel Burgess LTD ; DMF 2008, p. 674.

[26] TA Paris, 30 mai 2007, Préfet Paris c/ Ville Paris, BJCP 2007, p. 492, concl. Ph. Delbèque, note Ph. Terneyre ; jugement infirmé en appel.

[27] J.-Ph. Colson et P. Idoux, Droit public économique, 8ème éd., Manuel, LGDJ, 2016, n°260.

[28] CAA Bordeaux, 29 nov. 2007, Lamy Concurrence 2008, n° 15, n° 1092, note G. Clamour.

[29] CAA Paris, 14 oct. 2010, Contrats et marchés publ. 2010, comm. 426, obs. F. Llorens.

[30] Ch. Vautrot-Schwarz, « L’avenir de la publicité et de la mise en concurrence dans les délivrances des titres d’occupations domaniale », Contrats et marchés pub. décembre 2012, étude 8, n°20.

[31] G. Eckert, « Retour à la lettre du contrat », Contrats et marchés publ. mars 2010, comm. 116.

[32] TA de Paris 31 mars 2009, Société Paris Tennis, AJDA 2009, p. 1149, note J.-D. Dreyfus ; Contrats et marchés pub. 2009, comm. 203, note G. Eckert ; BJCP 2009, n°65, p. 312, concl. C. Villalba.

[33] Article R. 811-15 du Code de justice administrative « Lorsqu’il est fait appel d’un jugement de tribunal administratif prononçant l’annulation d’une décision administrative, la juridiction d’appel peut, à la demande de l’appelant, ordonner qu’il soit sursis à l’exécution de ce jugement si les moyens invoqués par l’appelant paraissent, en l’état de l’instruction, sérieux et de nature à justifier, outre l’annulation ou la réformation du jugement attaqué, le rejet des conclusions à fin d’annulation accueillies par ce jugement ».

[34] CAA de Paris, 24 juin 2009, Association Paris Jean Bouin.

[35] CE, 13 janvier 2010, Association Paris Jean Bouin et Ville de Paris, Contrats et marchés pub. 2010, comm. 116 G. Eckert ; AJDA 2010, p. 731, G. Mollion ; BJCP 2010, n°69, p. 115, concl. L. Olléon et obs. Ch. Maugüé.

[36] CAA de Paris, 25 mars 2010, Association Paris Jean Bouin, Ville de Paris, Droit Adm. 2010, comm. 93, F. Brenet ; JCP A 2010, act 258, C. Devès ; AJDA 2010, p. 774, F. Lelièvre.

[37] G. Eckert, « Fin du feuilleton « Jean Bouin » : les conventions d’occupations du domaine public peuvent être conclues sans publicité », Contrats et marchés pub., janvier 2011, comm. 25.

[38] G. Eckert, « Fin du feuilleton « Jean Bouin » : les conventions d’occupations du domaine public peuvent être conclues sans publicité », Contrats et marchés pub., janvier 2011, comm. 25.

[39] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean Bouin… », AJDA 2016, p. 2176.

[40] CJCE, 18 juin 1985, aff. C-197/84, Steinhauser c/ Ville de Biarritz.

[41] G. Eckert, « Fin du feuilleton « Jean Bouin » : les conventions d’occupations du domaine public peuvent être conclues sans publicité », Contrats et marchés pub., janvier 2011, comm. 25.

[42] F. Llorens et P. Solet-Couteaux, « Les occupations privatives du domaine public rattrapées par la concurrence », Contrats et marchés pub. décembre 2016, repère 11.

[43] Directive 2006/123/CEE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, JOCE n° L. 376, 27 décembre 2006, p. 52.

[44] Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession, JOUE L. 94, 28 mars 2014, pp. 1–64.

[45] Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

[46] Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession.

[47] Voir sur ce point G. Clamour, « Le sort des contrats domaniaux », RFDA 2016, p. 270.

[48] Article 50 de l’ordonnance n°2016-65.

[49] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean Bouin… », AJDA 2016, p. 2176.

[50] F. Llorens et P. Solet-Couteaux, « Les occupations privatives du domaine public rattrapées par la concurrence », Contrats et marchés pub. décembre 2016, repère 11 : c’est en tout ce que révèle l’étude d’impact du projet de loi.

[51] G. Eckert, « Fin du feuilleton « Jean Bouin » : les conventions d’occupations du domaine public peuvent être conclues sans publicité », Contrats et marchés pub., janvier 2011, comm. 25.

[52] Ch. Mauguë et G. Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006, p. 1804.

[53] Pour une proposition d’encadrement adapté, v. S. Comellas, Les titres d’occupation du domaine public à des fins commerciales. Réflexion sur la mise en place de formalités préalables à la délivrance, L’Harmattan, coll. Logiques Juridiques, 2014, pp. 194 et suivantes.

[54] N. Foulquier, Droit administratif des biens, 3ème éd., Manuel, LexisNexis, 2015, n°446.

[55] R. Noguellou, « L’attribution des autorisations domaniales : feu l’arrêt Jean Bouin… », AJDA 2016, p. 2176.

[56] M. Boul, « L’arrêt RATP et les infrastructures essentielles : pas de droit à la presse dans les stations parisiennes », les Petites Affiches 2013, n°144, p. 11 et s.

   Send article as PDF   
ParJDA

Nouveauté du bail à construction sur le domaine public ou construction d’un bail nouveau ?

Maxime Boul
Jean-Philippe Orlandini

Par Maxime BOUL
Doctorant en droit public – Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

& Jean-Philippe ORLANDINI
ATER en droit public, Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Note relative à
CE, 11 mai 2016, Communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole

Art. 126. De Fos- à “fosse”-sur-mer il n’y a qu’un pas que le Conseil d’État a peut être permis d’éviter en conditionnant la légalité du bail à construction conclu sur le domaine public pour l’incinérateur de déchets. Les opposants au projet d’incinérateur de Fos-sur-mer étaient nombreux, qu’il s’agisse de certains élus ou encore d’associations de riverains et des mouvements écologistes. Les faits s’étendent de 2003 à 2009, période pendant laquelle la Communauté urbaine de Marseille-Provence-Métropole a adopté plusieurs délibérations concernant le projet d’incinérateur, et qui a surtout vu apparaître le Code général de la propriété des personnes publiques en 2006.

Tout commence le 20 décembre 2003, lorsque la communauté urbaine adopte une première délibération approuvant le mode de gestion déléguée pour le service public de traitement des déchets par incinération ainsi que les options techniques d’incinération sur le terrain appartenant au Port autonome de Marseille, établissement public étatique, situé sur la commune de Fos-sur-mer. S’en est suivie la délibération du 9 juillet 2004 approuvant la signature du contrat qualifié de « bail à construction » par la communauté urbaine et le Port autonome prévoyant la cession temporaire de la convention au délégataire de service public. Le contrat est alors signé le 21 mars 2005. Une fois le contrat conclu entre les deux personnes publiques, il restait encore à choisir le délégataire de service public et à définir les modalités de cession de la convention. Par délibération du 13 mai 2005, la communauté urbaine a approuvé le choix du délégataire de service public, le contrat ainsi que ses annexes, mais aussi la cession de la convention qualifiée de bail à construction au profit de l’opérateur sélectionné. La délibération autorise alors le président de la communauté urbaine à signer le contrat de délégation de service public et ses annexes et à accepter la cession de créance par le délégataire à un organisme de crédit-bail pour financer les constructions nécessaires à la réalisation du projet. Cette délibération a été contestée devant le tribunal administratif de Marseille qui l’a annulée pour un vice de procédure en ce qu’elle présentait un défaut d’information des conseillers communautaires (TA Marseille, 18 juin 2008, n° 0504408, 0504518). Prenant acte de cette annulation, le conseil communautaire a adopté une nouvelle délibération AGER 001 en date du 19 février 2009 reprenant intégralement les termes de la délibération du 13 mai 2005 annulée. À la même date, le conseil de la communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole a pris une seconde délibération AGER 002 portant sur l’approbation par le conseil communautaire des orientations du projet. Ces deux délibérations ont également été contestées par des associations et collectifs pour la protection de l’environnement devant le tribunal administratif de Marseille. Ce dernier les a annulées par un jugement du 4 juillet 2014. La cour administrative d’appel de Marseille a d’abord annulé le jugement pour mieux annuler ensuite la délibération en estimant que la domanialité publique anticipée du terrain s’opposait de jure à la constitution d’un bail à construction. Le Conseil d’État, saisi par la communauté urbaine, devait se prononcer sur la question de la compatibilité « contre-nature » du montage contractuel avec le régime juridique applicable à l’immeuble appartenant au Port autonome.

Le Conseil d’État est face à une question complexe mettant en cause trois partie distinctes ainsi qu’un montage contractuel reposant sur trois contrats différents pour la réalisation du projet d’incinérateur. La communauté urbaine Marseille-Métropole-Provence, compétente en matière de déchets, est à l’initiative du projet alors que la construction de l’usine est prévue sur un terrain situé sur la Commune de Fos-sur-Mer appartenant au Port autonome de Marseille. Le montage prévoit que la construction et la gestion de l’équipement seront déléguées à une personne privée en raison de la difficulté technique du projet. Le bail à construction conclu entre les deux personnes publiques, au profit de la communauté urbaine, doit ensuite être cédé au délégataire de service public, lequel cédera la créance à un organisme de crédit-bail pour financer les opérations.

Le temps joue ici un rôle important au moins sur trois aspects. Tout d’abord, le contrat étant signé avant l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques seules les dispositions du Code du domaine de l’État sont applicables. À la date de la conclusion du contrat en 2005, seul l’État est compétent pour accorder de tels contrats sur son domaine public et uniquement pour la réalisation d’ouvrages nécessaires « pour les besoins de la justice, de la police ou de la gendarmerie nationales, de la formation des personnels qui concourent aux missions de défense et de sécurité civiles, des armées ou des services du ministère de la Défense » (Loi n° 2002-1094, 29 août 2002 et loi n° 2002-1138, 9 sept. 2002 ; désormais la loi « Duflot » n° 2014-366, 24 mars 2014, permet la conclusion de ces baux pour la construction de logements sociaux). De la même manière, la codification de 2006 n’étant pas une codification à droit constant, les évolutions intégrées par le législateur délégué ne peuvent être retenues en l’espèce.

Le temps exerce ensuite ses effets quant à la date d’entrée du terrain appartenant au Port autonome de Marseille, établissement public étatique, dans le domaine public. Le projet est exposé à l’application des critères antérieurs de détermination du domaine public, notamment par « anticipation », et au régime de la domanialité publique pré-CGPPP (par ex. : impossibilité de constituer des servitudes conventionnelles postérieures à l’affectation). La réalisation future de l’affectation au service public du terrain et le principe d’inaliénabilité corrélatif remettraient en cause la conclusion du bail à construction sans intervention d’une loi autorisant la constitution de nouveaux droits réels sur le domaine public (CE, 1er oct. 2013, Société Espace Habitat).

Enfin, la décision est importante car elle intervient quelques mois après la profonde modification par le législateur délégué du régime des montages contractuels sur le domaine public (Ord. n° 2015-899 du 23 juill. 2015 relative aux marchés publics. Cf. not. G. Clamour, « Le sort des contrats domaniaux », RFDA 2016 p. 270). Le Conseil d’État – qui n’est pas tenu par la qualification du contrat donnée par les parties (T. Confl., 9 juin 1986, Fabre) – doit alors trancher entre le maintien d’une position traditionnelle consistant à refuser la conclusion d’un bail à construction sur le domaine public ou une solution novatrice en adaptant cette technique contractuelle aux exigences de la domanialité publique. Le bail à construction, initialement réservé au domaine privé des personnes publique, peut-il être admis sur le domaine public au risque d’une dénaturation du contrat par les effets de son administrativisation?

Si le Conseil d’État annule la délibération litigieuse, il ne s’oppose pas pour autant à la conclusion du bail sur le domaine public. Alors que l’ordonnance du 23 juillet 2015 a modifié l’état des droits applicables aux contrats constitutifs de droits réels sur le domaine public, le juge administratif admet la réalisation de nouveaux montages contractuels. La détermination de la domanialité publique anticipée aurait dû s’opposer au recours au bail à construction (I), mais le Conseil d’État l’a admis sous condition (II).

L’incompatibilité de principe du bail à construction conditionnée à la domanialité publique « anticipée » de l’usine

Le premier temps de la réflexion porte sur la détermination du régime applicable à l’usine de traitement des déchets, car c’est en fonction de celui-ci que découlera la légalité du montage juridique envisagé.

L’examen des critères de la domanialité publique. En l’absence de qualification législative incorporant le terrain et l’équipement en question, à savoir une usine de traitement des déchets, dans le domaine public, il convient alors de retenir la méthode conceptuelle. Tout d’abord, la question de la propriété, tant de l’usine que du terrain sur lequel elle doit être construite, doit être déterminée. On l’a dit, le terrain d’assiette est la propriété du port autonome de Marseille, établissement public étatique. La condition de la propriété publique est alors remplie, ce qui implique, dans un second temps, de s’attacher au régime domanial applicable, et, le cas échéant, de déterminer plus précisément la date d’entrée du bien dans le domaine public. Le terrain du port autonome de Marseille doit servir à la construction de l’incinérateur de déchets dont la compétence relève de la communauté urbaine. Ce terrain doit donc recevoir une affectation pour la réalisation d’une mission de service public. En l’espèce, le Conseil d’État considère que « la condition d’affectation au service public est regardée comme remplie alors même que le service public en cause est géré par une collectivité publique différente de la collectivité publique qui est propriétaire ». Ici, les juges du Palais royal rappellent – à juste titre – le fait que la personne publique propriétaire du terrain soit différente de la personne publique affectataire et gestionnaire du service est sans incidence sur son affectation et sur son entrée dans le domaine public (cons. n° 12 ; CE, 19 déc. 2007, Commune de Mercy-le-bas, req. n°288017).

L’appartenance publique et l’affectation au service public étant remplies, le juge administratif doit encore vérifier la réalisation d’un aménagement « spécial » pour que l’immeuble incorpore le domaine public (CE, 19 oct. 1956, Société Le Béton, Rec. 375). Ces deux conditions, ont tout d’abord été interprétées strictement, car la réalisation de l’aménagement « spécial » avait pour but de concrétiser la matérialité de l’affectation. En se plaçant au 21 mars 2005, date de conclusion du bail, il était impossible que l’usine de traitement des déchets soit d’une part construite et d’autre part en état de fonctionnement (Cons. 13). En l’absence d’aménagement et donc d’affectation, le terrain concerné devrait en principe toujours faire partie du domaine privé du port de Marseille. Pourtant, le Conseil d’État a estimé que « le terrain sur lequel a été édifié l’unité de traitement des déchets était entré dans le domaine public du port autonome de Marseille dès la conclusion de la convention, soit le 21 mars 2005 ». Dans cette perspective, le bien est donc soumis par anticipation à la domanialité publique et sera effectivement incorporé au domaine public à la date de son affectation (voire même à compter de la date de son acquisition : T. Confl., 15 nov. 2016, Association Mieux vivre à Béziers et son agglomération, tourisme et loisirs, req. n° 4068) alors même que la réalisation de l’aménagement spécial n’est pas encore survenue (CE, avis, section de l’intérieur, du 18 mai 2004, n° 370169). La théorie de la domanialité publique par anticipation (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat-Crédit Foncier de France, req. n° 41589 et n° 41699) est ici utilisée par le juge administratif car l’affectation est certaine.

L’application de la domanialité publique par anticipation. Cette théorie jurisprudentielle étendant le domaine public semblait condamnée par l’entrée en vigueur du CGPPP, et de l’article L. 2111-2, entraînant la condition plus stricte de l’aménagement « indispensable » dont la réalisation doit être certaine et effective c’est-à-dire a minima « en cours » de réalisation (C. Maugüé, G. Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006 p. 1073). Le juge administratif a toutefois consacré une forme de « survivance » des règles pour les biens incorporés dans le domaine public avant le 1er juillet 2006, date d’entrée en vigueur du CGPPP qui n’a pas pour effet de déclasser ces biens (CE, 3 oct. 2012, Commune de Port-Vendres, req. n° 353915). Tel est le cas du projet contesté. La théorie de la domanialité publique « virtuelle » ou « par anticipation » a été maintenue par le juge administratif dans l’arrêt « ATLALR » du 8 avril 2013 (CE, 8 avr. 2013, Association ATLALR, req. n° 363738), dont la décision ici commentée reprend le principe. En effet, le Conseil d’État considère qu’« avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance d’un bien au domaine public était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonné à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné; que le fait de prévoir de façon certaine de réaliser un tel aménagement impliquait que le bien concerné était soumis, dès ce moment, aux principes de la domanialité publique ». Le terrain accueillant la construction de l’usine de retraitement des déchets est donc incorporé dans le domaine public dès la signature de la convention le 21 mars 2005. C’est donc en pratique l’exercice effectif du pouvoir de gestion par la métropole à l’initiative du projet, et non le commencement des travaux (sur ce point après l’entrée en vigueur du CGPPP: CE, 13 avr. 2016, Commune de Baillargues, req. n° 391431), qui est déterminant pour l’incorporation dans le domaine public (cf. N. Foulquier, « Précision sur le moment de la domanialité publique par anticipation », AJDA 2015 p. 2039).

La reconnaissance de la domanialité publique du terrain emporte l’application d’un certain nombre de règles destinées à la protéger et à garantir l’affectation et la continuité du service public. On pense alors aux règles classiques de la domanialité publique reprises par les dispositions de l’article L. 3111-1 du CGPPP : l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité. Or l’une des conséquences du principe d’inaliénabilité est d’interdire tout démembrement de propriété (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat-Crédit Foncier de France, req. n° 41589 et n° 41699), ce qui inclut la constitution de droits réels prévue par le bail à construction. Pourtant, la réalisation de montages contractuels complexes est destinée à favoriser le financement privé d’ouvrage publics, ce qui a conduit le législateur à introduire la possibilité pour les personnes publiques d’assortir les autorisations domaniales de droits réels. Le bail à construction sur le domaine public, et les droits réels qu’il implique pour le preneur, n’a toutefois jamais été autorisé par le législateur.

C’est donc dans un contexte de « reconfiguration en germe de l’occupation contractuelle domaniale » (G. Clamour, « Le sort des contrats domaniaux », art. préc.) qu’il convient d’analyser la possibilité d’accorder sous conditions la conclusion d’un bail à construction sur un bien du domaine public.

Le principe de la compatibilité conditionnée du bail à construction sur le domaine public

La date d’incorporation du terrain dans le domaine public est importante à deux égards. Elle permet, d’abord, de déterminer le point de départ de l’application des règles de la domanialité publique pour, ensuite, empêcher a priori la conclusion du bail à construction. Or l’originalité de la décision ici commentée réside dans ce second point. Alors que le juge administratif s’était systématiquement opposé à la conclusion d’un bail à construction sur les dépendances du domaine public immobilier (par ex: CAA Nantes, 9 mai 2014, n° 12NT03234, A. c. Cne Tréguier), le Conseil d’État admet ici sa compatibilité avec les règles domaniales. Il reconnaît en effet que la cour administrative d’appel de Marseille a commis une erreur de droit en s’opposant à la conclusion du bail à construction par la seule reconnaissance de la domanialité publique du terrain. Les juges du Palais royal considèrent en effet que l’incorporation du terrain au domaine public ne s’oppose pas à la conclusion d’un bail à construction. L’incompatibilité de principe est alors écartée au profit d’une approche pragmatique du juge administratif à travers l’examen in concreto du contrat pour déterminer sa compatibilité avec les règles domaniales.

La fin de l’incompatibilité de principe du bail à construction. C’est sur le terrain des droits réels que le Conseil d’État met fin à une position jurisprudentielle consistant à empêcher la conclusion d’un bail à construction sur une dépendance du domaine public. L’article L. 251-3 du Code de la construction et de l’habitation dispose en effet que « le bail à construction confère au preneur un droit réel immobilier. Ce droit peut être hypothéqué, de même que les constructions édifiées sur le terrain loué ; il peut être saisi dans les formes prescrites pour la saisie immobilière ». Le bail à construction est donc un instrument de droit privé à la disposition du preneur pour trouver des sources de financement dans le but de valoriser le domaine public. La domanialité publique par anticipation et la question des droits réels soulevées dans cet arrêt ne sont pas sans rappeler la problématique de l’arrêt « Eurolat » de 1985 (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat-Crédit foncier de France, Rec. 141, GDDAB comm. 9).

Si en 1985 les droits réels ne pouvaient être constitués sur le domaine public, la situation est différente en 2005 au moment de la conclusion de la convention. Même si le CGPPP n’était pas encore entré en vigueur, l’article L. 34-1 du Code du domaine de l’État (actuel art. L. 2122-6 CGPPP) confère au titulaire d’une autorisation d’occupation du domaine public de l’État, sauf prescription contraire prévue par le titre, « un droit réel sur les ouvrages, constructions et installations de caractère immobilier qu’il réalise pour l’exercice d’une activité autorisée par ce titre » (repris à l’article L. 2122-6 CGPPP). Pour prononcer l’illégalité du bail, le juge administratif d’appel marseillais se fondait sur la différence d’assiette du droit réel. Alors que le droit réel immobilier du bail à construction concerne les constructions et le sol sur lequel elles sont édifiées, le juge administratif optait pour une conception restrictive du droit réel immobilier concédé par l’État dans le cadre des autorisation d’occupation domaniale en le limitant aux ouvrages, constructions et installations. Cette interprétation restrictive des dispositions de l’article L. 34-1 du Code du domaine de l’État a permis à la cour administrative d’appel de rejeter la compatibilité du bail à construction. Or, le Conseil d’État adopte ici une position contraire en considérant que « le titulaire d’une autorisation d’occupation temporaire du domaine de l’État, ne porte pas uniquement sur les ouvrages, constructions et installations que réalise le preneur mais inclut le terrain d’assiette de ces constructions » (cons. 5). Le titulaire de l’autorisation d’occupation du domaine public de l’État dispose d’un droit réel immobilier sur les biens édifiés mais également sur le sol qui en constitue l’assiette. Le Conseil d’État tranche ainsi un point sur lequel des hésitations subsistaient entre une interprétation stricte ou large des dispositions relatives à l’étendue des droits réels (Y. Gaudemet, « Les droits réels sur le domaine public », AJDA 2006 p. 1094 et s.). Le dessus et le sol reviennent à l’occupant, le sous-sol reste au propriétaire public.

Les prérogatives du titulaire du droit réel conféré dans le cadre d’une autorisation d’occupation domaniale par l’État sont déjà largement limitées concernant le recours à l’hypothèque du bien édifié uniquement pour garantir les emprunts contractés pour la construction des ouvrages, et quant à la soumission de sa cession à l’agrément de l’administration. Le régime du bail à construction prévu à l’article L. 251-3 du Code de la construction et de l’habitation s’éloigne de ces exigences domaniales. D’une part, le droit réel immobilier n’est pas limité aux constructions et, d’autre part, la cession peut se faire sans l’agrément du propriétaire du terrain. Le délégataire de service public choisi ne pourra donc pas hypothéquer l’ensemble de la dépendance domaniale mais uniquement les constructions édifiées pour l’incinérateur, de même, la Communauté urbaine Marseille-Provence-Métropole ne peut céder le bail à construction sans l’agrément préalable du Port autonome de Marseille, propriétaire du terrain. En admettant le recours à ce contrat sur le domaine public, le Conseil d’État le soumet immédiatement aux règles de la domanialité publique. Le principe d’incompatibilité inconditionnée est renversé pour laisser place à une compatibilité conditionnée.

L’analyse de la compatibilité du principe du bail à construction. S’il ouvre la possibilité pour les personnes publiques de conclure des baux à construction sur le domaine public, le Conseil d’État pose certains garde-fous. Le rejet in abstracto laisse place à un contrôle in concreto des clauses du contrat pour établir leur compatibilité avec les règles de la domanialité publique. Le Conseil d’État précise qu’« aucune disposition ni aucun principe n’interdit que l’État et ses établissements publics puissent autoriser l’occupation d’une dépendance du domaine public en vertu d’une convention par laquelle l’une des parties s’engage, à titre principal, à édifier des constructions sur le terrain de l’autre partie et à les conserver en bon état d’entretien pendant toute la durée de la convention et qui, comme les autorisations d’occupation constitutives de droits réels, confère un droit immobilier, à condition toutefois que les clauses de la convention ainsi conclue respectent (…) les dispositions applicables aux autorisations d’occupation temporaire du domaine public constitutives de droits réels ». Le régime des droits réels administratifs conférés aux occupants du domaine public de l’État, et de ses établissements publics, est ainsi étendu aux autres conventions dès lors que leurs clauses sont compatibles.

Plusieurs clauses sont ici contestées. La durée de la convention conclue pour 70 ans est d’abord examinée, elle répond aux exigences temporelles des autorisations domaniales constitutives de droits réels puisqu’il s’agit de leur durée maximale (art. L. 2122-6 al. 3 CGPPP). La convention permet également au preneur – la Communauté urbaine puis le délégataire – d’instaurer des « servitudes passives indispensables à la réalisation des ouvrages, constructions et installations ». Ces servitudes sont supportées par la dépendance domaniale devenant le fonds servant. Or, les servitudes conventionnelles ne pouvaient être conclues sur le domaine public avant le Code général de la propriété des personnes publiques (cf. F. Hourquebie, « Les servitudes conventionnelles sur le domaine public », RFDA 2007 p. 1165). Seules les servitudes constituées avant l’entrée du bien dans le domaine public et compatibles avec son affectation étaient permises (CE, 14 déc. 2011, Bouyeure, req. n° 337824). Sous l’empire du droit antérieur au Code de 2006, il était impossible de prévoir la possibilité pour le preneur de constituer des servitudes sur la parcelle intégrée au domaine public. La clause du contrat le permettant est donc incompatible avec la domanialité publique. L’incompatibilité se poursuit avec l’examen du mode de cession des droits réels. En effet, le contrat stipule que la cession des droits réels s’effectuera après une simple notification au Port autonome de Marseille alors que l’article 34-2 du Code du domaine de l’État (art. L. 2122-7 CGPPP) impose un agrément. De la même manière, puisque le contrat a été conclu sans prendre en compte les règles applicables sur le domaine public, l’hypothèque n’est pas limitée à la garantie des emprunts pour la réalisation, la modification ou l’extension des ouvrages, ce qui emporte une nouvelle incompatibilité. Enfin, le recours au crédit-bail prévu par le contrat permettant au délégataire de service public, ou concessionnaire, de financer les constructions est contraire aux dispositions de l’article L. 34-7 du Code du domaine de l’État. Ce n’est que depuis la loi du 12 mai 2009 (n° 2009-526 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures, JORF 13 mai 2009 p. 7920) que le recours à cette technique contractuelle est autorisée pour les constructions édifiées sur le domaine public affectées soit à un service public faisant l’objet d’un aménagement indispensable, soit à l’usage direct du public. La loi du 25 juillet 1994, reprise par le Code de 2006, n’autorisait la conclusion de ces contrats que lorsque le bien ne recevait aucune affectation. L’incompatibilité retenue par le juge administratif est ici circonstanciée car le contrat de délégation de service public est conclu en 2005 – et les délibérations attaquées datent du 19 février 2009 -, le recours au crédit-bail est toutefois possible pour les délégataires de service public lorsque le contrat est conclu après l’entrée en vigueur de la loi du 12 mai 2009.

Aux confins du droit de la domanialité publique et du droit privé, le recours à cette technique contractuelle fait apparaître ce que certains membres de la doctrine nomment d’ores-et-déjà le bail à construction « administratif » (Ph. Yolka, « À propos du « bail à construction administratif », AJDA 2016 p. 1145). Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, le bail à construction subirait le même sort que les autres contrats au contact du domaine public en endurant une phase d’administrativisation. Comme le souligne Jean-Bernard Auby : « lorsqu’ils sont utilisés par l’administration, les montages contractuels ou patrimoniaux de droit privé subissent une mutation, qui les rend souvent méconnaissables » (« À propos de la notion d’exorbitance du droit administratif », in F. Melleray (dir.), L’exorbitance du droit administratif en question(s), Poitiers, LGDJ, coll. de la Faculté de droit et des sciences sociales, p. 23).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 04 ; Art. 126.

   Send article as PDF   
ParJDA

Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique

par Camille CUBAYNES,
Doctorante contractuelle en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Note sous Conseil d’État, 9 décembre 2016, n° 396352

Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique

Art. 109. Le jour où le Président de la République promulguait la loi n° 2016-1691 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II qui venait notamment ratifier les ordonnances[1] de transposition des directives européennes « marchés »[2] et « concessions »[3], le Conseil d’État rendait une décision rappelant l’importance du critère du contrôle dans la reconnaissance d’une mission de service public.

Bien que classique, la question de l’existence d’une mission de service public est d’importance, puisque la délégation de sa gestion à un tiers devra, dès lors, faire l’objet d’une procédure spécifique, imposant notamment des obligations de publicité et mise en concurrence.

Par convention conclue le 1er février 2010, la commune de Fontvieille a confié à Mme B l’exploitation touristique de deux sites historiques, l’un, propriété privée dont la commune exerce la gestion (Moulin de Daudet), l’autre, propriété publique de la commune (Château de Montauban). Le contrat, conclu pour une durée de 11 mois, mettait à la charge de son titulaire l’ouverture au public du Moulin de Daudet 7 jours sur 7 et celle du Château de Montauban, au moins pour la durée des vacances scolaires, ainsi que le versement d’une redevance mensuelle de 7 500 euros. Celui-ci se rémunère sur les droits d’entrée perçus du public ainsi que sur la vente de divers produits dérivés (ventes de souvenirs, cartes postales, livres). Certaines échéances n’ayant pas été honorées par Mme B, la commune lui a adressé plusieurs titres exécutoires.

Après avoir sollicité, en vain, la remise gracieuse de ces titres, cette dernière saisit alors le Tribunal administratif de Marseille afin que celui-ci reconnaissance leur illégalité. La requérante se prévaut pour cela de l’article L. 1411-2 du CGCT. En vertu de ce dernier en effet, « Les montants et les modes de calcul des droits d’entrée et des redevances versées par le délégataire à la collectivité délégante doivent être justifiés dans ces conventions. », ce qui n’est pas le cas dans la convention. La requérante estime donc que le contrat dont elle est titulaire constitue une délégation de service public.

Déboutée en première instance, la requérante obtient satisfaction auprès de la Cour administrative d’appel de Marseille qui reconnaît la nature de service public à la mission confiée à Mme B et annule de fait les titres exécutoires litigieux.

Réfutant la qualité de délégation de service public au contrat conclu le 1er février 2010, la commune se pourvoit en cassation.

Classique mais récurrente, la question posée au juge administratif tenait ainsi dans la qualification du contrat. Il convenait de déterminer si le contrat confiant l’exploitation des sites touristiques en cause constituait, ou non, une délégation d’un service public. De la qualification ainsi retenue découle en effet le régime applicable à cette convention, notamment, en l’espèce, la légalité du montant et du calcul des redevances et de leur recouvrement.

Constatant l’absence de contrôle de la commune sur l’activité prise en charge par la requérante, le Conseil d’État, sans toutefois rechercher lui-même la qualification du contrat litigieux, lui dénie la qualité de délégation de service public (I). Les juges du Palais Royal estiment leur raisonnement conforté par le fait que la convention contenait une clause permettant à son titulaire de résilier unilatéralement le contrat à tout moment, moyennant un préavis de seulement 3 mois (II).

I – Le rappel du caractère prépondérant du critère du contrôle dans la qualification d’activité de service public

Afin de déterminer la nature de l’activité en cause, le Conseil d’État va contrôler si les exigences constantes de la jurisprudence pour que soit reconnue la qualité d’activité de service public sont, en l’espèce, remplies.

On sait qu’en l’absence de qualification légale, l’activité exercée par une personne privée peut être reconnue comme constituant la gestion d’une mission de service public dans deux hypothèses. Il en sera tout d’abord ainsi si l’activité en cause présente un caractère d’intérêt général, fait l’objet d’un contrôle exercé par une personne publique et engendre la détention par son gestionnaire de prérogatives de puissance publique (Conseil d’État, Section, 28 juin 1963, Sieur Narcy). En l’absence de telles prérogatives, la jurisprudence a accepté que la personne privée soit néanmoins reconnue comme délégataire d’une activité de service public « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints » l’ensemble de ces éléments laissant apparaître « que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (Conseil d’État, Section, 22 février 2007, Association du Personnel Relevant des Établissements pour Inadaptés – APREI).

Mme B n’étant pas titulaire de prérogatives de puissance publique, c’est cette seconde hypothèse qu’étudie le juge. Celui-ci concentre son analyse sur le fait de savoir si la personne publique exerce un contrôle sur l’activité en cause. L’exigence relative à son caractère d’intérêt général n’est pas mentionnée, non pas qu’elle n’ait pas été envisagée, mais simplement parce que cette qualité ne pose pas question ici. Sont simplement rappelés les caractères historique et littéraire des deux sites, qui ne sauraient, à eux-seuls permettre de qualifier l’activité de service public[4].

Sans surprise, c’est donc le critère du contrôle qui cristallise les termes du débat. À défaut, en effet, l’activité d’intérêt général ne pourra être qualifiée de service public et la qualification de délégation de service public retenue. Il s’agit donc d’une affaire d’espèce. C’est ainsi que sur des activités pourtant similaires (gestion d’un festival de musique) le Conseil d’État avait déjà eu l’occasion de conclure à la nature de service public (Conseil d’État, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736) ou à la réfuter (Conseil d’État, 23 mai 2011, Commune de Six-Four les Plages, n° 342520).

En l’espèce le Conseil d’État estime qu’en se contentant de fixer les jours d’ouverture des sites et en imposant à la preneuse d’en respecter le caractère historique et culturel, celle-ci n’a pas exercé, sur l’activité, un contrôle manifestant sa volonté d’en faire une mission de service public. La preneuse était en effet libre de fixer le montant des droits d’entrée, le contenu des visites, leur fréquence, ainsi que le prix et la nature des produits vendus dans le cadre de l’activité annexe, exception faite du seul fait que « les produits vendus sur les sites ne peuvent être alimentaires ou de ‘’nature dévalorisante ou anachronique pour l’image et la qualité des lieux’’ » (cons. 2 et 3). Ces éléments justifient sans surprise que le Conseil d’État dénie la qualité de service public à l’activité exercée par la requérante.

La décision n’est pas inédite. Il en avait été de même dans la célèbre décision du Stade Jean Bouin (Conseil d’État, 3 décembre 2010, n° 338272), où, constatant de façon similaire l’absence de contrôle exercé par la personne publique, Nathalie Escaut, rapporteur public sur l’affaire, estimait que dans ces conditions, « il […] paraît très difficile d’identifier une quelconque mission de service public »[5]. Suivant son raisonnement, le Conseil d’État avait conclu que les stipulations de la convention liant la ville de Paris à l’Association Paris Jean Bouin imposant certaines prescriptions à l’association « s’inscriv[aient] dans le cadre des obligations que l’autorité chargée de la gestion du domaine public peut imposer, tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, aux concessionnaires du domaine » (cons. 19) mais ne sauraient en aucun cas traduire « un contrôle permettant de caractériser la volonté de la ville d’ériger ces activités en mission de service public » (cons. 18)[6].

La conviction du Conseil d’État est confortée par la présence d’une clause de rupture unilatérale au bénéfice du titulaire du contrat.

II – La confirmation de l’impossible résiliation unilatérale de la délégation de service public, par le délégataire

L’absence du critère du contrôle de l’activité exercée par la personne privée, justifie, en l’absence de qualification législative ou de prérogatives de puissance publique, à dénier le caractère de service public à celle-ci.

Le Conseil d’État estime cependant, que « au surplus » (cons. 3), la présence dans la convention litigieuse d’une clause conférant au titulaire un pouvoir de résiliation unilatérale, ne fait que conforter son analyse refusant à celle-ci le caractère de délégation de service public.

Il faut rappeler que ce pouvoir de résiliation unilatérale est longtemps resté l’apanage de la personne publique et constituait, au même titre que le pouvoir de modification unilatéral, l’expression du régime des contrats administratifs.

La jurisprudence a cependant reconnu au travers de l’arrêt Société Grenke Location[7], la possibilité pour les parties à un contrat public d’introduire une clause de résiliation unilatérale au bénéfice du cocontractant de l’administration. Qualifiée de « reconnaissance apparente » par la doctrine[8], l’existence et l’exercice d’une telle possibilité est en effet très encadrée.

À titre préliminaire et en tout état de cause, l’existence du droit de résiliation unilatérale ne saurait être exercé qu’en raison de méconnaissances, par l’administration, de ses obligations contractuelles (condition 1). Il faut que cette possibilité ait été prévue contractuellement (condition 2) et que le contrat en cause ne porte pas sur l’exécution même du service public (condition 3). En outre, lorsque le cocontractant souhaite activer cette clause et mettre fin au contrat, celui-ci doit avoir permis à la personne publique de s’opposer à la rupture pour un motif d’intérêt général (condition 4). Dans ce cas, si le cocontractant est libre de contester devant le juge le motif d’intérêt général qui lui est opposé, il est toutefois tenu de poursuivre l’exécution, sous peine de voir prononcer la résiliation à ses torts exclusifs.

En l’espèce, c’est la condition n° 3 qui poserait problème si le contrat litigieux consistait bien, ainsi que le soutient la requérante (confortée en cela par la Cour administrative d’appel de Marseille), une délégation de service public.

Il s’agit là d’un élément supplémentaire en défaveur de la qualification de délégation de service public, ce que souligne le juge en précisant, après avoir constaté l’absence de contrôle : « qu’eu égard, au surplus, à la faculté donnée à la preneuse de révoquer la convention à tout moment et à la brièveté du préavis applicable, la cour administrative d’appel de Marseille a entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique en jugeant que ce contrat avait pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel » (cons. 3, nous soulignons). Il ne s’agit bien ici que d’un indice et non un élément, en lui-même, discriminant la qualification de délégation de service public. Si le contrat avait été une délégation de service public, l’insertion d’une telle clause aurait été illégale. Il aurait alors fallu juger de son caractère divisible du reste du contrat pour déterminer les conséquences de son annulation[9].

On peut noter pour finir que le Conseil d’État ne recherche pas, après annulation, la qualification du contrat litigieux, comme il le fait pourtant souvent sur le fondement de l’article L. 821-2 du Code de justice administrative. Il reviendra alors à la Cour administrative d’appel de Marseille devant laquelle l’affaire est renvoyée, d’envisager la qualification éventuelle de marché ou de simple convention d’occupation du domaine.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109.

[1] Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics et Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, relative aux contrats de concession.

[2] Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics.

[3] Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession.

[4] C’est ce que prend soin de rappeler le Conseil d’État en sanctionnant l’erreur de qualification de la Cour administrative d’appel de Marseille qui se fondait principalement sur cet aspect pour reconnaitre la qualité de délégation de service public du contrat litigieux « la cour administrative d’appel de Marseille a entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique en jugeant que ce contrat avait pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux et constituait une délégation de service public » (cons. 3, nous soulignons).

[5] Escaut (N.), « La reconstruction du stade Jean Bouin est-elle une délégation de service public ? Les conventions d’occupation domaniale doivent-elles faire l’objet de publicité et de mise en concurrence ? », BJCP, Janvier 2011, n° 74, p. 36 à 54.

[6] Cette décision concluait également à l’absence de nécessité de mise en concurrence des conventions d’occupations du domaine. La position du Conseil d’État devrait bientôt évoluer tant sous l’effet de la jurisprudence européenne (CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl, Aff C-458/14 et Mario Melis e.a., Aff. C-67/15) que du législateur interne, ce dernier ayant habilité le gouvernement à prendre par ordonnance : « Les règles d’occupation et de sous-occupation du domaine public, en vue notamment de prévoir des obligations de publicité et de mise en concurrence préalable applicables à certaines autorisations d’occupation et de préciser l’étendue des droits et obligations des bénéficiaires de ces autorisations » par la loi Sapin II.

[7] Conseil d’État, 8 octobre 2014, Société Grenke Location, n° 370644.

[8] Mestres (J.) et Minaire (G.), « La reconnaissance apparente d’une résiliation du contrat administratif à l’initiative du cocontractant privé », Contrats publics – Le Moniteur, n° 149, Décembre 2014, p. 62 à 66.

[9] En ce sens, voir le raisonnement de la Cour administrative d’appel de Douai, validant l’insertion d’une clause de résiliation unilatérale sanctionnée en première instance par le tribunal administratif et précisant que cette clause était divisible du reste du contrat (CAA Douai 4 février 2016, N° 15DA01296, cons. 13).

   Send article as PDF   
ParJDA

Retour sur la, ou les, position(s) du Conseil d’État en matière d’état d’urgence

par Abdesslam DJAZOULI-BENSMAIN,
Doctorant contractuel en Droit Public à l’Université Toulouse 1 Capitole (IDETCOM)

Art. 108. (Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, Avis CE n° 390.786 du 17 novembre 2015, Avis CE n° 391.124 du 2 février 2016, Avis CE n° 291.519 du 28 avril 2016, Avis CE n° 391.834 du 18 juillet 2016, Avis CE n° 392.427 du 8 décembre 2016)

Cet article fait suite au dossier du Journal du Droit Administratif portant sur l’Etat d’Urgence d’avril 2016 – Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina

«L’état d’urgence ne peut être renouvelé indéfiniment». Cette simple phrase dans un entretien au Monde[1] de Jean-Marc Sauvé[2] a suscité dans la vie civile une vague d’interrogation[3] sur le fondement des prorogations successives de l’état d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.

À la suite des attaques du Stade de France, du Bataclan et des terrasses parisiennes, le Président de la République a décidé de mettre en place ce vieux mécanisme datant de la guerre d’Algérie. À l’origine, le législateur souhaitait créer un état d’exception sans pour autant y intégrer la connotation martiale de l’état de guerre ou l’état de siège (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23). Cette volonté est alors clairement explicitée par l’Assemblée nationale dans une lettre au ministre de la Justice où les députés développent l’idée selon laquelle «les hommes qui commettent ces attentats[4] contre les personnes et les biens ne sauraient en aucun cas être considérés comme ayant un caractère militaire»[5]. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que François Mitterrand, encore ministre de l’Intérieur sous le gouvernement de Mendes-France en février 1955, fut l’un des grands artisans[6] de cette loi gratifiant l’exécutif de prérogatives supplémentaires. Cela est d’autant plus étonnant qu’il fut l’auteur d’un essai à charge envers le Président de Gaulle, «Le Coup d’État permanent[7]», où il dénonce précisément le cumul de prérogatives au profit de l’exécutif sous le régime de la Vème République.

Cette loi a été mise en action, avant les évènements tragiques qui nous intéressent, trois fois seulement depuis son entrée en vigueur. Une première fois pour circonscrire les premières étincelles de la guerre d’Algérie[8] sans pour autant faire intervenir les forces armées[9]. Une seconde fois lors des évènements en Nouvelle-Calédonie[10] pour tenter de gérer la situation. Enfin, une troisième fois en 2005[11] lors des émeutes des banlieues parisiennes malgré la relative légèreté des causes de son actionnement[12] par rapport aux précédentes.

Déjà à l’époque, et notamment concernant les émeutes de 2005, la question de la prorogation de cette disposition d’exception a fait l’objet de vifs débats juridiques sur cette question fondamentale : une prorogation de l’état d’urgence n’étend-elle pas le risque de voir apparaître en France un état d’exception permanent ? Il est d’ailleurs intéressant de constater que la doctrine s’est insurgée à l’encontre de cet état d’exception permanent à la suite d’une prorogation seulement de trois mois alors qu’aujourd’hui nous vivons sous l’état d’urgence depuis plus d’un an. Tout cela met en perspective ces débats vieux d’une décennie à l’aube de la nouvelle année.

Les questions de 2005 se posent encore aujourd’hui avec une nouvelle envergure. Après une première prorogation de trois mois[13] en novembre 2015, le gouvernement a décidé de prolonger encore une fois l’état d’urgence de trois mois en février 2016[14], puis encore deux mois en mai 2016[15] pour enfin arriver à la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant une nouvelle fois cet état d’exception pour six mois portant la durée totale à dix-sept mois. Nous vivons donc ainsi la plus longue application de cette disposition depuis la Guerre d’Algérie, ce qui nous pousse à la réflexion quant à l’intensité de l’actualité.

Cette multiplication des prorogations a, naturellement, donné l’occasion au Conseil d’État d’exercer sa mission traditionnelle, celle de donner sa position sur les projets de loi qui lui sont soumis. Il s’agit de sa mission depuis plus de deux siècles[16] et elle permet, selon les mots du Vice-Président Sauvé, « aux représentants du peuple français — d’assurer de manière informée et juridiquement rigoureuse les missions constitutionnelles qui sont les leurs[17] ». Ces avis, qu’ils soient favorables ou défavorables, apportent une forme de caution juridique que le Conseil d’État, par son importance, est à même d’apposer. Lorsque la disposition législative sur laquelle il est amené à se prononcer revêt une importance aussi grande que celle de la prorogation d’un état d’exception, l’avis apparaît alors comme fondamental dans l’appréciation que les juristes, les politiques et la société civile doivent se faire de l’opportunité de la décision de prolongation de l’état d’urgence.

Ainsi, l’étude attentive de la succession d’avis du Conseil d’État sur cette question semble pertinente et nécessaire. De plus, l’expression publique du Vice-Président de cette même juridiction, s’écartant[18] de son devoir de réserve, incite à l’imagination. Est-ce que le Conseil d’État arrive à ce qu’il juge être une limite en terme de prorogation ? Est-ce que celui-ci, malgré les différents avis favorables, souhaite exprimer des réserves à l’encontre de ces dispositions ? Ces questions n’obtiennent pas de réponse dans l’entretien sommaire du Monde. Néanmoins le juriste peut trouver des éléments de réponses dans les avis du Conseil d’Etat. De cette manière, il nous sera possible d’apporter des pistes de réflexion quant à la position de la Haute-Cour sur l’état d’urgence. Il sera intéressant de déterminer si celle-ci est homogène tout au long de cette année où si, tout au contraire, elle change selon la période donnée. Nous pourrons également apprécier le ton de la Cour suprême de l’ordre administratif et dégager l’évolution de celui-ci.

Les avis du Conseil d’État ne sont pas complètement homogènes, il est possible d’en extraire des différences notables malgré un socle formel commun évident. Chacun intervient à un moment précis et subit (ou embrasse) l’actualité — parfois triste — de notre époque. Ces deux aspects poussent le lecteur à lire ces avis comme les épisodes d’une longue « saga ». Les deux premiers avis, prorogeant chacun de trois mois l’état d’urgence se font l’écho de « la menace fantôme » (I) qui a régné sur notre pays comme sur notre système juridique au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Le troisième avis, prorogeant là de simplement deux mois, apparaît comme « un nouvel espoir » (II) pour le Conseil d’État de voir ses recommandations suivies. Enfin, les deux avis les plus récents marquent le retour d’une approche plus ferme de l’état d’urgence, une « contre-attaque » de l’exécutif (III).

I. La menace fantôme

Les deux premiers avis du Conseil d’État (n° 390.786 et n° 391.124) sont les plus proches des attentats du 13 novembre 2015 qui sont la cause originelle de l’application de la loi du 3 avril 1955. Le contexte sécuritaire est encore perturbé par les attaques de Paris, mais aussi par un climat international particulièrement lourd. La tension est alors palpable tant le pays semble vulnérable face à ces dangers qui sont par définition invisibles. L’Etat doit réagir et l’exécutif décide d’utiliser ce dispositif de l’état d’urgence, inappliqué depuis une décennie.

Déjà aux visas de ces deux premiers avis, quelque chose attire l’œil du juriste : le quantum de la prorogation proposé par le projet de loi. Cette mention n’est pas anodine, car comme nous le verrons, la question du prolongement de l’état d’exception dans le temps est au cœur des réticences que met en exergue le Conseil d’État dans ses avis. De plus, la mise en perspective de ces périodes avec les justifications de fait qu’évoque le juge administratif peut être intéressante à réaliser tant ces deux éléments seront fondamentales dans les avis suivants. Dans le cas des deux premiers, sans réelle surprise, il s’agit d’une période de trois mois.

La première prorogation n’a pas eu réellement besoin de justification matérielle tant la menace terroriste était encore dans l’actualité. Ainsi l’avis, comme le projet de loi, ne fait pas mention particulière des raisons tangibles qui imposent cette prorogation. Néanmoins le texte passe plus de temps que les autres à justifier de l’opportunité juridique d’une telle disposition. Le juge administratif fait appel à deux éléments. D’abord la décision du Conseil Constitutionnel sur la constitutionnalité de l’application de la loi du 3 avril 1955 en 1985 concernant la Nouvelle-Calédonie[19]. Puis, sa position préalable, au lendemain des émeutes de 2005, sur la conventionalité du dispositif au regard de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales[20] (sur ce point, Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 27). Le juge administratif n’utilisera plus ces éléments dans les avis suivants et ne gardera que de simples éléments de faits.

Ainsi, dans l’avis du 2 février 2016 portant sur la deuxième prorogation de l’état d’urgence, le Conseil d’État justifie le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public[21]» par les «liens entre le terrorisme intérieur et le terrorisme dirigé depuis l’étranger contre la France» qui n’ont «rien perdu de leur intensité» ; la présence jugée «importante de ressortissants français […] en zone Irako-Syrienne» qui «sont susceptibles de revenir en France à tout moment pour y accomplir des actions violentes» et la «persistance de la menace» du fait « d’actions de moindre ampleur». Tous ces éléments factuels développent cette notion d’une possible « menace fantôme » qui, tout en pesant avec gravité sur notre société n’est pourtant pas tangible, elle est même parfois extérieure.

Néanmoins le Conseil d’État considère l’état d’urgence justifié et cela notamment vis-à-vis de l’efficacité de celui-ci. Le juge administratif considère que «l’expérience acquise depuis le 14 novembre a confirmé la nécessité des mesures prises au titre de l’état d’urgence tant pour prévenir les attentats que pour désorganiser les filières terroristes». Sur le terrain de l’efficacité, lors des premiers mois de son application, force est de constater que la disposition a fait ses preuves avec, notamment, 3284 perquisitions, 392 assignations à résidence et 10 fermetures de lieux de cultes[22]. Néanmoins, il apparaît complexe de lier l’opportunité de l’application de la disposition à son efficacité tant, par la suite, celle-ci ne va pas se pérenniser.

Le second avis a une autre originalité, celle de faire mention d’une mise en garde de la juridiction administrative envers le Gouvernement et le législateur quant à l’habitude qui pourrait se créer de prolonger cet «état de crise». Le Conseil énonce, par la négative, que la durée proposée de trois mois «n’apparaît pas inappropriée au regard des motifs justifiant la prorogation ». De plus, le juge considère que «la prorogation prévue opère […] une conciliation non déséquilibrée entre la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement, d’une part, et la protection de l’ordre et de la sécurité publics, d’autre part». Tout cela sous-entend, à notre avis, une forme de mise en garde sur l’avenir. Il s’agit d’un avertissement qui cherche à éviter que ce temps de crise ne se banalise. Le juge reprend par ailleurs les conclusions du juge des référés du Conseil d’État de 2005[23] qui déjà à l’époque rappelait qu’un «régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui dans un État de droit sont par nature limités dans le temps et dans l’espace». Le message apparaît comme clair, il est d’ailleurs explicité, «l’état d’urgence doit demeurer temporaire». Le Conseil d’État ajoute que l’état d’urgence perd son objet quand «s’éloignent les atteintes graves à l’ordre public» ou «que sont mis en œuvre des instruments qui, sans être de même nature que ceux de l’état d’urgence […] ont vocation à répondre de façon permanente à la menace qui l’a suscité». On retrouve ici les deux aspects qui vont s’avérer fondamentaux pour apprécier le changement de ton que va opérer le Conseil d’État à travers les avis suivants.

II. Un nouvel espoir

L’avis n° 391.519, concernant la troisième prorogation de l’état d’urgence, apparaît comme inédit à la lumière des deux précédents. Sur la forme, il reprend pourtant le même schéma que le deuxième avis en énonçant des éléments de faits qui vont venir justifier l’opportunité du projet de loi d’avril 2016.

L’avis observe que «plusieurs attaques terroristes ont frappé des métropoles d’Europe, du Proche et du Moyen-Orient» caractérisant, une fois de plus, cette menace invisible planant sur notre société, mais, également, l’incidence du double attentat de Bruxelles[24]. Enfin, il souligne également que des «opérations terroristes qui ont eu lieu ont été préparées, financées et réalisées par des individus venant de zones de combat en Syrie et profitant de filières de migration et de nombreux déplacement dans l’espace européen» visant la France et ses intérêts à l’étranger.

De manière, plus originale, le Conseil d’État relève la collusion entre ces menaces extérieures et l’organisation de manifestations sportives de grandes ampleurs en France. Il s’agit notamment de l’EURO 2016[25] de Football et de l’édition 2016 du Tour de France[26]. Et alors qu’il pourrait comme dans le second avis ne justifier la prorogation de l’état d’urgence que par les premiers éléments factuels, le juge administratif utilise la «conjonction d’une menace terroriste persistante d’intensité élevée[27]» avec les manifestations sportives de niveau national pour motiver sa décision et pour caractériser le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public».

Nous sommes là en présence de l’un des points d’intérêts de cet avis. Le Conseil d’État ne considère plus que les « simples » évènements extérieurs reflétant la « menace fantôme » explicitée plus haut justifient les prorogations successives de l’état d’urgence. Selon lui, il faut désormais, les conjuguer avec des évènements d’une ampleur telle que le risque sur la sécurité nationale est palpable. Il s’agit d’une forme supplétive d’avertissement dirigé vers l’exécutif et le législateur.

Le Conseil d’État rappelle ensuite, dans son quatrièmement, que l’état d’urgence «doit demeurer temporaire» comme dans son avis du 2 février 2016. Puis, le juge administratif relève la conformité de ce nouveau projet de loi par rapport aux mises en garde qu’il avait réalisées lors des avis précédents. En effet, le gouvernement a limité cette nouvelle prorogation à seulement deux mois, et cela pour couvrir la durée des manifestations sportives précitées. Ainsi, l’exécutif et le législateur en adoptant ce projet de loi se montrent plus mesurés dans l’application de la loi de 1955 de sorte qu’un nouvel espoir semble jaillir dans les mots du Conseil d’État. En effet, ses trois recommandations précédentes, sur l’efficacité de la mesure, sur son quantum et sur les pouvoirs accordés à l’exécutif semblent avoir porté leur fruit.

Le juge administratif note «que cette prorogation limitée dans le temps […] tient compte de la réduction progressive des effets des mesures de l’état d’urgence au fil du temps». En effet, force est de constater que l’effectivité de la disposition d’exception n’est plus ce qu’elle était au moment de sa première prorogation. La grande majorité des perquisitions et assignations à résidence s’est faite dans les premiers mois de la mesure, au-delà, celles-ci se sont faites plus rares démontrant de l’affaiblissement progressif de l’impact réel de ces dispositions.

Le Conseil d’État fait également mention de «pouvoirs réduits» de l’exécutif pendant l’état d’urgence. En effet, cette nouvelle prorogation exclut l’usage de perquisitions administratives rétrécissant de fait les moyens quelque peu exorbitants accordés à l’administration en temps de crise. Rappelons que la perquisition est, avec l’assignation à résidence, l’outil clé de la loi du 3 avril 1955 (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 32).

Enfin, le Gouvernement n’a proposé qu’une prorogation de deux mois, simplement pour envelopper le Tour de France et l’EURO 2016 de la couverture sécurisante de l’état d’urgence. Cette décision apparaît, pour le lecteur comme pour le juge administratif, comme un assouplissement de la mesure sonnant, peut-être, le glas de l’état d’exception.

Ces trois éléments démontrent l’espoir du Conseil d’État de voir l’application de cette disposition cesser dans les mois qui suivent. Le juge administratif énonce qu’ils sont «bien de nature à conduire à une cessation de cet état» tout en rappelant, encore une fois, que l’état d’urgence «perd son objet, dès lors que s’éloignent les atteintes graves à l’ordre public» ou que sont «mis en œuvre des instruments […] ayant vocation à répondre de façon permanente à la menace qui l’a suscité». Il apparaît clair au terme des quatrième, cinquième et sixième points de l’avis du 28 avril 2016 que le juge administratif appelle le Gouvernement et le législateur à une sortie progressive et maîtrisée de l’état d’urgence.

III. L’empire contre-attaque

Cet espoir du juge administratif n’a pourtant pas été suivi par les faits, ce qui peut être constaté à travers les deux avis suivants, celui du 18 juillet 2016 et le très récent du 8 décembre de la même année.

C’est une actualité particulièrement dense bouleversant encore une fois le pays qui a poussé le Gouvernement et le législateur à réagir fortement. Les attentats du 14 juillet 2016 à Nice[28] ont vu passer la « menace de fantôme » à une menace plus directe, plus tristement palpable. La société civile, la population, a tout de suite demandé une réaction de la part de l’autorité et c’est ainsi, alors que la loi de prorogation précédente avait été celle de la modération, qu’est née la loi n° 2016-987 du 21 juillet qui a été celle de la contre-attaque de l’administration pour relancer plus fortement la dynamique de l’état de crise.

Initialement, le projet de loi prévoyait une prorogation de trois mois de l’état d’urgence mais la loi repoussera à six moi supplémentaires. Le juge administratif constate évidemment la violence de l’actualité avec l’attentat de Nice, mais aussi une «menace terroriste» intense résultant de «la venue d’individus en provenance de zones de combat en Syrie, profitant des filières de migration[29]». Le Conseil d’État, comme pour la première prorogation, n’a besoin d’aucune autre base factuelle que celle des attentats de Nice pour qualifier le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public» de sorte que seul cet acte justifie une prorogation de six mois. On peut par ailleurs se poser la question de l’opportunité du quantum alors que les attentats de Paris n’avaient entrainé « que » 3 mois de prorogation.

Le dernier avis en date, celui du 8 décembre 2016, reprend quelque peu la logique du troisième avis mais est dépourvue de l’espoir qu’il, semblait-il, inspirait. Il découle de la menace terroriste «intense», sur de nombreux attentats «commandité à partir du territoire syrien» déjoués par les forces de l’ordre, mais surtout de «l’assassinat d’un prêtre de la paroisse de Saint-Etienne-du-Rouvray» en date du 26 juillet 2016[30]. Néanmoins, de la même manière que dans l’avis du 28 avril, le Conseil d’État vient mettre en relation cette «menace intense» avec un élément d’actualité : la campagne électorale présidentielle et législative. Usant de la même formule, le juge administratif «estime que la conjonction de la menace terroriste persistante d’intensité élevée […] et des campagnes électorales présidentielle et législative caractérise un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public».

Dans les deux avis, le juge administratif rappelle la nécessité de ne pas banaliser dans le temps l’état de crise par les formules devenues traditionnelles. Néanmoins, le lecteur peut sentir un haussement de ton de la part du juge administratif dans l’expression de la formule suivante au (5) de l’avis du 18 juillet 2016 : «Les menaces durables ou permanentes doivent être traitées, dans le cadre de l’État de droit, par des moyens permanents renforcés par les dispositions résultant des lois récemment promulguées[31]». Là où le Conseil laissait un choix auparavant – la disparition du péril imminent ou l’adoption de moyens appropriés – il se montre ici plus ferme en utilisant une tournure plus affirmative.

Par ailleurs, dans le dernier avis en date, le juge administratif précise plus encore sa position en associant les «instruments permanents de lutte contre le terrorisme» au «projet de loi sur la sécurité publique qui sera prochainement examiné par le Parlement». Il est relativement sain d’imaginer que cette analogie (en plus des propos de Jean-Marc Sauvé à la presse) est l’ultime alerte du Conseil d’État sur les dérives temporelles de l’état d’urgence.

La position du Conseil d’État est complexe sur le sujet de l’état d’urgence. Le pouvoir judiciaire et surtout la plus haute juridiction de l’ordre administratif doivent à la fois garantir les droits et libertés de chacun tout en conciliant ceux-ci avec les questions de protection de l’ordre public. Difficile, dans cette situation de trouver l’équilibre parfait. Les différents épisodes de cette « saga » posent de nombreuses questions annexes que le juge administratif ne traite pas du fait de leur caractère trop politique. Elles sont néanmoins essentielles. Il s’agit de savoir si la société veut vivre perpétuellement sous cet état de crise, si elle n’encoure pas de voir les dispositions de l’exception se transformer en droit commun ou encore si elle est prête à limiter ces libertés pour plus de sécurité. Le danger également est de voir cette « saga » se perpétuer trop longtemps au risque de voir les épisodes se répéter. Ces problématiques ne peuvent obtenir de réponses dans les avis du Conseil d’État, mais poussent à un réveil de la conscience citoyenne que nous appelons de nos vœux.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 108.

[1] Le Monde, Samedi 29 octobre 2016, propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin

[2] Vice-Président du Conseil d’Etat depuis 2006

[3] Quelques exemples : « Etat d’Urgence : les réserves du Conseil d’Etat et les questions sur une nouvelle prolongation » – LeFigaro.fr publié le 19/11/16 ; « Etat d’urgence : le vice-Président du Conseil d’Etat » – Linfo.re publié le 18/11/16 ; « L’Etat d’Urgence : un régime d’urgence qui doit rester exceptionnel » – Village-Justice.com publié le 20/12/16

[4] Nous sommes encore dans le cadre de la guerre d’Algérie

[5] Lettre de l’Assemblée Nationale à Jean-Michel Guérin du 13 novembre 1954 – BB18 4226

[6] François Mitterrand reconnaît sa participation à l’élaboration du dispositif dans des débats à l’Assemblée Nationale le 31 mars 1955

[7] Edition Plon, Coll. Les débats de notre temps, 1964

[8] Plusieurs fois de 1955 à 1962 lors des évènements de la Toussaint Rouge, des mouvements du 13 mai 1958 et du « Putsch des généraux » en 1961. Pour aller plus loin, Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 25

[9] Cela n’aura que peu d’incidence sur le cours de l’histoire

[10] Loi n°85-86 du 25 janvier 1985 relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances

[11] Décret n°2005-1386 du 08 novembre 2005 portant application de la loi du 3 avril 1955 ; Loi n°2005-1425 du 18 novembre 2005 prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955

[12] L’utilisation de l’état d’urgence a été vivement critiqué comme une pure action d’opportunité politique visant à mettre en avant le Premier Ministre, Dominique de Villepin, face à son ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy

[13] Loi 2015-1501 du 20 novembre 2015

[14] Loi n°2016-162 du 19 février 2016

[15] Loi n°2016-629 du 20 mai 2016

[16] Article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII

[17] Conclusion de Jean-Marc Sauvé, « L’Assemblée nationale et les avis du Conseil d’Etat », Assemblée nationale 25 novembre 2016

[18] Il ne s’écarte en fait que très peu de son devoir de réserve puisque les avis explicitent exactement la même idée

[19] Cons. Constit. N°85-187 DC du 25 janvier 1985

[20] CE Ass. 24 mars 2006, Rolin et Boisvert

[21] L’article 1er de la loi du 3 avril 1955 énumère deux situations qui permettent son application, le « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » et des évènements présentant le caractère de « calamité publique »

[22] Au 3 février 2016 – JORF n°0048 du 26 février 2016

[23] 9 décembre 2005 (n°287777) et plus récemment 27 janvier 2016 (n°396220)

[24] Des attentats ont été commis le 22 mars 2016 dans la ville de Bruxelles notamment dans des infrastructures de transports. Deux terroristes ont réalisé un attentat suicide à l’aéroport de la ville et un troisième dans une rame de métro. Ces attentats ont été revendiqués par l’Etat islamique et l’enquête a démontré la collusion entre les auteurs et ceux des attentats de Paris de novembre 2015.

[25] Avec 51 matchs disséminés dans tous le pays et une affluence particulière de spectateurs, notamment étrangers, le facteur risque était très fort

[26] De la même manière, le Tour de France attire beaucoup de spectateurs à travers de tout le pays

[27] Les attentats de Bruxelles, les opérations terroristes à l’étranger, …

[28] A l’issue du feu d’artifice de la fête nationale, un homme a causé la mort de 84 personnes et a fait 286 blessés en percutant la foule à l’aide d’un camion sur la Promenade des Anglais. L’attentat a été revendiqué par le groupe Etat islamique

[29] Le juge administratif fait référence à la « crise des migrants » de fin d’année 2015 qui a vu un grand nombre de réfugiés quitter les zones de guerres pour rejoindre l’espace Schengen

[30] Assassinat revendiqué par le groupe Etat islamique

[31] Loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, loi n°2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs et loi n°2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lute contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale

   Send article as PDF   
ParJDA

Le JDA annonce la réforme du CJA !

par Lucie SOURZAT,
ATER en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole

Art. 100.

Le décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016
portant modification du code de justice administrative :
une volonté affirmée d’allégement des juridictions administratives

Le décret  n°2016-1480 du 2 novembre 2016 prévoit plusieurs dispositions réformant le contentieux administratif. Il semblerait que la plupart des mesures visent non seulement à alléger les juridictions administratives, mais surtout à rationnaliser les recours formés devant elles.

La plus flagrante de ces modifications concerne surement le domaine du contentieux des travaux publics. En effet l’ancien article R.421-1 du Code de justice administrative dispensait exceptionnellement la victime d’un dommage de travaux publics, y compris en matière de contrats de travaux publics, d’une obligation de former un recours administratif préalable obligatoire auprès de l’administration concernée. Ainsi il était possible de saisir directement le juge administratif d’un recours en réparation. À partir du 1er janvier 2017 tel ne sera plus le cas. Les requérants concernés par un dommage de travaux publics auront désormais l’obligation de lier le contentieux en appliquant la règle de la décision préalable avant de saisir le juge pour espérer une indemnité en réparation de leur dommage.

Par ailleurs l’article R.431-3 du Code de justice administrative est lui aussi modifié. Dés le 1er janvier 2017, en cas de contentieux relatif non seulement aux dommages de travaux publics mais aussi aux conventions d’occupation du domaine public ainsi que pour l’appel des contentieux en excès de pouvoir dans le domaine de la fonction publique, les requêtes et les mémoires devront, à peine d’irrecevabilité, être présentés par un avocat. La dispense de ministère d’avocat ne change en revanche pas en matière de contraventions de grande voirie. En outre la même dispense est étendue à l’ensemble des contentieux sociaux tel que le prévoit la nouvelle rédaction de l’article R.431-3.4° disposant que la représentation obligatoire par un avocat n’est pas applicable « aux litiges en matière de pensions, de prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi, d’emplois réservés et d’indemnisation des rapatriés ».

En matière de contentieux indemnitaire, il ne sera plus possible de saisir la juridiction administrative avant de former une demande préalable auprès de l’administration concernée par la demande, ce que permettait pourtant jusque là la jurisprudence administrative. En effet, sûrement dans un souci de rationalisation du contentieux mais rallongeant de fait la procédure, la requête qui tend au paiement d’une somme d’argent ne sera désormais recevable qu’après l’intervention de la décision de l’administration suite à une demande préalablement formée devant elle.

Par ailleurs toujours en matière de plein contentieux la règle selon laquelle le requérant n’est forclos qu’après un délai de deux mois à compter du jour de la notification d’une décision expresse de rejet est supprimée. En effet l’article R.421-2 est modifié par l’article 10.3° du décret du 2 novembre 2016. À partir du 1er janvier 2017 le délai de recours de deux mois partira à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet.

En matière, cette fois-ci, de contrats de la commande publique, le nouvel article R.811-1 du Code de justice administrative dispose que le juge ne pourra pas statuer en premier et dernier ressort sur les demandes indemnitaires inférieures à 10.000 euros. Pour rester dans le domaine contractuel, le nouvel article R.312-11 du Code de justice administrative se trouve lui aussi modifié précisant qu’« en matière précontractuelle, contractuelle et quasi contractuelle le tribunal administratif compétent est celui dans lequel se trouve le lieu prévu pour l’exécution du contrat » sauf bien sur si les parties en disposent autrement au sein du contrat ou de ses avenants.

Enfin dans le domaine du contentieux urbanistique, l’article 33 du décret abroge l’article R.600-4 du Code de l’urbanisme. Les anciennes dispositions permettaient en effet au juge, sur une demande motivée en ce sens et devant lequel a été formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués.

La liste des modifications ici présentées n’est bien sur pas exhaustive. Le focus a été disposé sur les principaux changements qui seront susceptibles d’intéresser notamment les administrés justiciables et leurs avocats à compter du 1er janvier 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 100.

   Send article as PDF   
ParJDA

Observations sous CE, 09 novembre 2016

par Jean-Philippe ORLANDINI,
ATER en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Art. 101.

Pas de responsabilité exclusive de l’État dans l’affaire du Médiator

L’actualité juridique du mois de novembre 2016 éveillera certainement l’intérêt du lecteur intéressé par les problématiques de santé publique et de responsabilité administrative. Au risque de réveiller l’hypocondrie de certains, il est tout d’abord permis de revenir sur la validation par l’assemblée nationale de la création d’un fond spécial relatif à la « Dépakine »[2]. Un amendement voté à l’unanimité le 15 novembre dernier, devrait ainsi permettre à l’une des 14000 femmes concernées par la prise de cet antiépileptique de saisir l’office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) afin d’obtenir réparation en raison des malformations fœtales intervenues sur environ 10% des enfants. L’existence d’une telle procédure non contentieuse ne saurait toutefois écarter la possibilité offerte aux victimes d’engager une action en responsabilité devant les juridictions ordinaires.

C’est d’ailleurs dans le cadre de cette alternative qu’un autre scandale sanitaire vient de connaître certains développements. Le Conseil d’État vient effet de se prononcer le 9 novembre 2016 dans le cadre plusieurs de recours en responsabilité intentés contre l’État dans le cadre de l’affaire du médiator. La médiatisation de cette affaire ne doit pas empêcher de revenir sur les faits ayant conduit à « l’un des scandales sanitaires les plus graves de ces dernières années »[3]. Initialement mis sur le marché en 1974 afin de traiter certains troubles diabétiques pour les personnes en surpoids, le Médiator, à base de benfluroex, a progressivement été prescrit comme coupe faim. À l’occasion de sa phase de commercialisation certaines études et rapports mettent en évidence dès les années 1980 les risques d’hypertension et de valvulopathies (maladies cardiaques) entrainés par la prise de fenfluramines, molécules proches du benfluorex. Alors qu’il fait l’objet de mesures de retrait dans de nombreux pays européens dès les années 2000, la France tarde à réagir. Malgré une interdiction dans les préparations en pharmacie dès 1995, il faut attendre 2007 pour qu’une première recommandation soit adoptée par l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Alertée une nouvelle fois par les scientifiques, le médicament est finalement retiré du marché le 30 novembre 2009. Entre temps ce sont plus de 145 millions de boites qui ont été vendues à plus de 5 millions de personnes en France. Les différents rapports (CNAM, oct. 2010 ; IGAS, janv. 2011) évoquent entre 500 et 2000 décès qui seraient imputables à ce médicament.

La gravité et l’importance du scandale ont conduit le législateur à créer le 29 juillet 2011  un fond d’indemnisation spécifique. Toutefois cela n’a pas empêché certaines victimes d’engager différentes procédures pénales et administratives. L’action engagée devant les juridictions administratives vise à engager la responsabilité de l’État au titre de ses activités de pharmacovigilance. Cette mission consiste, postérieurement à la phase d’autorisation et de mise sur le marché, à prévenir des risques liés à l’utilisation des médicaments pendant leur commercialisation. Cette compétence a été attribuée à l’AFSAPS devenue en 2001 l’Agence de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) qui sont des établissements publics.

La particularité de ce contentieux indemnitaire, comme a pu le souligner Jacques Petit, tient à la relation tripartite qui existe entre les victimes (en tant que tiers), l’ANSM et plus largement l’État (en tant que contrôleur) et enfin les laboratoires Servier (en tant que fabricant contrôlé)[4]. Dans ce contexte, le tribunal administratif de Paris par un jugement du 3 juillet 2014[5], confirmé par la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 31 juillet 2015[6], concluent à la responsabilité exclusive de l’État.

Le Conseil d’État, saisi à nouveau par les victimes est amené à interpréter les conditions classiques de la responsabilité administrative dans un contexte de « socialisation du risque » en matière médicale. Il confirme d’une part que l’absence de retrait ou de suspension de l’autorisation de mise sur le marché par l’ASNM à partir de 1999 constitue une carence fautive qui incombe exclusivement à l’État (I). Cependant le juge administratif se détache de l’appréciation de l’imputabilité et de la réparation du dommage qui avait été faite en première instance et en appel. Il censure le principe d’une condamnation in solidum au profit d’un partage de responsabilité fondé sur la faute en partie exonératoire des laboratoires Servier (II). Enfin, le juge administratif, dans une approche favorable aux victimes admet le principe d’une réparation du préjudice d’anxiété, sans toutefois en faire bénéficier les requérants (III).

La carence fautive de l’État dans ses activités de pharmacovigilance

Le Conseil d’État, tout comme les juges administratifs en première instance et en appel, écarte l’existence d’un régime de responsabilité fondé sur le risque. Dès lors, en l’absence d’un tel régime qui aurait pu être favorable aux victimes, le juge administratif se fonde sur la faute.

Toute illégalité n’est pas forcément constitutive d’une faute. Au delà de l’existence de certains actes juridiques, les agissements matériels de l’administration peuvent également être constitutifs d’une faute. Il en va ainsi d’erreurs, de retards, de mensonges et même plus largement de carences[7]. Il s’agissait donc pour le juge administratif de déterminer dans quelle mesure le comportement ou plus précisément l’inaction de l’ANSM est susceptible d’être sanctionné.

Le juge administratif, en se fondant sur le code de la santé publique, conditionne le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament et plus largement son maintien, non pas à la nocivité de ce dernier mais à « l’existence et la gravité d’un risque sanitaire »[8]. Cette appréciation est faite en fonction des données et des connaissances scientifiques du « moment ». Il en résulte une réévaluation constante qui consacre une obligation de prévention qui dépasse le principe de précaution. En s’appuyant sur les différents rapports et enquêtes disponibles[9] le juge administratif, non contredit par le Conseil d’État, considère que la connaissance du danger lié à la prise du médiator était connue et avérée dès l’année 1999 (Cons. 5). Il en résulte que « l’abstention de prendre les mesures adaptées, consistant en la suspension ou le retrait de l’autorisation de mise sur le marché du Mediator, constitue (à partir de cette date) une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ». Par conséquent, entre 1974, date de l’autorisation de mise sur le marché et 1999, l’ANSM la responsabilité doit être écartée en raison de la méconnaissance d’un tel risque (Cons. 4).

Le Conseil d’État par la mention d’une « faute de nature à engager la responsabilité » renvoie explicitement à l’existence d’une faute simple. Il confirme ainsi le déclin déjà engagé de la faute lourde qui était pourtant classique en la matière. En raison des difficultés de certaines activités administratives, était traditionnellement exigé en matière de santé et plus particulièrement au titre de ses activités de contrôle ou de tutelle[10], une faute « d’une particulière gravité »[11] que l’on trouve aujourd’hui sous l’expression faute lourde[12]. Le Conseil d’État, dans l’arrêt du 9 novembre 2016 amplifie l’abandon de la faute lourde déjà initié en matière de responsabilité administrative depuis les années 1990[13]. Cette démarche favorable aux administrés s’inscrit clairement dans un mouvement plus large de « socialisation du risque »[14].

Le caractère exonératoire de la faute des laboratoires Servier

L’affaire du Médiator, soulève l’articulation des différents liens entre l’ANSM qui intervient au nom de l’État les laboratoires Servier. Il est évident que ces derniers, par leurs agissements ont largement conduit à négliger et cacher les effets néfastes et dangereux liés à la prise du médicament qui étaient pourtant déjà connus. Ils ont de fait contribué de manière certaine à entretenir le doute quand à la nécessité de retirer ou de suspendre l’autorisation de mise sur le marché.

De telles données impliquent de savoir si le fait du tiers, implicitement reconnu comme fautif, est de nature à exonérer totalement ou partiellement la responsabilité de l’administration[15]. Si les agissements du fabricant du médicament ont clairement contribué à la réalisation du dommage, ils ne sauraient en être la cause exclusive. Se pose toutefois la question de l’influence du lien et des rapports liés au contrôle exercé par l’ANSM sur les laboratoires Servier. Cette relation est-elle susceptible d’influer sur une telle exonération de responsabilité, même partielle ? La question mérite d’être posée car le juge administratif, conformément à une jurisprudence classique, considère que le caractère fautif du coauteur ne peut être retenu en cas de carence dans l’exercice du pouvoir de police de l’administration[16]. Ceci est d’ailleurs rappelé au considérant n°8[17]. Toutefois le Conseil d’État distingue la relation de « collaboration » de celle de « contrôle ». Le lien contrôleur – contrôlé n’est pas suffisant pour considérer que la faute des deux coauteurs se confond. Il en résulte un partage de responsabilité entre l’État et les laboratoires Servier. La haute juridiction renvoie à la cour administrative d’appel de Paris le soin de préciser la répartition de la charge financière relative à la réparation du dommage à hauteur de la gravité de leurs fautes respectives[18].

Le Conseil d’État se détache ici de l’approche retenue par les juges du fond. L’absence d’éléments précis permettant d’établir le degré de responsabilité de chacun avait conduit à écarter le fait exonératoire au profit d’une condamnation in solidum[19], autrement dit exclusive de l’État, à charge pour ce dernier de se retourner contre le coauteur au moyen d’une action récursoire. Le juge administratif s’alignant sur la position du juge judiciaire et de la jurisprudence du tribunal des conflits, a fini par ouvrir la possibilité aux victimes de faire condamner au choix l’un des coauteurs « à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilités »[20]. Cette solution participait donc d’une certaine continuité avec la solution dégagée par le Conseil d’État en 1993 lors de l’affaire du « sang contaminé »[21].

Dans ses arrêts du 9 novembre 2016, le Conseil d’État revient donc à une appréciation plus classique des principes de la responsabilité administrative. Bien qu’une telle solution soit moins avantageuse pour la victime, exposée à l’insolvabilité du coauteur privé, elle préserve les deniers publics en évitant que l’administration ne soit condamnée à payer des sommes qu’elle ne doit pas[22].

La reconnaissance de principe du préjudice d’anxiété

L’ampleur de ce scandale sanitaire, tant par le nombre de personnes concernées que par la gravité des pathologies qui s’en sont suivies, a conduit certains requérants en l’absence de pathologie avérée à tout de même invoquer une réparation au titre du préjudice moral subi. Le préjudice moral, en tant que préjudice extra patrimonial tient donc dans un tel contexte une place particulière. Le Conseil d’État considère qu’une personne ayant pris ce médicament « pouvait se prévaloir des inquiétudes qu’elle avait pu nourrir en raison du risque d’apparition d’une telle maladie », « même en l’absence de toute hypertension artérielle pulmonaire diagnostiquée »[23]. Le juge administratif avait déjà fait référence de manière parcellaire à un tel préjudice moral[24] qui a pu être qualifié de « préjudice d’anxiété ». Le Conseil d’État élargi la solution de son arrêt du 27 mai 2015 qui vise à admettre la réparation des « inquiétudes morales » liées à la contamination par le virus de l’hépatite C[25].

Il convient cependant de noter que cette reconnaissance comporte une dimension théorique. Car on sait que le droit à réparation est classiquement subordonné à l’existence d’un préjudice qui doit être direct et certain[26]. D’une part, le Conseil d’État relativise les risques sanitaires et chirurgicaux liés à la prise du benfluorex qui sont « faibles et qui diminuent rapidement dans les mois qui suivent l’arrêt de l’exposition ». D’autre part, « l’absence d’éléments clairs et précis de la réalité des risques encourus » ne permettent pas de faire échec au caractère encore purement éventuel d’un tel préjudice qui ne peut faire l’objet d’aucune réparation[27].

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 101.

= = =

[1] Observations sous, CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393109 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393902, 393926 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393904.

[2] J-M. PONTIER, « Dépakine un nouveau fonds », AJDA 2016, p. 2065 ; V. plus largement A. FRANK, Le droit de la responsabilité administrative à l’épreuve des fonds d’indemnisation, L’Harmattan, 2009.

[3] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », RFDA 2014, p. 1193.

[4] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », préc.

[5] TA Paris, 3 juill. 2014, « Mme A », req. n° 1312345/6 ; RFDA 2014 p.1193, note J. Petit ; RDSS 2014. 926, note J. Peigné.

[6] CAA Paris, 31 juill. 2015, « Ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes », req. n° 14PA04082, AJDA 2015, p. 1986, concl. F. Roussel ; RDSS 2015, p. 927, obs. J. Peigné.

[7] CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Xueref, Thomas, Botella et Bourdignon », req. n° 241153.

[8] F. ROUSSEL, concl. CAA Paris, 31 juill. 2015, préc., AJDA 2015, p. 1986.

[9] V. sur le recours possible à ces différentes sources : CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Botella », req. n° 241151 ; CE, ass., 9 avr. 1993, « M. D », req. n° 138653.

[10] CE, ass., 29 mars 1946, « Caisse départementale d’assurances sociales de Meurthe-et-Moselle », req. n° 41916.

[11] CE, 10 mai 1957, « Marbais », D. 1958.190, note F. G.

[12] CE, ass., 28 juin 1968, « Sté mutuelle d’assurances contre les accidents en pharmacie et Sté Établissements Février-Decoisy-Champion », RDP 1969, p. 312, note Waline.

[13] CE, ass., 10 avr. 1992, « Épx V. », Rec. p. 171 ; AJDA 1992, p. 355, concl. H. Legal ; RFDA 1992, p.  571, concl. H. Legal  ; CE sect. 20 juin 1997,  « Theux », Rec. p. 254 ;  RFDA 1998, p. 82, concl. J. – H. Stahl ; D. 1999, p. 46, obs. P. Bon et D. de Béchillon.

[14] Conseil d’État, Rapp. public La socialisation des risques, La Doc. fr., 2005.

[15] CE 23 juin 1916, « Thévenet Joseph », req. n° 52054 ; CE 4 nov. 1929, « Breton », Rec. p. 942.

[16] CE 15 févr. 1974, « Ministre du développement industriel et scientifique c/ Arnaud », req. n° 87119.

[17] Considérant que (…) « l’Etat ne peut s’exonérer de l’obligation de réparer intégralement les préjudices trouvant directement leur cause dans cette faute en invoquant les fautes commises par des personnes publiques ou privées avec lesquelles il collabore étroitement dans le cadre de la mise en oeuvre d’un service public ».

[18] CE, 12 déc. 2012, « Syndicat national des établissements et résidences privées pour les personnes âgées (SYNERPA) », req. n° 350890 ; AJDA 2013, p. 481, concl. M. Vialettes ; Dr. adm. 2013, n° 42, note Guignard.

[19] F. MODERNE, Recherches sur l’obligation « in solidum » dans la jurisprudence administrative, EDCE, 1973.

[20] T. confl., 14 févr. 2000, « Ratinet », req. n° 2929 ; RFDA 2000, p. 1232, note D. Pouyaud ; CE, 2 juill. 2010, « Madranges », req. n° 323890 ; AJDA 2011. 116, note H. Belrhali-Bernard ; ibid. 2010. 1344 ; Dr. adm., n° 135, comm. F. Melleray.

[21] CE, ass., 9 avr. 1993, « M D, M. G, M et Mme B (3 esp.) », req. n° 138653 ; Rec. p. 110, concl. H. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. C. Maugüé et L. Touvet ; D. 1994, p. 63, obs. P. Terneyre et P. Bon ; ibid. 1993, p. 312, concl. H. Legal; RFDA 1993, p. 583, concl. H. Legal ; JCP 1993, II, p. 22110, note Debouy ; Rev. adm. 1993, p. 561, note Fraissex ; Quto. Jur., 15 juil. 1993. 6, note M. Deguergue.

[22] CE, sect., 19 mars 1971, « Mergui » Rec. p. 235, concl. M. Rougevin-Baville ; CE, sect., 26 juin 1992, « Cne Béthoncourt c/ Cts Barbier », req. n° 114728 ; Rec. p. 268, concl. Le Châtelier

[23] CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108.

[24] CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Appolinaire c/ min. Défense », req. n° 11MA00738 ; CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Aymard », req. n° 11MA00739 ; AJDA 2012, p. 822.

[25] CE, 27 mai 2015, « ONIAM », req. n° 371697 ; AJDA 8 juin 2015, p. 1072 ; RD sanit. soc. 30 juin 2015, p. 548, note D. Cristol.

[26] CE, 21 févr. 2000, « Vogel », req. n° 195207 ; Dr. adm. 2000, comm. 145

[27] V. par ex. : CE, 27 mars 1968, « X », req. n° 68141 ; CE, 12 juill. 1969, « Ville Saint-Quentin », req. n° 72068, n° 72079, n° 72080, n° 72084,

   Send article as PDF   
ParJDA

La (nouvelle) chronique administrative du JDA

Art. 99.

Madame, Monsieur,

Parmi les nouveautés de la deuxième année d’existence du Journal du Droit Administratif, nous sommes heureux de vous annoncer la création d’une nouvelle chronique.

Cette chronique en matière administrative aura les caractéristiques suivantes :

– matériellement elle traitera d’actualité(s) (c’est le propre d’une chronique) diverses en science et droit administratifs et portera notamment sur une veille prétorienne, réglementaire, législative ou même encore doctrinale. Par ailleurs, la chronique proposera tous les mois de revenir sur « une jurisprudence » ayant marqué le ou l’un des mois précédents.

– fonctionnellement, la chronique sera assurée par les doctorants rédacteurs du JDA (Toulousains ou amis de Toulousains !) et sera dirigée (sous la responsabilité du professeur Mathieu Touzeil-Divina, initiateur et rédacteur du Journal) par les quatre doctorants suivants : Quentin Alliez, Abdesslam Djazouli, Jean-Philippe Orlandini & Lucie Sourzat.

Ainsi, si vous êtes doctorant(e), reviendrons-nous vers vous pour participer – si vous le désirez – à cette réunion de rédaction de la chronique du JDA afin de proposer vos articles ainsi que pour choisir (chaque mois) la jurisprudence mensuelle.

Pour cela, vous pouvez vous manifester en écrivant à l’adresse suivante : touzeil.divina@gmail.com  ; vous pouvez également nous rejoindre directement à la prochaine réunion qui se déroulera le vendredi 13 janvier à 18h (bureau AR149) (si possible avec une proposition d’article ou de jurisprudence ayant selon vous marqué le mois de décembre 2016).

Dans l’attente & le plaisir de vous y accueillir,

pour le Journal du Droit Administratif

Quentin Alliez, Abdesslam Djazouli,
Jean-Philippe Orlandini, Lucie Sourzat
&
Mathieu Touzeil-Divina

NB : Vous pourrez retrouver très prochainement sur le site du JDA (et par suite à chaque début de mois) des articles programmés sur les sujets suivants :

– Décembre :  « Le JDA annonce la réforme du CJA — le décret n° 2016-1480 du 02 novembre 2016 ou la volonté affirmée d’allégement des juridictions administratives » (par Lucie Sourzat)

+ veille prétorienne « Pas de responsabilité exclusive de l’État dans l’affaire du Médiator » (par Jean-Philippe Orlandini) (Observations sous, CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393109 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393902, 393926 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393904.)

– Janvier : Retours sur la (les) position(s) du Conseil d’État en matière d’État d’Urgence

– Fevrier : L’habilitation donnée au gouvernement d’intervenir par ordonnance en matière d’occupations et de sous occupations du domaine public

– Mars : L’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes au contentieux administratif

– Avril : Le contentieux administratif de la laïcité (rétrospective 2016)

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 99.

   Send article as PDF