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Le contrôle de l’état d’urgence par la société civile : une innovation démocratique

par Mme Julia SCHMITZ
Maître de conférences, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Le contrôle de l’état d’urgence
par la société civile :
une innovation démocratique

Art. 50. L’application de l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire instaure un régime d’exception susceptible de porter atteinte aux droits et libertés des individus. Cette situation exceptionnelle a suscité une réaction de la société civile pour organiser un contrôle permanent et vigilant des mesures prises par les autorités administratives et mobiliser l’opinion publique.

Disposant de pouvoirs accrus (perquisitions, assignations à résidence) et libérées de tout contrôle a priori du juge judiciaire, gardien traditionnel de la liberté individuelle, les autorités de police mettent en œuvre un pouvoir discrétionnaire. Pour préserver la transparence démocratique, des initiatives spontanées et collectives, réunissant des individus de tout horizon, ont mis en place une surveillance des éventuels abus et dérives policières, en exerçant des actions en justice et en mettant en place des « garde-fous médiatiques ».

Le déclenchement
du contrôle juridictionnel

L’application de l’état d’urgence relevant de la police administrative, seul le juge administratif peut être saisi d’un recours pour annuler, suspendre l’exécution des mesures générales ou individuelles ou réparer les dommages causés pendant les perquisitions. Les individus visés par ces mesures peuvent ainsi exercer un recours, ainsi que tout individu qui réside sur le territoire français, susceptible d’être affecté par les décrets déclarant l’état d’urgence. C’est ce qu’a confirmé le juge administratif à l’occasion d’une demande de suspension de l’état d’urgence décrété en 2005 (CE, Ord. 9 décembre 2005, n° 287777). Mais encore faut-il que les individus aient connaissance de ces possibilités de recours. Pour en assurer l’exercice, les associations de défense des droits de l’homme se sont jointes à plusieurs recours ou l’ont exercé directement.

La Ligue des Droits de l’Homme a joué un rôle moteur dans les recours exercé devant le juge administratif depuis la déclaration de l’état d’urgence en novembre 2015, disposant d’un intérêt à agir pour les atteintes à ses propres activités (liberté de réunion et de manifestation) et les atteintes aux intérêts qu’elle s’est donnée pour mission de défendre (droits et libertés des individus).

Cette association est devenue un requérant systématique, à l’origine de nombreux recours. Elle a ainsi demandé au Conseil d’État l’annulation du décret n° 2015-1478 du 14 novembre 2015 relatif à l’extension à l’ensemble du territoire hexagonal de la possibilité de prendre des mesures d’application de l’état d’urgence et de la circulaire du 25 novembre 2015 relative aux perquisitions administratives (CE, 15 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme, 395091 et 395092). Par un recours en référé-liberté auquel se sont joints des universitaires, le syndicat général CGT des personnels de la police nationale du secrétariat général pour l’administration de la police de Paris et de la préfecture de police, le Syndicat de la magistrature et l’association de la Quadrature du net, elle a demandé la suspension de l’état d’urgence (CE, Ord., 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, n° 396220). Elle s’est également associée à la requête de plusieurs personnes qui demandaient la suspension de leur assignation à résidence prononcées à l’occasion de la COP 21 (7 ordonnances rendues par le Conseil d’État le 11 décembre 2015).

A l’appui de ces requêtes, la LDH a soulevé des questions prioritaires de constitutionnalité concernant les dispositions de la loi du 3 avril 1955 qui ont été transmises au Conseil constitutionnel par le Conseil d’État (Cons. const. Décision n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015, M. Cédric D. [Assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence] ; Décision n° 2016-535 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Police des réunions et des lieux publics dans le cadre de l’état d’urgence] ; Décision n° 2016-536 QPC du 19 février 2016, Ligue des droits de l’homme [Perquisitions et saisies administratives dans le cadre de l’état d’urgence]).

Cependant, ce contrôle juridictionnel est limité car il n’intervient qu’a posteriori. Même les référés d’urgence sont ici d’une efficacité limitée en raison de la rapidité des procédures administratives en cause. Confrontés à des recours massifs, des juges administratifs sont sortis de leur réserve pour rédiger de manière anonyme une tribune sur le site Médiapart, appelant à un débat général sur l’état d’urgence. Face à cette situation exceptionnelle, une autre forme de contrôle était nécessaire.

Un contrôle diffus de recension, d’analyse et d’alerte

Pour combler les failles du contrôle politique et juridictionnel, les représentants de la société civile (journalistes, associations de défense des libertés, avocats, syndicats) se sont organisés pour lancer des initiatives innovantes (documents de travail collectifs et interactifs sur Internet, réseaux sociaux, appels publics pour des pétitions ou manifestations, tribunes, réunions), afin d’informer le public sur la mise en œuvre de l’état d’urgence.

Le travail de contrôle réalisé par les médias a été facilité par le renforcement de la liberté de communication pendant l’état d’urgence. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 a en effet modifié l’article 11 de la loi du 3 avril 1955, pour supprimer les dispositions qui permettaient de contrôler la presse, les publications et les émission radiophoniques. Des Observatoires de l’état d’urgence, sous forme de blogs internet, recueillent des témoignages et recensent les mesures individuelles et collectives prises par les autorités, pour signaler les abus et garantir le suivi des mesures d’exception (V. le blog de Laurent Borredon, journaliste du monde : « Vu de l’intérieur. Observatoire de l’état d’urgence ; Mediapart : « L’état d’urgence dans tous ses états » ; Huffington Post : carte interactive ; Le Nouvel Obs : « État d’urgence : panorama des abus et mesures controversées »).

Le monde associatif relaie également les informations relatives à l’état d’urgence. L’association La Quadrature du Net recense quotidiennement les mesures de police, les articles de presse traitant de l’état d’urgence et publie des analyses sur les projets de loi envisagés. Ce « dispositif d’édition collaborative » invite les e-citoyens à enrichir les informations et les analyses de manière interactive, ainsi qu’à interpeller les élus ou à signer des pétitions en vue de créer des commissions d’enquête. Le Collectif contre l’islamophobie en France a également mis en ligne un dispositif de signalement et publié un « Guide pratique sur les mesures d’urgences ». De son côté, la Ligue des droits de l’homme réalise une veille permanente des dérives de l’état d’urgence par le biais de ses antennes locales et Amnesty International a réalisé un rapport alertant sur les dérives de l’état d’urgence (Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France).

D’autres collectifs, créés spontanément, ont lancé des pétitions pour mettre fin à l’état d’urgence (V. « L’ appel des 333 » ; « Nous ne céderons pas ! » et « Stop état d’urgence ») ou pour réaliser une étude approfondie de ce régime d’exception (V. L’Observatoire juridique de l’état d’urgence, L’urgence d’en sortir, Analyse approfondie du régime juridique de l’état d’urgence et des enjeux de sa constitutionnalisation dans le projet de loi dit « de protection de la nation »).

Enfin, une autre forme de résistance citoyenne s’est constituée, en marge du contrôle politique ou de l’information journalistique, par la création d’un Conseil d’urgence citoyenne, invitant par une page Facebook tous les individus inquiets de cette dérive sécuritaire à constituer des comités locaux et des « cahiers de vigilance et de propositions ». Il s’agit d’organiser des débats, et à terme, de proposer des améliorations législatives dans le cadre d’une convention nationale réunissant l’ensemble des comités.

Cette circulation des informations auprès du grand public permet ainsi d’enrichir les réflexions et d’intervenir dans le débat public relatif à l’état d’urgence, tout en renouvelant les pratiques démocratiques.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 50.

 

 

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Le contrôle parlementaire de l’état d’urgence

par Mme Julia SCHMITZ
Maître de conférences, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Le contrôle parlementaire
de l’état d’urgence : un contrôle innovant pour un régime d’exception

Art. 46. Dans un État de droit, la mise en œuvre d’un régime d’exception attentatoire aux libertés, tel que l’état d’urgence, nécessite un contrôle démocratique. Si plusieurs autorités s’assurent de ce contrôle (juridictions, Autorités Administratives Indépendantes), les assemblées parlementaires composées des représentants de la Nation doivent également y prendre part.

En parallèle de leur mission de voter les lois, les assemblées parlementaires (Assemblée Nationale et Sénat) détiennent également une fonction de contrôle. Selon l’article 24 de la Constitution, « le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques ». Des commissions permanentes et d’enquête sont ainsi instituées au sein de chaque assemblée pour assurer ce contrôle. Une semaine de séance sur quatre est réservée au sein de chaque assemblée au contrôle de l’action du Gouvernement et à l’évaluation des politiques publiques (article 48 de la Constitution). Les parlementaires peuvent également mettre en cause la responsabilité du gouvernement en adoptant une motion de censure (article 39 de la Constitution), adresser des questions au gouvernement (article 48 de la Constitution) et adopter des résolutions parlementaires pour interpeller le gouvernement (article 34-1 de la Constitution).

En ce qui concerne la mise en œuvre de l’état d’urgence, le Parlement dispose ainsi de plusieurs outils de contrôle, permettant une plus grande transparence.

Les contrôles classiques
a priori et a posteriori

Il dispose tout d’abord d’un contrôle a priori sur les conditions de déclenchement de l’état d’urgence, mais celui-ci est limité. En effet, le Parlement n’intervient pas dans la déclaration initiale de l’état d’urgence, décrété par le gouvernement, mais seulement pour décider de sa prolongation au-delà de douze jours par l’adoption d’une loi de prorogation (article 3 de la loi du 3 avril 1955). Le Parlement peut ainsi vérifier que les conditions justifiant le déclenchement de l’état d’urgence (à savoir un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou des « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ») sont maintenues (loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 et loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant l’état d’urgence pour une durée de trois mois).

Les Présidents de l’Assemblée Nationale et du Sénat ainsi que soixante députés ou sénateurs peuvent également saisir le Conseil constitutionnel pour vérifier la conformité à la constitution des lois de prorogation de l’état d’urgence avant leur entrée en vigueur (article 61 de la Constitution). Cependant, ce pouvoir de saisine n’a pas été utilisé par les parlementaires à l’occasion de l’adoption des récentes lois de prorogation de l’état d’urgence.

Le Parlement dispose également d’un contrôle a posteriori, lui permettant de réaliser un bilan de l’application des lois et d’évaluer l’action du gouvernement. Mais ce contrôle n’intervient qu’une fois la mise en œuvre de l’action gouvernementale terminée.

Un contrôle continu inédit

Enfin, de manière inédite, les assemblées se sont dotées d’un pouvoir de contrôle continu qui consiste à mettre en place une veille parlementaire pendant toute la durée de l’application de l’état d’urgence. La loi du 20 novembre 2015 a en effet introduit un nouvel article 4-1 dans la loi du 3 avril 1955 qui prévoit que les assemblées parlementaires sont informées « sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence » et peuvent « requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures ».

Au sein de l’Assemblée Nationale, c’est la Commission des Lois qui s’est saisie de ce contrôle, en désignant le député Jean-Jacques Urvoas comme rapporteur. De son côté, la Commission des Lois du Sénat a créé un Comité de suivi de l’état d’urgence pour lequel le sénateur Michel Mercier a été désigné rapporteur spécial. Ce contrôle vise à évaluer la proportionnalité et la pertinence des mesures adoptées, signaler les dérives éventuelles, réfléchir à la nécessité de prolonger, mettre fin ou constitutionnaliser l’état d’urgence, et formuler des recommandations.

Ce contrôle est innovant tant dans sa temporalité que dans la méthode utilisée. Il s’agit en effet d’une surveillance permanente et « en temps réel » de l’action du gouvernement. Et le président de la commission des lois de l’Assemblée Nationale a indiqué les modalités d’exercice permettant de rendre ce contrôle effectif :

– Une information détaillée et quotidienne des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence (assignations à résidence, perquisitions, remises d’armes, interdictions de circuler ou de manifester, dissolutions d’associations, fermetures d’établissement ou interdictions de sites internet). Cette information continue est réalisée par une saisine permanente du Ministre de l’intérieur, la remontée des informations apportées aux élus locaux par les préfets, la mobilisation d’autres relais d’information (Défenseur des Droits, Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, avocats et collectifs associatifs), et la constitution de recueils de données sur chacune des mesures prises par les autorités administratives pour permettre une analyse statistique.

– Un pouvoir d’enquête renforcé. Pour la première fois depuis 1958, les commissions des Lois des deux Assemblées se sont dotées des pouvoirs normalement conférés aux commissions parlementaires d’enquête (article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des Assemblées). Les rapporteurs des commissions disposent ainsi d’un pouvoir de contrainte pour auditionner les responsables publics, obtenir la communication de documents, et réaliser des investigations sur pièce et sur place.

Le contrôle ainsi réalisé par les commissions parlementaires fait état d’un bilan « contrasté » et d’un « essoufflement » des mesures prises pendant l’état d’urgence (Voir J.-J. Urvoas, Deuxième Communication d’étape sur le contrôle de l’état d’urgence. Réunion de la commission des lois du mercredi 13 janvier 2016, en ligne sur : http://www2.assemblee-nationale.fr/static/14/lois/communication_2016_01_13.pdf). Les informations collectées indiquent que les principales mesures (perquisitions administratives, assignations à résidence et interdictions de manifester) ont été prises dans les premiers jours de l’état d’urgence seulement. Et certaines mesures ne sont pas directement liées à la prévention du terrorisme, mais concernent principalement des infractions à la législation sur les armes ou les stupéfiants.

Enfin, ce contrôle parlementaire rencontre des limites. D’une part, les investigations menées par les rapporteurs se heurtent aux règles du secret-défense, interdisant la transmission de certains documents. D’autre part, le départ de Jean-Jacques Urvoas, suite à sa nomination au ministère de la justice fin janvier 2016, a provoqué une limitation de l’activité de contrôle au sein de la Commission des Lois de l’Assemblée Nationale, dont la dernière réunion remonte au 13 janvier 2016.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 46.

 

 

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Le point de vue d’un membre de l’Observatoire de l’état d’urgence : interview

par Mme Claire DUJARDIN,
Observatoire de l’état d’urgence, SAF

Le point de vue
d’un membre de l’Observatoire de l’état d’urgence : interview

Art. 43. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

CD : L’état d’urgence renvoie à plusieurs notions, tant juridique qu’historique.

Créé en 1955 pour faire face à l’insurrection menée par le Front de Libération Nationale et utilisé à plusieurs reprises lors de la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’état d’urgence décrété après les attentats du 13 novembre, a touché des populations qui ont, de près ou de loin, un lien direct avec cette histoire.

Au delà des références historiques importantes, l’état d’urgence renvoie à une notion très vague, celle du péril imminent. Le péril imminent résultant des attentats et justifiant que l’état d’urgence soit décrété, est désormais défini politiquement comme étant l’existence de Daesh et des groupes terroristes. L’état d’exception devient permanent et les mesures administratives exceptionnelles s’inscrivent dans le droit commun.

Enfin et surtout, l’état d’urgence est un état juridique d’exception qui donne de larges pouvoirs à l’administration et instaure un contrôle a posteriori. Le juge judiciaire est ainsi écarté et l’administration peut agir sans contrôle a priori. Les violations des droits de la personne semblent inévitables et le prix à payer pour maintenir la sécurité.

C’est la raison pour laquelle le seul contrôle parlementaire inscrit dans la loi est insuffisant et que ce régime doit rester très limité dans le temps.

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

CD : Les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence le sont par le Préfet et le Ministre de l’Intérieur. Le contrôle du juge va intervenir postérieurement à l’exécution de la mesure et devant le tribunal administratif. Les personnes ne sont pas toujours informées de leur droit et ne voient pas toujours l’utilité de saisir un juge, alors que la mesure a été exécutée. Ils ne font donc pas la démarche d’aller voir un avocat et de se défendre. L’accès aux droits, à un avocat, à un juge, n’est pas garanti de la même manière qu’en temps normal.

De plus, la défense devant les juridictions administratives n’est pas la même que devant les juridictions judiciaires, notamment en raison du contrôle restreint du juge administratif dans certaines matières et du mode de preuve. L’administration fabrique sa propre preuve, par la production de notes blanches ou de fiches de renseignements, qui sont versés aux débats sans que le requérant n’ait le temps et les moyens d’apporter la preuve contraire.

Enfin, le juge administratif va considérer que la restriction de libertés est possible au nom de l’ordre public et que certains éléments démontrant un comportement dangereux ou pouvant porter atteinte à l’ordre public, sont suffisants pour considérer que la personne peut faire l’objet d’une mesure administrative, contrairement au juge judiciaire qui va demander des indices sérieux et concordants.

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps
normal ?
Quel en est l’exemple le plus marquant ?

CD : L’observatoire sur les dérives de l’état d’urgence a été créé en décembre 2015, faisant suite aux attentats du 13 novembre. Il est composé de membres de la Ligue des Droits de l’Homme, du Syndicat des Avocats de France, du Syndicat de la magistrature.

Au cours des ces travaux, l’observatoire a pu auditionner plusieurs personnes, notamment des personnes qui ont fait l’objet de perquisitions administratives.

Un homme qui habite dans le quartier du Mirail à Toulouse nous a relaté la perquisition dont il avait fait l’objet, au milieu de la nuit, alors qu’il dormait avec ses 3 enfants en bas âge. Nous avons pu noter que les forces d’intervention étaient intervenues armées et cagoulées, avaient menotté la personne devant ses enfants, l’avaient frappé et injurié, avaient saisi des données informatiques, avaient endommagé du matériel dans la maison, n’avaient pas permis à la personne de s’habiller, étaient entrés dans la chambres des enfants. Aucun arrêté de perquisition ne lui a été remis. La perquisition n’a donné lieu ni à des poursuites, ni à des saisies.

La personne nous a expliqué que tout le voisinage avait entendu la perquisition et vivait désormais dans la crainte, plus personne ne voulait lui parler. Il parle d’insomnies, de maux de tête, de cauchemars. Les enfants ont été suivis par la psychologue scolaire. Il explique qu’il avait confiance dans la police et l’Etat et qu’il a désormais peur, qu’il ne pensait pas que ça pouvait arriver en France. Il ne comprend pas ce qui s’est passé et il a peur d’intenter des recours.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 43.

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Le point de vue d’un magistrat judiciaire : interview

par Marie LECLAIR
Déléguée Régionale Adjointe, Syndicat de la Magistrature

Le point de vue
d’un magistrat judiciaire :
interview

Art. 42. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

ML : L’état d’urgence est un ensemble de dispositions exceptionnellement prises par le législateur et dérogatoires aux règles constitutionnelles qui organisent la séparation des pouvoirs, notamment l’artilce 66 de la constitution aux termes duquel l’autorité judiciaire est la gardienne des libertés individuelles. Par exception à ce principe le régime d’état d’urgence confie aux préfets le pouvoir d’ordonner des perquisitions domiciliaires et des assignations à résidence sous le seul contrôle du juge administratif et sans autorisation ni contrôle du juge judiciaire.

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

ML : Exerçant uniquement des fonctions civiles je n’ai pas été impactée par ces dispositions dans ma pratique professionnelle. En revanche mes collègues exerçant en matière pénale ont dû être saisis de procédures diligentées par le parquet pour la poursuite d’infractions découvertes dans le cadre de mesures administratives.

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps
normal ?
Quel en est l’exemple le plus marquant ?

ML : Je ne pense pas que le dispositif de l’état d’urgence puisse empêcher le juge judiciaire d’agir comme « en temps normal », en revanche il n’est pas consulté pour des décisions qui « en temps normal » relèvent de lui (perquisitions, assignations à résidence) et il peut être amené dans les procédures pénales qui suivent des procédures administratives à être incité à traiter de procédures dont la nullité peut être soulevée au regard des conditions dans lesquelles elles ont été initiées, ou à prendre en considération des éléments confidentiels non soumis au débat contradictoire (renseignements, fiche S dont l’autorité administrative fait état sans en justifier…..). Il lui appartient de veiller au respect des règles de procédure qui garantissent le débat judiciaire et de ne pas se laisser influencer par l’argument que l’état d’urgence justifierait qu’il déroge à la pratique judiciaire imposée par le code de procédure pénale pour la garantie du procès équitable et donc dans l’intérêt du citoyen.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 42.

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Interview d’un magistrat administratif

par Arnaud KIECKEN
Magistrat au tribunal administratif de Cergy-Pontoise

Le point de vue
d’un magistrat administratif :
interview

Art. 41. JDA : Qu’est-ce que l’état d’urgence selon vous ?

AK : Pour moi, l’état d’urgence est un régime dans lequel l’exigence de sécurité prend le pas sur celle de la liberté et permet ainsi à la puissance publique de s’affranchir de certains principes essentiels dans un Etat de droit, dont celui du contrôle préalable de l’autorité judiciaire pour les atteintes qu’elle porte à la liberté individuelle. En quelque sorte, ce régime déplace le contrôle de l’action de la puissance publique dans les atteintes qu’elle porte à cette liberté vers la juridiction administrative.

La juridiction administrative se trouve alors chargée du devoir de contrôler les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Cette tâche lui impose d’assurer, ainsi que l’a rappelé le Conseil d’Etat le 11 décembre 2015, un contrôle effectif de la légalité de ces mesures.

JDA : Concrètement, quel est impact sur votre pratique professionnelle ?

AK : D’un point de vue professionnel, dès l’instauration de l’état d’urgence la juridiction a pris conscience qu’elle serait certainement saisie de contentieux liés à cette situation exceptionnelle.

N’étant pas chargé d’assurer les fonctions de juge de référé au sein du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, je n’ai pas eu l’occasion de connaître directement de tels recours.

J’ai néanmoins constaté que les premières ordonnances de rejet rendues sur des requêtes en référé contre les assignations à résidence, jugées sans audience publique, ont montré la difficulté pour le juge administratif de savoir quelle forme il devait donner au nouveau contrôle qui lui incombait.

Mais la gravité de la situation et le caractère exceptionnel des mesures permises par l’état d’urgence l’ont rapidement poussé (ainsi que l’y pressait également le Conseil d’Etat) à assurer au « peuple français », au nom duquel sont rendues les décisions de la juridiction, un contrôle approfondi de ces mesures. Une pratique juridictionnelle s’est ainsi mise en place, consistant à mettre l’Etat devant ses responsabilités et en lui demandant de justifier, chaque fois que la personne assignée à résidence apportait des éléments sérieux de contestations, les éléments sur lesquels il s’était fondé et en particulier ceux mentionnés dans les « notes blanches » établies par les services de renseignements. Les premières suspensions, suivies d’annulations « au fond », étaient alors prononcées lorsque les services de l’Etat n’étaient pas en mesure (ou ne souhaitaient) pas répondre à ces contestations.

On est alors passé en quelque sorte d’un extrême à l’autre et j’ai vu se mettre en place des mesures d’instruction exceptionnelles au sein même des tribunaux (je pense notamment au recours à une enquête à la barre – articles R. 623-1 et suivants du code de justice administrative – dans un litige relatif à une assignation à résidence jugé à Cergy-Pontoise). Cette démarche d’instruction permet à la formation de jugement d’être éclairée de l’ensemble des points en litige et de rendre sa décision en toute connaissance de cause.

JDA : Au nom de l’état d’urgence, avez-vous été empêché d’agir, comme en temps
normal ?
Quel en est l’exemple le plus marquant ?

AK : Personnellement, je n’ai pas ressenti d’obstacles dans l’exercice de mes fonctions de magistrat. Je relèverai néanmoins que la plupart des décisions rendues par les juridictions administratives et relatives aux mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence ne mentionnent pas, lorsqu’elles sont rendues publiques et en dehors de leur notification aux parties, le nom des juges qui les ont rendus (alors pourtant que ce principe est consacré à l’article L. 10 du code de justice administrative).

par exemple pour une mesure de fermeture administrative d’une mosquée :

http://cergy-pontoise.tribunal-administratif.fr/A-savoir/Communiques/Le-Tribunal-administratif-de-Cergy-Pontoise-refuse-d-annuler-l-arrete-de-fermeture-administrative-de-la-mosquee-dite-du-port-sur-la-commune-de-Gennevilliers

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 41.

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Témoignage d’un sous-préfet d’arrondissement

par Jean-Charles JOBART
Conseiller des Tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel
Sous-préfet d’Ambert, Idetcom – Université Toulouse Capitole

Témoignage
d’un sous-préfet d’arrondissement

Art. 38. Vendredi 13 novembre 2015, 22h : nous sommes tous devant nos postes de télévision, stupéfaits par la violence des massacres. Tous, nous comprenons la gravité de ce que nous voyons. L’État, garant de la sécurité et de l’ordre social doit agir. Un Conseil des ministres extraordinaire est réuni à minuit : le Président de la République y décrète, en vertu de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, l’état d’urgence sur l’ensemble du territoire métropolitain (art. 1Er du décret n° 2015-1475).

Le lendemain, une circulaire n° INTK1500247J du ministre de l’Intérieur détaille les mesures que les préfets peuvent prendre dans le cadre de l’état d’urgence (limitation de la liberté de circulation, mise en place de périmètres de sécurité, interdiction de séjour dans le département, réquisition, remise d’armes, perquisition administrative, fermeture des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion, limitation des libertés réunion et de manifestation). Une circulaire de la Garde des sceaux, ministre de la Justice du même jour mobilise l’autorité judiciaire dans la mise en œuvre de l’état d’urgence, notamment pour la poursuite de la violation des mesures de police et pour l’assistance des officiers de police judiciaire lors des perquisitions administratives en cas de découverte d’infraction pénale.

Le rôle d’un Sous-préfet est alors de mobiliser les forces de l’ordre de son arrondissement : dans le mien, rural, la gendarmerie doit patrouiller pour rassurer la population, rappeler les consignes du plan Vigipirate à tous les responsables de lieux ouverts au public. Il faut s’assurer de la sécurisation des lieux de culte, et surtout du site Seveso seuil haut qui peut constituer une cible d’attentat, notamment après la décapitation d’un homme et la provocation d’une explosion sur un site Seveso à Saint-Quentin-Fallavier le 26 juin 2015.

Le dimanche 15 novembre à 15h, le préfet réunit les principaux élus du département : parlementaires, maires des chefs-lieu d’arrondissement et des communes les plus importantes. Comment évaluer la menace terroriste dans le département ? Comment éviter d’exposer la population à des risques d’attentats ? Les discussions sont intenses, mais une décision difficile s’impose : à l’inverse des grandes manifestations du mois de janvier, il n’y aura pas de grands rassemblements sur la voie publique qui exposeraient leurs participants à des actions terroristes. De même, tant pour des raisons sécuritaires que pour marquer le deuil national, toutes les manifestations de plein air sont supprimées pour les trois jours à venir ; de plus, la surveillance sera renforcée pour l’accès aux manifestations organisées dans des lieux fermés. Il est décidé de ne pas mettre en place des périmètres de sécurité, afin de ne pas désigner des cibles aux terroristes. La stratégie choisie est celle de la patrouille de surveillance. La seule exception sera la mise en place de périmètres à l’entrée des établissements scolaires. Le préfet a fait le choix de la mesure et est suivi par les élus. Le soir même, je passe quatre heures au téléphone pour informer chaque maire de mon arrondissement, transmettre les consignes, demander de supprimer les manifestations de plein air. Tous répondent présents à la mobilisation républicaine.

Le 16 novembre à midi se fait une minute de silence, décidée par la circulaire du Premier ministre du 14 novembre 2015 relative aux jours de deuil national en hommage aux victimes des attentats commis à Paris le 13 novembre 2015. Les agents de la Sous-préfecture sont rassemblés pour faire la minute de silence. Je fais une petite intervention, puis nous discutons des conséquences de l’état d’urgence. À l’inverse de la minute de silence de janvier, il n’y a presque pas d’incidents chez les scolaires. Dans mon arrondissement, seule une rédaction d’un collégien justifiant les massacres est signalée : une convocation et une explication avec les parents s’impose. Au vu des appels qui commencent à arriver, le préfet nous demande de faire remonter les grands rassemblements prévus dans les prochaines semaines, afin de lui permettre de statuer sur d’éventuelles mesures d’interdiction.

Le 18 novembre a lieu la première perquisition administrative dans le département. La personne concernée sera condamnée à un an de prison ferme pour trafic de drogue le 15 décembre par le Tribunal correctionnel. Les chefs des directions régionales et départementales sont réunis autour du préfet pour coordonner la mise en place de l’état d’urgence. On informe les sous-préfets qu’ils sont mobilisés et qu’il leur est interdit de sortir du département jusqu’à nouvel ordre.

Enfin, le vendredi 20 novembre, ainsi que le demandait l’instruction du Gouvernement n° INTK1520198J du 15 novembre 2015 signée par le ministre de l’intérieur, une réunion départementale sur les mesures préventives consécutives à l’état d’urgence est organisée à l’intention des maires. Le préfet, le directeur départemental de la protection des populations, le procureur de la République, la rectrice, le commandant de la région de gendarmerie, le directeur départemental de la sécurité publique et le directeur de cabinet du préfet interviennent pour expliquer l’état d’urgence et les mesures mises en place ou à prendre. Avec cette mobilisation de tous les élus, l’état d’urgence est désormais pleinement effectif dans le département.

Il nous apparaît évident que les douze jours initiaux seront très insuffisants. La loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015 proroge l’état d’urgence et renforce les mesures pouvant être prises. Il faut maintenant gérer l’état d’urgence pour les trois mois à venir. Or, les préjugés ont la peau dure : les forces de l’ordre tendent trop souvent à voir dans les magistrats du siège des adversaires, des personnes qui les empêchent de travailler en refusant des autorisations ou annihilent leur travail en libérant des criminels. L’état d’urgence est d’abord ressenti comme une épée tranchant les entraves de la procédure judiciaire pour libérer les forces de l’ordre, les laisser agir efficacement : l’autorisation du juge judiciaire n’est plus requise pour les perquisitions, le préfet peut décider seul, sous le contrôle a posteriori du juge administratif. Le danger peut être de se laisser entraîner par le volontarisme policier. Le préfet doit faire preuve de discernement. Des procédures sont en attente, liées au banditisme ou au trafic de drogue. Les perquisitions administratives sont décidées. Trafic de drogue, trafic d’armes, banditisme et terrorisme sont liés. Dans cette trame complexe, tirer un fil est toujours utile. À l’inverse, des perquisitions non justifiées ont pu être autorisées dans d’autres départements chez des militants écologistes. Ces abus de procédure ont fait l’objet de rappels à l’ordre du ministre de l’intérieur. Le corps préfectoral doit faire preuve d’une vigilance toute particulière quant à la pertinence, à la régularité et à la proportionnalité des mesures prises.

Le 23 novembre, une première assignation à résidence est prise par le ministre dans le département. Le préfet, par un arrêté du 25 novembre 2014, interdit les manifestations sur la voie publique du 28 au 30 novembre dans tout le département. La mesure a pu, par endroit, être mal comprise. Il ne s’agit pas d’un détournement de procédure pour empêcher l’expression de militants écologistes. Les forces de l’ordre sont mobilisées à Paris et autour du Bourget pour sécuriser la COP 21 et sa concentration exceptionnelle de 152 chefs d’État. L’État ne dispose plus des moyens suffisants pour assurer la sécurisation d’éventuelles manifestations. De plus, en cas d’incidents et de débordements, la responsabilité de l’État pourrait être engagée. Afin de prévenir tout risque et d’assurer la sécurité, les manifestations sont provisoirement interdites.

Très vite, la plupart des mesures de l’état d’urgence ont été mises en œuvre. Mais l’état d’urgence demeure une activité hors-norme pour les services de sécurité : les personnels de police, de gendarmerie, de renseignement et du cabinet du préfet sont conduits à concevoir et exécuter des actes administratifs atypiques qui rompent avec leurs repères traditionnels et alimentent les questions sur la meilleure façon d’agir. Les équipes font preuve d’adaptabilité et de souplesse, elles améliorent la fluidité de l’information, les échanges de renseignements et de modèles pratiques.

Sur mon arrondissement rural qui pourrait sembler loin de toutes ces préoccupations, des individus montrent des signes de radicalisation islamiste et de désocialisation inquiétants, accompagnés de propos menaçants contre la France. Une perquisition administrative est ordonnée. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une mesure de police administrative, donc à caractère préventif : il s’agit de s’assurer que les personnes en cause ne sont pas impliquées dans des filières délictueuses. La perquisition s’est déroulée dans le calme, en présence des résidents qui ont collaboré aux investigations. Le bilan de la perquisition s’est révélé plutôt rassurant.

Vu de l’intérieur, l’état d’urgence n’est pas une simple formalité ou un prétexte. Il est une alerte, une vigilance indispensables. A tous les niveaux, depuis le préfet jusqu’au simple policier municipal, en passant par les élus nationaux et locaux, tous sont conscients de la gravité de la situation et de la responsabilité qui pèse sur eux. Leur sens du devoir leur impose mobilisation et dévouement, preuve que notre République tient bon, reste toujours debout.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 38.

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Le point de vue d’une députée

par Mme Marietta KARAMANLI,
députée de la Sarthe, 2ème circonscription

Le point de vue d’une députée

Le choix politique de constitutionnaliser l’état d’urgence, un choix dans la pure logique de la Vème République où le Président de la République est censé être doté d’une légitimité parallèle et supérieure de défense des intérêts de l’Etat

Annoncé au Congrès réuni à Versailles en application de l’article 18 de la Constitution, trois jours après les attentats du 13 novembre 2015, le choix de constitutionnaliser l’état d’urgence a fait l’objet d’un projet de loi constitutionnelle déposé devant l’Assemblée Nationale un mois et dix jours après. Cette idée et ce projet sont une initiative d’origine présidentielle. C’est le Président qui a inspiré cette réforme et l’a proposée même si c’est juridiquement le Premier ministre qui l’a portée devant le Parlement. La pratique constitutionnelle et politique fait depuis le début des années 1960 du Chef de l’Etat le mandataire de la nation entière… La réforme proposée est une illustration de cette légitimité politique, supposée, « supérieure» dont il est, dans l’esprit de 1958, le dépositaire.

Au-delà des raisons politiques qui l’ont motivé, le projet procède d’un double mouvement : d’une part « encadrer » les conditions du recours à ce régime d’exception, d’autre part « « renforcer » la place et les moyens des décisions et mesures de sécurité et de police prises pendant cette période en leur conférant une protection juridique nouvelle à raison même de leur statut constitutionnel à venir.

 Mon propos portera pour l’essentiel sur le projet de loi constitutionnelle même si deux lois ordinaires (novembre 2015 et février 2016) sont venues prolonger l’état d’urgence décidé par le Président de la République.

A priori, le nouveau dispositif donnerait s’il était adopté une place et un rôle plus grand au Parlement.

La consécration de prérogatives parlementaires nouvelles

A l’instar d’autres projets d’importance, les discussions de l’exécutif avec les responsables parlementaires (président et responsable du groupe majoritaire, rapporteurs et membres de la commission des lois) ont été nombreuses en vue de trouver un accord de principe.

Les membres de la commission des lois ont notamment fait valoir le nécessaire renforcement des prérogatives parlementaires. Dans le projet de texte adopté par l’Assemblée Nationale, le Parlement est consacré comme l’autorité qui vote la loi prorogeant l’état d’urgence au-delà de douze jours et qui fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir le péril à l’origine ou faire face aux évènements. Le Parlement est réuni de plein droit tout au long de cette période. De plus les assemblées ont compétence pour assurer le suivi des mesures prises et réaliser le contrôle de la mise en œuvre de l’état d’urgence. A ce titre la commission des lois de l’Assemblée a fait valoir lors de la mise en œuvre initiale en décembre 2015 puis de la prorogation de l’état d’urgence en février 2016, le droit de se doter des compétences d’une commission d’enquête (article 5 ter de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires) dans le respect du principe de séparation avec les autorités judiciaires.

Tel qu’adopté par l’Assemblée Nationale le projet de loi constitutionnelle consolide et sécurise le cadre juridique applicable à l’état d’urgence.

Reste que ce dispositif de contrôle doit quelque part « fusionner » avec les principes de fonctionnement des régimes parlementaires modernes dans lesquels la chambre basse et sa majorité ont pour mission de soutenir l’exécutif gouvernemental. Cette situation est à bien des égards exacerbée dans le régime de la Vème République du fait de la légitimité du Chef de l’Etat élu au suffrage universel et pour lequel il est politiquement admis, en l’état, que son action n’a nullement à être validée par l’Assemblée Nationale dont la majorité serait le produit logique de son élection par les Français. Dans ces conditions le contrôle parlementaire peut être un exercice difficile, car posant la question « peut-on vraiment bien contrôler un exécutif que l’on soutient ? ».

Sur l’appréciation de la nécessité de renouveler l’état d’urgence

Le projet adopté par l’Assemblée Nationale prévoit que «  La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée, qui ne peut excéder quatre mois. Cette prorogation peut être renouvelée dans les mêmes conditions ».

Le projet constitutionnel fixe donc des conditions au recours à l’état d’urgence avec à chaque fois un délai qui sera contrôlé, si la réforme est adoptée, par le juge constitutionnel en premier lieu, et ce, à l’inverse la loi actuelle de 1955 qui ne prévoit aucun délai.

S’agissant de la périodicité de départ, dès l’instant où la faculté a été donnée au gouvernement et, surtout, au Parlement de proposer un arrêt anticipé de l’état d’urgence, le choix de la périodicité de départ – trois ou quatre mois – n’est pas apparu décisif.

Je note que le « Commission européenne pour la démocratie par le droit », plus connue sous le nom de « Commission de Venise », organe consultatif du Conseil de l’Europe sur les questions constitutionnelles a considéré que, même en l’absence de délai explicité dans le projet initial, celui-ci existait au travers de l’avis donné par le Conseil d’Etat et qu’il ne pouvait être que temporaire et exceptionnel.

La commission de Venise suggère de façon complémentaire  que la prolongation soit faite à partir de la 2ème fois par un vote à une majorité qualifiée…

Cette suggestion est intéressante dans son principe. Sera-t-elle reprise ?

Je note que le fait d’avoir une majorité qualifiée ne garantit pas forcément dans des moments d’émotion à répétition une appréciation raisonnable des conditions de recours.

Un juge administratif conforté dans le contrôle des mesures prises par l’autorité administrative,
une interrogation en filigrane sur le partage entre ordres juridictionnels

A priori, le contrôle des mesures prises par l’autorité administrative en application du décret instituant l’état d’urgence ou de la loi le prorogeant sera fait par le juge administratif.

Le dialogue entre le gouvernement et sa majorité en amont de la discussion parlementaire puis les débats en commission et en séance ont mis en évidence les questions que se posaient les députés en faisant du juge administratif, par abstention de toute modification du projet, le contrôleur de ces mesures.

Ainsi la question du contrôle, même si elle a été très peu médiatisée, a été posée en termes politiques et la volonté de confier au juge judiciaire le contrôle peut être considérée comme ayant été partagée par des députés de « tous bords » comme on dit.

Lors de la discussion en séance publique, certains ont évoqué « l’évacuation » de toute intervention du juge judiciaire, s’en offusquant ou proposant de « vérifier » sa place dans une loi organique à venir. D’autres ont suggéré d’évoquer le contrôle juridictionnel en général dans le texte constitutionnel, « fût-ce superflu en termes strictement juridiques », considérant toutefois qu’il reviendrait « naturellement » à être confié à un juge administratif.

Des amendements proposant de confier ce contrôle à l’autorité judiciaire et de l’y faire participer ont été déposés et discutés en commission ou séance. La rédaction pouvait en être très claire et générale « Ces mesures sont soumises au contrôle de l’autorité judiciaire » ou plus circonstanciée et relative comme « dans le respect des compétences qui appartiennent à l’autorité judiciaire ».

Deux arguments à titre principal y ont été opposés. Le rapporteur et une majorité de députés ont considéré d’une part que les mesures en question étaient uniquement des mesures restrictives et non privatives de liberté, le juge administratif étant parfaitement compétent pour en apprécier la proportionnalité et le bien-fondé, d’autre part un partage de principe ou selon certaines conditions était possiblement de nature à rendre moins clair le texte ou à compliquer son application.

Ces débats ont, en tout cas, mis en évidence la claire conscience chez un grand nombre de députés de la nécessité de garantir des contre-pouvoirs qu’ils soient parlementaire ou juridictionnel.

Reste que la question de la « performance » du contrôle par le juge administratif ou par le juge judiciaire de ce qui fonde leur intervention respective et de celui qui serait le plus efficace pour la sauvegarde des libertés individuelles n’a pas pu être abordée au fond.

Le débat est, à l’évidence, plus global.

Le président de la Cour de Cassation a évoqué récemment « l’affaiblissement de l’autorité judiciaire dans le périmètre des pouvoirs publics »…et un « législateur (qui) préfère s’en remettre au juge administratif lorsqu’il s’agit des intérêts supérieurs de l’Etat ». Selon ce haut magistrat, les raisons de cette crise de confiance sont peut-être à rechercher dans « la dispersion des décisions judiciaires, à l’autorité limitée de la jurisprudence judiciaire, à une conception de l’indépendance qui s’éloigne de son acception collégiale, très présente chez le juge administratif ».

Tout se passe comme si la question du « meilleur » juge pour contrôler ce contentieux, certes limité, avait été tranchée par défaut sans que le législateur dispose d’une analyse rigoureuse au fond des avantages et inconvénients de ce choix.

Il faudra bien finir par aborder le sujet au fond, l’expérience des magistrats et les travaux de la science juridique devront assurément contribuer au débat à venir.

Si le projet de réforme constitutionnelle n’est pas adopté par le Sénat puis par le Congrès, la question de la place et du rôle respectifs de l’exécutif et du législatif en situation d’état d’urgence restera, elle aussi, à traiter sauf à considérer que les circonstances amenant à recourir à une telle légalité d’exception ne reviendront jamais à se produire, ce qui malheureusement n’est pas le cas le plus probable.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 37.

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La sécurité psychique, finalité de l’état d’urgence ?

par Géraldine AÏDAN
Chargée de recherche CNRS, Docteure en droit public
CERSA, CNRS – Université Paris II Panthéon-Assas

La sécurité psychique,
finalité de l’état d’urgence ?

Art. 36. « Oui, l’état d’urgence est efficace, indispensable pour la sécurité de nos compatriotes ». De quelle sécurité est-il question dans le discours du Premier Ministre Manuel Valls, prononcé le 5 février 2016, devant l’Assemblée nationale lors de l’examen du projet de loi de révision constitutionnelle ? La déclaration de l’état d’urgence en France le 14 novembre 2015, prolongée par deux lois successives, en vue de prévenir « le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » à la suite des attentats terroristes survenus la veille à Paris, conduit à s’interroger sur cette notion même d’ordre public et plus spécifiquement de sécurité publique. En effet, si ces attentats terroristes portent au premier chef sur la vie des personnes, assassinées, blessées, meurtries dans leur corps, et sur le risque physique encouru à présent par chacun, ils visent aussi à diffuser la terreur au sein de la population ; tel est l’un des nouveaux enjeux des attaques terroristes en France et dans le monde, revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes : faire de la vie psychique des individus et de la population une cible privilégiée. Dans ce contexte contemporain, le régime d’état d’urgence ne vise-t-il pas alors à rétablir d’abord les atteintes graves à « la sécurité psychique » de la Nation ? Dans quelle mesure l’état d’urgence n’a- t-il pas pour finalité première de contenir cet état de terreur ? La menace terroriste semble confronter ainsi l’Etat à une nouvelle conception de l’ordre public, dans le prolongement des évolutions passées. En effet, si l’ordre public s’entend traditionnellement comme « l’ordre matériel et extérieur » se composant, outre du bon ordre, de « la sûreté, la sécurité et la salubrité publique » (article L. 2212-2 du Code général des collectivités territoriales), il s’élargit progressivement à d’autres éléments qualifiables volontiers d’«immatériels»  par la doctrine : la moralité publique, la dignité de la personne humaine (justifiant par exemple l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public) constituent désormais des finalités poursuivies par la police en période normale. La dimension psychique de la sécurité publique marquerait ainsi une nouvelle étape de cette « nouvelle ère » d’un « ordre public immatériel » et offrirait une autre lecture des conditions de déclenchement et de prorogation de l’état d’urgence. C’est parce que les risques avérés d’attentats terroristes (« le péril imminent ») créent un climat possible d’insécurité psychique (I) que l’état d’urgence peut apparaître comme un moyen – contestable- de rétablir la sécurité psychique publique de la Nation (II).

Le terrorisme et les risques avérés d’attentats terroristes :
une atteinte grave
à la sécurité psychique de la Nation

La terreur :
objectif du terrorisme en droit

Le terrorisme concerne le psychisme, celui des victimes directes mais aussi plus globalement d’une population. Les définitions mêmes du terrorisme qu’elles soient juridiques ou politiques placent la terreur, c’est-à-dire un certain état psychique, en leur centre. Elles tendent à la faire apparaître, comme moyen (au service d’un but politique, religieux…) mais aussi comme finalité de l’acte terroriste. L’on retrouve cette conception du terrorisme en droit pénal français (une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur) et international (un acte intentionnel visant à répandre la terreur) ou encore dans les définitions de l’ONU (un acte « ayant pour but de « détruire les droits de l’homme afin de créer la peur et de susciter des conditions propices à la destruction de l’ordre social en vigueur »). Répandre la terreur apparaît comme la finalité psychique de l’acte terroriste en droit et c’est donc bien contre cet effet psychique recherché que l’Etat tend à réagir en premier lieu, ce qu’illustre nombre d’analyses politistes et sociologiques. Plus généralement, c’est de la vie psychique de la population dans son ensemble dont il est question à travers les réponses apportées par l’Etat, par exemple lorsque celui-ci établit l’état d’urgence.

L’insécurité psychique résultant
d’un péril imminent certain et imprévisible

Les attentats terroristes du 13 novembre succèdent en France et dans le monde à une série d’attentats revendiqués par les extrémistes radicaux islamistes (d’Al Quaida à Daesh). Ce terrorisme mondialisé, d’inspiration (pseudo-) religieuse islamiste prend appui de plus en plus sur des « idéaux psychiques » ; « Jhiad » signifie d’ailleurs : « l’ascèse qui mène à combattre sans relâche les penchants mondains et les vices à eux attachés (alcoolisme, débauche, déviances diverses), afin de rechercher la perfection psychique ». S’y ajoutent les phénomènes de radicalisation, la multiplication d’acteurs non étatiques, l’utilisation d’armes biologiques et chimiques, et l’évolution technologique et numérique facilitant les modes de propagande de l’idéologie djihadiste. Ce nouveau terrorisme porte ainsi en lui-même le risque terroriste et a une portée potentielle de dommages massifs sans précédents, dommages tant physiques que psychiques. La menace permanente d’intrusion dévastatrice dans la vie des citoyens crée un climat possible d’insécurité psychique généralisée et pose alors de nouveaux défis à l’Etat de droit comme garant d’une nouvelle sécurité psychique des sujets de droit.

Rétablir la sécurité psychique
de la Nation par l’état d’urgence ?

Faire cesser la terreur :
la sécurité psychique,
nouvelle déclinaison de l’ordre public

« Les atteintes graves à l’ordre public » générées par le péril imminent que constitue le risque avéré d’attentats terroristes, concernent-elles alors d’abord en l’espèce les atteintes à la sécurité psychique justifiant la déclaration et la prorogation possible de l’état d’urgence ? Les régimes juridiques de l’état d’urgence offrent-ils un cadre satisfaisant pour contenir et canaliser la terreur possible provoquée par les actes terroristes et les risques avérés de leur survenue ? L’accroissement des pouvoirs de police administrative permettant de restreindre les libertés publiques vise-t-il la préservation de la sécurité psychique de la Nation ? Par exemple, « le blocage de sites Internet provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie (II de l’article 11) » a directement pour vocation de limiter l’expansion idéologique du terrorisme. Le renforcement de compétences administratives (prévention) et judiciaires (répression) conférée à la police administrative dans le projet de constitutionnalisation de l’état d’urgence (article 36 -1 : « la loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements ») offre-t-il des garanties supplémentaires de protection de la sécurité psychique de la Nation ? Au-delà de la dimension symbolique que peuvent représenter les différents discours et mesures gouvernementales, la sécurité psychique apparaît comme une nouvelle déclinaison de l’ordre public visée par la police administrative dans le cadre de ce régime d’exception.

L’état d’urgence :
garant de l’équilibre psychique de la Nation ?

Peut-on assigner à l’état d’urgence le rôle de garant d’une finalité psychique en protégeant la population d’un état de terreur possible ? Déjà en 1933, dans Pourquoi la guerre ? Einstein et Freud s’interrogeaient sur « une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ». Le renforcement des politiques publiques visant à la « déradicalisation » semble aller dans ce sens. Jusqu’où l’état d’urgence peut-il investir ce rôle ?

L’état d’urgence,
un Etat anxiogène ?

Les mesures prises en vue de protéger la sécurité psychique des personnes peuvent être limitatives de libertés y compris celles impliquant d’autres aspects de la vie psychique des sujets de droit (« les droits fondamentaux psychiques »). Par exemple, la sécurité psychique doit-elle primer sur le droit au respect de la dignité de la personne humaine ou sur celui de la vie privée qui tend à devenir un droit au respect de la vie psychique des personnes ? L’état d’urgence peut-il alors à son tour devenir anxiogène et remplacer la terreur recherchée par le terrorisme, par l’établissement d’un « gouvernement par la peur » ?

Conclusion : La sécurité psychique peut apparaître, lorsque l’état d’urgence est déclaré, comme une déclinaison nouvelle de l’ordre public – renforçant ainsi le nouvel «ordre public immatériel». Pourrait-elle alors se rapprocher de la finalité principale de la police sous l’Ancien- Régime, telle que Nicolas Delamare l’a décrite en 1705 dans son Traité de la police : « Conduire l’homme à la plus parfaite félicité dont il puisse jouir en cette vie » ? Le bien-être physique et moral des citoyens : prémices de la sécurité psychique contemporaine ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 36.

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A l’école de l’état d’urgence

par Mme le pr. Geneviève KOUBI
Professeur de droit public – Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis
Membre du CERSA (Paris II – CNRS)

A l’école de l’état d’urgence

Art. 35. Par-delà les interrogations générales sur la déclaration de l’état d’urgence et sa double prorogation par le Parlement – contestable – en novembre 2015 et en février 2016, la mise en perspective de leurs retentissements dans la vie professionnelle, sociale ou domestique, ne saurait se limiter aux « administrateur, magistrat, avocat, policier, administré ». Les fonctionnaires civils et agents des services publics, outre les policiers, sont aussi concernés ; plus encore, ils sont aux premières loges tant c’est sur eux que repose l’accomplissement des gammes sécuritaires. Or, cet exercice relève de l’acrobatie dans le secteur éducatif à peine s’achevait la célébration du 110e anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État exposée dans une circulaire n° 2015-182 du 28 octobre 2015. Les formulations de cette circulaire résonnent alors étrangement sous l’emprise d’un état d’urgence fomentateur d’exclusions et de discriminations : « Cet anniversaire fournit plus que jamais l’occasion d’une pédagogie de la laïcité, principe fondateur de notre École et de notre République, ainsi que des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité qui lui sont étroitement liées et que l’École a pour mission de transmettre et de faire partager aux élèves. »

« La prolongation de l’état d’urgence et le maintien du plan Vigipirate au niveau « alerte attentat » en Île-de-France et vigilance renforcée sur le reste du territoire imposent des mesures particulières de vigilance vis-à-vis des établissements scolaires, sous l’autorité des préfets de département et des recteurs d’académie », annonce la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires après les attentats du 13 novembre 2015.

Pour autant, la panoplie des consignes de sécurité applicables dans les établissements relevant du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ne s’est pas fondamentalement enrichie depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence. Seul un renforcement des mesures alignées sur les composantes de « l’alerte attentats » du plan vigipirate a pu être pensé, au grand dam des membres de la communauté éducative. Car les conséquences de l’amplification des quadrillages et des contrôles relevant d’une partition anxiogène – assumée sous la désignation d’un « contexte actuel de menace terroriste » (énoncé au titre des mesures complémentaires de sécurité dans les écoles et établissements scolaires dans un communiqué du ministère du 17 décembre 2015) – et préconisant une coopération intensifiée entre action d’éducation et activité de police, ont pu déteindre sur les comportements des élèves, sur les enseignements comme sur les conditions et les relations de travail.

L’école, un temps considérée comme un « sanctuaire », se transforme peu à peu en un établissement carcéral pour assurer de son accès (accueil à l’entrée ; contrôle visuel des sacs effectué ; fouille éventuelle ; identité des personnes étrangères à l’établissement, dont les parents d’élèves, systématiquement vérifiée) et en un établissement sensible, au sens de la nécessaire sauvegarde des installations et de l’indispensable protection des personnes (exercices de sécurité : évacuation et mise à l’abri ou confinement, notamment en application du plan particulier de mise en sûreté détaillé dans la circulaire n° 2015-205 du 25 novembre 2015 qui lui est relative ; signalement des objets ou comportements suspects). Les notes de service dans ces établissement s’affichent et s’empilent en reprenant les formulations des circulaires ministérielles afin de mobiliser les fonctionnaires et agents publics autour d’un même impératif : la sécurité plutôt que la sûreté. Aux termes de la circulaire n° 2015-206 du 25 novembre 2015 relative aux mesures de sécurité dans les écoles et établissements scolaires, « les équipes éducatives, les équipes mobiles de sécurité de l’éducation nationale, les collectivités et les services de police ou de gendarmerie doivent se coordonner en lien avec le chef d’établissement ou le directeur d’école pour mettre en place un système de vigilance accrue. » Sont donc aussi interpellées les collectivités territoriales pour la mise en place de systèmes de vidéosurveillance ou vidéoprotection, les espaces éducatifs étant considérés comme vulnérables : « Dans les villes de plus de 50 000 habitants, les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements, associant les communes et les polices municipales, destinés à renforcer la surveillance de la voie publique et des abords immédiats des établissements ainsi que les patrouilles devront être arrêtés ou mis à jour (…). Ceux-ci devront tenir compte des horaires spécifiques et des flux ou zones de rassemblement important (ramassage scolaire, déplacement vers la restauration ou vers les plateaux sportifs extérieurs à l’établissement ou à l’école) ». Même si ces injonctions ont fait l’objet de mises à jour, parfois dans des circulaires non référencées sur le site officiel des circulaires et instructions applicables, leurs inflexions martiales subsistent et continuent de peser tant sur les activités pédagogiques que sur les conditions de travail des enseignants comme des élèves.

Les abords des écoles, collèges et lycées font alors l’objet d’une vigilance spécifique dans la mesure où il s’agirait d’éviter « tout attroupement », envisagé sous l’expression managériale de la « gestion des flux d’élèves et des entrées et sorties des établissements ». L’affluence étant considérée comme « préjudiciable à la sécurité des élèves », la difficulté demeure de son application pratique à l’heure de la rentrée des cours comme lors des temps de pause ou de récréation. Les quelques recommandations diffusées par le ministère s’appesantissent sur cette crainte de l’attroupement sur la voie publique – préfigurateur de manifestations -, jusqu’à solliciter des assouplissements des « horaires d’entrées et de sorties pour mieux contrôler les flux d’élèves ». Elles sont, d’une part, d’aménager des zones spécifiques dans les espaces extérieurs au sein des lycées pour empêcher la sortie des élèves sur la voie publique entre deux cours – sans lever l’interdiction de fumer -, et, d’autre part, à l’école primaire, de faire circuler rapidement les personnes accompagnant les enfants, à l’entrée comme à la sortie. Les voyages scolaires, un temps suspendus puis de nouveau autorisés dès décembre 2015, s’organisent et se réalisent sous surveillance, l’autorité académique pouvant, « en lien avec les préfets (…), interdire un voyage si les conditions de sécurité ne sont pas remplies », les « lieux hautement touristiques » devant être soigneusement contournés (circ. n° 2015-206 du 25 nov. 2015). Une telle consigne limite considérablement l’intérêt pédagogique de tels déplacements, la connaissance de ces lieux relevant aussi des formes d’apprentissage de la citoyenneté au moins par l’approche visuelle des arts et des monuments.

La perspective paraît tout autre pour ce qui concerne les universités – en ce qu’elles pourraient être un foyer de contestations, voire de rebellions. C’est dans la circulaire n° 2015-211 du 4 décembre 2015 que sont envisagées les mesures de sécurité applicables dans les établissements d’enseignement supérieur et de recherche après les attentats du 13 novembre 2015. Or, justement, alors que pour les écoles, collèges et lycées, la référence à l’état d’urgence demeure libellée en termes d’actes juridiques (déclaration, prorogation), pour les établissements universitaires, les compétences administratives qui s’ensuivent se trouvent être révélées : « L’état d’urgence actuellement en vigueur permet au préfet de restreindre la liberté de circulation, instaurer des zones de protection particulières, réquisitionner des personnes ou des moyens privés, interdire certaines réunions publiques ou fermer provisoirement certains lieux de réunions et autoriser des perquisitions administratives en présence d’un officier de police judiciaire ». Ainsi, outre les empêchements actés envers certaines réunions d’associations étudiantes, quelques rencontres scientifiques sont annulées au regard des thèmes sensibles qu’elles pourraient envisager, notamment en rapport avec les relations internationales. Est, par exemple, de moins en moins abordée dans ces cénacles universitaires, au prétexte d’un risque de troubles à l’ordre public, l’étude des problématiques discriminatoires ou minoritaires dans les États accablés par des actions terroristes ou impliqués dans la lutte contre le terrorisme.

En sus des consignes générales de sécurité, comme la configuration parfois éclatée en multi-sites ébranle l’implantation des caméras de vidéosurveillance, cette circulaire situe en annexe les articles L. 223-1 à L. 223-5 du code de la sécurité intérieure, c’est-à-dire les dispositions pour la mise en place de la vidéoprotection. Plus encore, c’est dans ce cadre que surgit, à la suite de l’appel aux « attitudes de vigilance » de la part des étudiants, des personnels, et surtout de ceux « logés sur site par nécessité absolue de service », la mention du « numéro vert 0800 005 696, plate-forme de signalement de signaux de radicalisation »…

Et commence l’ère de la suspicion, instigatrice d’exclusions parmi les étudiant-e-s et génératrice d’auto-censure pour les enseignants tant se profile la crainte de la diffraction de leurs dires…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 35.

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Les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police durant l’état d’urgence

par M. Loïc PEYEN,
ATER en droit public – Université de La Réunion

Les moyens de preuve de la nécessité des mesures
prises par l’autorité de police durant l’état d’urgence :
la fin ne justifie pas les moyens

Art. 34. La mise en œuvre de l’état d’urgence n’exonère pas l’autorité de police, eu égard aux nombreux pouvoirs dont elle dispose durant cette période (surtout compte tenu des mesures susceptibles d’être prises par la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence telle que modifiée par la loi n°2015-1501 du 20 novembre 2015 prorogeant l’application de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence et renforçant l’efficacité de ses dispositions), d’apporter la preuve de la nécessité d’adopter des mesures de police. Un doute avait en effet pu naître sur la question. La faible exigence du juge administratif manifestée dans un premier temps mit en exergue l’indispensable nécessité d’un encadrement ferme de ces moyens de preuve de la nécessité des mesures de police (I), conduisant le juge à renforcer ses exigences au profit d’un encadrement effectif de ces moyens de preuves (II).

L’encadrement indispensable
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge administratif a pu faire preuve d’un certain laxisme quant aux moyens de preuve susceptibles d’être apportés par l’autorité de police pour justifier les mesures adoptées durant la mise en œuvre de l’état d’urgence. En effet, il admît, ainsi que l’y invitait le rapporteur public, qu’« aucune disposition législative ni aucun principe ne s’oppose à ce que les faits relatés par les « notes blanches » produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d’êtres pris en considération par le juge administratif » (CE, sect., 11 déc. 2015, n°394989, 394990, 394991, 394992, 394993, 395002, 395009).

Les « notes blanches » sont des documents émis par les services de renseignement établissant de simples faits, sans mention aucune de leur origine, du service dont ils proviennent ou de leur auteur et ce pour des raisons de défense nationale. Le moyen de preuve est quasi-péremptoire : l’autorité de police affirme sans détailler ou avoir à prouver ses dires. C’est là que le bât blesse : à la partie adverse de démontrer que les éléments contenus dans ces notes sont faux. L’admission d’un tel mode de preuve institue une quasi-présomption quant au bien-fondé de la mesure de police, comme si l’état d’urgence justifiait que le fameux privilège du préalable, « règle fondamentale du droit public » (CE, ass., 2 juin 1982, Huglo, n°25288, 25323), s’étende au contentieux des mesures de police en période de crise. Cette « présomption » de conformité établie par les notes blanches opère une inversion de la charge de la preuve. Le problème est que cette présomption est difficilement réfragable pour le destinataire de la mesure (en témoigne TA Rennes, 6 janv. 2016, n°1506003 ; TA Dijon, 1er fév. 2016, n°1600109) au regard du caractère imprécis ou laconique de ces documents (ainsi que le relève Amnesty International, Des vies bouleversées. L’impact disproportionné de l’état d’urgence en France, Amnesty International Publications, 2016). Même si le juge exige que ces notes soient « versées au débat contradictoire », cette exigence apparaît bien superficielle au regard du principe général du respect des droits de la défense auquel se rattache le principe du contradictoire (CE, 5 mai 1944, Dame veuve Trompier-Gravier, n°69751).

Bien que classiquement admis, notamment dans le domaine du contentieux des étrangers (CE, ass., 11 oct. 1991, ministre de l’Intérieur c. Diouri, n°128128 ; CE, SSR, 3 mars 2003, ministre de l’Intérieur c. Rakhimov, n°238662), ce mode de preuve avait vocation à disparaître. Interpellé sur le sujet en 2004 (question d’actualité au gouvernement n°0349G de M. Max Marest, JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3818), le Ministre de l’intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales avait pu affirmer qu’« il n’est pas acceptable en effet dans notre République que des notes puissent faire foi alors qu’elles ne portent pas de mention d’origine et que leur fiabilité ne fait l’objet d’aucune évaluation » (JO Sénat du 4 juin 2004, p. 3819). Cette intention fut confirmée en 2007 par le Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales (réponse à la question écrite n°01720 de M. Michel Moreigne (JO Sénat du 30/08/2007, p. 1517), JO Sénat du 08/11/2007, p. 2042). L’admission en 2015 de ces notes blanches suscita sans surprise l’émoi (v. notamment la question n°92304 de Mme Isabelle Attard, JO Assemblée Nationale du 5 janvier 2016, p. 18, sans réponse à ce jour).

Si l’on considère, à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme, que le droit au procès équitable, dont le principe du contradictoire se fait écho, occupe une « place éminente (…) dans une société démocratique » (CEDH, ch., 9 oct. 1979, Airey c. Irlande, n°6289/73, §24), il est possible de s’interroger sur l’articulation entre état d’urgence et démocratie. Le faible contrôle opéré par le juge dans ces décisions rendues le 11 décembre 2015 est symptomatique de l’occasion manquée d’encadrer le recours à ce moyen de preuve. Il s’agit moins de limiter les pouvoirs de police en période de légalité de crise que de faire en sorte que les mesures de police soient justifiées sans trop porter atteinte aux droits des destinataires de la norme, conformément à l’État de droit.

Heureusement, le juge administratif renforcera son contrôle sur les moyens de preuve de la nécessité des mesures de police.

L’encadrement effectif
des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police

Le juge a renforcé son contrôle sur ces moyens de preuve à l’occasion d’une ordonnance du 9 février 2016 où il fut amené à suspendre une assignation à résidence prononcée dans le cadre de l’état d’urgence (CE, ord., 9 fév. 2016, M. C., n°396570). Le juge, après avoir exigé de l’autorité de police qu’elle lui fournisse les éléments complémentaires mentionnés dans la note blanche susceptibles de justifier ladite mesure, se heurta au refus du ministre de l’intérieur qui, pour justifier sa résistance, invoqua le secret défense. Il est vrai que la nouvelle lettre de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 octroie une large marge de manœuvre aux autorités de police qui peuvent prononcer une assignation à résidence à l’encontre d’un individu s’il y a « des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Mais le risque d’instrumentalisation de la suspicion est grand, de telle sorte que repose sur le juge administratif – acteur essentiel de la garantie des droits et libertés durant l’état d’urgence (art. 14-1 de la loi du 3 avril 1955) – la responsabilité de contrôler les « raisons sérieuses » susceptibles de justifier ces mesures. Dans l’ordonnance du 9 février 2016, le juge fut convaincu par l’argumentation du requérant, d’autant qu’il considéra que « les éléments produits par l’administration doivent être regardés, en l’état de l’instruction, comme dépourvus de valeur suffisamment probante pour pouvoir être pris en compte » (consid. 8). La délicate situation dans laquelle il se trouve durant l’état d’urgence peut se comprendre : il est un funambule de la légalité de crise en tant qu’il est à la fois juge des garants de l’ordre et garant des droits. C’est cette raison sans doute qui le contraint à ne pas condamner l’adoption de la mesure d’assignation à résidence mais simplement son maintien (v. consid. 9).

Ce renforcement de l’encadrement des moyens de preuve de la nécessité des mesures de police ne peut qu’être salué. Il permet de faire en sorte que l’état d’urgence ne soit pas un « voile sur la liberté » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XII, XIX) trop opaque pour occulter l’État de droit. C’est ainsi que s’amenuisent les craintes d’un « État d’urgence » exclusif d’un État de droit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 34.

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Manifestations et maintien de l’ordre (public)

par Marie-Pierre CAUCHARD
chargée d’enseignement en droit public
(Université de Toulouse 1 Capitole)

Manifestations et maintien de l’ordre (public)

Art. 33. Le 30 janvier dernier, des milliers de personnes ont manifesté pour mettre fin à l’état d’urgence, fidèles à la tradition française de contester les pouvoir publics dans la rue.

La manifestation est un rassemblement de personnes utilisant la voie publique, de façon fixe ou mobile, pour exprimer collectivement une volonté commune. Elle est également un moyen habituel de revendications sociales et politiques. En toute circonstance, l’exercice de la liberté de manifestation rencontre un obstacle majeur : utilisant la voie publique, elle est considérée comme dangereuse pour l’ordre public. La conciliation s’avère donc très délicate entre la sauvegarde de l’ordre public et l’exercice d’une liberté dont la nature même en constitue une menace. Ces difficultés vont prendre une plus grande ampleur en cas de circonstances exceptionnelles comme celles de l’état d’urgence. La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, modifiée par la loi du 20 novembre 2015, renforce les attributions du ministre de l’Intérieur et des préfets en leur conférant des pouvoirs de police étendus, qui seraient illégaux en temps normal. Le régime juridique de l’état d’urgence permet des restrictions considérables à la liberté de manifestation, voire même peut conduire à sa disparition.

Dans un contexte économique et social controversé, il est essentiel de mesurer en quoi la marge d’appréciation laissée aux autorités de police peut les conduire à poursuivre d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et le rétablissement de l’ordre public. Appliquée aux manifestations, elle risque d’entrainer non seulement des interdictions arbitraires (I), mais aussi, de façon plus insidieuse, une répression des mouvements dissidents (II).

Les risques d’interdiction arbitraire de manifestation

La loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence permet au ministre de l’intérieur, pour l’ensemble du territoire, et au préfet, dans le département, d’interdire « à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » (art.8). En période exceptionnelle, la notion de réunion s’entend de manière extensive, elle comprend aussi les rassemblements de fait dans tous les lieux ouverts au public (Conseil d’État 6 août 1915 Delmotte). Paradoxalement, l’interdiction générale de toute manifestation, n’est pas forcément la plus inquiétante, elle a au moins le mérite d’être claire et de ne pas faire de distinction. Une fois passée la période des interdictions générales de toute manifestation à l’exception des hommages rendus aux victimes des attentats, soit après la COP 21, la règle devient en pratique qu’une manifestation peut être interdite si les circonstances le justifient. Les motifs d’interdiction relèvent donc de l’appréciation discrétionnaire du préfet, libre d’évaluer ces circonstances. Outre le fait que les administrés soient dans l’incertitude de leur droit de manifester, la tentation est grande pour l’administration préfectorale d’opérer des choix subjectifs. Concrètement, depuis la déclaration de l’état d’urgence, des manifestations revendicatives à caractère politique ou social, pour ne pas dire polémique, sont interdites, car elles sont de nature à constituer « une cible potentielle pour des actes de nature terroriste » et risquent de « trop disperser les forces de l’ordre déjà très mobilisées », selon les termes des arrêtés préfectoraux ayant interdit par exemple des manifestations relatives au climat, aux migrants ou aux discriminations. En revanche, ce n’est pas le cas des manifestations sportives, culturelles et traditionnelles ou encore commerciales, comme des marathons, matchs à grand public, carnavals, brocantes et marchés de Noël, qui, bien que générant un nombre de personnes (et de véhicules) beaucoup plus important, au flux aléatoire et sur une longue durée, ne sont pas interdites. L’objectivité des interdictions en devient douteuse et la considération des seules manifestations politiques et sociales comme de « nature à provoquer le désordre » franchement discriminatoire ; à moins que l’appréciation du « désordre » s’étende à des considérations idéologiques et politiques.

Le régime de l’état d’urgence doublé du pouvoir discrétionnaire des autorités de police favorise la maîtrise des manifestations par les pouvoirs publics lorsque les enjeux sont politiques et sociaux. Plus encore, il peut, de manière insidieuse, empêcher les mouvements dissidents.

Les risques de répression insidieuse des mouvements dissidents

La manifestation n’est pas le fruit du hasard ou d’un attroupement inopiné. Elle est un outil ponctuel d’organisations (associations, syndicats, partis ou autres), qui dans la durée entreprennent de défendre des intérêts et mènent des actions à cet effet. La loi de 1955 ouvre la voie pour les en dissuader. Tout d’abord, elle autorise les préfets à interdire le séjour à toute personne qui cherche à « entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » (art. 5). Ensuite, les autorités de police peuvent ordonner des perquisitions en tout lieu (art. 11) et prononcer des assignations à résidence (art. 6-1) à l’encontre de toute personne « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser » que son comportement « constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Enfin, les associations ou groupements de fait peuvent être dissous lorsqu’ils participent, facilitent ou incitent à des activités « portant une atteinte grave à l’ordre public » (art.11). Ces formulations approximatives aux notions floues permettent d’étendre les mesures à un nombre infini de situations, dépassant le cadre de la lutte contre le terrorisme, dont la définition précise serait d’ailleurs bienvenue. À juste titre, Giorgio Agamben observe que « la formule « sérieuses raisons de penser» n’a aucun sens juridique, et en  tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui « qui pense» peut s’appliquer à n’importe qui» (« De l’État de droit à l’État sécuritaire», Le Monde 24 décembre 2015). Toute forme d’idéologie qui aspire à une autre conception de l’État ou d’organisation sociale peut être concernée. Ainsi, des lieux occupés par des artistes et des militants climatiques ou encore une ferme bio ont été perquisitionnés. Un cortège de cyclistes contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, parti de Nantes et souhaitant rejoindre Paris, n’a pas pu traverser le département de l’Eure. Des militants ont été assignés à résidence. De nombreux porte-paroles de mouvements citoyens, d’associations et de syndicats s’inquiètent, ils craignent ne plus pouvoir mener leur lutte sereinement. Certaines organisations renoncent même à poursuivre leurs actions. Seule une controverse lissée risque d’être en réalité autorisée. L’état d’urgence sonne le glas du pluralisme réel des idées et de l’émancipation intellectuelle qui s’affirment aussi par l’expression collective des pensées dissidentes. La tenue de certaines manifestations ne doit ni laisser croire que l’expression contestataire n’est pas encadrée, ni devenir un moyen de légitimation des restrictions. L’état d’urgence appelle à la vigilance, y compris à l’égard des abus potentiels du pouvoir exécutif.

D’une liberté de manifestation déjà limitée en période ordinaire, il ne subsiste qu’une forme résiduelle laissant peu de place à l’opposition. Lors de son allocution devant le Sénat le 20 novembre dernier, le Premier ministre disait « aux Français qui se demandent ce qu’ils peuvent faire, qui se demandent comment être utile : résister, c’est continuer de vivre, de sortir, de nous déplacer, de nous rencontrer, de partager des moments de culture et d’émotion, de rester dans le mouvement », on en convient, encore faut-il que ce soit possible.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 33.

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Perquisitions en régime d’état d’urgence : « toc toc toc ! c’est le préfet ! »

par Maître Benjamin FRANCOS,
avocat au Barreau de Toulouse

Perquisitions
en régime d’état d’urgence :

« toc toc toc ! c’est le préfet ! »

Art. 32. La perquisition peut se définir comme l’acte par lequel un magistrat ou un policier, agissant dans le cadre d’une information judiciaire, d’une enquête de flagrance ou d’une enquête préliminaire, recherche dans un lieu occupé par une personne des documents et objets utiles à la manifestation de la vérité.

Par sa nature même, la perquisition constitue un acte d’enquête intrusif et attentatoire aux droits au respect du domicile et à la vie privée. C’est la raison pour laquelle son utilisation fait l’objet d’un encadrement particulièrement strict par le code de procédure pénale.

Ainsi, le régime de la perquisition repose sur un certain nombre de principes fondamentaux à commencer par la présence de la personne visée lors de la réalisation de la perquisition (ou un représentant de son choix ou, à défaut, deux témoins désignés par l’officier de police judiciaire et ne relevant pas de son autorité administrative).

En matière d’enquête préliminaire, conduite sous l’autorité du procureur de la République hors crime ou délit flagrant, les perquisitions et visites domiciliaires ne peuvent être effectuées qu’avec l’accord exprès de la personne chez laquelle l’opération se déroule. En l’absence d’un tel accord, le procureur de la République a néanmoins la faculté de saisir le juge des libertés et de la détention afin qu’il autorise la réalisation de l’acte. Cela étant, une telle possibilité n’est ouverte que pour les enquêtes portant sur un crime ou un délit puni d’au moins cinq années d’emprisonnement.

En matière d’information judiciaire, soit lorsqu’un juge d’instruction est en charge de l’enquête, le consentement de la personne n’est pas requis mais l’exigence tenant à la présence de celle-ci (ou d’un représentant de son choix ou de deux témoins indépendants) demeure.

Il sera en outre relevé que les perquisitions et visites domiciliaires sont interdites entre 21h et 6h du matin, sauf crimes et délits limitativement énumérés par le code de procédure pénale.

Ce portrait rapidement brossé démontre que le législateur a entendu circonscrire le champ d’application de la perquisition et définir strictement les cas dans lesquels il peut y être recouru comme les conditions dans lesquelles elle doit se dérouler.

Or, pour le formuler simplement : l’état d’urgence dispense du respect de plusieurs de ces principes essentiels. En effet, l’article 11 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence procède à un transfert de compétence depuis l’autorité judiciaire vers l’autorité administrative – le préfet – pour ordonner la réalisation de perquisitions « en tout lieu, y compris un domicile ».

Ces perquisitions peuvent avoir lieu de jour comme de nuit, « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». Le juge des libertés et de la détention, magistrat du siège, est totalement écarté de la procédure au profit d’une simple information faite au procureur de la République. Seule est maintenue l’obligation relative à la présence de l’occupant, de son représentant ou de deux témoins.

Outre l’exclusion de l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, ce transfert de pouvoir soulève de légitimes inquiétudes tant est floue la notion de « menace pour la sécurité et l’ordre publics ».

Autant le principe de légalité des délits et des peines garantit qu’aux infractions prévues par le code pénal correspondent des définitions précises, autant l’expression « menace » se présente comme un concept dépourvu de tout contenu objectif. La subjectivité dont il est intrinsèquement porteur confère en conséquence aux préfets un très large pouvoir d’appréciation qui se matérialise par un contrôle juridictionnel inexistant.

Le suivi des perquisitions administratives ordonnées à la suite de la proclamation de l’état d’urgence confirme d’ailleurs que cette prérogative a été utilisée avec une légèreté qui, elle aussi, interpelle. Du 14 novembre 2015 au 7 janvier 2016, 3021 perquisitions administratives auraient été réalisées soit cinquante-cinq perquisitions par jour en moyenne. Ce rythme effréné aura permis l’ouverture de vingt-cinq procédures relatives à des faits en lien avec le terrorisme, dont vingt-un correspondent à de l’apologie. Soit un taux d’efficacité inférieur à 1%, abstraction faite de l’incertitude persistante quant au sens des décisions qui seront prises sur ces faits par la juridiction répressive (condamnation ou non…).

A ce premier constat, s’ajoute celui tenant aux perquisitions administratives décidées à l’encontre d’individus dont le caractère menaçant pourrait prêter à sourire si la situation était moins dramatique (maraîchers bio, militants écologistes…). Où l’on voit que l’absence de contrôle du juge quant à l’opportunité de la perquisition puis, dans un second temps, quant à sa validité, conduit à un emballement préoccupant de l’action administrative.

« Tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » énonçait Montesquieu dans l’Esprit des Lois. Là, nous semble-t-il, se trouve précisément le nœud du problème : l’état d’urgence, qui supplante un code de procédure pénale relativement équilibré en matière de perquisition, n’institue aucun contre-pouvoir aux compétences extraordinaires dont se trouvent, du jour au lendemain, dotés les préfets.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 32.

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La décentralisation de l’état d’urgence

par Nicolas KADA
Professeur de droit public
Directeur du CRJ (Université Grenoble Alpes) et du GRALE (GIS CNRS)

La décentralisation de l’état d’urgence :
les collectivités territoriales face à la menace terroriste

Art. 31. Avec la déclaration d’état d’urgence, les décisions prises par les préfets de département, qui visent à restreindre ou à interdire la circulation des personnes et des véhicules sur des parties du territoire départemental, à limiter l’accès à certains bâtiments publics, à interdire ou limiter les manifestations publiques ou encore à fermer certains lieux publics en raison des graves menaces terroristes, s’imposent aux maires des communes concernées. Ceux-ci ne peuvent ni réduire, ni modifier ces mesures de police administrative qui sont édictées, en vertu de l’état d’urgence, par les préfets sur tout ou partie du territoire de leur commune. Ils peuvent en revanche les aggraver si les circonstances locales le justifient. Les relations classiques entre Etat et collectivités territoriales s’en trouvent donc sensiblement modifiées, les enjeux liés à l’ordre public réduisant nécessairement les exigences nées de la décentralisation. Derrière les figures du préfet et du maire, c’est donc bien une recentralisation et une concentration des pouvoirs qui se dessine.

Le préfet
ou la recentralisation des pouvoirs

L’Etat en première ligne

Outre la proclamation de l’état d’urgence, l’Etat multiplie les consignes à l’attention des collectivités décentralisées et établissements publics locaux, ainsi qu’à ses propres relais préfectoraux dans les départements. Deux circulaires du 26 novembre 2015 ont ainsi exigé que soient réalisés ou actualisés très rapidement les schémas de surveillance de voie publique des écoles et des établissements et les plans particuliers de mise en sûreté (PPMS). De même, une autre des ministres de l’Education et de l’Intérieur en date du 17 décembre 2015 demandait aux préfets de préciser aux collectivités gestionnaires et aux recteurs les procédures à suivre pour solliciter des financements auprès du Fonds interministériel de prévention de la délinquance. En revanche, l’état d’urgence et les craintes d’attentat ne suffisent pas à justifier un renforcement des polices municipales. Le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale » présenté en Conseil des ministres, le 3 février 2016, n’y fait ainsi aucune référence : le projet d’un nouvel article L.432-2 du Code de la sécurité intérieure ne s’intéresse ainsi qu’au « fait pour un fonctionnaire de la police nationale ou un militaire de la gendarmerie nationale de faire un usage de son arme rendu absolument nécessaire pour faire obstacle à cette réitération ». Même si la mesure est étendue aux militaires mobilisés dans le cadre de Vigipirate et aux agents des douanes, elle ne concerne délibérément pas les policiers municipaux.

Les préfets à la manœuvre

C’est encore par voie de circulaire que le ministre de l’Intérieur a demandé aux préfets d’organiser des réunions avec les maires afin de leur expliquer les conséquences de la mise en œuvre de l’état d’urgence sur le territoire. Bernard Cazeneuve semble d’ailleurs cantonner les élus locaux à un rôle d’alerte, lorsqu’il indique par exemple que les préfets devront répondre à toutes leurs questions. L’état d’urgence permet en effet aux préfets de décider un « couvre-feu dans les secteurs exposé à des risques importants de trouble à l’ordre public et d' »établir des périmètres de protection autour des bâtiments publics et d’édifices privés qui seraient susceptibles de faire l’objet de menaces. En Ile-de-France, des mesures renforcées sont possibles : assignation à résidence, fermeture provisoire des salles de spectacle, des débits de boissons et divers lieux de réunion, interdiction de toute manifestation susceptible de représenter un risque pour les participants… L’état d’urgence a ainsi permis aux préfets d’instaurer des couvre-feux, comme dans l’Yonne en novembre 2015, à condition de motiver leur décision par des circonstances précises et de la limiter dans le temps et le lieu. Les préfets pourront en outre confier aux sous-préfets d’arrondissement une mission d’animation locale de prévention de la radicalisation. Il est enfin demandé aux préfets de renforcer l’ancrage local de dispositifs tels que les contrats de ville et une plus grande articulation avec les conseils locaux et intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLISPD), preuve supplémentaire de l’écoute attentive que l’Etat accorde aux élus locaux.

Le maire
ou la concentration des pouvoirs

Les pouvoirs de police du maire

Le fait que l’état d’urgence ait été déclaré sur tout le territoire métropolitain et en Corse fait présumer l’existence d’un risque réel d’atteinte à la sécurité publique par la menace terroriste sur l’ensemble du territoire français. De fait, ce régime exceptionnel de l’état d’urgence permet aux maires de justifier plus aisément de la légalité de leurs mesures de police administrative visant à assurer la sécurité publique sur tout ou partie du territoire de leur commune, puisque le risque de trouble à l’ordre public est caractérisé sur l’ensemble du territoire métropolitain et corse. Les risques d’attentat focalisent ainsi l’attention sur les mesures de police, y compris pour prévenir des drames ou violences qui relèvent d’une toute autre motivation : certaines municipalités s’interrogent ainsi sur le fait de savoir s’il faut davantage sécuriser les conseils municipaux, pour éviter des drames comme la tuerie de Nanterre de 2002.

De nombreuses circulaires ont également été publiées afin de renforcer la place des maires dans la prévention de la radicalisation, en particulier dans les quartiers de la politique de la ville. C’est le cas par exemple de la circulaire du 2 décembre 2015 des ministres de l’Intérieur et de la Ville. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a adopté le 17 décembre 2015 en première lecture une proposition de loi relative à la sécurité dans les transports, qui fait l’objet d’un examen en procédure accélérée. Programmé à la suite de la tentative d’attentat dans le Thalys, ce texte a fait l’objet de nombreux amendements, notamment l’un qui permet aux policiers municipaux d’intervenir dans les réseaux de transport urbain.

De manière générale, les maires sont invités à renforcer la présence de la police municipale dans les marchés alimentaires et les manifestations populaires. Pour autant, alors que de nombreuses municipalités avaient fait le choix d’armer leur police au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, en janvier 2015, il ne semble pas qu’il y ait pour l’heure un fort engouement pour une telle mesure. Certes, le maire de Lyon a bien annoncé sa volonté d’armer sa police municipale et le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes a bien décidé d’équiper de portiques de sécurité tous les lycées de la nouvelle région, mais ces choix sécuritaires demeurent pour le moment relativement isolés… en dépit de quelques dérives heureusement sanctionnées.

Les dérives locales

Le tribunal administratif de Montpellier a suspendu, mardi 19 janvier 2016, l’exécution d’une délibération du 15 décembre 2015 du conseil municipal de Béziers qui avait décidé la création d’une « garde » annoncée par le maire de Béziers, Robert Ménard, dans le contexte de l’état d’urgence. Elle devait être « composée de citoyens volontaires bénévoles chargés d’assurer des gardes statiques devant les bâtiments publics et des déambulations sur la voie publique et devant alerter les forces de l’ordre en cas de troubles à l’ordre public ou de comportements délictueux ». Le juge des référés a ici appliqué une jurisprudence constante selon laquelle la police administrative constitue un service public qui, par sa nature, ne saurait être délégué (Conseil d’Etat, 17 juin 1932, ville de Castelnaudary). Le conseil municipal de Béziers ne pouvait ainsi légalement confier à des particuliers les missions de surveillance de la voie publique ou des bâtiments publics. Mais la décision du juge des référés est également intéressante en ce qu’elle se fonde sur deux autres arguments dont la qualité de « collaborateur occasionnel du service public » qui ne saurait être invoquée, selon lui, « qu’au profit des particuliers qui ont été sollicités, à titre temporaire et exceptionnel, pour exercer des missions de service public, en cas de carence ou d’insuffisance avérée des services existants ou en cas d’urgente nécessité ». L’état d’urgence ne saurait tout justifier : c’est ici l’état de droit qui le rappelle fort opportunément.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 31.

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Fonction publique & collectivités territoriales

par Cécile MAILLARD
Juriste assurance, SJ, Ville de Montreuil

Fonction publique
& collectivités territoriales

mars 2016 – 1ère chronique
La présente page est issue de la chronique
collectivités territoriales

Prise en charge du risque décès
par les collectivités

Art. 57. En vertu de l’article D.712-19 et suivants du Code de la Sécurité Sociale, issu du Décret 85-1354 du 17 décembre 1985, modifié notamment par le décret n°2015-1399 du 3 novembre 2015, un capital est versé aux ayants-droit du fonctionnaire décédé par la collectivité (ou l’Etat) qui l’emploie.

Avant le décret 2015-1399 du 3 Novembre 2015, les modalités de calcul du capital variait selon les circonstances du décès.

Lorsque le fonctionnaire décédait avant l’âge légal de départ en retraite, le capital était égal à la somme du dernier traitement indiciaire brut annuel augmenté des primes et indemnités non attachées à la fonction. Ceci excluait donc le supplément familial, l’indemnité de résidence et la nouvelle bonification. A cela, il était prévu une majoration équivalant au 300e du traitement indiciaire annuel correspondant à l’indice brut 585 pour chaque enfant du fonctionnaire décédé. Il faut préciser que les enfants nés viables dans les 300 jours du décès reçoivent exclusivement cette majoration.

Cependant, lorsque le fonctionnaire décédait après l’âge légal de départ en retraite, le capital était alors égal à trois fois le traitement indiciaire brut mensuel dans la limite minimale de 370,32 € et la limite maximale de 9 258 €.

Dans le cas particulier des accidents du travail ou à la suite d’un attentat, acte de dévouement dans l’intérêt du public ou pour sauver la vie d’une ou plusieurs personnes, le capital décès était alors versé trois année de suite à la date d’anniversaire du décès.

Quoiqu’il en soit, le capital était payé pour un tiers au conjoint survivant et pour les deux tiers entre les enfants.

Depuis le 6 novembre 2015, date d’entrée en vigueur du décret précité, le calcul du décès des fonctionnaires a été relativement simplifié puisqu’il est désormais versé un forfait aux ayants-droit du fonctionnaire décédé lequel varie selon les circonstances du décès.

Lorsque le fonctionnaire décède avant l’âge légal de départ en retraite, l’article D.712-19 du Code de la Sécurité Sociale prévoit désormais que le capital est égal à quatre fois le montant mentionné à l’article D361-1 du même code, en vigueur à la date du décès soit un total de 13 600 €. En outre, chaque enfant du fonctionnaire décédé reçoit une somme complémentaire de 823,45 €.

Lorsque le fonctionnaire décède après l’âge légal de départ en retraite, le capital est égal au montant mentionné à l’article D361-1 du Code de la Sécurité Sociale soit 3 400 €. Aucune majoration n’est due pour les enfants.

Enfin, dans le cas particulier des accidents du travail ou à la suite d’un attentat, acte de dévouement dans l’intérêt du public ou pour sauver la vie d’une ou plusieurs personnes, le calcul du capital décès se fait comme avant l’entrée en vigueur de ce décret pour les décès avant l’âge légal de départ à la retraite : il est versé trois années de suite à la date d’anniversaire du décès du fonctionnaire.

Le calcul du capital à verser en cas de décès d’un fonctionnaire a donc considérablement été simplifié et réduit au détriment des fonctionnaires qui souffrent à nouveau de la dévalorisation de leur statut et du désengagement de l’Etat de plus en plus important.

Chronique en droit des Collectivités Territoriales

 sous la direction de M. Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Chronique Collectivités Territoriales – n°01-04, Art. 57.

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Urbanisme & collectivités territoriales

par Vincent THIBAUD
Docteur en droit public, Juriste, Direction de l’urbanisme, Ville de Montreuil

Urbanisme
& collectivités territoriales

mars 2016 – 1ère chronique
La présente page est issue de la chronique
collectivités territoriales

Intérêt à agir contre les autorisations d’urbanisme :
et si le législateur n’avait pas manqué son coup concernant la limitation des recours (pas qu’abusifs…)

Art. 56. Une référence intéressante (CE, 10/02/2016, n°387507) par laquelle le Conseil d’État développe son interprétation des termes de l’article L.600-1-2 du Code de l’urbanisme concernant l’intérêt à agir des tiers contre les autorisations d’urbanisme réformé par une ordonnance du 18 juillet 2013.

De mémoire, il n’y avait que le recensement de jugements et autres arrêts de TA ou de CAA (notamment : CAA Marseille, 20/04/2015, n°15MA00145 ; note IBANEZ, in AJDA, 2015, p.1496), et c’est la première fois sur un contrôle en cassation d’un recours au principal (pour une procédure de référé : CE, 10/06/2015, n°386215) que la Haute juridiction semble donner une interprétation relativement uniforme et stricte des termes suivant lesquels désormais « une personne autre que l’État, les collectivités territoriales ou leurs groupements ou une association n’est recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager que si la construction, l’aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe régulièrement ou pour lequel elle bénéficie d’une promesse de vente, de bail, ou d’un contrat préliminaire mentionné à l’article L.261-15 du code de la construction et de l’habitation [VEFA] » (voir également : CE, 27/06/2014, n°380645, et le non-renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité à propos de ces dispositions).

Le Conseil d’État confirme le caractère subjectif (ou en tout cas désormais, largement subjectivé) d’un tel intérêt à agir, alors que jusque-là, celui-ci était déterminé par une notion relativement objective de “proximité immédiate du projet”, permettant une voie contentieuse relativement ouverte et conforme à l’esprit concourant à l’accès à la justice administrative d’une façon générale. Suivant la juridiction administrative donc : « il appartient à tout requérant qui saisit le juge administratif d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation d’un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien » et par suite, l’instruction de la requête commence par un examen des “écritures” et tous autres “documents [permettant de] faire apparaître clairement en quoi les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance de son bien sont susceptibles d’être directement affectées par le projet litigieux” ».

Les données factuelles de l’espèce sont encore plus éloquentes :

  • les requérants saisissent initialement le TA avec des pièces permettant tout de même d’établir le caractère mitoyen et de co-visibilité entre le projet en cause et leurs parcelles, avec un plan de situation “sommaire” (mais existant) mettant en lien la parcelle avec une façade du permis “fortement vitrée qui créera des vues”;
  • ce à quoi le Tribunal répond par une demande de régularisation devant apporter des précisions “nécessaires” quant à l’atteinte directe du projet sur les conditions “d’occupation, d’utilisation et de jouissance de leur bien”;
  • ne répondant que par une attestation de propriété (mode de régularisation classique en la matière), les requérants se voient rejeter par une ordonnance simple leur requête ;

Le Conseil d’État valide cette application faite des textes au niveau de la juridiction de 1er degré. En matière d’autorisations d’urbanisme, la Haute juridiction semble donc revenir sur une posture relativement libérale qui était la sienne concernant l’intérêt à agir et l’ouverture de la voie procédurale du recours pour excès de pouvoir en tant que contentieux objectif (la défense de la légalité au-dessus de l’intérêt particulier en quelque sorte). Il apparaît donc une subjectivisation d’ampleur du recours sur les permis de construire, alors même d’ailleurs que ledit recours ne peut pas porter au fond sur des motifs de droit privé.

L’appréciation critique de ces nouvelles règles gravite autour d’un paradoxe : si à la fois le praticien normalement constitué peut se satisfaire d’outils permettant une défense efficace contre des recours abusifs, le publiciste ne peut pleinement se satisfaire de la subjectivisation de l’acte administratif qui pourrait en découler alors même que l’autorisation d’urbanisme n’est pas un acte individuel mais à caractère réel (attaché au sol), en rapport d’ailleurs avec son objet même : une police pleinement “d’utilité publique” comme il est inscrit au fronton des articles préliminaires du Code de l’urbanisme.

Car l’on pourrait voir poindre un excès inverse sur cette subjectivisation supposée du droit de construire : comme l’autorité administrative doit désormais se vider de l’ensemble des motifs de refus qu’elle peut tenir à l’encontre d’un projet ; que si l’on va chercher plus loin, la construction irrégulière bénéficie de sécurités juridiques accrues (prescription administrative et autres restriction du champ d’application des actions en démolition) ; et si l’on va au bout de la chaîne de la logique réformatrice concernant le droit de l’urbanisme avec la promotion récente de nouvelles voies d’établissement des réglementations contenues dans les documents locaux de planification : que la règle doit désormais se mettre au service du projet et non l’inverse, alors même que la puissance publique n’a tout simplement plus les moyens (financiers du moins) d’une maîtrise efficace des sols… De là à n’être plus qu’en mesure d’envisager le permis de construire comme un acte d’enregistrement et de simple publicité administrative du projet dans un avenir de moyen terme, il est un pas que nous ne saurions franchir, quoique…

Chronique en droit des Collectivités Territoriales

 sous la direction de M. Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Chronique Collectivités Territoriales – n°01-03, Art. 56.

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Commande publique & collectivités territoriales

par Philippe BIGOURDAN (PB)
Responsable du Service Achat et Commande Publique (SACOP), Ville de Montreuil

Nicolas HOUDART (NH)
Responsable du Service juridique (SJ), Ville de Montreuil

Hortense TRANCART (HT)
Juriste Marchés publics – Acheteur, SACOP, Ville de Montreuil

Commande publique
& collectivités territoriales

mars 2016 – 1ère chronique

Art. 55. La présente page issue de la chronique
collectivités territoriales
contient trois articles (numérotés de 01 à 03)
dont les auteurs sont PB (01), NH (02) & HT (03).

01. Code de la commande publique :
tout change mais rien ne change !

Le projet décret relatif aux marchés publics pris sur le fondement de l’ordonnance n°2005-899 du 23 juillet 2015 vise à achever les travaux de transposition des nouvelles directives européennes 2014/24/UE et 2014/15/UE sur la passation des marchés publics.

A l’instar de l’ordonnance, le décret tente d’unifier les règles juridiques de tous les contrats constituant des marchés publics au sens du droit de l’Union Européenne. Cette logique parfaitement compréhensible ne permet pas pour autant d’amoindrir les difficultés auxquelles se heurtent l’Etat qui cherche à garantir une certaine souplesse dans les procédures, à ménager les PME face au maelstrom administratif que peut représenter un contrat d’un montant de quelques dizaines de milliers d’euros tout en respectant la liberté de la concurrence et l’indispensable obligation de transparence lorsqu’une collectivité manipule de l’argent public.

La récente concertation publique effectuée sur le fondement de l’article 16 de la loi du 17 mai 2011 n°2011-525 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit fait déjà apparaître un retour à la souplesse pour les organismes actuellement soumis aux dispositions de l’ordonnance du 6 juin 2005 et pour les offices publics de l’habitat.

Plus spécifiquement, on peut d’ailleurs se poser la question des changements que va constituer la publication du décret (prévue au 1er avril) sur les pratiques des collectivités moyennes et petites. Et ce, d’autant plus que l’office du juge administratif sur le décret va aussi venir affiner, censurer ou interpréter certains de ces articles. Il est déjà sollicité sur l’ordonnance du 23 juillet 2015, saisi d’un recours en annulation au motif que la France a choisi de soumettre les prestations de service juridique au jeu concurrentiel par l’intermédiaire d’une procédure adaptée (article 42-2 de l’ordonnance) alors même que la directive laisse la possibilité de les exclure de ce champ.

De même, si on peut saluer que le sourçage soit consacré (article 3 du projet), on imagine difficilement ce qu’en pratique une telle disposition va changer pour des collectivités qui manquent avant tout de compétences dans ce domaine et ce que juridiquement un juge pénal ferait d’une mention telle que « les résultats de ce sourçage peuvent être utilisés par l’acheteur à condition qu’ils n’aient pas pour effet de fausser la concurrence et n’entraînent pas une violation des principes [fondamentaux de la commande publique] ».

On peut encore relever la paradoxale et soudaine souplesse dans la régularisation des offres. Ainsi, l’article 56 du projet permet à l’acheteur de sauver des offres dont l’erreur matérielle (absence de signature, ligne manquante dans un bordereau des prix volumineux, etc.) était susceptible de lui faire perdre une proposition compétitive. En autorisant la régularisation des offres en procédure formalisée et de manière plus simple qu’actuellement en procédure adaptée – c’est-à-dire sans être dans une phase de négociation -, la flexibilité offerte paraît cohérente. Mais le décret propose de très flous garde-fous (impossible pour une offre anormalement basse, ne doit pas modifier les caractéristiques substantielles de l’offre) et une procédure qui tend le bâton pour se faire battre (obligation de prévenir l’ensemble des candidats) dont on devine aisément la conséquence : une prudence des acheteurs qui resteront sur les pratiques précédentes, soit réservées et prudentes. Sur ce dernier point, Bercy s’est engagé à revoir sa copie à la suite de la consultation.

Plus globalement se pose la question des mesures en faveur des PME. On le sait, le décret de 2006 avait vu les dispositions des articles 60, 65 et 67 du code des marchés publics qui autorisaient le pouvoir adjudicateur à fixer un nombre minimal de petites et moyennes entreprises admises à présenter une offre se faire annulées par le Conseil d’État (décision du 9 juillet 2007 n°297711, 297870, 297892, 297919, 297937, 297955, 298086, 298087, 301171, 301238, SYNDICAT EGF-BTP et autres) en ce qu’elles conduisaient nécessairement à faire de la taille des entreprises un critère de sélection des candidatures. Aussi, le législateur se garde bien d’imposer des obligations qui auraient pour effet de porter atteinte à la concurrence, mais il durcit les conditions de recours à la sous-traitance via le contrôle du maître d’ouvrage public sur les prix des sous-traitants (article 45), renforce la détection des offres anormalement basses (article 57). Pour autant, il reste encore du chemin à faire en baissant par exemple le seuil de l’avance obligatoire ou en encadrant le recours par le pouvoir adjudicateur à la co-traitance solidaire susceptible de mettre les petites entreprises en difficulté en cas de défaillance du principal membre du groupement. Remarquons sur ce dernier point que le juge européen rappelle qu’un acheteur public ne peut pas imposer n’importe quel type de groupement pour l’exécution des prestations du marché (CJUE, 14 janvier 2016, « Ostas Celtnieks SIA », aff. C-234/14).

Au-delà du décret, les solutions se trouvent également dans les pratiques des collectivités. Peu d’entre elles maîtrisent les techniques de négociation (l’apparition de la très encadrée « procédure concurrentielle avec négociation » va-t-elle susciter l’intérêt des acheteurs ?), elles recourent avec parcimonie aux marchés publics simplifiés qui permet à une entreprise de ne fournir que le numéro de SIRET pour justifier de ses capacités (technique franco-française qui se heurte à la mise en place du DUME – voir infra – et qui donne lieu à des règlements de la consultation volumineux) et entrent difficilement dans une phase de dématérialisation. Cette modernisation de la vie publique est essentielle, mais elle intervient dans un contexte financier particulièrement lourd pour les collectivités territoriales. C’est d’ailleurs l’argument financier qui a fait renoncer à Bercy d’imposer la publication systématique d’un avis d’attribution pour toutes les marchés supérieurs à 25 000 € HT. Mesure qui permettait une plus grande visibilité sur les dépenses mais dont le coût prévisionnel de publication s’avérait conséquent.

02. Prestations juridiques
& mise en concurrence

Par ordonnance du 16 octobre 2015 (N° 393588), le juge des référés du Conseil d’Etat a rejeté la requête en référé suspension introduite par le Conseil National des Barreaux, la Conférence des Bâtonniers et l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris à l’encontre de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relatives aux marchés publics.

Si la teneur même de cette décision revêt peu d’intérêt, le rejet étant fondé sur l’absence d’urgence (l’entrée en vigueur de l’ordonnance n’interviendra pas avant le 1er avril 2016), elle est l’occasion de mettre en lumière les importants débats et controverses qui agitent la sphère juridique publique à propos de la mise en concurrence des prestations de services juridiques, dont la partie contentieuse est loin d’être close avec un REP pendant contre cette même ordonnance.

Pour mémoire, la directive européenne 2014/24/UE relative à la passation des marchés publics exclut de son champ d’application les services de représentation légale et de conseil fournis en vue d’une procédure contentieuse. Ne restent soumises à l’obligation de mise en concurrence que les prestations de conseil pur, soit en pratique une part très résiduelle des prestations juridiques effectivement commandées par les collectivités publiques. Néanmoins, l’ordonnance de transposition du 23 juillet 2015 ne reprend pas cette distinction et soumet de manière générale les prestations juridiques à une obligation de mise en concurrence, qu’elles soient ou non réservées à la profession d’avocat.

Si l’on comprend naturellement l’intérêt légitime des avocats à vouloir, au même titre que d’autres professions, que leurs services soient exonérés de mise en concurrence, ne s’agit-il pas finalement d’un débat en trompe-l’œil ?

En effet, sous l’empire des textes précédents, qui soumettaient déjà les services d’avocat à une obligation de mise en concurrence, certes allégée, force est de constater que cette obligation n’avait qu’une portée relativement réduite, les services préfectoraux du contrôle légalité et le Trésor Public n’étant pas excessivement regardants en la matière, et qu’un grand nombre de collectivités ne la respectaient pas, sans pour autant que cela génère un important contentieux.

Le fond de la problématique ne serait-il alors pas plutôt à rechercher dans l’évolution de la profession, ainsi et surtout que dans celle des besoins des collectivités en général et en matière de services juridiques en particulier ?

Côté sombre, les collectivités publiques sont actuellement confrontées pour la plupart, à des réductions budgétaires drastiques, leur imposant une nécessaire maîtrise de leurs dépenses, y-compris en matière juridique. En revanche, elles ont eu tendance à se professionnaliser en matière juridique par la création de compétences internes intégrées, ce qui a nécessairement une influence sur la nature de leurs besoins, réduisant ainsi la part d’un besoin juridique global d’essence « politique », au profit d’un besoin plus spécialisé, voire morcelé, d’essence plus « gestionnaire ». Autrement dit, pour reprendre la formule très juste du renommé Me Didier Seban : « L’avocat n’est plus seulement l’avocat du maire, mais d’abord celui de la collectivité ».

On peut tout à fait regretter une telle évolution mais il n’en reste pas moins que, suivant le fameux adage populaire, « le client est roi » et les personnes et collectivités publiques resteront libres, même en l’absence de toute obligation, de mettre en concurrence ce type de prestations. D’ailleurs, au regard des perspectives économiques et budgétaires actuelles, la tendance à une concurrence élargie s’inscrit parfaitement dans l’air du temps, ce que les avocats ont bien compris, à en juger notamment par l’évolution de leurs offres tarifaires ces dernières années…

03. Le DUME,
tout ça pour ça !

Dans une procédure de marché public, le Document Unique de Marché Européen (DUME), est un formulaire type à compléter au moment de la phase candidature. Il a pour objectif de simplifier la candidature aux marchés publics en supprimant l’obligation de fournir les certificats et attestations et en la remplaçant par une attestation sur l’honneur sous la forme d’un formulaire type. Il peut ainsi être réutilisé pour un autre marché soumissionné.

Prévu à l’article 59 de la directive 2014/24/UE publiée au Journal Officiel de l’Union Européenne (JOUE) le 6 janvier 2016, son utilisation est autorisée depuis le 26 janvier 2016 pour les procédures formalisées. Il pourra être utilisé dès l’entrée en vigueur de l’ordonnance et du décret Marchés publics c’est-à-dire au plus tard le 1er avril 2016.

Obligatoire pour les procédures formalisées, liberté est laissée aux acheteurs publics pour les procédures adaptées, qui, de plus, peuvent faire le choix français de ce que l’on appelle le Marché Public Simplifié (MPS).

Le DUME est divisé en six parties. La première recense les « Informations concernant la procédure de passation de marché et le pouvoir adjudicateur ou l’entité adjudicatrice ». Lorsque le formulaire est saisi en ligne, les informations sont automatiquement remplies si la procédure de consultation fait l’objet d’une publication au JOUE.

La seconde concerne les informations relatives à l’opérateur économique. La partie trois traite des motifs d’exclusion de la commande publique, au regard des éventuelles condamnations pour les délits listés à l’article 57 de la directive précitée, pour irrégularité des cotisations sociales et fiscales, pour insolvabilité, conflit d’intérêt ou encore faute professionnelle. La quatrième partie relative aux critères de sélection permet d’apprécier la satisfaction des soumissionnaires aux critères de sélection déterminés par l’acheteur public, notamment leur capacité professionnelle, technique et financière. La partie cinq dite « Réduction du nombre de candidats qualifiés » est à renseigner uniquement dans le cadre de procédures restreintes, en fonction des éléments demandés par l’acheteur public dans son avis d’appel public à la concurrence (AAPC) ou documents de la consultation. Enfin, la sixième partie relative aux déclarations finales constitue l’attestation sur l’honneur que toutes les informations fournies dans les parties II à V sont exactes et correctes et que les déclarants sont en mesure de communiquer à tout moment à l’acheteur public toutes les pièces justificatives qu’il demandera.

Bien que le DUME puisse être rempli manuellement jusqu’au 18 janvier 2018, l’intérêt réside essentiellement dans sa version électronique. En effet, cette dernière permet de pré-remplir certaines parties du document en assurant un lien avec les avis de publicité au JOUE et en rapatriant certaines données contenues dans les coffres forts électroniques ou autres services du Marché Public Simplifié. Une fois rempli le formulaire pourra être actualisé et utilisé par les soumissionnaires pour différentes consultations.

Pour autant, l’allègement des formalités côté entreprise engage les acheteurs publics à une plus grande rigueur et à un nombre accru d’opérations nécessaires à la vérification de l’exactitude des informations déclarées. Ainsi, l’acheteur public doit désormais consulter les sites internet des entreprises, les coffres-forts électroniques et si cela s’avère insuffisant, il doit d’adresser aux candidats une demande écrite.

Le DUME pourra être réutilisé par le candidat pour un autre marché si les informations contenues sont toujours d’actualité afin qu’il n’ait plus à établir un dossier complet pour chaque consultation.

Le DUME peut être fourni pour chacun des sous-traitants ce qui représente ici une véritable simplification administrative pour l’acheteur public. L’acheteur peut à tout moment de la procédure demander au candidat de fournir les documents qu’il atteste détenir. S’il s’avère que les attestations étaient fausses, le candidat peut être exclu de la procédure. Les acheteurs acceptaient à la remise de la candidature que les candidats remettent des attestations sur l’honneur. Dans le cas où le marché était attribué à un candidat, il lui était demandé de fournir les attestations et justificatifs dans le délai imparti.

Se pose alors la question de savoir si l’innovation du DUME en est vraiment une. De la même façon qu’en est-il de la compatibilité du DUME, dispositif européen, et du MPS, dispositif national, qui permet aux entreprises de candidater seulement avec leur seul numéro SIRET. Quelle est la pertinence de la coexistence de ces deux systèmes sachant que le MPS rencontre un succès important. N’y a-t-il pas là un sérieux risque de confusion des deux documents par les entreprises candidates ?

Si à compter du 18 avril 2018, le Dume ne pourra être fourni que sur support électronique, il y a fort à parier que cela provoquera sans nul doute certaines réticences de la part des entreprises peu habituées au « tout dématérialisé » à répondre aux appels d’offres.

Aussi, et au-delà du bilan qui sera effectué en avril 2017 par la Commission européenne sur la mise en œuvre du dispositif, nous pouvons dores et déjà l’affirmer, le DUME ne constituera une réelle simplification que pour l’entreprise au détriment de l’acheteur public qui devra, lui, demander à nouveau les attestations et justificatifs afin d’éviter d’attribuer le marché à une entreprise qui ne présenterait pas la solidité financière espérée. En d’autres termes, le DUME présentera pour seul véritable intérêt d’offrir un cadre légal à une pratique déjà acquise par les acheteurs.

Chronique en droit des Collectivités Territoriales

 sous la direction de M. Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Chronique Collectivités Territoriales – n°01-02, Art. 55.

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ParJDA

Droit administratif des collectivités territoriales

par Pauline CHAPLET,
Juriste de droit public, SJ, Ville de Montreuil

Droit administratif
des collectivités territoriales

mars 2016 – 1ère chronique
La présente page est issue de la chronique
collectivités territoriales

Silence vaut acceptation :
simplification ou complexité ?

Art. 54. Depuis le 12 novembre 2015, le principe « Silence vaut acceptation » est applicable aux collectivités territoriales, en vertu de la loi n°2013-1005 du 12 novembre 2013 habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens. Simplifier, vraiment ?

La réforme a pour but d’inverser le principe du silence gardé sur une demande pendant plus de deux mois vaut rejet. Désormais, le principe est celui selon lequel le silence de l’administration, sur une demande qui lui est adressée, vaut acceptation. Toutefois, ce principe est assorti de nombreuses exceptions, ce qui atténue la lisibilité et l’applicabilité de cette réforme.

La loi du 12 novembre 2013 prévoit quatre types de demandes entrant dans le champ de l’exception au principe :

– Lorsque la demande ne tend pas à l’adoption d’une décision présentant le caractère d’une décision individuelle (ex : demandes tendant à l’abrogation ou au retrait d’actes réglementaires).

– Lorsque la demande ne s’inscrit pas dans une procédure prévue par un texte législatif ou réglementaire ou présente le caractère d’une réclamation ou d’un recours administratif (ex : les demandes à caractère fantaisiste, les recours hiérarchiques, gracieux …).

– Si la demande présente un caractère financier, dans un objectif de protection des deniers publics.

– Dans les relations entre l’administration et ses agents, la loi ne concernant que les usagers.

Par la suite, trois décrets ont été publiés au Journal officiel du 11 novembre 2015 venant préciser d’autres exceptions et dérogations au principe du silence vaut acceptation.

Le décret n°2015-1460 du 10 novembre 2015 fixe une liste des procédures pour lesquelles le délai à l’issue duquel le silence gardé par l’administration sur une demande vaut acceptation est différent du délai de droit commun de deux mois. Par exemple, pour les permis de construire, lorsqu’il y a lieu de consulter une commission nationale, le silence gardé dans un délai de 5 mois vaut accord.

Les deux autres décrets (n°2015-1459 et n°2015-1461), prévoient des procédures d’exclusions au principe fondées sur « le respect des engagements internationaux et européens de la France, la protection de la sécurité nationale, la protection des libertés et des principes à valeur constitutionnelle et la sauvegarde de l’ordre public » ainsi que pour « des motifs tenant à l’objet de la décision ou de bonne administration ».

Force est de constater que les hypothèses dans lesquelles le pouvoir réglementaire pourra prévoir un régime de décision implicite de rejet demeurent nombreuses (ex : Autorisation d’occupation du domaine public). Dans ce type de cas aussi, des délais différents du droit commun existent.

Enfin, pour une meilleure mise en œuvre, le gouvernement a également publié un tableau, consultable sur Légifrance, des « procédures pour lesquelles le silence gardé par les collectivités territoriales sur une demande vaut accord ». Ainsi, les procédures répondant au principe seraient consignées sur une liste. Néanmoins, rien n’est dit sur son caractère ou non exhaustif. Ainsi, que devront faire les services s’ils se retrouvent face à une procédure qui ne relèvent pas des décrets précisant les exceptions ou qui n’est pas citée dans le tableau ? Il est permis d’interpréter ces demandes comme des demandes qui seront acceptées au bout de deux mois en cas de silence de l’administration en application du principe.

De même pour les usagers, ces derniers auront quelques difficultés à identifier le régime qui leur est réellement applicable.

Ce dispositif est inscrit dans le nouveau Code des relations entre le public et l’administration, entré en vigueur le 1er janvier 2016. Rien de radicalement nouveau sur le fond, mais cette codification permet à chacun de disposer en un seul texte des dispositions de nature générale et transversale applicables aux relations entre l’administration (Etat, collectivités territoriales, établissements publics, etc.) et le public (personnes physiques et morales), dans un objectif d’accessibilité.

Chronique en droit des Collectivités Territoriales

 sous la direction de M. Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Chronique Collectivités Territoriales – n°01-1, Art. 54.

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Les pères du JDA : Anselme Polycarpe Batbie (II / II)

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou,
Président du Collectif l’Unité du Droit

Art. 15. Il était important que le JDA ouvre ses colonnes en rendant – tout d’abord – hommage à ses deux premiers et originels fondateurs de 1853 :

Pour ce faire, le pr. Touzeil-Divina nous propose, issus de ses recherches doctorales, deux premiers portraits afin de connaître davantage les pères fondateurs du JDA.

Anselme Batbie - MTD(c)

Photographie (par Reutlinger) de M. Batbie (circa 1870)
Collection personnelle - Touzeil-Divina (c)

Anselme-Polycarpe BATBIE (1827-1887)

(1er titulaire de la seconde chaire parisienne de droit administratif) (1863-1887)

Eléments de biographie

  • Né le 31 mai 1827 à Seissan (Gers) dans une famille de notaires.
  • Ses études sont effectuées à Auch puis à Toulouse (jusqu’à la licence en droit) …
  • et s’achèvent à Paris où, le 30 août 1850, il reçoit le grade de docteur en droit.
  • Entré dans l’Université en 1852 suite à un concours (à Paris) pour une place de suppléant à la Faculté de Dijon.
  • En janvier 1853 il obtient sa mutation vers Toulouse où sa famille réside encore majoritairement et où il exerce également en qualité de suppléant jusqu’à ce qu’en 1857 (toujours au même grade et dans les mêmes qualités) il réussisse à intégrer la Faculté de droit de Paris qu’il ne quittera pas.
  • BATBIE réalisa en tant que suppléant (1857-1863) quelques cours dans la première chaire de droit administratif parisienne dont le titulaire était VUATRIN (depuis 1851).
  • En 1863, il est nommé le premier titulaire de la 2nde chaire parisienne de droit administratif qu’il occupe jusqu’à sa mort.
  • Parallèlement, il fut également, dès 1864, le premier titulaire d’une chaire d’économie politique en Faculté de droit.
  • A été avocat mais a surtout été connu comme élu, sous la Troisième République : député du Gers d’abord (de 1871 à 1876) puis sénateur de cette même circonscription (de 1876 à 1887).
  • Il fut également président de la société de secours mutuels de Seissan.
  • Sa carrière administrative et politique débute en 1849 lorsqu’il est reçu (le 07 août) premier au concours des auditeurs du nouveau Conseil d’Etat Républicain (qu’il quitte en 1852 lors de sa réorganisation impériale).
  • A partir de 1852 il ne s’éloignera plus des Facultés de droit, de leur enseignement ou … de leur ministère puisqu’en 1873 le général de MAC-MAHON l’appelle, après la chute de THIERS, au portefeuille de l’Instruction Publique, des Cultes et des Beaux-Arts (de mai à novembre 1873).
  • Célèbre en droit administratif tant pour son précis que pour son traité. A collaboré au Journal du droit administratif (de CHAUVEAU), au Journal des économistes, à la Revue des deux mondes. A publié de nombreux opus en économie politique.
  • Décédé le dimanche 12 juin 1887 à Paris (son corps repose à Seissan et son cœur git  à Montmartre dans l’une des chapelles latérales de la Basilique dont il avait favorisé la construction).

Coeur Anselme Batbie - MTD(c)

La sépulture du coeur de M. Batbie (2014)
Collection personnelle - Touzeil-Divina (c)

BATBIE, un administrativiste catholique … et républicain
entre deux LAFERRIERE !

« Autant pour plaire à Dieu que pour donner satisfaction à ses parents, le jeune Anselme recherchait avec avidité, le succès à l’Ecole du village et au catéchisme qui faisait ses délices ». Comme FOUCART, LAFERRIERE (père) ou DE GERANDO il a d’ailleurs voulu être prêtre et son premier ouvrage juridique est précisément consacré à un contentieux propre au droit canon : l’appel comme d’abus (1851).

Bien que républicain, jamais ce catholique convaincu n’abandonnera sa foi ainsi qu’en témoigne en 1873 la Loi qu’il fit voter pour la construction contestée du Sacré-cœur de Montmartre dans lequel il se fit d’ailleurs enterrer. Après un court passage au Conseil d’Etat (1849-1852) c’est la vocation de l’enseignement du droit qu’il suit en devenant professeur suppléant à la Faculté de droit de Dijon puis de Toulouse.

Là, il retrouve Adolphe CHAUVEAU dont il a été l’élève, dont il devient le suppléant attitré, et avec qui il s’occupe de la direction du Journal du droit administratif jusqu’en 1855. C’est à cette même période – décidément attiré par le droit public – qu’il rencontre Firmin LAFERRIERE alors inspecteur général et recteur de l’académie de Toulouse et qui le charge d’un cours de droit administratif comparé (1854-1856). A son service quelques années, il en deviendra – formellement au moins – le disciple et sera d’ailleurs à ce titre intégré à la dernière édition (1860) du cours du susdit grâce auquel il publie une introduction générale au droit public et administratif qui formera la première des cinq éditions de son précis.

Nommé à Paris en 1857, BATBIE est alors le suppléant de VUATRIN jusqu’à ce qu’un arrêté du 31 décembre 1862 ouvre (en 1863) une seconde chaire de droit administratif dont il prend la tête comme titulaire alors qu’il fait publier (de 1861 à 1868) la première édition de son imposant traité en sept volumes (2nde édition de 1885 à 1894).

C’est alors à Paris qu’il collabore avec le fils de Firmin LAFERRIERE, avec qui il rédige les Constitutions d’Europe et d’Amérique (1869) faisant ainsi le lien intellectuel entre les deux LAFERRIERE.

Comme Edouard, du reste, BATBIE est un républicain (et se déclare socialiste en 1848) même si son conservatisme et sa foi lui font également apprécier la Monarchie. D’ailleurs, dans les faits, on lui reprochera toujours de n’avoir jamais été républicain et d’avoir menti en 1848. Député puis sénateur du Gers, il sera même membre de l’un des premiers gouvernements de la Troisième République alors dirigée par THIERS qui le prend sous sa protection et lui demande d’assurer plusieurs traités de paix, la Loi du 24 mai 1872 sur la réorganisation du Conseil d’Etat et la création du Tribunal des conflits, l’organisation de Paris, etc. Ministre de l’Instruction Publique en 1873, BATBIE fait partie du gouvernement de BROGLIE qui, plus conservateur que républicain militant, sera jugé (par GAMBETTA notamment) trop proche de l’Eglise et du Comte de Chambord.

Signatue Anselme Batbie - MTD(c)

Signature personnelle de M. Batbie (1869)
Collection personnelle - Touzeil-Divina (c)

Anselme BATBIE,
un économiste libéral
à « l’Ecole de Paris »

Malgré son volumineux traité et son précis de droit public et administratif qui fut certainement (entre 1860 et 1885) le plus rigoureux et le plus éclairant de tous les écrits en la matière, BATBIE a certainement davantage marqué la postérité publiciste par sa nomination parallèle, en 1864, à la tête de la première (et unique jusqu’en 1877) chaire française d’économie politique à l’Université. Reconnu en effet dès 1860 par l’Institut pour avoir publié un essai relatif à TURGOT, économiste, philosophe et administrateur, BATBIE va publier de très nombreux ouvrages en ce domaine.

Relevons, parmi d’autres, son cours publié en 1866, ses différents Mélanges ou essais relatifs aux physiocrates (1865), au prêt, à l’impôt ou encore au luxe (1866). En outre, il a participé à plusieurs ouvrages collectifs avec l’association polytechnique sous la direction d’Evariste THEVENIN et y publia notamment des réflexions sur le crédit et la prévoyance (1864), le travail et le salarié (1866) ou grèves et coalitions (1868). A la Faculté de droit, il aura pour suppléant (1881-1887) le futur académicien Paul BEAUREGARD et, comme lui, ne s’inscrira pas (à la différence de ses collègues juristes et universitaires nommés, en province, à partir de 1877) dans le courant des économistes interventionnistes ou protectionnistes conduits par Charles GIDE et Paul CAUWES qui sera d’ailleurs, à la Faculté de droit parisienne, le collègue de BATBIE. Ce dernier, nourri comme FOUCART des pensées du parti constitutionnel et libéral de GUIZOT et de CONSTANT et dans la tradition citoyenne libérale que lui avait inculquée Firmin LAFERRIERE, était en effet un membre de ce que le professeur LETER a récemment nommé L’Ecole de Paris (autour de noms tels ceux de Pellegrino ROSSI, Jean-Baptiste SAY, Frédéric BASTIAT, Edouard LABOULAYE, Adolphe BLANQUI, Hippolyte PASSY, Charles COMTE ou encore Gustave de MOLINARI). BATBIE, bien que catholique et conservateur, sera en effet toujours un économiste libéral militant défenseur acharné du « libre échange » et proche des idées développées autour du fameux groupe de Coppet dont Benjamin CONSTANT avait été l’un des initiateurs.

Eléments de bibliographie

De « grands » travaux mériteraient d’être accomplis au profit de BATBIE. Citons les rares recherches existantes :

  • Dictionnaire Historique des Juristes Français (2nde édition), p. 65 et s. ;
  • VIDAL Roger, « BATBIE et les débuts de l’organisation scientifique du droit administratif » in RDP ; Paris, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence ; 1950 ; p. 804
  • plus récemment, mais avec quelques réserves : SAMBA Mohamed, La systématisation du droit public et du droit administratif chez BATBIE ; Rennes, multigraphié ; Mémoire de D.E.A. en Histoire du droit (Université Rennes I) ; 1992
  • TOUZEIL-DIVINA Mathieu, La doctrine publiciste – 1800 – 1880 (éléments de patristique administrative) ; 2009, La Mémoire du Droit ; p. 254 et s.
  • Notons enfin une amusante notice caricaturale publiée en 1872 par le Trombinoscope de M. TOUCHATOUT (sic).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15.

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Les pères du JDA : Adolphe Chauveau (I / II)

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou,
Président du Collectif l’Unité du Droit

Art. 14. Il était important que le JDA ouvre ses colonnes en rendant – tout d’abord – hommage à ses deux premiers et originels fondateurs de 1853 :

Pour ce faire, le pr. Touzeil-Divina nous propose, issus de ses recherches doctorales, deux premiers portraits afin de connaître davantage les pères fondateurs du JDA.

Adolphe Chauveau - MTD(c)

Daguerréotype de M. Chauveau (circa 1860)
Collection personnelle - Touzeil-Divina (c)

Adolphe CHAUVEAU (1802-1868)

(3e enseignant de la chaire toulousaine de droit administratif
après DE BASTOULH (fils) & ROMIGUIERES
mais 1er titulaire de fait) (1838-1868))

Eléments de biographie

  • Né le 29 mai 1802 à Poitiers (Vienne).
  • Fils de Jean CHAUVEAU, inspecteur des contributions et de Marie-Anne-Agnès- Augustine RICHARD.
  • Marié à Adèle-Louise DOUSSET le 24 Septembre 1820 ; ils auront quatre enfants.
  • Etudes de droit à la Faculté de Poitiers (licencié le 18 août 1821 date à laquelle il entre au Barreau de Poitiers puis à celui de Poitiers en 1825).
  • Doctorat obtenu le 31 août 1839 (de la société en matière civile et commerciale).
  • Entré dans l’Université en 1838 par nomination (sans concours).
  • Entré dans la chaire de droit administratif toulousaine en 1838 par nomination ministérielle puis confirmé de façon définitive en 1841.
  • Nommé professeur de droit administratif en 1838 il ne quittera jamais ces fonctions malgré de très nombreuses démarches en ce sens pour enseigner toute autre matière !
  • A été avocat aux Conseils au début de la Monarchie de Juillet ; en 1830, en effet, il a refusé la place d’avocat général près la cour de Poitiers que son ami, Nicias GAILLARD, acceptera, quant à lui, en 1833.
  • A été vice-président du Conseil des prisons.
  • Doyen de la Faculté de droit de Toulouse en 1861, puis de 1865 à 1868 (d’abord par intérim suite au départ de DELPECH puis comme titulaire à partir de 1865).
  • Décédé le 16 décembre 1868 à Toulouse (Haute-Garonne) (de problèmes cardiaques).
  • Il est inhumé à Toulouse mais les services des cimetières n’ont pas encore réussi à identifier l’endroit de sa sépulture. Des recherches approfondies sont en cours.
  • A rédigé de nombreuses codifications spéciales (forêts, instruction administrative, etc.) mais son ouvrage publiciste de référence est : Principes de compétence et de juridiction administratives (qui deviendra Lois de la procédure administrative).
  • A écrit de très nombreux ouvrages juridiques en droit pénal (avec Faustin HELIE) et en procédure (civile, pénale et administrative ; continuant ceux de CARRE) ; a dirigé de très nombreux recueils essentiellement prétoriens tels que le Journal des avoués et le Journal du droit administratif.

CHAUVEAU,
le Poitevin héritier de BONCENNE,
qui faisait du droit administratif
… malgré lui ! ?

Si l’on a pu écrire, que BARILLEAU et CABANTOUS, ou que GOUGEON, ne semblaient pas avoir été des administrativistes convaincus de l’utilité et de l’intérêt de leur enseignement en droit administratif, cela n’est rien comparé à l’apparent dégoût que semble avoir vécu Adolphe CHAUVEAU, à Toulouse, pour cette matière. Comme ses prédécesseurs dans cette chaire, d’ailleurs (DE BASTOULH et ROMIGUIERES), CHAUVEAU n’avait pas choisi d’enseigner le droit administratif : il lui fut proposé en 1838 par son ami le ministre SALVANDY mais il ne manqua pas, alors, de demander à ce que cette mission ne soit que des plus temporaires afin de pouvoir, en premier lieu, bénéficier d’une activité rémunérée (il avait en effet subi plusieurs déconvenues financières en tant qu’avocat) et, dans un second temps, être nommé dans une des deux chaires qu’il rêvait d’occuper : celle de procédure (civile et criminelle) qu’à Poitiers son maître, BONCENNE, avait tenue ou encore celle de droit pénal qu’on lui aurait promise à Paris.

En effet, jusqu’en 1838 CHAUVEAU avait rédigé et participé à la publication de très nombreux ouvrages en droit privé et notamment en matière procédurale ou pénale. Son nom avait même été associé dans cette voie à ceux des plus grands : CARRE et HELIE en particulier. Il passa alors toute sa carrière à demander mutations et promotions pour quitter l’enseignement d’un droit public qu’il n’avait pas choisi refusant néanmoins par deux fois d’embrasser la magistrature, se définissant (avec raison) comme un « véritable universitaire ».

Pourtant, dès 1840, le ministre qui l’avait nommé refusa qu’il se présentât à Poitiers au concours pour la chaire que BONCENNE avait laissé vacante « en se fondant sur ce qu’un professeur qui aurait échoué serait compromis aux yeux des élèves » ! Par suite, c’est très fréquemment que son dossier personnel fait état de demandes de mutations, de nominations, ou même d’autorisations à concourir comme en 1851 où le juriste fait partie des candidats en lice désireux d’occuper la chaire de DE GERANDO. En effet, même si CHAUVEAU demanda avant tout à quitter l’enseignement du droit administratif (en 1861 il demande ainsi une chaire de droit criminel ; en 1863 une autre de droit commercial etc.), il cherchait également une promotion (auprès de l’Ecole du Panthéon) mais aussi – et peut-être surtout – à quitter la ville de Toulouse dans laquelle dès son arrivée il eut quelques démêlés.

Notons d’ailleurs que CHAUVEAU écrivit tant et tant de demandes de mutations que cette action lui fut expressément reprochée dès 1845. Le ministre écrivant ainsi au Toulousain : « j’ai lieu de m’étonner, Monsieur, que pour me témoigner vos vœux à cet égard vous ayez cru devoir recourir à l’intervention d’un de mes collègues [en l’occurrence le Garde des Sceaux ainsi que cela se pratiquait déjà énormément]. Ce recours a quelque chose d’étranger de la part d’un fonctionnaire de l’Université ».

Adolphe Chauveau 1835 - MTD(c)

Signature personnelle de M. Chauveau (1835)
Collection personnelle - Touzeil-Divina (c)

CHAUVEAU (le mal aimé)
et « l’affaire » du doctorat

Dès son arrivée à Toulouse, CHAUVEAU fut particulièrement mal accueilli ce qui explique certainement son amertume et son désir de quitter un établissement dans lequel, lors de son arrivée, doyen, collègues et certains étudiants même, lui avaient clairement signifié que puisqu’il n’était pas docteur en droit (mais simplement licencié), il n’avait aucune légitimité à participer aux examens et à la vie même de la Faculté.

Des échanges – très vifs – eurent alors lieu entre le doyen MALPEL et lui. Le recteur THUILLIER (par lettre datée du 06 septembre 1839) décrit ainsi : « Depuis sa nomination, ce fonctionnaire n’a cessé d’exciter les plaintes les plus vives soit par la faiblesse de son enseignement, faiblesse qui s’est révélée dès la 1re leçon, soit par la turbulence de son caractère qui a donné occasion à plusieurs scènes scandaleuses » et notamment à de nombreuses injures destinées aux autres membres de la Faculté de droit (doyen compris !). Le 06 mai de cette même année il avait ainsi, pendant une séance disciplinaire, « dit tout haut qu’un simple doyen n’avait pas le droit d’agir comme [il agissait] et comme M. le recteur voulut le rappeler aux convenances, il répliqua avec arrogance qu’il avait eu tort de dire un simple doyen et qu’il aurait été peut-être plus juste de dire un doyen simple » !

Il n’en fallut pas davantage pour provoquer l’ire dudit doyen MALPEL qui signifia ouvertement à son ministre que non seulement CHAUVEAU devrait être rappelé à l’ordre mais encore qu’il était impératif qu’il obtienne dans l’année son grade de docteur pour ne pas se trouver comme il l’avait déjà été à examiner des « hommes plus avancés que lui ».

Auprès de BONCENNE et de FOUCART, CHAUVEAU revint donc à Poitiers pour terminer ses études (sic) et retourna ensuite à Toulouse où, peu à peu, les esprits se calmèrent. MALPEL gardera néanmoins un souvenir amer de cet épisode et continuera à dire au ministre : « vous savez de quelles circonstances fut accompagnée la nomination de M. CHAUVEAU à la chaire de droit administratif. Il ne m’appartient pas de critiquer la disposition ministérielle qui investit du professorat un sujet qui n’était pas pourvu des grades exigés par nos règlements universitaires (…) ayant alors eu pour résultat d’enlever à nos docteurs des droits acquis, ou du moins des espérances légitimes (…) [et qui jeta] du discrédit sur les grades universitaires ».

Eléments de bibliographie

A son égard, voyez notamment :

  • aux Archives Nationales : A.N F17 / 20404 (dossier personnel) ;
  • aux Archives Nationales : A.N. F17 / 2059 (affaire du doctorat) ;
  • Dictionnaire Historique des Juristes Français (2nde édition), p. 237 et s. ;
  • BATBIE Anselme-Polycarpe, « Annonce du décès de M. Adolphe CHAUVEAU » in RCLJ ; Paris, Cotillon ; 1869, Tome XXXIV ; p. 96 ;
  • DEVAUX Olivier & ESPAGNO Delphine, « Avant Maurice Hauriou, l’enseignement du droit public à Toulouse (…) » in Histoire de l’enseignement du droit à Toulouse ; 2007 ; p. 353 et s.
  • DAUVILLIER Jean, « Le rôle de la Faculté de droit de Toulouse dans la rénovation des études juridiques et historiques aux XIXe et XXe siècles » in Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse ; Toulouse ; 1976 ; Tome XXIV, fascicules 1 et 2 ; p. 368 ;
  • ROZY Henri-Antoine, CHAUVEAU Adolphe, sa vie, ses œuvres ; Paris, Thorin ; 1870;
  • TOUZEIL-DIVINA Mathieu, La doctrine publiciste – 1800 – 1880 (éléments de patristique administrative) ; 2009, La Mémoire du Droit ; p. 258 et s.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14.

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L’état d’urgence en droit international : qu’est-ce qui a changé depuis « la guerre contre le terrorisme » ?

par Mme Vasiliki SARANTI,
Docteur en droit (international) public, Université Panteion d’Athènes

La raison d’état dans les instruments
internationaux des droits de l’homme

Art. 29. La raison d’état est bien présente dans le droit international des droits de l’homme, en vertu des articles 4 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques, 15 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme et 27 de la Convention Américaine relative aux Droits de l’Homme. Lesdites provisions, connues comme « clauses de dérogation », offrent à l’état l’option de suspendre provisoirement l’application des certains droits et libertés (sauf un noyau dur qui ne peut être jamais suspendu) quand l’existence-même de la nation est menacée par un danger public exceptionnel. Les mesures prises pour faire face à une telle situation grave doivent être proportionnées aux exigences de la situation, compatibles avec les autres obligations imposées par le droit international et notifiées aux autres Etats contractants par l’intermédiaire du Secrétaire Général de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’Organisation des Etats Américains respectivement.

« Le danger qui menace l’existence
de la nation » : l’interprétation
du terme à la suite du lancement
officiel de la
« guerre contre le terrorisme »

Au cours des années, plusieurs Etats ont été impliqués dans un « état d’urgence », soit par un acte de proclamation formel soit de facto (Royaume-Uni, Turquie, Pérou, Algérie, Israël etc.). A la suite des attaques terroristes du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis, leur Président a déclaré, sans invoquer formellement l’article 4 PIDCP, « a national emergency », introduisant une série d’actes législatifs portant préjudice aux droits de l’homme, tandis que le Royaume-Uni a invoqué l’article 15 CEDH pour déroger au droit à la liberté (article 5 CEDH).

La mesure prise par le gouvernement britannique était la rétention administrative prolongée, soit indéfinie (décrit comme « rétention élargie » dans l’avis de dérogation), visant les étrangers à l’encontre desquels le Ministre de l’Intérieur avait délivré un certificat indiquant que leur présence au Royaume-Uni était considérée comme un risque pour la sécurité nationale et qu’ils ont été soupçonnés être des terroristes internationaux dont le refoulement ou l’expulsion du Royaume-Uni était prévue mais en ce moment-là impossible. Naturellement, une affaire est parvenue devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme : dans le cas A et autres/Royaume-Uni, la Cour de Strasbourg a conclu que le gouvernement défendeur a violé l’article 5 de la Convention, car la mesure prise était disproportionnée par rapport au danger ainsi que discriminatoire contre les ressortissants étrangers. Cependant, la Cour était encore une fois réticente à donner une définition stricte du danger tout en soulignant qu’elle n’avait jamais expressément jugé que le danger invoqué devait être de nature temporaire.

Les dérogations récentes
et leurs implications
pour le droit international

Ce qui est problématique dans l’application des clauses de dérogation et particulièrement intense dans la « guerre contre le terrorisme » est que les juridictions internationales donnent une excessive marge d’appréciation aux Etats quant à la qualification de la situation qui est identifiée comme danger menaçant l’existence de la nation. En effet, pour justifier une dérogation, un danger doit être actuel ou imminent, avoir des répercussions sur l’ensemble de la nation, constituer une menace pour la vie organisée de la communauté et avoir un caractère exceptionnel en ce sens que les mesures ou restrictions ordinaires autorisées par la Convention pour assurer la sécurité, la santé et l’ordre publics sont manifestement insuffisantes. Les attaques terroristes ne remplissent pas toujours ces critères. Cependant l’acte introduisant l’état d’urgence reste toujours un acte souverain de l’Etat qui échappe tant au contrôle national qu’international.

L’incertitude a endurci les positions des Etats. En effet, les avis de dérogation se multiplient et le terme « terrorisme » peut englober, selon les gouvernements, des actes de terrorisme sporadiques jusqu’à des situations de violence qui ressemblent plutôt à des conflits armés. En juin, l’Ukraine a notifié qu’elle a dérogé à plusieurs articles de la CEDH (et du PIDCP), invoquant comme danger « la campagne anti-terroriste » qui se déroule à l’est du pays. Mais ce que le gouvernement définit comme « terrorisme » est en réalité un conflit armé non international (au moins, peut-être aussi internationalisé) entre le gouvernement et les séparatistes. A un autre niveau, le rapport « Clearing the fog of law. Saving our armed forces from defeat by judicial diktat », préparé après plusieurs jugements de la CourEDH constatant une violation des articles 2 et 5 de la CEDH par les forces armées britanniques quant à la violation du droit à la vie et la détention des individus pendant les conflits armés en Irak et Afghanistan (Al-Jedda, Al Saadoon and others, Al-Skeini etc.), propose au gouvernement de déroger à la Convention européenne des droits Homme au titre de futurs conflits armés à l’étranger – c’est-a-dire d’appliquer la clause de dérogation extraterritorialement et apparemment pour une période indéfinie.

La France a bien suivi cette tendance. A la suite des attaques terroristes du 13 Novembre 2015, le gouvernement français a soumis un avis de dérogation qui est vague et incomplet, indiquant que certaines des mesures d’urgence peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la CEDH, sans expliquer quelles sont ces mesures qui nécessitent une dérogation à la CEDH, quels articles sont suspendus et pourquoi ces mesures sont strictement requises par les exigences de la situation. En d’autres termes, c’est une dérogation qui est équivalente à une carte blanche laissée à l’exécutif quant à la protection des droits et libertés, alors qu’elle a été utilisée pour limiter des démonstrations contre le changement climatique qui ont eu lieu à Paris pendant la Conférence de l’ONU et qui n’avaient aucun lien avec les attaques terroristes.

Bien que la France a un contrôle judiciaire effectif sur les mesures de dérogation (les assignations à résidence sont examinées par le juge administratif, alors que celles prises dans le cadre de la Conférence de l’ONU sur le changement climatique ont été abrogées spontanément par le ministère), ainsi qu’un contrôle parlementaire (la prolongation de l’état d’urgence est décidée par l’Assemblée nationale chaque trois mois), il est bien probable que certaines de ces mesures soient soumises à l’examen de la CourEDH, qui doit saisir l’occasion de se prononcer sur quatre questions posées : a) la nature de la dérogation elle-même, la gravité, l’imminence, la persistance et la durée du danger, b) la proportionnalité des mesures prises tant du point de vue de leur durée que de leur pertinence pour protéger l’existence de la nation, c) la compatibilité avec l’objet et le but de la CEDH de la réserve française à l’article 15, quant aux pouvoirs accrus du Président de la République, d) l’imprécision de l’avis de dérogation et l’importance du respect des conditions procédurales spécifiées dans le paragraphe 3 de l’article 15 CEDH.

 

Alors, quelque chose a-t-il changé depuis la « guerre contre le terrorisme » ? Je répondrais, oui ; on vit un renforcement de la souveraineté nationale qui au niveau des droits de l’homme se traduit par un renforcement de la raison d’Etat en dépit des droits et libertés. Les juridictions internationales tendent à laisser une ample marge d’appréciation quant à la proclamation de l’état d’urgence. Je souhaite qu’elles ne laissent pas une telle marge d’appréciation quant à la proportionnalité des mesures prises par le gouvernement français.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 29.

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Les organisations internationales et l’état d’urgence français

par Valère NDIOR,
Docteur en droit public de l’Université de Cergy-Pontoise

Art. 28. L’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015 a suscité, au sein de différentes organisations internationales, des réactions dénonçant, plus ou moins explicitement, les risques de violation des engagements internationaux de la France (I). Bien que ces réactions soient hâtivement attribuées aux organisations internationales par les médias, alors qu’elles n’émanent parfois que de certains experts y officiant, elles ont l’intérêt de montrer que les enjeux suscités par la mise en place de l’état d’urgence ne sont pas étrangers à la sphère du droit international (II).

Les réactions de certains organes
d’organisations internationales

Sans aller jusqu’à le condamner, plusieurs organes d’organisations internationales dont la France est membre ont manifesté, dans différentes déclarations, leurs réserves à l’égard de l’état d’urgence. Il faut préciser d’emblée que les déclarations concernées n’ont pas tant critiqué son instauration que ses modalités, notamment sa prolongation annoncée par le gouvernement. La réaction la plus médiatisée vient de la sphère onusienne : cinq rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations Unies – relevant des procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme – ont produit une déclaration publique conjointe en date du 19 janvier 2016. Ils y expriment leurs « inquiétudes » sur plusieurs aspects de la loi relative à l’état d’urgence : les mesures d’assignation à résidence (notamment la « conformité des mesures d’assignation à résidence de militants et activistes écologistes aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité ») ; le manque de précision et le caractère vague des notions de « sécurité » et de « menace à l’ordre public » ; l’absence de contrôle judiciaire sur les procédures de blocage des sites internet, etc. Outre son remarquable caractère collectif – il est exceptionnel qu’une telle déclaration soit signée par cinq experts –, la position ici exprimée a l’intérêt de s’appuyer sur plusieurs dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à savoir les articles 19, 21 et 22. La déclaration vise plus particulièrement les restrictions opérées par la France aux droits garantis par le Pacte en matière de liberté d’expression, de liberté de réunion pacifique et de liberté d’association.

Si cette position des rapporteurs spéciaux a été largement relayée par les médias et décrite comme émanant de l’ONU dans son ensemble, force est de constater que les organes principaux des Nations Unies (Conseil de sécurité, Assemblée générale…) n’ont, pour leur part, pas adopté de position officielle à l’égard de l’état d’urgence français, se gardant bien de se prononcer sur son opportunité. Cette réserve fait d’ailleurs écho à la position d’autres organisations internationales qui demeurent silencieuses vis-à-vis des mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence tout en affirmant leur soutien à la France dans sa lutte contre le terrorisme (OTAN, OSCE, Conseil de l’Union européenne, etc.). Un tel silence peut sembler inhabituel alors que ces organisations n’ont pas hésité, par le passé, à adopter des positions officielles sur l’instauration de l’état d’urgence par d’autres États membres, notamment à la lumière de l’article 4 du PIDCP qui envisage les dérogations aux obligations internationales d’un Etat membre lorsqu’« un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel » (en ce sens, l’Observation générale n° 29 du Comité des droits de l’homme sur l’article 4, CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), mérite d’être consultée).

Il convient toutefois de signaler la lettre adressée par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjørn Jagland, au président François Hollande, le 22 janvier 2016. Il y évoque sa préoccupation face à l’annonce de la prolongation de l’état d’urgence et attire l’attention du chef de l’Etat sur les « risques pouvant résulter des prérogatives conférées à l’exécutif par les dispositions applicables pendant l’état d’urgence ». Allant plus loin, il propose l’assistance du Conseil de l’Europe pour que les « réformes […] annoncées s’inscrivent dans le respect des normes européennes relatives aux droits de l’homme » (ce qui est conforme au mandat du Conseil de l’Europe), puis rappelle finalement qu’« une fois l’état d’urgence levé », la Convention de sauvegarde des droits de l’homme s’appliquera « sans dérogation aucune aux réformes qui seront alors en vigueur ». Cet avertissement a le mérite d’être clair : les mesures adoptées par la France ne sauraient avoir un caractère autre que provisoire.

Des critiques non attribuables
aux organisations internationales

Force est de constater que la plupart des critiques de l’état d’urgence n’émanent pas tant des organisations internationales que de certains de leurs hauts fonctionnaires s’exprimant à titre personnel, ou d’experts et conseillers indépendants simplement associés à ces organisations. Or, dès lors que les positions exprimées ne résultent pas d’un processus délibératif établi au sein d’un organe habilité à parler au nom de l’organisation, il est erroné de considérer qu’elles peuvent engager l’ensemble de l’organisation. Tout au plus ces déclarations peuvent-elles refléter les inquiétudes de certains agents ou experts indépendants. Ainsi, lorsque Marwan Muhammad, conseiller auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dénonce le manque de transparence des autorités françaises quant à la manière dont les perquisitions sont menées pendant l’état d’urgence (20 Minutes, 26 nov. 2015), c’est bien à titre personnel, sans représenter l’organisation, faute d’avoir la qualité d’agent habilité à le faire. Sur un autre plan, il serait également erroné d’assimiler la position de Martin Schulz, président du Parlement européen, à celle de l’institution dans laquelle il officie lorsque, tout en indiquant « comprendre » l’instauration de l’état d’urgence par la France, il s’inquiète de la « dérive autoritaire » des pays européens. En effet, cette déclaration est effectuée à l’occasion d’un entretien accordé à un quotidien français (Libération, 8 fév. 2016) et non dans l’enceinte du Parlement, au cours ou à l’issue d’un processus délibératif.

Il demeure que ces positions, souvent individuelles mais largement relayées par les médias, ne sont pas dénuées d’importance, aussi bien pour évaluer la légitimité internationale de l’état d’urgence que sa conformité aux textes internationaux, de manière notable la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme ou le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. A titre d’illustration, lorsqu’elle reproduit les propos du Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muiznieks, la presse française affirme, de concert et sans nuance, que le « Conseil de l’Europe déplore » les dérives liées à l’état d’urgence, alors que le Commissaire est plus précisément une institution indépendante et impartiale, créée par le Conseil de l’Europe pour promouvoir la prise de conscience et le respect des droits de l’Homme dans les Etats membres. Toutefois, il est permis de constater à la lecture des déclarations de Monsieur Muiznieks reproduites dans les médias (France Culture, 12 jan. 2016 ; Le Monde, 3 fév. 2016), puis sur le site du Commissaire aux droits de l’Homme (3 fév. 2016), qu’il partage les appréhensions des experts de l’ONU : mise en péril du contrôle démocratique ; absence de contrôle judiciaire ; défaut d’adéquation entre les mesures adoptées et la lutte contre le terrorisme ; soupçons de profilage ethnique…

Dès lors, l’identité de vues entre de nombreux experts officiant dans ou auprès d’organisations internationales, parfois rompus à l’observation de situations d’état d’urgence, démontre que les risques associés à l’instauration ou la prolongation de l’état d’urgence font l’objet d’une vigilance internationale. Ces réactions, si elles en émanent bien, ne doivent certes pas être attribuées hâtivement aux organisations internationales dans leur ensemble. Elles permettent toutefois d’identifier les risques de fracture entre les mesures adoptées par la France et ses engagements internationaux.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 28.

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Les propositions des Comités Vedel et Balladur sur l’état d’urgence

par M. le pr. Jacques VIGUIER,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Idetcom

Art. 26. Le Comité Vedel (« Comité consultatif pour une révision de la Constitution ») et le Comité Balladur (« Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Vème République ») ont tous les deux proposé de modifier l’article 36 de la Constitution de 1958, le premier en 1993, le second en 2007. Ces propositions faites quant à l’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution comportent des éléments originaux quant à leur positionnement dans le rapport, quant à leur motivation et quant à leur contenu.

Quant à leur positionnement dans le rapport, un élément de distinction apparaît déjà à travers leur emplacement dans le plan.

Pourtant les deux rapports sont très proches dans leur présentation, consacrant tous deux un Chapitre au pouvoir exécutif, un Chapitre au Parlement et un Chapitre aux citoyens. La ligne directrice dans les deux rapports, c’est de donner des pouvoirs supplémentaires au Parlement : « Un Parlement plus actif » (Comité Vedel), un « Parlement renforcé » (Comité Balladur).

Mais la différence tient au fait que la proposition de modification de l’article 36 figure dans un Chapitre différent de chaque rapport. Le Comité Vedel la met dans le Chapitre consacré au Parlement, alors que le Comité Balladur l’intègre dans le Chapitre consacré au pouvoir exécutif. Plus précisément, le Comité Vedel la place dans un point relatif à « un rôle renforcé par l’accroissement des compétences et des pouvoirs de contrôle et par l’amélioration de la procédure législative » et le Comité Balladur la range dans un passage relatif à « des prérogatives mieux encadrées » du pouvoir exécutif, dans lequel il traite principalement de l’article 16.

Y avait-t-il une place plus logique qu’une autre ? Il paraît difficile de trancher radicalement sur ce point. La réflexion est la même dans les deux approches. Encadrement ou contrôle du pouvoir exécutif, cela semble pour le moins synonyme.

Quant à leur motivation, le Rapport Vedel affirme : « Il existe en droit français deux régimes législatifs des temps de crise : l’état de siège et l’état d’urgence. Pour des raisons de circonstances, la Constitution ne mentionne que l’état de siège. Il parait désormais nécessaire d’aligner le dispositif de l’état d’urgence sur celui de l’état de siège en inscrivant dans la Constitution des règles qui figurent d’ores et déjà dans la loi réglementant l’état d’urgence ». Le Rapport Balladur estime qu’il « y a lieu de mettre à jour les mécanismes de l’état de siège et de l’état d’urgence … de telle sorte que le régime de chacun de ces états de crise soit défini par la loi organique et la ratification de leur prorogation autorisée par le Parlement dans des conditions harmonisées ». Ce qui est frappant, c’est que les deux comités considèrent non pas qu’il faille supprimer l’article 36 applicable à l’état de siège – comme certains proposent régulièrement de supprimer de la Constitution de 1958 l’article 16 –, mais qu’il paraît plutôt nécessaire de faire figurer l’état d’urgence dans la Constitution.

Le fait que les deux comités proposent la même solution rend moins surprenante la volonté actuelle du pouvoir exécutif de réviser la Constitution en y faisant figurer l’état d’urgence.

Par ailleurs le Comité Balladur affirme aussi : « la diversité des menaces potentielles qui pèsent sur la sécurité nationale à l’ère du terrorisme mondialisé justifie le maintien de dispositions d’exception ». Cette remarque est d’une troublante actualité. Elle renvoie tout à fait à la situation présente et correspond parfaitement à la motivation présentée par le pouvoir exécutif actuel pour intégrer l’état d’urgence dans la Constitution.

Quant à leur contenu, il existe une légère divergence entre le Rapport Vedel et le Rapport Balladur. Le premier propose simplement de faire référence à l’état d’urgence dans l’article 36 : « L’état de siège et l’état d’urgence sont décrétés en Conseil des ministres. Leur prorogation au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par le Parlement ». Le Rapport Balladur présente deux élément différents : il remplace « le Parlement » par « la loi » et il ajoute qu’« une loi organique définit ces régimes et précise leurs conditions d’application ».

Pour la première modification – Parlement ou loi –, la différence de terminologie semble ne pas beaucoup changer la portée de l’article 36. Simplement il confirme que le prolongement de l’état d’urgence par le Parlement ne fait pas l’objet d’une décision sui generis, mais d’une loi ordinaire. Pour la seconde modification, qui consiste en un ajout d’un alinéa selon lequel il faut qu’une loi organique intervienne, cela constitue une garantie plus forte, la loi organique apparaissant comme encadrant de manière plus solennelle la mise en place et les conditions d’application de l’état d’urgence.

En définitive, les deux rapports sont assez proches, dans leurs propositions, de ce que le pouvoir exécutif actuel envisage comme modification. L’introduction de l’état d’urgence dans la Constitution de 1958 et l’encadrement par une loi organique reprennent les propositions de ces deux comités, qui ne voyaient pas dans cette modification une forte atteinte à l’Etat de droit, alors que telle n’est pas vraiment la position d’une partie de la doctrine actuelle, qui relève la potentialité d’atteinte aux droits des citoyens. On se trouve toujours face à une opposition entre les tenants d’un maintien de la légalité étendue des fonctions de l’administration en cas de crise et ceux qui y voient une grave remise en cause des droits et libertés des citoyens.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 26.

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Les causes des précédents historiques de mise en œuvre de l’état d’urgence

par M. Rémi BARRUE-BELOU,
Docteur en droit public, qualifié aux fonctions de maître de conférences

Art. 25. Depuis le mois de novembre 2015, l’état d’urgence est une expression usitée quotidiennement, à la fois pour signifier l’existence d’une situation de troubles graves mais aussi pour justifier un renforcement des pouvoirs de police et donc une restriction des libertés. S’il est généralement admis que l’état d’urgence correspond à la mise en œuvre d’une disposition permettant l’application de mesures à caractère exceptionnel, nous proposons ici de mieux cerner cette mesure à l’aune des utilisations précédentes par les Présidents de la République.

Juridiquement, l’état d’urgence est une situation dans laquelle les pouvoirs de police administrative sont renforcés et étendus pour faire face à un « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou à des événements présentant « par leur nature ou leur gravité le caractère de calamité publique ». Cela correspond donc à une situation pouvant ou non résulter de circonstances exceptionnelles et dont l’existence justifie que l’administration, sous réserve de l’appréciation du juge, passe outre certains délais ou exigences de forme ou de procédure. Il se différencie principalement de l’état de siège qui implique un transfert de pouvoirs au profit de l’autorité militaire. Mais comprendre l’état d’urgence passe également par une perspective historique permettant de cerner les précédentes mises en œuvre. C’est ce que nous nous proposons de voir, ici.

L’état d’urgence est prévu par la loi n°55-385 du 3 avril 1955, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, actuellement en application. Il répond à une volonté de la part des chefs de gouvernement de l’époque de permettre la mise en place de règles spécifiques dont le régime ne serait pas exactement celui de l’état de siège afin de laisser le pouvoir à l’exécutif et non aux forces militaires. Edgar Faure, alors Président du conseil, fait voter la loi du 3 avril 1955 en réponse aux événements ayant lieu en Algérie. La loi fait alors directement référence à la situation algérienne, ce qui entrainera la suppression de cette référence par la loi du 17 mai 2011. Une autre modification a été effectuée par la loi du 20 novembre 2015 : elle renforce le contrôle du Parlement, précise les actions pouvant être mises en œuvre et supprime la référence à la possibilité pour la juridiction militaire de pouvoir se saisir en cas de crimes ou délits afin de les juger.

Les applications de la loi du 3 avril 1955 ont été multiples, tout au long de la Vème République. Elles résultent d’une volonté du pouvoir exécutif (Premier ministre et Président de la République) de renforcer les pouvoirs de police dont ils sont détenteurs, amputant une partie des libertés publiques et individuelles.

La première application de la loi a lieu dès son adoption par le Parlement. Son application est prévue pour une durée de six mois et une prorogation est votée le 7 août 1955. Cette loi est adoptée notamment en raison des attentats perpétrés par le Front de libération nationale algérien (FLN), dès 1954. L’objectif de cette loi est de renforcer les pouvoirs de police au-delà de ce que la législation autorise afin de contrer les partisans de l’indépendance algérienne. La loi permettant l’instauration de l’état d’urgence trouve donc son origine dans la volonté de donner des pouvoirs exceptionnels à l’armée et aux services sous tutelle des ministères de l’Intérieur et de la Défense afin de mettre fin aux attentats et plus largement aux revendications indépendantistes. L’application de la loi prît fin le 15 décembre 1955 à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale.

Trois années plus tard, en raison des événements du 13 mai 1958 et de la tentative de coup d’État de quatre généraux français, l’état d’urgence est voté pour trois mois par le Parlement. Ces généraux, souhaitant renforcer la souveraineté de la France en Algérie et refusant la constitution du gouvernement de Pierre Pflimlin, soupçonné de négocier un cessez-le-feu avec le FLN, prennent d’assaut le bâtiment du gouvernement général (pouvoir exécutif de l’administration coloniale) et forment un comité de salut public. Afin de contrer ce mouvement insurrectionnel, le gouvernement français déclare l’état d’urgence. Prévu pour durer trois mois, l’état d’urgence prendra fin le 15 juin de cette même année, lors de la prise de fonction du général de Gaulle.

Toujours dans le contexte de tension de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle, devenu Président de la République, décide de mettre en œuvre l’état d’urgence pour répondre au « putsch des généraux ». Cela fait suite à une nouvelle tentative de coup d’État de la part de généraux français qui refusent la politique d’abandon de l’Algérie menée par de Gaulle et son gouvernement. Cette fois, aucune loi n’est votée mais c’est un décret de de Gaulle (n°61-395) qui proclame l’état d’urgence à compter du 23 avril 1961 en application de la loi du 3 avril 1955. C’est donc le seul pouvoir exécutif qui décide la mise en œuvre de ce régime juridique d’exception. De plus – et cela sera la seule fois durant la Vème République – il est concomitamment mis en œuvre avec l’article 16 de la Constitution qui permet au Président de la République de regrouper entre ses mains des « pouvoirs exceptionnels » (notamment législatif, judiciaire et exécutif) du 23 avril au 29 septembre. Dans ce contexte, l’état d’urgence est prorogé jusqu’au 15 juillet 1962, puis prorogé une nouvelle fois par le biais d’une ordonnance du gouvernement jusqu’au 31 mai 1963.

A partir de 1984, des mouvements indépendantistes kanaks font connaître leur mécontentement à l’égard du statut administratif conféré à leur territoire. Des demandes de référendum d’autodétermination sont adressées au gouvernement français, mais refusées. Pour tenter de rétablir une situation calme sur ce territoire et en réponse à de nombreux affrontements, appelés « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est appliqué à plusieurs reprises : il est d’abord mis en œuvre le 12 janvier 1985, puis prorogé le 27 janvier et ce, jusqu’au 30 juin 1985 par la loi du 25 janvier 1985. En application de loi n°61-814 du 29 juillet 1961 et de la loi n°55-385 du 3 avril 1955, l’état d’urgence est ensuite déclaré le 29 octobre 1986 sur l’ensemble du territoire de Wallis-et-Futuna par un arrêté (il y sera mis fin le lendemain). Enfin et dans ce même contexte des « événements » de Nouvelle-Calédonie, l’état d’urgence est déclaré le 24 octobre 1987 sur une partie du territoire de Polynésie, jusqu’au 5 novembre.

Vingt ans plus tard, en raison des émeutes dites « de banlieue », le Président de la République prend un décret afin de permettre la mise en œuvre de l’état d’urgence, le 8 novembre 2005. Toujours dans le but de rétablir l’ordre public et face aux actes de mécontentement, parfois violents d’une partie de la population française, l’état d’urgence sera appliqué pour partie sur l’ensemble du territoire (ce qui concerne l’article 5 de la loi du 3 avril 1955) et les article 6, 8, 9 et 11 §1, dans un vingtaine d’agglomérations ainsi que sur l’ensemble du territoire d’Ile-de-France. Il est prorogé de trois mois à compter du 21 novembre 2005, par la loi du 18 novembre 2005 et prendra fin le 4 janvier 2006.

Enfin, lors de la survenance des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, l’état d’urgence est mis en œuvre par décret (décrets 2015-1475, 2015-1476 et 2015-1478 du 14 novembre 2015). Comme cela fut le cas en 1955, la mise en œuvre de l’état d’urgence répond à une volonté de renforcer les pouvoirs de police sur le territoire français afin de lutter plus efficacement contre les auteurs des attentats et d’en prévenir de nouveaux. Il est prorogé une première fois de trois mois à compter du 26 novembre 2015, par la loi du 20 novembre 2015 et une seconde fois de trois mois à compter du 26 février 2016, par la loi du 19 février 2016.

A l’aune de ces différents cas, l’état d’urgence est donc mis en œuvre afin de lutter contre des actions jugées par le chef de l’État (ou du gouvernement) comme étant à l’origine d’un trouble à l’ordre public et donc représentant un danger pour le pays.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 25.

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La loi « TREVENEUC » de 1872 : un régime d’exception oublié

par M. Olivier PLUEN,
Maître de conférences, droit public, Université des Antilles, Centre VIP

Art. 24. « Tréveneuc » ! Ce nom aurait pu demeurer dans les esprits celui d’une petite commune du pays de Saint-Brieuc, dans les Côtes d’Armor, si l’actualité n’invitait pas indirectement à se remémorer le titre donné à une loi votée dans les tout débuts de la IIIe République. En effet, si le législateur ordinaire, lors des prorogations de l’état d’urgence de 2005, 2015 et 2016, et aujourd’hui le législateur constituant, dans le cadre du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, ont pris soin d’énumérer la liste « traditionnelle » des légalités d’exception, un dispositif a systématiquement été oublié. Il s’agit de la loi du 15 février 1872 relative au « rôle éventuel des conseils départementaux dans des circonstances exceptionnelles », qui, initiée par le député monarchiste Henri Tréveneuc et adoptée par 482 voix sur 557 votants, est passée à la postérité sous l’appellation de « Loi Tréveneuc ».

Un régime d’exception désuet
mais toujours en vigueur

Bien qu’occulté et possédant un bien étrange intitulé pour une loi votée presque au lendemain de la « Commune », ce texte est toujours en vigueur aujourd’hui. D’ailleurs, les travaux législatifs de la dernière décennie y ont fait référence à deux occasions sous ce prisme. La question de son abrogation a d’abord été posée avec la proposition de loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, déposée à l’Assemblée nationale par le député Warsmann en 2009. Mais si la Loi Tréveneuc fut qualifiée de « loi de circonstances, inappliquée depuis 127 ans » par le rapporteur de la commission des lois du Sénat, celui-ci se rangea néanmoins à l’argumentation de son homologue de la chambre basse, pour qui une telle abrogation, « si elle peut sembler justifiée, dépasse cependant le cadre d’un simple toilettage des textes ». Le texte de simplification promulgué le 17 mai 2011 ne devait ainsi pas en faire état. Quelques années plus tard, la loi du 17 février 2013 relative notamment à l’élection des conseillers départementaux vint modifier son titre et son article 1er, afin de tirer les conséquences de la transformation des « conseils généraux » en « conseils départementaux ».

Au demeurant, la remarque précitée du rapporteur du Sénat, concernant le caractère désuet de la Loi Tréveneuc, mérite d’être précisée. Il est certes bien exact d’affirmer qu’elle n’a jamais été appliquée en tant que telle. Mais il est en revanche erroné d’en déduire son inutilité. À lire les Généraux de Gaulle et Giraud, elle aurait pu être le salut de la France lors de la débâcle et de la libération. La déclaration organique du 16 novembre 1940, à la signature du premier et au visa principal de ce texte, soulignait : « Qu’à défaut d’un Parlement libre et fonctionnant régulièrement, la France aurait pu faire connaître sa volonté par la grande voix de ses conseils généraux ; que les conseils généraux auraient même pu, en vertu de la loi du 15 février 1872, et vu l’illégalité de l’organisme de Vichy, pourvoir à l’administration générale du pays ». Trois ans plus tard, le 17 mars 1943, Giraud écrivait une lettre à de Gaulle dans laquelle il suggérait la création d’un comité exécutif qui remettrait « ses pouvoirs au Gouvernement provisoire qui, dès la libération du pays, sera constitué en France selon la loi du 15 février 1872 ».

Un régime d’exception
à l’objet et aux leviers atypiques

Les dispositions de la Loi Tréveneuc ne sauraient être comprises sans se référer aux débats parlementaires qui lui ont permis de voir le jour. Or toute l’économie du texte paraît précisément ressortir d’une intervention du député Duchatel à l’Assemblée nationale, le 15 janvier 1872 : « Que voulons-nous ! Nous voulons qu’à l’avenir le pays tout entier ne se trouve pas livré sans moyen légal de résistance à la merci d’un coup…de force, tenté par un homme ou par quelques hommes…; nous voulons qu’en cas de violence faite à la nation dans la personne de ses représentants, la nation puisse avoir recours à la personne d’autres de ses mandataires d’un ordre hiérarchique différent, c’est-à-dire aux conseillers généraux ». La loi de 1872 s’explique ainsi par le souci d’apporter une réponse à une éventuelle tentative de mise à l’écart arbitraire de l’Assemblée nationale par l’Exécutif, et son article 1er conditionne dès lors son application à la circonstance que « l’Assemblée nationale ou celles qui lui succéderont (ont été) illégalement dissoutes ou empêchées de se réunir ». En cela, la Loi Tréveneuc se distingue des autres régimes d’exception qui reposent, ou bien sur une complémentarité de l’Exécutif et du Parlement, comme c’est le cas pour l’état d’urgence et l’état de siège, ou bien sur une confusion assumée des pouvoirs au profit du « premier » pour permettre le rétablissement du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, comme c’est le cas avec l’article 16.

De manière concrète, la loi cherche à pallier l’absence d’Assemblée nationale à un double niveau, en partant dans les deux cas des départements, c’est-à-dire de l’échelon local. Il s’agit d’une part pour les conseils départementaux, composés au moins de la majorité de leurs membres, de se réunir « immédiatement, de plein droit », au chef-lieu du département ou en tout autre endroit de celui-ci (art. 1er), afin de pourvoir « d’urgence au maintien de la tranquillité publique et de l’ordre légal » dans leur ressort (art. 2). C’est justement l’application de ces premières dispositions que demanda Paul Valentino au conseil général de Guadeloupe, le 1er juillet 1940,…sans succès. Il s’agit d’autre part pour une « assemblée des délégués », composée de deux délégués élus par chaque conseil départemental et représentant au moins la moitié des départements, de se réunir « dans le lieu où se seront rendus les membres du Gouvernement légal et les députés qui auront pu se soustraire à la violence » (art. 3). Complémentaire des conseils départementaux compétents dans leur ressort territorial, cette instance se trouve chargée de prendre, « pour toute la France, les mesures urgentes que nécessite le maintien de l’ordre et spécialement celles qui ont pour objet de rendre à l’Assemblée nationale la plénitude de son indépendance et l’exercice de ses droits » (art. 4). Si la reconstitution de la chambre dissoute ou empêchée est apparue impossible dans le premier mois suivant l’évènement concerné, elle est tenue de « décréter un appel à la nation pour des élections générales » (art. 5). À ces fins, l’assemblée des délégués concentre les pouvoirs législatif et administratif, pourvoyant à « l’administration générale du pays » (art. 4) et disposant du personnel administratif, ses « décisions » devant « être exécutées, à peine de forfaiture, par tous les fonctionnaires, agents de l’autorité et commandants de la force publique » (art. 6). Or, si ces dispositions n’ont jamais été mises en œuvre complétement, l’histoire retient toutefois que l’ordonnance du Comité français de la libération nationale du 17 septembre 1943 s’en est inspirée en incluant « 12 délégués élus des Conseils généraux des départements et colonies libérés » à la composition de l’Assemblée consultative provisoire. L’existence de l’assemblée des délégués et les compétences exceptionnelles des conseils départementaux, justifiées par la volonté de rétablir l’Assemblée nationale, sont cependant limitées dans le temps. La première est tenue de s’auto-dissoudre et les seconds de revenir à leurs compétences ordinaires, dès lors que plus de la moitié des députés se trouve réunie sur un « point quelconque du territoire », ou lorsque la nouvelle Assemblée est constituée (art. 3 et 5).

Un régime d’exception
toujours d’actualité à ajuster

La Loi Tréveneuc est, à n’en pas douter, un texte qui n’a rien perdu de son acuité. L’adoption en février 2016 d’un amendement parlementaire au projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, prévoyant l’impossibilité de dissoudre l’Assemblée nationale en période de mise en œuvre de l’état d’urgence, prouve sa complémentarité avec les autres régimes d’exception. De même, en donnant un rôle aux conseils départementaux, elle apparaît comme une façon originale de promouvoir la place des collectivités territoriales à l’heure de l’« Acte III » de la décentralisation. Reste que des imperfections appellent une intervention du législateur. Outre le fait que l’appellation de « conseil général » reste utilisée dans ses articles 2 et 3, il semble nécessaire de préciser les attributions de l’assemblée des délégués et des conseils départementaux, pour le moins floues, et de déterminer les places et/ou rôles respectifs du Sénat et des régions, inexistants en 1872, dans le dispositif qu’elle prévoit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 24.

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ParJDA

Les autres régimes d’exception

par Mme Florence CROUZATIER-DURAND,
Maître de conférences (HDR), droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 23. Un régime d’exception peut être défini comme la situation dans laquelle se trouve un État qui, en présence d’un péril grave, ne peut assurer sa sauvegarde qu’en méconnaissant les règles qui régissent normalement son organisation et ses pouvoirs. Il a pour effet une aggravation des pouvoirs de police, une limitation des libertés publiques et une atténuation du contrôle de légalité. La conciliation des libertés fondamentales et de la sécurité publique se fait au profit de cette dernière. Outre l’état d’urgence, trois régimes d’exception peuvent être cités : l’état de siège, les circonstances exceptionnelles et les pouvoirs exceptionnels reconnus au Président de la République.

L’état de siège

Législation née sous le Second Empire, l’état de siège est le régime d’exception le plus ancien. Instauré précisément par la loi du 9 août 1849, modifiée par les lois du 3 avril 1878 et du 27 avril 1916, ce régime est aujourd’hui codifié à l’article 36 de la Constitution de 1958 et mentionné dans le Code de la défense (articles L. 2121-1 à L. 2121-8).

Il peut être déclaré en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée. À la compétence traditionnelle du Parlement pour déclarer l’état de siège, l’article 36 de la Constitution de 1958 a substitué celle du Conseil des ministres. Néanmoins, sa prorogation au-delà de douze jours doit être autorisée par le Parlement.

L’état de siège a pour conséquence l’extension des pouvoirs de police, le transfert de certains pouvoirs à l’autorité militaire, ainsi que la création de juridictions militaires. Ainsi, les pouvoirs dont l’autorité civile est en principe investie pour le maintien de l’ordre et la police sont transférés à l’autorité militaire, l’autorité civile continuant d’exercer ses autres attributions. L’autorité militaire peut procéder à des perquisitions domiciliaires de jour et de nuit, éloigner toute personne ayant fait l’objet d’une condamnation devenue définitive pour crime ou délit et les individus qui n’ont pas leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège, ordonner la remise des armes et munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement, enfin, interdire les publications et les réunions susceptibles de menacer l’ordre public. La compétence des juridictions militaires est accrue, elles peuvent juger les crimes et délits contre la sûreté de l’État, ceux portant atteinte à la défense nationale, qu’ils soient perpétrés par des militaires ou des civils.

Les premières applications de l’état de siège ont visé à réagir à des troubles intérieurs notamment lors des révolutions en 1848 et 1849 mais aussi en 1871 lors de la Commune de Paris. Pendant les deux guerres mondiales, le gouvernement a eu aussi recours à l’état de siège.

Le Conseil d’Etat a précisé les contours de ce régime d’exception dans deux arrêts du 6 août 1915, Delmotte et Senmartin, portant sur la fermeture de débits de boisson accusés de porter atteinte à la moralité publique. Le juge administratif a rejeté le recours pour excès de pouvoir et a apporté d’intéressantes précisions sur l’état de siège. D’abord, il confirme que la loi de 1849 sur l’état de siège demeure valide. Ensuite il rappelle que l’état de siège est un régime de légalité dans la mesure où les décisions des autorités militaires et civiles sont soumises au contrôle juridictionnel. Il ajoute que les pouvoirs spéciaux organisés par la loi de 1849 sont de nature préventive et non répressive. Enfin, il juge que la loi de 1849 ne doit pas être interprétée restrictivement : « La législation de l’état de siège ne doit pas se combiner avec les lois ordinaires », affirme le commissaire au gouvernement, car « elle a pour but de les contrecarrer en bloc, en substituant à l’état de droit ordinaire un état exceptionnel s’adaptant, lui, aux nécessités de l’heure ». Dès lors, le transfert de certaines compétences des autorités civiles aux autorités militaires ne les modifie pas et ne les augmente pas non plus.

Destiné à faire face à des conflits traditionnels, l’état de siège est apparu comme une procédure lourde et inadaptée, ce qui explique l’adoption de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain, des départements d’outre-mer, des collectivités d’outre-mer régies par l’article 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

La théorie
des circonstances exceptionnelles

La théorie des circonstances exceptionnelles découle de celle, plus ancienne, des pouvoirs de guerre qui a été utilisée par le Conseil d’État pour permettre, même sans texte, une extension des pouvoirs de l’exécutif au-delà des frontières de la légalité pendant la Première Guerre mondiale. L’idée générale est que les limites du pouvoir exécutif ne peuvent pas être les mêmes en temps de paix et en temps de guerre. Née en 1918 dans le célèbre arrêt du Conseil d’Etat Heyriès, la théorie sera formulée très clairement par la Haute juridiction administrative dans l’arrêt Dames Dol et Laurent du 28 février 1919. Par l’arrêt Heyriès, le Conseil d’État admet qu’en période de crise, ou en période de guerre, la puissance publique dispose de pouvoirs exceptionnellement étendus afin d’assurer la continuité des services publics. La théorie des circonstances exceptionnelles permettra par la suite au Conseil d’État d’élargir sa jurisprudence à toutes les périodes de crise ou de troubles graves, tels les événements de mai 1968 ou encore les cas de grève générale.

Dans ses conclusions sur l’arrêt Laugier du 16 avril 1948, le commissaire du gouvernement Letourneur précise les conditions de mise en œuvre de la théorie des circonstances exceptionnelles. Il faut d’abord une situation anormale, pouvant consister soit en l’absence des autorités régulières, soit dans l’impossibilité pour elles d’exercer leurs pouvoirs, soit encore dans la survenance brutale d’un ou plusieurs événements graves ou imprévus. Il faut également que soit reconnue l’impossibilité d’agir légalement. Il faut enfin que soient prévus des effets limités quant à la durée de la situation anormale. Ces conditions cumulatives visent à limiter l’arbitraire et atténuer les risques d’atteinte aux droits et libertés.

L’instauration des circonstances exceptionnelles n’a pas pour effet la disparition de l’exigence de légalité, mais plutôt la substitution à la légalité normale d’une légalité de crise, moins contraignante pour l’administration et plus restrictive pour l’exercice des libertés publiques. Néanmoins, le juge administratif affirme dès 1919 dans l’arrêt Dames Dol et Laurent sa volonté de continuer à contrôler l’action administrative notamment en vérifiant l’existence réelle de circonstances exceptionnelles. Il ne suffit pas d’une simple urgence à agir, mais la survenance brutale d’événements graves et imprévus entraînant l’impossibilité pour l’administration d’agir légalement. Le juge vérifie également leur persistance à la date des mesures administratives. Enfin, le juge administratif contrôle l’adéquation de ces mesures aux nécessités de temps et de lieu mais aussi à la poursuite d’un intérêt public. Le maintien de ce contrôle sérieux et précis peut permettre au juge d’annuler des décisions illégales ou portant atteinte aux droits et libertés.

Il faut également préciser que les circonstances exceptionnelles enlèvent le caractère de voie de fait à des agissements qui seraient ainsi qualifiés. Tel fut le cas des arrestations et internements arbitraires à la Libération, illustré par l’arrêt du Tribunal des conflits, 7 mars 1952, Dame de la Murette. De manière générale, cette théorie jurisprudentielle autorise l’administration à faire tout ce qui est nécessaire pour continuer d’accomplir ses missions dans des situations exceptionnelles. Elle lui permet notamment de ne pas tenir compte de la hiérarchie des normes : dans l’arrêt Heyriès, un décret a autorisé la suspension pendant la Première Guerre mondiale de la loi de 1905 imposant de communiquer son dossier à tout fonctionnaire faisant l’objet de poursuites disciplinaires. Comme l’a souligné J. Rivero, c’est au moment où les libertés sont le plus menacées qu’elles sont le moins protégées.

C’est de cette théorie des circonstances exceptionnelles que s’inspire l’article 16 de la Constitution de 1958.

Les pouvoirs exceptionnels du Président

Selon l’article 16 de la Constitution de 1958, modifié par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il en informe la nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels. Après trente jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels, le Conseil constitutionnel peut être saisi par le président de l’Assemblée nationale, le président du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs, aux fins d’examiner si les conditions énoncées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce dans les délais les plus brefs par un avis public. Il procède de plein droit à cet examen et se prononce dans les mêmes conditions au terme de soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà de cette durée. »

L’article 16 de la Constitution est un régime exceptionnel d’organisation des pouvoirs publics visant à sauvegarder les institutions de la République dans des situations d’une gravité particulière. Ce régime exceptionnel permet d’accroître temporairement les pouvoirs de l’exécutif pour le rendre plus réactif et plus efficace. L’article 16 de la Constitution de 1958 s’inspire de l’idée qu’en période de crise la concentration des pouvoirs au profit du président de la République permet seule la sauvegarde des institutions. C’est l’un des symboles de la Vème République telle que voulue par le Général de Gaulle consacrant un Président fort : il trouve son origine dans le souvenir de la défaite de 1940, marquée par la grande faiblesse du pouvoir exécutif, alors impuissant à résister à l’invasion allemande.

Sa mise en œuvre est subordonnée à une double condition : il faut que pèse une menace grave et immédiate sur les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux ; de plus, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels doit être interrompu. Le Conseil d’État ne contrôle pas la décision de recourir à la procédure et les mesures prises par le Président dans le domaine législatif, mais seulement les actes pris dans le domaine réglementaire. La jurisprudence du Conseil d’État du 2 mars 1962, Rubin de Servens précise que la décision de mettre en œuvre les pouvoirs exceptionnels est un acte de gouvernement dont il n’appartient pas au Conseil d’État d’apprécier la légalité ni de contrôler la durée d’application.

Ce régime d’exception n’a été utilisé qu’une fois, en 1961, au moment du putsch militaire en Algérie. Le Président Mitterrand avait proposé sa suppression en 1993 mais son projet est resté sans suite. Sans envisager sa suppression, du fait des menaces terroristes pesant sur la sécurité nationale, le Comité Balladur a proposé de le modifier en instaurant notamment un contrôle de la durée de sa mise en œuvre. La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 a ainsi ajouté : « Au terme d’un délai de trente jours, le Conseil constitutionnel peut être saisi par soixante députés ou soixante sénateurs aux fins d’apprécier si les conditions fixées au premier alinéa demeurent réunies. Il se prononce par un avis qu’il rend dans les moindres délais. Il procède de lui-même à cet examen après soixante jours d’exercice des pouvoirs exceptionnels et à tout moment au-delà. » L’objectif est d’encadrer davantage les pouvoirs exceptionnels du Président, en instituant un contrôle du Conseil constitutionnel dont l’avis est public.

Conclusion :
Le droit public français a prévu plusieurs régimes d’exception inadaptés à la situation de lutte contre le terrorisme.

Ces régimes d’exception, comme l’USA Patriot Act adopté aux Etats-Unis en 2001, illustrent la logique de supériorité de la lutte contre le terrorisme sur le respect des droits et libertés. Ce sont des régimes exceptionnels en raison de l’ampleur des événements qui ont déclenché leur adoption, en raison des atteintes qu’ils portent aux libertés fondamentales, mais aussi en raison de leur durée d’application. De telles réponses exceptionnelles à des événements exceptionnels devraient demeurer provisoires.

Inadaptés au moment de la guerre du Golfe, les frontières n’étant pas menacées, les pouvoirs publics ont mis en place un « état de vigilance » qui, contrairement aux régimes d’exception, ne devait entraîner aucune altération du régime des droits et libertés. Pourtant les pouvoirs de police ont été renforcés (interdiction de certaines manifestations sur la voie publique, refus de délivrance ou de renouvellement de port d’armes, expulsion d’étrangers selon la procédure d’urgence absolue). Toutes ces mesures ont été décidées dans le cadre du plan Vigipirate destiné à renforcer la surveillance policière pour empêcher tout acte terroriste.

 Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23.

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