Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité. D’un singulier nouveau au pluriel contemporain ?

ParJDA

Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité. D’un singulier nouveau au pluriel contemporain ?

par Brigitte ESTEVE-BELLEBEAU & Mathieu TOUZEIL-DIVINA
Coordinateurs du 3ème numéro commun
des Cahiers de la Lutte Contre Les Discriminations
& du Journal du Droit Administratif
respectivement : inspectrice de philosophie de l’Académie de Poitiers,
chargée de mission laïcité

& professeur agrégé de droit public, Université Toulouse 1 Capitole,

Fondateur du JDA, Président du Collectif L’Unité du Droit

Art. 112.

Laïcité : l’ex « mot nouveau » devenu « polymorphe ». Lorsque paraît, en 1887, l’article « laïcité » dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, la nouveauté du substantif ne manque pas d’être soulignée par Ferdinand Buisson[1]. La force substantive exprime alors l’essentialisation d’un long processus historique – la laïcisation – ayant désormais « force de loi » et se trouve élevée au rang de principe c’est-à-dire fondement en raison[2] « d’un droit et d’un devoir de parler haut et fort au nom de la raison, de ne jamais consentir à baisser pavillon par ordre devant une autorité quelconque ». En un siècle, le mot de « laïcité » qui sent autant le soufre, en Droit comme en politique, que celui de « Nation » est désormais au cœur de la République française mais, partant, en a acquis un certain caractère polymorphe. Chacun.e le revendique (et certain.e.s le combattent sinon le regrettent) mais tous n’y voient plus la même chose quand bien même le terme est invoqué en chœur (parfois dissonant). « Les amalgames font frissonner celles et ceux qui de longue date ont entendu les pires choses sur le sujet, et la notion elle-même » rappelle en ce sens Henri Pena-Ruiz[3] dans son Dictionnaire amoureux de la Laïcité.

Laïcité républicaine. Plus tard, c’est effectivement l’idée de peuple qui se donne à lui-même les Lois et se fait République – sans en passer par Dieu – qui a été mise en exergue. Du reste, en ce sens, une République est, dans son idée même, laïque dans la mesure où elle implique que les hommes soient capables de se penser comme législateurs de l’Etat qu’ils créent (c’est-à-dire de la Cité humaine au sens premier d’un Saint Augustin) sans avoir besoin d’en passer par une autorité autre, supra-sensible. L’idée de République est alors celle de l’autonomie du corps social. Le peuple d’une République se formant notamment par la libre adhésion à une Constitution, à un « Contrat social ». Voilà qui pourrait sembler suffisamment clair pour ne pas demander plus ample explication. Mais nul ne saurait oublier que loin d’être un long fleuve tranquille, l’histoire de l’incarnation des idées se traduit souvent par des conflits, voire des ruptures, épistémologiques comme politiques ou sociales.

Laïcité(s) : du combat à la neutralité ? Dans ces tensions, il est inévitable que le terme de laïcité se soit chargé de significations diverses : être laïque c’est sans aucun doute historiquement – en France – être anticlérical, lutter contre le pouvoir des Eglises à décider du bien et du mal en toutes circonstances, à s’immiscer dans le champ du politique. Ce premier sens fait place rapidement à celui de neutralité, considéré dans le dictionnaire susmentionné comme presque synonyme de laïcité. Ce faisant, être laïque a pu également signifier être tolérant, ou être pour le soutien indéfectible de la liberté de conscience, ce qui ne signifie plus tout à fait la même chose. Mais la roue tourne et le premier sens fait retour dans les consciences inquiètes de croire revenu le temps des religieux qui imposent leur « Loi »…

Laïcité comme idéal ou valeur ? Dire que la laïcité est une valeur revient enfin à insister sur sa nature d’idéal : elle est ce dont la simple possibilité réclamerait l’existence au nom de la « Raison » et en vue de l’enjeu qu’elle porte : la liberté de conscience, d’expression, de jugement, bref l’autonomie du sujet à l’égard de toute croyance. Ainsi présentée, qui donc s’y opposerait, s’opposerait à la raison elle-même[4] ! Mais elle est aussi ce qui est désirable et oriente nos regards emprunts de désir. Selon cette acception, la laïcité devient une valeur parmi d’autres, désirable pour certains et répugnante pour d’autres ne se référant pas au même système de valeurs (dites républicaines).

La chose publique qui émane de la pensée des humains travaillant à construire un espace commun à ceci de particulier qu’elle ne reposera jamais sur un socle de valeurs incontestables mais sera toujours sujette à discussion(s). Le Droit, qui porte la laïcité comme norme, n’y échappe pas : il est sujet aux interprétations des acteurs juridiques (administrateurs et élus des communes et cités de France, magistrats, avocats, doctrine, etc.).

Laïcité antalgique ! Jusqu’à quel point peut-on alors envisager que la laïcité puisse être une solution suffisante pour résoudre les difficultés de nos sociétés ? Comment éviter que la laïcité – que nous pensons essentielle et nécessaire – puisse évoluer sans se renier, mais aussi sans être récupérée et « falsifiée » par ceux qui en font un usage partisan ? Former au(x) débat(s) plus tôt à l’école, ou travailler à mieux asseoir le principe de laïcité dans le monde carcéral peuvent-elles être des pistes sérieuses à explorer ? Lutter contre les « méchants » en brandissant une valeur comme étendard peut-il être sérieusement préconisé ? Trancher sur la possibilité de mettre en place des « crèches de la nativité » dans des lieux publics comme vient de le faire le Conseil d’Etat[5] apporte-t-il – vraiment – une solution pour la société en général en termes de pacification des esprits ?

Laïcité « latitudinaire » ? La profusion des sens du mot « laïcité » (au singulier) nous conduirait-elle désormais à parler de « laïcités » (au pluriel) ? Dans le présent dossier on peut-ainsi effectivement observer des promoteurs d’un retour à une « laïcité de combat » (« à la 1905 ») aux côtés du professeur Viguier[6] tandis que d’autres, comme le professeur Ciaudo[7], invoquent une « laïcité apaisée » que le juge – administratif en particulier – viendrait « réguler » comme le rappelle Florence Crouzatier-Durand[8]. Et si, avec Valérie Orange[9], on a pu découvrir la question d’une forme de « laïcité globalisée » à travers différentes formes (en France, au Népal et en Inde ainsi qu’aux Etats-Unis d’Amérique) de séparation(s) et de collaboration(s) des Eglises, des religions et des autorités temporelles et Etatiques, on pourrait presque penser – à la lecture des nombreux témoignages contemporains des conflits et même des contentieux en matière de laïcité (notamment exposés et rappelés par Anne Rinnert[10] s’agissant de l’année 2016 ou encore par Clément Benelbaz[11]) –  que le terme – à regrets – conduise à l’existence d’une « laïcité latitudinaire » (selon l’expression du professeur Touzeil-Divina) c’est-à-dire à géométrie variable[12] ce que constate également Mme Schmitz[13] quand elle décrit une laïcité désormais ambigüe et malheureusement apparaissant comme pleine de contradictions.

Au « service Public » de la Laïcité. Au cœur de la Cité, les présentes contributions ici réunies ont alors principalement eu pour objet deux services publics singuliers de la République et qui caractérisent tant ses espoirs que ses échecs : l’Ecole et la prison. Mme Schmitz (préc.) et Maître Delavay[14] ont ainsi examiné le principe de laïcité confronté au service public carcéral alors que quatre auteurs ont scruté comment la France et ses pédagogues faisaient évoluer ce même principe fondamental, ciment républicain, au cœur du service public scolaire (respectivement les professeurs Souchaud[15] & Viguier (préc.), Mme Crouzatier-Durand (préc.) et M. Lorius[16]). Ce dernier, chef d’établissement, constate alors avec étonnement la dilution du / des message(s) laïc(s). La Laïcité se rêve alors encore comme le creuset républicain de l’Egalité que défend ici M. Fetouh[17] avec conviction(s).

Plusieurs auteurs n’ont alors pas hésité (tels MM. Fetouh, Delavay et Benelbaz (préc.)) à exprimer leurs craintes ou leurs regrets de constater une laïcité instrumentalisée, atténuée ou encore déformée ou malmenée par d’autres impératifs comme les libertés de conscience et de religion(s). D’autres ont alors puisé, à l’instar d’une Manon des sources ou de cette autre fille du puisatier, aux sources de la Troisième République des Jaurès, des Briand et des Buisson[18] ainsi que nous y a invité le pr. Viguier (préc.) dans son étude – confrontée à la vie contemporaine – d’une laïcité « active » à la Joseph et Marcel Pagnol. Un autre auteur, évoqué par le compte-rendu du pr. Souchaud (préc.), est ici célébré comme l’un des « papes » de la laïcité : Jean Baubérot quand bien même le récent petit manuel pour une laïcité [décidemment] apaisée serait-il davantage l’œuvre de ses prélats que celle du « maître ». Enfin, un personnage de fiction (Martine) s’est également – malicieusement sinon délicieusement – invitée aux débats ! C’est ainsi en parlant du voile prohibé ou autorisé de Martine à l’école ou à l’Université, au burkini qu’elle aurait pu porter sur les plages cet été, en passant par ce qu’elle mange comme ce qui rythme son quotidien et scandera sa vie en termes de relations maritales ou non, que le pr. Touzeil-Divina[19] nous propose quelques propos liminaires.

Deux publications jumelles pour deux laïcités ? Avant de laisser aux lectrices et aux lecteurs le soin de découvrir ces contributions à la compréhension contemporaine de ce que nous avons nommé la « Laï-Cité » ou Laïcité(s) en ce qu’elle est confrontée aux religions et aux discriminations dans la Cité, nous tenions à remercier Mme Johanna Dagorn et M. Arnaud Alessandrin pour la confiance qu’ils nous ont témoignée en nous ouvrant les portes des Cahiers de la Lutte contre les Discriminations. Toutefois, ce numéro « trois » est aussi un numéro « double » puisqu’il est le fruit d’une collaboration avec un second média en ligne : le Journal du Droit Administratif[20]. Ce dernier a publié en janvier 2017 treize contributions (dont la présente introduction) en ligne pour former son troisième dossier en matière de laïcité. Parallèlement, les Cahiers de la Lutte contre les Discriminations ont repris certains de ses textes qui ont été publiés au numéro trois des Cahiers.

Voici donc présentées quelques-unes des interrogations que les articles suivants vont examiner, afin de mieux comprendre la notion ici « soumise à la question » ainsi que ce qui constitue les limites de nos convictions tout comme des acceptions d’une laïcité qui se pluralise manifestement.

Le choix d’articles que nous avons effectué, s’est alors fondé sur l’importance de dépasser le cadre actuel des débats sur « la » notion, ainsi que sur l’idée qu’il importe, afin de secouer nos propres croyances, d’entendre résonner d’autres approches que celle d’un seul univers de représentations… Ce qui nous semble heureux puisque l’humain étant un être de parole(s) a vocation à reconstruire son monde à partir de ces échanges qui entraînent croyance, adhésion, tout autant que déni, aversion, répulsion.

Cela dit, des formations à la laïcité telles qu’elles se sont déployées sur tout le territoire depuis deux ans à la lutte contre la radicalisation telle que pratiquée actuellement, peut-on voir poindre un fil qui réconcilierait les citoyen.ne.s ou aspirant à l’être d’un pays comme la France ou assiste-t-on à une tendance à neutraliser l’espace public comme pour mieux l’aseptiser et s’en protéger ?

C’est ce qu’il vous restera, lecteur, lectrice à analyser.

Poitiers & Toulouse, 15 janvier 2017
Brigitte Esteve-Bellebeau & Mathieu Touzeil-Divina

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 112.

[1] Plus de vingt années après, y compris à la suite du vote de « la » Loi du 09 décembre 1905, l’auteur expliquait : « ce mot est nouveau, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant, le néologisme est nécessaire ; aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur » : Buisson Ferdinand (dir.), Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire ; Paris, Hachette ; 1911 ; p. 936.

[2] Ibidem (et ce, dès la version dite de 1882-1887).

[3] Pena-Ruiz Henri, Dictionnaire amoureux de la Laïcité ; Paris, Plon ; 2016 ; p. 547.

[4] N’est-ce pas d’ailleurs une des difficultés rencontrées par l’Ecole aujourd’hui qui semble se manifester à travers la croyance en la raison ? Plus précisément parlant le raisonnement qui presque par magie permettrait de devenir citoyen ! V. sur ce point les documents pédagogiques versés au dossier de l’Enseignement moral et civique pour apprendre à argumenter.

[5] Cf. CE, Ass., 09 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (395122) ; & CE, Ass., 09 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée (395223). A leurs égards, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Ceci n’est pas une crèche ! » (obs. sur les arrêts précités) in Jcp A ; n°45 ; 14 novembre 2016. Sur cette « saga contentieuse » : cf. du même auteur : note sous TA, Nantes, 14 novembre 2014 (n°1211647) ; TA, Montpellier, 19 décembre 2014 (n°1405626) & TA, Melun, 22 décembre 2014 (n°1300483) : « Trois sermons (contentieux) pour le jour de Noël. La crèche de la nativité symbole désacralisé : du cultuel au culturel ? » in Jcp A ; 2015 ; p. 2174 et obs. sous CAA Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée (req. 14NT03400) & CAA Paris, 08 octobre 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (req. 15PA00814) in Jcp A ; 2015 ; actu. 878).

[6] Viguier Jacques, « La laïcité dans les « Souvenirs d’enfance » de Marcel Pagnol ».

[7] Ciaudo Alexandre, « Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite ».

[8] Crouzatier-Durand Florence, « La laïcité au cœur des services publics, et au-delà … dans la cité. Réflexions sur l’évolution du champ d’application de la laïcité scolaire ».

[9] Orange Valérie, « Laïcités dans le monde et approches plurielles des discriminations ».

[10] Rinnert Anne, « Entretien « Laï-Cités » ».

[11] Benelbaz Clément, « Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle ».

[12] C’était – malheureusement déjà – le sens d’un premier état des lieux dressé in : Touzeil-Divina Mathieu, « Observations sous CE, 19 juillet 2011, Communauté urbaine Le Mans Métropole » in Recueil Dalloz ; 07 octobre 2011 ; N°34, p. 02 ainsi que dans la définition du terme même de « Laïcité(s) » au Dictionnaire de droit public interne (Paris, LexisNexis ; 2017).

[13] Schmitz Julia, « L’Etat laïc à l’épreuve de l’espace carcéral ».

[14] Delavay Alexandre, « Laïcité et prison : que dit le Droit ? ».

[15] Souchaud Jean-François, « Recension du Petit manuel pour une laïcité apaisée (J. Baubérot) ».

[16] Lorius Vincent, « Pour une conception modeste de la laïcité à l’école ».

[17] Fetouh Marik, « La laïcité : d’un principe socialement cohésif à une légitimation du rejet ».

[18] Un très beau film (La Séparation ; 2005 de François Hanss) raconte le vote de « la » Loi de 1905. A son égard : « Le traitement fictionnel d’un moment parlementaire réel : la Loi de séparation des Eglises et de l’Etat » in Le Parlement aux écrans ! Le Mans, L’Epitoge – Lextenso ; 2013 ; p. 71 et s.

[19] Touzeil-Divina Mathieu, « Des voile(s) de la Laï-Cité ».

[20] Http://www.journal-du-droit-administratif.fr ; Issn 2494-6281.

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