Archives de l’auteur JDA

ParJDA

La notion de contrat administratif et son régime : quelques évolutions

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 237.

Les critères jurisprudentiels de définition de la notion de contrat administratif continuent de susciter des décisions importantes alors même qu’en pratique ces critères ont un champ d’application de plus en plus limité. D’autres décisions méritent toutefois l’attention, qu’il s’agisse de celles relatives au contentieux contractuel ou de celles concernant le pouvoir de résiliation reconnu aux personnes publiques contractantes.

Contrat administratif ou de droit privé : la clause exorbitante n’a pas fini de faire parler d’elle…

Le droit des contrats publics s’organise essentiellement autour de contrats nommés dont le régime juridique règle généralement la question de la nature administrative ou de droit privé des contrats en cause. Les exemples les plus significatifs découlent des Ordonnances relatives aux contrats de la commande publique – dont les dispositions sont reprises par le code – qui précisent que les marchés publics et les contrats de concession passés par des personnes publiques sont des contrats administratifs (articles 3 des deux ordonnances, article L6 du CCP).

Ce n’est donc qu’en-dehors de telles qualifications législatives que la question de la qualification des contrats est susceptible de se poser (pour un rappel récent : TC, 8 octobre 2018, n° 4125, Société Total Marketing France c/ Commune de Saint-Nazaire en Roussillon ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 269, obs. H. Hoepffner). Si tel est le cas, il faut mettre en œuvre les critères jurisprudentiels classiques. Ces critères imposent de combiner le critère organique avec l’un des critères matériels de définition. Pour être qualifié d’administratif, le contrat doit donc être passé par une personne publique et ce critère organique n’admet que des « semi-exceptions ». De plus, le contrat doit répondre à l’un des critères matériels de définition : soit parce que son objet présente un lien suffisamment étroit avec le service public (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. p. 94, concl. Romieu ; S. 1903.3.25, concl., note Hauriou ; CE, 4 mars 2010, Thérond ; rec. p.193, concl. Pichat ; S. 1911.3.17, concl., note Hauriou ; RD publ. 1910.249, note Jèze ; CE, sect., 20 avril 1956, Époux Bertin ; rec. p. 167 ; AJ 1956. II. 272. concl. Long et 221, chr. Fournier et Braibant ; RD publ. 1956.869, concl., note M. Waline ; D. 1956.433, note de Laubadère) ; soit parce qu’il contient une clause exorbitante du droit commun (CE 31 juill. 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges, rec. 909, concl. L. Blum) ; soit parce qu’il est soumis à un régime juridique du droit commun (CE, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la Rivière du Sant, n°82338, CJEG 1973, p. 239, concl. M. Rougevin- Baville ; AJDA 1973, p. 358, chron. D. Léger et M. Boyon ; JCP 1974, 17629, A. Pellet ; Rev. Adm. 1973, p. 633, P. Amselek). La présentation des critères jurisprudentiels de définition des contrats administratif reste relativement stables depuis la reconnaissance de chacun des critères mais, du point de vue de leur contenu, certains de ces critères ont considérablement évolué. C’est notamment le cas du critère de la clause exorbitante du droit commun.

Traditionnellement, la clause exorbitante était définie par opposition aux clauses présentes dans les contrats de droit privé. On la définissait alors comme une clause qui impossible ou illicite dans un contrat de droit privé, mais on pouvait parfois considérer qu’il s’agissait simplement d’une clause inhabituelle ou anormale en droit privé (G. Vedel, « Remarques sur la notion de clause exorbitante » , Mél. A. Mestre, Sirey, 1956, p. 527 ; J. Lamarque, « Le déclin du critère de la clause exorbitante » , Mél. M. Waline, 1974, t. 2, p. 497). Pour pallier cette définition particulièrement absconse, l’habitude avait été prise de citer la formule de l’arrêt Stein définissant la clause exorbitante comme une « clause ayant pour objet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d’être librement consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » (CE, sect., 20 octobre 1950, Stein, rec. p. 505). La définition de la clause exorbitante n’en restait pas moins difficile à saisir et donnant finalement le sentiment d’être une notion à la libre appréciation du juge, ce dernier étant susceptible de la mobiliser au gré des affaires en fonction de sa volonté de capter ou non le contrat dans son champ de compétences…

C’est la raison pour laquelle le Tribunal des conflits a proposé une définition renouvelée de la clause exorbitante ! Dans son arrêt SA Axa France IARD, le Tribunal des conflits définit la clause exorbitante comme une « clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs » (TC, 13 octobre 2014, SA Axa France IARD, n°3963 ; BJCP n° 98/ 2015, p. 11, concl. F. Desportes ; AJDA 2014, p. 2180, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; DA 2015, comm. 3, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 322, note G. Eckert ; RFDA 2015, p. 23, note J. Martin). Selon le Rapporteur public Frédéric Desportes cette formule permet de définir la clause exorbitante par rapport « à ce qui fait la spécificité de l’action administrative : l’accomplissement d’une mission d’intérêt général par la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique ». Elle doit également rendre la notion de clause exorbitante plus objective mais, malgré tout, il est difficile d’affirmer que la nouvelle notion de clause exorbitante serait plus précise dans sa définition que celle qui était utilisée auparavant et des questions demeurent. En effet, comment mesurer si une clause confie des prérogatives ou crée des obligations tellement spécifiques qu’elles impliquent la qualification administrative du contrat ? De plus, comment savoir si une clause est justifiée par l’intérêt général alors qu’il est déjà délicat de définir l’intérêt général ? C’est à ces questions que le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits tentent de répondre dans deux arrêts rendus en février 2018 mais, autant le dire tout de suite, ils peinent à convaincre.

C’est le Conseil d’Etat qui a tout d’abord eu à se prononcer sur la notion de clause exorbitante dans son arrêt du 5 février 2018 à propos de deux marchés passés par le Centre national d’études spatiales (CNES) pour la maintenance des installations et les moyens de fonctionnement du Centre spatial guyanais (CE, 5 févr. 2018, n° 414846, Centre national d’études spatiales ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 78, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2018, 2317, note F. Linditch). Saisi à propos des procédures de passation de ces deux marchés, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Guyane avait accepté d’en connaître et avait annulé les procédures de passation de deux des lots contenus dans ces marchés par deux ordonnances. Saisi dans le cadre d’un pourvoi contre ces ordonnances, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la compétence du juge du référé précontractuel du tribunal administratif. En effet, il n’était pas certain que les marchés en cause relèvent de la compétence de ce juge. Les marchés avaient été conclus par le CNES en application d’un accord passé entre le Gouvernement de la République française et l’Agence spatiale européenne, relatif au Centre spatial guyanais et aux prestations associées qui a été signé le 18 décembre 2008.

Cet accord international prévoit que le CNES, établissement public industriel et commercial de l’Etat, est l’autorité chargée, au nom du Gouvernement français, de l’exécution de l’accord pour les fonctions techniques et opérationnelles qui relèvent de sa compétence. En application de cet accord, une convention a été conclue entre le CNES et l’Agence spatiale européenne pour préciser les prestations à fournir par le CNES. Or, cette convention prévoit que les actes d’achat relatifs à ces prestations sont passés « en conformité avec les règles de passation des contrats du CNES dans la mesure où ces dispositions ne sont pas contraires aux obligations du CNES au titre du présent contrat ». En apparence, les choses peuvent sembler simples : les contrats passés par le CNES en application de la convention appliquant l’accord international sont passés comme tous les contrats passés par le CNES. Or, le CNES étant un établissement public industriel et commercial de l’Etat, les contrats passés pour répondre à ses besoins en termes de travaux, de fournitures ou de services et pour lesquels le cocontractant n’assume pas un risque d’exploitation sont des marchés publics. Mais, on le sait, les apparences sont souvent trompeuses. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, « les contrats du CNES, passés selon une procédure convenue entre le CNES et l’Agence spatiale européenne et financés majoritairement par celle-ci, relèvent du b) du 13° de l’article 14 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et ne sont, comme tels, pas soumis à ladite ordonnance ». En effet, cette disposition exclut expressément du champ d’application de l’ordonnance « Les marchés publics qui sont conclus […] Selon la procédure convenue entre une organisation internationale et l’acheteur lorsque le marché public est cofinancé majoritairement par cette organisation internationale ».

Pour résumer, les marchés conclus par le CNES en application de la convention sont passés comme tous les contrats passés par le CNES et devraient donc être des marchés publics relevant de l’ordonnance relative aux marchés publics, mais cette même ordonnance exclut expressément de tels contrats de son champ d’application. Dès lors, pour déterminer si le juge du référé précontractuel était bien compétent pour se prononcer sur la validité de tels contrats, le Conseil d’Etat devait d’abord s’interroger sur leur qualification juridique. En effet, comme le relève le juge, l’exclusion de ces marchés du champ d’application de l’ordonnance signifie que « ces contrats n’ont pas le caractère de contrats administratifs par détermination de la loi ». C’est ce qui explique que le Conseil d’Etat cherche à appliquer les critères jurisprudentiels de définition des contrats administratifs.

En réalité, le juge ne s’embarrasse pas et ne détaille pas les différents critères. D’abord, il ne précise expressément que le critère organique est rempli même si l’arrêt indique clairement que le CNES est un établissement public industriel et commercial de l’Etat, c’est-à-dire une personne publique. Ensuite, et surtout, il n’envisage pas les différents critères matériels utilisables pour qualifier un contrat passé par une personne publique de contrat administratif. Il n’envisage pas une qualification fondée sur l’objet du contrat – alors même que le lien avec une mission de service public aurait pu être recherché même s’il est vrai que celui-ci est rarement suffisant pour le juge – ni une qualification fondée sur la soumission à un régime exorbitant. C’est donc le critère de la clause exorbitante, conformément à la nouvelle définition retenue, que le Conseil d’Etat applique ici. Et il considère que le « renvoi au cahier des clauses administratives générales des marchés de fournitures courantes et de services et l’application du cahier des clauses administratives particulières du CNES doivent être regardés comme introduisant dans ces contrats des clauses impliquant dans l’intérêt général qu’ils relèvent d’un régime exorbitant de droit public ». Cette solution peut paraître surprenante car le renvoi à des cahiers des clauses n’est pas propre aux contrats administratifs : les marchés publics de droit privé renvoient fréquemment à de tels documents. En réalité, c’est donc le contenu du cahier des clauses administratives particulières du CNES qui semble justifier la reconnaissance de clauses exorbitantes car, comme le relève le juge, ce CCAP « confère à l’établissement public des prérogatives particulières à l’égard de ses cocontractants pour assurer, pour le compte de l’État, sa mission régalienne tendant à l’exécution des engagements internationaux liant la France à l’Agence spatiale européenne ». Le juge administratif en déduit donc que le contrat est un contrat administratif, avant de reconnaitre la compétence du juge du référé précontractuel en interprétant largement son office. Il considère en effet que l’exclusion de l’ordonnance relative aux marchés publics n’empêche pas la compétence de ce juge du référé précontractuel dès lors que l’objet du contrat correspond aux « prestations de services dont le juge du référé précontractuel peut connaître en vertu de l’article L. 551-1 du code de justice administrative ».

Pour autant, l’identification d’une clause exorbitante ne nous informe pas réellement sur la définition de cette notion. Le juge ne précise pas quels sont les prérogatives particulières reconnues, tant et si bien que l’on semble comprendre que c’est la relation inégalitaire entre les cocontractants qui justifie l’identification de clauses exorbitantes du droit commun. Si tel est le cas, le problème reste le même que lorsque l’ancienne définition de la clause exorbitante était retenue : il s’agit simplement de clauses inhabituelles dans les contrats de droit privé (et encore !) et c’est donc le juge qui a véritablement le dernier mot pour les identifier comme des clauses exorbitantes ou non.

Un même reproche peut être adressé au Tribunal des conflits. En effet, il a lui aussi dû appliquer la nouvelle définition de la notion de clause exorbitante dans son arrêt du 22 février 2018 (TC, 12 février 2018, n° 4109, SCP Ravisse, mandataire liquidateur judiciaire de la SARL The Congres House c/ Cne Saint-Esprit ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 77, note J.-P. Pietri ; JCP A 2018, act. 176, veille F. Tesson ; AJDA 2018, p. 1721, note J.-M. Pontier). Le litige en cause concernait un contrat conclu le 15 juin 2001 par la commune de Saint-Esprit avec la SARL The Congres House. Ce contrat avait pour objet la mise à disposition de la salle de spectacle communale pour que cette société programme et organise des manifestations culturelles. Ce contrat avait été conclu pour une durée de trois ans avec renouvellement par tacite reconduction d’une durée d’un an. Après plusieurs renouvellements tacites, la commune a décidé de ne pas renouveler le contrat à compter de son échéance le 1er juin 2007. Le mandataire liquidateur judiciaire de la SARL a contesté cette décision de non-renouvellement devant les juridictions judiciaires mais, la cour d’appel de Fort-de-France puis la Cour de cassation, ont décliné leur compétence. Le mandataire a dès lors saisi le tribunal administratif de Basse-Terre qui a rejeté sa demande sur le fond. Il a dès lors interjeté appel et la cour administrative d’appel de Bordeaux a quant à elle estimé que le contrat n’était pas administratif et renvoyé l’affaire au Tribunal des conflits pour qu’il règle la question de compétence. Il devait dès lors se prononcer sur la question de savoir si un contrat passé par une commune avec une société et ayant pour objet la mise à disposition d’une salle pour que cette société organise des manifestations culturelles peut être considéré comme un contrat administratif.

En l’espèce, le critère organique de définition des contrats administratifs est rempli même si cela n’est pas explicitement indiqué. Surtout, le Tribunal des conflits ne s’embarrasse pas à détailler quels sont les critères matériels susceptibles d’être mobilisés pour qualifier le contrat en cause. Il s’interroge en effet directement sur la présence ou non d’une clause exorbitante, sans envisager la possibilité que le contrat présente un lien suffisant avec le service public – ou même qu’il soit soumis à un régime exorbitant du droit commun. Le juge départiteur se contente de relever que le contrat permettait à la commune d’ «  intervenir de façon significative dans l’activité de la société, d’une part, en imposant à celle-ci la communication préalable de ses programmes à la commune et, d’autre part, en lui imposant de laisser la commune organiser douze manifestations pendant l’année ainsi que, avec de très courts préavis, deux manifestations mensuelles à sa convenance ». Il en déduit donc « que compte tenu des prérogatives ainsi reconnues à la personne publique, le contrat litigieux devait être regardé comme comportant des clauses qui impliquaient, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ».

Ainsi, une clause qui permet une intervention « significative » de la personne publique dans les activités de son cocontractant dans un but d’intérêt général semble devoir être considérée comme une clause exorbitante. L’arrêt rendu a ainsi le mérite d’opérer une distinction incidente entre les clauses prévoyant des interventions « significatives » et celles qui ne prévoiraient que des interventions « non significatives », même si le juge ne les envisage pas ici. Les premières sont, à la différence des secondes, des clauses exorbitantes. Pour autant, la clarté n’est toujours pas de mise et il est possible de demander sur quels fondements le juge peut-il distinguer ce qui est significatif et ce qui ne l’est pas… 

Contrat administratif ou de droit privé : le lien avec le service public ne saurait être apprécié trop largement…

La clause exorbitante n’est pas la seule à faire parler d’elle lorsqu’il est question de la qualification jurisprudentielle de contrats passés par des personnes morales de droit public. Le critère matériel fondé sur l’objet en lien avec le service public est également susceptible d’être invoqué, comme le démontre l’arrêt rendu par le Tribunal des conflits le 12 février 2018 (TC, 12 février 2018, n° 4108, Pierre c/ Crédit municipal de Paris ; AJDA 2018, p. 307, obs. E. Maupin ; Contrats-marchés publ. 2018, comm. 90, note P. Devillers). La question posée au Tribunal des conflits concernait un contrat de vente conclu par un crédit municipal avec une personne privée consécutivement à une vente aux enchères. En l’espèce, Monsieur K. avait placé en dépôt une statue en bronze de Bacchus au crédit municipal de Paris. Il avait obtenu en contrepartie un prêt d’un montant de 1 400 000 euros mais, sans attendre le terme du prêt, il a sollicité la vente du bien remis en gage. Celui-ci a été vendu aux enchères et acquis par Monsieur M. pour un prix de 1 800 000 euros. Toutefois, des expertises ont mis en doute l’authenticité de la statue et l’acquéreur s’est retourné contre la Caisse de crédit municipal de Paris, le groupement d’intérêt économique des commissaires-priseurs appréciateurs de la caisse, l’expert ayant évalué la statue ainsi que leurs assureurs pour obtenir l’annulation de la vente et la réparation de ses préjudices. La caisse de crédit municipal de Paris a alors assigné Monsieur K. en intervention forcée. Le TGI de Paris a annulé la vente pour erreur sur les qualités substantielles de l’œuvre, ce qui a été confirmé en appel. Monsieur K s’est pourvu en cassation – principalement pour obtenir le remboursement de sommes par le crédit municipal – mais la Cour de cassation a renvoyé au Tribunal des conflits la question de la compétence en estimant qu’elle soulevait une difficulté sérieuse. Le Code monétaire et financier (CMF) définit les caisses de crédit municipal comme des « établissements publics communaux de crédit et d’aide sociale ». Les contrats passés par ces personnes publiques sont donc susceptibles d’être qualifiés de contrats administratifs lorsque l’un des critères matériels de définition est rempli. La présence d’une clause exorbitante ou la soumission à un régime exorbitant du droit commun ne sont pas envisagées en l’espèce, à n’en pas douter parce que le contrat conclu à la suite de la vente aux enchères est un contrat tout ce qu’il y a de plus classique au sens du droit privé. En revanche, la question de la présence du critère matériel fondé sur l’objet de service public se posait en l’espèce, ce qui justifie le renvoi opéré par la Cour de cassation. En effet, comme le soulignait Hauriou, les établissements publics sont des services publics personnifiés. Cette définition de l’établissement public n’est plus vraiment admise aujourd’hui mais elle continue de traduire une réalité : en principe, un établissement public gère une mission de service public. C’est le cas des caisses de crédit municipal qui « ont notamment pour mission de combattre l’usure par l’octroi de prêts sur gages corporels dont elles ont le monopole » (art. L. 514-1 du Code monétaire et financier). La question posée était alors assez simple en définitive : est-ce que le contrat conclu à la suite de la vente aux enchères présentait un lien suffisant avec cette mission de service public pour pouvoir qualifier ce contrat de contrat administratif ? Assez simple dans sa formulation, cette question n’appelait pas une réponse évidente si l’on considère le choix de renvoyer effectué par la Cour de cassation. L’hésitation de la Cour s’explique sans doute par le fait que dans d’autres domaines le Tribunal des conflits a reconnu la compétence du juge administratif pour des contrats à propos de contrats passés par les caisses de crédit municipal (TC, 22 sept. 2003, n° 3349 ; Thomas c/ Crédit municipal de Dijon ; JCP G. 2004, 1251). Il s’agissait toutefois de contrats de recrutements d’agents ou des contrats de nomination et de révocation des appréciateurs (CE, 29 novembre 1946, Charles : rec. p. 373). Ces solutions ne trouvent pas de prolongement en l’espèce. Le Tribunal des conflits affirme en effet sans ambages que « la mise en vente aux enchères publiques des biens remis en gage ne participe pas à l’accomplissement de cette mission de service public de prêts sur gages corporels » et conclut donc à la nature privée du contrat ainsi qu’à la compétence de la juridiction judiciaire. Pourtant, si elle se détache des solutions relatives aux agents recrutés et aux appréciateurs nommés par les caisses de crédit municipal, cette décision s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence concernant le critère matériel fondé sur l’objet du contrat en lien avec le service public. Un contrat passé par une personne publique ne sera qualifié d’administratif que si son objet présente un lien suffisamment étroit avec un service public (par exemple : TC, 8 février 2015, Société Senseo, n°3982, Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 81, obs. H. Hoepffner), ce qui n’est clairement pas le cas du contrat conclu par une caisse de crédit municipal et un acquéreur à la suite d’une vente aux enchères portant sur un bien mis en gage.

Contrat administratif ou de droit privé : interprétation stricte de la notion de marché public justifiant la mise en œuvre des critères jurisprudentiels pour un contrat portant sur la cession de droits à certificat d’économies d’énergie

Les marchés publics passés par des personnes morales de droit public sont, depuis longtemps, qualifiés de contrats administratifs par détermination de la loi. Actuellement, c’est l’article 3 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 qui prévoit cette qualification pour les marchés publics. Elle sera reprise par l’article L. 6 du code de la commande publique pour l’ensemble des contrats soumis au code passés par des personnes morales de droit public. Dès lors, lorsqu’une personne publique passe un marché public, ce contrat est automatiquement soumis au régime juridique des contrats administratifs et, notamment, au régime contentieux de ces contrats. Pour autant, la notion de marché public est interprétée strictement par le juge administratif afin de ne pas susciter un accroissement trop important du nombre de contrats qualifiables d’administratifs par détermination de la loi. C’est précisément ce qu’est venu rappeler le Conseil d’Etat dans son arrêt du 7 juin 2018 (CE, 7 juin 2018, n° 416664, Sté Géo France ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 180, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2018, p. 2278). En l’espèce, il s’agissait d’un contrat passé par le syndicat intercommunal pour le recyclage et l’énergie par les déchets et ordures ménagères (SIREDOM). Le SIREDOM a conclu un marché de conception-réalisation avec la société Eiffage. Ce marché vise à adapter une unité d’incinération gérée par le syndicat pour qu’elle produise de la chaleur et aliment le réseau urbain de la communauté d’agglomération Grand Paris Sud. Le SIREDOM a alors décidé de céder des certificats d’économie d’énergie produits par l’opération. Il a alors publié une consultation publique dans un journal d’annonces légales visant à conclure un accord d’incitation financière CEE et c’est la société Capital Energy qui a été retenue comme cocontractant. La société Géo France Finance, dont l’offre a été rejetée, a saisi ke juge du référé contractuel du tribunal administratif de Versailles qui a rejeté sa demande en considérant que le contrat conclu ne faisait pas partie de ceux susceptibles de justifier sa saisine. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait donc se prononcer sur la compétence du juge du référé contractuel et, plus largement, sur la qualification administrative du contrat. En effet, l’article L. 551-1 du code de justice administrative – auquel renvoie l’article L. 551-13 – précise que le juge des référés contractuel et précontractuel « peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, la délégation d’un service public ou la sélection d’un actionnaire opérateur économique d’une société d’économie mixte à opération unique ». Dès lors, le Conseil d’Etat précise que, pour savoir s’il est compétent, le juge du référé contractuel doit avant tout vérifier si le contrat en cause est un contrat administratif. Or, pour vérifier cette qualification, le Conseil d’Etat retient un raisonnement en deux temps : il rejette d’abord la qualification législative du contrat, avant de vérifier – pour rejeter cette option également – si les critères jurisprudentiels de définition sont remplis. Il commence en effet par préciser qu’un contrat portant sur la cession de certificats d’économies d’énergie par un syndicat intercommunal chargé du recyclage des déchets n’est pas un marché public. En effet, le juge considère qu’un tel contrat « qui ne comporte ni exécution de travaux, ni livraison de fournitures, ni prestation de services de la part du cocontractant, n’a pas pour objet de satisfaire un besoin du SIREDOM au moyen d’une prestation en échange d’un prix ». On retrouve la définition restrictive du droit français selon laquelle les marchés publics doivent répondre directement aux besoins de l’acheteur en termes de travaux, de fournitures ou de services.  En réalité, ce qui bloque le juge c’est la position de la personne publique qui, en l’espèce, « n’est pas en position de demandeur sur un tel montage contractuel, mais en position d’offreur » (M. Ubaud-Bergeron, note sous l’arrêt, préc.). Le juge en conclut donc que le contrat passé n’est pas un marché public et que, par conséquent, il n’est pas un contrat administratif par détermination de la loi. Il va donc, dans un second temps, et de manière extrêmement laconique, s’intéresser aux critères jurisprudentiels de définition des contrats administratifs. Le SIREDOM étant une personne publique, la question était donc de savoir si les critères matériels de définition étaient remplis. Sur ce point, le Conseil d’Etat se contente de renvoyer à l’analyse menée par le juge du tribunal administratif de Versailles pour relever que le contrat « ne fait pas non plus participer la société cocontractante à l’exécution du service public et ne comporte pas de clauses qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, impliquent, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ». Le lien avec le service public n’est donc pas suffisant en l’espèce et les clauses du contrat ne sont pas exorbitantes du droit commun : le juge en conclut donc que le contrat est de droit privé et que le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit en rejetant la demande présentée devant lui. Pour autant, ce n’est pas tant l’absence des critères jurisprudentiels qui mérite l’intérêt dans cette affaire mais bien la conception restrictive de la notion de marché public qui est retenue pour rejeter la qualification légale de contrat administratif. Il convient d’ailleurs de souligner que, sur le fond et du point de vue du droit de l’Union européenne, un tel contrat devrait être – au minimum – soumis aux règles et principes fondamentaux qui découlent du TFUE, c’est-à-dire aux principes fondamentaux de la commande publique. En effet, la position d’offreur ou de demandeur n’a pas d’incidence sur la soumission à ces règles lorsque la passation du contrat a des effets vis-à-vis de la concurrence sur le marché. Reste à savoir si, saisi d’un tel contrat, le juge judiciaire mettra en œuvre ces principes.

Recours pour excès de pouvoir des tiers au contrat : redéfinition de la clause réglementaire

Le Conseil d’Etat poursuit son travail de redéfinition du contentieux en matière de contrats publics en le recentrant autour du contentieux contractuel au détriment du recours pour excès de pouvoir (CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération ; AJDA 2018, p. 1168, note Q. Alliez ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 88, note G. Eckert). Ce travail a démarré avec l’arrêt Tarn-et-Garonne lorsque le juge a permis aux tiers intéressés de saisir le juge du contrat d’un recours au fond en contestation de validité, tout en leur fermant la porte du recours pour excès de pouvoir (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta, p. 438, note P. Delvolvé ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, note J.-F. Sestier ; JCP A 2014, 2153, note S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, note F. Llorens et P. Soler-Couteaux, étude 5, Ph. Rees ; JCP G 2014, doctr. 732, étude P. Bourdon ; RDI 2014, p. 344, note S. Braconnier ; RJEP 2014, comm. 31, note J.-F. Lafaix). Ce mouvement a été confirmé par l’abandon de la jurisprudence LIC concernant la possibilité de contester par la voie du recours pour excès de pouvoir le refus de résilier un contrat : là encore le Conseil d’Etat a préféré permettre aux tiers de saisir le juge du contrat en leur fermant l’accès au juge de l’excès de pouvoir contre les actes détachables de l’exécution du contrat (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche-SMPAT ; AJDA 2017, p. 1359 et p. 1669, chron. G. Odinet et S. Roussel ; AJ contrat 2017, p. 387, obs. J.-D. Dreyfus ; AJCT 2017, p. 455, obs. S. Hul ; RFDA 2017, p. 937, concl. G. Pellissier ; DA 2017, comm. 51, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 249, note J.-P. Pietri ; repère 8, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 229 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2285 ). En l’espèce, le contentieux concernait un contrat passé entre l’Etat et la SANEF (la Société des Autoroutes du Nord et de l’Est de la France). Le président de la communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération a demandé au Premier ministre d’abroger les annexes de l’article 47.2 g) du cahier des charges de la convention car ces annexes ne prévoyaient pas la réalisation du barreau de liaison entre l’autoroute A4 et la RN 36 déclarée d’utilité publique par un arrêté préfectoral du 27 juillet 2012. Le Premier ministre n’ayant pas répondu à sa demande, il a saisi le juge d’un recours pour excès de pouvoir visant à faire annuler la décision de refus implicite. Le fond de l’affaire importe peu. Le Conseil d’Etat devait surtout se prononcer sur deux questions : celle de savoir si un tiers peut contester par la voie de l’excès de pouvoir le refus d’abroger des clauses réglementaires illégales, et celle de la définition desdites clauses réglementaires. Sur la première question, le Conseil d’Etat répond clairement et par l’affirmative. Il rappelle d’abord la jurisprudence Cayzeele (CE, 10 juill. 1996, n° 138536, Cayzeele ; rec. p. 274 ; AJDA 1996, p. 807, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RFDA 1997, p. 89, note P. Delvolvé ; CJEG 1996, p. 381, note Ph. Terneyre) admettant le recours pour excès de pouvoir des tiers contre les clauses réglementaires des contrats administratifs en précisant « qu’indépendamment du recours de pleine juridiction dont disposent les tiers à un contrat administratif pour en contester la validité, un tiers à un contrat est recevable à demander, par la voie du recours pour excès de pouvoir, l’annulation des clauses réglementaires contenues dans un contrat administratif qui portent une atteinte directe et certaine à ses intérêts ». Il admet ensuite que les tiers peuvent également contester par la voie du recours pour excès de pouvoir le refus d’abroger de telles clauses en indiquant que tout tiers est « également recevable à demander, par la même voie, l’annulation du refus d’abroger de telles clauses à raison de leur illégalité ». Comme le souligne Gabriel Eckert, « cette précision est importante car une telle voie de droit n’est pas enfermée dans des délais de procédures aussi rigoureux que ceux du recours pour excès de pouvoir direct ou du recours en contestation de la validité du contrat » (G. Eckert, « Clauses réglementaires : définition et régime contentieux », note sous CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération, préc.). En l’espèce, cela impliquait donc que le président de la communauté d’agglomération pouvait bien saisir le juge de l’excès de pouvoir…à condition que les clauses contestées soient des clauses réglementaires. Et c’est pour cela que le Conseil d’Etat a dû répondre à la seconde question. Il devait déterminer si les clauses du cahier des charges qui étaient contestées étaient ou non des clauses réglementaires. Cette affaire lui donne l’occasion de donner une nouvelle définition de la clause réglementaire, plus précise, qui restreint l’accès des tiers au juge de l’excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat précise en effet que « que revêtent un caractère réglementaire les clauses d’un contrat qui ont, par elles-mêmes, pour objet l’organisation ou le fonctionnement d’un service public ». Or, il définit strictement ce que sont de telles clauses dans le cadre d’une convention de concession autoroutière. Le juge administratif considère en effet que font « notamment » partie « de cette catégorie les clauses qui définissent l’objet de la concession et les règles de desserte, ainsi que celles qui définissent les conditions d’utilisation des ouvrages et fixent les tarifs des péages applicables sur le réseau concédé » mais « qu’en revanche, les stipulations relatives notamment au régime financier de la concession ou à la réalisation des ouvrages, qu’il s’agisse de leurs caractéristiques, de leur tracé, ou des modalités de cette réalisation, sont dépourvues de caractère réglementaire et revêtent un caractère purement contractuel ». Le Conseil d’Etat en déduit donc, en l’espèce, que les clauses contestées « qui portent sur la reconfiguration de l’échangeur autoroutier de Bailly-Romainvilliers et déterminent les conditions de réalisation d’un aménagement complémentaire à cet échangeur, et sont ainsi relatives à la réalisation d’ouvrages, ne présentent pas un caractère réglementaire » et il en déduit que les conclusions présentées sont donc irrecevables. Cette définition de la clause réglementaire ne constitue pas une innovation totale mais elle permet « une systématisation (des clauses réglementaires) autour du fonctionnement et de l’organisation du service » tout en « les distinguant de la réalisation de l’ouvrage qui recouvre les stipulations prévoyant les caractéristiques, le tracé ou encore les modalités de la réalisation » (Q. Alliez, « Une définition de la clause réglementaire ? Oui. Une simplification du contentieux ? Non », note sous CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération, préc.). Comme cela a été souligné, cette solution confirme surtout la volonté du juge administratif de réduire le champ d’application du recours pour excès de pouvoir en matière contractuelle au bénéfice du recours de plein contentieux devant le juge du contrat. Bénéfique en apparence car il met en avant la volonté de permettre aux tiers de saisir un juge aux pouvoirs étendus, ce mouvement doit toutefois être apprécié avec réalisme : les recours ouverts devant le juge du contrat restent des recours subjectifs alors que le recours pour excès de pouvoir constitue le recours objectif par excellence (en ce sens, v. F. Lafaille, « La jurisprudence Tarn-et-Garonne ou le tiers « sans qualité », AJDA 2018, p. 1201). En développant les premiers au détriment du second, le Conseil d’Etat risque – au moins dans certains cas – d’affaiblir la protection de la légalité objective.

Pas de Béziers II contre le refus de renouveler une convention d’occupation du domaine public

L’installation des équipements de téléphonie mobile est à l’origine d’un nombre important de contentieux. Dans son arrêt du 6 juin 2018, le Conseil d’Etat rappelle que les collectivités sont libres d’autoriser ou non l’installation de ces équipements sur leur domaine et qu’il n’existe pas de droit au maintien des équipements installés pour les opérateurs (CE, 6 juin 2018, n° 411053, Sté Orange ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 202, note G. Eckert ; AJCT 2018, p. 572, note J.-D. Dreyfus ; AJDA 2018, p. 1189). En l’espèce, la commune de Languidic avait signé en 2002 une convention avec la société Orange l’autorisant pour une durée de douze ans à installer des équipements techniques de radiotéléphonie mobile sur le château d’eau de Lanveur et sur une partie du terrain d’assiette de cet ouvrage. Cette convention prévoyait la mise en œuvre de reconductions de plein droit par périodes successives de deux ans, sauf dénonciation par l’une des parties, par lettre recommandée avec accusé de réception, six mois avant la date d’expiration de la période en cours. Or, par un courrier du 28 novembre 2013, le président de la communauté d’agglomération Lorient Agglomération – qui s’était substituée à la commune de Languidic à compter du 1er janvier 2012 – a justement décidé de s’opposer à la reconduction de la convention et a proposé à la société Orange de conclure une nouvelle convention ou de procéder au retrait de ses équipements. La société a alors saisi le tribunal administratif de Rennes pour contester la décision de ne pas renouveler la convention et demander la reprise des relations contractuelles. Elle contestait également la validité de la mise en demeure du 23 juin 2014 de procéder au démontage des équipements de radiotéléphonie. Le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ayant rejeté ses arguments, la société Orange s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat devait déterminer si la jurisprudence dite « Béziers II » (CE, sect., 21 mars 2011, n° 304806, Commune de Béziers ; rec. p. 117 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 150, obs. J.-P. Pietri ; DA 2011, comm. 46, obs. F. Brenet et F. Melleray ; RFDA 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher ; RJEP 2011, comm. 44, obs. Ph. Cossalter) – c’est-à-dire l’action en reprise des relations contractuelles – s’applique au refus de reconduire une convention d’occupation du domaine public. Cette question se posait notamment au regard de l’arrêt Commune de Port-Vendres dans lequel le Conseil d’Etat accepte de contrôler la décision de l’administration qui refuse de faire droit à une demande de renouvellement d’un contrat domanial en vérifiant si cette décision a été prise pour un motif d’intérêt général suffisant (CE 25 janv. 2017, n° 395314, Commune de Port-Vendres ; AJDA 2017, p. 1232, note N. Foulquier ; DA 2017, comm. 21, note F. Brenet). Le Conseil d’Etat rejette, malgré tout, les arguments avancés par la société et la possibilité de demander la reprise des relations contractuelles. Il précise en effet qu’ « eu égard à la portée d’une telle décision, qui n’a ni pour objet, ni pour effet de mettre unilatéralement un terme à une convention en cours, le juge du contrat peut seulement rechercher si elle est intervenue dans des conditions de nature à ouvrir droit à une indemnité ». Cette solution, si elle peut être regrettée par les requérants, permet malgré tout de protéger les droits dont disposent les personnes publiques propriétaires sur leurs dépendances. Elle leur permet, notamment, de renégocier les conventions conclues de manière régulière afin de valoriser au mieux l’exploitation économique de leur domaine.

Le pouvoir de résiliation pour faute des personnes publiques s’efface devant la loi

Parmi les droits et devoirs spécifiques des cocontractants induits par la théorie générale des contrats administratifs, on retrouve le pouvoir de sanction de l’administration. Elle peut ainsi prononcer des sanctions pécuniaires, des sanctions coercitives, mais également des sanctions résolutoires. Ces dernières permettent à la personne publique de prononcer la résiliation du contrat administratif en cas de faute du cocontractant. Il faut alors distinguer ce pouvoir de résiliation pour faute ou pouvoir de prononcer des sanctions résolutoires, du pouvoir de résiliation unilatérale qui ne nécessite pas l’existence d’une faute. Ce pouvoir de résiliation pour motif d’intérêt général est lui-même encadré, comme le démontre la condamnation récente de l’Etat pour faute à la suite de la résiliation non justifiée des contrats passés avec la société Ecomouv après que l’Etat ait renoncé à l’écotaxe (TA Cergy-Pontoise, 18 juill. 2018, n° 1507487, Sté A ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 247, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2018, p. 1523 ; p. 2302, concl. G. Mornet ; AJCT 2018, p. 623, note J.-D. Dreyfus). Le pouvoir de résiliation pour faute repose quant à lui sur une logique différente car il vient sanctionner un comportement fautif du cocontractant. Son existence peut être reconnue au profit de la personne publique par les dispositions du contrat mais, même en l’absence de dispositions contractuelles, les personnes publiques peuvent prononcer des sanctions résolutoires (CE, 30 septembre 1983, SARL Comexp, n°26611, rec. p. 393). Or, dans son arrêt du 27 juin 2018, le Conseil d’Etat a dû rappeler que ce pouvoir de résiliation pour faute n’est pas sans limites et doit notamment céder face à des dispositions législatives expresses contraires (CE, 27 juin 2018, n° 408061, Société GPE ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 222, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, il était question d’un marché public passé par l’office public de l’habitat (OPH) Nord Deux-Sèvres avec la société Groupement Perspectives et Entreprises (GPE) Audit et Conseil. L’objet de ce contrat portait sur des missions de commissariat aux comptes pour les six exercices 2010 à 2015 et sur une mission d’audit. Toutefois, un peu plus d’un an après la signature du contrat, l’OPH a décidé de prononcer la résiliation pour faute du contrat conformément au pouvoir de sanction qui lui était reconnu par le cahier des clauses administratives particulières et par le cahier des clauses administratives générales applicables au contrat. La société a contesté cette résiliation pour faute mais le tribunal administratif de Poitiers et la cour administrative d’appel de Bordeaux ont rejeté ses arguments. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat retient un raisonnement différent en raison de l’objet spécifique du marché public en cause. En effet, l’exercice des missions de commissariat aux comptes relève de dispositions spécifiques du code de commerce. Or, les articles L. 823-7 et R. 823-5 du code de commerce prévoient que les commissaires aux comptes ne peuvent être relevés de leurs fonctions qu’en application d’une décision du tribunal de commerce. Le Conseil d’Etat en déduit donc que la personne publique ne pouvait pas résilier le contrat sans obtenir au préalable une décision du tribunal de commerce. Cela signifie donc que le contrat ne peut pas déroger à des dispositions législatives expresses mais également que le pouvoir de résiliation pour faute cède le pas face à de telles dispositions !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 237.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les évolutions du droit de la commande publique : entre (r)évolutions textuelles et précisions jurisprudentielles

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 236.

Le droit de la commande publique a connu des changements importants au cours de l’année 2018. Parmi ces changements, ce sont les évolutions textuelles qui focaliseront l’attention des observateurs lors des prochains mois. Trois changements d’importance inégale sont en effet survenus. Tout d’abord, la loi de programmation militaire est venue modifier les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité afin de mieux tenir compte de la spécificité de ces contrats et des potentialités offertes par le droit de l’Union à ce sujet. Ensuite, la dématérialisation imposée par les directives de 2014 est entrée en vigueur le 1er octobre 2018 – après une période d’adaptation fixée par les textes de transposition. Il est difficile de déterminer si cette dématérialisation permettra d’atteindre les bénéfices escomptés : facilitera-t-elle notamment l’accès des opérateurs économiques aux procédures de passation en entraînant un accroissement de la concurrence ? Permettra-t-elle vraiment aux acheteurs de réaliser des économies ? Enfin et surtout, le code de la commande publique a été publié le 5 décembre 2018 pour une entrée en vigueur le 1er avril 2019. Cette publication éait attendue depuis l’adoption de la loi Sapin 2 mais la consultation publique organisée au printemps 2018 permettait de s’interroger sur le contenu exact de ce code. Comme pour la dématérialisation, ce sont les mois voire les années à venir qui permettront de saisir véritablement l’impact de la codification opérée. De plus, une analyse plus détaillée du contenu du code devrait être proposée avant son entrée en vigueur. Malgré tout, quelques remarques initiales méritent d’être formulées dès à présent.

Au-delà des révolutions textuelles, la jurisprudence de ces derniers mois mérite elle aussi l’attention des observateurs. Elle permet, notamment, de mieux saisir le contenu des textes adoptés lors de la réforme de la commande publique de 2015 et 2016 et d’anticiper certaines interprétations qui seront données des dispositions du code lorsqu’il entrera en vigueur. Les décisions rendues permettent par ailleurs, comme à leur habitude, de croiser les points de vue des juges français et européen et de mesurer la convergence progressive des solutions retenues.

Première (r)évolution : des modifications substantielles pour les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité

La loi de programmation militaire est venue modifier – entre autres dispositions – un certain nombre de règles fixées par l’Ordonnance du 23 juillet 2015 (L. n° 2018-607, 13 juill. 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense : JO 14 juill. 2018, texte n° 1 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 206, note G. Clamour). Les réformes introduites s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité poursuivent une double logique : la volonté de remettre en cause les sur-transpositions opérées par l’Ordonnance et la recherche de davantage de souplesse pour les acheteurs qui passent de tels marchés. Parmi les changements introduits, la loi modifie la définition organique des marchés publics de défense ou de sécurité fixée par l’article 6 de l’Ordonnance pour permettre la prise en compte des marchés passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. Auparavant, les seuls acheteurs susceptibles de passer de tels marchés étaient l’Etat et ses établissements publics administratifs, ce qui signifiait que les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat passaient en principe des marchés publics « ordinaires », y compris lorsque ces marchés portaient sur la défense ou la sécurité. Cette distinction parmi les établissements publics de l’Etat n’étant pas imposées par les directives, la loi corrige la définition sur ce point. De la même manière, la loi modifie l’article 47 de l’Ordonnance. Cet article, qui concerne les dérogations possibles aux interdictions de soumissionner, envisageait de la même manière les marchés publics « ordinaires » et les marchés publics de défense et de sécurité en fixant trois conditions cumulatives. Or, les directives européennes n’imposaient ces trois conditions que pour les marchés publics « ordinaires » : il faut que l’admission de l’opérateur économique normalement exclu soit justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, que le marché public en cause ne puisse être confié qu’à ce seul opérateur économique et qu’un jugement définitif d’une juridiction d’un Etat membre de l’Union européenne n’exclut pas expressément l’opérateur concerné des marchés publics. A l’inverse, les textes européens n’exigent qu’une seule condition pour les marchés de défense et de sécurité. Cette distinction est désormais reprise et l’article 47 permet aux acheteurs d’admettre des dérogations aux interdictions de soumissionner sans exiger d’autres conditions que des raisons impérieuses d’intérêt général pour les marchés de défense et de sécurité. La sur-transposition est, sur ce point également, gommée par la loi. De plus, la loi est venue introduire de nouvelles exclusions spécifiques pour les marchés publics de défense ou de sécurité à l’article 16 de l’Ordonnance (16, 3° et 16, 4° de l’Ordonnance). Ces exclusions sont prévues par les directives européennes mais elles avaient été « oubliées » lors de la transposition en 2015 et 2016… Enfin, la loi supprime l’obligation de communiquer les données essentielles fixée par l’article 56 de l’Ordonnance s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité car les textes européens n’imposaient cette communication, là encore, que pour les marchés publics « ordinaires ». Ces différentes modifications assurent une simplification des règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité mais elles permettent aussi de mesurer à quel point les opérations de transposition peuvent conduire à adopter des règles contraignantes en avançant des exigences européennes, y compris lorsque ces dernières n’existent pas. Espérons donc que le législateur français continuera d’œuvrer en ce sens, les rapports avec le droit de l’Union ne s’en porteront que mieux.

Deuxième (r)évolution : la dématérialisation entre en vigueur !

Longtemps annoncée, la dématérialisation des marchés publics est devenue une réalité depuis le 1er octobre 2018. La direction des affaires juridiques de Bercy propose deux guides complets, l’un à destination des acheteurs (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-A.pdf ), l’autre pour les opérateurs économiques ( https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-OE.pdf ). Pour les acheteurs, l’entrée en vigueur de la dématérialisation implique tout d’abord de se doter d’un « profil d’acheteur ». Ils doivent en effet utiliser cette plateforme pour publier les documents de la consultation de tous leurs marchés publics dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 25 000 € HT. Les communications et échanges d’informations doivent également être effectués par voie dématérialisée. Toutes ces obligations n’admettent que des dérogations limitées. Pour les opérateurs économiques, en-dehors là aussi de quelques exceptions, la dématérialisation impose que les candidatures et les offres soient communiquées par voie dématérialisée. Par ailleurs, il faut souligner que la signature électronique n’est – pour l’heure – pas encore imposée. Les guides semblent toutefois indiquer que la signature électronique de l’offre finale s’impose en quelque sorte lorsque la procédure de passation est dématérialisée dans la mesure où toutes les communications et les échanges d’information sont dans ce cas dématérialisés. Les acheteurs et les opérateurs économiques ont donc tout intérêt à suivre ces conseils et ils devront, pour signer électroniquement, utiliser une signature avancée reposant sur un certificat qualité (Arrêté du 12 avril 2018 relatif à la signature électronique dans la commande publique ; JO 20 avril 2018, texte n° 30). Enfin, au-delà des obligations liées à la dématérialisation, les acheteurs sont également tenus depuis le 1er octobre de transmettre par voie électronique les informations concernant leurs marchés de plus de 90 000 € HT à l’Observatoire économique de la commande publique (OECP). Une application dénommée « REAP » (Recensement économique de l’achat public) a été créée pour permettre ces transmissions (https://www.reap.economie.gouv.fr/reap/servlet/authentificationAcheteur.html ).

Troisième – et véritable – (r)évolution : adoption du « nouveau » code de la commande publique !

Le code de la commande publique vient enfin d’être publié (Ordonnance n° 2018-1074 du 26 novembre 2018 portant partie législative du code de la commande publique et Décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018 portant partie réglementaire du code de la commande publique ; JORF du 5 décembre 2018). Il entrera en vigueur le 1er avril 2019 ce qui signifie que, jusqu’à cette date, ce sont les règles des ordonnances de 2015 et de 2016 relatives aux marchés publics et aux contrats de concession, ainsi que leurs décrets d’application, qui continueront de s’appliquer. Parmi les arguments avancés par la Direction des affaires juridiques (L. Bédier, « Une boîte à outils organisée selon la vie du contrat », AJDA 2018, p.2364) pour justifier la codification, le principal est le souci de simplifier une matière dont les effets économiques sont particulièrement importants. En effet, « les marchés publics et les concessions représentent environ 200 Md€ par an, soit 8 % du PIB et un débouché très important pour les PME » (ibidem).  Pour atteindre cet objectif de simplification, la DAJ s’est appuyée sur des experts et sur les praticiens du droit de la commande publique, ainsi que sur la consultation publique organisée au printemps 2018. La question principale reste de savoir si le code atteint ses objectifs : permet-il vraiment une simplification de la matière ? Va-t-il permettre une meilleure concurrence et, notamment, un accès facilité des PME à la commande publique ? Il n’est pas possible, dans l’immédiat, de répondre de manière tranchée à ces questions. L’adoption du code méritera en effet de faire l’objet d’une chronique spéciale ou d’un dossier spécial au sein du Journal du droit administratif. Pour autant, plusieurs remarques peuvent d’ores et déjà être formulées.

Tout d’abord, le code de la commande publique n’introduit pas d’innovations qui bouleversent la matière par rapport aux textes de 2015 et 2016. Ce constat est tout à fait logique dans la mesure où la codification a été effectuée à droit constant : les auteurs du code ne pouvaient donc pas aller au-delà du droit existant.

Par ailleurs, le code adopté a tenu compte des suggestions effectuées lors de la consultation publique ainsi que des modifications suggérées par le Conseil d’Etat. Il ne correspond donc pas exactement au projet de code de la commande publique tel qu’il avait été soumis à la consultation. Parmi les changements principaux, il faut noter la rédaction d’un titre préliminaire qui fait la part belle aux principes fondamentaux de la commande publique, là où le projet de code ne faisait que les intégrer parmi les dispositions spécifiques applicables aux marchés publics et aux contrats de concession. Il en ressort donc que tous les contrats de la commande publique sont soumis à ces principes fondamentaux, y compris lorsqu’il s’agit de « contrats exclus » tels qu’ils sont désignés par le code. Ce champ d’application étendu paraissait évident si l’on tient compte de l’ascendance européenne des principes fondamentaux de la commande publique et de leur application au-delà des contrats intégrant strictement le droit de la commande publique. La Cour de justice avait eu l’occasion de nous le rappeler très clairement dans son arrêt Promoimpresa qui a conduit aux évolutions que l’on connaît en matière de passation des conventions d’occupation du domaine public (CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15 : JurisData n° 2016-015812 ; AJDA 2016, p. 2176, note R. Noguellou ; Contrats-Marchés publ. 2016 comm. 291 et repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; sur ce sujet, v. Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 03 ; Art. 128 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1385 ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). Malgré tout, l’intégration de ce titre préliminaire constitue une avancée et la question du régime juridique des contrats exclus est d’ores et déjà posée (G. Clamour, « Les marchés exclus », Contrats-Marchés publ. 2015, dossier 3 ; S. de la Rosa, « Les exclusions », RFDA 2016, p. 227 ; H. Hoepffner et F. Llorens, « Dans quoi les contrats exclus des ordonnances marchés publics et concessions sont-ils inclus ? », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 4 ; G. Eckert, « Quelle place pour les principes de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 10 ; M. Ubaud-Bergeron, « Champ d’application du code de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2019, dossier 5) .

Il faut aussi relever qu’un certain nombre de règles jurisprudentielles ont été intégrées dans le code, tant en matière de marchés publics que pour les contrats de concession. Tout d’abord, en matière de marchés publics, la jurisprudence relative à la notion d’offre anormalement basse a été intégrée à l’article L. 2152-5 du code.  Par ailleurs, s’agissant des contrats de concession, l’article L. 3121-2 codifie la possibilité d’attribuer sans publicité ni mise en concurrence des concessions en cas d’urgence et pour une durée limitée, tandis que les articles L. 3132-4 et L. 3132-5 reprennent la jurisprudence relative au sort des biens de retour ! Enfin, quel que soit le contrat de la commande publique concerné, le code rappelle à l’article L. 6 certains pouvoirs reconnus aux autorités contractantes lorsque leurs contrats sont des contrats administratifs : le pouvoir de contrôle, ainsi que les pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale. Ce même article codifie également la théorie de la force majeure en matière de contrats administratifs et précise que « les contrats qui ont pour objet l’exécution d’un service public respectent le principe de continuité du service public ».  

Enfin, il faut d’ores et déjà préciser que l’adoption du code ne signifie pas que nous assisterons, après lui, à une forme de stabilité normative. Preuve en est : la secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’économie et des finances, Delphine Gény-Stephann, a présenté les grands axes de la stratégie du gouvernement en matière de commande publique le 1er octobre 2018. Or, ces grands axes appellent des réformes importantes qui vont, dans le courant de l’année 2019, venir modifier le code de la commande publique ( https://www.economie.gouv.fr/grands-axes-reforme-commande-publique ). Parmi les réformes annoncées, on trouve pêle-mêle : l’abaissement de la durée d’archivage des pièces justificatives des marchés publics ; la possibilité de recourir librement à un avocat lors d’une procédure juridictionnelle sans passer un marché public ; l’amélioration de la trésorerie des PME pour faciliter leur accès à la commande publique (augmentation du taux des avances pour les marchés de l’Etat, diminution du taux de la retenue de garantie, expérimentation de la procédure de gré à gré pour les achats innovants de moins de 100000 euros, recours à l’affacturage inversé) ; obligation d’insérer des clauses de révision des prix dans les marchés de matières premières agricoles et alimentaires ; suppression des ordres de services à zéro euros dans les marchés publics de travaux. Certaines de ces réformes étaient annoncées pour le mois de décembre mais il n’est pas certain qu’elles puissent toutes être intégrées au Code de la commande publique avant son entrée en vigueur… Les commentateurs n’ont donc pas fini de s’intéresser à ce droit qui reste, on le voit bien, extrêmement mouvant !

Contrats de mobilier urbain : des concessions de services ?

La qualification des contrats de mobilier urbain continue de susciter des interrogations qui mériteraient davantage d’attention de la part du législateur. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 25 mai 2018 bouleverse la jurisprudence antérieure et renforce les incertitudes liées à la qualification de tels contrats (CE, 25 mai 2018, n° 416825, Société Philippe Védiaud Publicité  ; AJDA 2018, p. 1725, note M. Haulbert ; JCP A 2018, act. 495 ; JCP A 2018, 2260, note J.-B. Vila ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 165, note G. Eckert). Il y a cependant un élément que le Conseil d’Etat confirme dans cet arrêt : la jurisprudence sur cette question est loin d’être fixée !!! La question de la qualification des contrats de mobilier urbain se pose depuis un certain temps. En 1980, déjà, le Conseil d’Etat rendait un avis dans lequel il qualifiait ces contrats de « marchés publics […] assortis d’une autorisation d’occupation du domaine public » (CE, sect., avis, 14 octobre 1980, n° 327449 ; EDCE 1981, n° 32, p. 196 ; GACE, Dalloz, 3e éd., 2008, 142, comm. L. Richer). A l’époque, il refusait que ces contrats soient qualifiés de délégations de service public en l’absence de redevances perçues sur les usagers. C’est donc en quelque sorte « par défaut » que la qualification de marché public était retenue ! Elle a toutefois été confirmée en 2005, mais avec une argumentation différente (CE, ass., 4 novembre 2005, n° 247298, Société Jean-Claude Decaux ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005. 1083, concl. D. Casas ; DA 2006, comm. 25, note J.-M. Auby). Pour le Conseil d’Etat, les contrats de mobilier urbain devaient être considérés comme des marchés publics car ils répondent à un besoin de la personne publique et prévoient le versement d’un prix négatif : l’autorisation d’exploiter à titre exclusif une partie du mobilier urbain à des fins publicitaire et l’exonération de redevance pour occupation domaniale. A cette époque, les contrats de mobilier urbain devaient donc respecter les procédures de passation prévues pour les marchés publics, c’est-à-dire les règles de passation les plus contraignantes parmi celles applicables aux différents contrats publics. Or, en 2013, le Conseil d’Etat est en partie revenu sur cette solution dans un arrêt plus que discutable (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de ; JCP A 2013, 2180, obs. J.-F. Giacuzzo ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, obs. G. Eckert ; DA 2013, comm. 63, obs. F. Brenet ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta ; RDP 2013, p. 1403, note C. Roux ; RDI 2013, p. 367, note S. Braconnier ; LPA, 2 oct. 2013, p. 6) où il considère qu’un contrat de mobilier urbain qui ne prévoit pas le renoncement de la personne publique au versement de la redevance d’occupation et qui ne fait qu’imposer des obligations réglementaires – et non des obligations contractuelles – est une simple convention d’occupation du domaine public. Ainsi, un tel contrat relevait de la jurisprudence Jean Bouin (CE, sect., 3 décembre 2010, n° 338272-338527, Association Paris Jean Bouin ; rec. p. 472, concl. N. Escault ; AJDA 2010, p. 2343 ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, note G. Eckert ; DA 2011, comm. 17, note F. Brenet et F. Melleray) et échappait aux règles de publicité et de mise en concurrence. Cette solution était toutefois critiquable dans la mesure où le contrat en cause semblait pouvoir être qualifié de concession de service au sens de la réglementation européenne… Or, c’est justement la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Société Védiaud Publicité. En l’espèce, la commune de Saint-Thibault-des-Vignes avait lancé une procédure de passation d’un contrat de mobilier urbain, à l’issue de laquelle la société Philippe Védiaud Publicité avait été désignée comme attributaire. Un concurrent évincé, la société Girod Médias, a toutefois saisi le juge du référé précontractuel pour demander l’annulation de la procédure de passation. Le tribunal administratif de Melun a fait droit à sa demande, qualifiant le contrat en cause de marché public conformément à la jurisprudence Jean-Claude Decaux de 2005 en considérant « qu’il confiait à titre exclusif l’exploitation des mobiliers à des fins publicitaires à son attributaire ». Ce raisonnement est censuré par le Conseil d’Etat qui considère qu’en procédant ainsi le juge des référés du tribunal administratif de Melun n’a pas suffisamment vérifié si un risque était transféré à l’attributaire du contrat. Or, le transfert d’un risque d’exploitation constitue désormais le critère essentiel pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CJCE, 13 octobre 2005, aff. C-458/03, Parking Brixen ; JCP A 2005, 1021, p. 141, note D. Szymczak; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 306, obs. G. Eckert ; CE, 7 novembre 2008, n° 291794, Département de la Vendée; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296 , obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 62/2009, p. 55 , concl. M. Boulais ; CJUE, 10 septembre 2009, aff. C-206/08, Eurawasser ; Contrats-Marchés publ. 2010, repère 1 , note F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; CJUE, 21 mai 2015, aff. C-269/14, Kansaneläkelaitos ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 180, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2015, comm. 264 , obs. A. Bouveresse). Ce critère est désormais expressément repris par les textes, comme le précise le Conseil d’Etat en rappelant la définition des contrats de concession telle qu’elle est posée par l’article 5 de l’ordonnance du 29 janvier 2016 (définition reprise à l’article L. 1121-1 du code de la commande publique). En l’espèce, le juge administratif relève deux éléments qui lui permettent de conclure que le titulaire du contrat allait être soumis à un réel risque d’exploitation. Tout d’abord, il précise que le contrat de mobilier urbain passé « ne comporte aucune stipulation prévoyant le versement d’un prix à son titulaire ». Or, on le sait, le versement d’un prix est l’un des critères d’identification des marchés publics – même si le versement d’un tel prix n’empêche pas systématiquement l’existence d’un risque d’exploitation. Ensuite, et surtout, le Conseil d’Etat précise que le titulaire du contrat « est exposé aux aléas de toute nature qui peuvent affecter le volume et la valeur de la demande d’espaces de mobilier urbain par les annonceurs publicitaires sur le territoire de la commune, sans qu’aucune stipulation du contrat ne prévoie la prise en charge, totale ou partielle, par la commune des pertes qui pourraient en résulter ». Il en déduit donc que l’attributaire du contrat « se voit transférer un risque lié à l’exploitation des ouvrages à installer », ce qui justifie que ce dernier soit qualifié de contrat de concession. La solution retenue par le Conseil d’Etat permet donc de considérer qu’un tel contrat de mobilier urbain doit respecter les procédures de passation prévues pour les contrats de concession, lesquelles sont moins contraignantes que celles applicables aux marchés publics tout en assurant le respect d’un minimum d’obligations de publicité et de mise en concurrence. Elle confirme par ailleurs que la solution rendue en 2013 n’est plus d’actualité dans le cadre de la nouvelle réglementation et que les contrats publics passés dans le secteur concurrentiel n’échappent que rarement à l’application des principes fondamentaux de la commande publique. Pour autant, si  « la dimension concessive de la grande majorité des contrats de mobilier urbain est […] reconnue par le Conseil d’État » (G. Eckert, note sous l’arrêt, préc.), la solution retenue n’est pas totalement satisfaisante. Elle confirme en effet le caractère incertain de la qualification des contrats de mobilier urbain et, partant, des règles de publicité et de mise en concurrence qui doivent être respectées lors de leur passation. L’appréciation du risque d’exploitation mériterait en effet d’être davantage explicitée et certains commentateurs critiquent d’ores et déjà l’analyse retenue par le juge. Il s’agit en effet d’une analyse purement juridique, qui se contente de constater l’absence de stipulations prévoyant la prise en charge des pertes par la commune, sans effectuer une analyse économique du contrat en cause (M. Haulbert, « La qualification des contrats de mobilier urbain ou le mythe de Sisyphe revisité », note sous l’arrêt, préc.). En toutes hypothèses, et même si la notion de concession de service permet de dépasser les limites antérieurement posées par la notion de délégation de service public, la qualification des contrats de mobilier urbain devrait continuer à susciter un nombre important de décisions et de commentaires qui permettront – peut-être – de sécuriser davantage les procédures de passation de ces contrats.

Application des principes européens : le critère reste l’intérêt transfrontalier certain

La Cour de justice (CJUE, 19 avr. 2018, aff. C-65/17, Oftalma Hospital Srl ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 153, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 229, note F. Peraldi-Leneuf) est venue rappeler et préciser le champ d’application des règles fondamentales et des principes généraux posés par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce rappel est particulièrement important car il permet d’éclairer le droit français à ce sujet, notamment s’agissant de la prise en compte des principes fondamentaux de la commande publique. En l’espèce, le juge devait se prononcer sur une question préjudicielle transmise par la Cour de cassation italienne à propos d’un contrat conclu entre la commission des établissements hospitaliers vaudois – qui est un organisme de droit public au sens des directives européennes –, la région Piémont, et la société Oftalma Hospital Srl. L’exécution de ce contrat a fait naître un litige financier devant les juridictions italiennes lesquelles, après avoir identifié le contrat passé comme un marché public de services sanitaires relevant de l’annexe I,B de l’ancienne directive 92/50, se sont interrogées sur le fait de savoir si la passation de ce contrat n’était pas illégale en application du droit de l’Union européenne. C’est en effet la solution retenue par la Cour d’appel de Turin qui a considéré que le marché public de services sanitaires aurait dû être précédé d’une publicité et d’une mise en concurrence. Cette solution interroge la Cour de cassation car la directive de 1992 prévoyait que les marchés relevant de l’annexe I,B – qui sont aujourd’hui des marchés publics passés selon une procédure adaptée en raison de leur objet – n’étaient soumis qu’au respect de certains articles de la directive. Or, parmi ces articles, aucun ne prévoit l’obligation de procéder à publicité et à une mise en concurrence préalables. En réalité, comme le révèle l’arrêt, la Cour d’appel de Turin a retenu cette solution conformément à « la jurisprudence des juridictions administratives italiennes selon laquelle les marchés de prestations de services sanitaires, bien que ne relevant pas directement de la réglementation applicable en matière de marchés publics de services, n’en demeurent pas moins soumis à un appel préalable à la concurrence, même informel, en application des règles générales de droit interne et des principes de droit de l’Union découlant des articles 49, 56 et 106 TFUE » (cons. 26). C’est donc cette jurisprudence des juridictions administratives italiennes qui justifie la question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne. On retrouve ici la particularité du droit italien des contrats publics dont le contentieux est réparti entre les juridictions administratives – chargées de contrôler la passation – et les juridictions judiciaires, lesquelles demeurent les véritables juges du contrat et donc de son exécution. En réalité, la Cour de cassation se demandait si elle était tenue de consacrer une solution identique à celle retenue par les juges administratifs ou non. Or, pour trancher cette question, il lui fallait déterminer si le respect de règles de publicité et de mise en concurrence est imposé par le droit de l’Union ou par le seul droit national. La Cour de justice devait donc préciser si un pouvoir adjudicateur qui attribue un marché public portant sur des services sanitaires ou sociaux peut se contenter de respecter les seuls articles dont l’application est expressément prévue par les directives ou s’il est « également tenu de se conformer aux règles fondamentales et aux principes généraux du traité FUE, en particulier aux principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité ainsi qu’à l’obligation de transparence qui en découle » (cons. 31). En réalité, c’est la question du champ d’application des principes fondamentaux du droit européen des contrats publics qui est posée : est-ce que le TFUE impose leur respect pour tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices ou est-ce qu’ils ne s’appliquent qu’aux seuls contrats soumis aux directives, c’est-à-dire à des réglementations sectorielles. La réponse de la Cour est sans ambigüité et conforme à sa jurisprudence traditionnelle en la matière : les principes qui découlent du TFUE ne s’appliquent pas uniquement au travers des réglementations sectorielles et possèdent un champ d’application beaucoup plus large. En principe, tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices doivent respecter ces principes. Pour autant, ce principe rencontre certaines exceptions dont une exception classique: le droit de l’Union européenne n’impose l’application de ces principes que pour les contrats qui présentent un intérêt transfrontalier certain. Or, comme la Cour le relève, en excluant l’application de la plupart des règles relatives aux marchés publics aux marchés de services sanitaires et sociaux, « le législateur de l’Union a présumé que » ces marchés « ne présentent pas, a priori, eu égard à leur nature spécifique, un intérêt transfrontalier suffisant susceptible de justifier que leur attribution se fasse au terme d’une procédure d’appel d’offres censée permettre à des entreprises d’autres États membres de prendre connaissance de l’avis de marché et de soumissionner » (cons. 35 ; la Cour renvoie également à CJUE, 17 mars 2011, Strong Segurança, C‑95/10). Il ne s’agit toutefois que d’une présomption qui peut être renversée lorsque le marché présente un intérêt transfrontalier certain. Dans une telle hypothèse, un appel d’offres ne s’impose pas mais le principe de transparence « implique de garantir un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution » (cons. 36). La Cour de justice confirme donc que les principes européens, notamment la transparence et la non-dsicrimination, s’appliquent au-delà des règlementations sectorielles et y compris aux exceptions prévues par de telles réglementations dès lors que le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain. Cette solution éclaire le droit français de la commande publique car les principes en cause ne sont rien d’autre que ceux qui ont justifié l’identification de principes fondamentaux de la commande publique par le Conseil constitutionnel à la suite de la jurisprudence Telaustria. Elle permet de justifier la solution retenue dans le nouveau code de la commande publique et qui consiste à appliquer ces principes fondamentaux à l’ensemble des marchés publics et contrats de concession, y compris les « autres marchés publics » relevant du livre V de la deuxième partie du code. Elle rejoint également la solution retenue pour les conventions d’occupation du domaine public qui justifie que les principes fondamentaux de la commande publique s’appliquent à des contrats qui ne relèvent pas à proprement parler de la « commande » publique : ces principes sont avant tout des principes européens qui sont indifférent à la notion française de commande publique. Pourtant, la Cour de justice n’ignore pas les droits nationaux et l’affaire en cause l’illustre parfaitement. Elle ne précise pas si le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain qui imposerait le respect d’obligations de transparence : elle renvoie cette appréciation à la Cour de cassation italienne ce qui signifie que, dans la mise en œuvre des principes, les juges nationaux ont toujours un rôle fondamental à jouer.

Accès des PME aux marchés publics en outre-mer

Le décret du 31 janvier 2018 (D. n° 2018-57 pris pour l’application du troisième alinéa de l’article 73 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique : JORF du 2 février 2018, texte n° 31 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 55, note G. Clamour) est venu préciser le dispositif expérimental mis en place par la loi du 28 février 2017 pour favoriser l’accès des « petites et moyennes entreprises locales » aux marchés publics passés par certaines collectivités d’outre-mer. Ce dispositif doit s’appliquer jusqu’au 31 mars 2023 et favoriser la relance de l’économie locale en permettant aux acheteurs de réserver à ces entreprises une partie de leurs marchés publics (la part des marchés réservés peut atteindre au maximum un tiers des marchés passés à condition que le montant total de ces marchés ne dépasse pas 15% du montant annuel moyen des marchés du secteur économique concerné conclus par l’acheteur). Ce dispositif prévoit également que, dans le cadre des procédures de passation des marchés publics dont la valeur estimée est supérieure à 500 000 euros hors taxes, les soumissionnaires doivent produire dans leurs offres un plan de sous-traitance indiquant « le montant et les modalités de participation des petites et moyennes entreprises locales ». Le décret du 31 janvier est cependant décevant au regard des attentes qui pouvaient être placées dans la loi. Outre le fait qu’il donne une définition des petites et moyennes entreprises locales dans son article 3 – en combinant la définition classique des petites et moyennes entreprises avec une définition du caractère local –, le décret précise surtout quel doit être le contenu du plan de sous-traitance. Or, sur ce point, les exigences sont loin des attentes escomptées : le décret ne fixe pas une part minimale à sous-traiter et il permet aux soumissionnaires de ne pas prévoir cette sous-traitance en le justifiant. Ainsi, « au slogan de l’égalité réelle répondent ainsi des mécanismes peinant à embrasser l’étendue des réalités politiques et économiques locales » (G. Clamour, préc.).

Pour la Cour de justice, la procédure de délivrance d’un agrément n’est pas un marché public…même si elle répond à la définition !

Il n’est pas toujours facile de savoir si l’on se trouve ou non face à un marché public. Au-delà de la question de la distinction entre les marchés publics et les contrats de concession – qui repose sur l’existence ou non d’un risque d’exploitation – la Cour de justice de l’Union européenne a dû se prononcer sur la qualification à retenir pour des agréments délivrés par une agence finlandaise (CJUE, 1er mars 2018, aff. C-9/17, Maria Tirkkonen ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 101, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 191, note S. Cazet). Dans l’absolu, la question de la qualification ne devrait pas se poser : un agrément ne devrait pas pouvoir être qualifié de marché public. Pourtant, les conditions de délivrance de l’agrément posaient de sérieuses difficultés de qualification.

En l’espèce, l’Agence finlandaise pour les affaires rurales a lancé une procédure d’appel d’offres par un avis de marché publié le 16 septembre 2014. Cette procédure a pour objet la conclusion de contrats portant sur des services de conseil, dans le cadre du système de conseil agricole Neuvo 2020, pour la période s’étendant du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2020. Ces contrats s’inscrivent dans le cadre du programme de développement de la zone rurale de la Finlande continentale pour la période 2014-2020, pour lequel l’Agence. Cette procédure prévoit que tous les candidats participant à la procédure d’appel d’offres et démontrant qu’ils sont qualifiés, régulièrement formés et expérimentés en qualité de conseillers dans les domaines dans lesquels ils entendent fournir des conseils seront sélectionnés comme conseillers et pourront prodiguer des conseils aux agriculteurs avec, en contrepartie, le paiement d’une rétribution par l’Agence pour les affaires rurales.

Telle qu’elle est présentée cette procédure semble aboutir à la conclusion de contrats qualifiables de marchés publics. En effet, les marchés publics sont définis par les directives comme « des contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l’exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services » (article 2 de la directive 2014/24). La procédure d’appel d’offres aboutissant à la délivrance des agréments semblait donc répondre à cette définition : la procédure est lancée par un pouvoir adjudicateur, elle doit aboutir à la conclusion de contrats avec des opérateurs économiques. Ces contrats ont pour objet des prestations de services et remplissent la condition d’onérosité dans la mesure où il est prévu que les prestataires conseillers seront rétribués par l’Agence pour les affaires rurales. La Cour de justice retient toutefois une solution différente et refuse de qualifier la procédure de procédure de passation de marchés publics.

Le raisonnement retenu par la Cour repose sur le fait que la procédure d’appel d’offre n’a pas pour objet de procéder à une sélection parmi les offres recevables en classant ces dernières. La procédure doit en effet permettre à l’agence de retenir tous les candidats qui répondent aux exigences posées et de leur délivrer l’agrément nécessaire afin de disposer d’un vivier suffisant de conseillers auprès des agriculteurs. Or, sur ce point, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de préciser « que le choix d’une offre, et donc d’un adjudicataire, constitue un élément intrinsèquement lié à l’encadrement des marchés publics […] et, par conséquent, à la notion de « marché public » ». Elle renvoie sur ce point à son arrêt Falk Pharma de 2016 (CJUE, 2 juin 2016, aff. C-410/14, Falk Pharma : Europe 2016, comm. 285, obs. A. Bouveresse, point 38). En effet, la Cour considère que « l’absence de désignation d’un opérateur économique auquel l’exclusivité d’un marché serait accordée a pour conséquence qu’il n’existe pas de nécessité » d’appliquer les directives relatives aux marchés publics car il n’y a pas de risque que le pouvoir adjudicateur favorise les opérateurs nationaux. Le juge en déduit donc que le système de conseil agricole mis en place ne constitue pas un marché public…au sens des directives ! Et c’est bien là toute la nuance.

En effet, cela a été relevé, les contrats conclus répondent à la définition de la notion de marché public. Ainsi que le relève Marion Ubaud-Bergeron « il y a une différence significative entre un contrat qui ne relève pas des directives parce qu’il n’est pas un marché public, et un marché public qui ne relève pas des directives parce qu’il est conclu dans des circonstances particulières : un marché public exclu ou dispensé des procédures de passation prévues par les directives n’échappe pas à tout le droit des marchés publics ! » (M. Ubaud-Bergeron, « Précisions sur la distinction entre l’agrément et le marché public : la qualification suit la procédure ? », note sous l’arrêt, préc.). En l’espèce les contrats passés sont donc des marchés publics mais qui ne sont pas soumis aux règles spécifiques prévues par les directives en l’absence de risque d’atteintes au principe de non-discrimination selon la nationalité (car la procédure ne vise pas à effectuer un choix). On retrouve ici toute la limite de la réglementation européenne qui peut se trouver écarter lorsqu’il n’existe pas de risques d’atteintes à la concurrence sur le marché de l’Union. Il s’agit de la même logique que celle mise en œuvre lorsque la Cour cherche à déterminer si un marché public présente ou non un intérêt transfrontalier certain pour savoir si les directives lui sont applicables. Et c’est ce qui lui permet ici de conclure au fait que la procédure d’agrément n’est pas assimilable à la procédure de passation d’un marché public au sens des directives.

Une question reste toutefois en suspens : est-ce que le juge français pourra retenir une solution identique et sur quel fondement ? En effet, la Cour de justice justifie sa solution par le fait ques directives européennes n’ont pas vocation à régir des situations dans lesquelles il n’y a pas de risques de discriminations au détriment des opérateurs provenant d’autres Etats membres de l’Union. Certes, mais du point de vue français, le droit de la commande publique ne s’applique pas uniquement lorsque des discriminations sont susceptibles de se produire vis-à-vis des opérateurs économiques étrangers. Ainsi, si « la CJUE se heurte ici aux mêmes interrogations que le droit français » avec « l’épineuse question des contrats exclus » (M. Ubaud-Bergeron, ibidem), ces interrogations ne se posent pas de la même manière et la question reste ouverte sur le fait de savoir si de telles procédures de délivrance d’agréments ne peuvent pas être assimilées à la passation de marchés publics. En tout cas, le droit de l’Union européenne ne s’opposerait pas à une telle solution !

Clauses Molières : le retour ?

Ce n’est pas le Conseil d’Etat mais la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 13 mars 2018, n° 17PA03641 ; concl. J.-F. Baffray, JCP A 2018, 2132 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 107, obs. H. Hoepffner) qui a dû se prononcer à propos de ce que l’on qualifie injustement de « clauses Molière » ( sur cette question, v. notamment : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2282 ). En l’espèce, la Cour devait se prononcer à propos d’une procédure d’appel d’offres lancée le 22 juin 2016 par le syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP). Cette procédure devait permettre au syndicat de sélectionner l’actionnaire opérateur économique de la société d’économie mixte à opération unique créée par le syndicat pour l’exploitation de l’usine d’épuration de Seine-Amont. C’est la société Véolia Eau – Compagnie générale des eaux qui a été sélectionnée pour un montant de 397 253 586 euros HT sur une période de douze ans. Ce choix a été validé par une délibération du syndicat en date du 6 juillet 2017. A la suite de cette procédure, le président du syndicat a signé l’acte d’engagement du marché d’exploitation de l’usine Seine-Amont le 7 septembre 2017. Le préfet de la région de la région d’Ile-de-France a saisi le Tribunal administratif de Paris d’un déféré tendant à l’annulation de ce contrat.  Il s’agissait ici d’un recours au fond en contestation de la validité du contrat, c’est-à-dire d’un recours Tarn-et-Garonne que le préfet a assorti d’un référé-suspension afin que l’exécution du contrat ne se poursuive pas en attendant l’examen de l’affaire au fond. Mécontent de la solution retenue par le tribunal administratif dans son ordonnance, le Préfet et la société Suez – concurrent évincé dont la demande d’intervention avait été rejetée – ont interjeté appel auprès de la CAA de Paris. La question posée à la Cour, outre celle de savoir s’il fallait admettre l’intervention de la société Suez, portait sur le fait de savoir si le contenu du règlement de la consultation justifiait ou non la suspension de l’exécution du marché. Plus précisément, il s’agissait pour la Cour de se prononcer à propos de l’article 8.5 du règlement de la consultation, intitulé : « Langue et rédaction de propositions et d’exécution des prestations », selon lesquelles : « La langue de travail pour les opérations préalables à l’attribution du marché et pour son exécution est le français exclusivement » afin de déterminer si la contrariété potentielle avec les libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne créait un doute sérieux sur la validité du contrat qui était susceptible de justifier une suspension de son exécution dans le cadre de la procédure de référé. Les conclusions du rapporteur public sont, sur ce point, particulièrement éclairantes. Après s’être référé à la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre d’État, ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la Loire ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, repère F. Llorens, et P. Soler-Couteaux), Jean-François Baffray souligne que « la clause du marché litigieux est extrêmement discriminatoire et contraignante, à la fois à l’égard des opérateurs de l’UE non francophones, mais aussi pour les sociétés françaises qui peuvent légalement recourir à des travailleurs non francophones » (préc.). Il considère également que le vice n’est pas régularisable et qu’il n’existe pas de motifs d’intérêt général justifiant la poursuite de l’exécution du contrat. Sur tous ces points, la Cour administrative d’appel va suivre le rapporteur public et prononcer la suspension de l’exécution du contrat. Surtout, si cet arrêt de Cour administrative d’appel est intéressant, c’est parce que cette dernière semble retenir une approche plus stricte des « clauses Molière »  que le Conseil d’Etat. Espérons que, poussé par les juges du fond, ce dernier fera évoluer sa jurisprudence sur ce point afin de la rendre plus conforme aux exigences du droit de l’Union européenne !

Notion de pouvoir adjudicateur : les comités d’entreprise et les CHSCT des pouvoirs adjudicateurs ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs !

Il n’est pas toujours facile de déterminer si certaines entités relèvent ou non de la notion de pouvoir adjudicateur. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans un arrêt concernant les CHSCT (Cass. soc., 28 mars 2018, n° 16-29.106, FS-P+B ; JCP Social 2018, 1169, note L. Dauxerre) et un avis concernant les comités d’entreprise (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002, avis n° 15005, FS-P+B ; Contrats-Marchés publ. 2018, note M. Ubaud-Bergeron). Les questions posées étaient proches dans les deux cas car il ne s’agissait pas de n’importe quels CHSCT ou comités d’entreprises : les structures en question relevaient de pouvoirs adjudicateurs et il fallait donc déterminer si elles pouvaient être elles-mêmes qualifiées de pouvoir adjudicateur au sens de l’article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015, c’est-à-dire en tant qu’organismes de droit public (article 2, 4° de la directive 2014/24/UE). Dans le premier cas – l’arrêt rendu le 28 mars 2018 – il était question du recours à un expert par le CHSCT d’un établissement public de santé, le Centre hospitalier de Chartres. Mécontent de la décision du CHSCT de recourir à un expert, le centre hospitalier avait saisi le président du TGI d’un référé afin qu’il annule cette décision au motif que le CHSCT aurait dû respecter les dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, et notamment les principes fondamentaux de la commande publique. Selon le requérant, le CHSCT d’un établissement public de santé peut être qualifié de pouvoir adjudicateur. Il considère en effet qu’une telle entité fait partie des « personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel et commercial, dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur soumis à la réglementation des marchés publics ». La Cour de cassation ne suit cependant pas le centre hospitalier dans son raisonnement et vient réitérer une solution déjà consacrée avant la réforme du droit de la commande publique (Cass. soc., 14 déc. 2011, n° 10-20.378; JCP Social 2012, 1102, note J.-B. Cottin ; RJS 2012, n° 258). Ainsi elle ne rejette pas l’argument selon lequel le CHSCT d’un acheteur public est bien une personne morale de droit privée dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur qui relève du droit de la commande publique, mais elle justifie le rejet de la qualification d’organisme de droit public au regard de la mission du CHSCT. La Cour de cassation relève en effet que la mission du CHSCT telle qu’elle est définie par le code du travail est « de contribuer à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs de l’établissement et de ceux mis à disposition par une entreprise extérieure ». Or, une telle mission ne constitue pas – selon elle – une mission d’intérêt général, ce qui implique de considérer que le CHSCT n’est pas un organisme créé « pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ». Dès lors, les CHSCT ne sont pas des organismes de droit public qualifiables de pouvoirs adjudicateurs et leurs contrats ne peuvent donc pas être considérés comme des marchés publics. Cette solution peut paraître désuète si l’on considère que les CHSCT ont vocation à disparaître mais l’avis rendu le 4 avril permet d’assurer « sa pérennité » (L. Dauxerre, « L’expertise décidée par le CHSCT d’un centre hospitalier public n’est pas soumise à l’obligation d’appel d’offres », note sous l’arrêt du 28 mars, préc.). En effet, un même raisonnement se retrouve dans l’avis rendu le 4 avril de cette année. Dans cette seconde espèce, la Cour de cassation devait se prononcer sur une demande d’avis transmise par le TGI de Nanterre à propos d’une instance opposant un comité d’établissement – le comité d’établissement des Etablissements FCES de Perpignan, de Salle d’Aude et de Gruissan – à la fondation Partage et Vie. La question posée à la Cour de cassation était ainsi formulée : « Un comité d’entreprise d’une personne morale, soumise à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics en qualité de pouvoir adjudicateur, est-il considéré comme ayant été créé pour satisfaire spécifiquement à des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de ladite ordonnance ? ». Pour y répondre, la Cour va reprendre le même raisonnement que celui retenu pour refuser de qualifier les CHSCT de pouvoirs adjudicateurs. En effet, elle ne s’intéresse pas à la question de savoir si les comités d’entreprise sont des personnes dont « Soit l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; Soit la gestion est soumise à un contrôle par un pouvoir adjudicateur ; Soit l’organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur » (article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015). Elle se contente de rappeler qu’ « aux termes de l’article L. 2323-1, alinéa 1, du code du travail, alors applicable, le comité d’entreprise a pour objet d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production » et que, par conséquent, « eu égard à la mission du comité d’entreprise définie par cette disposition, le comité d’entreprise ne relève pas des personnes morales de droit privé créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, quand bien même il exerce sa mission au sein d’une personne morale visée audit article ». L’argumentation retenue apparaît ainsi comme suffisamment claire : les missions des CHSCT et des comités d’entreprise empêchent purement et simplement de les envisager comme des pouvoirs adjudicateurs, y compris lorsqu’ils exercent leurs missions au sein d’une entité qui est elle-même un pouvoir adjudicateur… « Lapidaire » (M. Ubaud-Bergeon, « Les comités d’entreprises sont-ils des pouvoirs adjudicateurs ? », note sous l’avis du 4 avril 2018, préc.), le raisonnement de la Cour de cassation nous semble surtout lacunaire. Comme le rappelle Marion Ubaud-Bergeron (ibidem), la Cour de justice de l’Union européenne retient une définition large de la notion de « besoins d’intérêt général » (v. notamment : CJCE, 10 nov. 1998, aff. C-360/96, BFI Holding : Rec CJCE 1998, I, p. 6846, pt 29 ; BJCP 1999, p. 155 ; CJCE, 10 mai 2001, aff. C-223/99, Agorà et Excelsior : Rec CJCE 2001, I, p. 3626, pt 26. – CJCE, 27 févr. 2003, aff. C-373/00, Adolf Truley, pt 34 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 94, note G. Eckert ; CJCE, 22 mai 2003, aff. C-18/01, Arkkitehtuuritoimisto Riitta Korhonen Oy et autres, point 32 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 168, note G. Eckert). Il est donc possible de considérer que, si la question lui était posée, la Cour de justice de l’Union européenne ne rejetterait pas si fermement toute possibilité de qualifier ces entités de pouvoirs adjudicateurs. Surtout, au-delà de la question de savoir quel serait l’avis de la Cour de justice sur ce point, les solutions retenues interrogent la notion de « besoins d’intérêt général ». En effet, en refusant de qualifier les entités en cause de pouvoirs adjudicateurs, la Cour de cassation affirme en substance que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ne constituent pas des besoins d’intérêt général, pas plus que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés. Or, en procédant ainsi le juge judicaire met l’accent sur la notion de « besoin » en retenant une interprétation restrictive et erronée de la jurisprudence de la Cour de justice. Dans son avis, elle considère en effet, citant la décision Adolf Truley comme justification (préc.), que « constituent des besoins d’intérêt général des besoins que l’État choisit de satisfaire lui-même ou à l’égard desquels il entend conserver une influence déterminante » (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002 (avis n° 15005, FS-P+B), préc.). Or, la question de l’influence déterminante est réglée par la seconde partie de l’article 10, 2 de l’Ordonnance et consiste à vérifier si l’organisme est « contrôlé » par un pouvoir adjudicateur soit parce que son activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; soit parce que sa gestion est soumise à un contrôle de la part d’un pouvoir adjudicateur ; soit parce que l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de cet organisme est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur. Pour rappel, la Cour de cassation n’envisage ces questions ni dans l’arrêt ni dans l’avis car elle considère que les entités envisagées n’ont pas été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général. En réalité, ce qui importe dans la notion de « besoins d’intérêt général » ce n’est pas la notion de besoins mais celle d’intérêt général. Or, sur ce point, il est plus que surprenant de constater que les solutions retenues par la Cour de cassation amènent à considérer que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ainsi que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés ne constituent pas des activités d’intérêt général. Il s’agit d’une interprétation particulière de la notion d’intérêt général qui pourrait laisser à penser que le juge judiciaire envisage de manière extrêmement restrictive (pour ne pas dire rétrograde) les motifs d’intervention des personnes publiques. Fort heureusement il s’agit à n’en pas douter de solutions d’opportunité visant uniquement à éviter que les structures envisagées échappent aux règles contraignantes de la commande publique !

Impartialité : une appréciation concrète s’impose !

Le Conseil d’Etat est venu rappeler le contenu exact du principe d’impartialité, envisagé comme un principe consubstantiel aux principes fondamentaux de la commande publique (CE, 12 septembre 2018, n° 420454, Syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse ; JCP A 2018, 2316, note F. Linditch ; AJDA 2018, p. 2246, note S. Agresta et S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 241, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, le syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour attribuer un marché public ayant pour objet la collecte des déchets ménagers et assimilés. A l’issue de la procédure, le syndicat a informé la société Otus, titulaire d’un précédent marché ayant le même objet, du rejet de son offre pour le lot n°1 et de l’attribution de ce lot à la société Sepur. La société Otus a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Versailles. Ce dernier a annulé la procédure de passation en estimant que la procédure faisait apparaître des manquements au principe d’impartialité. Pour bien comprendre le raisonnement retenu, il faut préciser certains faits de l’espèce. Le syndicat intercommunal avait en effet fait appel à une société pour l’accompagner dans la rédaction et la passation du marché en cause en lui confiant une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage en avril 2017. Or, le chef de projet qui avait été affecté au projet du syndicat intercommunal a quitté cette société en décembre 2017 pour rejoindre la société Sepur, qui a finalement été retenue comme attributaire du lot n°1. Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a considéré que ces faits faisaient naître un doute sur l’impartialité de la procédure et justifiaient son annulation. Saisi d’un pourvoi contre l’ordonnance rendue, le Conseil d’Etat retient une solution beaucoup plus nuancée qui le conduit à annuler l’ordonnance du juge du référé précontractuel et rejeter la demande d’annulation de la procédure. Pour cela, le juge commence par rappeler toute l’importance accordée au principe d’impartialité en indiquant « qu’au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ». Il rappelle en cela sa jurisprudence récente qui semble faire de ce principe l’un des principes cardinaux du droit de la commande publique (CE, 14 octobre 2015, n° 390968, Région Nord-Pas-de-Calais ; BJCP 2016, p. 34, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 279, note G. Eckert). Pour autant, l’application qu’il en fait ensuite démontre que ce principe n’emporte pas des conséquences trop strictes pour les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices. En effet, l’impartialité doit s’apprécier de manière concrète en fonction des faits de chaque espèce. Ainsi, le Conseil d’Etat sanctionne le raisonnement extrêmement strict retenu par le juge des référés en l’espèce alors même que ce dernier avait également relevé que le chef de projet débauché  « n’avait pas participé à la rédaction du dossier de consultation des entreprises, que sa mission était cantonnée à la collecte des informations préalables à l’élaboration de ce dossier, qu’il avait quitté (la) société à la mi-juin 2017 et n’avait rejoint la société Sepur qu’en décembre 2017 ». En réalité, c’est une appréciation concrète qui s’impose aux juges en matière d’impartialité (dans le même sens, à propos de la concession du service de restauration de la Tour Eiffel : TA Paris, ord., 22 août 2018, n° 183709/4, Sté Excelsis ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 252, note G. Eckert). En l’espèce, le Conseil d’Etat rejette l’argument lié au manque d’impartialité en deux temps. Tout d’abord, il précise que l’impartialité de l’acheteur ne pouvait être remise en cause qu’à condition de prouver que la société à laquelle il avait fait appel avait elle-même manqué d’impartialité dans l’établissement des documents de la consultation, ce que le juge des référés n’a pas fait en l’espèce. Ensuite, et surtout, il précise que l’impartialité de l’acheteur public s’apprécie en tant que telle. Dès lors, le fait que l’employé débauché ait pu faire bénéficier son nouvel employeur d’informations avantageuses n’indique pas un manque d’impartialité de l’acheteur public. En somme, pour le Conseil d’Etat, l’acheteur n’y est pour rien et la situation ne doit donc pas pouvoir lui être reprochée ! Le respect objectif de la concurrence ne s’impose donc pas de manière systématique et les acheteurs restent relativement protégés lorsqu’ils mènent de bonne foi leurs procédures de passation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 236.

   Send article as PDF   
ParJDA

Le domaine public du marché

Vincent CRESSIN,
Juriste, attaché principal d’administration
Laurent QUESSETTE,
Docteur en droit, attaché principal d’administration *

Art. 235.

Le domaine public du marché.

Pour une critique du droit domanial de la concurrence.

« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire.
Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre »

Charles PÉGUY, Notre jeunesse (1910)

            La dolce vita sur les plages du lac de Garde ou des côtes de Sardaigne ne saurait occulter les enjeux économiques et financiers du domaine public. Son attractivité, objet de convoitise, est désormais largement régulée et érigée en modèle de valorisation financière pour les personnes publiques dans un contexte de contrainte budgétaire généralisée et durable. Par une décision en date du 14 juillet 2016 concernant l’Italie – mais également applicable en France comme dans l’ensemble des pays de l’Union européenne -, la Cour de Justice de l’Union européenne impose une procédure de sélection préalable à l’attribution des concessions à objet économique relatives à une exploitation domaniale[1].

            Cette décision de la Cour ne paraît pourtant pas constituer une véritable surprise. En effet, la construction progressive du Marché unique en vue d’assurer l’interpénétration des économies des États membres et la réalisation concrète de la libre circulation des travailleurs, des marchandises, des services et des capitaux s’est déployée en d’innombrables instrumenta juridiques, à l’instar de la directive n°2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur[2] et dont la Cour fait application en l’espèce. Aussi semble-t-il de prime abord plutôt logique et cohérent d’appliquer aux titres d’occupation du domaine public emportant une activité économique, une procédure d’attribution et de traitement équitable des candidats à ladite attribution, à l’instar des obligations de publicité et de mise en concurrence pesant sur les marchés et concessions publics[3]. Un tel encerclement du domaine public par la Weltanschauung du marché n’a certes pas attendu le droit de l’Union et a été progressive et conséquente sur le territoire national. Par petites touches jurisprudentielles[4], liberté du commerce et de l’industrie et droit de la concurrence ont fini par aplanir le domaine (public) où prévalait le gré à gré et une certaine unilatéralité[5]. Il ne manquait plus que la petite poussée décisive de la Cour de Justice pour opérer le basculement irréversible, à tout le moins sur le domaine public ; le domaine privé connaissant paradoxalement un sursis en France, bien que la jurisprudence de la Cour ne distingue pas les deux domaines…

Ce sont ces problématiques que le Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques évoque : la nécessité de “poursuivre un réel objectif de valorisation des propriétés publiques” que les modifications précédentes du droit domanial n’ont pas permis, et l’“impératif de mise en cohérence avec la jurisprudence européenne issue de la décision dite Promoimpressa Srl du 14 juillet 2016 de la Cour de justice de l’Union européenne[6]. Le Rapport précise ainsi que l’article 3 “impose, à la lumière de la décision de la Cour de justice du 14 juillet 2016 dite Promoimpresa Srl, de soumettre la délivrance de certains titres d’occupation du domaine public et privé à une procédure de sélection entre les candidats potentiels ou de simples obligations de publicité préalable, lorsque leur octroi a pour effet de permettre l’exercice d’une activité économique sur le domaine. Il s’agit, par là-même, d’assurer la meilleure valorisation du domaine mais également de permettre un égal traitement entre les opérateurs économiques intéressés”. L’ordonnance vient donc intégrer dans le droit positif un mouvement de fond sous-jacent et consacre l’arraisonnement du domaine public par le droit de la concurrence[7].

Il y a plus de 30 ans, le Professeur Didier Linotte évoquait les trois stades du droit public de la concurrence : de l’indifférence originelle du droit public et du droit de la concurrence au XIXe siècle, à la rencontre des personnes publiques et des personnes privées sur le champ économique des années 1920 à 1960, pour aboutir à ce que l’éminent auteur nommait la “confusion des activités publiques et privées[8]. Le marché, entendu au sens de l’économie de marché et de l’idéologie libérale la sous-tendant de marché, a fini par imposer son paradigme, tant d’un point de vue molaire – et l’influence des institutions internationales du type de l’OCDE ou de l’OMC et a fortiori de l’Union européenne a été déterminante -, que d’un point de vue moléculaire, entendu comme la rencontre de l’offre et de la demande. Et “le plus souvent c’est la notion moléculaire de marché que le droit prend en compte lorsqu’il s’agit de saisir une relation de sujet de droit à sujet de droit[9]. Au train où vont les choses, et à l’heure de l’accélération des transformations de l’action publique, nous serions tentés d’y déceler un quatrième stade du droit public de la concurrence. Probablement le stade ultime, celui de la disparition des spécificités du droit public en général et du droit administratif en particulier, au profit d’une ratio exclusivement privée. D’une matrice en passe de devenir totale, voire totalitaire, et se heurtant encore à de rares restrictions (im)posées par la puissance publique[10].

C’est ainsi que la logique de concurrence présidant à la délivrance des actes juridiques à objet économique sur le domaine public a rencontré celle de la valorisation de ses biens[11] : une logique de valorisation essentiellement financière conduisant à un droit de la propriété publique[12], certes toujours orné de protections particulières, mais irrémédiablement tourné dans une quête d’efficience économique[13] et que consacre le Code général de la propriété des personnes publiques de 2006[14]. Pour concilier le régime protecteur du domaine avec une telle logique, le droit domanial aboutit à une sophistication juridique de plus en plus poussée[15], permettant non seulement la dissociation du propriétaire de l’affectataire[16] ou la superposition du domaine public et de la propriété privées par la technique de la division en volume[17],  mais encore l’émergence de montages contractuels assortis de droits réels pour obtenir de précieuses sûretés pour les créanciers des occupants, limitant ainsi les rigueurs protectrices du domaine : baux emphytéotiques, baux à construction, autorisations d’occupation temporaires – AOT[18]. La possibilité de constituer des fonds de commerce sur le domaine public renforcera “le passage à une vision « propriétariste » du droit des biens publics[19]. Dans un tel contexte sonnant et trébuchant, la cession n’apparaît pratiquement plus intéressante pour le propriétaire public en quête de profitabilité[20]. D’autant que le principe de la redevance pour occupation a été étendu aux collectivités territoriales par le Code général de la propriété des personnes publiques[21]. Sans préjudice de (rares) exceptions, le principe de non gratuité du domaine public s’impose[22]. En conséquence, l’extension du domaine du marché s’accompagne inéluctablement de la juridicisation des relations humaines et d’une bureaucratie de marché[23], corollaire de la tension propre au capital de la liberté des échanges et de la sécurité des transactions, de l’innovation financière et de la novation juridique. En effet, “un marché est, à l’évidence, un ensemble de règles du jeu. Or qui, en dehors de la puissance publique, peut créer, imposer et administrer ces règles ?[24]. D’où – par un paradoxe apparent – la machinerie administrative mobilisant force fonctionnaires et formalités bureaucratiques pour assurer des mécanismes de publicité et des processus de mise en concurrence visant à promouvoir la sélection de la meilleure offre. Toute production de liberté marchande requiert des règles[25].

Aussi pour faciliter les activités privatives d’occupation domaniale afin de proposer des services (payants) au public, la logique de la gestion l’a-t-elle emporté de manière progressive et irrémédiable au détriment de la logique de la protection du domaine[26]. Le pouvoir de police originel s’est effacé devant le pouvoir de gestion domanial[27]. Le marché est devenu le maître. C’est de cette production d’un droit domanial toujours plus ouvert aux exigences du marché dont il va être question. D’un droit domanial basculant vers l’appropriation privative.

Si les marchands ont fini par conquérir le Temple (I), ce sont ses propres gardiens qui en ont ouvert les portes (II).

L’ordonnancement marchand du domaine public

L’assomption du droit de la concurrence marque non seulement la construction européenne mais encore le droit administratif qui a dû intégrer la légalité de prescriptions de droit commun pour des actes et activités susceptibles de limiter des initiatives privées[28]. Pour résumer ce phénomène désormais classique par une métonymie, les lois de l’offre et de la demande se sont ainsi progressivement imposées aux personnes publiques : en demande tout d’abord, en qualité d’acheteur, par les règles de la commande publique, puis de plus en plus en offre, par la soumission de la gestion des titres d’occupation domaniale à objet économique aux procédures du marché[29].

Une telle matrice ordolibérale[30] a ainsi irrigué le domaine public (A) et la volonté de faire du domaine public un levier de valorisation et de financiarisation patrimoniales a renforcé le basculement de sa gestion dans un mouvement de banalisation (B).

 

A) Le domaine public du marché 

L’extension du domaine du marché vient de loin. La liberté du commerce et de l’industrie a été inauguralement consacrée par le décret dit d’Allarde[31] et, par suite, élevée en principe général du droit par le Conseil d’État[32]. C’est dire si les libertés économiques ont fait très tôt irruption dans notre corpus juridique. C’est une conception négative, bien qu’elle ne soit pas la seule, qui a néanmoins longtemps prévalu et conduit à limiter l’interventionnisme public susceptible d’entraver de telles libertés. Il s’agissait avant tout d’éviter des limitatives excessives et disproportionnées dans la réglementation d’une profession et qui ne seraient pas justifiées par des motifs légitimes tirés de la protection de l’ordre public, de la salubrité ou encore de la protection du domaine public. De la même manière, l’action des pouvoirs publics demeurait notamment subordonnée à la carence ou la défaillance de l’initiative privée[33]. En d’autres termes, l’initiative privée reste la règle, l’initiative publique l’exception[34].

Un tel mouvement de fond a alimenté et s’est renforcé sous l’effet de l’unification européenne, dont le moteur est une intégration économique de plus en plus poussée entre les États membres : le paradigme de la mise en concurrence s’est transformé en une véritable loi d’airain de la nouvelle doxa économique[35]. Cette nouvelle donne économique a contaminé peu à peu toutes les activités et échanges entre les acteurs qu’ils soient économiques ou pas d’ailleurs. La dilatation du marché qui en résulte, et l’érosion corrélative du secteur non-marchand dans lequel s’inséraient naturellement les occupations domaniales, a été rendue possible par une interprétation particulièrement extensive de la notion d’échanges économiques qui attrait dans son champ d’application toute activité de production de biens, de fournitures et de services[36] et ce, indépendamment de la nature publique ou privée du domaine sur lequel elle s’exerce. Pour ce faire, la construction d’un Marché unique a requis la levée des obstacles nationaux au droit d’établissement et aux flux commerciaux et financiers par une régulation juridique efficace, en particulier sous l’égide de la Cour de Justice de l’Union européenne[37] qui “a accéléré l’intégration commerciale entre les États membres en favorisant le rapprochement de leurs arsenaux juridiques[38].

La délivrance des titres d’occupation domaniale ne pouvait rester indemne à une telle attraction par le droit de la concurrence. La prise en compte de ce nouveau paradigme a été progressive, ne s’est pas faite sans heurt et revirement jurisprudentiel. Si le juge administratif censure le pouvoir de l’autorité domaniale restreignant de manière générale et absolue les activités économiques sur le domaine public[39], il reconnaît à l’autorité domaniale le pouvoir de fixer les conditions relatives à l’occupation privative tant en vertu de l’intérêt et de l’affectation du domaine que de l’intérêt général. Le pouvoir de gestion du domaine public ne semble plus désormais représenter une digue face à des considérations de prime abord étrangères à l’intérêt du propriétaire public[40]. Certes, l’État, les établissements publics et les collectivités territoriales recouraient à des procédures de publicité et de mise en concurrence afin, le cas échéant, susciter des propositions alternatives et effectuer un choix au lieu de recourir à une décision unilatérale. Mais la décision Million et Marais va circonscrire un tel pouvoir discrétionnaire en contrôlant davantage le gestionnaire domanial,  sanctionnant le caractère abusif d’une position dominante résultant d’une occupation domaniale[41]. Lorsque les dépendances domaniales sont le siège d’activités économiques, l’autorité gestionnaire doit tenir compte de la liberté du commerce et de l’industrie et de l’ordonnance du 1er décembre 1986[42]. Une telle transformation du principe de légalité administrative, présentée comme un enrichissement[43] (sic), sera inexorable et va venir tout à la fois rencontrer et conforter l’application de la célèbre jurisprudence de la Cour de justice Telaustria[44] imposant le respect des règles fondamentales du Traité et en particulier le principe de non-discrimination en raison de la nationalité pour la conclusion de contrats non soumis à une obligation de publicité et de mise en concurrence. Cerné par l’Autorité en charge de la concurrence[45], la jurisprudence administrative[46] et la majorité de la doctrine[47], le domaine public finira par rejoindre le socle de cette nouvelle ratio, ou plutôt d’une épistémè telle que l’entendait Michel Foucault en tant que “champ épistémologique (…) où les connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité[48], imposant ainsi une certaine naturalisation à un nouveau comportement[49] : la soumission du domaine public au marché et à une procédure de sélection préalable censée assurer l’effectivité de la concurrence[50]. La position Jean Bouin précisant “qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public” semblait donc condamnée[51].  L’arrêt de la CJUE tempère cette relative immunité[52] et rappelle les conditions et limites dans lesquelles le droit de la concurrence peut finalement prévaloir sur la conclusion des titres domaniaux. En France, sur le seul domaine public pour l’instant.

Paradoxalement, c’est le domaine privé – épargné par l’ordonnance du 19 avril 2017 du fait que la loi d’habilitation n’invitait pas l’exécutif à prendre par ordonnance des mesures concernant cette part de propriété publique pourtant importante – qui tend à devenir le champ d’élection de l’unilatéralité et du gré à gré !  En dépit de l’importance d’enjeux commerciaux souvent considérables, la conclusion de baux commerciaux et leur renouvellement automatique, ou la cession de biens du domaine privé, continueront de relever (pour l’instant[53]) du bon vouloir du propriétaire public et d’une certaine discrétion[54]. Le législateur a donc souhaité favoriser la transparence dans la délivrance des titres d’occupation sur le domaine public tout en laissant de larges pans de l’activité des propriétaires publics sur leur domaine privé dans l’unilatéralité de la décision gestionnaire. Comme si le domaine privé, de par sa nature, permettait d’assurer ab initio un comportement de recherche de la meilleure valorisation possible. Sans pour autant permettre l’assurance et la garantie de la procédure de dévolution de titre privatif la plus… transparente possible. Par une étrange inversion contemporaine, le domaine privé, qui est celui de la satisfaction de ses propres besoins, demeure dans le clair-obscur du bon vouloir de son propriétaire. Censé être le support de ressources financières, il échappe aux mécanismes du marché, tandis que le domaine public présuppose désormais la recherche de son utilisation la plus rentable par des mesures de publicité et de sélection. L’usage marchand du domaine public en assure dorénavant sa compatibilité avec son affectation économique… On nous (é)change notre domaine !

Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt relève que, dès l’Antiquité, le domaine public – entendu dans le sens de la relation à l’autre[55] – est celui non seulement qui nous est commun mais encore celui de l’individualité, de la rivalité entre les rares citoyens et de la distinction[56], d’une aristocratie dans la distribution des charges et des fonctions politiques ; tandis que dans le domaine privé, tourné vers la reproduction et la survie, l’être humain est privé de la relation à l’autre[57].  Pour reprendre à grands frais cet ordre d’idées, la multiplication des occupations privatives renoue avec l’idée de rivalité mais cette fois, non plus pour occuper une fonction sociale ou conquérir une fonction comme dans l’Antiquité arendtienne, mais pour privatiser le domaine public qui insensiblement se dépublicise

Sur le domaine public, la compétition politique a laissé la place à la concurrence marchande.

B) Valorisation domaniale et patrimonialisation des titres d’occupation

Ce sont avant tout des nécessités financières qui ont poussé les collectivités à valoriser indirectement leur domaine aux fins de sa rénovation et de perception d’une redevance, avec l’espoir en fin de convention d’un retour gratuit des biens dans l’escarcelle du propriétaire public. Nécessité (pécuniaire) faisant loi, le domaine public tend inéluctablement à devenir le siège d’activités économiques ou commerciales[58], les personnes publiques affichant leur volonté clairement assumée de tirer profit de son utilisation. Cet impératif de valorisation trouve l’une de ses formulations les plus adéquates dans l’exigence de proportionnalité de la redevance versée au gestionnaire du domaine. Cette dernière doit désormais tenir compte “des avantages de toute nature que procure l’occupation[59]. Parallèlement, la gratuité voit son champ d’application sinon resserré, du moins encadré. Les conditions de détermination de la redevance font l’objet en outre d’un contrôle assez poussé du juge administratif qui opère un contrôle normal sur les déterminants de la redevance et un contrôle dit restreint sur le montant de celle-ci limité à l’erreur manifeste d’appréciation[60], mais dont la pratique apparaît en réalité relativement voisine d’un contrôle de type bilan coûts/avantages[61]. Cette commercialisation du domaine public trouve un épanouissement dans l’actuelle vogue des appels à projet aboutissant à des cessions ou occupations domaniales et, au final, à une fabrication de la ville par des acteurs privés[62].

Cette acculturation du droit de la domanialité publique à un nouveau contexte économique a aussi, et incidemment, plaidé en faveur d’une sécurisation accrue des titres domaniaux de manière à faciliter le financement et, partant les investissements, de leurs bénéficiaires. Ces exigences ont amorcé un mouvement ascendant de “patrimonialisation” des titres domaniaux. En effet, les occupations domaniales sont par nature précaires et révocables dans la mesure où elles préemptent le domaine public, lequel appartient à tous en vertu d’une affectation à l’usage direct du public ou à un service public. Leur révocabilité résulte avant tout des garanties constitutionnelles qui entourent la protection du domaine public[63] en raison de son affectation, lequel ne saurait être durablement grevé sans condition. Cette précarité qui obère fortement la situation du preneur s’est traduit, traditionnellement, par l’absence de réelles prérogatives attachées aux titres domaniaux et, en particulier, par leur incessibilité. L’impossibilité de procéder à une telle cession[64] tirée du caractère personnel de l’occupation délivrée, selon l’adage canonique intuitu personae, voulait avant tout signifier qu’elle était regardée comme un attribut extrapatrimonial insusceptible de tomber dans le commerce. Par ailleurs, et si l’on excepte certains contrats, cette tendance était confortée par la relative absence de droits réels reconnus au preneur, dépourvu des qualités constitutives du propriétaire et dont la lente promotion illustre tout l’attachement, pour ne pas dire l’enracinement séculaire dans une conception non marchande des actes administratifs. Ces restrictions conduisaient en outre à concentrer les risques sur les preneurs, lors même que les personnes publiques attendaient des investissements significatifs de leur part. Ce qui s’est avéré être un obstacle aux ambitions dorénavant décomplexées des personnes publiques de valoriser leur domaine et qui réclamait une économie juridique renouvelée et revalorisée de leur régime.

Transposant les principes applicables aux contrats de la commande publique[65], les réticences ont définitivement cédé devant l’intérêt économique lié à la cession d’un tel titre désormais pleinement consacrée[66]. En posant le principe selon lequel “il ne peut y avoir transfert d’une autorisation ou d’une convention domaniale (…) à un nouveau bénéficiaire que si le gestionnaire de ce domaine a donné son accord écrit”, la Haute juridiction administrative transfigure le régime de l’occupation domaniale. Elle parachève une évolution en brisant des réticences qui reposaient sur des fondements théoriques contestables et d’ailleurs contestés[67]. La reconnaissance d’un droit de type patrimonial sur le domaine n’implique donc en rien une remise en cause quelconque de son affectation que sanctuarise justement une telle dualité de régime. Elle en encadre la réalisation en conditionnant la cession à son acceptation par le gestionnaire de la dépendance en question de manière à en protéger l’affectation. En permettant au surplus aux autorisations de circuler, cette décision contribuera indéniablement à alimenter un marché des obligations source d’enrichissement pour les personnes publiques. En effet, la plus-value qu’est susceptible d’en retirer le cédant pourrait valablement, à notre sens, être intégrée au calcul de la redevance qui, rappelons-le, doit tenir compte des avantages de toute nature que lui procure l’occupation. Incontestablement, la cessibilité des titres d’occupation s’avèrera susceptible de façonner un environnement propice au développement de relations commerciales[68] dont les retombées économiques ne manqueront pas de rejaillir sur le domaine public. Inexorablement, un nouveau modèle économique des occupations domaniales se dessine dont les personnes publiques pourront indéniablement tirer avantage.

La cession est désormais bien ancrée dans notre réalité juridique même si elle ne s’inscrit pas encore assez dans les répertoires de l’action publique. En la matière, la possibilité de constituer et de céder un fonds de commerce sur le domaine public instituée par la loi dite Pinel[69] devrait donner un relief nouveau au transfert des titres domaniaux[70]. La cession des titres d’occupation devrait ainsi connaître un essor nouveau. La “patrimonialisation” des titres domaniaux promet certainement des lendemains qui chantent[71] sauf à ce que, et paradoxalement, ce soit le droit de la concurrence qui viennent en limiter l’expansion quand on sait la position divergente développée par la Cour de Justice qui assimile assez largement l’effet translatif de la cession des contrats de la commande publique à de nouveaux contrats conclus dès lors illégalement. C’est sur ce point, entre autres, que l’on peut mesurer les injonctions paradoxales du droit de la concurrence qui appelle une patrimonialisation accrue des droits domaniaux et, conséquemment, la faculté de pouvoir les céder à un tiers, lequel s’il devait être choisi après une mise en concurrence, reviendrait à en anéantir le principe même. On comprendrait effectivement difficilement qu’une telle position ne trouve pas à s’appliquer aux titres d’occupation domaniale conclus après une mise en concurrence.

Mais le marché n’en est pas à de telles contradictions compte tenu du gisement domanial à exploiter.

Le droit domanial de la concurrence

L’application de l’ordonnance du 19 avril 2017 témoigne de la nouvelle matrice marchande à l’œuvre dans le droit domanial et renforce le basculement de sa gestion dans un mouvement de banalisation patrimoniale (A) et ce, au nom d’un principe largement ininterrogé en raison de sa présentation comme une évidence : la transparence (B).

A) Le droit de la concurrence des occupations domaniales

C’est pour l’essentiel la directive 2006/123 relative aux services dans le marché intérieur qui fixe l’environnement normatif entourant la conclusion des occupations domaniales. Cette dernière encadre notamment les régimes d’autorisation instaurés par les États membres pour l’accès à une activité de service, entendue comme toute activité économique non salariée, ou à son exercice. Plus précisément, ces régimes consistent dans l’institution d’une procédure obligeant un prestataire ressortissant d’un État membre de l’Union européenne à effectuer une démarche auprès d’une autorité compétente en vue d’obtenir un acte formel autorisant l’exercice d’une activité économique. L’on songe ainsi sans peine aux titres dévolutifs portant occupation du domaine public visés par les articles R. 2122-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques, résultant d’une décision unilatérale ou d’une convention. Or, lorsque le nombre d’autorisations disponibles pour une activité donnée est limité en raison de la rareté des ressources naturelles ou des capacités techniques utilisables[72], les États membres doivent appliquer une procédure de sélection entre les candidats potentiels qui prévoit toutes les garanties d’impartialité et de transparence, notamment la publicité adéquate de l’ouverture de la procédure, de son déroulement et de sa clôture[73].

La soumission des propriétaires publics à de tels impératifs revient à transformer les agents publics en charge de l’administration du domaine public à intégrer les mécanismes du marché entendus au sens de la transparence des procédures de publicité et de mise en concurrence, d’attribution impartiale et d’égalité de traitement des candidats à l’occupation. Une telle intériorisation ne s’effectue pas sans heurts tant l’intérêt général s’est longtemps défini par rapport au non-marchand. Une telle intériorisation aboutit à une disciplinarisation des fonctionnaires quant à l’application de ces procédures de sélection. Le fonctionnaire se voit transformé en une sorte d’Autorité de la concurrence à son insu. Cette individuation professionnelle débouche sur un contrôle du respect des lois du marché quant à l’attribution des titres domaniaux à objet économique. Mais, ici encore, Kafka rejoint Foucault car, si l’extension du domaine marchand requiert une normation sans cesse accrue pour la favoriser et une bureaucratisation pour la contrôler[74], une certaine instabilité du régime juridique de la mise en concurrence domaniale provoque un mouvement qui repousse sans cesse les limites de l’imagination juridique pour opérer la sélection des candidatures.

En effet, l’ordonnance ajoute au Code général de la propriété des personnes publiques l’article L. 2122-1-1 disposant que “Sauf dispositions législatives contraires, lorsque le titre mentionné à l’article L. 2122-1 permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester”. En somme, la procédure de principe laisse une marge d’appréciation à l’autorité gestionnaire dans le choix du support de publicité utilisé, faute de précisions. Le champ d’application de cette procédure est potentiellement vaste compte tenu de l’attractivité de la notion d’exploitation économique qui, telle un trou noir, aspire des activités sociales à faible coloration économique. Le second alinéa ajoute au flou puisque “Lorsque l’occupation ou l’utilisation autorisée est de courte durée ou que le nombre d’autorisations disponibles pour l’exercice de l’activité économique projetée n’est pas limité, l’autorité compétente n’est tenue que de procéder à une publicité préalable à la délivrance du titre, de nature à permettre la manifestation d’un intérêt pertinent et à informer les candidats potentiels sur les conditions générales d’attribution”. La rédaction malaisée de l’ordonnance (mais combien dure une courte durée[75] ?), et dans l’attente des précieuses précisions jurisprudentielles, tout en laissant place aux capacités créatives du gestionnaire pour une meilleure valorisation domaniale, place les services des autorités domaniales dans une situation inconfortable, les obligeant à relancer une véritable mise en concurrence en cas de manifestation d’un intérêt pertinent pour une occupation sans réelle enjeu financier ou à devoir évaluer des projets pas comparables… Une troisième procédure est enfin prévue à l’article L. 2122-1-4 dudit Code “Lorsque la délivrance du titre mentionné à l’article L. 2122-1 intervient à la suite d’une manifestation d’intérêt spontanée, l’autorité compétente doit s’assurer au préalable par une publicité suffisante, de l’absence de toute autre manifestation d’intérêt concurrente”. Le gestionnaire domanial est ainsi dans l’obligation de procéder à un avis d’appel à manifestation d’intérêt concurrent avec la fragilité de recevoir une manifestation d’intérêt alternative difficilement comparable pour les départager. Progrès du droit ou byzantinisme pathogène ?

De telles incertitudes se retrouvent également dans les exceptions plutôt générales à la sélection préalable[76] qui ne viennent pourtant pas atténuer ou contredire l’impératif de valorisation patrimoniale puisque les exceptions sont d’interprétation stricte et que face à un tel flou juridique[77], les services gestionnaires opteront pour la procédure la plus émulative. Dans Le Procès, Kafka évoque l’épuisement du condamné à chercher les règles de droit qu’il aurait enfreintes. Avec la schizophrénie du capital[78] qui repousse sans cesse les limites du droit pour se développer, il s’agit de chercher sans arrêt l’application de la règle de droit qui pourrait assurer la plus grande concurrence possible et souhaitable. L’extension du domaine du marché fait donc le procès du droit administratif. Mais d’un procès non au sens d’accusation mais au sens de son développement en vue de favoriser l’extension de la raison marchande[79]

            Avant certainement à terme une promoimpresation du domaine privé[80].

B. Les bornes de la transparence

Le Conseil d’État, dans son étude annuelle de 2015 intitulée L’action économique des personnes publiques, synthétisait parfaitement ce nouvel état du droit : “un droit exogène ne s’est pas insinué dans notre tradition juridique, car le droit de l’Union est bien le nôtre, nous prenons part à son élaboration et à son application, et il sert la promotion de nos intérêts[81]. Aussi l’imprégnation par capillarité de la logique du marché dans la délivrance des titres d’occupation à objet économique est œuvre nationale dans la participation à la construction progressive d’un marché unique de plus en plus intégré. Un des moteurs de cette consolidation est la transparence, qui opère telle une idéologie au sens où l’entendait Louis Althusser, “le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence[82]. Idéologie qui permet la reproduction des rapports sociaux sous le sceau du marché. Idéologie qui masque l’aliénation induite par cette quête de la transparence. Idéologie enfin qui donne un sens – ô combien illusoire – à ce rapport imaginaire. Ce rapport imaginaire toutefois, pour qu’il puisse fonctionner, doit être pourvu “d’une existence matérielle[83]. D’où pour soutenir et alimenter un tel rapport, des actes matériels tournés vers la technicité juridique, une sophistication à hauteur de la croyance en la transparence. Raffinement des procédures internes dans une autopoïétique sans fin. Scrutation de la vérité jurisprudentielle pour alimenter ce cercle de vertu. Déférence à l’égard du formalisme du rapport d’analyse. C’est qu’avec l’idéologie, “le sujet agit en tant qu’il est agi par le système[84]… De quoi cette idéologie[85] est-elle le nom ?

Le nouveau droit du domaine public repose sur le postulat selon lequel la concurrence libre et non faussée est vertueuse, et ses défenseurs d’en dresser notamment la liste des bienfaits : meilleure incitation à l’innovation, augmentation de la productivité au travers de la mise en œuvre d’une organisation scientifique du travail, bonne allocation des ressources, réduction des gaspillages, etc. C’est au XIXe siècle, d’ailleurs en plein essor de la pensée positiviste, que la science économique obtiendra ses lettres de noblesse et bénéficiera d’une caution épistémologique qui lui permettra de rivaliser avec le matérialisme historique à prétention scientifique qu’incarnera la marxisme, grâce notamment aux travaux des économistes Léon Walras (1834-1910) et Vilfredo Pareto (1848-1923). Ces derniers ont en effet tenté de démontrer que la loi naturelle de l’offre et de la demande conduisait tout à la fois à un équilibre général sur les marchés et à une situation d’optimum. Depuis, le paradigme de la concurrence pure et parfaite qui en constituait le soubassement a été révisé dans ses fondements épistémiques et la théorie des marchés contestables qui lui a succédé inspirera directement le droit européen de la concurrence. Un marché concurrentiel est désormais un marché contestable, lequel suppose la libre entrée et sortie pour un opérateur sur un marché donné. Cette théorie gouvernera la libéralisation des marchés de la poste et des communications et, plus récemment des transports. Elle fonctionne en opérant un découplage entre l’infrastructure, dont les coûts exorbitants à l’entrée justifient qu’elle reste propriété publique, et la gestion du réseau qui peut dès lors faire l’objet d’une appropriation privative.

Mutatis mutandis, c’est à cette logique que s’abreuve le nouveau droit domanial de la concurrence qui entend dorénavant ouvrir à la concurrence les infrastructures publiques. Sauf qu’en pratique, peu d’opérateurs disposeront de la capacité financière pour assumer notamment une telle gestion publique En effet, la concurrence, loin de favoriser des marchés contestables, aboutit souvent à des situations oligopolistiques de groupes puissants contrôlant des secteurs d’activité économique[86]. Sans une étude publique d’envergure nationale ou européenne pour en justifier justement les bienfaits… L’idéologie de la transparence fonde le droit de la commande publique et désormais irrigue le droit de l’occupation du domaine public. Originellement, l’obligation de transparence a été (im)posée par la Cour de Justice de l’Union européenne afin que les États membre s’assurent du respect du principe de non-discrimination en raison de la nationalité des entreprises[87]. Pour la Cour, “cette obligation de transparence qui incombe au pouvoir adjudicateur consiste à garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture du marché des services à la concurrence ainsi que le contrôle de l’impartialité des procédures d’adjudication[88]. La transparence a ainsi été conçue pour assurer le principe d’égalité entre les opérateurs de l’Union en proscrivant les discriminations entre entreprises nationales et ressortissantes de l’Union[89], telles que les restrictions d’établissement (art. 49 TFUE). Dans sa communication interprétative du 23 juin 2006, la Commission européenne précise ainsi que l’obligation de transparence impose l’accès aux informations pertinentes du marché pour qu’une entreprise située sur un territoire d’un autre État membre puisse soumissionner[90]. La transparence, parée de la vertu de la lutte contre les discriminations, a pour moyen la concurrence.

Pour autant, l’objectif est-il réellement atteint ? Les procédures déployées, par leur degré de sophistication et leur contrôle juridictionnel, assortie d’incriminations pénales en cas d’infractions, atteignent-elles la finalité assignée ? la récurrence des affaires en matière de commande publique, liées à des ententes entre soumissionnaires ou de corruption des décideurs permet d’en douter[91]. Sauf à considérer que, au contraire, de telles règles permettent désormais de mieux prévenir et prohiber de tels agissements. Mais force est néanmoins de constater, de manière pragmatique, que le marché et la transparence, cette dernière assurée par des mécanismes de commande publique, sont à la fois opposés et complémentaires, le premier ayant besoin de la seconde pour lui octroyer brevet de respectabilité et de vérité. L’économie de marché est consubstantiellement liée au secret[92], à l’entente et à des concentrations pour fuir les mécanismes de la libre concurrence. Le marché est aux mains des marchands et ce mouvement vers l’appropriation est permanent, tempéré toutefois par les actions publiques visant à le réguler et en assurer sa fluidité pour qu’il puisse fonctionner. De cette manière de voir, les règles mises en œuvre par les autorités et acheteurs publics permettent d’assurer dans une certaine mesure les conditions théoriques d’un marché libre et non faussé. L’administration est à l’origine du fonctionnement libéral de l’économie. La contrainte procédurale comme condition de la liberté. Le marché et la transparence sont dès lors dans un rapport inversé et articulé, à l’image de la bouteille de Klein. Si “l’apparent est (…) tout à la fois ce qui se montre clairement aux yeux, ou à l’esprit, et ce qui ne correspond pas à la réalité[93], l’idéologie de la (trans)apparence permet de résoudre une telle contradiction.

L’idéologie de la transparence imprègne dorénavant le droit des occupations domaniales[94] dont la détermination de la vocation économique est décisive et laisse entendre qu’une activité marchande marginale puisse procurer un quelconque avantage[95]. Ce que l’on peut appeler la télaustrialisation des occupations domaniales devra probablement s’apprécier à l’aune d’autres critères, ainsi de la rareté ou de l’intérêt transfrontalier. Ce dernier syntagme ne saurait simplement signifier la localisation d’un marché à la proximité de la frontière d’un autre État membre. Il n’est pas réductible à un simple critère géographique mais attrait toute activité susceptible d’attirer des opérateurs potentiels situés dans un autre État membre, un tel intérêt est présumé si le montant dépasse les seuils communautaires.

La transparence a fini par enserrer les règles d’attribution des titres d’occupation domaniale dans la commande publique[96].

 Que reste-t-il du domaine public ? Un repli prévisible sur un noyau dur afin de favoriser l’extension du domaine du marché et des libertés économiques[97] ? Le lieu de la sécurité[98] ? Le (non) lieu de la marchandisation de la ville[99] ? Lieu ouvert au public, le domaine est aussi le lieu de l’occupation privative sous réserve du versement en principe d’une redevance[100] et de sa compatibilité avec son affectation. Désormais cependant, le terme affectation doit être compris dans son acception métajuridique et commune : en le valorisant, le management domanial l’a définitivement affecté.

* Les propos tenus dans cet article relèvent de la responsabilité de leurs auteurs et ne sauraient engager l’institution à laquelle ils appartiennent.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 235.

[1] CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro, Regione Lombardia, aff. C-458/14 et Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo, Provincia di Olbia Tempio, en présence de Alessandro Piredda e.a., aff. C-67/15 ; note R. Noguellou, AJDA, 2016, p. 2176 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, CMP, 2016, comm. 291 et repère 11 ; P. Proot, CP-ACCP, 2016, p. 70 ; O. Didriche, AJCT, 2017, p. 109 ; F. Lombard, RTD Com., 2017, p. 51 ; P. Terneyre, BJCP, 2017, n°110, p. 40.

[2] Directive n°2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, JOUE, L 376, 27 décembre 2006, pp. 36-68 ; Europe, dossier, juin 2007, pp. 6-34.

[3] De telles obligations s’imposant pour des contrats de la commande publique emportant occupation domaniale. Sur ces délicates distinctions, Rémi Rouquette, “La passation des conventions domaniales”, DA, n°3, mars 2003, chron. 100000 ; Aurélien Burel, “Contrats d’occupation du domaine public et contrats de la commande publique, quelle articulation ?”, AJCT, décembre 2016, p. 605 et s.

[4] Sur ce mouvement de fond, Sophie Comellas, Les titres d’occupation du domaine public à des fins commerciales, Réflexion sur la mise en place de formalités préalables à la délivrance, préface de Françoise Fraysse, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2014.

[5] CE, Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean-Bouin, Rec., p. 472 avec les concl. N. Escaut ; S. Nicinski, AJDA, 2010, p. 2343 ; E. Glaser, AJDA, 2011, p. 18 ; S. Braconnier et R. Noguellou, RDI, 2011, p. 162 ; J.-D. Dreyfus, AJCT, 2011, p. 37 ; J.-P. Kovar, RTDE, 2011, p. 496 ; G. Eckert, CMP, 2011, n° 25 ; F. Brenet et F. Melleray, DA, 2011, n° 17 ; P. Hansen, CP, 2011, p. 56 ; CE, 15 mai 2013, Ville de Paris, Rec., p. 144 ; X. Domino et A. Bretonneau, AJDA, 2013, p. 1271 ; S. Braconnier, RDI, 2013, p. 367 ; S. Hul, AJCT, 2013, p. 470 ; F. Brenet, DA, 2013, n° 63.

[6] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques, JO, 20 avril 2017, texte n°7.

[7] Ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques, JO, 20 avril 2017, texte n°8. Pour une présentation, Guylain Clamour, “La mise en concurrence domaniale”, BJCP, 2017, p. 205 et s. ; “Une nouvelle donne pour l’occupation domaniale”, CMP, mai 2017, comm. 114 ; Philippe S. Hansen, “La réforme du Code général de la propriété des personnes publiques”, JCP A, 2017, n°17-18, p. 33 et s. ; Jean-Philippe Borel, “Le point sur l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques”, AJDI, 2017, p. 828 et s. ; Christine Maugüé et Philippe Terneyre, “Ordonnance domaniale : un bel effort pour la modernisation du CGPPP ! ”, AJDA, 2017, p. 1606 et s. ; Christophe Roux, “La dévolution transparente des titres d’occupation du domaine public”, DA, juin 2017, p. 15 et s. ; Philippe Guellier et Julien Brulas, “Sécurisation et simplification des règles de gestion du domaine public dans le cadre de l’ordonnance du 19 avril 2017”, CP, n°178, juillet-août 2017, pp. 50-53 ; Jean-Gabriel Sorbara,  “La modernisation du droit des propriétés publiques par l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017”, RFDA,  2017, p. 705 et s.

[8] Didier Linotte, “Le droit public de la concurrence”, AJDA, 1984, pp. 64-65.

[9] Jean-Arnaud Mazères, “L’un et le multiple dans la dalectique marché-nation, essai d’approche juridique”, in Brigitte Stern (dir.), Marché et Nation, Regards croisés, Montchrestien, 1995, p. 91.

[10] Voir Jacques Caillosse, “Personnes publiques et concurrence : quels enjeux théoriques ?”, AJDA, 2016, p. 761 et s.

[11] Conseil d’État, Réflexion sur l’orientation du droit des propriétés publiques, EDCE, n°38, 1987.

[12] Ce basculement n’est pas neutre : “le terme de propriété publique (ou encore de patrimoine public) est venu remplacer celui, historiquement usité, de domaine pour désigner, en droit public français, l’ensemble des propriétés des collectivités publiques”, Michaël Bardin, “L’aménagement indispensable et la modernité de la domanialité publique”, JCP A, n°24, 10 juin 2013, 2171.

[13] Voir le chapitre “Une propriété publique en quête de rentabilité”, Jacques Caillosse, La constitution imaginaire de l’administration, PUF, coll. Les voies du droit, 2008, p. 76 et s.

[14] Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, JO, 22 avril 2006, p. 6024 ; Christine Maugüé et Gilles Bachelier, “Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques”, AJDA, 2006, p. 1073.

[15] Stéphane Manson, “L’occupation contractuelle du domaine public : essai de clarification et de remise en ordre”, RDP, 2009, p. 19 et s.

[16] De tels mécanismes (conventions de superposition d’affectation ou de transfert de gestion) ont pour objectif d’assurer une gestion efficiente du domaine par un tiers tout en conservant sa propriété. Sur ce point, Philippe Proot, “Les outils de gestion du domaine public”, CP, n°119, mars 2012, pp. 34-36 ; et sur l’analyse de cette dissociation, Jean Dufau, “Propriété publique et domanialité publique”, AJDA, 2012, p. 1381-1387.

[17] Quant au droit de superficie, il “confère à une autre personne que le propriétaire du sol, la propriété des installations édifiées sur ou sous une parcelle”, Laurent Eisenman, “Propriété privée et domanialité publique virtuelle”, LPA, 18 août 1997, n°99, p. 4 et s.

[18] Sur ces aspects, Conseil d’État, La valorisation économique des propriétés des personnes publiques, colloque du 6 juillet 2011, Direction de l’information légale et administrative, La documentation française, coll. Droits et Débats, 2012,  spéc. p. 41 ; Charles Albouy, “Le bail emphytéotique administratif ou les prémices de la valorisation du domaine public”, Construction-Urbanisme, mars 1998, pp. 5-7 ; Philippe Proot, “Bail emphytéotique administratif et domanialité public”, CP, n°108, mars 2011, pp. 39-42 ; Nil Symchowicz, “Droits réels et contrats domaniaux”, CP, n°54, avril 2006, pp. 33-37 ; Christine Combe, “Les droits réels sur le domaine public, Ambiguïtés et limites”, DA, décembre 2001, p. 4 et s.

[19] Philippe Yolka, “Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès”, JCP A, n°25, 25 juin 2012, 2209.

[20] Nonobstant des vagues de cession immobilière pour renflouer les caisses. En ce sens, Philippe Yolka, “Un État sans domaine ? ”, AJDA, 2003, p. 1017.

[21] Christophe Mondou, Le domaine public des collectivités territoriales, Territorial éditions, coll. Dossier d’experts, 2016, p. 127.

[22] Sur ce point, Samuel Deliancourt, “L’occupation privative du domaine public : de l’occupation payante à la gratuité, du droit à la réalité”, Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Turpin, État du droit, état des droits, LGDJ-Lextenso éditions, coll. des Mélanges du Centre Michel de l’Hospital, 2017, p. 815 et s.

[23] Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Cahiers libres, 2012.

[24] Éloi Laurent, Nos mythologies économiques, Les Liens qui libèrent, coll. Babel essai, 2016, p. 18.

[25] Sur ce phénomène, l’analyse de Jean Terrel, Politiques de Foucault, PUF, coll. Pratiques théoriques, 2010, spéc. pp. 104-105.

[26] Sur ce phénomène, Patrice Chrétien, “Public et privé dans le Code général de la propriété des personnes publiques”, Études en l’honneur du Professeur Jean-Arnaud Mazères, LexisNexis SA, 2009, spéc. p. 141.

[27] Christian Lavialle, “Regard sur l’appropriation publique”, in Daniel Tomasin (dir.), Qu’en

est-il de la propriété ? L’appropriation en débat, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, Toulouse, 2006, § 21 et s. (http://books.openedition.org/putc/1758>. ISBN : 9782379280252. DOI : 10.4000/books.putc.1758).

 

[28] À la suite de l’article 53 de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence disposant que “Les règles définies à la présente ordonnance s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public”, JO, 9 décembre 1986, p. 14773 ; codifié à l’art. L. 410-1 du Code de commerce ; CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. J.-H. Stahl ; CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. J.-H. Stahl ; chron. T.-X. Girardot et F. Raynaud, AJDA, 1997, p. 945 ; note O. Guézou, AJDA, 1998, p. 247 ; note Y. Gaudemet, RDP, 1998, p. 256 ; GAJA, n° 94. Voir Michaël Karpenschif, “Dix ans après l’arrêt Million et Marais : et après ?”, JCP A, n°44, 29 octobre 2007, 2281.

[29] Benoît Delaunay, Droit public de la concurrence, LGDJ, Lextenso éditions, coll. Manuel, 2015, § 841, pp. 389-390 ; qui renvoie notamment à Philippe Yolka, “L’offre et la commande”, JCP A, 24 décembre 2012, p. 2.

[30]Il s’agit littéralement d’institutionnaliser l’économie de marché dans la forme d’une « constitution économique » elle-même partie intégrante du droit constitutionnel positif de l’État, de manière à développer la forme de marché la plus complète et la plus cohérente”, Pierre Dardot, Christian LavalLa nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Poche, 2009, 2010, p. 198.

[31] Loi du 2-17 mars 1791 portant suppression de tous les droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes et établissement des droits de patente (article 7 : “à compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits”).

[32] CE, Ass., 22 juin 1951, (1ère esp.), Sieur Daudignac ; (2e esp.), Fédération nationale des photographes-filmeurs, Rec., pp. 362 et 363 ; concl. F. Gazier, (1ère esp.), D., 1951, II, p. 589 ; GAJA, 21e éd., n° 61 ; Gérard Gonzalez, “Domaine public et droit de la concurrence”, AJDA, 1999, p. 387 et s. ; Olivier Amiel, “Vers la fin du particularisme du droit de la domanialité publique ?”, RRJ, 2007, p. 743 et s.

[33] CE, Sect., 30 mai 1930, (2e esp.), Chambre syndicale du commerce de détail de Nevers et sieur Guin, Rec., p. 583 ; concl. Josse, note Alibert, S., 1931, III, p. 73 ; GAJA, n° 41.

[34] L’action économique publique étant désormais subordonnée à une égale concurrence, CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, Rec., p. 272 ; concl. D. Casas, RFDA, 2006, p. 1 048 ; chron. C. Landais et F. Lenica, AJDA, 2006, p. 1 592 ; note M. Bazex, DA, août-septembre 2006, p. 21 ; chron. B. Plessix, JCP G, 2006, I, p. 1 754.

[35] Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, L’Harmattan, coll. Logiques politiques, 1994.

[36] CJCE, 16 juin 1987, Commission c/Italie, aff. n°118/85, Rec., p. 2599.

[37]La Cour apparaît alors, justement, comme étant à l’origine, au moins partiellement, de l’ordre juridique qu’elle est chargée d’appliquer”, Joseph H.H. Weiler, “Une révolution tranquille. La Cour de justice des communautés européennes et ses interlocuteurs”, Politix, n°32, 1995, p. 120.

[38] Éloi Laurent, Nos mythologies économiques, op. cit., p. 20.

[39] CE, 29 janvier 1932, Société des autobus Antibois, Rec., p. 117.

[40] Dans une décision du 5 mai 1993, Association “Liberté dans les gares”, le Conseil d’État juge que “ni les dispositions de lordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, ni le principe de la liberté du commerce et de lindustrie, ne font obstacle à lexercice de ce pouvoir de gestion” (req. n°91772).

[41] Si la solution mérite d’être soulignée, sa portée, en revanche, doit être relativisée puisque ce n’est qu’incidemment et eu égard à ses effets que le droit de la concurrence est susceptible de saisir le droit de la propriété publique.

[42] CE, Sect., 26 mars 1999, Société Eda, Rec., p. 96 ; concl. J.-H. Stahl, note M. Bazex, AJDA, 1999, p. 427 et s. ; CE 23 mai 2012, Régie autonome des transports parisiens, Rec., p. 232 ; concl. N. Boulouis, BJCP, 2012, p. 291 et s. ; note S. Nicinski, RFDA, 2012, p. 1181.

[43] Sophie Nicinski, “Les évolutions du droit administratif de la concurrence”, AJDA,  2004, p. 751 et s. ; Jean-Marc Sauvé, allocution d’ouverture du colloque “À quoi sert la concurrence ?”, Assemblée nationale, 4 décembre 2014 (http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/A-quoi-sert-la-concurrence).

[44] CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH contre Telekom Austria AG, aff. C-324/98, Rec., 2000, p. I-10745 (cf. infra).

[45] Conseil de la concurrence, 21 octobre 2004, avis n° 04-A-19
relatif à l’occupation du domaine public pour la distribution de journaux gratuits.

[46] TA Nîmes, 24 janvier 2008, req. n°0620809, Société des trains touristiques G. Eisenreich ; note J.-D. Dreyfus, AJDA, 2008, p. 2172.

[47] De manière générale, sur la difficile place d’une lecture critique à l’Université, Duncan Kennedy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies, Une polémique autour du système, (1982), éd. française établie par Thomas Déri, Marie-Ève Lamy et Claude-Catherine Lemoine, Lux Éditeur, 2010.

[48] Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1966, p. 13 ;

[49]Dévoilant les déterminismes qui commandent une partie considérable des idées et des actions, la notion d’épistémè fait apparaître les comportements prétendument libres et raisonnés comme relevant en définitive bien davantage du simple réflexe que de la réflexion proprement dite”, Jean-Claude Vuillemin, “Réflexions sur l’épistémè foucaldienne”, Cahiers philosophiques, 2012/3, p. 40 (https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2012-3-page-39.htm).

[50] Charles Vautrot-Schwarz, “La publicité et la mise en concurrence dans la délivrance des titres d’occupation domaniale”, AJDA, 2009, p. 568 et s. Les articles juridiques sur ce sujet sont légion. Pour une bibliographie, Philippe Hansen, “Modalités d’attribution des autorisations d’occupation et d’utilisation des biens publics”, JurisClasseur Propriétés publiques, fasc. 77-50 (18 mars 2018) ; Norbert Foulquier, Droit administratif des biens, 4e éd., LexisNexis, coll. Manuel, 2018, note 323, p. 356.

[51] Alexandre Vandepoorter, “Montages immobiliers et concurrence, 3, Les « principes généraux de la commande publique »”, La Gazette, 4 juillet 2011, pp. 50-52.

[52] Sur l’interdiction de discrimination d’une redevance domaniale sur le fondement de l’article 86 du Traité de Rome, TPI, 12 décembre 2000, Aéroports de Paris c/Commission européenne et Alpha Flight Service, aff. T/128-98, Rec., p. II-03929.

[53] Nelly Sudres, “Occupation du domaine privé, ordonnance du 19 avril 2017 et mise en concurrence”, AJDA, 2017, p. 2110 et s.

[54] Sauf lorsque la vente s’accompagne d’obligations à la charge de l’acquéreur, Olivier Didriche, “Ventes avec charges et mise en concurrence”, AJCT, 2014, p. 98 et s.

[55] Vincent Lefebve, “Hannah Arendt nous aide-t-elle à penser l’espace public ?”, Scènes, n°29, automne 2010, p. 31 (http://www.philodroit.be/Hannah-Arendt-nous-aide-t-elle-a); Jean-Arnaud Mazères, “Public et privé dans l’œuvre d’Hannah Arendt : de l’opposition des termes aux termes de l’opposition”, RDP, 2005, p. 1047 et s.

[56] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, (1958), traduit de l’anglais par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1961 et 1983, p. 80 et p. 92.

[57] Ibid., p. 99.

[58] Yves Gaudemet, “À propos de la valorisation économique des propriétés publiques”, RDP, n°5, 2012, p. 1223 et s. Tendance qu’a accompagnée le Code général de la propriété des personnes publiques avec le passage d’une logique de conservation à une logique de valorisation du domaine public.

[59] Art. L. 2125-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.

[60] CE, 1er février 2012, RTE EDF Transports, req. n° 338665.

[61] CAA Paris, 17 octobre 2013, Ville de Paris c/ Fédération française de tennis, req. n° 13PA00911.

[62] Bruno Depresle, “L’aménagement de la Ville, une affaire publique”, Urbanisme, n°408, printemps 2018, pp. 72-73.

[63] CC, déc. n° 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social, Rec. CC, p. 61 ; note J. Rivero, AJDA, 1986, p. 575 ; Yves Gaudemet, “Constitution et biens publics”, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°37, octobre 2012 (en ligne).

[64] CE, 10 mai 1989, Munoz, req. n° 73146.

[65] CE, avis du 8 juin 2000, n° 141654.

[66] CE, 18 septembre 2015, Société Prest’Air, req. n° 387315.

[67] Yves Gaudemet, “À propos de la valorisation économique des propriétés publiques”, art. préc. Aussi le régime de l’occupation domaniale est-il davantage fonctionnel que foncier et donc par nature compatible avec une telle évolution.

[68] Sur ce mouvement plus général, Thibault Soleilhac, “Vers une commercialité des autorisations administratives”, AJDA, 2007, p. 2178 et s.

[69] Loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, JO, 19 juin 2014, p. 10105.

[70] Sur ce mouvement de fond, Robert Rezenthel, “L’exploitation du fonds de commerce sur le domaine public : vers la fin d’un malentendu”, Gazette du Palais, 10 février 1998, p. 196 et s.

[71] En ce sens, Odile de David Beauregard-Berthier, “Statut du commerçant installé sur le domaine public, Faut-il mettre fin à l’exclusion de la propriété commerciale sur le domaine public ? ”, AJDI, 2005, p. 633 et s. ; Robert Rezenthel et David Blondel, “L’avenir du bail commercial et le déclin de l’exception de la domanialité publique“, JCP Entreprise et Affaires, 15 novembre 2001, p. 1807 et s.

[72] Sur ces aspects, la thèse de Jean-François Calmette, La rareté en droit public, préface de Lucien Rapp, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2004.

[73] Article 12 de la directive préc.

[74] Sur cette bureaucratie de marché, Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Cahiers libres, Paris, 2012.

[75] La circulaire de la DGFIP du 19 octobre 2017 évoque l’application de cette procédure de publicité simplifiée pour un grand nombre de de demandes d’installations lors de fêtes foraines et de cirques sans toutefois indiquer une quelconque durée (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/11/cir_42752.pdf) ; JCP A, n° 51-52, décembre 2017, 2321.

[76] Une dérogation à cette mise en concurrence est ainsi admise par l’article L. 2122-1-3 lorsque l’organisation de cette procédure s’avère impossible ou non justifiée en raison notamment du fait qu’une “seule personne est en droit ou susceptible d’occuper la dépendance du domaine public en cause” ou “lorsque les caractéristiques particulières de la dépendance, notamment géographiques, physiques, techniques ou fonctionnelles, ses conditions particulières d’occupation ou d’utilisation, ou les spécificités de son affectation, le justifient”.

[77] Alors que d’éminents juristes justement plaidaient pour une mise en concurrence en vue d’une plus grande sécurité juridique de dévolution des titres. En ce sens, Philippe Hansen, ”L’instabilité jurisprudentielle en matière d’occupation privative du domaine public”, AJDA, 2009, p. 1078 et s.

[78] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », nouvelle éd. augmentée, 1972/1973.

[79] Sur ce débat, Frédéric Rolin, “Le droit administratif est-il au service du Grand Capital ? ”, AJDA, 2016, p. 921 ; Aurélien Antoine et Thomas Perroud, “Le « Capital au XXIe siècle » et le droit administratif”, AJDA, 2016, p. 1361.

[80] Philippe Terneyre, Rozen Noguellou, “Ordonnances domaniales : encore un effort pour les cessions ! ”, AJDA, 2017, p. 1102 et s.

[81] Jean-Marc Sauvé, Avant-propos, in Conseil d’État, L’action économique des personnes publiques, étude annuelle, La Documentation française, 2015, p. 6.

[82] Louis Althusser, “Idéologie et appareils idéologiques d’État, (Notes pour une recherche)”, Positions, (1964-1975), Éditions sociales, 1976, p. 101.

[83] Ibid., p. 106.

[84] Ibid., p. 109.

[85] Pour Achille Rossi, “l’économie s’est identifiée à la réalité : il n’existe rien en dehors d’elle”. Drapée de certains atours relevant de l’idéologie, elle est “ce à quoi nous croyons sans en être conscient, cette espèce de creuset qui définit pour nous les limites de la réalité”, Le mythe du marché, traduit de l’italien par Alain Martin, Climats, coll. Essais, Castelnau-le-Lez, 2005, (1ère éd. 2002), p. 30.

 

[86] Sur ce point, les démonstrations de Jacques Généreux, Les vraies lois de l’économie, Éditions du Seuil, coll. Points économie, 2005, pp. 121-129 ; La grande régression, 3, À la recherche du progrès humain, Éditions du Seuil, coll. Points économie, 2010, 2011, pp. 63-69.

[87] CJCE, 18 novembre 1999, Unitron Scandinavia A/S et 3 S, aff. C-275/98, Rec., I, p. 8291, point 31 : “II convient toutefois de noter que le principe de non-discrimination en raison de la nationalité ne saurait être interprété restrictivement. Il implique, notamment, une obligation de transparence afin de permettre au pouvoir adjudicateur de s’assurer de son respect”.

[88] CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH et Telekom Austria AG, aff. C-324/98, point 62.

[89] CJCE, 18 juin 1985, Steinhauser c/Ville de Biarritz, Rec., p. 1819. Sur ce sujet, Rémy HernuPrincipe d’égalité et principe de non-discrimination dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 232, 2003.

[90] Commission européenne, Communication interprétative relative au droit communautaire applicable aux passations de marchés non soumises ou partiellement soumises aux directives marchés publics, 2006/C 179/02, JOUE, 1er août 2006, pp. 3 et 5.

[91] Pour un exemple récent, Franck Johannès, “Révélations sur des soupçons de corruption sur le marché parisien de l’eau”, Le Monde, 13 mars 2018 (http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2018/03/13/revelations-sur-des-soupcons-de-corruption-sur-le-marche-de-l-eau-parisien_5270068_1653578.html).

[92] Aurélien Colson, “Gérer la tension entre secret et transparence, Les cas analogues de la négociation et de l’entreprise”, Revue française de gestion, n° 153, 2004/6, p. 87 et s. (en ligne).

[93] Agnès Rabagny, L’image juridique du monde, Apparence et réalité, PUF, coll. Droit, Éthique, Société, 2003, p. 11

[94] Alors que les principes dégagés par la décision Telaustria ne devraient s’appliquer qu’au domaine de la commande publique, selon Cyrille Bardon et Yann Simonnet, “Telaustria : quel périmètre ? ”, DA, janvier 2009, pp. 14-18.

[95] Pour apprécier le caractère de l’exploitation économique, on se réfère aux critères dégagés par le juge fiscal quant à l’application de la TVA : “ il résulte de ces dispositions que les associations qui poursuivent un objet social ou philanthropique, sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée dès lors, d’une part, que leur gestion présente un caractère désintéressé, et, d’autre part, que les services qu’elles rendent ne sont pas offerts en concurrence dans la même zone géographique d’attraction avec ceux proposés au même public par des entreprises commerciales exerçant une activité identique ; que, toutefois, même dans le cas où l’association intervient dans un domaine d’activité et dans un secteur géographique où existent des entreprises commerciales, l’exonération de taxe sur la valeur ajoutée lui est acquise si elle exerce son activité dans des conditions différentes de celles des entreprises commerciales, soit en répondant à certains besoins insuffisamment satisfaits par le marché, soit en s’adressant à un public qui ne peut normalement accéder aux services offerts par les entreprises commerciales, notamment en pratiquant des prix inférieurs à ceux du secteur concurrentiel et à tout le moins des tarifs modulés en fonction de la situation des bénéficiaires, sous réserve de ne pas recourir à des méthodes commerciales excédant les besoins de l’information du public sur les services qu’elle offre”, CE, Sect., 1er octobre 1991, Association “Jeune France, req. n° 170289.

[96] Efthymia Lekkou, “Vers un Code de la commande publique : l’obligation de mettre en concurrence les titres d’occupation du domaine public”, JCP A, n°1, 8 janvier 2018, pp. 1-6.

[97] Selon Michèle Raunet et Raphaël Leonetti, ne pourrait-on pas, à partir des principes constitutionnels qui protègent l’affectation, établir dans la loi des principes directeur qui garantissent la meilleure valorisation du domaine entendu comme la conciliation entre la protection des libertés et services publics et le développement d’activités économiques porteuses, elles aussi, de libertés et de services”, “Les réels enjeux de la valorisation du domaine public”, EFE, Le blog du droit des contrats publics (https://droit-des-contrats-publics.efe.fr/2018/03/02/4557/).

[98] Sur ce point, Laure Ortiz, “L’espace public en état d’urgence”, Multitudes, 2017/2, n°67, pp. 3-7.

[99] Sur cet aspect, et de manière générale, les travaux de Robert Castell, Marc Augé ou Mike Davis.

[100] Il ne faut pas oublier en effet que “l’utilisation privative d’un bien public donne à son bénéficiaire un avantage par rapport aux autres administrés ; en contrepartie, il doit à l’administration une somme qui, en quelque sorte, rétablit l’égalité”, Pierre Delvolvé, “L’utilisation privative des biens publics, Essai de synthèse”, RFDA, 2009, p. 229 et s., spéc. § 20.

   Send article as PDF   
ParJDA

L’image du domaine public déchirée

Maxime Boul
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 234.

note sous CE, ass., 13 avril 2018, Établissement public du domaine national de Chambord

Il est vrai que pour rejoindre l’Hôtel de Girancourt, à Rouen, depuis le château de Chambord, il n’est pas utile de passer par Tours et son musée des Beaux-arts. Le Conseil d’État, tout à son objectif, ne s’est d’ailleurs pas autorisé ce détour avec son arrêt d’Assemblée du 13 avril 2018[1] relatif à l’image du domaine public immobilier en général, et du château de Chambord en particulier. Alors que le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur la constitutionnalité de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[2] issu de l’amendement « Chambord » sur l’image des domaines nationaux, le Conseil d’État a en effet pris le contrepieds des décisions des juridictions administratives du fond et de sa propre jurisprudence sur l’image des biens du domaine public issu désormais célèbre arrêt du 29 octobre 2012, « Commune de Tours c. Eurl Photo Josse » [3], rendu au sujet de l’image des œuvres du musée des Beaux-arts de Tours.

Les faits de l’affaire sont déjà bien connus. Le Conseil d’État devait statuer sur les titres exécutoires émis en 2011 par l’établissement public du domaine national de Chambord à l’encontre de la société Kronenbourg relatif au paiement de redevances domaniales pour l’utilisation de l’image du château à l’occasion d’une campagne publicitaire pour la bière « 1664 ». Dans un jugement du 6 mars 2012, le tribunal administratif d’Orléans avait, dans un premier temps, annulé les titres de recettes au motif que l’image du domaine public immobilier n’était assimilable ni au domaine public[4], ni à un accessoire de celui-ci. La Cour administrative d’appel de Nantes s’était détachée du raisonnement tenu en première instance certainement parce que le Conseil d’État s’était entretemps prononcé pour le domaine public mobilier, avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, en assimilant des prises de vues à une utilisation privative. Ainsi, pour le juge administratif d’appel nantais, si l’image du bien ne pouvait être confondue avec le domaine public immobilier, elle était tout de même soumise à un régime « quasi-domanial »[5]. Sans être dans le domaine public, l’utilisation commerciale de l’image des immeubles devait donner lieu à « une autorisation préalable délivrée par le gestionnaire de ce domaine dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique ». Cette solution a, entre temps, été reprise en substance par le législateur dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (dite « LCAP »)[6] créant l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[7]. Ces dispositions s’appliquant aux domaines nationaux, personnes publiques, mais également personnes privées[8], voient alors leurs droits renforcés sur l’image de leurs biens.

Cette loi, la très récente décision QPC du Conseil constitutionnel ainsi que la jurisprudence concernant l’image du domaine public mobilier laissaient supposer que le Conseil d’État continuerait à façonner un régime spécifique de l’image du domaine public en alignant le statut de l’image des immeubles sur celui des meubles. Il n’en est rien. Bien au contraire, le Conseil d’État vient d’effacer d’un trait de plume toute la construction prétorienne des juges du fond pour aligner le régime de l’image des immeubles du domaine public sur celui de l’image des biens privés. Il aligne sa position avec la jurisprudence de la Cour de cassation issue de l’arrêt de 2004 « Hôtel de Girancourt »[9], mettant fin au rattachement de l’image au droit exclusif du propriétaire, reconnu en 1999 par l’arrêt « Café Gondrée » [10], qui ne peut alors demander que la réparation du « trouble anormal » causé par sa reproduction. Mieux, le Conseil d’État réécrit certains passages puisqu’il substitue ce « motif de pur droit » à celui de l’arrêt de la CAA de Nantes pour fonder sa décision. Ce faisant, il crée une distinction au sein du domaine public entre l’image des meubles et celle des immeubles. L’image du domaine public est ainsi déchirée.

Déchirée d’abord en ce qu’il existe désormais deux régimes de l’image de biens du domaine public : un régime domanial pour les meubles pour lesquels les prises de vue à des fins commerciales sont des utilisations privatives soumises à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances, et un régime de responsabilité pour les immeubles permettant uniquement aux personnes publiques de demander la réparation d’un « trouble anormal ». Déchirée, enfin, par son alignement des biens immobiliers sur le régime de l’image des biens privés, ce qui ne constitue pas une surprise étant donné qu’un bien du domaine public est avant tout objet de propriété d’une personne publique.

Que l’image des immeubles appartenant à une personne publique soit soumise au même régime que celle des immeubles des personnes privées ne fait que conforter la thèse du rapprochement entre les propriétés publiques et privées. Cette affaire concentre les tensions contradictoires qui travaillent la question de l’image des biens du domaine public : d’une part, le principe d’une libre utilisation par les professionnels de l’image pour garantir une large diffusion et, d’autre part, l’affirmation d’une logique de valorisation économique au bénéfice des gestionnaires publics. Autrement dit, le Conseil d’État était appelé à faire le choix entre l’image entendue comme une « valeur collective » ou comme une « valeur commerciale »[11]. La propriété des personnes publiques sur leur domaine public n’est pas plus absolue que celle des personnes privées et rencontre, elle aussi, des limites malgré les objectifs de valorisation[12]. Ainsi, comme l’a souligné le rapporteur public M. Romain Victor (que nous remercions pour l’aimable communication de ses conclusions) : « le pourvoi impose de trancher une controverse d’une certaine importance théorique sur la consistance du droit de propriété des personnes publiques sur leurs immeubles. Enfin, pas seulement « théorique », car nous avons pu mesurer, en préparant nos conclusions, que la valorisation des propriétés publiques était dans de nombreux esprits ». Les prétentions des personnes publiques sur le potentiel de l’image, trésor caché parmi les trésors, sont alors ralenties par cet arrêt. Le Conseil d’État suit en effet les contours du régime l’image de la propriété privée esquissé par la Cour de cassation (I), au risque de découper le régime de l’image du domaine public en deux (II).

L’image calquée sur la propriété privée

Le Conseil d’État reproduit à bien des égards le mouvement jurisprudentiel opéré par la Cour de cassation entre 1999 et 2004. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait en effet abandonné l’approche propriétariste de l’arrêt « Café Gondrée » pour lui préférer les mécanismes de responsabilité dans l’« Hôtel de Girancourt », après seulement trois années, l’Assemblée du Conseil d’État change également de paradigme pour l’image des biens du domaine public immobilier. L’arrêt du 13 avril a le mérite d’être clair et rompt tout lien entre l’image et la domanialité publique des immeubles. Sur ce point les juges du Palais Royal n’innovent pas, ils ne font que confirmer ce que la CAA de Nantes avait mis en avant dans son arrêt du 16 décembre 2015[13]: l’image ne peut directement être soumise au régime domanial, car les prises de vues, c’est-à-dire la captation de l’image, ne constituent pas une utilisation privative qui excède le droit d’usage appartenant à tous, pas plus que l’emprise physique du domaine public pour la réalisation de cette opération. L’image étant autonomisée de son support, le Conseil d’État reprend la position du juge administratif d’appel nantais, en considérant qu’il s’agit d’une chose différente dissociée de l’immeuble domanial. Il ne peut donc pas s’agir d’une utilisation du domaine public, tout comme la réalisation matérielle de cette utilisation. L’utilisation privative de l’image, du et sur le domaine public, n’est donc pas réglementée[14], ce qui n’est pas sans appeler au retour des logiques de la jurisprudence administrative des photographes-filmeurs[15].

Par cette décision, le Conseil d’État évite de concurrencer le régime mis en place avec l’article L. 642-21 du Code du patrimoine pour l’image des domaines nationaux. Il rappelle que « l’autorité administrative ne saurait, en l’absence de disposition législative le prévoyant, soumettre à un régime préalable l’utilisation à des fins commerciales de prises de vues d’un immeuble appartenant au domaine public, un tel régime étant constitutif d’une restriction à la liberté d’entreprendre et à l’exercice du droit de propriété ». Outre le fait qu’il s’agissait d’un régime créé par la CAA de Nantes et non pas par les autorités administratives elles-mêmes, le Conseil d’État abandonne toute velléité de création d’un régime prétorien plus large que celui adopté par la loi du 7 juillet 2016. Le législateur, en reprenant la solution de la CAA de Nantes de 2015, empêche sa confirmation en cassation. L’action législative semble avoir eu pour effet d’annihiler l’œuvre créatrice du juge administratif suprême et de lui rappeler que seul le législateur est habilité pour fixer les règles concernant « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » et déterminer les principes fondamentaux « du régime de la propriété ».

Le Conseil d’État appréhende donc l’image comme une chose  « dissociée de son objet »[16] dans le seul but de contourner l’obligation de soumettre son utilisation commerciale à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances domaniales. Par conséquent, si les dispositions de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine ne s’appliquent pas en l’espèce, l’image du domaine public immobilier doit répondre au même régime que celle des biens privés tel qu’il en résulte de l’arrêt de la Cour de cassation « Hôtel de Girancourt » de 2004. La position du Conseil d’État est nouvelle puisqu’elle fait expressément référence à l’application de ce régime construit par les juges du quai de l’Horloge. En effet, le TA d’Orléans, en 2012, avait seulement annulé les titres exécutoires[17], alors que la CAA de Nantes avait retenu la responsabilité des personnes privées ayant utilisé l’image sans autorisation, mais « qu’en l’absence de disposition législative contraire, il n’appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique ». La réparation des dommages causés par la faute commise par l’utilisateur pour une « quasi-occupation » sans titre ne relève donc pas de la compétence du juge administratif contrairement au « véritable » domaine public[18]. La personne publique « frustrée »[19] devait donc saisir le juge judiciaire. Dans la présente décision, le Conseil d’État ne retient pas la liaison officieuse de l’image et du domaine public pour considérer qu’il n’est pas compétent. Tout comme la Cour de cassation en 2003 avait jugé « erroné » le rattachement du droit à l’image au droit de propriété[20], le Conseil d’État substitue le motif de la « quasi-domanialité », retenu par le juge nantais, par celui de la responsabilité entraînant a fortiori la compétence du juge judiciaire.

Par conséquent, et sur les conclusions conformes du rapporteur public, le mouvement de rapprochement des propriétés publique et privée se poursuit. Le « voile » de la domanialité publique est levé pour faire apparaître que l’image est avant tout celle d’un bien approprié. Dans ces circonstances, rien ne justifie que le régime diffère de celui applicable aux biens privés et aux biens publics dans le domaine privé[21] Ainsi, l’image d’un immeuble appartenant à une personne publique incorporé dans le domaine public ou dans le domaine privé, et celle d’un immeuble appartenant à une personne privée est soumise à un régime unique sous le contrôle d’un seul et même juge : le juge judiciaire. Le Conseil d’État corrige les contradictions de la CAA de Nantes qui, en distinguant l’image de son objet immobilier, l’avait exclue de toute propriété en considérant que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle et le Code général de la propriété des personnes publiques ne pouvaient s’appliquer[22]. Mais, dans cet effort correcteur, la haute juridiction administrative n’échappe pas non plus aux contradictions reprochées, en son temps, à la Cour de cassation pour l’arrêt « Hôtel de Girancourt ». La substitution de la responsabilité pour « trouble anormal » à la propriété de l’image est avant tout empreinte de pragmatisme afin de concilier les intérêts des professionnels avec ceux des propriétaires[23]. Elle a mis fin aux incertitudes concernant le champ de la reproduction de l’image[24] (l’immeuble devait-il être l’objet principal ?) et limité les abus de droit « dernier rempart contre les excès redoutés de l’égoïsme des propriétaires »[25]. Cependant, l’Assemblée plénière, tout en reconnaissant « que le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci », invoque la propriété pour fonder le mécanisme de responsabilité[26] puisqu’« il [le propriétaire] peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ». Le propriétaire n’a donc pas de droit exclusif sur l’image de son bien, mais c’est en sa qualité de propriétaire qu’il bénéficie de l’action en responsabilité en cas de trouble anormal. La « quasi-domanialité » fait place à une « quasi-propriété » publique. Une contradiction peut en cacher une autre. Celle « importée » par le Conseil d’État fait fi de la domanialité publique de l’immeuble porté à la vue des photographes. Elle a toutefois le mérite de favoriser l’exercice des libertés, notamment de la liberté du commerce et de l’industrie, au détriment de la valorisation économique du domaine public[27], ce qui satisfera les tenants d’un accès libre à l’image pour une plus large diffusion[28] ou pour constituer, à leur tour, des droits exclusifs sur les reproductions.

L’image découpée sur le domaine public

L’image des domaines publics mobilier et immobilier n’est pas traitée de la même manière. Elle est largement floutée à la suite de cette décision. Le Conseil d’État a tranché « le débat métaphysique », pour reprendre les termes du rapporteur public[29], de la condition juridique de l’image des biens. Il confirme expressément la position des juges du fond en considérant que « l’image d’un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d’accessoire indissociable »[30]. Il ne l’avait encore jamais fait. Il avait même évité cette « redoutable question »[31] pour le domaine public mobilier, dans les arrêts « Photo Josse »[32], en considérant que « la prise de vues d’œuvres relevant des collections d’un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l’article L. 2122-1 » du Code général de la propriété des personnes publiques. N’est pas visée l’« occupation » physique du domaine public, comme avait pu l’avancer Nathalie Escaut dans ses conclusions[33], mais bien l’« utilisation » privative[34] de l’image induite de l’activité de reproduction et de commercialisation[35]. La haute juridiction administrative nie pourtant l’existence de l’image comme un bien autonome. Il s’agit d’une utilité immatérielle du bien corporel, « une dimension de la chose »[36]. Le professeur Zénati estime en effet que la « chose est un atome constellé d’une multitude d’utilités »[37] pour fonder l’extension du droit exclusif sur l’image. En ce sens, la jurisprudence administrative adapte l’arrêt « Café Gondrée » aux spécificités domaniales, car c’est la domanialité publique des meubles qui emporte le régime de l’utilisation privative. Si le meuble public avait été dans le domaine privé, le juge administratif aurait très probablement appliqué la solution de 2004. La domanialité publique du meuble cristallise l’image comme utilité immatérielle qui ne peut s’en détacher que dans le domaine privé. Avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, le statut juridique de l’image n’est donc pas clairement établi, puisqu’« en écartant toute dissociation du bien et de l’image, le Conseil d’État ramasse la problématique en une question unique, celle de l’utilisation privative »[38].

L’arrêt « Photo Josse » de 2016 n’a pas renseigné davantage sur ce point, quand bien même il s’agissait d’articuler les règles de la domanialité publique avec celles du droit d’auteur prévues à l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, une œuvre dans le domaine public d’une personne publique peut également faire l’objet d’un droit exclusif d’exploitation au profit de son auteur, ou de ses ayants droit pendant les soixante-dix années qui suivent l’année de son décès. L’image est ici au cœur de ce second arrêt « Photo Josse » puisque l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « la propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». La question était de savoir si la personne publique disposait des droits sur l’image des œuvres sans être cessionnaire des droits patrimoniaux surtout après leur extinction. Le Conseil d’État s’inscrit, pour cette affaire, dans le prolongement de la solution rendue par le juge d’appel nantais[39] en considérant que « les dispositions de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle (…) n’ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’application à des œuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d’une autorisation devant être regardée comme tendant à l’utilisation privative de ce domaine public mobilier »[40]. La domanialité publique est ici l’instrument de réappropriation des droits sur l’image de l’œuvre[41] contrairement au principe selon lequel l’extinction des droits patrimoniaux « ne provoque (…) aucun retour de l’utilité au propriétaire du bien corporel »[42]. M. Victor, ayant également conclu sur l’arrêt « Photo Josse » de 2016, n’avait pourtant, à cette occasion, guère hésité à dire « que la liberté d’exploiter l’œuvre dans le domaine public doit être conciliée avec les règles relatives à l’utilisation et à la protection du domaine public des personnes publiques »[43]. La domanialité publique du support mobilier permet alors d’absorber l’image qui en redevient une utilité soumise au droit exclusif de la personne publique. Le sort de l’image n’est pas le même en fonction de la nature immobilière ou mobilière de son support corporel.

Plusieurs raisons de fait ont entraîné à cette distinction. Elle résulte d’abord de la nature du support de l’image entre les immeubles, biens « visibles », et les meubles, « biens clos »[44]. Il est d’abord bien plus aisé d’empêcher un opérateur d’accéder et photographier un meuble dans un musée, que de recouvrir le château de Chambord pour le protéger des flashs. Les faits de ces affaires permettent ensuite d’éclairer les solutions divergentes. Pour le domaine public mobilier, l’image n’est pas immédiatement au centre de l’affaire puisque l’EURL Photo Josse contestait la décision implicite de refus du maire de Tours de photographier à des fins commerciales des œuvres du musée des Beaux-arts de la commune. Il fallait alors de concilier les objectifs de valorisation économique du domaine public avec la liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’État a donc assimilé les prises de vues à des utilisations privatives soumises au cadre concurrentiel posé quelques mois auparavant dans l’arrêt « RATP»[45]. En revanche, le contentieux entre le domaine de Chambord et la société Kronenbourg prend directement sa source dans l’utilisation privative de l’image du château pour laquelle les titres exécutoires ont été émis. Ainsi pour les meubles, l’image n’a pas eu le temps d’exister du fait du refus du maire, alors que pour les immeubles, elle existe, la société Kronenbourg agissant comme un « passager clandestin » rattrapé par l’établissement public.

Le Conseil d’État aligne donc sa position avec celle de la Cour de cassation, mais il loupe corrélativement l’occasion d’harmoniser sa jurisprudence sur l’image du domaine public. La solution de la CAA de Nantes de décembre 2015 était certes « excessive »[46], mais sans « trancher la question de la nature juridique des prises de vue »[47], elle constituait une étape dans le rapprochement de l’image des immeubles et des meubles du domaine public. Les « exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public » retenues par le juge d’appel nantais renvoient à celle consacrées par la jurisprudence constitutionnelle, à savoir : « l’existence de la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l’usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l’article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées ». Selon le raisonnement de la CAA de Nantes, l’image ne trouvait donc pas son fondement dans la propriété mais dans la domanialité publique, ce qui explique que les autorisations devaient être délivrées « par le gestionnaire de ce domaine public dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique », et non dans le cadre du droit de propriété, rappelant le droit de garde ou de surintendance « proudhonien »[48].

Sans disposition législative prévoyant la mise en place d’un tel régime, la CAA ne pouvait créer un régime d’autorisation préalable pour l’image du domaine public immobilier. Ce raisonnement mène à un dernier paradoxe : le régime d’autorisation créé par la CAA de Nantes n’a pas de base légale, alors le Conseil d’État refuse de le confirmer, pour finalement lui substituer un motif de droit qui repose sur la jurisprudence de la Cour de cassation. À défaut de trouver une base légale, le Conseil d’État a abandonné sa compétence au profit du juge judiciaire, car « il n’appartient pas à la juridiction administrative, en l’absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique, une telle action indemnitaire relève de la compétence judiciaire »[49]. Le champ de compétence du juge administratif est alors substantiellement réduit au contrôle de légalité du refus d’une personne publique de saisir le juge judiciaire pour réparer un « trouble anormal » causé par l’utilisation commerciale de l’image des immeubles du domaine public.

La valorisation économique au détriment d’une valorisation qualitative du domaine public atténue sans conteste sa particularité de chose publique au profit d’une approche patrimoniale[50] à tel point que le juge administratif a préféré l’abandonner pour assurer les libertés. Cela ne justifie pas pour autant les contradictions de cette solution qui n’est cohérente qu’avec le mouvement de renforcement du libre accès aux biens publics immatériels. La photo du domaine public est désormais coupée en deux. Les 80 km qui séparent le château de Chambord du musée des Beaux-Arts de Tours ne suffiront peut-être pas à éviter que les effets de Kronenbourg atteignent l’image du domaine public mobilier pour faire tourner la tête du juge administratif.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 234.

[1] CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord.

[2] Cons. const., n° 2017-687 QPC du 2 févr. 2018, Association Wikimédia France et autre.

[3] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse.

[4] J. Francfort, « Valorisation du patrimoine immatériel : l’image du monument n’est pas le monument », AJDA 2012, p. 1227.

[5] N. Foulquier, « Hors CGPPP, le pouvoir quasi domanial sur l’image des biens du domaine public », AJDA 2016, p. 435.

[6] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

[7] H. Delesalle, « L’image, le juge et la loi », AJDA 2016, p. 2345.

[8] Art. L. 621-35 C. patr.

[9] Ass. plén., 7 mai 2004, SCP Hôtel de Girancourt c. SCIR Normandie et autre ; cf. égal. 1re civ., 5 juill. 2005, Mlle Massip c. SARL Flohic Editions.

[10] Civ. 1re, 10 mars 1999, Mme Gondrée ép. Pritchett c. Sté Éditions Dubray n° 96-18699, Bull. civ. I, n° 87.

[11] F. Tarlet, « L’image des biens publics », AJDA 2017, p. 2069.

[12] En ce sens voir M. Levy, J.-P. Jouyet, L’économie de l’immatériel. La croissance de demain, Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Paris, La Doc. fr., 2006, p. 111.

[13] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 6.

[14] J.-F. Giacuzzo, « L’utilisation réglementée », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 39.

[15] CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac et Féd. nat. des photographes filmeurs (2 espèces).

[16] N. Foulquier, art. préc.

[17] TA Orléans, 6 mars 2012, n° 1102187, Société les Brasseries Kronenbourg c. Domaine national de Chambord ; AJDA 2012, p. 1227, concl. J. Francfort.

[18] CE, sect., 25 mars 1960, n° 44533, SNCF c. Dame Barbey ; CE, 15 avr. 2011, n° 308014, SNCF ; CE, 11 févr. 2013, n° 347475, Voies navigables de France.

[19] M. Douence, « L’utilisation irrégulière du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 75.

[20] Civ. 2e, 5 juin 2003, Sté du Figaro, n° 01.12.583, Bull. civ. II, n° 175.

[21] En ce sens, notre thèse : Le patrimoine immatériel des personnes publiques, th. Toulouse 1, 2017, n° 305-309.

[22] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 7.

[23] En ce sens cf. B. Gleize, La protection de l’image des biens, préf. J.-M. Bruguiere, Paris, Defrénois, 2008, n° 367 et s., p. 233 et s.

[24] Cf. Civ. 1re, 25 janv. 2000, n° 98-10671, Bull. civ. I, n° 24.

[25] W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, LGDJ, 2012, n° 20-4, p. 29.

[26] Th. Revet, obs. Ass. plén., 7 mai 2004, RTD civ. 2004, p. 528.

[27] Cf. not. J.-P. Brouant, « Domaine public et libertés publiques : instrument, garantie ou atteinte ? », LPA 15 juill. 1994, p. 25 ; P. Caille, « Domaine public et libertés publiques », Gaz comm., cahier détaché n° 2, 19/2125, 7 mai 2012, p. 7 ;

[28] J.-M. Bruguiere, « Au secours, l’image des biens revient ! », CCE 2013, n° 2, p. 7 ; P. Noual, « Photographie au musée : imbroglio sur le domaine public », Juris art 2017, n° 46, p. 35.

[29] R. Victor, concl. sur CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord, pt 3.2.1.

[30] Cons. 2.

[31] F. Melleray, « L’utilisation privative du domaine public. De quelques difficultés illustrées par la jurisprudence récente », AJDA 2013, p. 992.

[32] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse. ; CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[33] N. Escaut, concl. sur CE, 29 oct. 2012, Commune de Tours c. EURL Photo Josse, BJCL 2013, p. 54.

[34] P. Delvolve, « L’utilisation privative des biens publics », RFDA 2009, p. 229.

[35] S. Boussard, « Le droit à l’utilisation du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 29.

[36] V.-L. Benabou, « La propriété schizophrène, propriété du bien et propriété de l’image du bien », Droit et patrimoine, n° 91, mars 2001, p. 85.

[37] F. Zenati, obs. Civ. 1re, 10 mars 1999, RTD civ. 1999, p. 861-862.

[38] M. Ubaud-Bergeron, « Pouvoirs du propriétaire public versus liberté du commerce et de l’industrie ? », RJEP avr. 2013, p. 26.

[39] CAA Nantes, 28 févr. 2014, n° 12NT02907, Société Photo JL Josse.

[40] CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse, cons. 12.

[41] N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 4e éd., Paris, LGDJ, 2016, n° 949, p. 584 ; du même auteur : « Instruments contractuels de mise à disposition des œuvres d’art », Juris art 2015, n° 23, p. 18. Cf. égal. P. Noual, « Le domaine public à l’épreuve des revendications abusives », Juris art 2014, n° 18, p. 38.

[42] W. Dross, op. cit., n° 19-1, p. 26.

[43] R. Victor, concl. sur CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[44] B. Gleize, op. cit., n° 418, p. 274.

[45] CE, 23 mai 2012, RATP.

[46] Ph. Hansen, « Sur l’autorisation requise pour photographier les monuments appartenant au domaine public », JCP A 2016, n° 3, 2016.

[47] M. Douence, « La réalisation d’une photo du château de Chambord à des fins publicitaires est soumise à autorisation sans être une utilisation domaniale », Légipresse 2016, n° 342, p. 545.

[48] N. Foulquier, art. préc.

[49] Cons. 13.

[50] Ch. Lavialle, « Le domaine public : chose publique ou patrimoine public ? », in Pouvoir et Gestion, Presses UT1, 1997, p. 281.

   Send article as PDF   
ParJDA

Transplantation d’un organe humain et infection nosocomiale, quand l’ONIAM tente vainement, de ne pas indemniser la victime

par Arnaud LAMI
Maître de conférences HDR,
Université d’Aix-Marseille

Art. 233.

Transplantation d’un organe humain et infection nosocomiale,
quand l’ONIAM tente vainement, de ne pas indemniser la victime
note sous CE, 30 juin 2017, n°401497

En 1837, la société de médecine de Lyon s’émouvait de constater que « la responsabilité médicale n’est écrite nulle part dans les lois françaises », et qu’il « fallut pour l’établir remonter au droit romain »[1]. Il faut dire que le milieu du XIXe siècle était une période relativement critique pour les praticiens qui se voyaient régulièrement attraire devant les juridictions pour répondre des dommages qu’ils avaient causés à leurs patients.  Cette période où le silence de la loi était une source d’incertitude et d’inquiétude pour l’ensemble de la communauté médicale, semble aujourd’hui révolue. Au titre des symboles, on pourra, par exemple, relever que l’occurrence « responsabilité », prise dans son acception la plus large, se retrouve dans environ 340 articles du seul Code de la santé publique. Le nombre exponentiel de lois et de textes règlementaires traitant de la responsabilité médicale pourrait laisser à penser que l’état du droit est aujourd’hui relativement complet. De là à dire qu’il est achevé, il n’y a qu’un pas qu’il serait malvenu d’effectuer. L’insuffisance des lois, en ce domaine, a laissé place à une surabondance de celles-ci, qui, a priori, n’est pas toujours plus sécurisante sur le plan juridique.

Malgré des avancées significatives, ces dernières années, le droit de la responsabilité médicale se caractérise par ses aspects mouvants et évolutifs. Les raisons de ce phénomène sont plurales mais se retrouvent essentiellement dans la relation, qu’entretiennent, en ce domaine, le droit et la science médicale. L’amélioration des moyens servant à l’expertise des dommages et l’innovation thérapeutique influent, à n’en pas douter, sur l’évolution régulière des règles juridiques applicables en la matière. Cette réalité « médico-juridique » est de nature à créer des situations complexes dans lesquelles l’intérêt du patient doit se concilier avec un système institutionnel d’indemnisation, dont les rouages ne sont pas toujours évidents à appréhender pour les victimes. Il suffit d’ailleurs, pour abonder en ce sens, de constater le nombre toujours plus important de décisions juridictionnelles qui viennent fixer, modifier ou expliciter l’état du droit sur ce point. Certains dommages médicaux, comme ceux résultant des maladies nosocomiales, semblent particulièrement sensibles à cette tendance[2].

La décision du Conseil d’Etat du 30 juin 2017 mérite, à ce titre, une attention particulière. Affecté d’une insuffisance rénale, Monsieur L, a bénéficié le 21 novembre 2012- dans un hôpital public marseillais- d’une greffe du rein droit. Suite à cette opération, une infection a été décellée d’où s’en sont suivis de lourds traitements et deux nouvelles interventions chirurgicales. L’équipe médicale a dû finalement se résoudre à explanter l’organe, en pratiquant une opération qui, de l’avis de la communauté médicale, est jugée complexe. Il résulte de ces faits, tragiques, que le patient doit désormais vivre avec de graves séquelles. Suivant une procédure devenue classique en la matière, le requérant décide de saisir la Commission régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI), dont l’expertise ne fait qu’acter la situation et conclut que les dommages subis résultent d’une contamination du liquide ayant servi à conserver le greffon avant la greffe. La succession de ces événements devait entraîner, pour le patient, « un taux de déficit fonctionnel permanent évalué à 30 % ». La gravité des dommages subis, jointe à leur supposée nature nosocomiale, poussait donc le patient – en toute logique contentieuse- à saisir les juridictions administratives dans le cadre d’un référé provision, afin que l’office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), l’indemnise -dans un premier temps de façon provisionnelle- au titre de la solidarité nationale. Le requérant entendait que soient mises en œuvre les dispositions de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique (CSP), qui ouvrent droit à réparation au titre de la solidarité nationale, pour « les dommages résultant d’infections nosocomiales dans les établissements, … correspondant à un taux « d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à 25 % ».

Alors que le tribunal administratif refusait de faire droit à la demande au motif de son caractère infondé, la cour administrative d’appel de Marseille, pour sa part, allouait au requérant une provision de 81 000 euros. L’ONIAM, qui conteste le bien-fondé de l’arrêt d’appel, décide de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’Etat.

A priori dramatiquement anodine, cette affaire n’en reste pas moins d’un intérêt certain pour le juriste, qui y trouva d’utiles explications sur l’étendue de l’indemnisation au titre de la solidarité nationale. Indépendamment de l’aspect procédural (qui ne retiendra pas, ici, notre propos), l’arrêt du Conseil d’Etat mérite une attention particulière en ce qu’il permet de clarifier la compétence de l’ONIAM lorsque l’infection nosocomiale est le résultat d’une transplantation d’organe. Une telle problématique renvoie à une réalité complexe où le régime de responsabilité doit considérer les souffrances des victimes, mais aussi les contraintes d’un régime d’indemnisation fondé sur la solidarité nationale. Le Conseil d’Etat devait donc s’atteler à démêler cet enchevêtrement de questions, il devait aussi et surtout faire face à la stratégie d’évitement de l’ONIAM qui souhaitait, par diverses interprétations juridiques, voir sa compétence exclue.

Bien que l’Office déniât la qualification juridique de l’infection comme revêtant un caractère nosocomial, en raison de l’origine du dommage, de l’infection, que le Conseil d’Etat décida d’aller dans le sens contraire de la position soutenue par l’ONIAM (I.). Alors que l’état du droit en vigueur pouvait sur ce point laisser planer des doutes, la Haute juridiction précise l’étendue de l’indemnisation au titre de la solidarité nationale en matière de maladie nosocomiale (II.). Une telle précision est d’autant bienvenue que les contentieux ne cessent de voir le jour et mettent en jeu une conception claire du statut des greffes et des greffons.

La tentation pour l’ONIAM de décliner sa responsabilité

L’enjeu premier du présent arrêt était de définir la nature de l’infection. Dans cette affaire, comme dans tous les contentieux similaires, la nature du dommage est d’une importance capitale. Selon que l’origine du dommage est d’origine nosocomiale ou non, le régime d’indemnisation va grandement différer. Conscient de ce fait, l’ONIAM s’est efforcé de démontrer que l’origine du dommage résultant d’une greffe, ou de son liquide de conservation, ne présente pas les caractéristiques d’une infection nosocomiale (A.). En refusant d’abonder en ce sens, le Conseil d’Etat apporte une précision utile et refuse, de facto, d’engager la responsabilité sans faute de l’établissement public de santé dans lequel l’intervention a été pratiquée (B.).

La stratégie contentieuse de l’ONIAM pour contester sa responsabilité

L’institution de l’ONIAM, par l’intermédiaire de la désormais célèbre loi du 4 mars 2002, a pu être jugée comme une véritable innovation pour l’indemnisation des victimes de certains dommages de santé. Bien que ce caractère novateur mériterait d’être longuement discuté, il n’en demeure pas moins vrai que depuis sa création l’Office joue un rôle, qui ne cesse de s’accroitre, dans l’indemnisation des dommages qui relèvent de sa compétence. Pour la seule année 2016, les indemnisations versées représentent 103,14 millions d’euros[3], chiffre en augmentation régulière depuis 2002.

L’importance du chiffre évoqué s’explique, entre autres, par l’accroissement grandissant du champ de compétence de l’Office. Indépendamment des nouvelles attributions souhaitées par le législateur, l’Office doit continuer à indemniser les victimes de dommages qui dès sa création entraient dans son giron et qui n’en sont jamais sortis. Tel est notamment le cas des infections nosocomiales.

A ce titre, l’ONIAM est seul tenu d’assurer la réparation des dommages résultant d’une maladie nosocomiale, « l’établissement de santé dans lequel l’infection a été contractée peut uniquement, en cas de faute, être appelé à indemniser l’ONIAM, au titre d’une action récursoire ou subrogatoire, de tout ou partie des sommes ainsi mises à sa charge »[4]. Lorsque l’ONIAM « a indemnisé la victime ou ses ayants droit, celui-ci ne peut exercer une action en vue de reporter la charge de la réparation sur l’établissement où l’infection s’est produite ou sur un professionnel de santé »[5].

Les juridictions administratives et judiciaires sont largement enclines, une fois que la solidarité nationale a joué son rôle, à ce que l’Office exerce une action subrogatoire pour récupérer les sommes versées. Ainsi, les juges entendent autant préserver les intérêts de la victime, en favorisant une indemnisation rapide, que les intérêts financiers de l’Office. Enfin, cette approche permet de ne pas déresponsabiliser les acteurs du monde de la santé.

La présente affaire est sur ce point extrêmement intéressante. Alors que l’on aurait pu légitimement s’attendre à ce que l’Office indemnise la victime, et s’engage par la suite dans une action subrogatoire à l’encontre de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille, elle a décidé de contester dès le départ la mise en cause de sa responsabilité et donc le versement de la créance réclamée.

Bien que le principe de l’action subrogatoire soit, au plan de l’équité, relativement satisfaisant, il présente de sérieux inconvénients pour l’Office. En effet, dans ces hypothèses, l’Office s’expose non seulement au risque de ne pas récupérer l’intégralité des sommes versées, mais il s’engage également dans des procédures longues et à l’issue toujours incertaine.

Pour toutes ces raisons, on peut donc légitimement comprendre que les responsables de l’établissement public se montrent particulièrement attentifs quant au montant et la nature des demandes indemnitaires qui lui sont soumises. Dans une conjoncture où le nombre d’indemnisations est mécaniquement amené à augmenter, la vigilance sur les cas où la solidarité nationale doit intervenir semble être de vigueur.

Pour atteindre son objectif, l’ONIAM trouvait dans les faits de l’espèce deux possibilités lui permettant de soutenir la mise hors de cause de sa responsabilité et donc de ne pas indemniser la victime. Soit il tentait de démontrer que les critères ouvrant droit à la prise en charge des dommages au titre de la solidarité nationale n’étaient pas satisfaits, soit il démontrait qu’en raison de son origine, le dommage ne pouvait pas être qualifié d’infection nosocomiale. La première hypothèse a, semble-t-il, été rapidement écartée par la défense. Face au rapport de la CRCI, qui avait conclu à un taux d’incapacité fonctionnel du patient de 30%, alors que l’indemnisation est légalement ouverte dès 25%, l’Office ne pouvait guère espérer voir cet argument prospérer. Même si la tendance, générale est à la remise en cause, par l’ONIAM, du fonctionnement et des avis de la CRCI[6], cette solution n’a pas été en l’espèce retenue, car probablement vouée à l’échec.

C’est donc avec un certain pragmatisme que l’Office tente de démontrer que la contamination d’un organe transplanté, ou de son liquide de conservation, doit conduire à ce que soit retenue la seule responsabilité de l’établissement dans lequel l’acte a été pratiqué.

La vaine recherche de la responsabilité de l’Etablissement transplanteur

Pour aboutir à cette conclusion, il fallait démontrer que l’organe et son liquide de conservation sont des « produits de santé », de la sorte, en avançant cette hypothèse, l’Office espérait voir s’appliquer le régime de responsabilité des produits défectueux. Cette vision des choses qui a été retenue, en première instance, par le Tribunal administratif de Marseille aurait eu pour conséquence de faire peser sur le seul service public hospitalier l’intégralité de la réparation, et surtout d’éviter à l’ONIAM d’indemniser la victime. L’argumentaire reposait sur une équation dont les éléments pris isolément pouvaient laisser à penser que la solidarité nationale n’aurait pas à jouer.

De jurisprudence constante, les juridictions administratives admettent, que « le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu’il utilise »[7]. Cette position prolonge celle de la Cour de cassation qui considère, pour sa part, que les médecins ou établissements de santé relevant du droit privé sont soumis à une obligation de sécurité et de résultat des appareils de santé qu’ils utilisent[8].

En ce sens, pour les juridictions nationales ainsi que pour la Cour de justice de l’Union européenne, les mécanismes de responsabilité énoncés par la directive du 25 juillet 1985, relatifs aux produits défectueux, ne font pas « obstacle à l’application du principe selon lequel, sans préjudice des actions susceptibles d’être exercées à l’encontre du producteur, le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu’il utilise »[9].

Le maintien d’une responsabilité sans faute, à la charge de l’utilisateur professionnel du produit, présente classiquement un réel avantage pour les victimes. Outre la simplicité et la visibilité de la procédure, les demandeurs bénéficient, dans ce cas, du régime de prescription décennale à compter de la date de consolidation du dommage -tel que prévu par l’article L. 1142-28 du Code de la santé publique-, alors que l’action contre le producteur est prescrite par trois ans (à compter de la connaissance de l’identité du producteur ou de la connaissance du dommage). Au reste, assimiler l’organe à un produit de santé n’aurait en théorie soulevé aucune difficulté indemnitaire pour la victime, puisqu’ auraient été préservées toute ses chances d’indemnisation. Ces deux conséquences auraient pu constituer des arguments solides pour  décider de ne pas mettre, en l’espèce, l’indemnisation du dommage à la charge de l’Office.

Toutefois, si cette option ne présentait pas un désavantage pour le requérant, celui-ci n’en aurait pour autant tiré aucun bénéfice procédural. D’abord, parce qu’en l’espèce la question des délais de recours ne faisait pas débat. Ensuite, parce qu’en extrapolant à d’autres litiges similaires, et en les anticipant, une telle solution n’aurait pas eu d’utilité contentieuse dans la mesure où, en cas d’indemnisation au titre de la solidarité nationale, les délais de prescription sont également de dix ans. Cette projection, sur des cas similaires à venir, n’est pas dénuée de sens tant on sait que pour la société et pour le juge, le souci d’indemnisation des victimes de dommages est une préoccupation majeure. Dans ce cadre, les juridictions n’hésitent pas à s’accommoder de certains arguments si l’intérêt des patients le justifie. Or, ici, rien de tel n’aurait pu être retenu, le seul vrai bénéficiaire aurait été l’Office.

En élargissent notre propos, nous aurions pu nous demander, au regard des récents rapports mettant en cause la politique de l’Office et ses nombreuses défaillances, si les victimes sont réellement gagnantes à solliciter l’ONIAM[10] ? Cependant, envisager ces critiques dans le cadre de la présente affaire aurait conduit à déresponsabiliser juridiquement et politiquement l’Office et ses représentants. Il aurait été extrêmement condamnable que la remise en cause du régime d’indemnisation, mettant en jeu la solidarité nationale, ait pour conséquences de conduire le juge à reporter vers d’autres acteurs du monde de la santé la charge de l’indemnisation du dommage subi par la victime.

Le Conseil d’Etat, en soulignant, en l’espèce, « qu’une infection survenant au cours ou au décours de la prise en charge d’un patient et qui n’était ni présente, ni en incubation au début de cette prise en charge présente un caractère nosocomial », coupe court à toute tentative visant à reporter l’indemnisation du requérant sur l’établissement de santé dans lequel l’infection a été contractée.

La spécificité de l’organe transplanté ne fait nullement obstacle à l’indemnisation au titre de la solidarité nationale

D’un point de vue de la stratégie contentieuse, la position de l’Office n’était pas incongrue et cela même si elle a échoué. Indépendamment de la volonté de se dessaisir de  la charge de l’indemnisation, la proposition de l’Office était habile. En proposant de qualifier l’organe ou son produit de conservation de produits de santé, elle entendait démontrer que les spécificités des organes transplantés justifient que le régime d’indemnisation au titre de la solidarité nationale soit exclu (A.). Néanmoins, le Conseil d’Etat en refusant cette solution opte, comme il a pu le faire par le passé, pour une approche bienveillante à l’égard des victimes (B.).

L’organe une greffé n’est pas un produit de santé

Les juridictions administratives ont pu se montrer hésitantes sur la qualification juridique qu’il fallait retenir pour les organes humains dans le cadre de transplantations. Cette question recouvre un vaste enjeu philosophique et métaphysique : tout organe composant le corps humain doit-il, ou non, avoir la même nature juridique que ce corps lui-même ? Peut-on dissocier la nature d’un ensemble et celle de ses sous-ensembles le composant alors que ni les uns ni les autres ne peuvent exister sans solidarité organique entre les uns et les autres ? Au terme d’un bras de fer entre les juridictions du fond, preuve de l’importance et de la gravité de l’enjeu, le Conseil d’Etat a dû trancher définitivement entre  les différentes interprétations. En 2006, la Cour administrative d’appel de Lyon a jugé « qu’un organe transplanté doit être regardé comme un produit de santé » à la réserve que cet organe ait été « infecté antérieurement à la transplantation »[11]. De son côté, la Cour administrative d’appel de Paris avait retenu la solution inverse, en estimant, pour sa part, que la contamination d’un greffon ne peut avoir comme conséquence la mise en œuvre « du régime général de responsabilité du fait des produits défectueux »[12].

Ces différences d’interprétations, voire de considérations sur la nature juridique et donc sur le statut de l’organe humain, devaient conduire le Conseil d’Etat à trancher en direction de la dernière hypothèse. Les juges du Palais-Royal estiment que les organes de transplantation ne peuvent pas être assimilés à un produit défectueux, au sens de la directive de 1985[13].

Le choix opéré par la Haute juridiction n’était pourtant pas marqué par l’évidence. La lecture de certaines dispositions législatives aurait parfaitement pu militer pour une solution inverse. Par exemple, l’article L.5311-1 du CSP indique que les organes humains entrent dans les missions de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ce qui devrait ou pourrait impliquer que les organes sont des produits de santé. Par ailleurs, l’article 1245-11 du Code civil, qui refuse l’exonération de la responsabilité du producteur « lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci », aurait lui aussi pu justifier que les organes utilisés dans le cadre des greffes soient assimilés à des produits de santé.

Pourtant, selon la solution retenue par le Conseil d’Etat il n’en est rien. En se détachant des textes en vigueur, ou plutôt en les interprétant finement, les juges du Palais-Royal ont clairement entendu protéger l’activité médicale de la greffe et la protection de la dignité, à la fois, du corps humain considéré, in globo, que chacun de ces organes pris ut singuli. Ils ont, au passage, distingué dans la grande catégorie des organes humains, celle des organes vitaux qui se singularise notamment par l’extrême difficulté, pour ne pas dire impossibilité, de les reproduire. Faire d’un organe vital un produit de santé aurait complétement bouleversé l’idée que l’on peut se faire de ces produits. Ces derniers sont avant tout la conséquence de l’action de l’homme et non celle de la nature comme cela est le cas pour les organes humains. En poussant le raisonnement jusqu’à ses conséquences ultimes, toute autre solution que celle retenue aurait soulevé des difficultés quant à l’identification de critères permettant de juger de la défectuosité d’un organe. « Les greffes et les transplantations (qui) nous ont appris qu’on pouvait arracher la vie à la mort »[14], demeurent des pratiques médicales, éminemment, complexes. Les rejets des organes, les défauts non visibles de ceux qui ont été transplantés, ne sont pas toujours scientifiquement identifiables. Reconnaitre la défectuosité d’un organe et en tirer les conséquences juridiques est une pratique bien trop incertaine pour qu’elle s’impose comme une règle.

Il s’agit alors d’un « choix de politique jurisprudentielle destinée à envoyer un signal positif à l’égard du monde de la greffe qu’il convient de soutenir plutôt que de déstabiliser, compte tenu du nombre insuffisant de greffons et de la dérive gestionnaire de cette ressource rare qui risquerait, à terme, de se manifester »[15]. Il est évident que, par cette interprétation, le Conseil d’Etat entend faire primer, en ce domaine, les considérations éthiques et pratiques sur la construction de catégories légales, qui, si elles étaient interprétées littéralement en matière de greffe, soulèveraient à n’en pas douter de nombreuses et surtout de graves difficultés.

Malgré son intérêt indéniable, la jurisprudence traditionnelle et la solution de principe qui en découle, reposent sur des faits antérieurs à la création de l’Office, ce qui pouvait laisser présager d’une possible évolution en ce domaine. Évolution souhaitée et espérée par l’Office.

Néanmoins, sur le fond du problème ici exposé -à savoir celui de l’assimilation d’un organe à un produit de santé- l’instauration d’une indemnisation par la solidarité nationale devait rester sans effet. Il aurait été surprenant que le Conseil d’Etat revienne sur sa position initiale fondée sur des arguments solides et pérennes. De plus et de façon très prosaïque, il faut aussi relever qu’une autre solution aurait eu pour effet de pousser la victime à devoir réorienter sa demande, ce qui, corrélativement, aurait eu pour conséquence de retarder son indemnisation. Or, les exigences de célérité qu’impose ce type de situation et les objectifs mêmes du référé, n’étaient pas favorable pour que la solution de l’espèce soit autre que ce qu’elle est en définitive.

Le Conseil d’Etat par un syllogisme implacable, reposant sur sa jurisprudence, traditionnelle, vient rappeler que si l’action de transplantation est bien susceptible de relever de la responsabilité d’un établissement de santé, en revanche, n raison de sa nature, l’organe transplanté ne peut pas être considéré comme un produit de santé, ce qui revient à exclure la responsabilité de ce dernier sur ce fondement. En conséquence de quoi, en l’absence de cause exonératoire, l’Office devait indemniser seul la victime du dommage.

Une position jurisprudentielle favorable à la victime

Alors que le choix de qualifier un organe de produit de santé paraissait, in fine, aller dans la logique des choses, on aurait pu s’attendre à ce que la solution soit nuancée concernant le liquide de conservation. En effet, de l’aveu du Conseil d’Etat, à l’origine le germe infectieux était, « soit (…) déjà présent dans l’organisme du donneur avant le prélèvement, soit s’est développé, en raison d’un défaut d’asepsie, dans le liquide de conservation de l’organe prélevé ».

Curieusement, et par un raccourci dont la rapidité était certainement préméditée, la Haute juridiction n’a pas opéré, dans sa décision, de distinction entre les deux causes possibles du dommage, étant précisé que la CRC, lors de son expertise, avait conclu que le dommage résultait d’une contamination du liquide.

 D’un point de vue juridique, ce silence peut surprendre, car les conséquences qui lui sont attachées auraient pu être importantes pour l’issue du litige. Admettre que la défectuosité du liquide de conservation ait été le fait générateur du dommage aurait, probablement, induit la responsabilité de l’Hôpital. Dans pareille situation, il est beaucoup plus compliqué pour les juridictions de dénier l’application du régime de la responsabilité en raison des produits défectueux. A cet égard, la CJCE[16] retient la responsabilité d’un établissement de santé, en raison de la défectuosité d’un liquide de perfusion lors d’une transplantation rénale.

Alors que la nature juridique de l’organe et les conséquences indemnitaires en découlant, prêtaient à débat, et ont focalisé l’attention des juges, la question de la contamination du liquide de conservation a tout simplement été tue. Un tel constat, qui peut juridiquement surprendre, s’avère, dans les faits, particulièrement bienveillant pour la victime et pour ses ayants droit.  Le Conseil d’Etat[17] a, par le passé, indiqué que « seule une infection survenant au cours ou au décours d’une prise en charge et qui n’était ni présente ni en incubation au début de la prise en charge peut être qualifiée de nosocomiale ».  Ce critère lapidaire, permet d’identifier la maladie nosocomiale de manière très large. Cette dernière peut donc survenir à propos de tout événement infectieux subi à l’occasion de soins auprès d’un professionnel ou dans un établissement de santé.

En formalisant sa solution comme il l’a fait, le Conseil d’Etat fait clairement prévaloir le soucis d’indemnisation de la victime sur toute autre considération. Le système d’indemnisation, comme nous le montre cette espèce, est souvent d’une complexité folle pour les spécialistes et, a fortiori, pour les victimes qui sont, la plupart du temps, profanes en la matière. Il est inutile de rajouter à la douleur un contentieux qui s’avère pesant pour les protagonistes.

Dans un système de responsabilité où le patient cumule les souffrances, il serait mal venu de lui faire subir, outre ses douleurs physiques et morales, un combat juridique pour qu’il obtienne réparation. La bienveillance des juges, même si elle est, sur un strict plan juridique, critiquable, est sur un plan humain et moral à saluer. Le droit, auquel il est régulièrement reproché son manque d’humanisme, rappelle, par l’intermédiaire du présent arrêt, que l’Humain en est bien la première motivation. En outre, au-delà de ces problématiques indemnitaires, le présent arrêt doit inviter à s’interroger sur la complexité de notre système indemnitaire, et surtout sur la nécessité de réformer urgemment les mécanismes de solidarité nationale, dont l’inefficacité devient de plus en plus criante. Une telle conclusion est facile dans un contexte où l’Office est attaqué et remis en cause de toutes parts. Toutefois, n’oublions pas que derrière le constat de carence institutionnelle, se dissimule la souffrance de victimes, qu’il est essentiel de protéger, ce que fait, à notre sens, parfaitement bien le présent arrêt….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; Art. 233.

 

[1] Rapport sur une question de responsabilité médicale, fait à la Société de médecine de Lyon, Lyon Louis Perrin, 1837, p.7

[2] Voir pour des exemples récents : CE 9 décembre 2016, n° 390892 ; Civ. 1re, 8 févr. 2017, n° 15-19.716

[3] ONIAM, Rapport d’activité pour 2016, p.63

[4] Civ. 1re, 19 juin 2013, no 12-20.433

[5] Civ, 1ère 28 septembre 2016, n°15-16-17

[6] Cour des comptes, Rapport public annuel 2017, p.75

[7] CE, 9 juillet 2003, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c/ Mme M…, req. n°220437, Rec. p. 338

[8] Civ. 1re, 9 nov. 1999, n° 98-10.010, D. 2000. 117, JCP 2000. II. 10251, note Brun

[9] CE, 12 mars 2012, req. n° 327449 , CHU de Besançon, RDSS 2012. 716, note Peigné

[10] Cour des comptes, Rapport public annuel 2017, op. cit. ; Un rapport de l’IGAS de fin 2017, non publié se montre lui aussi extrêmement critique sur l’organisation et le fonctionnement de l’Office.

[11] Voir également, le tribunal administratif de Lyon a indiqué dans un jugement du 28 mai 2006, Consorts Juhel, qui n’a pas jamais été frappé d’appel, que « la transplantation d’un organe infecté engage la responsabilité de l’établissement hospitalier même en l’absence de faute de sa part ».

[12] CAA Paris, 18 octobre 2006, Véronique X., req. n° 03PA00636

[13]  CE, 27 janvier 2010, Hospices civils de Lyon et CHU de Besançon, req. n° 313568

[14] RUSS (J.) LEGUIL (C.), « La bioéthique : comment faire vivre ? Comment laisser mourir ? », in, La pensée éthique contemporaine, Presses Universitaires de France, 2012, p. 65

[15] PEIGNE (J.), « l’inapplicabilité de la jurisprudence M…. (n°220437) à la réparation des dommages résultant de la transplantation d’un organe contaminé », RDSS, 2010, p.501

[16] CJCE 10 mai 2001, Veedfald, aff. C-203/99, D. 2001. Jur. 3065, note P. Kayser

[17] CE 21 juin 2013, Centre hospitalier du Puy-en-Velay, req. n°347450

   Send article as PDF   
ParJDA

Note sous TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

par Jonas Guilbert
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 232.

Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants…[1]

La commune de Besançon propose un certain nombre de services périscolaires, notamment l’accueil des enfants le matin et l’après-midi, avant et après la classe, ainsi qu’un service de cantine scolaire. La requérante, qui voulut profiter de tels services pour son fils, vit sa demande d’inscription rejetée par la commune en raison d’un manque de places disponibles tant à la cantine qu’aux services d’accueil du matin et de l’après-midi. Le tribunal administratif de Besançon[2] fut alors saisi d’une demande d’annulation de ces décisions de refus, il lui était demandé également d’enjoindre à la commune d’inscrire le fils de la requérante aux services périscolaires de restauration scolaire et d’accueil ou, subsidiairement, que celle-ci réexamine la situation de l’enfant dans un délai de sept jours à compter de la notification du jugement. L’article L. 551-1 du code de l’éducation prévoit notamment que « des activités périscolaires prolongeant le service public de l’éducation, et en complémentarité avec lui, peuvent être organisées dans le cadre d’un projet éducatif territorial ». Ces services sont donc purement facultatifs pour les personnes publiques compétentes. Cependant, en ce qui concerne le service public de la restauration scolaire, le droit applicable se complexifie.

Effectivement, outre des moyens tenant à la légalité externe, il était soutenu par la requérante que le règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année 2017/2018, sur le fondement duquel a été pris la décision refusant l’inscription de son fils à la cantine, méconnaissait les dispositions de l’article L.131-13 du Code de l’éducation issu de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

Cet article prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». La principale problématique posée au tribunal était donc de savoir dans quelle mesure le droit d’être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe, peut-il être subordonné à l’existence de places disponibles.

Contrairement aux autres activités périscolaires, le juge administratif a décidé que le service de restauration scolaire des écoles primaires institue, pour chaque élève, le droit d’y être inscrit. Concrètement, la requérante est fondée à invoquer, par la voie de l’exception, l’illégalité de l’article 10 du règlement d’accueil en tant qu’il limite le nombre de places disponibles dans les cantines. La décision par laquelle le maire de Besançon a refusé d’inscrire le fils de la requérante au service de restauration scolaire est annulée par le tribunal. En ce qui concerne l’inscription aux accueils du matin et de l’après-midi, en vertu de l’article L. 551-1, il s’agit de services purement facultatifs qui n’instituent pas un droit à être inscrit pour chaque élève, la commune peut à bon droit rejeter les demandes d’inscription à de tels services lorsque la capacité d’accueil, qu’elle a elle-même fixée, est atteinte. Par ailleurs, les critères de priorité d’accueils des enfants, prévus par le règlement des accueils périscolaires de la commune, ne trouvent à s’appliquer, selon le tribunal, que lorsque des places sont disponibles. Or, à la date de la réception de la demande par la commune, la limite de places était atteinte. Les critères de priorité n’étant pas applicables en l’espèce, le juge administratif ne contrôle pas leur conformité au principe d’égalité.

La décision du tribunal administratif de Besançon est particulièrement intéressante du point de vue du droit affirmé, pour les élèves, à être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe. Ce service public administratif facultatif institue un droit nécessairement conditionné (I), entretenant un rapport complexe avec l’un des éléments constitutifs du service public, le principe d’égalité (II).

I. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné

L’inscription à la cantine des écoles primaires constitue, au terme d’un énoncé législatif paradoxal (A), un véritable droit conditionné par l’existence d’un service public administratif à caractère facultatif (B), lequel garantit ce droit en plus de l’instituer.

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit résultant d’un énoncé législatif paradoxal

La disposition législative prévue à l’article L.131-13 du Code de l’éducation est apparemment contradictoire. D’une part, elle prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque le service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés ». L’énoncé ne semble souffrir d’aucune difficulté d’interprétation, ce droit ne fait l’objet d’aucun aménagement et vise effectivement l’ensemble des enfants scolarisés dans une école primaire. Pourtant, d’autre part, la disposition précise « qu’il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». Or, l’inscription étant un droit reconnu pour chaque enfant, comment une discrimination pourrait-elle être opérée entre eux quant à la jouissance de cette faculté ? Cela suppose-t-il que ce droit pourrait être en fait aménagé, notamment en raison de difficultés matérielles insurmontables, à la condition que le choix des élèves au regard des places disponibles ne se fasse pas sur la base d’un critère discriminatoire tenant à leur situation ou à celle de leur famille ? Telle est, en tout cas, l’interprétation de la commune de Besançon.

Au contraire, le tribunal, reprenant en ce sens les conclusions du rapporteur public[3], retient que ces dispositions « éclairées par les travaux parlementaires[4] ayant précédé l’adoption de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté dont elles sont issues, impliquent que les personnes publiques ayant choisi de créer un service de restauration scolaire pour les écoles primaires dont elles ont la charge sont tenues de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit ». En conséquence, selon le juge administratif, les personnes publiques ayant choisi de créer un tel service « doivent adopter et proportionner le service à cette fin et ne peuvent, au motif du manque de place disponible, refuser d’y inscrire un élève qui en fait la demande ». Ces prescriptions prétoriennes indiquent clairement que la commune ne peut invoquer des arguments référant à des contraintes matérielles ou financières. Néanmoins, le tribunal administratif de Besançon n’enjoint pas la commune à inscrire le fils de la requérante à la cantine. Effectivement, son jugement est fondé sur l’illégalité d’une disposition réglementaire – l’article 10 du règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année scolaire 2017/2018 en tant qu’il subordonne l’inscription à la cantine à l’existence de places vacantes. Or, « ce motif d’annulation n’implique pas nécessairement que la commune procède à cette inscription, mais seulement qu’elle réexamine la demande de l’intéressée ». Le rapporteur public avait proposé au tribunal d’enjoindre la commune à procéder directement à l’inscription en ce que le refus initial violait directement l’article L. 131-13 du code de l’éducation. Ses conclusions se justifiaient par le caractère « absolu » du droit à l’inscription, tel que prévu par cette disposition législative. Au regard de l’argumentation du tribunal, il n’y aurait, en tout état de cause, d’autres possibilités pour la commune que de procéder à l’inscription du fils de la requérante à la cantine municipale.

Sans le nommer, la décision approuve la conception d’un droit absolu. Une conception qui, ne se confondant pas immédiatement avec la fondamentalité tout en reprenant sa fonction de légitimation performative, semble bien saugrenue s’agissant d’un droit conditionné, a priori, par l’existence d’un service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné par l’instauration d’un service public facultatif

« Le service de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public constitue un service public administratif à caractère facultatif, dont la gestion peut être assurée directement par les collectivités territoriales qui en sont responsables dans le cadre d’une régie, confiée à la caisse des écoles ou déléguée à une entreprise privée dans le cadre de la passation d’une convention de délégation de service public »[5].

Le caractère facultatif de ce service public n’est absolument pas remis en cause. Dans sa décision du 26 janvier 2017, mentionnée dans les visas du jugement du tribunal, le Conseil constitutionnel affirme que l’article L. 131-13 du code de l’éducation issu de la loi du 27 janvier 2017 n’a ni pour effet ni pour objet de rendre obligatoire la création d’un service public de restauration scolaire[6]. La juridiction constitutionnelle précise bien que cette disposition prévoit que tous les enfants scolarisés en école primaire ont le droit d’être inscrits à la cantine, mais cette obligation législative ne vaut qu’à la condition que ce service existe. La collectivité locale reste entièrement libre de créer ou non un tel service, seulement si elle le fait, elle doit prévoir les conditions matérielles et financières pour assurer l’inscription de l’ensemble des élèves scolarisés en école primaire. Les sénateurs avaient saisi le Conseil constitutionnel sur cette disposition, soutenant qu’elle entraînait, à la charge des collectivités territoriales, des dépenses nouvelles qui ne font l’objet d’aucune compensation financière, en méconnaissance de l’article 72-2 de la Constitution. Or, le Conseil constitutionnel le rappelle, cet article n’est pas applicable dans le cas du service public de restauration scolaire, puisqu’il ne vise que les créations et extensions de compétences qui ont un caractère obligatoire.

L’article L. 131-13 ne prévoit donc pas un droit ex nihilo, mais un droit conditionné par une compétence facultative de la collectivité territoriale. En l’occurrence, la mise en place de politiques publiques volontaristes à l’échelon local, matérialisées par l’instauration d’un service public, ne permet pas seulement de garantir l’effectivité d’un droit, elles le créent de manière réflexive. Selon le rapporteur public, « dès lors qu’un service de restauration scolaire a été créé, tous les enfants scolarisés dans une école primaire ont un droit absolu à être inscrits à la cantine si leurs parents le demandent »[7].

Quelle est la nature de ce droit absolu dont l’existence même dépend a priori d’institutions facultatives de concrétisation ? La relativité induite de son conditionnement ne peut que rappeler la contingence de la rhétorique fondamentaliste[8]. D’ailleurs, les débats parlementaires[9] ayant précédé l’adoption de la loi laissent supposer que ce droit se rattacherait aux droits fondamentaux de l’enfant à la santé et au bon développement[10].

Le lien supposé avec de tels droits fondamentaux paraît pour le moins distendu d’autant que le conditionnement a priori du droit à être inscrit à la cantine rend son effectivité extrêmement aléatoire à l’échelle du territoire national. D’ailleurs, devant le Conseil constitutionnel, les parlementaires requérants reprochèrent à l’article L. 131-13 de méconnaître le principe d’égalité devant la loi dès lors que le droit des élèves de l’enseignement primaire à être inscrits à la cantine est subordonné à l’existence préalable d’un service de restauration scolaire.

II. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit à l’épreuve du principe d’égalité

Devise de la république, le principe d’égalité est un principe constitutionnel[11] véritablement matriciel en ce qui concerne le régime juridique du service public, que ce soit dans l’accès ou dans le fonctionnement du service. Au-delà de son importance du point de vue du lien social, l’égalité dans le service public est somme toute un démembrement de l’égalité générale et abstraite des citoyens devant la loi[12]. Si une disposition législative prévoit un droit, le service public le concrétise dans le respect du principe d’égalité. Or, si le droit est créé par un service public de proximité, l’égalité abstraite devant la loi et à l’échelle du territoire se trouve inévitablement mise à mal (A). Suivant les limites de l’égalité abstraite dans l’application du droit et donc de son effectivité, le bénéfice concret d’un tel droit doit être relativisé (B).

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires et la différence de traitement entre les élèves de différentes communes

Le principe d’égal accès aux services publics trouve à s’appliquer autant pour les services publics obligatoires que pour ceux facultatifs[13]. S’agissant du droit à l’inscription à la cantine prévu à l’article L. 131-13 du code de l’éducation, dans sa décision précitée, le Conseil constitutionnel avait dû se prononcer sur le moyen tiré de la rupture d’égalité devant la loi entre les élèves inscrits dans une école dont la commune instaure un service public de restauration scolaire et ceux dont la commune n’en dispose pas. Ce moyen fut écarté par le juge constitutionnel sans souci de véritable motivation. À l’aune de l’article 6 de la DDHC, il énonce sans explication que de tels élèves connaissent une différence de traitement du fait d’une différence de situation objective et alors même que la différence de traitement est en rapport direct avec la loi. On a du mal à comprendre la rationalité de l’argumentation qui postule que l’objet de la loi est de constater la différence de situation. Au regard de cette déduction monologique, il devient difficile de savoir si la différence objective de situation fonde la différence de traitement ou si la différence de traitement n’est que le seul référent rationnel, bien que tautologique, d’une différence de situation. Il apparaît alors que le lien auto-constituant entre différence de traitement et différence de situation se trouve être en rapport direct avec l’objet de la loi, raison pour laquelle cette disposition législative est conforme à la Constitution. Il est vrai qu’en matière d’attribution d’un droit pour les enfants, le Conseil constitutionnel ne pouvait sortir de son chapeau le motif d’intérêt général pour justifiait une telle différence de traitement. Le droit des enfants à être inscrit à la cantine scolaire dans une école primaire dépend donc étroitement de la politique d’aménagement du territoire et de la répartition géographique des services publics. Elle dépend aussi, concrètement, de la liberté dont peut jouir la commune dans la gestion de son service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, une égalité abstraite au risque de l’inefficacité du droit proclamé

Le service public de restauration scolaire, tout comme sa tarification[14], relève de la compétence réglementaire de la commune. Celle-ci pouvait auparavant limiter le nombre d’inscrits sur le fondement de la capacité d’accueil du service[15].  La loi faisant de l’inscription à la cantine un droit lorsque ce service existe, elle précise que les élèves ne peuvent être discriminés selon le critère des ressources familiales. Bien que le moyen fût écarté par le Conseil constitutionnel, cette disposition législative semble bien constituer une limite pratique dans la liberté de gestion du service public par la collectivité compétente. En l’espèce, la commune arguait que la création d’un service de restauration scolaire étant facultatif, il ne saurait lui être imposé de faire fonctionner un service public qui soit capable d’accueillir l’ensemble des élèves scolarisés souhaitant s’inscrire à la cantine. Il est évidemment contraignant et coûteux d’instaurer un tel service public, qui plus est, non obligatoire. Il ne paraît donc pas aberrant de corréler la capacité d’accueil de ce service aux propres capacités financières et matérielles de la commune. Or, à travers la prescription faite aux communes, de proportionner le service aux fins de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit, le juge administratif, suivant sans doute l’intention du législateur, semble paradoxalement aller à l’encontre d’une égalité concrète et d’une véritable solidarité sociale par le service public. L’affirmation ainsi faite d’une égalité abstraite est louable, mais cette jurisprudence peut-elle décourager les collectivités locales à créer un tel service public, notamment pour ceux qui en ont effectivement besoin – incapacité financière, sociale ou matérielle des familles – en faisant peser sur elles la nécessité impérative de pouvoir accueillir l’ensemble des enfants[16]. Cette obligation risque d’aggraver la différence entre les collectivités riches et pauvres et, de manière générale, de rendre difficile l’effectivité du droit à l’inscription dans les cantines des écoles primaires, dans la mesure où les petites communes n’auront pas les moyens d’assumer un tel service tandis que les grandes pourront être découragées devant le nombre d’enfants susceptibles d’en bénéficier. La situation objective et personnelle de l’enfant risque de ne pas être prise en compte[17] puisque, finalement, il est erroné d’affirmer que tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine, cette faculté dépendra de la politique de la collectivité compétente. Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 232.

[1] Référence à Mme Marie-Anne Chapdelaine (parti socialiste), rapporteur thématique de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « égalité et citoyenneté » qui avait déclaré lors de la séance de l’Assemblée nationale du 23 novembre 2016 : « Tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine ! s’il ne devait rester qu’un seul budget, ce serait celui- la ! On ne peut négocier avec la nourriture des enfants »[1].

[2] TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

[3] Conclusion de Madame Isabelle Marrion, rapporteur public, audience plénière du 27 novembre 2017, Mme G c. Commune de Besançon

[4] Le juge administratif peut, sans commettre d’erreur de droit, se référer aux débats parlementaires précédant son adoption aux fins de l’interpréter : CE, 27 octobre 1999, commune de Houdan ; CE, 14 janvier 2004, Couderc ; CE, 30 janvier 2013, Société Ambulances de France

[5] CE, 3ème/8ème SSR, 11 juin 2014, 359931, publié au recueil Lebon. Aussi, CE S. 5 octobre 1984, Commissaire de la République de l’Ariège contre Commune de Lavelanet, req. n° 47875 ; CAA Versailles 28 décembre 2012, Commune de Neuilly-Plaisance, req. nos 11VE04083 et 11VE04121.

[6] Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 concernant la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, §122

[7] Conclusion de Madame Isabelle Marrion préc.

[8] E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France » AJDA 1998 p.6

[9] M. Razzy Hammadi, rapporteur général de la commission spéciale de l’’Assemblée nationale chargée d’examiner le texte, déclare au cours de la première séance le 22 novembre 2016 : « le retour du texte à l’Assemblée nationale constitue pour tous les enfants de France le droit absolu à l’école primaire d’être inscrit à la cantine ». Selon lui, « aucune contingence matérielle ou financière ne peut justifier que l’on refuse de nourrir les enfants ».

[10] Articles 3, 5 et 18 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Il s’agit aujourd’hui sans doute aussi de protection sociale de l’enfant, voir les conclusions d’E. Geffray sous CE, 23 octobre 2009, FCPE du Rhône, req. n°329076

[11] Décision n° 73-51 DC du 27 décembre 1973 relative à la loi de finances pour 1974 ; principe général du droit (CE sect. 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire)

[12] Articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; article 1 de la Constitution de 1958

[13] CE, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Rec.,p.151

[14] L’article R. 531-52 du code de l’éducation : « les tarifs de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles, des écoles élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public sont fixés par la collectivité qui en a la charge ».

[15] CE 27 février 1981, req. nos 21987 et 21988 , CE 2 juin 1993, req. nos 64071, 64157 et 71986, CE (ord.) 25 octobre 2002, req. n° 251161

[16]  A la déclaration de Mme Marie-Anne Chapdelaine (citée plus haut), Mme Marie-Christine Dalloz (parti Les Républicains) répondra : « L’intention est louable mais aucune compensation financière n’est prévue pour les communes qui devront donc supporter de nouvelles charges financières importantes alors qu’elles sont déjà financièrement étranglées ».

[17] Le juge administratif avait pu favoriser cette prise en compte, voir CAA Versailles (2ème ch.), 18 décembre 2014, Commune d’Aubervilliers, et les conclusions sous cet arrêt du rapporteur public, Mme H. lepetit-Collin

 

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (concession) : Une stabilité textuelle et (quelques) nouveautés jurisprudentielles

Art. 231.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Les textes organisant le droit des concessions sont plus souples que ceux applicables aux marchés publics. Or, cette souplesse apparente pourrait se révéler contreproductive. En effet, les contentieux relatifs aux contrats de concession commencent déjà à apparaître et le juge, contraint de statuer au regard des principes fondamentaux de la commande publique, tend à aligner les règles imposées dans le cadre de ces contrats sur celles applicables en matière de marchés publics. Comme pour ces derniers, c’est l’actualité jurisprudentielle qui retient donc le plus l’attention mais il convient, avant tout, d’évoquer le rehaussement des seuils de procédure.

Application des nouveaux seuils aux contrats de concession

Comme pour les marchés publics (voir les développements dans cette même chronique), l’avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171) fixe de nouveaux seuils applicables à la passation des contrats de concession depuis le 1er janvier 2018. Désormais, doivent être passés selon une procédure que l’on peut qualifier de « formalisée » tous les contrats de concession dont la valeur estimée hors taxe est égale ou supérieure à 5 548 000 euros hors taxes.

Comme en matière de marchés publics, les textes procèdent à un rehaussement des seuils qui ne devrait cependant pas conduire à davantage de souplesse. Or, s’agissant de cette souplesse, la jurisprudence confirme qu’elle n’est pas absolue en ce qui concerne les contrats de concession.

Chronique (choisie) de jurisprudence
concernant les contrats de concession

La jurisprudence de ces derniers mois est plus riche concernant les contrats de concession : plusieurs précisions ont ainsi été apportées.

Modification des conditions de mise en concurrence en cours de procédure

A l’intérieur du droit de la commande publique, le nouveau droit des concessions est sans doute celui qui va impliquer le plus de nouveautés dans les années à venir. Au-delà du fait que les anciennes délégations de service public aient partiellement disparues et aient été supplantées par les nouveaux contrats de concession de services, le régime juridique de ces nouveaux contrats implique de nombreux changements. Le droit des délégations de service public n’était en effet, jusqu’alors, que peu réglementé par les textes et faisait montre d’une souplesse importante par rapport au droit des marchés publics. Les nouveaux textes perpétuent cette logique mais seulement en partie. Le droit des contrats de concession reste un droit beaucoup plus souple que le droit des marchés publics. Pour autant, cette souplesse est en recul par rapport à celle qui prévalait pour la passation des délégations de service public sous l’empire de la loi Sapin de 1993.

Cet accroissement des contraintes est justement mis en avant par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 24 mai 2017 (CE, 24 mai 2017, n° 407431, SAUR ; AJDA 2017, p. 1145 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 194, note M. Ubaud-Bergeron). Le Conseil d’Etat était ici saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue par le tribunal administratif de Montpellier dans le cadre d’un référé précontractuel. Le recours concernait la procédure de passation d’une délégation de service public passée par la commune de Limoux afin de déléguer le service public de l’eau potable. La question posée au juge administratif suprême concernait l’étendue de la négociation qui peut être engagée par une autorité concédante avec les différents soumissionnaires.

En l’espèce, la commune avait indiqué les critères de sélection des offres aux candidats avant d’engager des négociations avec certains d’entre eux. A l’issue de cette négociation, elle leur avait demandé de formuler une offre finale puis, dans un courrier ultérieur, elle leur avait demandé de formuler une nouvelle offre finale tenant compte de la possibilité de se voir attribuer dans le même temps un autre contrat. En effet, parallèlement à la procédure de passation engagée par la commune, le syndicat intercommunal à vocation unique (SIVU) de la station d’épuration du Limouxin avait lancé une procédure de délégation du service public de l’assainissement. C’est ce qui a conduit la commune à demander aux candidats admis lors des négociations de présenter une nouvelle offre « compte tenu de l’unicité de facturation des services de l’eau potable et de l’assainissement ». Le Conseil d’Etat devait donc déterminer si, en procédant de la sorte, la commune n’a pas dépassé les frontières du champ de la négociation telles qu’elles sont définies dans le cadre du droit des concessions.

Cette question était d’autant plus pertinente que, dans le cadre de la réglementation antérieure, le juge administratif retenait une conception libérale de la négociation dans le cadre des délégations de service public (CE, 18 juin 2010, n° 336120 et n° 336135, Communauté urbaine de Strasbourg et Sté Seche Eco Industrie ; Dr. adm. 2010, comm. 128, obs. F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 293, obs. G. Eckert). Le Conseil d’Etat avait toutefois posé certaines limites en considérant notamment que l’autorité concédante ne pouvait « apporter des adaptations à l’objet du contrat » qu’à condition que ces adaptations soient « d’une portée limitée, justifiées par l’intérêt du service et qu’elles ne présentent pas, entre les entreprises concurrentes, un caractère discriminatoire » (CE, 21 juin 2000, n° 209319, Syndicat intercommunal de la Côte d’Amour et de la presqu’île guérandaise ; Rec. p. 283 ; RFDA 2000, p. 1031, concl. C. Bergeal ; CE, 21 févr. 2014, n° 373159, Sté Dalkia France : Lebon T., p. 740 ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 111, note G. Eckert). L’arrêt rendu le 24 mai 2017 permet de considérer que cette approche libérale mais encadrée est définitivement abandonnée dans le cadre de la nouvelle réglementation.

Dans son arrêt, le juge prend soin de rappeler les dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 qui encadrent désormais le pouvoir de négociation des autorités concédantes lorsqu’elles décident de passer de tels contrats. Ainsi, l’article 46 de l’Ordonnance rappelle la liberté dont disposent ces autorités dans le choix de recourir ou non à la négociation, tout en indiquant que celle-ci ne peut jamais « porter sur l’objet de la concession, les critères d’attribution ou les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation ». Par ailleurs, l’article 47 précise que « le contrat de concession est attribué au soumissionnaire qui a présenté la meilleure offre au regard de l’avantage économique global pour l’autorité concédante sur la base de plusieurs critères objectifs, précis et liés à l’objet du contrat de concession ou à ses conditions d’exécution » et que ces critères « n’ont pas pour effet de conférer une liberté de choix illimitée à l’autorité concédante et garantissent une concurrence effective ». C’est donc un nouveau cadre – davantage contraignant que celui qui s’appliquait antérieurement aux négociations dans le cadre des délégations de service public – qui s’impose aux autorités concédantes lorsqu’elles ont recours à la négociation.

Or, c’est ce nouveau cadre qui est utilisé par le Conseil d’Etat pour se prononcer sur la négociation menée par la commune de Limoux. Il considère « qu’il résulte de ces dispositions qu’une autorité concédante ne peut modifier en cours de procédure les éléments d’appréciation des candidatures ou des offres en remettant en cause les conditions de la mise en concurrence initiale », mais également « qu’elle ne peut non plus, sans méconnaître l’objet de la concession qu’elle entend conclure et l’obligation de sélectionner la meilleure offre au regard de l’avantage économique global que présente pour elle cette offre, demander aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante ou prendre en compte, pour choisir un délégataire, des éléments étrangers à ce contrat ». C’est donc l’offre économiquement la plus avantageuse qui doit systématiquement être retenue, celle-ci étant définie selon des critères liés au contrat et sans que la négociation ne puisse modifier les conditions de la mise en concurrence initiale.

S’agissant du cas d’espèce, le juge relève que « la commune de Limoux a demandé aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante, portant sur la délégation d’un service public dont tant l’objet que le périmètre géographique étaient différents du service public en cause ». Il considère donc que la commune a déterminé quel était l’avantage économique global des différentes offres en se fondant « sur des éléments étrangers au service public concédé et sans lien avec cet avantage économique global », c’est-à-dire sans lien avec l’objet du contrat de concession. Ce faisant, la commune a « méconnu les règles qu’elle avait elle-même fixées en vue de l’attribution du contrat de délégation du service public de l’eau potable », ce qui signifie qu’elle a modifié les conditions de la concurrence initiale. Par conséquent, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi introduit par la commune et confirme l’ordonnance rendue par le Tribunal administratif de Montpellier décidant de l’annulation de la procédure de passation.

Dans son arrêt du 24 mai 2017, le Conseil d’Etat effectue donc une application logique des dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016. Il confirme ainsi que le nouveau droit des concessions met en place des règles plus contraignantes que celles qui existaient auparavant pour les seules délégations de service public et que le cadre concurrentiel mis en place se rapproche de plus en plus de celui applicable aux marchés publics.

Possibilité de prendre en charge une activité économique

La cour administrative d’appel de Douai a eu à se prononcer sur la question de la prise en charge d’un service de téléassistance aux personnes âgées par le département du Nord (CAA Douai, 30 mars 2017, n° 14DA01579, Sté SEDECA , Dpt Nord ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 174, obs. H. Hoepffner). La cour applique ici la jurisprudence classique du Conseil d’Etat en la matière en rappelant « que les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ; qu’à cet égard, pour intervenir sur un marché, elles doivent, non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais également justifier d’un intérêt public, lequel peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée ; qu’une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci ». Il convient donc de vérifier successivement l’intérêt public à intervenir, le respect de la liberté du commerce et de l’industrie du point de vue du principe de l’intervention, et le respect de la concurrence au travers des modalités de l’intervention (CE, ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris ; RFDA 2006, p. 1048, concl. D. Casas).

En l’espèce, la solution retenue est la même que celle adoptée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Département de la Corrèze, rendu également à propos de la prise en charge d’un service de téléassistance (CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, n° 306911 : AJDA 2010, n° 17, p. 957, concl. N. Boulouis et n° 22, p. 1251, chron. E. Glaser ; Contrats – Marchés publ. 2010, n° 4, comm. 146, G. Eckert ; Rev. Lamy dr. conc. 2010, n° 24, p. 30, note G. Clamour ; JCP G 2010, n° 28, p. 1476, chron. B. Plessix). La prise en charge d’un tel service par un département est justifiée par un intérêt public local et ne contrevient pas à la liberté du commerce et de l’industrie. Elle peut donc avoir lieu si, par ses conditions de mise en œuvre, elle ne fausse pas la concurrence.

Cet arrêt, rendu à propos de la passation d’un contrat de délégation de service public, est l’occasion de préciser qu’une solution identique doit s’appliquer dans le cadre des concessions de services : avant même de déterminer les règles de publicité et de mise en concurrence à respecter, l’autorité concédante doit s’assurer qu’elle peut effectivement prendre en charge l’activité économique concernée. Heureusement pour les personnes publiques, l’intérêt public pour intervenir reste assez largement admis tout comme le respect de la liberté du commerce et de l’industrie. Il convient donc surtout de s’assurer que les conditions de prise en charge de l’activité ne faussent pas la concurrence, ce qui est rarement le cas du point de vue des juges administratifs.

Annulation de la procédure lorsqu’une clause d’un contrat de concession est contraire à la réglementation en vigueur

Confirmant que la jurisprudence tend à nuancer la souplesse attendue du droit des concessions, le Conseil d’Etat est venu préciser le régime juridique de certaines offres irrégulières dans le cadre du droit des concessions conformément aux solutions retenues en matière de marchés publics (CE, 18 sept. 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron). En effet, l’article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics distingue les offres irrégulières, les offres inacceptables et les offres inappropriées pour déterminer celles qui doivent nécessairement être éliminées et celles qui peuvent faire l’objet d’une régularisation sur proposition de l’acheteur ou à l’issue d’un dialogue ou d’une négociation. Or, le nouveau droit des concessions ne connaît pas un triptyque identique. Au stade de l’examen des offres, l’article 25 du décret du 1er février 2016 se contente en effet d’imposer l’élimination des offres inappropriées (l’article 23 de ce texte prévoyant quant à lui l’élimination des candidatures incomplètes ou irrecevables). Il n’envisage donc ni les offres irrégulières, ni les offres inacceptables. Or, dans son arrêt du 18 septembre 2017, le Conseil d’Etat a eu connaître d’offres irrégulières. Il devait en effet se prononcer à propos d’une procédure de passation d’une concession de services relative à l’exploitation de mobiliers urbains d’information à caractère général ou local supportant de la publicité engagée par la ville de Paris. Après l’examen des offres, la Somupi – filiale de JC Decaux – a été désignée comme attributaire de cette concession de services et deux sociétés – Clear Channel France et Extérion Média France – ont alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris afin qu’il annule la procédure de passation. Le problème posé en l’espèce concernait le contenu de l’avis de concession et, par conséquent, du futur contrat. Cet avis et le règlement de la consultation prévoyaient le recours à la publicité lumineuse sur les mobiliers urbains objets du contrat de concession alors que le règlement local de publicité adopté par la ville de Paris, en application des dispositions du code de l’environnement. L’avis de concession ne respectait donc pas la réglementation en vigueur et conduisait nécessairement les soumissionnaires à proposer des offres contraires à cette réglementation, c’est-à-dire des offres irrégulières du point de vue de la réglementation applicable aux marchés publics. En effet, le décret relatif aux marchés publics définit l’offre irrégulière comme « une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ». La question se posait alors de savoir si les juges allaient retenir une qualification identique en matière de concessions. Or, sur ce point, le Conseil d’Etat a validé le raisonnement retenu par le tribunal administratif de Paris. Ce dernier a en effet considéré que le non-respect du règlement local de publicité dans les documents de la consultation par la ville de Paris « a conduit à retenir une offre irrégulière en tant qu’elle propose de la publicité numérique pour 15 % des mobiliers urbains à mettre en place ». Si elle semble tout à fait logique dans la mesure où il est juridiquement inconcevable qu’une autorité concédante impose le non-respect de la législation applicable au travers des procédures de passation des contrats de concession qu’elle décide de lancer, « cette solution montre, s’il en était besoin, que la plus grande liberté laissée par les textes relatifs aux concessions en matière de choix des offres n’est pas illimitée et que la convergence vers certaines solutions du droit des marchés publics est inévitable » (M. Ubaud-Bergeron, note précitée).

Encadrement de l’indemnisation des biens de retour non amortis dans le cadre des contrats de concession passés entre personnes publiques

Dans son arrêt Commune de Douai (CE, ass., 21 déc. 2012, n° 342788, Commune de Douai ; Lebon, p. 477, concl. B. Dacosta ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 42, obs. G. Eckert ; RFDA 2013, p. 25, concl. ; AJDA 2013, p. 457, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. adm. 2013, comm. 20, comm. G. Eveillard ; JCP A 2013, 2044, obs. J.-B. Boda et Ph. Guellier ; JCP A 2013, 2045, obs. J.-B. Vila), le Conseil d’Etat a précisé quelles doivent être les conditions d’indemnisation des biens de retour qui n’ont pas pu être totalement amortis en cas de résiliation d’une concession avant son terme normal. Il distingue ainsi deux situations. Tout d’abord, « lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan ». Par ailleurs « dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat ». Enfin, le Conseil d’Etat a précisé dans le même considérant de principe « que si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus ». Or, c’est cette possibilité que le Conseil d’Etat est venu encadrer dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 402921, Commune du Croisic ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 281, note G. Eckert ; repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux) . Il précise ainsi que la dérogation envisagée par l’arrêt Commune de Douai ne peut pas « être prévue par le contrat lorsque le concessionnaire est une personne publique ». Dès lors, le Conseil d’Etat confirme qu’en cas de résiliation du contrat pour un motif d’intérêt général, « la fixation des modalités d’indemnisation de la part non amortie des biens de retour dans un contrat de concession obéit, compte tenu de la nature d’un tel préjudice, à des règles spécifiques », tout en précisant que celles-ci diffèrent selon la nature du cocontractant.

Ces différentes affaires permettent de considérer que le droit des concessions n’est encore qu’un droit en devenir, qui devrait progressivement se calquer sur le droit des marchés publics (en se basant, a minima, sur les règles applicables aux marchés passés en procédure adaptée). Les évolutions observées en augurent donc de nouvelles, qu’il conviendra de ne pas rater !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 231.

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (marchés publics) : peu de nouveautés textuelles mais des éclaircissements jurisprudentiels !

Art. 230.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

L’actualité du droit des marchés publics confirme le sentiment préexistant : les textes n’ont pas vraiment simplifié la situation ou, pour le moins, ils n’enlèvent pas son utilité à la jurisprudence. C’est cette dernière qui retient en effet l’essentiel de l’attention même si, pour l’essentiel, les décisions rendues n’apportent que des précisions sans bouleverser les règles applicables. Il convient toutefois, et avant tout, de relever une nouveauté textuelle : la publication de nouveaux seuils de passation ! Certaines précisions seront ensuite apportées quant au contenu des profils d’acheteur et s’agissant de la maîtrise d’œuvre dans les marchés publics globaux, avant de présenter une chronique de jurisprudence couvrant l’actualité de ces derniers mois.

De nouveaux seuils de passation pour les marchés publics

La Commission européenne a publié de nouveaux seuils de procédure pour les marchés publics et les contrats de concession au travers de quatre règlements délégués publiés au Journal officiel de l’Union européenne le 19 décembre 2017. Ces règlements mettent les directives « marchés publics » et « contrats de concession » en conformité avec l’amendement apporté à l’accord sur les marchés publics dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ces seuils ont été repris par un nouvel avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171). Depuis le 1er janvier 2018, les nouveaux seuils imposant le recours à une procédure formalisée de passation sont les suivants :

  • 144 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales. L’avis du 31 décembre 2017 reprend la liste de ces autorités : il s’agit de l’Etat, des établissements publics administratifs de l’Etat autres que les établissements publics de santé, des autorités administratives indépendantes (AAI) dotées de la personnalité juridique, de la caisse des dépôts et consignations, de l’ordre national de la Légion d’honneur, de l’Union des groupements d’achats publics (UGAP), de la fondation Carnegie et de la fondation Singer-Polignac.
  • 221 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par d’autres pouvoirs adjudicateurs (ainsi que pour certains marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales dans le domaine de la défense sans être des marchés publics de défense ou de sécurité)
  • 443 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par des entités adjudicatrices, ainsi que pour les marchés publics de défense ou de sécurité portant sur des fournitures ou des services
  • 5 548 000 euros HT pour les marchés publics de travaux

Ces nouveaux seuils sont un peu plus élevés que leurs prédécesseurs, ce qui étend un peu plus le champ d’application de la procédure adaptée dans le cadre des marchés publics. Pour autant, si l’on admet que la procédure adaptée n’est rien d’autre qu’une procédure « semi-formalisée » (M. Amilhat, « La nouvelle procédure adaptée : le maintien d’une singularité en trompe l’œil, Contrats-Marchés publ. 2017, étude 5), les nouveaux seuils ne doivent pas être analysés comme facteurs de davantage de souplesse !

Au-delà de cette (légère) évolution textuelle, l’accent doit en réalité être mis sur un certain nombre de précisions jurisprudentielles.

Des précisions sur le contenu des profils d’acheteur

La dématérialisation des procédures de passation des marchés publics et des contrats de concession est au cœur de la nouvelle réglementation afin, notamment, de faciliter les candidatures des opérateurs économiques et l’ouverture à la concurrence des contrats de la commande publique. Or, parmi les nouveautés introduites, l’utilisation obligatoire des profils d’acheteurs – que cela soit par les acheteurs au sens strict dans le cadre des marchés publics ou par les autorités concédantes dans le cadre des contrats de concession – apparaît comme l’évolution la plus notable. La publication de la fiche de la DAJ à ce sujet est l’occasion d’apporter certaines précisions (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/fiche_profil_acheteur.pdf ).

En effet, le principe est désormais que, dans le cadre des procédures de passation, « les documents de la consultation sont gratuitement mis à disposition des opérateurs économiques sur un profil d’acheteur à compter de la publication de l’avis d’appel à la concurrence selon des modalités fixées par arrêté du ministre chargé de l’économie » (art. 39 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics). Actuellement, cette obligation ne concerne pas l’ensemble des marchés publics : seuls sont concernés ceux passés par des centrales d’achat, les marchés passés par l’Etat, ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements s’ils répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 90 000 euros HT, ainsi que tous les marchés passés qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure aux seuils de procédure formalisée. Elle sera néanmoins applicable à l’ensemble des acheteurs à compter du 1er octobre 2018, ce qui explique l’adoption de l’arrêté du 14 avril 2017 relatif aux fonctionnalités et exigences minimales des profils d’acheteurs (JORF n°0099 du 27 avril 2017 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 153, obs. G. Clamour).

Cet arrêté entrera en vigueur le 1er octobre 2018 mais l’utilisation du profil d’acheteur ne concernera pas les marchés publics qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 25 000€ HT (article 107 du Décret relatif aux marchés publics, modifié par le Décret n° 2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique, JORF n°0087 du 12 avril 2017).

Ce texte précise quelles sont les fonctionnalités que le profil d’acheteur doit offrir à la fois à l’acheteur et aux opérateurs économiques (art. 1er). Outre la possibilité de s’identifier et de s’authentifier, de nombreuses fonctions sont imposées. Du côté des acheteurs et des autorités concédantes, il est possible de relever que ce profil doit notamment permettre la publication des avis d’appel à la concurrence, la mise à disposition des documents de la consultation, la réception et la conservation des candidatures et des offres (y compris lorsque les candidatures passent par l’utilisation du DUME, document unique de marché européen). Du côté des opérateurs économiques, le profil d’acheteur doit notamment leur permettre de s’assurer que les moyens techniques utilisés sont compatibles avec ce profil, mais également d’effectuer des recherches leur permettant d’accéder aux avis d’appel à la concurrence, aux consultations et aux données essentielles, de consulter et de télécharger gratuitement et librement les documents de la consultation, les avis d’appel à la concurrence et leurs éventuelles modifications, d’accéder à un espace permettant de simuler le dépôt de documents, de déposer leurs candidatures et leurs offres, mais aussi de consulter et de télécharger les données essentielles relatives aux marchés publics. Le contenu de ces dernières est défini par un autre arrêté du 14 avril 2017 (A. du 14 avril 2017 relatif aux données essentielles dans la commande publique : JO 27 avr. 2017, texte n° 25 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 154, obs. G. Clamour). Par ailleurs, afin de s’assurer que l’utilisation de l’outil numérique ne soit pas un facteur de discrimination à l’égard des opérateurs économiques peu habitués à ce genre de dispositifs, le profil d’acheteur doit prévoir une assistance ou un support utilisateur afin d’apporter des réponses aux problématiques techniques ainsi que la possibilité de formuler des questions à l’acheteur. Dans le même sens, l’article 2 de l’arrêté précise que le profil d’acheteur doit respecter les exigences fixées dans les référentiels généraux de sécurité, d’interopérabilité et d’accessibilité (prise en charge des différents formats de fichiers communément utilisés, horodatage standardisé, interopérabilité avec les autres outils et dispositifs de communication électronique et d’échanges d’informations utilisés dans le cadre de la commande publique…). Le profil d’acheteur doit aussi assurer la sécurité des informations échangées. Ainsi, il est précisé que ce profil doit garantir « la confidentialité des candidatures, des offres et des demandes de participation » en ayant recours « à des moyens de cryptologie ou à un outil de gestion des droits d’accès et des privilèges ou à une technique équivalente » (art. 1er ).  Enfin, les droits des opérateurs économiques sont protégés au travers de l’obligation d’envoyer un accusé réception automatique avec certaines mentions obligatoires à chaque dépôt de documents sur le profil d’acheteur (art. 2, III).

Les fonctionnalités du profil d’acheteur sont sensiblement les mêmes pour la passation des contrats de concession (art. 3). Dans tous les cas, les profils d’acheteurs doivent être déclarés auprès d’un portail unique interministériel destiné à rassembler et à mettre à disposition librement l’ensemble des informations publiques (art. 4).

A en croire la Direction des affaires juridiques, l’utilisation des profils d’acheteurs et l’accès aux données essentielles des marchés publics devrait favoriser la transparence et permettre de mener des études sur la commande publique afin d’offrir, en retour, des conseils aux acheteurs et aux autorités concédantes. La révolution numérique est donc « en marche » concernant la passation des contrats de la commande publique, mais il reste à savoir si le seuil minimal de 25 000 € HT sera suffisant pour rassurer les acheteurs et les autorités concédantes, notamment lorsqu’il s’agit de collectivités territoriales de « petite taille ».

Marchés publics globaux : le retour de la maîtrise d’œuvre ?

Dans sa version initiale, l’Ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics n’envisageait pas la question de la maîtrise d’œuvre dans le cadre de la passation des marchés publics globaux. Ce silence signifiait donc que les candidats à l’attribution de marchés publics globaux n’étaient pas tenus d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre à l’appui de leur candidature. Il s’agissait donc d’une dérogation à l’article 7 de la loi MOP qui précise que « pour la réalisation d’un ouvrage, la mission de maîtrise d’œuvre est distincte de celle d’entrepreneur » (Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée, JORF du 13 juillet 1985, p. 7914).

Cette situation ne pouvait satisfaire les maîtres d’œuvres. Leurs revendications ont été entendues et la loi du 7 juillet 2016 (Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, JORF n°0158 du 8 juillet 2016) est venue modifier l’Ordonnance en intégrant un nouvel article « 35 bis » qui intègre « l’obligation d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation » au travers des conditions d’exécution des marchés publics globaux. Ce même article précise que la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre doit être définie par voie réglementaire, ce que fait précisément le décret du 7 mai 2017 portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux (D. n° 2017-842, 5 mai 2017, portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux : JO 7 mai 2017, texte n° 134 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 151, note G. Clamour).

En réalité, les obligations imposées par ce nouveau texte ne rejoignent qu’en partie celles imposées dans le cadre de la loi MOP. En effet, le décret impose aux candidats à l’attribution d’un marché public global d’identifier, à l’appui de leurs candidatures, l’équipe de maîtrise d’œuvre qui sera chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation (art. 1 du décret). Néanmoins, cette obligation n’implique pas nécessairement que la candidature prévoit qu’une entreprise réalisera les travaux et qu’une autre, distincte, sera chargée de la maîtrise d’œuvre. Ainsi que cela a pu être relevé, « rien n’interdit […] à une entreprise d’identifier, à l’appui de sa candidature ou dans les conditions d’exécution du marché, une équipe de maîtrise d’œuvre qui lui est intégrée et sur laquelle – au moins de facto – elle exerce son pouvoir » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Marchés globaux et maîtrise d’œuvre : derniers développements de relations tendues », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 6). De ce point de vue, le décret ne fait que se rapprocher du dispositif de la loi MOP en incitant les candidats à distinguer clairement les fonctions d’entrepreneur et de maître d’œuvre, sans que cela ne constitue une obligation pour eux. Les intérêts défendus par les maîtres d’œuvres ne sont donc que partiellement protégés.

Or, une même problématique se retrouve s’agissant des missions qui doivent être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre en application du décret. En effet, les missions qui doivent nécessairement être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre sont moins nombreuses que celles prévues par le décret de 1993 en application de la loi MOP (D. n° 93-1268, 29 nov. 1993, relatif aux missions de maîtrise d’œuvre confiées par des maîtres d’ouvrage publics à des prestataires de droit privé, JORF 1er déc. 1993, p. 16603), même si elles vont plus loin que ces dernières par certains aspects. Le décret du 7 mai 2017 prévoit ainsi que « la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre identifiée dans le marché public global comprend, au minimum, quelle que soit la valeur estimée du besoin », les études d’avant-projet définitif, les études de projet, les études d’exécution, le suivi de la réalisation des travaux et, le cas échéant, de leur direction, ainsi que la participation aux opérations de réception et à la mise en œuvre de la garantie de parfait achèvement (art. 2 du décret). Les études d’esquisse et la réalisation de l’avant-projet sommaire peuvent également être confiées au maître d’œuvre mais il ne s’agit que d’une simple faculté alors qu’il s’agissait d’une obligation dans le cadre du dispositif résultant de la loi MOP.

En définitive, les nouveaux textes permettent un retour de la maîtrise d’œuvre dans le cadre des marchés publics globaux mais les obligations imposées par le décret du 7 mai 2017 ne vont pas aussi loin que ce qui pouvait être attendu en se référant au dispositif de la loi MOP. La question reste alors de savoir si ce retour partiel est à saluer ou à regretter : en voulant satisfaire les maîtres d’œuvre sans trop restreindre la marge de manœuvre des candidats, le législateur et le pouvoir réglementaire retiennent une solution qui ne devrait véritablement satisfaire personne.

Chronique (choisie) de jurisprudence :
les procédures de passation des marchés publics

Une fois de plus, les décisions rendues ont été regroupées par thèmes afin d’en faciliter la lecture.

Offres anormalement basses

Le Conseil d’Etat est d’abord venu préciser que la comparaison n’est pas possible pour déterminer si une offre est anormalement basse ; il est nécessaire de procéder à une appréciation au cas par cas. Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue dans le cadre d’un référé précontractuel, le Conseil d’Etat a apporté des précisions utiles s’agissant de l’appréciation des offres anormalement basses dans le cadre de la passation des marchés publics (CE, 30 mars 2017, n° 406224, GIP Formation continue insertion professionnelle ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 158, note M. Ubaud-Bergeron). Il en profite pour préciser que les règles concernant les offres anormalement basses s’appliquent « quelle que soit la procédure de passation mise en œuvre », c’est-à-dire y compris dans le cadre des marchés passés en procédure adaptée.

Pour rappel, l’article 53 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 prévoit que l’appréciation de ces offres doit être effectuée en deux temps. Dans un premier temps, l’acheteur qui considère qu’une offre est anormalement basse ne peut pas le rejeter immédiatement : il est tenu de demander à l’opérateur économique des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas » ou si, au contraire, il est justifié. Ce n’est que dans un second temps, si l’acheteur considère que l’offre est anormalement basse au regard des informations fournies par l’opérateur économique (en application de l’article 60 du Décret relatif aux marchés publics), que l’offre devra être rejetée.

Dans le cadre de l’affaire dont il était saisi, le Conseil d’Etat devait se prononcer à propos d’une offre rejetée car l’opérateur économique concerné n’avait pas fourni les précisions demandées par l’acheteur afin de justifier que son offre n’était pas anormalement basse. Or, il s’avère que l’offre qui a été retenue à l’issue de la procédure proposait un prix inférieur à celui de l’offre rejetée. Simplement, l’attributaire du marché public avait correctement justifié son offre auprès de l’acheteur pour démontrer qu’elle n’était pas anormalement basse, ce qui le différenciait donc de l’opérateur économique qui n’avait pas fourni les informations demandées.

La question posée au juge administratif était donc de savoir si la justification du montant d’une offre suspectée d’être anormalement basse implique que toutes les offres proposant un prix supérieur à cette offre ne soient pas considérées comme des offres anormalement basses. Le concurrent évincé considérait en effet que son offre aurait dû être considérée comme régulière par comparaison avec les autres offres retenues. Le Conseil d’Etat rejette clairement un tel raisonnement en considérant qu’un tel raisonnement « n’apporte […] aucun élément de nature à justifier de manière satisfaisante le bas niveau du prix de sa propre offre ». Il en ressort donc que l’appréciation des offres suspectées d’être anormalement basses doit être effectuée au cas par cas par les acheteurs : les justifications apportées pour réfuter le caractère anormalement bas d’une offre ne permettent pas de considérer les offres d’un montant supérieur comme recevables.

Cette décision « conforte la dimension objective de l’offre anormalement basse, qui est nécessairement appréciée en elle-même, et non en comparaison des autres offres concurrentes » (M. Ubaud-Bergeron, comm. préc.). Le Conseil d’Etat confirme ainsi que l’examen des offres suspectées d’être anormalement basses ne se confond pas avec l’appréciation au regard des critères de sélection des offres qui, au contraire, repose sur une comparaison.

Confirmant ce mode de raisonnement, la cour administrative d’appel de Nantes est venue rappeler que la comparaison ne suffit pas non plus pour suspecter une offre anormalement basse. En effet, la comparaison entre les offres n’est pas seulement exclue au moment de l’appréciation des justifications permettant de considérer qu’une offre doit être rejetée comme étant anormalement basse. Il a récemment été rappelé qu’une offre ne peut pas être considérée comme anormalement basse au seul motif que le prix proposé est inférieur de 30% à celui proposé par son concurrent (CAA Nantes, 6 oct. 2017, n° 15NT03533, Sté Lytec ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 275, obs. H. Hoepffner). Pour demander des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas », l’acheteur ne peut pas se fonder uniquement sur une comparaison de montants entre les offres présentées par les différents soumissionnaires. Il doit apprécier de manière autonome le prix proposé par chaque soumissionnaire afin de déterminer s’il est « en lui-même, manifestement sous-évalué et, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché ».

Sous-traitance

Limitation du recours à la sous-traitance. De manière assez surprenante, la Cour de justice de l’Union européenne est venue considérer qu’une législation nationale « qui prévoit que, en cas de recours à des sous-traitants pour l’exécution d’un marché de travaux, l’adjudicataire est tenu de réaliser lui-même les travaux principaux » doit être considérée comme « susceptible d’empêcher, de gêner ou de rendre moins attrayant la participation d’opérateurs économiques établis dans d’autres États membres à la procédure de passation ou à l’exécution d’un marché public ». La législation en cause est en effet appréciée comme constituant « une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services ». Le juge rappelle qu’une telle restriction ne peut être justifiée que si elle poursuit un objectif légitime d’intérêt général et à condition qu’elle respecte le principe de proportionnalité, ce qui n’est pas le cas en l’espère car il s’agit d’une interdiction générale qui « ne laisse pas de place à une appréciation au cas par cas par ladite entité » (CJUE, 5 avr. 2017, aff. C-298/15 , « Borta » UAB ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 159, note M. Ubaud-Bergeron). Si cette solution est surprenante, c’est en ce qu’elle prend le contrepied des directives de 2014, lesquelles prévoient justement la possibilité d’exiger « que certaines tâches essentielles soient effectuées directement par le soumissionnaire lui-même ou, si l’offre est soumise par un groupement d’opérateurs économiques […], par un participant dudit groupement » (art. 63 de la directive 2014/24 et art. 79 de la directive 2014/25). L’arrêt rendu par la Cour de justice permet donc de penser qu’il convient d’apprécier les nouvelles dispositions des directives – tout comme l’article 62 de l’Ordonnance relative aux marchés publics – de manière stricte. Il convient donc de conseiller aux acheteurs de faire preuve d’une certaine prudence s’ils souhaitent mettre en œuvre un tel dispositif et de ne considérer comme des « tâches essentielles » que celles pour lesquelles il apparaît que leur réalisation par le soumissionnaire est indispensable.

Le droit au paiement direct du sous-traitant, un droit encadré !

La jurisprudence récente du Conseil d’Etat est venue confirmer que, si le droit au paiement direct des sous-traitants est effectivement reconnu et protégé par les textes, il ne s’agit pas d’un droit sans limites.

Ainsi, le Conseil d’Etat est d’abord venu se prononcer sur la question du droit au paiement direct des sous-traitants réguliers dans le cadre de l’exécution des marchés publics (CE, 19 avr. 2017, n° 396174, Sté Angles et Fils ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 160, note M. Ubaud-Bergeron). La question posée concernait la nécessité de respecter les dispositions de l’article 116 du Code des marchés publics abrogé, repris à l’article 136 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics. Il est d’ailleurs opportun de relever que, dans cette affaire, le juge administratif se prononce explicitement sur le fondement de « la combinaison de ces dispositions », alors même que le marché en cause avait été conclu en 2008 (ce qui est particulièrement intéressant du point de vue de l’application temporelle des textes issus de la réforme de la commande publique). En l’espèce, le marché de travaux avait été résilié suite à la liquidation judiciaire de l’entreprise titulaire dudit marché. Une entreprise sous-traitante avait alors adressé sa demande de paiement direct au pouvoir adjudicataire sans respecter la procédure prévue par les textes, c’est-à-dire sans adresser préalablement cette demande à l’entreprise principale. Si son attitude peut s’expliquer par la liquidation judiciaire de cette dernière, le Conseil d’Etat ne la valide pas et considère que « le bénéfice du paiement direct est subordonné au respect de la procédure prévue par les dispositions de l’article 8 de la loi du 31 décembre 1975 et de l’article 116 du Code des marchés publics et que, faute d’avoir respecté une telle procédure, un sous-traitant ne peut utilement se prévaloir d’un droit au paiement direct ». Il affirme ainsi le caractère obligatoire de la procédure prévue par les articles 116 du code des marchés publics et 136 du décret du 25 mars 2016 s’agissant du droit au paiement direct des sous-traitants.

Confirmant cette volonté de fixer des limites au droit au paiement direct, le Conseil d’Etat est venu confirmer et préciser « que, dans l’hypothèse d’une rémunération directe du sous-traitant par le maître d’ouvrage, ce dernier peut contrôler l’exécution effective des travaux sous-traités et le montant de la créance du sous-traitant » (CE, 9 juin 2017, n° 396358, Sté Keller fondations spéciales ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 207, note M. Ubaud-Bergeron). Le pouvoir de contrôle du maître d’ouvrage lui permet de vérifier que les travaux réalisés par le sous-traitant correspondent bien à ce qui était prévu par le marché. Si ce n’est pas le cas, le maître d’ouvrage peut refuser de procéder au paiement direct du sous-traitant. En revanche, cette possibilité de refus doit être strictement entendue. En effet, le Conseil d’Etat considère par ailleurs « qu’en l’absence de modification des stipulations du contrat de sous-traitance relatives au volume des prestations du marché dont le sous-traitant assure l’exécution ou à leur montant, le maître de l’ouvrage et l’entrepreneur principal ne peuvent, par un acte spécial modificatif, réduire le droit au paiement direct du sous-traitant dans le but de tenir compte des conditions dans lesquelles les prestations sous-traitées ont été exécutées » (CE, 27 janv. 2017, n° 397311, Sté Baudin Châteauneuf Dervaux ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 88, note M. Ubaud-Bergeron). En réalité, dans les deux situations le juge fait prévaloir les engagements contractuels initiaux sur d’autres considérations, qu’il s’agisse du droit au paiement direct reconnu par les textes ou de l’étendue des modifications que les cocontractants peuvent apporter aux stipulations du contrat.

Les solutions présentées n’ont cependant pas pour objet de mettre à mal le droit au paiement direct du sous-traitant. Le Conseil d’Etat vient en effet de confirmer qu’il s’agissait d’un droit protégé dans la mesure où, lorsque la demande de paiement direct a été effectuée en temps utile, il ne saurait être remis en cause ni par l’établissement du décompte général, ni par le fait que les prestations effectuées par le sous-traitant ont été réglées au titulaire (CE, 23 oct. 2017, n° 410235, Sté Colas Île-de-France Normandie c/ Cne Vivier-au-Court ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 273, note P. Devillers).

Preuve de la capacité économique et financière des candidats à l’attribution d’un marché public

La Cour de justice de l’Union européenne a dû rappeler sa position s’agissant des moyens de preuve utilisables par les candidats dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché public (CJUE, 13 juill. 2017, aff. C-76/16, Ingsteel spol . s r. o. et Metrostav a.s. c/ Úrad pre verejné obstarávanie ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 227, note W. Zimmer). Elle rappelle ainsi que les textes offrent « une assez grande liberté aux pouvoirs adjudicateurs » pour déterminer quels sont « les références probantes qui doivent être produites par les candidats ou les soumissionnaires en vue de justifier de leur capacité économique et financière ». Cette liberté se retrouve également « en ce qui concerne les niveaux minimaux de capacité économique et financière » (pt. 32). Pour autant, cette liberté des pouvoirs adjudicateurs n’est pas inconditionnée et la Cour rappelle que « les niveaux minimaux de capacités exigés pour un marché déterminé doivent être liés et proportionnés à l’objet du marché », ce qui implique que les exigences en termes de capacité économique et financière soient « adaptées à l’importance du marché concerné en ce sens qu’elles constituent objectivement un indice positif de l’existence d’une assise économique et financière suffisante pour mener à bien l’exécution de ce marché, sans toutefois aller au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire à cette fin » (pt. 33). En l’espèce, la Cour de justice considère que l’association slovaque de football pouvait légalement exiger des soumissionnaires qu’ils justifient leurs capacités économiques et financières en présentant « une attestation émanant d’un établissement bancaire aux termes de laquelle ce dernier s’engage à consentir un prêt à hauteur du montant fixé dans cet avis de marché et à garantir à ce soumissionnaire la disponibilité de ce montant pendant toute la durée de l’exécution du marché » (pt. 41). Cette solution est assez classique mais la Cour a également dû préciser dans quelles hypothèses un soumissionnaire pouvait légitimement apporter la preuve de sa capacité économique et financière par un autre moyen que celui demandé par le pouvoir adjudicateur. Les directives autorisent en effet les candidats qui ne peuvent pas fournir les éléments de preuve demandés « pour une raison justifiée » à prouver leurs capacités en utilisant d’autres documents appropriés. Ici, la Cour renvoie la balle aux juridictions nationales en considérant que ce sont ces dernières qui doivent vérifier que l’opérateur économique se trouvait dans « l’impossibilité objective de produire les références demandées » (pt. 48). Cette solution permet donc de rappeler que les pouvoirs adjudicateurs ne sont pas tenus d’admettre tous les moyens de preuve produits par les soumissionnaires : ils ne doivent accepter des moyens de preuve différents de ceux exigés que lorsque des raisons objectives empêchent certains soumissionnaires de produire de telles preuves. Cette solution permet de préserver le principe d’égalité sans dénier une capacité de choix aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices.

Qu’il s’agisse d’évolutions « purement internes » ou d’évolutions provoquées par la jurisprudence ou par la législation européenne, le droit des marchés publics reste un droit dont les contours ne cessent de devoir être précisés. Ces changements s’expliquent sans doute à la fois par la sophistication des règles applicables et par l’importance des enjeux financiers en cause.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 230.

   Send article as PDF   
ParJDA

La notion de contrat administratif et son régime : quelques évolutions

Art. 229.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Comme annoncé (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 191. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1870), la notion de contrat administratif continue de faire parler d’elle ! Du point de vue de cette notion elle-même, le développement des qualifications législatives devrait avoir pour conséquence de ne plus devoir se prononcer qu’à la marge sur la question de la qualification des contrats. Pourtant, des incertitudes demeurent. Ainsi, s’agissant de la qualification comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé, la convention passée par la commune de Fontvieille afin de confier l’exploitation de deux sites touristiques continue de faire parler d’elle et démontre toutes les difficultés qui peuvent surgir dans certaines hypothèses. Par ailleurs, le contentieux des contrats passés par des personnes privées dans le cadre des concessions d’aménagement permet de confirmer la rigidité du critère organique retenu dans le cadre de la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif. Enfin, le développement de la contractualisation amène à s’interroger davantage sur la distinction entre les vrais contrats et les « faux » contrats. Le Conseil d’Etat a dû rendre un arrêt en ce sens au mois de juillet 2017, refusant de voir un contrat là où les textes semblaient en reconnaître un.

Au-delà des interrogations que continue de susciter ponctuellement la notion même de contrat administratif, c’est son régime juridique qui continue d’évoluer. Le contentieux contractuel a en effet connu de nouveaux développements au détriment du recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat vient en effet de reconnaître l’existence d’un nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers. Par ailleurs, les décisions rendues concernant le régime juridique des contrats administratifs confirment qu’il ne s’agit pas de contrats comme les autres. Ainsi, le Conseil d’Etat continue de façonner l’intérêt général susceptible d’être invoqué pour préserver le contrat en intégrant désormais les conséquences financières qu’une résiliation peut avoir pour la personne publique contractante. Enfin, il sera fait état d’un arrêt de cour administrative d’appel qui confirme que ce même intérêt général irrigue le régime juridique des contrats administratifs en refusant que l’exception d’inexécution ne soit largement admise.

Retour de Fontvieille : des difficultés de qualifier une convention confiant la gestion d’un site touristique à un tiers !

La Cour administrative d’appel de Marseille a dû se prononcer à propos de la convention par laquelle la commune de Fontvieille avait confié à Madame B la gestion et l’exploitation de deux sites touristiques (CAA Marseille, 29 mai 2017, n° 16MA04745, B. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 216, note G. Eckert). Cet arrêt fait suite à celui rendu par le Conseil d’Etat à la fin de l’année 2016 (CE, 9 décembre 2016, n° 396352, Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 52, note G. Eckert ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109, note C. Cubaynes, http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1191; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). En effet, le juge administratif suprême avait cassé l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel en février 2015 avant de renvoyer l’affaire devant elle.

La question posée à la Cour était, une fois de plus, celle de la qualification de la convention liant Mme B à la commune de Fontvieille. Sur ce point, la Cour commence par rejeter la qualification de délégation de service public en reprenant la solution retenue par le Conseil d’Etat. Elle s’appuie pour cela sur l’ « absence d’implication dans l’organisation de l’exploitation touristique des sites en cause de la commune » mais également sur « la faculté donnée à la preneuse de révoquer la convention à tout moment » et sur « la brièveté du préavis applicable ». Elle en déduit donc que le contrat « n’avait pas pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux ; qu’elle ne saurait, dès lors, être regardée comme une délégation de service public ». Pour autant, la Cour ne s’arrête pas là et s’interroge plus largement sur la possibilité de qualifier cette convention de contrat administratif. Elle va, sur ce point, rejeter tour à tour les différentes possibilités permettant de retenir une telle qualification. C’est ainsi en premier lieu la qualification de convention d’occupation du domaine public qu’elle rejette. Elle précise ainsi que l’un des deux sites touristiques appartient à des personnes privées, tandis que le second ne constitue pas une dépendance du domaine public de la commune mais relève de son domaine privé. Sur ce fondement la Cour en déduit donc que « la convention en litige ayant pour objet, pour partie, la sous-location d’immeubles privés et pour partie, la mise en valeur, par sa mise à la disposition d’une personne privée, d’une dépendance du domaine privé communal, n’affectant ni son périmètre, ni sa consistance, ne peut être regardée comme une convention d’occupation du domaine public ». Cette solution est néanmoins discutable car, pour rejeter l’appartenance du second site au domaine public communal, la Cour relève l’absence d’affectation à un service public ou à l’usage direct du public. Or cette même Cour, pour rejeter la qualification de délégation de service public, a considéré que la convention ne faisait pas participer « directement » Mme B au service public culturel, ce qui laisse à penser qu’il y avait donc bien un service public dans cette affaire…

Quoi qu’il en soit, la Cour administrative d’appel de Marseille rejette cette seconde possibilité de qualification du contrat. Elle va ensuite successivement préciser que la convention « ne porte pas sur la réalisation de travaux publics » et « qu’elle ne comporte aucune clause exorbitante du droit des communes » afin d’exclure – définitivement ? – sa qualification comme contrat administratif. Partant de ce constat, la Cour considère que le litige est porté devant une juridiction incompétente pour en connaître. Ce sont donc les juridictions judiciaires qui doivent en connaître, « sans que puisse y faire obstacle la clause d’attribution de compétence à la juridiction administrative figurant à son article 9, ni la circonstance que le Conseil d’État, se prononçant comme juge de cassation dans sa décision susvisée du 9 décembre 2016, n’a pas relevé d’office un moyen d’ordre public tiré de l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître du présent litige ». Cette solution est surprenante à deux points de vue. Tout d’abord, comme le souligne le commentaire de Gabriel Eckert sous cet arrêt, parce qu’ « une telle solution, adoptée après sept années de procédures et cinq décisions des juridictions administratives, illustre la complexité des qualifications juridiques du droit des contrats publics et la difficulté de la situation des parties qui peut en découler » (préc.). Ensuite, et peut-être surtout, parce qu’il n’est pas certain que la qualification retenue par la Cour soit confirmée par la suite. En effet, le premier arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille en 2015 envisageait la qualification du contrat comme convention d’occupation du domaine public, même si c’était pour considérer qu’il avait « pour objet essentiel de faire participer Mme B. à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux » et n’emportait que « de manière accessoire occupation du domaine public » (CAA Marseille, 13 févr. 2015, n° 13MA02242, D. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 96, obs. H. Hoepffner). Enfin, il n’est pas certain que les juridictions judiciaires retiennent un même raisonnement et qualifient le contrat de droit privé, d’autant que, comme le relève la Cour, le Conseil d’Etat n’a pas relevé un tel moyen qui est pourtant d’ordre public… Cet arrêt, s’il n’offre pas une solution nouvelle, permet donc de mesurer qu’il existe encore des hypothèses dans lesquelles la qualification d’un contrat passé par une personne publique comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé continue de poser des difficultés !

Contrat administratif ou de droit privé : quand le Conseil d’Etat rappelle la prévalence du critère organique de définition…

Dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 404481, Sté Les Compagnons Paveurs ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 269, obs. H. Hoepffner), le Conseil d’Etat est venu rappeler toute l’importance du critère organique de définition pour qualifier un contrat d’administratif. En l’espèce, était en cause un marché conclu par la société d’économie mixte d’aménagement Brest Métropole Aménagement (BMA) avec la société  » Les Compagnons Paveurs « . Il s’agissait donc d’un marché conclu entre deux personnes morales de droit privé même si l’une d’entre elles, la société d’économie mixte, était chargée de réaliser une zone d’aménagement concertée (ZAC) par une personne publique. En effet, la société d’économie mixte avait conclu une concession d’aménagement avec la communauté urbaine Brest Métropole Océane. Or, cette société avait décidé de résilier le marché passé avec la société « Les compagnons paveurs » pour un motif d’intérêt général. C’est donc afin d’obtenir réparation du préjudice résultant de la résiliation de ce contrat que l’attributaire du marché a décidé de saisir le tribunal administratif de Rennes. Ce dernier a rejeté la demande en raison de l’incompétence de la juridiction administrative tandis que, saisie en appel, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté la requête d’appel. Après avoir cassé l’ordonnance rendue par la cour administrative d’appel de Nantes, le Conseil d’Etat a choisi de régler l’affaire au fond et de se prononcer sur la qualification du contrat.

De manière classique, le Conseil d’Etat refuse de qualifier le marché en cause de contrat administratif en rappelant l’absence du critère organique de définition. En effet, la présence d’une personne publique au contrat est un critère quasiment indispensable pour qualifier un contrat de contrat administratif (TC, 3 mars 1969, Société Interlait ; rec. 682 ; AJDA 1969, p. 307, concl. J. Kahn, note A. de Laubadère), ce qui est confirmé par le Conseil d’Etat en plusieurs étapes.

Il commence par envisager l’une des seules hypothèses permettant de contourner le critère organique en s’interrogeant sur l’existence d’un mandat confié par une personne publique à la société d’économie mixte. Cette possibilité est admise depuis longtemps (CE, sect., 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine ; rec. p. 326 ; AJDA 1975, p. 345, chron. M. Franc et M. Boyon ; D. 1976, jurispr. p. 3, note F. Moderne ; RDP 1976, p. 1730 ; TC, 7 juill. 1975, Commune d’Agde ; rec. p. 798 ; D. 1977, jurispr. p. 8, note C. Bettinger ; JCP G 1975, II, 18171, note F. Moderne) mais ses conditions de mise en œuvre sont désormais resserrées. Or, le juge administratif considère de façon classique que les conventions d’aménagement ne constituent pas des mandats lorsqu’elles n’ont pas pour seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement (CE, 11 mars 2011, n° 330722, Communauté d’agglomération du Grand Toulouse ; BJDU 2011, p. 198, concl. N. Boulouis ; AJDA 2011, p. 534 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 130, obs. P. Devillers ; RDI 2011, p. 278, note R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 238, obs. O. Didriche). C’est justement ce qui justifie le rejet de la présence d’un mandat en l’espèce. En effet, le Conseil d’Etat indique que la concession d’aménagement en cause « n’a pas comme seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la communauté urbaine Brest Métropole Océane dès leur achèvement ou leur réception ; que, dès lors, la société BMA ne peut être regardée comme un mandataire agissant pour le compte de la communauté urbaine, y compris lorsqu’elle conclut des marchés de travaux ayant pour objet la réalisation d’équipements destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement ». Il considère alors que  « le contentieux relatif à l’exécution et à la résiliation du marché de travaux conclu entre la société BMA et la société  » Les Compagnons Paveurs « , qui sont deux personnes morales de droit privé, ne relève pas de la compétence du juge administratif ».

Pour autant, le Conseil d’Etat prend soin de préciser – ce qui ne semblait nullement indispensable en l’espèce – que les prérogatives de puissance publique confiées à la société d’économie mixte, la qualité de pouvoir adjudicateur au sens de l’ordonnance du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics, le fait que le marché fasse référence au cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, les clauses exorbitantes contenues dans ce marché, et le fait qu’il ait pour objet l’exécution de travaux publics sont sans incidence sur sa qualification comme contrat de droit privé. Ce faisant, le juge administratif suprême rappelle plusieurs choses. Tout d’abord, contrairement à ce qui est possible s’agissant des actes administratifs unilatéraux, l’exercice de prérogatives de puissance publique par une personne privée ne permet pas de dépasser le critère organique de définition du point de vue du droit des contrats administratifs. L’existence de clauses exorbitantes est également sans incidence (TC, 6 mars 1990, AFPA ; Dr. adm. 1990, comm. 341). Par ailleurs, le caractère attractif de la notion de travail public ne permet pas non plus de passer outre ce critère. En effet, « le critère organique a un effet attractif au profit de l’ordre judiciaire qui prime sur l’effet attractif au profit du juge administratif des travaux publics » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz 2016, p. 77 ; l’auteur rappelle la jurisprudence Solon : TC, 7 janvier 1972, SNCF c/Solon, rec. p.844). Enfin, et surtout, l’unité du droit de la commande publique ne permet pas de dépasser le clivage entre contrats administratifs et contrats de droit privé même si, sur le fond, ces contrats obéissent en grande partie à un régime juridique identique.

Cette solution, rendue sous l’empire de la réglementation antérieure à la réforme de la commande publique, ne devrait cependant pas évoluer dans l’immédiat. Le contentieux des contrats de la commande publique reste partagé entre les deux ordres de juridiction sur le fondement de la qualification administrative ou de droit privé du contrat. Or, la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif reste strictement encadrée, notamment au travers du critère organique de définition.

Vrai contrat et faux contrat : prévalence de la situation légale et réglementaire des usagers d’un service public administratif géré par une personne publique

Le contrat est partout et l’action publique ne semble plus en mesure de se passer de l’utilisation de l’outil contractuel. A cette « époque du tout contractuel » (L. Richer, « La contractualisation comme technique de gestion des affaires publiques », AJDA 2003, p. 973), la question de la qualification des actes utilisés dans le cadre de la contractualisation continue d’interroger. Or, ce sont souvent les administrés qui se trouvent placés au cœur de ces interrogations, les habillages contractuels ayant tendance à obscurcir les situations. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 5 juillet 2017 en constitue une parfaite illustration (CE, 5 juill. 2017, n° 399977, A… ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 226, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 2418, note G. Clamour ).

Dans cette affaire le juge devait se prononcer sur la situation de Madame B, une personne âgée prise en charge par le centre communal d’action sociale (CCAS) de Quimper et bénéficiant à ce titre d’une prestation d’aide à domicile. A l’occasion d’un transfert sur fauteuil roulant par un agent du CCAS, Madame B. a été victime d’une chute entraînant une intervention chirurgicale et son hospitalisation. Madame B, puis sa fille intervenant en sa qualité d’ayant-droit, ont donc cherché à engager la responsabilité du CCAS. Le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ont successivement rejeté leurs demandes d’indemnisation sur le fondement de la responsabilité contractuelle. En effet, Madame B avait signé un « contrat de prise en charge » avec le CCAS conformément à l’article L. 311-4 du code de l’action sociale et des familles, lequel prévoit que, dans une telle situation, « un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne ». Les juges de première instance et d’appel ont donc considéré que ce contrat de prise en charge constituait le fondement de la relation entre Madame B et le CCAS et que, par conséquent, l’action en responsabilité était engagée sur le terrain contractuel. Ce n’est cependant pas la position retenue par le Conseil d’Etat dans cette affaire, rappelant la précarité des qualifications retenues par les textes dans le cadre de la contractualisation.

Il rappelle en effet que le CCAS est un établissement public administratif prenant en charge un service public administratif, ce qui induit « que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge ». Ainsi, le Conseil d’Etat considère que la qualification retenue par le code de l’action sociale et des familles doit céder le pas face au principe selon lequel les usagers d’un service public administratif géré par une personne publique sont dans une situation légale et réglementaire de droit public. Afin de faire prévaloir cette règle et pour justifier l’annulation de l’arrêt attaqué, il précise d’ailleurs « que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public ». Dès lors, il est possible d’affirmer que, pour le Conseil d’Etat, le contrat signé n’en est pas véritablement un. Il confirme ainsi que, dans le cadre de l’action publique, l’habillage contractuel ne suffit pas et qu’il existe à la fois de « vrais » contrats administratifs et de « faux » contrats.

Du changement pour les tiers : fin du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables de l’exécution du contrat et admission du recours en résiliation du contrat

Depuis 1964 les tiers au contrat bénéficiaient de la possibilité de contester les actes détachables de l’exécution du contrat par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, sect., 24 avr. 1964, SA de livraisons industrielles et commerciales : Lebon, p. 239 ; AJDA 1964, p. 293, chron. J. Fourré et M. Puybasset et p. 308, concl. M. Combarnous). Le principal intérêt de ce recours était de leur permettre de contester le refus de la personne publique de résilier le contrat. Toutefois, le maintien de cette solution semblait peu cohérent au regard des évolutions du contentieux de la passation des contrats administratifs. En effet, « ce contentieux relève désormais pour l’essentiel de la pleine juridiction qu’il soit engagé à l’initiative des parties (CE, ass., 28 déc. 2009, n° 304802, Cne Béziers : JurisData n° 2009-017292) ou à celle des tiers (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 359994, Dpt Tarn-et-Garonne) », ce qui rendait « donc paradoxal que le recours pour excès de pouvoir subsistât dans le contentieux de l’exécution où son existence est toujours apparue comme peu naturelle » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Le nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 8).

C’est donc la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a abandonné sa jurisprudence de 1964 dans son arrêt SMPAT du 30 juin 2017 (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Synd. mixte de promotion de l’activité transmanche-SMPAT ; AJDA 2017, p. 1359 et p. 1669, chron. G. Odinet et S. Roussel ; AJ contrat 2017, p. 387, obs. J.-D. Dreyfus ; AJCT 2017, p. 455, obs. S. Hul ; RTD com. 2017, p. 587, obs. F. Lombard ; RFDA 2017, p. 937, concl. G. Pellissier ; JCP A 2018, n°2, 2015, obs. F. Linditch ; DA 2017, comm. 51, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 249, note J.-P. Pietri ; repère 8, préc.). Dans cet arrêt, était en cause la délégation de service public conclue par le SMPAT avec la société Louis Dreyfus Armateurs SAS pour l’exploitation d’une liaison maritime entre Dieppe et l’Angleterre. Probablement mécontentes de la concurrence que cette liaison faisait peser sur leurs activités, les sociétés qui exploitent le tunnel sous la Manche ont demandé au SMPAT de prononcer la résiliation de ce contrat en considérant qu’il ne s’agissait pas d’une délégation de service public mais d’un marché public, lequel aurait dû être passé en application des dispositions du code éponyme. Le silence gardé par le président du SMPAT pendant plus de deux mois ayant fait naître une décision implicite de rejet, les sociétés exploitant le tunnel sous la Manche ont alors cherché à mettre en œuvre la jurisprudence LIC de 1964 afin que le juge impose au SMPAT de résilier le contrat. Leur recours pour excès de pouvoir contre la décision implicite refusant de résilier le contrat a d’abord été rejetée par le tribunal administratif de Rouen avant d’être, en appel, accueillie par la Cour administrative d’appel de Douai. Appliquant la jurisprudence classique en la matière, cette dernière a en effet considéré que le contrat passé devait être qualifié de marché public et que la décision implicite de refus devait être annulée en raison du non-respect des dispositions du code. Elle a donc enjoint au SMPAT de résilier le contrat dans un délai de six mois. Le SMPAT a alors saisi le Conseil d’Etat. Afin d’éviter que cette solution n’entraîne des conséquences trop importantes avant que l’avenir de la convention ne soit envisagé en cassation, le juge administratif suprême a décidé d’ordonner le sursis à exécution de l’arrêt de la cour administrative d’appel en attendant de statuer sur le pourvoi. C’est donc ce pourvoi qui a été examiné par la section du contentieux le 30 juin 2017.

En toute logique, et si l’on s’en tient à sa jurisprudence antérieure, le Conseil d’Etat aurait dû valider la solution retenue par la cour administrative d’appel, ne serait-ce que du point de vue de la recevabilité du recours (la qualification du contrat pouvant être sujette à davantage de discussions). Il a cependant préféré abandonner sa jurisprudence antérieure au profit d’une solution nouvelle qui semble plus cohérente au regard des évolutions récentes du contentieux contractuel. Le Conseil d’Etat affirme ainsi, dans un nouveau considérant de principe, « qu’un tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par une décision refusant de faire droit à sa demande de mettre fin à l’exécution du contrat, est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction tendant à ce qu’il soit mis fin à l’exécution du contrat ; que s’agissant d’un contrat conclu par une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu’au représentant de l’Etat dans le département ».

Il consacre ainsi un nouveau recours de plein contentieux ouvert aux tiers aux contrats administratifs pour contester les mesures d’exécution de ces derniers, ainsi qu’aux membres des organes délibérants des collectivités territoriales et au représentant du département. Il s’inscrit dans la lignée directe de sa jurisprudence Tarn et Garonne confirmant que le contentieux contractuel doit désormais se régler avant tout devant le juge du contrat et non devant le juge de l’excès de pouvoir. En effet, en consacrant l’existence d’un tel recours, le Conseil d’Etat abandonne la possibilité pour les tiers de saisir le juge de l’excès de pouvoir afin de faire annuler les mesures d’exécution du contrat, et notamment les décisions refusant de le résilier. Cette nouvelle solution permet d’ « éviter que les tiers au contrat disposent de plus de droits que les parties elles-mêmes et puissent obtenir des annulations auxquelles ces dernières ne peuvent prétendre » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, préc.). En effet, le juge encadre strictement les conditions d’utilisation de ce nouveau recours, tant du point de vue des moyens invocables que de l’intérêt à agir.

Tout d’abord, le Conseil d’Etat offre une énumération stricte des moyens susceptibles d’être invoqués par les tiers devant le juge du contrat. Trois hypothèses sont ainsi envisagées. En premier lieu, ils peuvent demander la résiliation du contrat lorsque « la personne publique contractante était tenue de mettre fin à son exécution du fait de dispositions législatives applicables aux contrats en cours » et qu’elle ne l’a pas fait. En deuxième lieu, la demande de résiliation peut intervenir lorsque « le contrat est entaché d’irrégularités qui sont de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Enfin, et en dernier lieu, la résiliation peut être demandée au nom de l’intérêt général, le juge précisant qu’il faut alors que « la poursuite de l’exécution du contrat (soit) manifestement contraire à l’intérêt général » et que « les requérants peuvent se prévaloir d’inexécutions d’obligations contractuelles qui, par leur gravité, compromettent manifestement l’intérêt général ». Dès lors, les moyens à la disposition des tiers requérants apparaissent comme davantage limités qu’auparavant dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il n’est notamment plus question pour eux de fonder leur demande sur l’illégalité de la procédure de passation – ce qui semble logique dans la mesure où de tels moyens sont utilisables dans le cadre du recours Tarn et garonne –, comme le précise le Conseil d’Etat de manière superfétatoire à la fin de son arrêt. Il n’est pas non plus possible de fonder les recours devant le juge du contrat sur des irrégularités « tenant aux conditions et formes dans lesquelles la décision de refus a été prise ».

Par ailleurs, confirmant sa jurisprudence récente, le Conseil d’Etat choisit d’encadrer strictement l’intérêt à agir des requérants. Il considère en effet par principe que « les moyens soulevés doivent […] être en rapport direct avec l’intérêt lésé dont le tiers requérant se prévaut ». Cela signifie pour le juge que les requérants ne peuvent pas se présenter devant lui comme des défenseurs objectifs de la légalité (on serait tenté de dire comme des justiciers de la légalité !). Il n’en va autrement que lorsque le recours en résiliation émane du représentant de l’Etat dans le département ou de l’un des membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales qui a passé le contrat, cette solution étant justifiée « compte-tenu des intérêts dont ils ont la charge ». Ces derniers sont en effet supposés agir au nom de l’intérêt général, qu’il soit national ou local, afin notamment de préserver les finances des personnes publiques cocontractantes (même si l’on a vu, dans le cadre de cette même chronique, que l’appréciation de leur intérêt à agir n’est pas sans limite : voir les développements sur les règles de la commande publique). En l’espèce, c’est justement cette question de l’intérêt à agir qui justifie que le Conseil d’Etat casse l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Douai. Le juge considère en effet qu’en se fondant seulement sur « l’atteinte portée par l’exécution de la convention en litige » aux intérêts commerciaux des sociétés requérantes « compte tenu de la situation de concurrence existant entre la liaison maritime transmanche objet du contrat et l’exploitation du tunnel sous la Manche », sans rechercher si la poursuite de l’exécution du contrat « était de nature à léser les intérêts de ces sociétés de façon suffisamment directe et certaine, la cour administrative d’appel de Douai a entaché son arrêt d’une erreur de droit ».

Enfin, il convient de souligner que même dans l’hypothèse où le recours s’avèrerait recevable et fondé, le juge du contrat n’est pas tenu d’ordonner la résiliation du contrat. Il peut renoncer à le faire si sa décision porte « une atteinte excessive à l’intérêt général ». De plus, même lorsqu’il décide qu’il doit être mis fin au contrat, le juge a la possibilité d’ordonner cette résiliation avec un effet différé. Le juge administratif apparaît ainsi comme le garant de l’intérêt général au travers de la stabilité des relations contractuelles.

Dans son arrêt du 30 juin le Conseil d’Etat n’a cependant pas eu à s’interroger sur la nécessité de maintenir le contrat au-delà de certaines illégalités. Il a en effet considéré que c’était à bon droit que le tribunal administratif de Rouen avait rejeté les demandes des deux sociétés exploitant le tunnel sous la Manche dans la mesure où « leur seule qualité de concurrent direct sur les liaisons transmanche de courte durée […] ne suffit pas à justifier qu’elles seraient susceptibles d’être lésées dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l’exécution du contrat […] pour être recevables à demander au juge du contrat qu’il soit mis fin à l’exécution de celui-ci ». Il s’agit d’une solution relativement stricte dans la mesure où – en dépit des différents modes de transport utilisés – les sociétés requérantes se trouvent en concurrence avec l’attributaire du contrat sur les liaisons transmanche. Elle démontre ainsi que ce qui importe réellement c’est le lien qui doit exister entre les moyens soulevés et les intérêts lésés, ce qui confirme la volonté du juge du contrat de ne pas ouvrir trop facilement son prétoire aux tiers.

En abandonnant la voie du recours pour excès de pouvoir contre les décisions refusant la résiliation et en encadrant strictement les possibilités d’action des tiers dans le cadre du nouveau recours en résiliation du contrat, le Conseil d’Etat tend à asseoir l’idée selon laquelle les contrats administratifs sont avant tout des contrats, ce qui implique que leur contentieux soit en principe réservé aux parties.

L’intérêt général intègre les considérations financières lorsqu’il s’agit de refuser la résiliation du contrat

Saisi en cassation d’un recours contre la délibération d’un conseil municipal approuvant l’attribution d’un contrat de partenariat, le Conseil d’Etat va confirmer que la procédure de passation était irrégulière mais refuser d’ordonner la résiliation du contrat (CE, 5 juill. 2017, n° 401940, Cne Teste-de-Buch ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 250, note G. Eckert ; AJDA 2017, note D. Riccardi). Il rappelle en effet « qu’il appartient au juge de l’exécution, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, d’enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d’entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée ». Il s’agit là d’une reprise de son considérant classique en la matière (CE 21 février 2011, n° 337349, Société Ophrys ; AJDA 2011, p. 356 ; RDI 2011, p. 277, obs. R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 419, obs. F. Scanvic ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 226, obs. F. Llorens, et comm. 123, note. J.-P. Pietri).

Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat considère que la cour administrative d’appel de Bordeaux a entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique en en jugeant que la résiliation ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Le juge administratif suprême considère en effet que les conséquences importantes qu’aurait la résiliation pour les finances de la commune portent une atteinte excessive à l’intérêt général. Les intérêts financiers des collectivités intègrent donc, en matière contractuelle, la notion plus large d’intérêt général.

Maintien (relatif) du rejet de l’exception d’inexécution

Dans son arrêt Grenke Location (CE, 8 oct. 2014, n° 370644, Sté Grenke location : Contrats-Marchés publ. 2014, repère 11, F.L. et P.S-C. et comm. 329, note G. Eckert ; AJDA 2015, p. 396, note F. Melleray ; BJCP 2015, n° 98, p. 3, concl. G. Pellissier ; Dr. adm. 2015, comm. 12, note F. Brenet ; RFDA 2015, p. 47, Ch. Pros-Phalippon), le Conseil d’Etat a admis la possibilité pour les parties à un contrat administratif de prévoir « les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ». Cette possibilité n’est cependant ouverte que si le contrat « n’a pas pour objet l’exécution même d’un service public ».

Néanmoins, et c’est ce qu’est venu rappeler la Cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes, 12 avr. 2017, n° 16NT00758 , A c/ Cne Rivière Saint-Sauveur ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 163, obs. H. Hoepffner), si le contrat ne prévoit pas une telle possibilité dans ses clauses, il est impossible pour le cocontractant de l’administration de se prévaloir d’une quelconque exception d’inexécution. Cette solution, déjà exprimée par le Conseil d’Etat (CE, 19 juill. 2016, n° 399178, Sté Schaerer Mayfield France ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 238, obs. H. Hoepffner), confirme que « le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d’en assurer l’exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l’Administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l’initiative de résilier unilatéralement le contrat ».

Les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’administration justifient donc le maintien du contrat administratif même en cas de défaillance de cette dernière. Ce principe ne souffre d’aucune exception lorsqu’il tire son fondement de l’objet de service public du contrat, et il n’admet que des dérogations limitées dans les autres hypothèses sur le fondement de la liberté contractuelle.

Ces différentes affaires permettent de mesurer à quel point la notion de contrat administratif peut se révéler déterminante. Même si cela ne représente qu’une part infime du contentieux contractuel, elle permet encore dans un certain nombre d’hypothèse de déterminer quel doit être le régime juridique applicable. Surtout, elle continue d’entraîner l’application d’un nombre important de règles spécifiques fondées sur la poursuite de l’intérêt général et qui ne concernent pas les contrats de droit privé, même lorsque ces derniers constituent des contrats publics ou de la commande publique. Cette dernière situation peut cependant surprendre si l’on considère que les contrats publics de droit privé cherchent également – mais sans doute de manière moins directe – à satisfaire l’intérêt général.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 229.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les évolutions du droit de la commande publique (chronique de février 2018)

Art. 228.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Les évolutions du droit de la commande publique :
Molière n’est pas tout

Le protectionnisme est-il compatible avec le droit de la commande publique ? Jusqu’à présent la réponse semblait évidente : non, les principes fondamentaux de la commande publique comme le droit de l’Union européenne ne le permettent pas. Le débat européen sur les travailleurs détachés a cependant relancé la question. Il a en effet conduit certains exécutifs locaux à chercher à utiliser le droit de la commande publique comme un outil au service du protectionnisme. Ils ont alors décidé d’intégrer des clauses d’interprétariat ou imposant la maîtrise du français dans leurs marchés publics. Il est difficile de savoir si les personnes à l’origine de ces clauses espéraient réellement que le dispositif soit validé par le juge ou s’il ne s’agissait là que d’une posture politique afin de pouvoir, une fois de plus, affirmer leur défiance à l’égard de l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de l’époque a entendu dénoncer de tels dispositifs en demandant aux préfets de déférer les clauses dites « Molière » au juge administratif (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/05/cir_42125.pdf ; AJDA 2017, p. 910, obs. J.-M. Pastor). Les juridictions administratives ont donc été saisies et le Conseil d’Etat a été amené à rendre un premier arrêt sur la question. Une solution surprenante a été retenue, ce qui nous fait dire que rien n’est en définitive réglé et que les débats devraient se poursuivre encore pendant quelques temps…

Molière ne doit cependant pas faire oublier les autres évolutions, dont certaines devraient marquer plus profondément le droit de la commande publique. Les plus remarquables concernent le contentieux des contrats de la commande publique. Le juge administratif est ainsi venu préciser comment apprécier l’intérêt à agir dans le cadre du référé précontractuel, mais également comment apprécier l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension introduit par les membres de l’organe délibérant d’une collectivité. Il poursuit ainsi son travail de redéfinition et de systématisation du contentieux contractuel. Par ailleurs, le tribunal administratif de Toulouse est venu relancer les débats sur la qualification des contrats de mobilier urbain dans le cadre de la nouvelle réglementation. Enfin, le Conseil d’Etat a fait une première application de la notion de risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession, tout en maintenant l’esprit de sa jurisprudence antérieure.

Clauses « Molière » : le politique, le juge et le droit

Les clauses « Molière » ont fait couler beaucoup d’encre et elles continueront, à n’en pas douter, de le faire (v. notamment : P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; DA n°4, avril 2017, repère 4 ; O. Didriche, « Un peu de prose au sujet de la clause « Molière »…, AJCT 2017, p. 173 ; A. Mangiavillano, « La clause Molière, une tartufferie ? », D. 2017, p. 968 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Molière si tu savais ! », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1). S’il est possible de considérer que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 4 décembre 2017 n’est que la première étape d’un long feuilleton (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la ; JCP A 2017, act. 809 ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; AJDA 2017, p. 2383 ; JCP Social, n°51-52, décembre 2017, 1423, note J.-P. Lhernould) c’est parce que l’argumentation retenue n’est pas franchement convaincante. Néanmoins, avant d’aborder cette question, il convient de faire état d’une difficulté terminologique qui doit être dépassée, n’en déplaise à Molière.

En effet, les débats récents centrés autour de la « clause » Molière offrent une seule certitude : il est difficile de définir ce qu’est une clause « Molière » et l’on a tendance à confondre sous cette appellation des choses qui ne sont en réalité pas comparables. Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat était en cause un marché public de travaux passé par la région Pays de la Loire dont le cahier des clauses administratives particulières contient deux clauses « d’interprétariat ». La première permet que soit demandée « l’intervention d’un interprète qualifié […] aux frais du titulaire du marché, afin que la personne publique responsable puisse s’assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales qui […] s’applique à leur situation ». La seconde « prévoit que, pour garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier lors de la réalisation de tâches signalées comme présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens, une formation est dispensée à l’ensemble des personnels affectés à l’exécution de ces tâches, quelle que soit leur nationalité ; que cette formation donne lieu, lorsque les personnels concernés par ces tâches ne maîtrisent pas suffisamment la langue française, à l’intervention d’un interprète qualifié ». Le Conseil d’Etat a considéré ces deux clauses comme légales. Il précise en effet qu’elles sont suffisamment liées à l’objet du marché (cons. 8 et 12), mais également qu’elles ne sont pas susceptibles, par leurs effets, « de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union » (cons. 9 et 13). Quelques jours plus tard, c’est le tribunal administratif de Lyon qui a été amené à se prononcer sur une autre clause qualifiée de « Molière » (TA Lyon, 13 déc. 2017, n° 1704697, Préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes ; JCP A 2017, act. 874, veille L. Erstein). En l’espèce, ce n’était pas un marché public précis qui était visé mais la délibération du conseil régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes du 9 février 2017 approuvant le dispositif régional de lutte contre le travail détaché. Cette délibération modifie le CCAP des marchés de travaux de la région en introduisant deux clauses. La première demande aux entreprises attributaires des marchés de travaux de fournir une attestation sur l’honneur justifiant qu’elles n’ont pas recours au travail détaché. La seconde est une « clause de langue française » par laquelle les titulaires des marchés de travaux s’engagent à ce que tous leurs personnels « maîtrisent la langue française » (et ce « quel que soit leur niveau de responsabilité et quelle soit la durée de leur présence sur le site », le Conseil régional semblant avoir eu à cœur d’expliquer qu’il s’agit là d’une mesure à portée générale ne pouvant souffrir d’aucune exception…). Des sanctions sont également prévues en cas de non-respect de ces clauses. Ainsi, le tribunal souligne notamment que le non-respect de la clause de langue française devra entraîner une pénalité de 5% du montant du marché et que des contrôles sur site seront prévus, ce qui tend à démontrer que le conseil régional souhaitait véritablement faire appliquer de telles clauses et ne pas se limiter à des effets d’annonce. Le tribunal administratif de Lyon a annulé cette délibération pour détournement de pouvoir en considérant que les clauses n’avaient pas pour objet d’assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs mais d’ « exclure les travailleurs détachés des marchés publics régionaux » et de « favoriser les entreprises régionales ».

La présentation rapide de ces deux situations permet donc de mesurer que derrière la clause « Molière » se cachent en réalité des clauses aux contenus très différents (même si l’on peut considérer que les objectifs politiques poursuivis, qu’ils soient ou non assumés, restent les mêmes :  favoriser les opérateurs nationaux ou locaux dans l’attribution des marchés publics). L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne concerne qu’une hypothèse parmi d’autres. Dès lors, l’expression « clause Molière » doit être rejetée en raison de son caractère imprécis, à moins de distinguer les vraies clauses « Molière » d’un côté et les fausses ou les « ersatz » de l’autre (L. Robert, « Clause Molière, Acte II : le coup de théâtre du tribunal administratif de Nantes », note sous TA Nantes, ord., 7 juill. 2017, n° 1704447, Préfet Région des Pays de la Loire ; JCP A 2017, 2218). Il nous semble cependant préférable de n’utiliser qu’une terminologie juridique rigoureuse et de parler de clauses d’interprétariat dans la première hypothèse (celle du marché passé par le conseil régional des Pays de la Loire) et de clauses imposant la maîtrise du français et interdisant le recours au travail détaché dans la seconde (celle de la délibération de la région Auvergne-Rhône-Alpes).

Pour autant, la question centrale dans cette affaire ne porte pas sur la terminologie retenue par les commentateurs mais bien sur l’argumentation développée par le juge. En effet, et au risque d’apparaître comme un censeur (P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; préc.), il est évident que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat est contraire tant aux principes fondamentaux de la commande publique (qui sont, rappelons-le, constitutionnellement protégés…) qu’au droit de l’Union européenne (dont la primauté n’est, en principe, plus discutée…). Dans la mesure où les principes français ne constituent que la reprise des obligations fondamentales imposées au niveau européen depuis l’arrêt Telaustria (CJCE, 7 déc. 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH : Rec. CJCE 2000, I, p. 10745 ; Contrats-Marchés publ. 2001, comm. 50, note F. Llorens ; AJDA 2001, p. 106, note L. Richer ; AJDA 2001, p. 329, chron. H. Legal, C. Lambert et J.-M. Belorgey), c’est sur ce dernier point qu’il convient d’apporter quelques précisions.

Contrairement à ce que soulignait à juste titre Loïc Robert à propos de l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nantes le 7 juillet 2017 (préc.), le droit de l’Union européenne n’est pas « un grand absent » dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat. Il aurait toutefois peut-être mieux valu que tel soit le cas tant le raisonnement retenu semble discutable du point de vue du droit de l’Union européenne. D’ailleurs, il semble possible d’affirmer que le Conseil d’Etat est conscient du caractère discutable de la solution qu’il retient. En effet, après avoir affirmé que les clauses ne sont pas discriminatoires et ne constituent pas des entraves à la libre circulation, il n’arrête pas son raisonnement. Il prend en effet soin de préciser que « le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en jugeant qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union, elle poursuit un objectif d’intérêt général dont elle garantit la réalisation sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ». Pourtant, dans ses conclusions sur cette affaire, Gilles Pellissier invitait la formation contentieuse à censurer les clauses d’interprétariat en se référant. Il justifiait notamment sa position par renvoi à la jurisprudence de la Cour de justice. Il considérait ainsi qu’il existait de « sérieux doutes quant à la possibilité d’introduire de telles clauses au titre des conditions d’exécution du marché ». Surtout, même en envisageant la possibilité que de telles clauses soient justifiées par la poursuite d’un motif impérieux d’intérêt général, il estimait qu’elles ne pouvaient pas être considérées comme proportionnées à l’objectif poursuivi. C’est pour cela qu’il invitait le Conseil d’Etat à annuler l’ordonnance du tribunal administratif et de régler l’affaire au fond en annulant la procédure de passation engagée. Or, ce n’est pas la solution qui a été retenue par le juge.

Le Conseil d’Etat a préféré valider de telles clauses en considérant qu’elles sont, par principe, non discriminatoires et qu’elles ne constituent pas des entraves à la libre circulation. Cette position est particulièrement étonnante tant le contenu de ces clauses semble, au contraire, discriminatoire. Le juge administratif suprême en a d’ailleurs probablement conscience car il prend soin de répondre aux arguments avancés par le ministre de l’intérieur en indiquant, « qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union », le tribunal administratif n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en considérant qu’elles sont proportionnées aux objectifs poursuivis. Et il s’agit là d’un nouveau motif de surprise. S’il est éventuellement possible de considérer, à l’image de Jean-Philippe Lhernould (note précitée), que l’une des deux clauses d’interprétariat en cause dans le litige pourrait « passer le test de proportionnalité » du point de vue du droit de l’Union européenne, ce n’est qu’à condition de vérifier que certaines conditions sont réunies et il n’est pas certain qu’elles soient présentes en l’espèce. Surtout, s’agissant de l’autre clause, il est certain qu’elle ne passera pas un tel test en l’état actuel du droit de l’Union.

L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne cesse donc pas de surprendre et il n’est pas possible, à la lecture des conclusions du rapporteur public, d’imaginer que les juges n’aient pas anticipé cette surprise. Dès lors, l’arrêt rendu ne peut être qu’un appel du pied adressé au juge européen. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne finira nécessairement par être saisie de la question. Le Conseil d’Etat espère ainsi sans doute qu’elle fera évoluer sa jurisprudence et qu’elle validera son raisonnement. Il ne devrait cependant pas oublier toute l’importance qu’elle accorde au principe de non-discrimination.

Référé précontractuel : pour apprécier l’intérêt lésé du requérant pas de comparaison possible

Il semble aujourd’hui acquis que la question de l’intérêt à agir est essentielle dans le cadre du contentieux relatif aux contrats de la commande publique. S’agissant du référé précontractuel, c’est la jurisprudence SMIRGEOMES qui a recentré les débats autour de l’intérêt à agir du requérant en imposant au juge de vérifier que les manquements invoqués sont effectivement susceptibles de lui avoir causé un préjudice (CE, sect., 3 oct. 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, n° 305420 ; Rec. CE 2008, p. 324 ; JCP A 2008, 2291, note F. Linditch ; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 264, note J.-P. Pietri et repère 10, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; RFDA 2008, p. 1128, concl. Dacosta et note Delvolvé). Ainsi, le référé précontractuel ne se conçoit pas comme un recours entièrement objectif qui permettrait de faire prévaloir les obligations de publicité et de mise en concurrence dans toutes les hypothèses.

Cette solution se justifie en termes de sécurité juridique dans la mesure où elle évite la remise en cause systématique des procédures de passation par les requérants devant le juge du référé précontractuel. Elle a ainsi permis de considérer qu’un candidat qui a déposé une offre irrégulière n’est pas susceptible d’être lésé par des manquements survenus au stade de l’examen des offres : il ne peut être lésé que par des vices qui concernent les phases antérieures de la procédure de passation (CE, 27 oct. 2011, n° 350935, Dpt Bouches-du-Rhône ; JCP A 2011, act. 706 ; AJDA 2011, p. 2099 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 343, note G. Eckert ; BJCP 2012, p. 9, concl. N. Boulouis). Le juge administratif considère ainsi que « le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée » (CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Syndicat Ody 1218 Nextline Lloyd’s Londres et Bureau européen d’assurance hospitalière ; CPA 2012, 2327, concl. N. Boulouis ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 198, note J.-P. Pietri ; AJDA 2012, p.790 ; JCP A 2012, 2194, note Linditch). Ainsi, si le référé précontractuel n’apparaît pas comme un recours à dimension entièrement objective, le lien entre les manquements invoqués et le préjudice susceptible d’être subi par le requérant doit quant à lui être apprécié de manière objective. A ce sujet le Conseil d’Etat considère d’ailleurs que, lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas éliminé la candidature ou l’offre du requérant alors qu’il aurait dû le faire, cette circonstance n’empêche pas le juge du référé précontractuel de retenir cette irrégularité pour considérer que le requérant n’est pas susceptible d’être lésé par les manquements qu’il invoque (CE, 2 oct. 2013, n° 368900, Département de Lot-et-Garonne ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 307, note G. Eckert ; D. 2014 p. 340, note G. Kalflèche et P. Egéa : AJCT 2014, p. 114, obs. S. Hul).

C’est cette part d’objectivité dans l’appréciation de l’intérêt à agir du requérant que le Conseil d’Etat est venu rappeler et préciser dans son arrêt du 9 juin 2017 (CE, 9 juin 2017, n° 408082, Cne Saint-Maur-des-Fossés ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 222, obs. H. Hoepffner ; AJDA 2017, p. 1870). Il précise ainsi que, dans le cadre de son office, le juge du référé précontractuel doit apprécier individuellement la situation du requérant pour déterminer si les manquements qu’il invoque sont susceptibles de le léser ou risquent de le léser, sans comparer sa situation à celle des autres candidats. En l’espèce, était contestée la procédure de passation d’une convention de délégation de service public pour la gestion des parcs de stationnement et le stationnement en surface de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. A l’issue de la négociation engagée avec cinq sociétés, le règlement de la consultation prévoyait le dépôt d’offres finales comprenant deux scénarios. Or, au moment de l’appréciation des offres, la commune a refusé de prendre en compte le second scénario, faussant ainsi les conditions de mise en concurrence. C’est notamment sur ce fondement que le juge des référés du tribunal administratif de Melun avait annulé la procédure de passation. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat devait notamment déterminer si, dans le cadre de son contrôle, le juge des référés précontractuel doit rechercher si les manquements invoqués par le requérant sont susceptibles de l’avoir lésé davantage que les autres candidats. La commune considérait en effet que, parmi les sociétés ayant présenté des offres, la société requérante n’était pas celle qui avait été le plus lésée par les modifications apportées par la commune au moment de l’appréciation des offres. Elle ne prévalait donc pas, selon elle, d’un intérêt lésé suffisant. Il semblait cependant délicat pour le Conseil d’Etat de suivre le raisonnement de la commune.

En effet, admettre que les intérêts susceptibles de léser un requérant s’apprécient en comparant la situation des différents concurrents afin de n’accepter le recours que de celui a été le plus lésé par les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence limiterait considérablement le champ d’application du référé précontractuel. De plus, cela reviendrait à confier au juge une fonction qui n’est pas la sienne. Il devrait en effet substituer son appréciation à celle de l’acheteur ou de l’autorité concédante pour déterminer quel est le requérant qui aurait du être désigné comme attributaire du contrat : ce serait en effet le seul à être en mesure d’exercer un référé précontractuel ! Ce n’est cependant pas la solution retenue. Le Conseil d’Etat rappelle en effet qu’« il n’appartient pas au juge des référés de rechercher à ce titre si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats » (CE, 1er juin 2011, n° 345649, Commune de St-Benoit ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 196, note W. Zimmer ; AJDA 2011, p. 1118 ; AJCT 2011. 466, obs. O. Didriche). Si la procédure du référé précontractuel impose une appréciation subjective de la qualité du requérant pour agir, elle implique également une certaine objectivité dans la mesure où cette appréciation ne peut pas être effectuée par comparaison avec la situation des autres candidats.

Référé-suspension introduit par les membres d’un organe délibérant : une appréciation concrète et conditionnée de l’urgence s’impose

Le Conseil d’Etat est venu confirmer l’aspect subjectif du contentieux contractuel, y compris lorsque celui-ci s’exprime dans le cadre d’un référé-suspension (CE, 18 sept. 2017, n° 408894, Humbert et a. ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 264, note J.-P. Pietri). En l’espèce, était en cause l’attribution d’un marché public par une communauté de communes qui, ultérieurement, a été intégrée dans une nouvelle communauté de communes par arrêté préfectoral. A l’intérieur de cette nouvelle communauté de communes, certains conseillers communautaires ont entendu contester la validité du contrat dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; Lebon, p. 70 avec concl. B. Dacosta ; AJDA 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; D. 2014, p. 1179, note E. Gaudemet et A. Dizier ; RDI 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT 2014, p. 375, obs. S. Dyens ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta ; RFDA 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, obs. F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, comm. C. Sestier ; JCP A 2014, 2153, comm. S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, étude 5, note Ph. Rees). Dans le même temps, ces conseillers communautaires ont assorti leur recours d’un référé afin d’obtenir la suspension de l’exécution du marché public litigieux dans l’attente d’une solution au fond.  Or, leur référé-suspension a été rejeté par le tribunal administratif de Lyon, ce qui les a conduits à saisir le Conseil d’Etat en tant que juge de cassation.

La principale question posée au juge administratif suprême était celle des modalités d’appréciation de la condition d’urgence nécessaire dans le cadre d’un référé-suspension. Il commence par rappeler que cette condition d’urgence ne se confond pas avec la condition exigeant de faire « état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » (art. L. 521-1 du CJA), ce qui justifie l’annulation de l’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Lyon. Surtout, le Conseil d’Etat précise ensuite quelles sont les conditions dans lesquelles les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales qui a conclu un contrat peuvent assortir leur recours en contestation de validité d’un référé-suspension. Il affirme ainsi clairement qu’une telle possibilité leur est ouverte mais encadre l’appréciation qui doit être faite de l’urgence à suspendre le contrat. En effet, le juge indique « que, pour apprécier si la condition d’urgence est remplie, le juge des référés peut prendre en compte tous éléments, dont se prévalent ces requérants, de nature à caractériser une atteinte suffisamment grave et immédiate à leurs prérogatives ou aux conditions d’exercice de leur mandat, aux intérêts de la collectivité ou du groupement de collectivités publiques dont ils sont les élus ou, le cas échéant, à tout autre intérêt public ». Cette précision indique donc que l’urgence n’est pas appréciée de manière abstraite mais concrètement en tenant compte des intérêts dont se prévalent les requérants. Certes, ces intérêts sont entendus largement dans la mesure où les requérants agissent en leur qualité de membre d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités, mais ils restreignent les conditions d’exercice du référé-suspension lorsque celui-ci est lié à un recours en contestation de validité du contrat. Dans cette affaire, le juge précise également que le risque que le coût des travaux présente pour les finances d’une collectivité ou d’un groupement de collectivité peut démontrer une situation d’urgence mais, en l’espèce, il considère que les requérants n’établissent pas l’existence d’un tel risque.

Ainsi, le Conseil d’Etat confirme le caractère subjectif du contentieux contractuel et étend la subjectivité aux demandes de suspension accompagnant un recours au fond en contestation de la validité du contrat, peu importe qu’un tel recours ne soit pas engagé par les parties au contrat.

Une nouvelle qualification pour les contrats de mobilier urbain ?

Dans une ordonnance remarquée (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape ; Contrats-Marchés publ. 2017 repère 9), le Tribunal administratif de Toulouse a retenu la qualification de concession de service pour un contrat de mobilier urbain (TA Toulouse, ord., 10 août 2017, n° 1703247, Sté Exterion Media). En l’espèce, la commune de Saint-Orens-de-Gameville avait engagé une procédure de consultation en vue de l’attribution d’une concession de service portant sur la mise à disposition, l’installation, la maintenance, l’entretien et l’exploitation commerciale de mobiliers urbains sur son domaine public. A l’issue de la procédure de passation, l’offre de la société JC Decaux France a été retenue et la commune a notifié le rejet de son offre à la société Exterion Media SA. Cette dernière a alors saisi le juge du référé précontractuel en lui demandant d’annuler la procédure pour non-respect de certaines dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et de son décret d’application du 25 mars 2016. La société requérante considérait en effet que le contrat de mobilier urbain en cause ne constituait pas une concession de service mais un marché public. Elle s’appuyait en cela sur la jurisprudence du Conseil d’Etat qui considère traditionnellement que les contrats de mobilier urbain constituent des marchés publics (CE, ass., 4 nov. 2005, n° 247298, Sté J. C. Decaux : JurisData n° 2005-069146 ; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 297, note J.-P. Pietri ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005, p. 10083, concl. D. Casas). Néanmoins, la qualification retenue par la commune et la solution retenue par le tribunal administratif de Toulouse semblent confirmer que cette solution n’est plus d’actualité dans le cadre du nouveau droit de la commande publique.

Pour bien comprendre la jurisprudence antérieure, il est nécessaire de rappeler que le juge refusait de qualifier ces contrats de délégations de service public dans la mesure où ils n’avaient pas pour objet un service public. Leur qualification comme marchés publics permettait donc de les soumettre à des obligations de publicité et de mise en concurrence, il s’agissait même du « seul moyen de mettre en concurrence leur attribution » (F. Llorens et P. Soler Couteaux, « Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape », préc.). L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Toulouse permet donc une mise en adéquation du droit français avec le droit de l’Union européenne dans la mesure où ces contrats constituent depuis longtemps des concessions de service au sens du droit de l’Union européenne. Pour qualifier retenir une telle qualification pour le contrat en cause, le tribunal administratif centre son analyse sur le critère du risque d’exploitation pour qualifier le contrat de concession de service. Il précise ainsi qu’ « il ressort des pièces du dossier et notamment des modalités de rémunération telles que définies au titre IV du cahier des charges de la concession, que le concessionnaire assume l’ensemble des risques d’exploitation et ne pourra pour quel que motif que ce soit obtenir le versement d’un prix ; qu’en contrepartie des prestations réalisées, il dispose d’un droit exclusif d’exploitation du mobilier publicitaire dont l’installation est prévue ; qu’enfin, si le contrat ne met pas à la charge du concessionnaire le paiement de la redevance domaniale, tous les impôts et taxes liés au service, et notamment la taxe locale sur la publicité extérieure, sont à sa charge ». C’est donc bien la prise en charge d’un tel risque qui impose la qualification comme contrat de concession et non comme marché public.

Enfin, il convient de préciser que le juge prend soin d’indiquer que le contrat de mobilier urbain répond « ainsi à des besoins de la commune ». Ce critère n’est pas prévu par l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession pour qualifier de tels contrats. Or, comme le relèvent François Llorens et Pierre Soler-Couteaux, la mention de ce critère « s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence en vigueur qui considère comme des conventions d’occupation du domaine public (et non pas comme des marchés publics), des contrats qui n’ont pas été conclus pour répondre aux besoins de la personne publique » (Ibidem). Il n’est toutefois pas certain que cette solution soit confirmée dans toutes ses dimensions par le Conseil d’Etat.

Les nouveaux textes invitent en effet à retenir la qualification de concessions de services pour les contrats de mobiliers urbain mais rien ne semble imposer la réponse aux besoins exprimés par le pouvoir adjudicateur comme critère de définition de la notion de concession. Cette solution se justifiait antérieurement lorsque le Conseil d’Etat cherchait à faire échapper certains contrats aux règles de publicité et de mise en concurrence en les qualifiant de conventions d’occupation du domaine public (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de Paris; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, note G. Eckert ; AJDA 2013, p. 1271, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA 2013, comm. 63, note F. Brenet ; JCP A 2013, 2180, note J.-F. Giacuzzo ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta) afin de leur appliquer la jurisprudence Jean Bouin (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, obs. G. Eckert ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; DA 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Melleray). Or, cette jurisprudence a récemment été abandonnée (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869) et il est désormais prévu en principe que la délivrance des titres d’occupation du domaine public doit passer par une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, en application du nouvel article L. 2122-1-1 du CGPPP.

Il ne semble donc plus y avoir de raison de justifier le maintien de la jurisprudence antérieure sur ce point et l’ensemble des contrats de mobilier urbain devrait donc s’inscrire au sein de la classification binaire entre les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, ayant à se prononcer sur un contrat de mobilier urbain qualifié de concession de service, le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de se prononcer sur la qualification de ce contrat (CE, 18 septembre 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron, voir la partie de la chronique consacrée aux contrats de concession).

Des précisions (in)utiles sur la notion de risque d’exploitation

Le Conseil d’Etat a été amené à faire une première application de la notion de « risque d’exploitation » telle qu’elle est consacrée par la nouvelle réglementation afin de distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CE, 24 mai 2017, n° 407213, Sté Régal des îles ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 182, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 1957, note J. Martin ; AJCT 2017, p. 513, note P. Grimaud et O. Villemagne). En réalité, si cet arrêt mérite l’attention c’est seulement parce qu’il s’agit de la première application des nouveaux textes sur ce sujet car, sur le fond, la solution retenue n’innove pas vraiment. En l’espèce, le juge devait se prononcer dans le cadre d’un référé contractuel à propos d’un contrat passé entre une commune de la Réunion – la commune de Saint-Benoît – et la société Dupont Restauration Réunion. Ce contrat avait pour objet – selon ses termes – de confier au cocontractant « la gestion du service de restauration municipale ».

Il est toute d’abord possible de relever que, dans un premier temps, la question de la recevabilité a dû être tranchée par le Conseil d’Etat, dans la mesure où la société requérante avait précédemment introduit un référé précontractuel. Néanmoins, le juge administratif relève que le contrat en cause, qui était analysé par la commune comme une délégation de service public, n’avait « été précédé de la publication d’aucun avis de concession ni d’aucune forme de publicité ». Il en déduit donc « que, dans ces conditions, la société Régal des Iles a été privée de la possibilité d’introduire utilement son référé précontractuel », ce qui induit la recevabilité de son référé contractuel (cons. 6). En réalité, c’est bien la qualification du contrat en cause qui faisait ici sa particularité. Il s’agissait, selon la commune, d’une « convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale » qualifiée de « concession provisoire de service public pour la gestion du service de restauration municipale ». Le choix de cette qualification présentait – de son point de vue du moins – un réel intérêt même si c’est justement cette qualification qui est à l’origine de l’annulation du contrat.

La « convention provisoire » faisait en effet suite à un premier contrat relatif à la gestion du service de restauration municipale, conclu en janvier 2014 avec une autre société. Or, ce contrat avait été annulé par le Tribunal administratif de la Réunion par un jugement du 31 mars 2016 pour méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence. Or, comme le relève le Conseil d’Etat, « la commune de Saint-Benoît, qui a fait appel de ce jugement, n’a pris aucune initiative en vue de lancer une nouvelle procédure de délégation du service public et a conclu le 18 novembre, sans mesure de publicité et de mise en concurrence, une convention de gestion provisoire avec la société Dupont Restauration Réunion, approuvée par une délibération du 25 novembre 2016 ». La commune a ainsi souhaité faire application du principe selon lequel « en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, (l’autorité concédante) peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service, conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de services sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites » (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert ; AJDA 2017, p. 326). Ce principe, désormais applicable à l’ensemble des concessions de service (voir le commentaire dans la chronique http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869), était en effet auparavant admis dans des termes proches pour les seules délégations de service public (CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique ; BJCP 2016, p. 264, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 161, obs. G. Eckert). En effet, dans de telles hypothèses, l’intérêt général attaché à la continuité du service est supposé prévaloir sur les règles de publicité et de mise en concurrence.

Pourtant, une telle solution ne pouvait s’appliquer en l’espèce en raison de la mauvaise qualification du contrat (il s’agit là du point central de cet arrêt). Le Conseil d’Etat fait ici une première application du critère du risque d’exploitation tel qu’il est désormais consacré par les textes pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce critère ne constitue pas, en tant que tel, une nouveauté. Il était en effet déjà consacré par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence (CE, 7 nov. 2008, n° 291794, Département de la Vendée : Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296, obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 2009, p. 55, concl. N. Boulouis), reprenant sur ce point la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 18 juill. 2007, aff. C-382/05, Comm. c/ Italie : Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 238, note W. Zimmer ; Europe 2007, comm. 252, note E. Meisse). Pour autant, le juge administratif semblait rester attaché au critère qu’il utilisait auparavant pour distinguer les marchés publics et les délégations de service public, celui de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service (CE 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de Lambesc : AJDA 1996 p. 806 ; RDI 1996 p. 369, obs. F. Llorens et P. Terneyre ; RFDA 1996, p. 715, concl. C. Chantepy ; RFDA 1996, p. 718, note P. Terneyre). En effet, depuis sa jurisprudence Département de la Vendée, le juge administratif suprême utilise le critère du risque d’exploitation mais afin de déterminer si la rémunération du cocontractant est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service. Il semble ainsi considérer que le risque d’exploitation n’est qu’une condition permettant de vérifier si le « vrai » critère de distinction des marchés publics et des délégations de service public est rempli, c’est-à-dire pour vérifier si la rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation.

Désormais toutefois, les textes consacrent expressément le critère du risque d’exploitation comme critère de distinction entre les marchés publics et les contrats de concession. En effet, l’article 4 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 précise que « les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services ». Dans le même temps, les contrats de concession sont définis par l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession comme des « contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes […] confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Dans la mesure où les acheteurs et les autorités concédantes sont définis de manière identique par ces deux textes, et parce ces deux catégories de contrat présentent un caractère onéreux, c’est le transfert d’un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service qui va permettre de distinguer les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 explicite cette notion de risque d’exploitation. Elle précise que « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d’exploitation lorsque, dans des conditions d’exploitation normales, il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service ».

Il apparaît donc clairement que les nouveaux textes ne consacrent pas le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation mais bien celui du transfert d’un risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce changement de critère se retrouve d’ailleurs dans les – rares – dispositions encore consacrées aux délégations de service public. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, l’article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales reprend la définition des contrats de concessions et définit désormais la délégation de service public comme « un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, conclu par écrit, par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Or, jusqu’à l’adoption de l’Ordonnance relative aux contrats de concession, ce même article consacrait le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation en définissant la délégation de service public comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service ».

Les textes ont donc bel et bien opéré une substitution s’agissant du critère de distinction, ce qui semble indiquer un rejet du critère antérieur. La question se posait donc de savoir si, ayant à s’interroger sur la qualification d’un contrat comme marché public ou comme contrat de concession, le Conseil d’Etat allait modifier son approche en appliquant les nouveaux textes. Or, la réponse apportée par le juge à propos du contrat conclu par la commune de Saint-Benoît permet de considérer que les nouveaux textes n’entraînent pas de véritables changements.

Pour qualifier le contrat en cause, le Conseil d’Etat applique le critère du risque d’exploitation mais son analyse est comparable à celle qu’il pouvait retenir antérieurement face à des problématiques identiques. En effet, après avoir rappelé que le contrat en cause « a pour objet de déléguer par affermage provisoire le service public de restauration scolaire », le juge administratif procède à une analyse très concrète des stipulations du contrat pour déterminer si le cocontractant s’est bien vu transférer un risque d’exploitation tel que défini par les textes. En l’espèce, la convention prévoyait que le concessionnaire devait assurer la gestion du service à ses risques et périls, en percevant un prix auprès des usagers. Dans le même temps, il était précisé que le cocontractant bénéficierait d’une subvention forfaitaire d’exploitation annuelle ainsi que d’un complément de prix unitaire au repas servi, tous deux versés par la commune. Comme le relève le juge, ces versements devaient couvrir « 86 % de la rémunération du cocontractant », le risque économique ne portant dès lors « que sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines et sur les impayés ». Or, l’analyse du contrat permet au juge de considérer que l’existence d’un dispositif de commande des repas empêchait des variations trop importantes entre le nombre de repas commandés et le nombre de repas servis, tandis que l’objet de ce contrat permettait de considérer que le nombre d’usagers du service public ne varierait pas non plus de manière importante durant la durée limitée du contrat. Tous ces éléments permettent au Conseil d’Etat de considérer « que, dans ces conditions, la part de risque transférée au délégataire n’implique pas une réelle exposition aux aléas du marché et le cocontractant ne peut, par suite, être regardé comme supportant un risque lié à l’exploitation du service ». Il décide donc de requalifier le contrat en marché public.

Le raisonnement retenu semble donc indiquer que le juge administratif a bel et bien abandonné l’ancien critère de la part de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation pour lui substituer le critère du transfert du risque d’exploitation. Pourtant, deux remarques méritent d’être effectuées. Tout d’abord, derrière ce raisonnement fondé sur le critère du risque, la part de la rémunération n’est pas totalement absente. Le Conseil d’Etat relève en effet que la part de la rémunération versée directement par la commune est importante (86% en l’espèce), et c’est parce qu’elle n’est pas susceptible de variations importantes qu’il en déduit qu’il n’y a pas transfert d’un risque d’exploitation. D’ailleurs, il est possible de relever que le Conseil d’Etat souligne qu’il n’y aura pas de « variations substantielles » de cette part de la rémunération. L’abandon de l’ancien critère s’avère ainsi tout relatif ! Surtout, le raisonnement retenu par le Conseil d’Etat est le même : le passage d’un critère à l’autre ne change pas sa méthode d’analyse pour déterminer si un contrat doit être qualifié de marché public ou de contrat de concession. En réalité, le seul véritable changement réside dans le fait que la qualification qui importe n’est plus celle de délégation de service public désormais, mais celle de concession.

Pour revenir à l’espèce, la requalification a des conséquences importantes. Ainsi que cela a été souligné, si le contrat avait été qualifié de concession, c’est parce que la commune espérait pouvoir le conclure sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence (CE, 14 févr. 2017, n° 405157, Sté de manutention portuaire d’Aquitaine, préc.). Or, le Conseil d’Etat rappelle ici que le droit des marchés publics ne permet pas aussi facilement de se passer des règles de publicité et de mise en concurrence face à une situation « d’urgence ». L’article 30 du Décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics précise en effet qu’une telle dérogation est possible « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’acheteur et n’étant pas de son fait ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées ». Il s’agit, pour le juge, d’une définition « exhaustive » des « conditions dans lesquelles une personne publique peut, en cas d’urgence, conclure un nouveau marché public, notamment à titre provisoire, sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ».

Pour certains, cette solution signifie que l’exigence de continuité du service public n’a pas les mêmes conséquences pour les marchés publics que pour les contrats de concessions (c’est notamment le sens des commentaires de Gabriel Eckert et de Julien Martin sous cet arrêt, mais également des conclusions du rapporteur public sur cette affaire). Il semble cependant que le lien avec le principe de continuité du service public doive désormais être rejeté. Dans son arrêt du 14 février 2017 (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux, préc.), le Conseil d’Etat a clairement affirmé que le pouvoir de sanction permettant une mise en régie concerne l’ensemble des contrats administratifs et, surtout, qu’en cas d’urgence, la possibilité de passer une convention de mise en régie sans respecter les règles de publicité et de mise en concurrence concerne l’ensemble des contrats de concession. Cette possibilité n’est donc plus rattachée à l’exigence de continuité des services publics dans la mesure où elle peut concerner des concessions de services qui ne sont pas des services publics. Volontairement et consciemment, ou contraint par l’évolution des règles européennes, le Conseil d’Etat détache donc peu à peu le régime juridique des contrats administratifs « nommés » de la notion de service public.

Quoi qu’il en soit, en l’espèce, même si la qualification de délégation de service public – et donc de concession de service – avait été retenue, la condition d’urgence n’aurait probablement pas été remplie dans la mesure où le contrat passé ne l’avait été que plusieurs mois après la résiliation de la première convention. L’arrêt rendu permet donc des rappels précieux mais qui n’emportent pas, en pratique, d’importantes conséquences.

Au-delà des clauses qualifiées de « Molière », le droit de la commande publique dans son ensemble connaît donc des évolutions, plus ou moins importantes, qui permettent de confirmer qu’il constitue un droit mouvant et demeure « essentiellement jurisprudentiel » (F. Llorens, « Le droit des contrats administratifs est-il un droit essentiellement jurisprudentiel? », in Mélanges Cluseau, Presse I.E.P, Toulouse, 1985, n°6, p.380).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228.

   Send article as PDF   
ParJDA

APPEL A CONTRIBUTION(S) : « De la régularisation en droit public »

Art. 227. Le Jda (Journal du droit administratif ; ISSN 2494-6281) est un journal juridique en ligne (cf. http://www.journal-du-droit-administratif.fr/) qui, depuis 2016, fait revivre le premier média français spécialisé en droit administratif créé à Toulouse en 1853. Il propose – déjà – un sixième dossier « mis à la portée de tout le monde » à l’instar de son auguste prédécesseur créé par Adolphe Chauveau et Anselme-Polycarpe Batbie et parut tous les mois de 1853 jusque dans les années 1920. En effet l’objectif que s’étaient fixé les promoteurs du tout premier Jda était non seulement d’offrir à la lecture ce premier média spécial au droit administratif mais aussi non seulement de diffuser des écrits relatifs à une science juridique encore peu connue – et acceptée – mais encore de réunir – pour en discuter et l’analyser – tous ceux que le droit administratif concernait : des universitaires, certes, mais aussi des administrateurs, des magistrats, des avocats, des élus… le tout à destination des administrés citoyens qui avaient également leur « voix » au(x) chapitre(s) (d’où le sous-titre originel du Journal « mis à la portée de tout le monde »).

La régularisation peut se voir comme « un mécanisme opératoire grâce auquel un acte ou une situation juridique contraire au droit peut, avant ou après l’intervention du juge, se perpétuer ou revivre dans la légalité pleinement retrouvée » (G. Vedel, 1981). Le droit administratif y est familier depuis un certain temps – les validations législatives comme la jurisprudence Rodière (1925) peuvent en attester. En lui conférant une définition plus large qui embrasse jusqu’aux situations qui présentent une anormalité, la régularisation n’est pas indifférente à la science administrative. Que l’on pense aux plans de titularisation qui se sont succédé depuis 1946 en vue de résorber (avec peine) le surcroît d’agents publics non-titulaires – cette « sous-fonction publique » (R. Chapus) qui s’articule si mal avec le principe d’une fonction publique statutaire. Quoiqu’en cette dernière hypothèse, nous ne sommes déjà plus dans le registre de l’illégalité conjurée, ces exemples font voir que la régularisation peut aider recouvrir des phénomènes non similaires, mais dont l’analogie peut aider à poser les questions avec toute l’ampleur requise.

De nos jours, la régularisation surgit ici et là sous des manifestations de plus en plus variées. Pour n’en donner qu’un exemple récent – l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques qui régularise les cessions de biens du domaine public intervenues auparavant alors qu’ils n’étaient plus affectés à un service public ou à l’usage direct du public, en permettant à l’autorité compétente de les déclasser rétroactivement (art. 12). L’on peut évoquer, en droit de l’urbanisme, la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové qui, en introduisant dans le code de l’urbanisme un article L. 600-9, donne au juge administratif la faculté de surseoir à statuer pendant un délai déterminé et au cours duquel l’autorité administrative est tenue de régulariser les illégalités entachant le schéma de cohérence territoriale attaqué (art. 8) ; ou encore l’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme qui a introduit dans le même code les articles L. 600-5 et L. 600-5-1 (art. 2), qui confèrent au juge administratif des prérogatives analogues à l’occasion des recours dirigés contre les permis de construire, de démolir ou d’aménager.

Avec le contentieux de l’urbanisme, celui des contrats administratifs est une matière particulièrement féconde où – ces dernières années – s’épanouit la technique de la régularisation. Elle participe désormais de l’arsenal des prérogatives dont dispose le juge administratif, lequel peut notamment inviter l’administration à prendre les mesures de régularisation adéquates. Cela est vrai du juge du contrat – dans le contentieux entre les parties (Commune de Béziers, 2009) comme dans celui des tiers au contrat (Ministre de l’intérieur, 2011 ; Département du Tarn-et-Garonne, 2014) ou celui des contrats d’agents publics (Cavallo, 2008) ; cela est encore vrai du juge de l’exécution à propos des actes détachables (Société Ophrys, 2011 ; Commune d’Uchaux, 2014). Surtout, le Conseil d’État prend soin de préciser les conditions de la régularisation en sorte qu’elle puisse produire les effets les plus étendus (à propos des actes détachables : Commune de Divonne-les-Bains, 2011 ; à propos des contrats d’agents publics : Georges, 2010 ; Leroy, 2017) ; lorsqu’il ne s’investit pas d’un nouvel office, spécialement en vue de conjurer les obstacles que peuvent rencontrer les mesures de régularisation (à propos des transactions : Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Haÿ-les-Roses, 2002).

A vrai dire, plus encore que la multiplicité des matières en lesquelles la technique de la régularisation intervient, le pragmatisme qui la sous-tend incite les acteurs à y recourir tant et si bien qu’elle paraît perdre de son caractère exceptionnel. C’est – par exemple – le juge de l’excès de pouvoir qui se reconnaît la faculté de substituer les motifs (El Bahi, 2003) ou les motifs (Hallal, 2004) d’une décision administrative attaquée. Si ces jurisprudences sont motivées par la préoccupation de valoriser la sécurité juridique des relations constituées, elles n’en soulèvent pas moins des interrogations concernant l’office du juge administratif. Certains ont pu se demander si, après avoir déclassé le système de l’administrateur-juge, le Conseil d’État ne tendait pas à favoriser celui d’un juge-administrateur. Qu’il s’agisse de situations de fait ou bien d’actes, les régularisations entreprises par l’administration ou par le juge administratif tendent à mettre en équilibre entre la légalité d’un acte avec la stabilité de la relation juridique qui en résulte. Or, si un tel dessein est louable à de nombreux égards, il n’en fait pas moins naître un certain nombre de critiques parmi lesquelles, celle de savoir si de tels efforts ne sacrifieraient pas allègrement le principe de légalité sur l’autel de la sécurité juridique.

Au rythme de l’actualité juridique, la doctrine publiciste soulève des réflexions qui, en s’accumulant, laissent à penser que la technique de la régularisation se métamorphose insensiblement. Voyez par exemple :

– L. Dutheillet de Lamothe & G. Odinet, « La régularisation, nouvelle frontière de l’excès de pouvoir », AJDA 2016, p. 1859,

– B. Seiller, « Sécurité juridique et office du juge administratif », RDP 2016, p. 765,

– N. Foulquier, « Publicité et mise en concurrence des cessions de biens publics et régularisation des opérations immobilières », RDI 2017, p. 98,

– V. Daumas, « La régularisation d’un acte illégal », RFDA 2017, p. 289,

– F. Rolin, « La régularisation des documents d’urbanisme à la demande du juge. Quelques problèmes pratiques… et théoriques », AJDA 2017, p. 25.

La première étude systématique sur la question a été publiée au début des années 1980 (J.-J. Israël, La régularisation en droit administratif français, 1981). Une seconde, en préparation (W. Gremaud, La régularisation en droit administratif), témoigne de l’intérêt qu’un tel sujet suscite et de l’opportunité qu’il y a à l’envisager de manière transversale. Que ce soit en investissant une matière délimitée ou bien en explicitant les problématiques que suggèrent les évolutions esquissées plus haut, ce projet collectif se destine à poursuivre les études particulières entreprises jusqu’ici. Son ambition est d’exposer la régularisation sous ses aspects les plus contemporains, de l’envisager au regard des bouleversements qu’elle emporte et, au final, de poser les problématiques qui peuvent y être associées.

Sous la direction de M. Clemmy Friedrich (docteur en droit, UT1, IMH) et Mme Lucie Sourzat (docteur en droit, UT1, IDETCOM) avec la complicité de M. le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH), initiateur et directeur du JDA, le présent appel à contribution(s) est lancé au 08 janvier 2018 selon le calendrier suivant : Janvier 2018 – 1er avril 2018 : appel à contributions & propositions des contributions limitées à 2000 caractères espaces comprises ; 15 avril 2018 – 1er septembre 2018 : écriture des contributions & montage du dossier pour une publication à la rentrée universitaire 2018.

Sans perdre de vue l’optique pédagogique du JDA, il est demandé aux contributeurs de concevoir une contribution en respectant les consignes suivantes :

– contribution de trois pages et plus (format word ou autre / A4) ;

– police unique dans tout le corps du texte (Times New Roman au plus simple) (12) ;

– avec une proposition de titre et d’au moins trois mots-clefs référentiels (si possibles définis ou renvoyant à des définitions d’auteurs) ;

– avec les subdivisions suivantes I. II. III. etc. ; puis A. B. etc. ; au besoin §1, §2. etc. ;

– indiquant ses nom, prénom(s), titres & fonctions et avec une photographie.

 

Toute personne souhaitant participer au présent dossier du Jda est invité à :

– envoyer sa proposition de contribution (un résumé d’environ 2000 caractères espaces compris) avant le 1er avril 2018 à l’adresse suivante :

dossier.regularisation.jda@gmail.com; le comité scientifique et éditorial vous répondra ;

– les auteurs seront informés de la recevabilité de leur proposition ou des contre-propositions éventuelles avant le 15 avril 2018 ;

– les articles retenus devront être envoyés au plus tard le 1er septembre 2018 (en respectant les consignes indiquées supra) ;

– toutes les propositions seront ensuite lues, coordonnées et validées par notre comité, pour une mise en ligne prévisionnelle au 1er octobre 2018.

Le présent appel est disponible en ligne :
http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2273

& là (au format PDF) :
http://www.journal-du-droit-administratif.fr/AA6.pdf

Il peut (et doit !) évidemment être partagé !

Toulouse, 08 janvier 2018
& 13 février 2013.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; Art. 227.

   Send article as PDF   
ParJDA

Compte rendu d’AG du 24 octobre 2017

Art. 226.

Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Directeurs,
Cher.e.s élu.e.s, Chers Maîtres, Cher.e.s collègues, Cher.e.s étudiant.e.s,

Notre dernière réunion du Journal du Droit Administratif a eu lieu le 24 octobre 2017 en salle de réunion de l’Institut Maurice Hauriou (Site de l’Arsenal). Etaient présentes et représentées dix personnes, toutes intéressées par le Journal du Droit Administratif (Jda) et membres issus de l’Université de Toulouse 1 Capitole & de Sciences Po Toulouse. La réunion s’est organisée autour des points suivants d’annonces et de discussions :

  • Comité de lecture(s)

Le pr. Touzeil-Divina a annoncé la constitution – enfin publique et mise en ligne – d’un tel comité (expliqué en ligne sur un article dédié). Afin de permettre la publication de nouveaux articles – outre les chroniques et les dossiers du Journal du Droit Administratif (Jda) qui disposent de comités scientifiques et éditoriaux dédiés, il avait en effet été proposé de constituer un vivier de personnalités juridiques (praticiens & universitaires) qui accepteraient de relire les articles (commentaires, études, notes, etc.) spontanément envoyés pour publication au Jda. Ce comité (dont publicité a été faite) est composé comme suit avec des personnalités extérieures non membres du JDA (en majorité) et des membres actifs du Journal du Droit Administratif.

Personnalités « extérieures » au JDA :

– Pr. Aude Rouyère (Bordeaux)
– Pr. Geneviève Koubi (Paris 8)
– Dr Arnaud Lami (Aix-Marseille)
– Dr Clément Benelbaz (Chambéry)

Personnalités « soutien » du JDA et ayant participé à sa re fondation :

– Pr. Jean-Arnaud Mazères
– Pr. Jean-Marie Crouzatier

Personnalités « actrices » du JDA et participant régulièrement à ses activités :

– Pr. Isabelle Poirot-Mazères (Toulouse)
– Pr. Hélène Hoepffner (Toulouse)

Doctorant.e.s « extérieur.e.s » au JDA (pour les propositions émanant de non docteur.e.s qui sont souvent les plus nombreuses)

– M. Jimmy Charruau (Angers)
– M. Florent Gaullier (Bordeaux)
– Maxime Meyer (Le Mans)

Enfin, le secrétariat du comité sera assuré
par MM. Orlandini (doctorant – Toulouse) & Touzeil-Divina.

Concrètement, la procédure de sélection est donc désormais la suivante :

  • chaque contributeur doit envoyer un court CV de présentation ainsi que son texte en deux versions : une normale et l’autre anonymisée et ce, à l’adresse dédiée : contribution@j-d-a.fr,
  • le texte anonymisé est proposé à l’ensemble du vivier des membres du « comité de lecture(s)» ;
  • les deux premiers d’entre eux à vouloir l’examiner s’en saisissent et rendent un avis : favorable (A), défavorable (C) ou réservé suivant quelques pistes de modification(s) (B) ;
  • les avis sont communiqués sous deux mois aux contributeurs ;
  • une publication éventuelle s’en suivra.
  • Chroniques

Une troisième chronique – en droit des contrats – verra le jour prochainement suite aux travaux de M. Mathias Amilhat (en cours). La chronique doctorante a suivi également son cours mensuel et reprendra en novembre.

En outre, une nouvelle chronique, dirigée par le pr. Touzeil-Divina dans le cadre de l’axe « Transformation(s) du service public » de l’Institut Maurice Hauriou a été proposée (et alimentée par les membres du Jda le désirant) et mise en ligne (fin octobre / début novembre 2017). Cette chronique est constituée comme suit :

  • Identification(s) du service public
  1. Identification(s) & théorie(s) doctrinales du service public
  2. Services publics identifiés
  3. Identification(s) prétorienne(s) du service public
  4. Compétence(s) juridictionnelle(s) du service public
  • Transformation(s) du service public
  1. Globalisation(s) du service public
  2. Européanisation(s) du service public
  3. Service public & puissance publique
  4. Service public & liberté(s)
  • Régime(s) juridique(s) du service public
  1. Modes de gestion du service public
  2. Lois dites de Louis Rolland
  3. Nouvelles « Lois » du service public (transparence, efficacité ; etc.)
  4. Responsabilité(s) du service public
  • Droit(s) comparé(s) du service public
  1. Italie
  2. Liban
  3. Grèce
  4. Thaïlande
  • Prochains dossiers 

Le Jda prépare pour 2018 de nouveaux dossiers « mis à la portée de tout le monde ». Suite à plusieurs échanges il est proposé (et acté) de retenir les projets suivants (à compléter au fil de nos assemblées) :

  • Dossier V : « Un an après la réforme de la commande publique »

Direction : Pr. Hélène Hoepffner, Clemmy Friedrich & Mme Lucie Sourzat.

Ce dossier a été mis en ligne au cours de la présente réunion (24 octobre 2017).

  • Dossier VI : « Une décade de réformes territoriales » (titre très provisoire)

Direction : Mme Florence Crouzatier-Durand & (…) (en cours)

  • Dossier VII : « De la régularisation » (titre provisoire)

Direction : Drs. Lucie Sourzat & Clemmy Friedrich & Pr. Mathieu Touzeil-Divina ( ?).

Calendrier prévisionnel : (non encore retenu) ; courant 2018.

  • Dossier VIII : « Numérique & service public » (titre provisoire)

Direction : Mme Calandri & Abdesslam Djazouli-Bensmain.

Calendrier prévisionnel : (non encore retenu) ; courant 2018.

Nota bene : Avaient également été évoqués un dossier sur la médiation et un autre sur les recours collectifs (à suivre).

  • Partenariats

Le Pr. Touzeil-Divina a évoqué un partenariat tissé avec la revue du JurisClasseur – La Semaine Juridique Administrations & Collectivités territoriales (JCP A). Un chronique au nom du Jda – et de l’Institut Maurice Hauriou pourrait en ce sens paraître régulièrement et porter sur le(s) service(s) public(s).

Aux côtés du pr. Touzeil-Divina, Mme Debaets, M. Alliez et Mme Morot-Monomy ont accepté de préparer la première manifestation de cette rubrique / chronique à partir de deux décisions (l’une du Conseil d’Etat et l’autre de la Cour de cassation) portant sur l’identification du service public.

Une prochaine chronique est déjà en cours de préparation.

Par ailleurs, une chronique des Tribunaux administratifs est également à l’étude.

  • Ancien JDA

Le Pr. Touzeil-Divina a fait part des recherches en cours sur le Journal du droit administratif de 1853 à 1920.

  • Prochain rendez-vous

Il est proposé de se réunir courant janvier 2018 …

(…)

Le présent compte rendu a été dressé et rédigé le 04 décembre 2017.

 

 

Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Le présent compte-rendu
est en ligne au format PDF
en cliquant ICI

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; Art. 226.

   Send article as PDF   
ParJDA

Réflexions sur la circoncision rituelle de l’enfant (III / III)

Alexandre Charpy & Pierre Juston
Doctorants en droit privé & public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit privé & Institut Maurice Hauriou.

III. Droit prospectif : Une « pratique religieuse admise[1] » dans une zone encore a-juridique
entre liberté personnelle, laïcité et dignité humaine

le présente article contient les trois développements suivants :

Art. 225. Le raisonnement de la première partie s’attachait plus volontiers à l’acte de circoncision en lui-même, ses effets concrets sur le corps de l’enfant, mais aussi la manière dont le juge, notamment judiciaire, pouvait appréhender la pratique. Elle a permis de qualifier la pratique de circoncision comme une coutume contra legem, recouvrant à la fois un délit pénal et une faute civile. Cette démarche permet à présent d’appréhender l’objet d’étude sous l’aspect de la liberté personnelle de l’enfant, des principes de droit administratif telle que la neutralité du service public ou encore de la notion matricielle et incontournable qu’est la dignité humaine. Tous ces aspects revêtent un caractère plus prospectif que positif dès lors que le juge administratif n’a jamais traité de la circoncision à proprement parler. Face à ce silence et au vu des évolutions juridiques contemporaines, la présente contribution s’efforcera d’expliquer en quoi cette coutume contra legem, est également une négation de la liberté personnelle de l’enfant et ce, à plusieurs titres, tout comme elle semble remettre en question le principe de laïcité (A). Une réflexion sur la notion de dignité humaine sera également développée pour appréhender la problématique plus fondamentale que pose la circoncision rituelle à l’égard du droit et du droit administratif plus particulièrement (B).

A)   Négation protéiforme de la liberté personnelle de l’enfant et circonvolution laïque

En 1984, dans sa thèse, le professeur Claire Neirinck pointait la difficulté de permettre à l’enfant une relative liberté dans le choix de sa religion et de ses convictions : « Non seulement les parents peuvent imposer à l’enfant leurs convictions mais encore, ils peuvent nier celles du mineur. Le droit n’intervient pas pour les protéger. Et les parents sur le terrain juridique, sinon dans les faits, triomphent toujours »[1]. Depuis 1984, les choses ont évolué, ce constat n’est plus juridiquement acceptable aujourd’hui. En effet, les conceptions évolutives des notions d’intérêt supérieur de l’enfant, d’autodétermination de l’individu, du libre développement de sa personnalité et de dignité, amènent à reposer la question en d’autres termes (1). Par ailleurs, à la lumière de la notion de laïcité, vivifiée par les débats contemporains et de son corollaire, la neutralité, est-il encore acceptable qu’un acte religieux rituel soit pratiqué par des agents du service public hospitalier ? (2)

1)      Liberté personnelle de l’enfant et circoncision

Notre droit évolue dans le sens d’une protection de la personne de l’enfant et de son libre développement. L’article 14 de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (CIDE) semble aller dans le sens défendu ici, à savoir que les parents ont, à l’égard de leur enfant, un rôle de « guide » dans son développement d’être humain. Par ailleurs, l’article 24 développe également les droits de l’enfant quant à sa santé[2] et le rôle des Etats parties à la Convention qui doivent s’efforcer « d’assurer la réalisation intégrale du droit susmentionné et, en particulier, prennent les mesures appropriées pour : […] réduire la mortalité parmi les nourrissons et les enfants; […] » et de prendre « toutes les mesures efficaces appropriées en vue d’abolir les pratiques traditionnelles préjudiciables à la santé des enfants ». Au regard de la jurisprudence précédemment exposée quant à l’articulation entre la liberté de pensée, de conscience et religion et à la notion d’autorité parentale française, l’effectivité de ces droits peut légitimement être mise en doute[3]. Pourtant, les droits contenus dans la CIDE ont vocation à pleinement s’appliquer. Or, la circoncision rituelle et les prérogatives parentales qui la permettent, apparaissent clairement comme s’inscrivant en contradiction avec les visées de la Convention. De plus, la notion d’intérêt supérieur de l’enfant évoquée à sept reprises dans la convention[4] et qui prend beaucoup d’ampleur depuis un certain nombre d’années[5] même en restant contestée et questionnée par une partie de la doctrine[6], est de plus en plus mise en application, notamment par le juge administratif[7].

Comme l’écrit le professeur Libchaber[8], la circoncision ne « marque aucun choix clair ou définitif ». En effet, « l’enfant restera libre de choisir sa foi comme la religion qu’il pratiquera, et la circoncision ne lui imposera rien en ce qu’elle peut procéder de causes diverses, confessionnelles comme médicales, voire esthétiques ». Cependant, il ne saurait être nié que la circoncision est bien un marquage physique de l’enfant ou du nouveau-né, à une appartenance culturelle, ethnique et/ou religieuse. Il ne saurait non plus être nié que ce marquage consiste bien au retrait d’une partie du corps et, comme évoqué précédemment, touche à l’intégrité corporelle de l’enfant de manière définitive. S’il ne semble pas pertinent de mettre sur le même plan la circoncision et l’excision[9], il serait tout aussi malaisant de se livrer à une comparaison entre le rituel du baptême et de la circoncision, ce que font pourtant de nombreux auteurs, toujours en faveur de cette pratique[10]. En effet, si le libre arbitre de l’enfant n’est pas substantiellement touché par cet acte rituel, il n’en demeure pas moins qu’il n’est pas un acte anodin puisqu’il vient modifier son intégrité corporelle[11], sans son consentement. Le baptême quant à lui, comporte évidemment bien moins de risques ou de danger[12], eu égard à la pratique du rituel en lui-même, tout comme les conséquences sur le récipiendaire ne restent que de l’ordre du symbolique. Par ailleurs, il faut signaler qu’un contentieux existe quant aux registres paroissiaux[13]. Sur ce dernier point, à l’évidence, l’absence de préjudice était manifeste dans la mesure notamment où les registres paroissiaux acceptaient d’inscrire le reniement par l’intéressé. En comparaison, la circoncision ne peut faire l’objet, à proprement parler, de « reniement » de l’acte, dans la mesure où ce dernier n’est pas simplement symbolique mais physique et irrémédiable. Dans la même logique, le baptême ne nécessite aucunement d’intervention chirurgicale ou la présence d’un quelconque professionnel de santé et n’est pratiqué dans les établissements hospitaliers que dans les cas de décès ou de graves maladies. Précisons également qu’il n’est pratiqué que par des aumôniers.

Si la circoncision rituelle de l’enfant âgé de seulement huit jours semble nuire à l’objectif de protection de sa liberté de conscience, c’est justement parce que les parents marquent leur choix religieux sur son corps de façon définitive : quand bien même l’enfant renierait sa confession religieuse au cours de sa vie d’adulte, il sera marqué pour toujours[14]. Il ne s’agit pas nécessairement d’interdire totalement la circoncision rituelle, mais rappelons une ancienne préconisation du doyen Carbonnier : celle d’accorder une majorité religieuse à l’enfant avant qu’il ne devienne pleinement capable[15]. Ainsi, l’enfant pourrait recevoir une cérémonie purement symbolique au huitième jour après sa naissance et décider s’il accepte d’être circoncis une fois en âge de comprendre la portée du geste. Par conséquent, son appartenance à groupe religieux ou ethnique dépendrait de son consentement.

Au-delà de la simple question religieuse, la protection de l’article 8 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme peut s’étendre à plusieurs notions qui touchent de près la question de la circoncision. En premier lieu, la notion de droit à l’autodétermination et de droit à l’épanouissement personnel ou de libre développement. L’autodétermination, concrétisée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme par son fameux arrêt Pretty[16] laisse entrevoir une conception de la personne humaine évolutive qui pourrait entrer en jeu ici[17]. Sur la notion d’épanouissement personnel, la France ne semble pas encore avoir emboîté le pas[18] des autres juges européens[19], mais il semble tout à fait envisageable que cette question fasse l’objet d’une prise en considération dans les années à venir. En second lieu, toujours concernant l’article 8, il convient d’évoquer « l’identité ethnique » d’une personne. Il s’agit non seulement d’un droit à l’identité ethnique[20] mais également à la protection de ces identités dans leurs manifestations, notamment dans le mode de vie traditionnel. Ainsi, les mesures que peut prendre l’administration doivent se concilier avec le respect de la « faculté de conserver son identité » pour l’individu (en l’espèce, Tsigane), « et de mener une vie privée et familiale conforme à cette tradition »[21]. Ne peut-on donc pas envisager que ce droit à une identité ne puisse pas être perçu pour autant comme une contrainte dans une identité ? Autrement dit, le pendant de ce droit ne serait-il pas la possibilité de ne pas se réclamer d’une identité particulière ? Or, l’acte de circoncision a essentiellement pour but d’affirmer dans la chair d’un être en devenir[22] la prépondérance d’une identité particulière.

Certains auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à considérer la circoncision comme un acte éducatif [23] ou à la qualifier comme l’acte suprême de « transmission »[24] d’une identité, citant bien volontiers une réflexion spinoziste à ce propos: « Le signe de la circoncision me paraît d’une telle conséquence que je le crois capable d’être à lui tout seul le principe de la conservation du peuple juif »[25]. Dès lors, le sens si relatif et extensif ainsi donné aux termes « éducation » et « transmission » laisse songeur. En effet, il est surprenant que l’on puisse y englober l’acte d’ablation d’une partie de l’organe sexuel d’un nouveau-né de huit jours ou d’un mineur de moins de sept ans, en vertu d’interprétations religieuses, spirituelles et culturelles propres à chacun. L’autorité parentale ne confère pas un droit de puissance sur la personne de l’enfant. Il semble d’ailleurs intéressant de mentionner à ce propos la récente décision de la Cour Européenne des Droits de l’Homme concernant l’acte – bien moins grave – de se conformer à l’obligation de l’activité de natation dans l’enseignement public malgré les convictions religieuses des parents des enfants concernés[26].

Outre la liberté personnelle de l’enfant par rapport aux convictions religieuses de ses parents, il apparaît légitime de questionner également la pratique de la circoncision rituelle dans des établissements publics hospitaliers. En effet, dans la mesure où la présente étude vise à qualifier cette pratique comme contraire à l’intérêt de l’enfant et pouvant recevoir une qualification pénale tout en étant contraire à sa liberté de religion, qu’en est-il du rôle et de la responsabilité des soignants se livrant à cet acte sans recueillir le consentement du mineur ? Cette pratique rituelle (et donc sans visée thérapeutique) peut-elle entrer décemment dans les missions des agents de la fonction publique hospitalière ?

2)      Un rite religieux pratiqué par des agents du service public hospitalier

A l’évidence, la question se pose quant à la conformité de la réalisation d’un acte non thérapeutique et non nécessaire, comportant des risques, et revêtant donc une signification rituelle, religieuse, culturelle, traditionnelle, ethnique ou autre, par un agent de la fonction publique. Il ne s’agit pas ici de confondre les aménagements évidents qui peuvent être trouvés dans les établissements publics hospitaliers[27]. Ces lieux peuvent, de par la nature des actes accomplis et du contexte, positionner l’usager dans une situation de dépendance qui oblige le service à leur permettre d’exercer leur culte [28]. L’intérêt est d’interroger la conformité d’un acte religieux pratiqué par un agent d’un service public, soumis à un devoir de neutralité, dans ce cadre. Il est possible de rétorquer que le praticien pourrait très bien faire abstraction des motifs et pratiquer une intervention qui revêt aussi une caractérisation médicale (posthectomie). Sauf à accepter une posture assez hypocrite, dans le cas d’une circoncision rituelle, ce serait aussi et surtout négliger que la neutralité n’est pas seulement une obligation du fonctionnaire, mais que cette dernière dépend également de la nature de la mission exercée ou de la manière dont celle-ci est exercée[29]. A ce propos, l’Association Française d’Urologie (AFU) a pu estimer qu’en terme d’éthique, la demande de circoncision rituelle peut mettre les urologues dans « une position centrale, inconfortable pour certains » avant de conclure qu’avant « que ne s’engage un possible débat sociétal, l’écueil principal, pour le chirurgien est le respect de l’autonomie de l’enfant »[30].

Le Conseil d’Etat, quant à lui, n’évoque pratiquement pas la circoncision rituelle en tant que telle, mis à part dans son rapport de 2004[31] portant sur la laïcité. Dans ce rapport, la plus haute juridiction administrative indique que la circoncision rituelle est une « pratique religieuse admise ». Les quelques lignes qui lui sont consacrées laissent perplexe. La qualification de « pratique religieuse » qui reste assez limitée concernant les motivations diverses d’un tel acte n’est pas le terme qui soulève le plus de questions. Qu’entendre en effet et surtout par « pratique religieuse admise » ? Admise par qui ? Admise selon quels critères ? Admise dans quel cadre ? Le Conseil n’y répond pas et, tout en précisant que « la circoncision est très largement médicalisée, c’est-à-dire effectuée par des médecins et le plus souvent en milieu hospitalier », il ne questionne pas pour autant la nature de cet acte rituel pratiqué dans un service public. Aux termes de sa jurisprudence, il avait simplement étendu le principe de la responsabilité sans faute du service public hospitalier à la pratique rituelle, reconnaissant dans le même temps que l’acte médical a été pratiqué lors d’une intervention dépourvue de fin thérapeutique[32]. En 1997, à propos de cette décision, la commissaire au gouvernement, Valérie Pécresse, retenait « l’intérêt sanitaire et médical de la circoncision, qualifiée d’“acte chirurgical bénin” visant avant tout “un motif d’hygiène publique” »[33]. Concernant le principe de laïcité, il est étonnant de constater que la même commissaire au gouvernement n’utilise pas le mot dans ses conclusions. Tout juste, l’œil averti constatera l’évocation en demi-teinte de la nature religieuse de cette question par la commissaire sans pour autant que celle-ci ne développe cette problématique. Elle l’évacue rapidement, par ailleurs, par des arguments aujourd’hui mis en doute, à savoir les thèses hygiéniques de l’acte[34].

Dans le même rapport, les juges du Palais Royal précisent que « la circoncision rituelle ne fait l’objet d’aucun texte si ce n’est en Alsace-Moselle, l’article 10 du décret impérial du 29 août 1862 disposant que : le mohel doit être pourvu d’un certificat délivré par un docteur en médecine ou chirurgie, désigné par le préfet, et constatant que l’impétrant offre au point de vue de la santé publique toutes les garanties nécessaires” ». Le contexte juridique, quatorze ans plus tard semble avoir bien changé, notamment à la lumière de plusieurs éléments déjà évoqués. Il faut citer en premier lieu l’ambiguïté du nouvel article 227-24-1 du Code pénal issu de la loi du 5 août 2013[35] ; en deuxième lieu, il convient d’évoquer la réaffirmation par le législateur du respect du principe de laïcité par les agents au travers de la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ; en dernier lieu, rappelons les débats européens sur cette question, notamment suite à la décision du tribunal de Cologne et de la résolution 1952 votée par l’APCE le 1er octobre 2013. Il n’est pas certain que les juridictions administratives aborderaient, avec plus de précisions, cette problématique, si un tel contentieux leur été soumis[36].

Notons qu’à la fin de son paragraphe concernant la circoncision rituelle, le Conseil d’Etat précise néanmoins que « la circoncision ne fait pas l’objet d’un remboursement par la sécurité sociale, sauf motivation thérapeutique »[37]. Sur ce dernier point également, des auteurs[38] ont pu faire remarquer que la loi de financement de la sécurité sociale de 2014, restreignant « considérablement le bénéfice de l’indemnisation par l’Office National d’Indemnisation des Accidents Médicaux (ONIAM) », a modifié la logique en place : « l’indemnisation n’est plus conditionnée par la nature de l’acte médical mais par sa finalité ». Cette solution pourrait déboucher sur la même problématique qui fut à l’origine de la décision de Cologne du 7 mai 2012 et les auteurs remarquent avec pertinence que cette modification législative « repose la question de la définition du critère de finalité thérapeutique », critère, si est retenue la définition simple de « pris en charge par l’assurance maladie », encourage « de facto la dissimulation de la circoncision rituelle en un acte médical à visée thérapeutique et ce afin de permettre son indemnisation au titre de la solidarité nationale »…

Enfin, dans le guide de l’Observatoire de la laïcité des établissements public de santé[39], la circoncision n’est nullement mentionnée – ce qui renforce la gêne évidente que suscite cette question[40]. Il est tout de même procédé au rappel des articles L. 1111-4 alinéa 6 du Code de la santé publique et de l’article 223-6 du code pénal, relatif au consentement du mineur ou du majeur sous tutelle.

Dans son ouvrage « Droits de l’homme dans les sociétés culturellement diverses », développant ses « lignes directrices adoptées par le comité des Ministres et Compilation des normes » de 2016 , le Conseil de l’Europe rappelle qu’en ce qui concerne « la circoncision des garçons, le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales a appelé les autorités d’un Etat partie (en l’espèce la Finlande) à maintenir un dialogue ouvert avec les représentants des minorités sur ce point et à veiller à ce que les questions non résolues soient précisées conformément à l’arrêt de la Cour suprême de cet Etat ». On retrouve ici la problématique transcendant la délicate question de la circoncision rituelle, à savoir, l’équilibre constamment recherché entre un droit à la fois logique et cohérent, permettant à tout homme un libre choix individuel pour sa personne et un droit ancré dans le réel du pluralisme et du collectif, marqués de paradoxes humains dont le droit ne peut nier l’existence. Ces réflexions ne seraient pas complètes sans aborder la notion délicate de dignité humaine, évoquée directement ou plus indirectement tout le long de notre étude.

B)    Dignité humaine : nœud gordien de la problématique de la circoncision

Comme le professeur Xavier Bioy a pu l’écrire dans sa thèse[41], « Si d’un point de vue du droit public le corps n’est pas un sujet, c’est qu’il est objet, mais un objet situé en première ligne du rapport entre puissance publique et sujet de cette puissance ». La notion ambivalente de dignité, composante de la notion de personne humaine, se diffuse plus ou moins discrètement dans de nombreux points évoqués. Derrière la tension que le débat suscite, la présence d’un affrontement plus fondamental que celui du seul acte en question est palpable. Les deux facettes de la dignité humaine permettent à la fois de servir les arguments des tenants universalistes de l’autodétermination de l’individu, mais aussi de ceux, plus relativistes, soucieux d’un certain pluralisme culturel. Le professeur Libchaber, appartient à cette dernière catégorie, et estime que les excès des universalistes conduisent à « compromettre toute vie sociale » et à ne plus se soucier de « la société, de son homogénéité, de son délicat vivre-ensemble »[42]. La première conception peut mener, sur la question de la circoncision, à une tentation d’interdiction juridique de la pratique (1) et la seconde tempère nécessairement ce désir en y apportant les nuances inhérentes aux paradoxes de l’a-juridisme actuel de la pratique rituelle (2).

1)      La tentation juridique moniste de l’interdiction

Comme le souligne à juste titre Pierre-Jérôme Delage[43], ce débat sur la circoncision démontre à quel point il est singulier. Plus classiquement, les questions qui agitent aujourd’hui une majeure partie de la doctrine, ont trait à la thématique bioéthique en relation avec les avancées scientifiques et ses conséquences sur la notion de dignité humaine . M. Delage, à propos de la circoncision, estime que « le thème […] se trouve à l’inverse, dans le cas d’espèce, interrogé par des pratiques anciennes, des rites presque ancestraux ». La conception universaliste et rationnelle, désireuse d’éliminer les conflits inhérents à une atteinte à l’intégrité corporelle d’un sujet sans son consentement, pousse à l’interdiction. De surcroît, lorsque la circoncision en tant qu’objet a-juridique est tolérée du bout des lèvres par le droit. Concéder, dans le silence du droit, la prépondérance de normes culturelles, ethniques, religieuses sur la liberté personnelle et intime, pose question. La rationalité scientifique laïque, épaulée par le principe général du consentement[44], ne peut que s’opposer à cette pratique. Cette dernière est en effet justifiée par des fondements extérieurs au sujet, et s’appuie sur un fétichisme passionnel religieux ou un désir conscient ou non de transmettre une identité quelconque.

Sont alors convoquées les notions juridiques qui se rapportent à celle de la dignité humaine : la sauvegarde de l’intégrité corporelle, l’intérêt (supérieur) de l’enfant l’autodétermination, la liberté de religion, l’épanouissement personnel et même, dans une certaine mesure, la vie privée et l’identité ethnique. Elles viennent ainsi nourrir un des sens de la dignité, qu’il faut ici entendre comme un principe absolu et matriciel qui prime sur les autres. La dignité humaine se conjugue ainsi avec le principe de primauté de la personne humaine protégeant notamment l’intégrité corporelle et mentale de l’individu. La comparaison avec l’excision, si elle n’est pas viable, reste tout de même une source de réflexion, à la lumière de la notion de dignité. Elle permet de comprendre pourquoi quand une des pratiques est honnie, une autre qui peut présenter de nombreuses similitudes de nature[45], est en revanche tolérée[46].

Rappelons tout de même que la pratique rituelle de la circoncision dans un milieu non médicalisé et dans certains milieux orthodoxes apparaît aujourd’hui particulièrement anachronique et contraire aux principes précédemment rappelés. Comme le signale Patricia Hidiroglou[47] « la circoncision rituelle s’effectue en trois étapes : milah – ablation du prépuce, periah – détachement de la membrane interne avec les ongles du pouce et de l’index -, enfin metsitsah – étanchement du sang de la blessure par aspiration à l’aide d’un instrument adéquat » ou comme cela est parfois signalé, par une succion orogénitale du Mohel[48]. Un bébé est d’ailleurs décédé récemment à New-York après avoir attrapé un herpès que lui avait transmis le Mohel[49] en pratiquant ce rite spécifique.

Au terme de cet article, il semble que la circoncision rituelle ne soit pas licite et pourrait difficilement l’être, y compris lorsque cet acte serait médicalisé. Enfin, il est possible d’imaginer que de nouveaux litiges, pourraient amener les juges, et notamment le juge administratif, à déterminer cette pratique comme illicite. Cependant, comme l’écrivent Vincente Fortier, Juliette Dugne, Juliette Relieur et le professeur Vialla[50], « la quête du juriste reste insatisfaite : faut-il conforter la pratique du rite au nom de la liberté des religions au détriment peut être de celle de l’enfant ? Quel intérêt (de l’enfant, des parents, des religions) faut-il faire prévaloir ? L’impératif de sécurité juridique ne doit-il pas conduire à prendre une position dénuée d’ambiguïté ? Mais dans un tel cas de figure, des effets pervers ne doivent-ils pas être redoutés ? ». Le dilemme est de taille et à la mesure des difficultés que soulève la notion de dignité humaine. C’est ce même dilemme auquel se réfère le même professeur Vialla, dans ses observations concernant la résolution 1952 du Conseil de l’Europe, « auquel sont condamnés médecins et juristes : maintenir la “tour d’ivoire” des principes, au risque d’une incompréhension du corps social, ou se contenter d’un rôle transcripteur des souhaits de “la conscience commune” »[51].

2) Nuances et paradoxes de l’a-juridisme de la circoncision : pour une solution symbolique

L’absence de prise en compte par le droit de cette pratique n’est pas sans entraîner de nombreuses conséquences. Elle illustre en outre de multiples réalités qu’il est nécessaire d’envisager pour tenter de proposer des solutions. Paradoxalement, en souhaitant préserver la dignité humaine de l’enfant circoncis, l’interdiction pourrait, au contraire, entraîner une plus grande atteinte à ce principe. Ainsi citons Aïcha Maherzi qui va jusqu’à écrire, à plusieurs reprises, « que même interdite, cette pratique perdurera chez les populations musulmanes dans leur ensemble parce qu’elles y sont très attachées, la considérant comme un devoir religieux des plus importants »[52]. On imagine alors, à la lecture de cette prospective, les réactions des croyants pour lesquels ce rite relève d’une réelle obligation religieuse et non seulement d’une recommandation. Dès lors, en interdisant la circoncision pour protéger la dignité humaine, les conséquences qui pourraient en résulter se manifesteraient, paradoxalement, par des atteintes à cette même dignité, ainsi que par des problématiques accrues de santé publique. En effet, au vu des conditions dans lesquelles se déroulent cette pratique dans les milieux non médicalisés, il peut être craint, face à une interdiction générale, que ces dernières ne se détériorent encore tant en termes de santé que de respect de la dignité de l’enfant.

Dans la même logique, le principe de laïcité, concernant les opérations rituelles, devra-t-il pousser le fonctionnaire à vérifier rigoureusement que des opérations du phimosis ne soient pas des circoncisions rituelles déguisées ? Comme le souligne Marie-Jo Thiel, « un tel climat inquisitorial aboutirait paradoxalement à des conduites de renforcement identitaire. Et la France n’a sans doute jamais connu autant de “signes religieux” (voile, burqa, etc.) que depuis qu’elle s’est dotée d’une législation en la matière »[53].

Si ces réflexions doivent être évoquées, il n’en demeure pas moins qu’il convient, ne serait-ce qu’au nom de la sécurité juridique, de trancher la question dans un sens. Cela peut se faire avec équilibre et délicatesse, et sur un point essentiel : la concurrence des normes culturelles, religieuses, ethniques, avec les normes juridiques ne semble pas pouvoir véritablement perdurer, qui plus est dans le processus de laïcisation du droit positif. Il est difficilement envisageable que le discours normatif moderne, s’efforçant de se détacher toujours un peu plus du droit religieux, puisse entrer en conflit avec ce dernier. En effet, ces deux systèmes normatifs ne peuvent réellement plus s’envisager sur le même plan dans le contexte contemporain. Par ailleurs, des propositions plus générales ont pu être formulées, pour éviter toute confusion, concernant la question plus large de l’intégrité du corps humain.

A l’occasion du colloque « Droit(s) Au(x) Sexe(s) », le professeur Aline Cheynet De Beaupré proposait ainsi une nouvelle rédaction de l’article 16-3 du Code Civil relatif à l’intégrité du corps humain, consacrant largement la place de filtre à la notion de dignité[54]. A propos des « interventions entraînant une mutilation ou amputation sexuelle partielle ou totale », elle recommandait que soit ajouté qu’en « dehors de situations d’extrême urgence, la volonté de l’individu ne saurait justifier seule une intervention chirurgicale ou non entraînant une mutilation ou amputation sexuelle partielle ou totale »[55]. Elle précise que « les personnes mineures doivent requérir l’avis de leurs parents ou représentants légaux et l’autorisation du procureur de la République ». Voilà des propositions que le législateur pourrait reprendre à son compte à l’occasion des prochaines lois bioéthiques.

Quant à l’adaptation des normes talmudiques, Moïse Maïmonide exprimait bien que ces dernières n’ont pas à s’adapter « aux circonstances diverses des individus et des temps ». Il précise d’ailleurs qu’il « faut au contraire, que le régime légal soit absolu et embrasse la généralité (des hommes) (…)»[56]. Il s’appuie sur une locution talmudique interdisant la relativité interprétative des normes, énoncées notamment dans le Talmud de Babylone du VIe siècle avec l’exemple de la fixation au huitième jour de la circoncision. Une approche plus symbolique de la religion, en phase, non pas avec le XIIe siècle mais plutôt avec le XXIe siècle et ses valeurs, pourrait peut-être permettre une évolution du rite. Comme l’écrit Pierre-Jerôme Delage[57], citant Jérôme Segal, une autre pratique « prend actuellement de l’ampleur, chez les juifs, en lieu et place de la brit milah classique, une cérémonie dite “brit shalom” : cérémonie religieuse, rituelle, “au cours de laquelle la communauté réserve un accueil chaleureux au nouveau-né, sans couteau ni bistouri” (i. e. sans atteinte à l’intégrité de l’enfant). Et telle serait bien, idéalement, la voie à suivre : une voie qui tendrait moins à l’interdiction, à l’élimination des pratiques, des traditions, qu’à leur évolution vers une dimension essentiellement symbolique » [58]. C’est certainement ce dernier point qui va droit là où le bât blesse. Peutêtre est-ce plus volontiers le rôle du droit que de pousser quelque peu le réel vers son idéal – et non l’inverse ! – tout en préservant des zones qui ne le regardent pas.

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 09 ; Art. 225.

[1] Formulation retenue par le Conseil d’Etat dans son rapport public de 2004 : Un siècle de laïcité, p. 331-332.

[1] NEIRINCK C., op. cit.

[2] La Convention appelle dans cet article à reconnaître « le droit de l’enfant de jouir du meilleur état de santé possible et de bénéficier de services médicaux et de rééducation. ».

[3] Ce que font FORTIER V., DUGNE J., RELIEUR J., et VIALLA F., « La circoncision rituelle au regard du droit français », in FORTIER V. (dir), op. cit. p.189 mais également BONFILS Ph., GOUTTENOIRE A. , Le droit des mineurs, Paris, Dalloz, coll. Précis, 2e éd., 2014, n°541, p343 ; TERRE F., FENOUILLET D., Droit civil. Les personnes, Paris, Dalloz, coll. Précis, 8e éd., 2012, n° 374 et s.

[4] Dans les articles 3-1, 9-1, 9-3, 18-1, 21, 37-c), 40-2-b)-iii).

[5] CE 22 sept. 1997, Dlle Cinar, n° 161364, Rec. CE, p. 319, RFD adm. 1998. 562, concl. ABRAHAM R., RGDI publ. 1998. 208, note ALLAND.

[6] SIFFREIN-BLANC C., BONIFAY E., « Propos introductifs sur la protection de l’enfant » ,AJ fam. 2017. V. GOUTTENOIRE A., « Le contrôle exercé par la Cour de cassation sur l’intérêt supérieur de l’enfant », in Mélanges en l’honneur du professeur DEKEUWER-DEFOSSEZ F., Monchrestien, 2012, Lextenso éditions, p. 148 ; VIAL G., « Intérêt concret de l’enfant ou intérêt général », in PUTMAN E., AGRESTI. J.-Ph. et SIFFREIN-BLANC C., (dir.), Lien familial, lien obligationnel, lien social, Livre II, Lien familial et lien social, PUAM, coll. Inter-normes, 2014, p. 123 ; BRUNETTI-PONS C., « L’intérêt supérieur de l’enfant : une définition possible ? », RLDC 2011. 4405 ; V. EGEA, « L’intérêt supérieur de l’enfant : une nouvelle maxime d’interprétation des droits de l’enfant », RRJ, 2009, n° 2, p. 579.

[7] Pour ne prendre que quelques exemples récents : PASTOR J.-M., « L’intérêt supérieur de l’enfant ne peut être oublié en cas d’expulsion du domaine public » D. actu. 6 septembre 2017, note sous CE 28 juill. 2017, req. n° 395911 ; DE MONTECLER M.-C, « Les départements rappelés au respect de l’intérêt supérieur de l’enfant » D. actu. 30 mai 2017, note sous CE 19 mai 2017, req. n° 406637 ; POUPEAU D., « Refus de regroupement familial, allocations familiales et intérêt supérieur de l’enfant » D. actu., 25 mai 2016, note sous CE 11 mai 2016, req. n° 392191 ; MAUPIN E., « L’intérêt de l’enfant interdit-il de supprimer des menus sans porc dans les cantines ? » D. actu, 4 septembre 2017, note sous TA Dijon, 28 août 2017, n° 1502100.

[8] LIBCHABER R., op. cit.

[9] Dans la mesure où l’excision consiste en l’ablation totale d’un membre (clitoris) et prive la petite fille d’une grande partie de son plaisir sexuel futur, alors que la circoncision n’est qu’une ablation partielle du pénis. Les études scientifiques en la matière ne permettent pas d’établir avec précision la nature et la gravité des conséquence de cette ablation partielle sur le plaisir sexuel. V. notamment sur la comparaison des deux pratiques : LASKAR P., op. cit. ; ROCHE-DAHAN op. cit. DELAGE P-J. op cit. ; PENNEAU J. op. cit. ; DUVERT C., op. cit., LE BRIS C., op. cit. ; LIBCHABER R., op. cit. BENILLOUCHE M., op. cit. ;

[10] LIBCHABER R., op. cit. « A ce compte, on pourrait aussi bien interdire le baptême des nouveaux-nés, au motif que l’onction place l’enfant dans les rangs d’une Eglise sans requérir son consentement préalable ». COHEN M-L, « Introduction », in COHEN M-L.(dir.) op. cit.

[11] LIBCHABER R. op. cit. « Nombre de personnes se sont émues de ce que l’on ait qualifié la circoncision « d’atteinte à l’intégrité corporelle » – en français, on emploierait plus volontiers le mot de « mutilation » -, alors même que c’est une qualification qui s’impose sans hésitation particulière ».

[12] V. CA DOUAI, 8 janvier 2013, n°12/03506, Dr. Fam. n°5, mai 2013, comm. 69, NEIRINCK C. « Le baptême de l’enfant placé en assistance éducative » : « La décision de faire baptiser un enfant de quatre ans ne lui fait pas courir un danger ».

[13] Civ. 1ère 19 novembre 2014, n° 13-25.156, D. 2015. 850 ; note MESA R. 1er décembre 2014 autre décision ? idem numéro de pourvoi; DIEU F., Le baptême, un évènement ineffaçable, D. 2015. 850.

[14] V. contra : THIERRY J.-B., op. cit. ; LIBCHABER R., op. cit. : « il n’y a là aucune atteinte disproportionnée aux libertés : ni à l’intégrité corporelle […] ni à la liberté religieuse – car la circoncision, tout comme le baptême des nouveaux-nés, ne constitue qu’une situation de départ qui laisse entière la liberté religieuse de l’’intéressé ».

[15] CARBONNIER J., note sous TGI Versailles, 24 septembre 1962, D. 1963, II, 52. Dans le même sens : DUVERT C., Sectes et droit, Th., Paris, 1999, p. 121-123 : l’auteur préconise l’âge de 15 ans ; v. plus récemment : ROME F., « Noli me tangere ? Jawohl !!! », D. 2012, p. 1665 : « la voie la plus simple paraît être de ne tolérer la circoncision que lorsque l’enfant a un libre arbitre suffisant pour exprimer un consentement lucide ».

[16] CEDH, Pretty contre Royaume-Uni, 29 avril 2002, req. n° 2346/02, JCP G, 2002, I, 157, obs. SUDRE F., ; RJPF, 2002, p. 11, obs. GARAUD E., ; DEFRENOIS, 2002, p. 1131, obs. MALAURIE Ph., ; RTD civ., 2002, p. 482, obs. HAUSER J., ; p. 858, obs. MARGUENAUD J.-P. ; RTDH, 2003, p. 71, note DE SCHUTTER O. ; JCP G, 2003, II, 10062, note GIRAULT C. ; Gaz. Pal. 2002, doctr. 1244, note CHVIKA E. ; Méd. et Dr. 2003, p. 98, note NARAYAN-FOURMENT H; ; CEDH, K.A. et A.D. contre Belgique, 17 février 2005, req. n°42758/98 et 45558/99 ; JCP G 2005, I, 159, obs. SUDRE F. ; RTD civ 2005, p. 341, note. MARGUENAUD J-P. ; RDP 2006, p. 806, obs. LEVINET M. ; LPA 1er aout 2006, p. 1, MALAURIE Ph.

[17] CEDH, Pretty préc., para. 66 : « la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant de nature physiquement ou moralement dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps ».

[18] BIOY X., « Vers un droit au plaisir », in TOUZEIL-DIVINA M., SWEENEY M., Droits au(x) Sexe(s), éd. L’Epitoge- Lextenso, coll. l’Unité du Droit, vol. XIX, 2017, p. 38 : « Cette notion de libre développement demeure en France “une idée neuve” à envisager sous les traits de la liberté personnelle ».

[19] BIOY X., op. cit., : « (…) d’autres juges se sont emparés de la notion, comme pour l’article 2 de la Loi fondamentale allemande selon lequel “Chacun a le droit au libre épanouissement de sa personnalité pourvu qu’il ne viole pas les droits d’autrui, ni n’enfreigne l’ordre constitutionnel ou la loi morale”. Mais c’est également le cas en Espagne où l’article 10, adossé au principe de dignité, permet de répondre à des questions similaires, ou encore en Suisse et en Italie qui accentuent parallèlement la notion corollaire de liberté personnelle ».

[20] CEDH, Ciubotaru c. Moldova, 27 avril 2010, 27138/04.

[21] CEDH, Chapman, Coster, Beard Lee, Jane Smith c. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, n° 27238/95.

[22] Il s’agit d’une formule notamment employée par la représentante de l’Etat finlandais, au cours de la procédure de débat en amont de la résolution 1952, citant Khalil Gibran : « Un enfant n’est pas un adulte en miniature mais un adulte en devenir ».

[23] NAOUN-CASERO A.A. « La circoncision en question approche juridique », in COHEN M-L., op. cit. ; ROCHE-DAHAN J., op. cit.

[24] NAOUN-CASERO A.A. op. cit. , p. 31 ; V. ROCHE-DAHAN J., op. cit.

[25] Spinoza B., Traité théologico-politique, 1670.

[26] CEDH, Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse 10 janvier 2017 – n° 29086/12 : « La Cour estime certes que l’enseignement du sport, dont la natation faite partie intégrante dans l’école suivie par les filles des requérants, revêt une importance singulière pour le développement et la santé des enfants. Cela étant, l’intérêt de cet enseignement ne se limite pas pour les enfants à apprendre à nager et à exercer une activité physique, mais il réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves, en dehors de toute exception tirée de l’origine des enfants ou des convictions religieuses ou philosophiques de leurs parents ».

[27] CE Sect., 28 janvier 1955, Sieurs Aubrun et Villechenoux, Rec. 50 : les établissements hospitaliers doivent « prendre les mesures indispensables pour permettre [aux patients] de vaquer, dans l’enceinte même de ces établissements, aux pratiques de leur culte, lorsqu’en raison de leur état de santé ou des prescriptions des règlements en vigueur ils ont hors d’état de sortir ».

[28] V. à ce propos VIALLA F., FORTIER V. (dir.), La religion dans les établissements de santé, LEH, 2013. Ainsi le régime des patients en matière de laïcité reste assez équilibré et si l’on retrouve l’interdiction du prosélytisme, ces derniers conservent évidemment la liberté de conscience et de manifester leur croyance tout comme, ce qui en découle : ils peuvent refuser pour eux-mêmes certains soins, doivent pouvoir pratiquer leur culte dans certaines limites et l’hôpital doit permettre à la famille, en lien avec l’aumônier, de pouvoir pratiquer les rites funéraires lors du décès.

[29] A ce propos, v. VIOUJAS V., « La résurrection du service public hospitalier », AJDA 2016. 1272.

[30] Dans une fiche d’information du 2 novembre 2014 à destination des professionnels disponible en ligne sur le site de l’AFU.

[31] CE, Un siècle de laïcité, Rapport public, 2004, p. 331-332.

[32] CE, Sect, 3 novembre 1997, Hôpital Joseph Imbert d’Arles, rec. p. 412., AJDA 1997, p. 1016, chron. GIRARDOT T.-X et RAYNAUD F. ; D. 1998, Jur. p. 146, note CHRESTIA P.

[33] THIEL, M-Jo. « La circoncision, un débat impossible ? », Esprit, vol. janvier, no. 1, 2014, pp. 83-100.

[34] PECRESSE V., conclusions sous l’arrêt « Hôpital Joseph-Imbert d’Arles », RFDA, 1998, p. 90 : « S’agissant du cas a priori plus banal d’une circoncision, les spécialistes soulignent que celle-ci peut être pratiquée pour des mobiles religieux certes, mais également, indépendamment de toute considération confessionnelle, pour des motifs d’hygiène – ce qui est fréquemment le cas dans les pays anglo-saxons -, voire pour des motifs d’ordre strictement médical. Et il nous paraîtrait particulièrement hasardeux d’avoir à faire, dans l’application de Bianchi, le tri au cas d’espèce, pour une même opération, selon les mobiles véritables du patient. D’autant plus qu’il serait toujours loisible à certaines familles d’obtenir de leur médecin traitant – convaincu que les nécessités de l’hygiène publique rendent préférable que l’intervention se déroule dans le cadre privilégié d’un hôpital – une prescription de circoncision médicale ».

[35] V. à ce propos BENILLOUCHE M., op. cit.

[36] THIEL, M-Jo. « La circoncision, un débat impossible ? », Esprit, vol. janvier, no. 1, 2014, pp. 83-100 : « Néanmoins, un enfant devenu adulte pourrait reprocher à ses parents de ne pas avoir respecté son libre arbitre et demander réparation. De telles plaintes ont obtenu gain de cause aux États-Unis mais aucun cas n’a été recensé jusqu’ici en France ». Ajoutons qu’il pourrait aussi, avec de nombreux nouveaux fondements, se retourner contre le praticien qui aurait pratiqué l’acte de circoncision.

[37] A ce propos, il est nécessaire de rappeler qu’un débat a eu lieu à l’Assemblée nationale en 2008 où la députée Valérie Boyer avait évoqué la possibilité de créer un contrat d’assurance circoncision proposé lors de la naissance des jeunes garçons pour la prise en charge des frais de la réalisation de l’opération. Elle proposait (répétition) que l’assurance maladie supporte une partie de cette dépense. L’intéressée se montrait  d’ailleurs bien moins ouverte concernant les problématiques de laïcité concernant la religion musulmane, illustrant une conception « latitudinaire » de la laïcité pour reprendre l’expression consacrée par le Professeur TOUZEIL-DIVINA M. dans certaines de ses contributions : TOUZEIL-DIVINA M. « Laïcité latitudinaire », note sous CE, Ass., 19 juillet 2011, Le Mans Métropole ; « Laïcité latitudinaire (suite et non fin) » disponibles en ligne sur chezfoucart.com.

[38] FORTIER V., DUGNE J., RELIEUR J., et VIALLA F., op. cit. p. 202.

[39] Observatoire de la laïcité, Laïcité et gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé, 23 février 2016.

[40] CHOAIN, op. cit. évoquant la circoncision rituelle comme une question « tabou ».

[41] BIOY X., Le concept de personne humaine en droit public, Dalloz, Coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », 2003, p. 367.

[42] LIBCHABER R., op. cit. 

[43] DELAGE, P. (2015). Chapitre 4. Circoncision et excision : vers un non-droit de la bioéthique ? Journal International de Bioéthique, vol. 26,(3), 63-75.

[44] Analysé comme tel par le professeur Duprat Jean Pierre. DUPRAT J.-P. in DUBOURG-LAVROFF S. et DUPRAT  J.- P., Droits et libertés en Grande-Bretagne et en France, l’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 1999.

[45] Si ces pratiques ont des similitudes de nature, elles présentent des différences de degré.

[46] LE BRIS C., op. cit., spéc. p. 83 : « En France, alors que l’excision est réprimée, la circoncision est tolérée : elle n’a pas donné lieu à des poursuites depuis l’époque napoléonienne 59. Cette différence de traitement trouve, de toute évidence, son fondement dans le facteur culturel : la circoncision, à l’inverse de l’excision, est pratiquée sur notre territoire de manière immémoriale ».

[47] HIDIROGLOU P., op. cit.

[48] C’est un rite orthodoxe juif (metzitzah b’peh) qui consiste pour le Mohel à aspirer le sang du nourrisson avec sa bouche, une fois le prépuce retiré.

[49] ROBBINS L.« Baby’s Death Renews Debate Over a Circumcision Ritual », New York Time, 7 mars 2012.

[50] FORTIER V., DUGNE J., RELIEUR J., et VIALLA F, « La circoncision rituelle au regard du droit français », in FORTIER V. (dir) op. cit. p. 207.

[51] VIALLA F., « Intégrité corporelle des enfants (circoncision) : résolution du Conseil de l’Europe », D, 2013. 2702.

[52] MAHERZI A., op. cit.

[53] THIEL, M-Jo. op. cit.

[54] CHEYNET DE BEAUPRE A., « De la disponibilité du sexe » in TOUZEIL-DIVINA M., SWEENEY M. op. cit. p. 115-116 : « l’indisponibilité du corps est un principe fondamental sud droit français. Elle doit être protégée dans le respect de la dignité humaine. les interventions chirurgicales ou non, portant sur le sexe des personnes doivent respecter le principe d’indisponibilité du corps humain. Elles ne peuvent jamais être réalisées contre la volonté de l’individu ».

[55] Ibid.

[56] Maïmonide, Moïse, op. cit., p. 267.

[57] DELAGE, P-J. (2015). Chapitre 4. Circoncision et excision : vers un non-droit de la bioéthique ? Journal International de Bioéthique, vol. 26,(3), 63-75.

[58] THIEL, M-Jo. op. cit. ne dit pas l’inverse : « Ne faudrait-il pas inviter les communautés à manifester l’intégration de l’enfant par un geste avant tout spirituel, qui ne viole pas dans la douleur l’intégrité physique, que l’enfant par suite peut (ou non) reprendre à son compte (confirmation, Bar Mitzvah…) laissant ce marquage pour le moment où l’enfant devenu adulte (majeur) pourra y consentir et se l’approprier en connaissance de cause ? »

   Send article as PDF   
ParJDA

Réflexions sur la circoncision rituelle de l’enfant (II / III)

Alexandre Charpy & Pierre Juston
 Doctorants en droit privé & public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit privé & Institut Maurice Hauriou.

II. Droit positif : des outils à disposition du juge
pour sanctionner une coutume contra legem

le présente article contient les trois développements suivants :

Art. 224. Pour déterminer le caractère contra legem de la coutume, il convient d’identifier et d’étudier les textes qui s’opposeraient, en principe, à cette pratique. Les différents contentieux soulevés par la circoncision rituelle ont trouvé leur source, pour la plupart, dans des conflits concernant l’exercice de l’autorité parentale. Il conviendra donc de se demander si la pratique de la circoncision rituelle du jeune enfant est compatible avec les règles de l’exercice de l’autorité parentale (B). Un autre point est soulevé par la doctrine : la contrariété entre la pratique de la circoncision rituelle et le droit pénal (A). Elle s’interroge le plus souvent sur la pertinence de la qualification de mutilation. En effet,  dans le cas où cette pratique recevrait une qualification pénale, elle pourrait être considérée comme contra legem.

A)   Une coutume constitutive d’une faute pénale

La définition de la circoncision rituelle comme une coutume contra legem suppose d’une part de déterminer la qualification pénale adéquate (1) puis, dans un second temps, de constater que cette pratique est néanmoins tolérée par le juge (2).

1)      La coutume de la circoncision rituelle est contra legem

Un certain nombre d’auteurs ont fait le rapprochement entre la circoncision rituelle et la qualification de mutilation. Cette dernière est visée par l’article 222-9 du Code pénal qui dispose que « Les violences ayant entrainé une mutilation ou une infirmité permanente sont punies de dix ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende. » L’article 222-10 du même Code y ajoute une circonstance aggravante lorsque cette infraction est commise sur un mineur de quinze ans : elle est alors punie de réclusion criminelle. Le même article précise que « La peine encourue est portée à vingt ans de réclusion criminelle lorsque l’infraction définie à l’article 222-9 est commise sur un mineur de quinze ans par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par toute autre personne ayant autorité sur le mineur. » La circoncision étant pratiquée par un Mohel[1] sur ordre des parents, ces derniers pourraient être considérés comme auteurs indirects au sens de l’article 121-3 du Code pénal en ce qu’ils ont permis la circoncision en remettant leur enfant au Mohel en vertu de leur droit d’autorité parentale.

La qualification de violence volontaire, pour être adéquate, suppose un élément matériel et un élément moral. Concernant l’élément matériel, il est extrêmement difficile à définir parce qu’il est peu précis. Il recouvre notamment les anciennes qualifications de coups et de blessures[2], le terme de blessure renvoyant à la rupture des téguments[3] avec plaie et effusion de sang[4]. L’élément moral est, quant à lui, caractérisé en cas d’acte volontaire de l’auteur de l’infraction, peu importe que le résultat obtenu ait été souhaité ou non[5], ce qui permet de caractériser le dol général. Enfin, la doctrine ne semble pas unanime sur la nécessité de caractériser un dol spécial « consistant dans la volonté de faire mal exprès »[6].

Concernant la circoncision rituelle, il semble que la pratique corresponde à la qualification de violence : elle cause une blessure consistant, non seulement en une plaie, mais aussi en l’ablation du prépuce de l’enfant, ce qui cause bien évidemment une effusion de sang. Quant à l’élément moral, il est caractérisé dans la mesure où l’acte consistant à couper le prépuce de l’enfant est bien volontaire, que le résultat est souhaité, et que la douleur de l’enfant est connue de l’auteur[7]. La circoncision rituelle pourrait donc être qualifiée de violence, criminelle du fait de la circonstance aggravante tirée du fait que l’enfant soit âgé de moins de quinze ans.

Concernant la mutilation, elle peut se définir comme une « atteinte irréversible à l’intégrité physique d’une personne, notamment par perte, ablation ou amputation d’un membre, qui constitue un grave préjudice corporel, et, en parallèle avec une infirmité permanente, aggrave la peine de nombreuses infractions, violences, viol, séquestration, vol, etc. »[8]. Si le terme de membre peut se définir comme « Chacune des quatre parties appariées qui s’attachent au tronc », il peut aussi désigner, par extension, toute partie du corps humain[9], et donc le « membre viril »[10]. Au-delà de l’ablation d’un membre, le verbe mutiler désigne également le fait d’amoindrir, de diminuer[11].

La chambre criminelle de la Cour de cassation a pu considérer, en 1912, que l’arrachement du pavillon de l’oreille constituait une mutilation[12]. Egalement, le fait de castrer un enfant de quatre ans peut recevoir la qualification de violence ayant entrainé une mutilation[13], ce qui permet d’envisager le pénis comme un organe. Cependant, la qualification de mutilation concernant l’ablation du prépuce doit être évoquée avec précaution, dans la mesure où ce dernier n’est pas à proprement parler un membre, sauf à entendre ce terme dans un sens très extensif. Par ailleurs, la jurisprudence n’a pas encore eu l’occasion, apparemment, de qualifier la circoncision dans le langage du droit pénal. S’il semble que la qualification de mutilation soit adéquate, dans la mesure où elle consiste effectivement dans l’amputation d’une partie d’un membre, le pénis, il convient tout de même d’en évoquer une autre : celle de l’infirmité permanente.

L’infirmité permanente désigne une « atteinte permanente à un organe des sens »[14]. Ainsi, est notamment considérée comme une infirmité permanente la lésion d’une corde vocale puisqu’elle constitue « une atteinte sévère de l’organe de la phonation dont l’altération de la fonction demeure irréversible ». La chambre criminelle de la Cour de cassation refuse néanmoins la qualification de mutilation dans la mesure où la corde vocale « n’a été tranchée que partiellement ; qu’il ne peut donc s’agir d’une mutilation »[15]. Par conséquent, si la circoncision ne consiste pas en l’ablation totale du pénis, il faut tout de même constater qu’il est tranché partiellement ! S’il était démontré que la circoncision rituelle altère le plaisir sexuel[16], il est fort probable que l’infirmité permanente serait caractérisée. Les deux circonstances aggravantes de la violence seraient envisageables. Commise sur un mineur de quinze ans, souvent par un ascendant légitime, la peine est portée à vingt ans de réclusion criminelle.

2)      Le caractère religieux comme justification de la tolérance du juge

Le Code pénal ne retient que quatre faits justificatifs généraux[1] : l’acte est « prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires »[2], l’acte est « commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. »[3] la légitime défense[4] et l’état de nécessité[5].

Concernant le commandement de l’autorité légitime, l’expression d’autorité légitime fait nécessairement référence à une autorité publique[6]. Or la circoncision rituelle est pratiquée en dehors de tout commandement d’une autorité publique. Concernant la légitime défense, il paraît peu probable que la circoncision rituelle soit pratiquée par nécessité pour la légitime défense de celui qui la pratique ou de son enfant (sauf à estimer que l’enfant ou les parents seront punis par une divinité quelconque si l’on ne procède pas à l’ablation du prépuce). Enfin, l’état de nécessité n’est une cause d’exonération de la responsabilité pénale que si l’acte est fait face à un danger actuel ou imminent, cette qualification ne convient donc pas non plus.

Il convient d’arrêter notre attention sur le premier fait justificatif évoqué : l’autorisation de la loi. La doctrine semble considérer que le terme de loi tel qu’il est évoqué dans l’article 122-4 alinéa 1er du Code pénal s’entend des lois et règlements écrits[7]. Ainsi, la coutume ne pourrait pas constituer une loi justifiant un comportement en raison du principe de légalité des délits et des peines[8] et ne devrait donc pas, a fortiori, permettre de justifier la circoncision rituelle. Cependant, la coutume paraît, par extension, être assimilée à la loi selon certains auteurs, concernant notamment le droit de correction parental[9] et la circoncision rituelle, quand bien-même cette justification coutumière serait fragile[10].

Des auteurs, pour justifier leur position, se permettent de faire le parallèle avec les oreilles percées[11]. Il convient cependant de noter que les piercings sont rarement faits sur des enfants nés depuis seulement huit jours ou de six à huit ans et que, jusqu’à preuve du contraire, ils ne causent pas d’infirmité permanente au sens du droit pénal. Par ailleurs il faut distinguer cette coutume, pratiquée par une grande partie de la population française, de celle de la circoncision rituelle, réalisée par une partie de la population appartenant à une communauté religieuse ou ethnique[12]. Enfin, l’argument selon lequel la circoncision doit être considérée comme une opération bénigne appelle un tempérament : elle demeure un acte de nature chirurgicale susceptible d’entrainer des complications[13]. Il a pu être démontré que la circoncision d’un nouveau-né sans anesthésie causerait des troubles du « cycle veille-sommeil, une altération de la perception sensorielle », de l’hyperactivité dans les mois suivant l’opération et des anomalies comportementales durables[14], ce qui permet de dire que l’acte n’a rien d’anodin.

Une autre justification de la circoncision serait tirée de son caractère bénéfique pour la santé, ce qui permettrait de qualifier l’acte de « thérapeutique ». En réalité cet argument est désuet, puisqu’on a pu considérer, à tort, qu’elle permettait de lutter contre la masturbation[15]. Il est démontré aujourd’hui que la circoncision serait un moyen de lutter efficacement contre certaines maladies sexuellement transmissibles (MST). Cependant, des auteurs notent avec raison que l’éradication des MST, et notamment du VIH, ne nécessite pas la circoncision, et que le recours au préservatif est largement suffisant et bien plus efficace, d’autant plus qu’un enfant âgé de huit jours, et ce jusqu’à l’adolescence, a peu de chances d’avoir des rapports sexuels et donc, a fortiori, des rapports sexuels à risques[16]. Par conséquent, il est parfaitement envisageable d’attendre que l’enfant soit en âge de donner un consentement libre et éclairé à la circoncision.

La seule justification de la circoncision découlerait ainsi de la tolérance du juge. Or, si la circoncision bénéficie d’une forme de tolérance, tel n’est plus le cas des châtiments corporels. Ils sont régulièrement remis en question du fait qu’ils constituent, légers ou non, des mauvais traitements infligés aux enfants. Notre droit positif soucieux des droits de l’homme, et plus particulièrement des droits de l’enfant, voudrait inviter les parents à bannir cette coutume « franchouillarde »[17]. L’analogie avec la circoncision interpelle, car les châtiments corporels des parents sur leur enfant sont une pratique toute aussi ancienne (voire, osons le mot, millénaire !) que la circoncision rituelle, et on peut légitimement se demander si elle n’a pas été pratiquée par une bien plus grande partie de la population ! Pourtant si des tentatives de remise en question de la fameuse « fessée » peuvent être relevées, elles sont bien plus timides quand il s’agit de remettre en question la circoncision rituelle, pratique qui, contrairement aux châtiments corporels légers, laisse une marque sur le corps de l’enfant. Il semble donc bien, comme le relèvent certains auteurs[18], que ce soit de son caractère religieux que la circoncision tire son fait justificatif, en raison notamment de la « réticence que manifestent fréquemment ces derniers [les juges] à trancher des litiges à coloration religieuse »[19].

B)    Une faute civile incompatible avec l’autorité parentale

L’article 371-1 alinéa 1 du Code civil définit l’autorité parentale comme « un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant. » L’éducation de l’enfant est à la fois un droit et un devoir. A ce titre, « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. »[1] Ainsi, le principe posé par la loi est celui de la liberté des parents quant au choix de l’éducation religieuse de leur progéniture[2], dans la limite de l’intérêt de l’enfant. C’est notamment ce qu’a décidé la Cour de cassation relativement au baptême de l’enfant dans le cadre d’un conflit parental[3].

En tant que faute pénale, la circoncision rituelle devrait recevoir la qualification de faute civile, (1), ce qui permet d’affirmer qu’elle est contraire à l’intérêt de l’enfant (2).

1)      La circoncision rituelle : une faute civile

Dans la mesure où la circoncision rituelle pourrait recevoir une qualification criminelle, elle pourrait également constituer une faute civile – quand bien même le principe d’identité des fautes civile et pénale semble avoir été abandonné – et donc permettre de retenir la responsabilité civile des parents sur le fondement de l’article 1240 du Code civil.

La faute civile pourrait être caractérisée notamment au regard de la violation des articles 16-1 du Code civil posant le principe d’inviolabilité du corps humain et 16-3 du même Code aux termes duquel « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui. »[1]. Or, l’acte médical non-thérapeutique[2] se caractérise justement par le fait qu’il nécessite le consentement du sujet, parce qu’il est l’expression d’une liberté individuelle[3]. Ainsi, la circoncision rituelle du jeune enfant peut difficilement être vue comme l’expression d’une volonté individuelle du sujet et être considérée, par conséquent, comme un acte médical non-thérapeutique admissible.

Quant au préjudice, la Cour de cassation définit le préjudice sexuel comme comprenant « les préjudices touchant à la sphère sexuelle à savoir : le préjudice morphologique lié à l’atteinte aux organes sexuels primaires et secondaires résultant du dommage subi, le préjudice lié à l’acte sexuel lui-même qui repose sur la perte du plaisir lié à l’accomplissement de l’acte sexuel, qu’il s’agisse de la perte de l’envie ou de la libido, de la perte de la capacité physique de réaliser l’acte, ou de la perte de la capacité à accéder au plaisir, le préjudice lié à une impossibilité ou une difficulté à procréer »[4]. La nomenclature Dintilhac reprend cette formulation. Concernant la circoncision rituelle, elle cause indéniablement un préjudice morphologique lié à l’atteinte aux organes sexuels. Ainsi, il semble que l’enfant puisse assigner ses parents sur le fondement de l’article 1240 du Code civil afin d’obtenir réparation du préjudice subi.

L’analogie entre la circoncision rituelle et les châtiments corporels pourrait ici être reprise. En effet, si la coutume a pu faire des violences légères l’une des prérogatives parentales, ce ne serait plus le cas aujourd’hui[5]. Pourtant, elles sont de plus en plus remises en question. Dès lors, les châtiments corporels, même légers, n’entreraient plus dans les prérogatives de l’autorité parentale, en revanche, la circoncision rituelle, qui porte une atteinte bien plus importante à l’intégrité corporelle de l’enfant, serait admise. La situation interpelle. En conclusion, il semble que la circoncision rituelle soit contraire à l’intérêt de l’enfant étant donné qu’elle est susceptible de lui causer un préjudice.

2)      La circoncision rituelle contraire à l’intérêt de l’enfant

Les juges du fond contrôlent la conformité des faits à l’intérêt de l’enfant, qui est un standard juridique. Or, si l’on raisonne in abstracto, ne peut-on pas affirmer qu’une infraction pénale – recevant une qualification criminelle – devrait être considérée comme contraire à l’intérêt de l’enfant ? Mais le juge n’entre pas dans les foyers pour contrôler les pratiques des parents. Il n’opère son office que s’il est saisi. Or, les juges ne contrôlent l’intérêt de l’enfant concernant son éducation religieuse que dans des cas de conflit d’autorité parentale, puisque le droit n’intervient, dans l’exercice des droits et devoirs conférés aux titulaires de l’autorité parentale que lorsque les parents ne sont plus capables de décider ensemble[1]. Le juge est également appelé à intervenir quand l’enfant aura été confié à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) et que les parents entendent faire en sorte que leur enfant soit éduqué conformément à leurs convictions religieuses. C’est d’ailleurs dans ce cadre que le TGI de Laval avait été amené à se prononcer concernant la demande d’un père de faire pratiquer une circoncision rituelle sur son enfant confié à l’ASE, demande qui lui avait été refusée[2]. Cependant, au sein du couple parental uni, le respect de l’intérêt de l’enfant paraît être présumé, sauf situation de danger justifiant la mise en place de mesures d’assistance éducative en vertu des articles 375 et suivants du Code civil. Dès lors, en droit privé positif, les parents ont le pouvoir d’imposer leurs convictions religieuses à leur enfant, et donc de nier sa liberté de conscience[3].

Il paraît intéressant de raisonner par analogie avec la gestation pour autrui (GPA). Dans un article paru en 2015, Madame Fabre-Magnan rappelait la définition que l’intérêt de l’enfant doit recevoir en droit français, et ce rappel, sur la question de la GPA, s’imposait : il doit être apprécié dans le cadre d’une institution, il ne doit pas servir à « saper toutes les bases et tous les interdits. »[4] ! Si les deux pratiques sont extrêmement différentes, l’analogie est pertinente : concernant la circoncision rituelle, l’intérêt de l’enfant serait d’entrer dans la communauté religieuse de ses parents, peu importe la nature des rites d’entrée, qui devraient être supposés conformes à cet intérêt. D’autres affirment encore que l’intérêt de l’enfant se confondrait avec le choix des parents : dès lors, quelle est l’utilité de limiter l’exercice de l’autorité parentale aux pratiques conformes à l’intérêt de l’enfant si ces pratiques sont systématiquement considérées comme conformes ? La seule limite dans l’exercice de l’autorité parentale serait donc la situation de danger ? L’intérêt de l’enfant est donc soit instrumentalisé, soit apprécié a minima, pour réduire à peau de chagrin l’essence-même de l’autorité parentale dans la conception contemporaine : guider l’enfant vers l’âge adulte pour qu’il puisse pleinement s’épanouir et, si possible, s’émanciper des choix religieux que ses parents ont fait pour son éducation.

S’il est faux d’affirmer que l’autorité parentale accorde un pouvoir discrétionnaire des parents quant au choix religieux, qui serait insusceptible de contrôle par le juge, la pratique va visiblement dans ce sens. Pourtant, la puissance paternelle, jusqu’en 1970, pouvait elle-même être sanctionnée en cas d’abus de droit[5]. Le passage d’un droit de puissance[6] à une fonction, faite de droits, mais aussi de devoirs, permet en principe de contrôler la conformité de l’éducation donnée au mineur avec l’intérêt de l’enfant.

La circoncision rituelle peut recevoir une qualification pénale et elle est contraire à l’intérêt de l’enfant. Comment peut-on encore considérer que l’éducation religieuse des parents sur leur enfant soit un droit discrétionnaire et absolu, même au sein d’un couple parental uni ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 09 ; Art. 224.

 

[1] Qui peut se définir comme un « professionnel du rite » (HIDIROGLOU P., « Les rites de naissance dans les sociétés juives », in FRYDMAN R., MYRIAM S., La naissance – Histoires, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Albin Michel, 2010, p. 436 et s., spéc. p. 442).

[2] CONTE Ph., Droit pénal spécial, LexisNexis, Coll. « Manuel », 5e éd., 2016, p. 101.

[3] TLFi : Tégument, subst. masc. : « Ensemble des tissus et des formations organiques (peau, poils, plumes, carapace, écailles, etc.) qui constituent le revêtement externe du corps de l’homme et des animaux ».

[4] RASSAT M.-L., Droit pénal spécial, Dalloz, Coll. « Précis », 6e éd., 2011, p. 388.

[5] Crim., 21 octobre 1969, n° 68-92.173, Bull. crim., n° 258.

[6] RASSAT M.-L., op. cit., p. 390 ; v. contra, CONTE Ph., op. cit., pp. 109-110.

[7] Il est en effet démontré depuis 1987 que l’enfant nouveau-né, au sens médical du terme, ressent la douleur (ANAND K. J. S., HICKLEY, « Pain and its effects in the human neonate and fetus. », The new Engl journal of medecine, no 317(21),‎ 1987, p. 1321-1329).

[8] CORNU G., op. cit., p.673.

[9] TLFi : Membre, subst. masc.

[10] Nouveau Petit Robert, juin 1996, p. 1381. ; Dans les expressions du Larousse en ligne pour le terme « membre ».

[11] REY A. (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1995, p. 1296.

[12] Crim., 8 mars 1912, Bull. crim. n° 138.

[13] Crim., 16 novembre 2004 , n° 04-85.318, Dr. pén. 2005, n° 22, obs. VERON.

[14] RASSAT M.-L., op. cit., p. 93, citant Crim., 21 mars 2006, Dr. pén. 2006, n° 98.

[15] Crim., 21 mars 2006, n° 05-87.683 Dr. pén. 2006, n° 86.

[16] A noter sur ce point, comme l’écrit LASKAR P., op. cit. : « Les conséquences de la circoncision sur la sexualité ont fait l’objet d’études donnant des résultats totalement contradictoires. Il n’existe aucun consensus à ce sujet ».

1] La loi prévoit des faits justificatifs spéciaux, la circoncision rituelle n’est pas considérée comme l’un d’entre eux.

[2] Art. 122-4 al. 1 du Code pénal.

[3] Art. 122-4 al. 2 du Code pénal.

[4] Art. 122-5 du Code pénal.

[5] Art. 122-7 du Code pénal.

[6] Crim., 28 avril 1866, DP 1866, n°1, p. 356.

[7] DREYER E., Droit pénal général, LexisNexis, Coll. « Manuel », 4e éd., 2016, p. 889 : « Les pratiques n’ont de vertu justificative que dans l’hypothèse où un texte le prévoit ».

[8] HERZOG-EVANS M., « Châtiments corporels : vers la fin d’une exception culturelle ? », AJ fam. 2005, p. 212 ; HERZOG-EVANS M., note sous Crim., 29 octobre 2014, AJ pén. 2015, p. 605.

[9] MAYAUD Y., Droit pénal général, PUF, Coll. « Droit fondamental », 5e éd., 2015, pp. 487-488.

[10] THIERRY J.-B., op. cit.

[11] THIERRY J.-B., op. cit. ; ROCHE-DAHAN J., op. cit.

[12] DREYER E., op. cit. : « l’égalité de tous devant la loi pénale ne pourrait justifier une exception catégorielle permettant à certains d’échapper à l’application de cette loi ».

[13] DUVERT C., op. cit. (l’auteur préférant la qualification d’ « acte à risque ») ; GOURDON P., « Une conséquence inattendue de la modification de l’article 16-3 du Code civil : la légalisation de la circoncision rituelle “médicalisée” », Médecine et droit n° 59, 2003, pp. 43-48.

[14] HAMZA J., « La douleur du nouveau-né et du fœtus », in FRYDMAN R., SZEJER M. (dir.), La naissance, Histoires, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Albin Michel, 2010, p. 1141 : l’auteur se réfère à l’étude de M. ANAND précitée.

[15] CHOAIN, op. cit. ; GOURDON, op. cit. ; LASKAR P., op. cit.

[16] SEGAL J., op. cit. ; LASKAR P., op. cit.

[17] ROME F., « Ne les fessons plus, Folleville ! », D. 2013, p. 2393 concernant les châtiments corporels.

[18] ROCHE-DAHAN J., op. cit. ; BENILLOUCHE M., op. cit.

[19] DUVERT C., op. cit. ; Madame CHOAIN parle, concernant la circoncision rituelle, de « tabou » (CHOAIN, op. cit.)

[1] DUDH, art. 26, 3.

[2] V. notamment : NEIRINCK C., La protection de la personne de l’enfant contre ses parents, LGDJ, Coll. « Bibliothèque de droit privé », 1984, pp. 231 et s.

[3] Civ. 1e, 23 septembre 2015, n° 14-23.724 : D. 2016. 674, obs. DOUCHY-OUDOT ; AJ. Fam. 2015. 607, obs. THOURET ; RTD Civ. 2015. 861, obs. HAUSER : la Cour de cassation relève que « le conflit d’autorité parentale relatif au baptême des enfants devait être tranché en fonction du seul intérêt de ces derniers ».

[1] Sur l’expression de nécessité médicale et les problèmes d’interprétation qu’elle peut poser concernant la circoncision rituelle, voir : GOURDON P., op. cit.

[2] Cette qualification est adéquate dans la mesure où les bénéfices de la circoncision ne sont absolument pas établis de manière certaine. Un acte est-il admissible sous prétexte qu’il sera peut-être bénéfique pour l’enfant ?

[3] v. PARICARD S., « Le consentement aux actes médicaux non-thérapeutiques », in Association française de droit de la santé (dir.) Consentement et santé, Coll. « Thèmes et commentaires », 2014, p. 103.

[4] Civ. 2e, 17 juin 2010, pourvoi n° 09-15.842, RTD Civ. 2010, 562 ; D. 2011, 36, obs. O. GOUT.

[5] BRUNETTI-PONS C., « La fessée, symbole d’un débat biaisé face à des enjeux cruciaux », RJPF, n°7-8, 1er juillet 2015.

 

[1] NEIRINCK C., op. cit. ; PARICARD S., « Quelle autonomie pour l’enfant au sein du couple parental uni ? », op. cit.

[2] TGI Laval, 16 avril 2002 ; AJ Fam. 2002, p. 222 : les juges ont considéré que « Y, âgé seulement de six ans, n’est pas en mesure, en raison de son âge, de donner un quelconque consentement à cet acte chirurgical qui provoquera des conséquences physiques irrémédiables ainsi que, selon plusieurs spécialistes, des difficultés dans sa vie sexuelle future (image du corps, apprentissage de la sexualité, etc.) ».

[3] NEIRINCK C., op. cit., p. 231.

[4] FABRE-MAGNAN M., « Les trois niveaux d’appréciation de l’intérêt de l’enfant », D. 2015. 224.

[5] V. notamment sur cette question : NEIRINCK C., op. cit., pp. 14-15.

[6] Sur la notion de droit de puissance, v. AUBRY C., RAU C., Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae, LGDJ, t. 2, 4e éd. revue et complétée, 1869 p. 51. Si la puissance paternelle a disparu en 1970, il faut constater une forme de puissance parentale sur la personne de l’enfant, encore aujourd’hui, concernant l’éducation religieuse des enfants.

 

   Send article as PDF   
ParJDA

Réflexions sur la circoncision rituelle de l’enfant (I / III)

Alexandre Charpy & Pierre Juston
 Doctorants en droit privé & public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit privé & Institut Maurice Hauriou.

I. Positions

le présente article contient les trois développements suivants :

Art. 223.

« Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même, ils viennent à travers vous, mais non de vous, et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas ».

Khalil Gibran, Le Prophète

On a pu dire de l’affaire Poussin qu’elle avait fait couler plus d’encre que de peinture[1]. L’analogie semble intéressante avec la circoncision, même si ce n’est pas de peinture dont il est question. Admise depuis fort longtemps, elle est aujourd’hui remise en question par l’évolution des droits et libertés fondamentaux.

Avant tout, il convient de préciser que cette étude n’a pas vocation à commenter un fait d’actualité particulier. Ainsi, le lecteur pourra répondre à son interrogation première de la visée de cet article en novembre 2017. Les dernières grandes actualités juridiques touchant cette question de la licéité de la circoncision rituelle datent de 2012 et 2014. Il s’agit respectivement du jugement du tribunal de Cologne[2] assimilant cet acte à une blessure corporelle contraire à l’intérêt de l’enfant, et de la résolution de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) allant dans le même sens, et tout aussi polémique[3]. De manière assez surprenante, ce débat n’a pas été réellement relayé en France, en tout cas, pas dans les mêmes proportions : « Le débat sur la circoncision qui agite depuis juin l’Allemagne […] ne s’est pas propagé à la France. Au grand soulagement des autorités juives et musulmanes. Mais, reconnaissent certains d’entre eux, “il suffirait d’une plainte” pour que la question resurgisse. »[4]. La présente étude propose donc un éclairage juridique sur cette problématique, en dehors de toute actualité brûlante, bien qu’en amont de la préparation des lois bioéthiques prévues pour 2018 selon le gouvernement.

Une des significations communément rappelées du rite de la circoncision dans la religion juive est aujourd’hui celle de l’alliance à Dieu, d’où elle tire notamment son nom : Brith Milah[5] – qui signifie alliance par la coupure. Moïse Maïmonide, un des auteurs majeurs dont les écrits influencent encore les interprétations religieuses modernes, revient dans son œuvre « Le guide des égarés » sur cette pratique et sur son symbolisme religieux : « ceux qui professent cette idée de l’unité de Dieu se distinguent par un même signe corporel qui leur est imprimé à tous, de sorte que celui qui n’en fait pas partie ne peut pas, étant étranger, prétendre leur appartenir ». Cette question ne revêt pas seulement un caractère purement symbolique, il est nécessaire de l’envisager à la lumière des écrits du même philosophe, qui estimait au XIIe siècle[6], que l’autre motif principal de la circoncision, était de « diminuer la cohabitation et d’affaiblir l’organe (sexuel), afin d’en restreindre l’action et de le laisser en repos le plus possible »[7]. Il se référait d’ailleurs à Abraham, « si renommé pour sa chasteté », qui serait selon lui le premier à avoir pratiqué cet acte. Concernant la controverse théologique sur l’idée « d’achever ce que la nature avait laissé imparfait » qui pose la question de l’imperfection même de la nature et donc de Dieu, Maïmonide précise sa pensée. Selon lui, il ne s’agit pas de « suppléer à une imperfection physique » mais bien « de remédier à une imperfection morale »[8]. Il développe donc l’idée que le plaisir qui ressort des relations sexuelles avec un circoncis serait moindre, puisqu’il ajoute que « la femme qui s’est livrée à l’amour avec un incirconcis peut difficilement se séparer de lui »[9]. Plus d’un millénaire avant Maïmonide, Philon d’Alexandrie n’écrivait pas autre chose puisque la circoncision devait, selon lui, réduire « le désir superflu et excessif »[10]. Cette double signification est d’ailleurs retenue et rappelée par de nombreux auteurs[11] et (opportunément ?) oubliée par d’autres[12]. Bien que cette pratique millénaire soit aujourd’hui plus attachée à la judéité, tant dans l’imaginaire collectif que par son importance théologique dans cette religion, d’autres cultures, traditions, religions et interprétations spirituelles l’accomplissent. Citons à titre d’exemple la culture musulmane[13] (sans pour autant que cela ne revête un caractère obligatoire aujourd’hui), des populations éparses d’Afrique noire[14] ou d’Océanie. La circoncision peut également être envisagée comme s’inscrivant dans un parcours biblique plus large, incluant à la fois l’Ancien comme le Nouveau Testament[15]. Relevons enfin des raisons hygiéniques et prophylactiques qui en font un acte assez répandu aujourd’hui[16].

Dans son article « la circoncision, parcours biblique »[17], Didier Luciani indique que « cette prise en compte de la dimension spécifiquement religieuse de la circoncision devrait avoir une incidence évidente […] sur les débats actuels : pour se donner quelques chances de comprendre la véritable signification de ce rite dans son contexte et selon ses circonstances, et pour saisir les enjeux qui en dépendent (sur le plan légal, moral et autre), peut-être serait-il préférable de commencer par considérer la religion qui le pratique plutôt que de se fixer sur l’acte lui-même, sauf à souscrire à l’idée fantasmatique que cet acte de la circoncision concernerait un individu “universel”, intègre, autonome et parfaitement libre, mais d’une liberté absolument inconditionnée et sans aucun enracinement historico-culturel ». Le parti pris de cette contribution est précisément de se détacher de ce faux débat, somme toute, assez binaire. L’objectif sera plutôt de s’extraire de ce pavé mosaïque noir et blanc, et du choix (forcé ?) entre l’imposition d’un pluralisme culturel essentialisant, que le droit devrait se cantonner à cimenter, ou un idéal juridique universel dont la logique implacable devrait se vivre ex nihilo de tout paradoxe humain dont il est pourtant issu. Il y a entre le dessin de ces deux grossières catégories, non pas nécessairement une sorte de syncrétisme mou, mais simplement une question de degré, dans la visée d’un juste milieu. Ces discussions prennent, par ailleurs, une coloration particulière à la lumière des débats relatifs à la laïcité et à la liberté de religion qui ont pris de l’importance en France ces trente dernières années. Le juriste doit-il éclairer son discours scientifique à la lumière de la dimension religieuse de l’objet de son étude ? A l’évidence oui, de surcroît lorsque cet objet en est issu. Cependant, cet éclairage doit rester un moyen pour lui de magnifier la logique scientifique de son raisonnement, et non de l’aveugler pour le porter sur ses propres sentiments subjectifs[18] et personnels. Dans le discours juridique, la norme religieuse et la norme juridique ne peuvent pas être décemment mises sur un pied d’égalité pour plusieurs raisons : d’une part, quant à leurs sources intrinsèquement divergentes, l’une se nourrissant principalement d’une vérité révélée quand l’autre s’appuie sur la rationalité et la science, d’autre part quant à la force souveraine volontairement donnée à l’une depuis déjà quelques siècles et que l’autre n’a plus aujourd’hui dans le processus de laïcisation du droit. Pourtant, la circoncision semble exister en tant que coutume. Elle serait donc dotée d’une valeur juridique.

La coutume[19] a pu être définie comme étant une « norme de droit objectif fondée sur une tradition populaire […] qui prête à une pratique constante, un caractère juridiquement contraignant ; véritable règle de droit (comme la loi) mais d’origine non étatique (et en général non écrite) que la collectivité a fait sienne par habitude […] dans la conviction de son caractère obligatoire ».[20] La circoncision rituelle correspond bien à ces critères : c’est une tradition populaire qui prête à une pratique constante un caractère juridiquement contraignant au sein des communautés qui la réalisent. C’est bien la conviction de son caractère obligatoire pour ceux qui la pratiquent qui fait que la collectivité l’appréhende à l’égal d’une règle de droit malgré son caractère non-étatique. La coutume de la circoncision rituelle des enfants est parfois présentée en doctrine comme étant contra legem, c’est-à-dire qu’elle « s’établit contrairement à la loi écrite »[21]. Aucun texte dans le droit positif français ne traite de la circoncision de façon spécifique. L’entrée dans le Code pénal de l’article 227-24-1 en 2013, concernant les mutilations sexuelles, laisse cependant penser que le législateur a la volonté d’aller vers une répression de la pratique[22]. Il faut également noter l’adoption d’une résolution[23] par l’APCE[24], dans laquelle il a semblé qu’elle remettait en question l’évidence de la pratique de la circoncision. A la suite des vives critiques[25] suscitées par cette résolution, l’APCE a immédiatement tempéré sa solution, elle a paru en restreindre le contenu aux mutilations génitales féminines[26].

Outre les textes, c’est dans la jurisprudence que se retrouve la question de la circoncision rituelle. Il faut noter que toutes les fois qu’elle est en cause, il s’agit en réalité soit de conflits dans l’exercice de l’autorité parentale[27], soit de circoncisions ayant causé un préjudice à l’enfant[28]. Il peut également être noté un arrêt du Conseil d’Etat concernant le décès d’un enfant à la suite d’une anesthésie générale réalisée dans le cadre de l’opération de circoncision[29]. Ainsi, en dehors d’une décision isolée[30], la circoncision rituelle semble ne pas être remise en cause en droit positif et bénéficier d’une « neutralité bienveillante »[31].

Pourtant, la doctrine la questionne, la qualifiant notamment de mutilation[32] au sens du droit pénal. Le droit positif, de plus en plus tourné vers, d’une part, la protection de l’intérêt de l’enfant et, d’autre part, vers le droit à l’autodétermination – les deux étant liés – pourrait donc remettre en cause, dans l’avenir, cette pratique millénaire. La décision rendue outre-Rhin précitée, la qualifiant d’atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant, peut être considérée comme un coup de semonce, et le signe d’un début d’évolution en Europe.

D’ailleurs, le juge dispose d’ores et déjà des outils pour sanctionner la circoncision rituelle du jeune enfant, tant en matière civile qu’en matière pénale, dans la mesure où cette coutume est contra legem (I).

De plus, le mouvement de laïcisation du droit interroge sur la place de la circoncision rituelle dans le droit positif de demain, notamment sur la possibilité de la pratiquer dans des hôpitaux publics et sur sa compatibilité avec les principes d’intérêt supérieur de l’enfant et de dignité humaine, dont les contenus évoluent avec le temps et la société (II).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 09 ; Art. 223.

[1] Civ. 1e, 22 février 1978, n° 76-11.551, D. 1978. 601, note Ph. MALINVAUD.

[2] TGI Cologne, 7 mai 2012 : LIBCHABER R., « Circoncision, pluralisme et droits de l’homme », D. 2012. 2044 ; THIERRY J.-B., « La circoncision de l’enfant », RJPF n°9-10, 1er septembre 2012.

[3] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, résolution n° 1952, 2013

[4] LE BARS S., « Pourquoi le débat sur la circoncision qui a agité l’Allemagne ne s’est pas propagé en France », Le Monde, 16-17 septembre 2012.

[5] MAÏMONIDE M., Le guide des égarés, trad. Salomon Munk, Verdier Lagrasse, 1979, p. 267. Il précise quant aux commandements relatifs à l’idolâtrie, que la loi, pour faire disparaître les croyances dans les astres, a employé les symboles de l’Alliance, dont la circoncision est une des manifestations évidentes. Il indique également à la p. 370, que la signification de la défense de donner « l’agneau pascal » aux incirconcis, remonterait à un épisode en Egypte dans lequel les hébreux, ayant négligé la circoncision dans une volonté d’assimilation aux égyptiens, se firent finalement tous circoncire pour pouvoir pratiquer l’immolation de l’agneau pascal. Il en précise le sens symbolique de l’alliance entre « le sang de la circoncision [qui] se mêla au sang de l’agneau pascal » corroborant ainsi l’allusion du prophète dans le Chapitre XVI de l’Ezéchiel dans l’expression « trempée dans ton sang ».

[6] Ibid, p.416-417.

[7] A ce propos, sur la controverse savamment entretenue par certains concernant les écrits de Maïmonide à propos de cette autre raison de la circoncision, cette dernière ne saurait avoir de réel et sérieux fondement. En effet, le philosophe indique clairement, dans plusieurs extraits du même ouvrage cet aspect de la signification de la circoncision. Dans « sa table des chapitres », elle est rangée dans le chapitre XLIX, quatorzième classe aux côtés des « commandements relatifs aux unions illicites » et de « la chasteté ». On trouve également, au même endroit ce titre évocateur : « la circoncision considérée comme moyen de chasteté et comme marque distinctive des Hébreux ; pourquoi elle doit se pratiquer dans l’enfance. Défense de mutiler les parties sexuelles de tout mâle ». A la p. 273, il classe cette dernière dans « les commandements relatifs à la défense de certaines cohabitations », en précisant leurs buts : « diminuer le commerce avec les femmes », « restreindre, autant que possible, le désir effréné de la cohabitation, et de ne pas y voir, comme le font les ignorants, le but (de l’existence humaine) ».

[8] Il poursuit, indiquant que « le véritable but, c’est la douleur corporelle à infliger à ce membre et qui ne dérange en rien les fonctions nécessaires pour la conservation de l’individu, ni ne détruit la procréation, mais qui diminue la passion et la trop grande concupiscence. Que la circoncision affaiblit la concupiscence et diminue quelquefois la volupté, c’est une chose dont on ne peut douter ; car dès la naissance on fait saigner ce membre en lui étant sa couverture, il sera indubitablement affaibli ».

[9] Ibid, p.418

[10] Cité par SEGAL J., « La circoncision dans une perspective humaniste et juive ». Raison Présente, Nouvelles Editions Rationalistes, 2015, Pouvoir et autorité, 192, pp.99-108.

[11] SEGAL J., op. cit. ; SEGAL J., « Être juif et s’opposer à la circoncision », Libération, 14 septembre 2014 ; LASKAR P., « La circoncision. Approche rituelle et médicale », in COHEN M-L. (dir.), La Circoncision en question, Orizons, coll. Témoins/Témoignages, 2014, p. 33.

[12] Certains auteurs, se faisant défenseurs de la circoncision rituelle, oublient régulièrement la deuxième raison religieuse qui a trait au plaisir sexuel et ne retiennent que l’alliance symbolique à Dieu.

[13] ABOU RAMADAN M., « Les débats sur la circoncision en droit musulman classique et contemporain », in FORTIER V. (dir), La circoncision rituelle, enjeux de droit, enjeux de vérité, Presses Universitaires de Strasbourg, 2016, p 25-38 ; MAHERZI A., « La circoncision et “le dialogue interculturel et interreligieux” », in COHEN M-L. (dir.), op. cit., p. 67, spéc. pp. 67-85 ;

[14] SIDI N GOYI A., « La circoncision et “l’esquisse de l’essence de la circoncision chez les Kongo” », in COHEN M-L. (dir.), op. cit., p 59-66.

[15] Voir à ce propos BURNET R., LUCIANI D., La circoncision, Parcours Biblique, Bruxelles, Lessius, coll. « Le livre et le rouleau », n° 40, 2013, 160 p.

[16] LASKAR P., op. cit. p. 33 : « Selon l’OMS en 2009, 661 millions d’hommes de plus de quinze ans étaient circoncis, soit 30% de la population masculine mondiale ».

[17] LUCIANI D., « La circoncision, parcours biblique », in FORTIER V. (dir) op. cit. p 45.

[18] On pourra citer d’ailleurs à ce propos la violente controverse suscitée par le colloque organisé le 23 janvier 2014 à Toulouse par l’Association des Juifs libéraux de Toulouse et la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme sous la direction de Monique Lise Cohen. L’ouvrage publié la même année fut vivement critiqué par Jérôme Segal, notamment concernant la rationalité de certaines contributions, qui n’hésitaient pas, en dehors de nombreuses assertions fausses, à produire des développements plus « ésotérico-religieux » que scientifiques, et à se laisser aller à des comparaisons pour le moins douteuses, ainsi qu’à des reductio ad Hitlerium concernant les recommandations du Conseil de l’Europe et tout argument en défaveur de la circoncision rituelle (SEGAL J., « La circoncision sans question », Slate, 7 octobre 2014).

[19] Sur la coutume, v. notamment : DEUMIER P., Le droit spontané, Paris, Economica, Coll. « Recherches juridiques », 2002.

[20] CORNU G., Vocabulaire juridique, PUF, Coll. « Quadrige » 11e éd., janvier 2016, p. 284.

[21] Ibid., p. 257.

[22] V. notamment sur cet article : BENILLOUCHE M., « L’interdiction des mutilations sexuelles : entre confirmation et révolution », RDLF 2014, chron. n° 06.

[23] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, résolution n° 1952, 2013 : « L’Assemblée parlementaire est particulièrement préoccupée par une catégorie particulière de violations de l’intégrité physique des enfants, que les tenants de ces pratiques présentent souvent comme un bienfait pour les enfants, en dépit d’éléments présentant manifestement la preuve du contraire. Ces pratiques comprennent notamment les mutilations génitales féminines, la circoncision de jeunes garçons pour des motifs religieux, les interventions médicales à un âge précoce sur les enfants intersexués, et les piercings, les tatouages ou les opérations de chirurgie plastique qui sont pratiqués sur les enfants, parfois sous la contrainte » ; VIALLA F., « Intégrité corporelle des enfants (circoncision) : résolution du Conseil de l’Europe », D. 2013, p. 2702.

[24] L’APCE n’est que consultative (Répertoire de droit international, « Conseil de l’Europe », n° 28, Dalloz), elle ne produit donc, par définition, aucune norme obligatoire.

[25] V., entre autres : Le Monde, « Circoncision religieuse : Israël condamne une résolution du Conseil de l’Europe », 4 octobre 2013 ; Le Figaro, « Israël dénonce le “racisme” du Conseil de l’Europe », 4 octobre 2013 ; Le Point, « Circoncision : les musulmans de France dénoncent une résolution européenne, 5 octobre 2013 ; Le Parisien, « L’Europe remet en cause la circoncision, juifs et musulmans s’indignent », 7 octobre 2013 ; La Croix, « Inquiétudes après une résolution du Conseil de l’Europe sur la circoncision », 22 octobre 2013.

[26] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, réponse à recommandation, Recommandation 2023, 2013, Comité des ministres : « Le Comité des Ministres tient à souligner que les pratiques mentionnées dans la Résolution 1952 (2013) ne sont aucunement comparables, étant donné que les mutilations génitales féminines sont clairement interdites par le droit international. Elles relèvent du champ d’application de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et, en vertu de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, elles font partie des violations les plus graves des droits fondamentaux des filles et des femmes. Elles ne peuvent en aucun cas être mises sur un pied d’égalité avec des pratiques telles que la circoncision des jeunes garçons pour motifs religieux, pratique qui ne fait pas l’objet de dispositions juridiques analogues. La résolution signale certes qu’il y a des distinctions à faire, mais le Comité des Ministres constate que le libellé de ce texte risque de prêter à confusion ».; VIALLA F., op. cit.

[27] Civ. 1e, 26 janvier 1994,n° 92-10.838 D. 1995, p. 226, obs. CHOAIN ; CA Paris, 1e ch. B, 29 septembre 2000, D. 2001, p. 1585, obs. DUVERT ; CA Lyon, 2e ch., 6 juin 2011, n° 10/05032.

[28] Civ. 1e, 18 mai 1989, n° 87-19.600 ; Civ. 1e, 6 décembre 1994, n° 92-17.767, D. 1995, obs. PENNEAU, somm. 27.

[29] CAA Lyon, 20 sept. 1993, Gaz. Pal. 28-29 sept. 1994, p. 25, note J. BONNEAU ; CE, 3 novembre 1997, n° 153686, Publié au recueil Lebon, 1997.

[30] TGI Laval, 16 avril 2002 ; AJ Fam. 2002, p. 222.

[31] PARICARD S., « Quelle autonomie pour l’enfant au sein du couple parental uni ? », in Mélanges en l’honneur du Professeur Claire Neirinck, LexisNexis, 2015, p. 776.

[32] BOINOT P., « Sectes religieuses et droit pénal », Rev. science crim. 1983.409, spéc. p. 417 ; PENNEAU J., obs. sous CA Paris, 12 févr. 1992, D. 1993. somm. 27 ; CHOAIN C., op. cit. ; DUVERT C., op. cit. ; LIBCHABER R., op. cit. ; THIERRY J.-B., op. cit. ; PARICARD S., op. cit. ; v. contra : ROCHE-DAHAN J., « Réflexion sur la licéité de la circoncision », RIDC vol. 65, n° 1, 2013, pp. 75-103 ; v. pour un avis plus nuancé : LE BRIS C., « La contribution du droit à la construction d’un “vivre ensemble” : entre valeurs partagées et diversité culturelle », Droit et société, 2016/1 (n° 92), p. 75-98.

   Send article as PDF   
ParJDA

Management public et consécration du sourcing : un achat plus performant, un acheteur professionnalisé

par M. David ALPHAND
Conseiller du Sénat (division des moyens généraux)

Art. 218. Dans un contexte de contrainte budgétaire accrue, la stratégie d’achat représente une variable d’ajustement clef pour les institutions publiques : chaque euro dépensé doit l’être efficacement. Toutefois l’achat public sera d’autant plus efficient que l’acheteur aura le sentiment d’être sécurisé juridiquement. Voilà précisément un champ où se situe l’une des avancées parmi les plus notables de la récente réforme de la commande publique. En reconnaissant la pratique du sourcing, en la formalisant et en l’encadrant, cette réforme a levé des inhibitions et ouvert de nouveaux horizons aux responsables « Achats » des administrations publiques.

I) La reconnaissance bienvenue du sourcing

A. Les doutes levés sur la liberté d’initiative de l’acheteur

En son article 4 le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics indique qu’« afin de préparer la passation d’un marché public, l’acheteur peut effectuer des consultations ou réaliser des études de marché, solliciter des avis ou informer les opérateurs économiques de son projet et de ses exigences ». Cette clarification est intervenue fort à propos.

D’un côté, elle dissipe certains doutes qui freinaient la prise d’initiative de l’acheteur public : dans quelle mesure pouvait-il se tourner vers les acteurs économiques pour préparer son lancement de marché ? Des contacts avec de futurs candidats, en amont de la procédure, pourraient-ils lui être ultérieurement reprochés ? Le décret définit désormais un cadre rassurant.

De l’autre côté, les fournisseurs ou les prestataires potentiels n’hésitent plus à aller de l’avant et à provoquer la prise de contact et l’échange avec l’acheteur public. Jusqu’alors nombre d’entre eux l’évitaient, imaginant perdre la capacité à concourir au futur appel d’offre s’ils s’y risquaient. Même si cet interdit reste encore trop souvent intériorisé chez les opérateurs économiques, le Rubicon est de plus en plus habituellement franchi au bénéfice de tous.

B. Les bénéfices d’un lancement de marché mieux préparé

La consultation des entreprises offre de nouveaux outils à l’acheteur public en réflexion sur son prochain appel d’offre. Une fois le besoin identifié, la connaissance des produits et services disponibles sur le marché permet en effet d’orienter au plus près la rédaction du cahier des charges. En testant les idées auprès des professionnels du secteur d’activité concerné, l’acheteur va éviter les erreurs grossières telles que des spécifications techniques introuvables ou obsolètes, ou des délais (de livraison, d’intervention, de réparation…) irréalistes, par exemple. Le risque de se voir confronté à un marché infructueux ou à un prestataire défaillant au regard d’objectifs trop ambitieux s’en trouve d’autant réduit. L’estimation financière initiale du coût du marché a, de même, d’autant plus de chance d’être juste qu’elle aura été nourrie d’échanges en amont avec des professionnels du secteur.

Mieux encore, ces échanges peuvent permettre à l’acheteur de détecter les dernières tendances et de repérer les innovations technologiques à intégrer dans son appel d’offre. Or, dans un monde où les technologies progressent toujours plus vite, la faculté des administrations publiques à rester à niveau constitue un levier indispensable de modernisation et d’efficacité de l’Etat. Le décret précité du 25 mars 2016 apporte sa pierre à l’édifice.

II) L’adaptation nécessaire des méthodes de travail

A. Les précautions à respecter au regard de la concurrence

Pour être mises en œuvre, ces précieuses avancées doivent toutefois s’accompagner d’une préoccupation constante à l’esprit de l’acheteur public et qui renvoie au respect des principes de liberté d’accès à la commande publique, de transparence et d’égalité (de traitement et d’information) des acteurs économiques rencontrés. Ainsi, l’article 5 du décret précité souligne-t-il la nécessité absolue de ne pas fausser le jeu de la concurrence.

Dans ces conditions, l’acheteur a eu à faire évoluer ses pratiques. En particulier, son rapport à la Commission d’analyse des offres (CAO) en vue de proposer l’attribution du marché (ou de chacun de ses lots) est venu s’enrichir de nouvelles informations. Il s’agit dorénavant de faire état des démarches de sourcing engagées et de rendre compte des sociétés sollicitées (dates des rendez-vous, représentants rencontrés, visites de locaux effectuées…).

B. La professionnalisation de la fonction « Achats »

Ces innovations impulsées par la récente réforme du droit de la commande publique contribuent à accélérer la professionnalisation de la fonction « Achats » dans les administrations. La faculté de dialoguer avec les experts d’un secteur d’activité ne peut en effet pleinement porter ses fruits que si la langue parlée est la même. En d’autres termes, l’acheteur public doit effectuer sa mue et monter en compétences sur les secteurs dont il est en charge. Ainsi, par exemple, préparer un marché d’habillement nécessite au préalable l’acquisition d’un minimum de bagages techniques pour appréhender au plus juste les enjeux de la confection (maîtrise de la chaîne d’approvisionnement, relations avec les sous-traitants…), les différences de qualité de textiles, l’environnement réglementaire des équipements individuels de protection (gants, casques, chaussures…).

Dès lors, l’effort de formation devient partie intégrante du management du responsable « Achats » public auprès de ses équipes. Le concours de recrutement des fonctionnaires assure en effet un niveau de connaissances académiques générales, mais très rarement l’expertise d’un secteur économique et/ou technique particulier.

L’investissement en vaut toutefois la peine. Car avec la réforme de la commande publique dont on perçoit les effets bénéfiques, c’est la perspective pour l’acheteur public de profiter de nouvelles marges de manœuvre, d’améliorer l’efficience de la dépense et, à terme, de rattraper son retard sur l’acheteur privé.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 218.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les facteurs de détermination de la durée d’un contrat : vers une plus grande liberté ?

par M. Iliasse CHARI
Etudiant en master II de droit public des affaires
Université Toulouse 1 Capitole

Art. 219. L’encadrement de la durée d’un contrat a une grande importance en droit civil où les engagements perpétuels sont interdits selon l’article 1210 du code civil. Dans cette perspective, et de manière encore plus poussée, les contrats de la commande publique voient leurs délimitations échapper aux parties contractantes en raison des nombreux principes les entourant.

L’objet de ce développement concernant la durée, ne traitera que de sa détermination et des éventuelles conséquences et non pas des périodes relatives aux diverses interdictions de soumissionner ou encore aux dates de procédures à respecter.

Ainsi apparaît-il que si les textes laissent place à une liberté de définition de la durée du contrat en faveur des protagonistes, dans les faits, cela est à fortement nuancer en raison des bases de calcul du terme (I). De plus, on ne peut que noter que les changements opérés par l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession et celle n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, ont produit des conséquences en terme de durée aussi bien pour que les contrats existants que non existants (II).

I) La proclamation d’une liberté contractuelle : un leurre juridique

Il est vrai que s’il est mis en avant que la durée d’un contrat de concession découle de la liberté de l’autorité concédante, les dispositions y étant relatives ne manquent pas de fixer des critères de définitions (A). Par ailleurs, certains contrats sont soumis à des règles plus spécifiques (B).

A. « Une durée déterminée » : synonyme de liberté dans le choix de la durée ?

L’article 34 de l’ordonnance « contrats de concession » dispose que : « I – Les contrats de concession sont limités dans leur durée. Cette durée est déterminée par l’autorité concédante en fonction de la nature et du montant des prestations ou des investissements demandés au concessionnaire, dans les conditions prévues par voie réglementaire ».

Dès lors, on ne peut que noter que, de prime abord, la durée est une donnée endogène au contrat en ce sens qu’elle dépendra des éléments internes. Ainsi l’investissement en est-il l’exemple le plus frappant. Par ce terme, il faut comprendre, selon l’article 6 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, qu’ils s’entendent « comme les investissements initiaux ainsi que ceux devant être réalisés pendant la durée du contrat de concessions, nécessaires pour l’exploitation des travaux ou services concédés ». S’ensuit une série d’exemples, non exhaustifs.

Cela nous pousse à penser que la durée est certes fixée au début car c’est une modalité du contrat, mais qu’elle l’est de manière assez large. D’ailleurs le fait que la détermination soit réalisée par la nature et le montant des prestations ou des investissements, réitère cette idée. Les premiers sont déterminés alors que l’investissement est déterminable. Cela laisse donc place à une plus grande souplesse d’appréciation.

La notion d’amortissement semble ici la plus adaptée car elle englobe les deux idées évoquées. De ce fait, une définition nous en est donnée dans l’arrêt Maison Comba (CE, 11 août 2009) où les juges ont estimé que la durée normale d’amortissement est celle « normalement attendue pour que le délégataire puisse couvrir ses charges d’exploitation et d’investissement, compte tenu des contraintes d’exploitation » et que la « durée normale des investissements ne saurait se réduire par principe à la durée comptable » mais au résultat d’un équilibre global. Cet arrêt est le témoignage du passage d’un amortissement comptable à un amortissement économique. En somme, le juge ne retient plus comme limite que les pertes doivent être égales aux recettes. D’ailleurs le II de l’article 6 du décret « contrats de concession » évoque « un retour sur les capitaux investis » ce qui confirme cette théorie puisque ça laisse suggérer une forme de rentabilité. Cette jurisprudence est constante et peut être relevée également dans l’arrêt Commune de Chartres (CE, 8 février 2010).

On note donc que si une liberté contractuelle est instituée et qu’au nom de l’arrêt Commune d’Olivet (CE, 8 avril 2009), elle a une valeur d’ordre public, l’étendue des critères à respecter ne fait que la restreindre.

D’ailleurs, en matière de marché public il n’est aucunement fait mention de la liberté des autorités concédantes puisque selon le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics : « La durée d’un marché public est fixée en tenant compte de la nature des prestations ». C’est une illustration de nos propos.

Dans cette perspective, on note que la durée de certains contrats est fixée à l’avance ce qui alimente encore une fois ce sentiment.

B. La spécificité de l’objet de certains contrats de la commande publique

Ces spécificités figurent d’une part dans le II de l’article 34 qui fait une esquisse de certains contrats comme en matière d’eau potable qui ne peuvent avoir une durée supérieure à vingt ans, « sauf examen préalable par l’autorité compétente de l’Etat ». Cette limite existait déjà à l’article L 1411-2 du code général des collectivités territoriales et, donc, bien avant la présence de ces ordonnances. Si bien qu’un arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon (3 novembre 2011, n° 10LY00536) est venu préciser le calcul de cette durée et il faut savoir qu’elle doit être entendue comme « concernant la seule période d’exploitation de l’ouvrage, au cours de laquelle le délégataire se voit effectivement confier la gestion d’un service public, à l’exclusion de la période préalable de travaux ».

C’est le signe d’une meilleure appréciation de l’amortissement, et de la volonté de s’assurer que le concessionnaire pourra de manière plus certaine, amortir ses frais. Cette décision va dans le même sens que celle de l’arrêté Commune de Chartres (précité), où il était considéré que le départ de l’amortissement « court dès la date d’achèvement des investissements et de mise en service de l’ouvrage ».

En outre, découle de cette limitation la volonté d’éviter qu’un concessionnaire ait un monopole dans la gestion d’un des services énoncés et de rendre inefficace toute clause de reconduction tacite. Néanmoins, cela laisse supposer que le contrat proposé soit adapté à une telle limite car il serait difficile de concevoir qu’un concessionnaire accepte de prendre en charge un tel service alors qu’il sait que ses investissements ne seront pas amortis. Sinon, il faudrait que l’autorité concédante, selon le II de l’article 34, produise les justificatifs nécessaires pour que soit accordé une prorogation de la durée du contrat de concession.

A ceci s’ajoute les autorisations de domaine public qui, selon l’article 50 de l’ordonnance « contrats de concession », sont conférées pour la même durée que le contrat de concession s’il emporte « occupation du domaine public » même si l’article 51 prévoit qu’avec l’accord de l’autorité concédante la durée peut excéder celle du contrat de concession. Néanmoins, il faut respecter les limites propres à chaque occupation comme les concessions de plages qui ne peuvent dépasser douze ans (article L. 2123-2 du code général de la propriété des personnes publiques).

Cependant, si ces limites ont été édictées, ce n’est que pour répondre aux particularités des contrats de la commande publique.

II) Les conséquences de ces ordonnances sur les modulations dans le temps

S’il apparaît que la durée du contrat est conditionnée à l’amortissement, les juges sont enclins à ne pas juger contraire aux dispositions de l’ordonnance, une durée qui y serait inférieure (A). Dans une autre perspective, s’il a été mis en avant la manière dont devait être appréciée cet élément du contrat, encore faut-il voir quand son application est possible (B).

A. Une durée forcément conditionnée par l’amortissement du cocontractant ?

Plusieurs justifications sont venues appuyer la nécessité de limiter la durée des contrats de la commande publique. Tout d’abord, émane la volonté d’éviter des rentes de situations. Le concessionnaire ne devait pas bénéficier d’une apparence de droit acquis sur un long terme d’autant plus quand ces sommes sont issues des deniers publics. Le corollaire de cette règle serait que le contrat de concession ne puisse pas aller au-delà de la durée prévue par l’amortissement et ceci en raison de l’interdiction de libéralités accordées par les personnes publiques.

Inversement, cela supposerait que le concessionnaire ait droit à ce que la durée permette un tel amortissement. Néanmoins dans un arrêt Communauté d’agglomération de Chartres Métropole (CE, 4 juillet 2012) ce n’est pas une obligation et la durée peut être inférieure à l’amortissement ce qui implique que le cocontractant soit « indemnisé à hauteur des investissements non amortis à l’issue du contrat ».

La formule utilisée suggère une possibilité plutôt qu’une obligation ce qui nous laisse penser que le cocontractant doit être fondé à demander une telle indemnisation.

Le calcul d’une telle indemnité est la valeur nette comptable recalculée à la date de la fin normale de la convention moins les amortissements comptables réalisés à la date de résiliation plus l’amortissement de caducité réalisé à la date de résiliation et ce, sous réserve que l’indemnité ainsi calculée ne coïncide pas avec le préjudice.

Dès lors, on ne peut que relever que l’accent est mis sur la nécessité de remettre en concurrence l’objet du contrat plus que sur le retour sur investissement du cocontractant.

Cependant, outre ces questions il est intéressant de s’interroger sur l’application de ces ordonnances aux contrats déjà en cours.

B. L’application étendue des dispositions en question dans le temps

Quid en effet de la question de l’application de ces nouvelles dispositions aux contrats de la commande publique. En effet s’il semble admis que l’application sera de plein droit pour les conventions conclues depuis le 1er avril, il faut savoir que les ordonnances sont applicables rétroactivement aux conventions dont les procédures de passation ont été lancées au 1er janvier 2016 mais non encore conclues.

En revanche pour celles antérieurement signées au 1er janvier 2016, les anciennes dispositions restent applicables. Les juges ont considéré qu’en cas de reconduction du contrat, c’était la loi nouvelle qui s’appliquait. D’ailleurs selon l’arrêt Département de la Guyane (CE, 23 mai 2011), cette reconduction est constitutive d’un nouveau contrat (ce qui explique que les nouvelles règles s’appliquent) impliquant une nouvelle mise en concurrence préalable, une nouvelle publicité…

Mots-clefs : Amortissement – Durée – Investissement

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 219.

   Send article as PDF   
ParJDA

La redéfinition des conditions de recours aux marchés de partenariat

par Mme Claire GIORDANO
Doctorante contractuelle en droit public
Université d’Aix-Marseille – EA 3786 – Groupe de recherches et d’études en droit de l’immobilier, de l’aménagement, de l’urbanisme et de la construction (GREDIAUC)

Art. 217. Simplification et sécurisation du recours aux « marchés de partenariat » : tels sont les objectifs affichés par l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics. Ces objectifs ne pouvaient toutefois être atteints sans une redéfinition complète des conditions d’éligibilité à de tels contrats. Trop souples, trop incertaines, utilisées de manière peu rigoureuses dans la pratique, les conditions de recours aux anciens « contrats de partenariat » ont, en effet, été vues comme une des raisons majeures du déclin de popularité de ces contrats si singuliers. Nombre sont ceux qui ont appelé à un encadrement plus strict afin d’éviter « les excès et autres abus du passé » (A. Boullault, A. Vandepoorter, « Les conditions de recours au marché de partenariat », Contrats Publics 2015, n° 159, p. 38). La réforme ne devait toutefois pas tomber dans l’écueil de l’instauration de conditions trop restrictives qui auraient eu pour effet de rendre exceptionnelle l’utilisation de cet outil contractuel. Afin de répondre à l’ensemble de ces problématiques, les acteurs de la réforme ont choisi de mettre en place un système dual, alliant simplification et sécurisation, objectivité et subjectivité. Désormais, le recours aux marchés de partenariat est ainsi subordonné à la satisfaction de deux conditions distinctes : une condition d’efficience et une condition de seuils.

I) La consécration du seul critère d’efficience en tant que condition de recours aux marchés de partenariat

Rappelons qu’avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2015 relative aux marchés publics, les acteurs publics pouvaient se fonder sur trois critères alternatifs afin de recourir aux « contrats de partenariat » : le critère d’urgence, le critère de la complexité, et le critère de l’efficience (ordonnance n° 2004-559 du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat, modifiée par la loi n° 2008-735 du 28 juillet 2008 relative aux contrats de partenariat).

S’inscrivant dans l’objectif de simplification, l’ordonnance de 2015 a fait le choix de ne garder qu’une seule de ces conditions : l’efficience. Ainsi, selon l’article 75, on ne peut désormais avoir recours à un tel contrat « que si l’acheteur démontre que, compte tenu des caractéristiques du projet envisagé, des exigences de service public ou de la mission d’intérêt général dont l’acheteur est chargé, ou des insuffisances et difficultés observées dans la réalisation de projets comparables, le recours à un tel contrat présente un bilan plus favorable, notamment sur le plan financier, que celui des autres modes de réalisation du projet ». Exception faite de l’ajout de la mission d’intérêt général dans les considérations à prendre en compte et de la disparition de la référence aux « avantages et inconvénients » (qui sera toutefois réintégrée dans le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics), on remarque que cet article reprend de manière quasi-identique la définition de ce critère proposée par l’ordonnance de 2004.

Il peut paraitre assez surprenant que l’on ait préféré supprimer les deux conditions « classiques » de recours pour ne conserver que la condition du bilan. Certes, le critère de la complexité faisait l’objet d’un contentieux abondant et celui de l’urgence était peu utilisé. Toutefois, le critère de l’efficience n’a jamais été exempt de critiques. Présenté dans la doctrine comme imprécis, voire « très arbitraire, en raison de la définition très large qu’il recouvre », le rapport d’information sur les partenariats publics-privés était allé jusqu’à demander sa suppression (J.-P. Sueur, H. Portelli, « Les contrats de partenariat : des bombes à retardement ? », Rapport d’information sur les partenariats publics-privés au nom de la commission des lois du Sénat 2014). La consécration de ce critère d’efficience n’a cependant rien d’étonnant si on la met en parallèle avec l’importance accordée par la réforme à l’exigence constitutionnelle de « bon usage des deniers publics » (CC, n° 2003-473 DC, 26 juin 2003). Associé à la généralisation d’une étude de soutenabilité budgétaire avant tout recours aux marchés de partenariat (article 74 de l’ordonnance de 2015), ce critère permet à la personne publique de faire prévaloir une justification économique et financière sur des considérations plus juridiques, et ce afin de choisir le contrat lui permettant d’atteindre la meilleure performance économique (ou « Best Value For Money »).

Gardant toutefois à l’esprit les critiques doctrinales, les acteurs de la réforme ont choisi de sécuriser le mécanisme en formalisant, pour la première fois, une véritable grille d’analyse, permettant d’établir un bilan qui se veut exempt de tout arbitraire. Ainsi, il est prévu à l’article 152 du décret de 2016 que « l’acheteur tient compte de ses capacités à conduire le projet, des caractéristiques, du coût et de la complexité de celui-ci, des objectifs poursuivis ainsi que, le cas échéant, des exigences du service public ou de la mission d’intérêt général dont il est chargé. Pour démontrer que ce bilan est plus favorable que celui des autres modes de réalisation de ce projet envisageables, il procède à une appréciation globale des avantages et des inconvénients du recours à un marché de partenariat, compte tenu notamment :de l’étendue du transfert de la maîtrise d’ouvrage du projet au titulaire de ce marché ; du périmètre des missions susceptibles d’être confiées au titulaire ; des modalités de partage de risques entre l’acheteur et le titulaire ; du coût global du projet compte tenu notamment de la structure de financement envisagée ». On remarque que cet article constitue une reprise des sous-critères que « la MAPPP [Mission d’appui aux partenariats public-privé] préconisait déjà de prendre en considération pour démontrer l’efficience du contrat de partenariat » (A. Boullault, « Les dispositions réglementaires spécifiques au marché de partenariat », Contrats Publics 2016, n° 166, p. 74).

Il est toutefois intéressant de noter que les critères de complexité et d’urgence n’ont pas complètement disparu du paysage juridique. On retrouve, en effet, une référence explicite à la complexité du projet. De même, s’il n’est pas mentionné explicitement comme un sous-critère, l’urgence pourrait être prise en compte par la personne publique, notamment dans l’analyse des exigences du service public ou de la mission d’intérêt général. Ainsi, s’il est vrai que ces critères ne peuvent plus jouer un rôle en eux-mêmes, rien ne les empêche de faire pencher la balance du bilan favorable en faveur des marchés de partenariats.

Cette consécration du critère d’efficience, si elle atteint l’objectif de simplification, laisse toutefois peser une part de subjectivité dans le recours aux marchés de partenariat. C’est la raison pour laquelle les acteurs de la réforme ont choisi de contrebalancer ce dernier par l’introduction d’un critère qui se veut purement objectif : le critère des seuils.

II) L’introduction nouvelle de seuils comme condition de recours aux marchés de partenariat

L’introduction de seuils dans le recours aux marchés de partenariat est sans doute l’une des grandes nouveautés de la réforme de 2015. Malgré une grande hésitation de la part des acteurs de la réforme (cette condition ayant été retirée du projet d’ordonnance en cours de discussions pour être finalement réintroduite),  il est désormais prévu à l’article 151 du décret de 2016 que les personnes publiques ne pourront passer un marché de partenariat si la valeur du marché est inférieure à : « 2 millions d’euros HT lorsque l’objet principal du marché de partenariat porte sur des biens immatériels, des systèmes d’information ou des équipements autres que des ouvrages ainsi que lorsque le contrat comporte des objectifs chiffrés de performance énergétique et prévoit que la rémunération du titulaire tient compte de l’atteinte de ces objectifs » ; « 5 millions d’euros HT lorsque l’objet principal du marché de partenariat porte sur a) des ouvrages d’infrastructure de réseau, notamment dans le domaine de l’énergie, des transports, de l’aménagement urbain et de l’assainissement ; b) des ouvrages de bâtiment lorsque la mission confiée au titulaire » ne comprend pas l’entretien et la maintenance ou la gestion d’une mission de service public ; et 10 millions d’euros HT pour les autres marchés.

Cette pratique de seuils a fait l’objet de nombreuses controverses dans la doctrine, certains auteurs allant jusqu’à y voir une incompatibilité avec l’idée même de performance économique (S. Braconnier, « Le futur régime des partenariats public-privé : rupture et clarifications », RDP 2015, p. 595). Elle aurait, cependant, pour objectif de s’inscrire dans une certaine idée d’efficience. Il a, en effet, été prouvé, à de nombres reprises, qu’un tel montage juridique ne peut être économiquement intéressant qu’à la condition que le marché demande un investissement significatif. Par l’exclusion des petites opérations du champ des marchés de partenariat, les acteurs de la réforme entendent donc prévenir les personnes publiques contre l’utilisation d’un contrat qui leur serait, à terme, défavorable économiquement.

On peut cependant se poser la question de l’impact réel des seuils intégrés par cette réforme. Ceux-ci apparaissent, en effet, faibles, notamment lorsqu’on les compare avec les préconisations du rapport d’information du Sénat de 2014 (50 millions d’euros) ou les recommandations prévues pour leurs homologues anglais, les contrats de PFI, par le PF2 Guidance «« Standardisation of PF2 Contracts » de 2012 (59 millions d’euros). Ils apparaissent d’autant plus modiques lorsque l’on prend en considération ce qui est inclus dans le calcul de la valeur du marché, c’est à dire « la rémunération du titulaire versée par l’acheteur » mais également des dépenses qui sont extérieures telles que « les revenus issus de l’exercice d’activités annexes ou de la valorisation du domaine » ou même « les éventuels concours publics ». En définitive, ces seuils auront seulement pour effet d’écarter des marchés de montant extrêmement bas, ce qui était déjà le cas dans la pratique.

Simplification et sécurisation du recours aux marchés de partenariat, tels étaient les objectifs alloués à la réforme des marchés publics. Si l’objectif de simplification semble atteint, notamment par la consécration du seul critère d’efficience, seuls le temps et la pratique nous diront si les conditions d’éligibilité à un tel mécanisme ont été suffisamment sécurisées pour entraîner un regain d’intérêt et de popularité pour les marchés de partenariat.

Mots-clefs : Marchés de partenariat – Conditions de recours – Efficience : « Optimisation des moyens en fonction des objectifs poursuivis » (N. Kada & M. Mathieu, Dictionnaire d’administration publique, Grenoble, PUG, 2014) – Seuils

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 217.

 

   Send article as PDF   
ParJDA

L’ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession : une préservation ambiguë de la notion de délégation de service public

par M. Vincent SEMPASTOUS
Doctorant en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 4657 – Institut Maurice Hauriou (IMH)
Attaché temporaire d’enseignement et de recherche

Art. 216. La directive 2014/23/UE du 26 février 2014 adoptée par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne rénove le cadre juridique des régimes des concessions de travaux et des concessions de service qui faisaient auparavant l’objet de dispositions distinctes. Le but visé par le législateur européen est une meilleure harmonisation du droit européen avec le droit interne des Etats membres afin d’offrir une plus grande sécurité juridique.

Cette directive revêt une importance toute particulière puisque dès l’annonce de la Commission européenne d’une initiative concernant le domaine des concessions de service, certains Etats, dont la France, se sont montrés inquiets à l’idée d’une modification du régime des conventions de délégation de service public. Il apparaît alors nécessaire de se demander ce qu’il reste de cette notion de délégation de service public.

Malgré son but affiché de simplifier la commande publique, cette directive n’apporte qu’un progrès limité en matière de sécurité juridique. La directive consent à la survie de la spécificité de la délégation de service public en droit français (I) mais reconduit les difficultés rencontrées notamment par le juge administratif pour l’identifier (II). Bien que le Gouvernement ait souhaité préserver son existence, elle n’est désormais plus qu’une variété de concession de service. Si préservation il y a, elle ne semble être que le maintien d’une notion en déclin (III).

I) La survie de la délégation de service public au sein de la catégorie des contrats de la commande publique

La directive précitée du 26 février 2014 ignore la notion spécifique de concession de service public et ne vise la concession de service qu’au sens large. C’est l’ordonnance de transposition du 29 janvier 2016 qui ménage une place particulière à la délégation de service public. Selon l’article 6 de cette ordonnance, « les contrats de concession de service ont pour objet la gestion d’un service. Ils peuvent consister à déléguer la gestion d’un service public ». Selon son article 5, « les contrats de concession sont les contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes soumises à la présente ordonnance confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ».

L’ordonnance reprend ainsi la définition classique de la délégation de service public forgée par les jurisprudences française et européenne. En harmonie avec cette dernière, la directive ainsi que son ordonnance de transposition font du critère du risque d’exploitation le critère central d’identification des contrats de type concessif (CJUE, 13 octobre 2005, Parking Brixen GmbH, C-458-03). A ce stade, l’impact de la directive précitée du 26 février 2014 n’apparaît que très faible sur le régime actuel des délégations de service public, le Conseil d’Etat ayant lui aussi, depuis 2008, fait du critère du risque d’exploitation le critère central d’identification de cette catégorie particulière de contrat concessif (CE, 7 avril 2008, Département de la Vendée).

II) L’apport limité de l’ordonnance du 29 janvier 2016 quant à l’identification de la logique concessive

Le juge administratif français, avant de faire du risque d’exploitation le critère d’identification des délégations de service public, se référait aux conditions de rémunération du concessionnaire (CE, 15 avril 1996, Préfet des Bouches-du-Rhône). La délégation de service public était définie comme un contrat dans lequel « la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service ». Depuis 2008, le Conseil d’Etat s’est affranchi de cette conception pour affirmer qu’une « rémunération substantiellement liée aux résultats de l’exploitation » manifeste un transfert du risque d’exploitation. Il y a donc aujourd’hui un lien étroit entre les notions de risque et de rémunération : la variabilité de la rémunération est un indicateur du risque que doit assumer le concessionnaire.

La nouveauté majeure proposée par le directive précitée du 26 février 2014 est une définition plus stricte de ce qu’il faut admettre comme un risque d’exploitation. L’article 5 de l’ordonnance précitée du 29 janvier 2016 dispose que le risque d’exploitation consiste en « une réelle exposition aux aléas du marché » de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le risque d’exploitation s’entend comme un risque de moindre rémunération mais aussi comme un risque de perte pour le concessionnaire. Auparavant, il existait une incohérence entre la jurisprudence du Conseil d’Etat selon lequel le risque lié à l’exploitation était présent dès lors qu’existait un risque de moindre gain (CE, 30 juin 1999, SMITOM Centre Ouest Seine-et-Marnais) et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui considérait que le risque d’exploitation consistait en un risque non seulement de moindre gain mais aussi de perte.

Si cette précision devrait permettre une harmonisation de la jurisprudence, le critère du risque d’exploitation ne constitue toujours qu’un critère imparfait d’identification de la concession de service. Du fait de sa contingence, la définition du risque économique peut fluctuer selon les cas d’espèce. Ainsi, le Conseil d’Etat a pu qualifier de marché public un contrat dans lequel l’exploitant ne supportait pas de risque d’exploitation malgré des redevances versées par les usagers du service (CE, 5 juin 2009, Société Avenance-Enseignement et Santé). Pourtant, il a ensuite admis qu’une délégation de service public puisse être conclue même si le risque transféré au délégataire est inexistant (CE, 14 février 2017, Société de manutention portuaire d’Aquitaine).

III) La préservation fragile d’une notion en déclin

En plus de ces difficultés d’identification du risque, l’ordonnance précitée du 29 janvier 2016 ne règle en rien la problématique de la définition du service public qui constitue l’essence même de la délégation de service public. Dans un avis rendu le 7 avril 1987, le Conseil d’Etat préconisait d’adopter une conception matérielle de la délégation de service public en la définissant comme un contrat prévoyant le transfert de l’exploitation d’un service public. Toutefois, le flou entretenu par la jurisprudence administrative autour de la définition du service public a conduit à l’abandon de cette conception. L’ordonnance précitée du 29 janvier 2016 prend acte de cette évolution et fait de la délégation de service public une simple catégorie de concession de service. Peu importe que le service délégué soit public ou non puisqu’il obéira désormais au régime général des concessions de service.

Ce déclin de la spécificité de la délégation de service public semble être acté par la jurisprudence récente du Conseil d’Etat. Dans sa décision du 14 février 2017, il fait sienne la conception extensive de la concession de service proposée par la directive précitée du 26 février 2014 et requalifie une convention d’occupation domaniale en concession de service sans se demander si, en l’espèce, il s’agissait ou non d’un service public. De cette façon, il étend aux « simples » concessions de service la possibilité, en cas d’urgence, de conclure à titre provisoire un contrat de délégation de service public sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites au nom de la « continuité du service » qu’il soit public ou non.

Mots-clefs : Délégation – Concession – Risque d’exploitation – Service public

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 216.

   Send article as PDF   
ParJDA

Editorial

par Mme Lucie SOURZAT
Doctorante en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 785 – Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication (IDETCOM)

& M. Clemmy FRIEDRICH
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 4657 – Institut Maurice Hauriou (IMH)

avec la complicité de Mme le Professeur Hélène HOEPFFNER
Université Toulouse 1 Capitole – EA 1919 – Institut des Etudes Juridiques de l’Urbanisme, de la Construction, et de l’environnement (IEJUC)

Art. 211. Avec le recul de plus d’une année, il est possible de proposer une première appréciation de la réforme de la commande publique. Cette appréciation est encore suspendue à la formalisation d’un code de la commande publique. La codification projetée doit s’effectuer à droit constant. Elle est assez ambitieuse. Il s’agit d’une mise en ordre de tout le droit applicable à la commande publique en vue d’assurer une unité source de simplification.

La réforme a été saluée à de nombreux égards même si personne ne l’imagine hors de portée de toutes critiques. Les nombreux dossiers que lui a consacrés la doctrine en attestent du reste. Plusieurs colloques en traitent, comme celui qui s’est tenu au Conservatoire national des arts et métiers : « L’exécution des contrats administratifs » (27 et 28 avril 2017), ou bien celui à venir à l’Université de Strasbourg : « La commande publique, un levier pour l’action publique ? » (12 et 13 octobre 2017). Les praticiens se sont pareillement emparés de ce sujet : « Le juge administratif, l’avocat et la commande publique » (20 février 2017, organisé à la cour administrative d’appel de Paris).

Les attentes que les uns et les autres ont déposés dans cette réforme, la satisfaction ou les désillusions que celle-ci a suscitées en retour ne doit pas faire perdre de vue l’inflation normative qu’elle consomme. On a pu recenser près de cent cinquante décrets depuis les années 1980 (certes, de valeur inégales), une cinquantaine de lois (affectant à des divers égards ce que nous dénommons aujourd’hui le droit de la commande publique), ainsi qu’une quinzaine d’ordonnances et trois codes des marchés publics depuis les années 2000.

On ne peut qu’être saisi en relevant que les objectifs poursuivis en 2016 sont peu ou prou analogues à ceux qui ont été affectés en 2001 : simplifier le droit (incidemment en veillant à son harmonisation avec le droit communautaire) ; moderniser les procédures de passation afin d’améliorer l’efficacité de la commande publique, l’innovation et les pratiques d’achat (en vue de renforcer la sécurité juridique) en conférant une place privilégiée à la négociation. Enfin il s’agit d’ouvrir la commande publique aux Pme et d’encadrer l’exécution. En bref : rationaliser, sécuriser, optimiser, innover (cf. le colloque organisé par la Daj à Bercy le 15 avril 2016 : « La commande publique, une réforme au service de l’économie »). Indépendamment des apports positifs, la réforme suscite quelques critiques. Toutefois nous sommes loin de celles qu’avaient suscitées les codes de 2004 et 2006. Cela apparaît d’autant plus vérifiable que des ajustements (notamment de la loi Mop et de la loi sur la sous-traitance) et l’entrée en vigueur du code devraient relativiser les inquiétudes actuelles.

Les principaux apports résultent d’une harmonisation attendue avec le droit européen (la dichotomie marché/concession ; la consécration d’une définition européenne des marchés publics, etc.) grâce à la transposition des directives européennes du 26 février 2014 (directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur l’attribution de contrats de concession ; directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics et abrogeant la directive 2004/18/CE et la directive 2014/25/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux et abrogeant la directive 2004/17/CE) ne se limitant pas à un objectif concurrentiel, mais visant aussi à satisfaire des objectifs sociaux et environnementaux (voir notamment sur ce sujet L. Richer, « La concurrence concurrencée : à propos de la directive 2014/24 du 26 février 2014 », CMP 2015, n° 2, étude 2). Il a aussi été question d’abandonner une incongruité historique (l’abrogation du décret-loi donnant délégation au Gouvernement pour réglementer les marchés des collectivités territoriales) avec l’adoption de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite aussi « Loi Sapin 2 ». Autrement dit, ces apports sont d’autant plus acclamés qu’ils se faisaient désirer par la doctrine. D’autres mutations non négligeables procèdent peut-être de la réception par le droit de la pratique du sourcing et, au-delà, de l’élargissement des hypothèses où les soumissionnaires concourent à la définition de l’offre. L’achat public tend à se transformer de sorte à ce qu’il renvoie moins à une procédure unilatérale requérant l’adhésion des acteurs économiques, qu’à une association par laquelle les acheteurs publics définissent seuls leurs besoins tout en ménageant aux premiers une latitude pour soumettre des offres dont les aspects techniques correspondent au mieux aux besoins à satisfaire (c’est le versant innovation de ladite réforme).

Cette évolution est séduisante à maints égards : on nous dit qu’elle favorisera l’innovation, là où les acheteurs publics ne sont pas nécessairement habiles pour définir les caractéristiques de l’offre correspondant à leurs besoins. D’un autre côté, elle doit interroger sur la réelle capacité des acheteurs publics à être des interlocuteurs éclairés dans une relation de négociation où l’expertise n’est pas nécessairement partagée de part et d’autre.

Il n’en reste pas moins que les acheteurs publics sont d’une grande diversité : l’enjeu de la réforme de la commande publique est certainement d’offrir un cadre dans lequel chacun puisse recourir à des procédures dont la technicité soit adaptée à ses besoins, mais aussi à la compétence des agents ayant vocation à y recourir. Nul doute que, à ce point de vue, la réception de cette réforme soit contrastée.

De nombreux avis d’appel public à la concurrence récemment publiés attestent que la prégnance du code des marchés publics est encore forte. Il n’est pas rare de le voir encore visé dans certains avis d’appel public à la concurrence publiés au Boamp. Il se pourrait, en premier lieu, que la réforme n’ait pas été très bien réceptionnée par les acteurs locaux. Ainsi les ordonnances seraient-elles considérées comme de simples amendements apportés au code sans pour autant avoir eu pour effet de l’abroger. Mais l’explication pourrait aussi être « psychologique ». En effet, l’habitude de faire usage du code des marchés publics a pu nouer une relation presque « affective » à l’égard de ce dernier, si bien que certains acheteurs publics peinent à s’en détacher (éléments recueillis à partir de cas concrets traités par Me Lapuelle, avocat au barreau de Toulouse). Ainsi, un an après la réforme, une forme de sacralisation du code des marchés publics par les acteurs locaux l’emporterait encore sur les textes l’ayant pourtant abrogé.

Quant aux contrats de concession, ils suscitent de nombreuses interrogations, source d’insécurité juridique. Il en va, par exemple, de la prolongation des contrats en cours d’exécution. En effet, l’abrogation de l’article L. 1411-2 du code général des collectivités territoriales permettant de prolonger une convention de délégation de service public pour un motif d’intérêt général ou bien en cas d’investissements nouveaux inquiète les praticiens. Obligés de se référer désormais aux dispositions de l’article 55 de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 ainsi qu’à celles de l’article 36 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 portant sur la modification du contrat en cours d’exécution, l’heure est aux questionnements. L’interprétation à leur donner désappointe des praticiens pour lesquels la jurisprudence n’est encore d’aucun secours. Le risque de heurter l’efficacité de la commande publique pourtant si recherchée par la réforme semble avéré à certains égards.

Enfin d’autres zones d’ombres émergent de la réforme et ce notamment de la suppression des montages contractuels complexes au profit de l’unique formule du marché de partenariat. La dite problématique se trouve être d’autant plus visible que des « petits montages » aller-retour utilisés autrefois par les collectivités territoriales sont désormais interdit sans que, compte tenu des montants en jeu, ces dernières puissent recourir au marché de partenariat.

Finalement, la simplification tant attendue générée par la réforme n’apparaît pas entièrement acquise au premier abord. Le contraire eût été surprenant. Toute réforme charrie avec elle une instabilité qui ne se dissipe qu’après ses premières années de jeunesse. Aussi le succès de la réforme de la commande publique réside-t-il autant dans sa réception par les praticiens que dans sa pérennité. Espérons que le futur code de la commande publique projetée pour 2018 saura rassurer les acteurs de la commande publique.

Cependant, la commande publique n’a jamais été un objet apprêté à la seule satisfaction des besoins des personnes publiques. Elle se complique d’autres enjeux – sociaux, économiques ou environnementaux entre autres – qui font craindre qu’elle ne subisse encore de nouvelles modifications. Dans le cadre du colloque annoncé à l’université Strasbourg, elle y est envisagée comme « un instrument de la ‘‘réforme de l’État’’ » (cf. la présentation du programme). Et si le colloque de Bercy présentait notre réforme comme « une réforme au service de l’économie », n’y aura-t-il pas de bonnes raisons de modifier prochainement le droit de la commande publique ? Rien ne serait plus faux que de présenter les auteurs de cette réforme comme des apprentis sorciers. Celant étant dit, ce droit s’offre sous de trop nombreux aspects pour conserver cette stabilité qu’on pourrait lui désirer. S’est-on seulement défini ce que l’on attendait de lui ?

Pour le Journal du droit administratif,

à Toulouse et Paris, le 10 octobre 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 211.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les « marchés publics exclus » de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 : notion et contours (de quoi sont-ils exclus ?)

par Mme Elise MOURIESSE
Docteur en droit public de l’Université Paris II Panthéon-Assas
Qualifiée aux fonctions de maître de conférences
Enseignante contractuelle à l’Université de Bretagne occidentale
Membre associé du Themis-Um (EA4333 – Le Mans Université)

Art. 214. L’ordonnance du 23 juillet 2015 telle que modifiée par la loi « Sapin II » (ci-dessous nommée l’ordonnance « marchés publics ») et leurs décrets d’application définissent les marchés publics et le régime juridique qui leur est applicable. Tous les contrats remplissant les conditions du marché public doivent donc être attribués par les acheteurs publics (que sont les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices) conformément aux règles prévues par ces textes. L’ordonnance « marchés publics » énumère toutefois des exclusions à son champ d’application. Du latin exclusio, désignant l’action d’éloigner, l’exclusion désigne ici une situation juridique dans laquelle les acheteurs publics sont autorisés à ne pas appliquer les règles prévues par cette ordonnance. L’expression « marchés publics exclus » désigne plus précisément les contrats qui répondent à la définition d’un marché public mais que des justifications particulières permettent d’écarter du champ d’application des normes précitées. Ne sont donc pas désignés comme des « marchés publics exclus » les contrats que l’ordonnance « marchés publics » décrit comme des contrats qui ne remplissent pas les conditions des marchés publics : les transferts de compétences ou de responsabilités, les contrats de subvention et les contrats de travail (art. 7).

Les marchés publics exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » ne sont pas automatiquement exclus du champ d’application d’autres normes qui pourraient à terme être intégrées dans le code de la commande publique que le Gouvernement a été habilité à rédiger par l’article 38 de la loi « Sapin II ». En conséquence, un marché public exclu peut être passé sans appliquer les procédures de passation des marchés publics tout en étant soumis, par exemple, aux exigences du titre III de la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 sur la sous-traitance. Il en est de même concernant l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques et de ses dispositions règlementant la délivrance d’un titre d’occupation du domaine public en vue d’une activité économique, puisque cette ordonnance définit ses propres exclusions (codifiées aux articles L. 2122-1-2 et L. 2122-1-3 du code général de la propriété des personnes publiques).

Il est essentiel pour les acheteurs publics de connaître les contours des marchés publics exclus car tout marché attribué sur le fondement d’une exclusion qui se révèlerait inapplicable constituerait une atteinte aux principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Ces contours découlent des particularités qui justifient l’exclusion du marché public en cause, lesquelles peuvent être institutionnelles ou matérielles : elles sont institutionnelles quand elles concernent la nature des personnes morales qui concluent le marché public ou la spécificité des relations qu’elles entretiennent entre elles ; elles sont à l’inverse qualifiées de matérielles lorsqu’elles concernent le domaine dans lequel intervient le contrat, que ce soit en raison de son objet ou de son contexte. C’est la raison pour laquelle sont fréquemment distingués deux types d’exclusions au champ d’application des marchés publics : les exclusions matérielles (I) et les exclusions institutionnelles (II), régies par les articles 14 à 20 de l’ordonnance « marchés publics ».

I) Les exclusions matérielles au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics »

L’articulation entre les dispositions relatives aux exclusions matérielles n’est pas aisée et mérite d’être expliquée (A). Pour simplifier la compréhension des exclusions matérielles, plusieurs auteurs ont dressé une classification différente de celle de l’ordonnance « marchés publics » : en classant les exclusions en fonction de leur nouveauté (v. notamment : S. de La Rosa, « Les exclussions », RFDA 2016, p. 227 ; R. Noguellou, « Le nouveau champ d’application du droit des marchés publics », AJDA 2015, p. 1789, spéc. p. 1795) ou en distinguant les exclusions matérielles transversales de celles liées à un secteur déterminé (cf. J. Martin, « Les contrats de concession exclus », Contrats et marchés publics 2016, n° 3, p. 14, spéc. pts 10 et s.). Dépassant à notre tour la classification proposée par l’ordonnance « marchés publics », nous présenterons ces exclusions dans cinq catégories thématiques (B), plus proches de la classification des exclusions établie aux articles 7 à 10 de la directive n° 2014/24/UE du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics (ci-dessous nommée directive « marchés publics ») et de celle établie par le professeur Clamour (« Les marchés exclus », Contrats et marchés publics 2015, n° 10, p. 14).

A. Les dispositions relatives aux exclusions matérielles au droit des marchés publics

Les marchés publics exclus du champ d’application matériel de l’ordonnance « marchés publics » sont prévus par ses articles 14 à 16. A l’exception des marchés attribués à des organisations internationales, qui sont énoncés à l’article 14 point 3 et qui seront traités infra en tant qu’exclusion institutionnelle, les articles 14, 15 et 16 sont effectivement consacrés à des marchés publics exclus en raison du domaine dans lequel ils interviennent. L’articulation entre ces articles est toutefois complexe.

L’article 14 de l’ordonnance « marchés publics » contient une liste d’exclusions matérielles ouvertes aux pouvoirs adjudicateurs. Son article 15 présente ensuite celles dont peuvent bénéficier les entités adjudicatrices. Malgré cette présentation différenciée, de nombreuses exclusions sont communes à ces deux types d’acheteurs publics, pour deux raisons. En premier lieu, le premier point de l’article 15 sur les entités adjudicatrices renvoie aux treize premiers points de l’article 14 sur les pouvoirs adjudicateurs. En second lieu, le point 18 de l’article 14 renvoie aux cinq exclusions propres aux entités adjudicatrices. Tous les pouvoirs adjudicateurs peuvent donc mettre en œuvre l’ensemble des exclusions énoncées aux articles 14 et 15, alors que les entités adjudicatrices ne peuvent pas bénéficier de certaines exclusions propres aux pouvoirs adjudicateurs. Du fait de ces renvois entre les articles, la compréhension des exclusions propres aux pouvoirs adjudicateurs ou aux entités adjudicatrices n’est pas aisée. Elle peut encore être complexifiée par l’article 16, qui porte sur les marchés publics de défense et de sécurité exclus du champ d’application de l’ordonnance. Cet article, qui opère lui aussi un renvoi à l’article 14, est en effet susceptible de bénéficier à des pouvoirs adjudicateurs et à des entités adjudicatrices car il est applicable à l’Etat et à ses établissements publics autres que ceux qui revêtent un caractère « industriel et commercial ». L’articulation et les renvois entre les trois articles « donne au lecteur une impression de complexification juridique » (P. de Baecke, « Les marchés exclus du champ d’application de l’ordonnance », ACCP 2015, n° 158, p. 33, spéc. p. 34), alors même que l’ordonnance « marchés publics » et la directive « marchés publics » améliorent l’uniformité des exclusions au droit des marchés publics applicable aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices. Ces exclusions peuvent plus précisément être réparties en cinq catégories.

B. Les cinq catégories d’exclusions matérielles au droit des marchés publics

Les cinq catégories d’exclusions matérielles sont : les marchés publics de services exclus (1), les marchés publics exclus parce qu’ils sont régis par des règles internationales spécifiques (2), les marchés publics exclus parce qu’ils sont relatifs à un « secteur spécial » (3), les marchés publics exclus parce que le régime des marchés publics n’est pas nécessaire à la concurrence entre les opérateurs sur le marché (4) et les marchés publics exclus pour des raisons de secret ou de sécurité (5).

1. Les marchés publics de services exclus

La première catégorie de marchés publics exclus est celles des marchés publics de services exclus. Son unité tient au fait que ce sont certaines prestations de services qui constituent le critère d’exclusion du marché. La notion de « prestation de services » est définie très largement et par défaut : il s’agit de ce qui n’entre ni dans la définition des travaux, ni dans celle des fournitures (ordonnance « marchés publics », art. 5 ; v. notamment : L. Richer, Droit des contrats administratifs, Paris, LGDJ-Lextenso, 2016 (10e éd.), p. 402). Cette définition inclut de nombreuses prestations matérielles, telles que des services de publication ou d’impression, d’archivage ou de bibliothèque, d’entretien ou de réparation du matériel ou encore les services de recherche d’emploi. Elle recouvre également de nombreuses prestations intellectuelles, c’est-à-dire des « services faisant appel exclusivement à des activités de l’esprit » (Cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de prestations intellectuelles (préambule), tel que publié dans un arrêté du 16 septembre 2009, JORF n° 240 du 16 octobre 2009, p. 16958). Sont par exemple concernées des expertises ou la réalisation de plans d’architecte (pour d’autres exemples, v. J.-M. Peyrical, « Notion de marché public », in Encyclopédie des collectivités locales, Dalloz, folio n° 3007, spéc. pt. 157). Parmi ces prestations de services, certaines justifient des exclusions au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » :

Cette liste de marchés publics de services exclus ne concerne qu’une infime partie de l’ensemble des prestations de services qui peuvent faire l’objet d’un marché public. Les raisons de leur exclusion sont diverses. Elles concernent souvent des particularités propres au domaine concerné. L’exclusion des marchés publics relatifs à l’arbitrage et à la conciliation s’explique par exemple par la volonté de prendre en considération le cadre particulier dans lequel sont souvent désignés les conciliateurs et les arbitres (directive « marchés publics », cons. 24 de l’exposé des motifs). D’autres exclusions sont justifiées par l’incompatibilité entre les procédures de sélection et de publicité relatives aux marchés publics. C’est notamment le cas de celle relative aux titulaires de droits exclusifs. Un titulaire de droits exclusifs étant une personne morale qui a obtenu le droit d’être le seul opérateur à exercer une ou plusieurs prestations de services, il est naturel que les acheteurs publics s’adressent à lui « directement, sans avoir à respecter les obligations de publicité puis de mise en concurrence » pour lui confier des marchés publics de services dans ce domaine (S. de La Rosa, Droit de la commande publique, Bruxelles, Bruylant, 2017, pt. 304).

Parfois, c’est simplement la présence de normes préexistantes qui justifie l’exclusion. Celle liée au transport par chemin de fer ou métro est ainsi due à la présence du règlement (CE) n° 1370/2007 du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route, un texte européen d’application directe en France. L’article 5 de ce règlement prévoit dans quelles conditions l’attribution d’un marché relatif à ce type de transport peut être soumis à une procédure de publicité et de sélection préalable, ce qui explique que ces marchés soient exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » (P. de Baecke, « Les marchés exclus du champ d’application de l’ordonnance », préc., p. 36).

Certaines exclusions sont aussi justifiées par une volonté d’encourager le développement d’une activité particulière. L’exclusion concernant la recherche et le développement doit à ce titre inciter les pouvoirs adjudicateurs à rechercher des financements privés dans ce domaine, ce qui explique que cette exclusion puisse bénéficier uniquement aux acheteurs qui n’acquièrent pas la propriété exclusive des résultats ou ne financent pas entièrement la prestation (directive « marchés publics », cons. 35 de l’exposé des motifs). De même, celle concernant la diffusion de programmes vise à empêcher que le développement de prestations revêtant une « importance culturelle et sociale » ne soit freiné par l’application des règles de passation des marchés publics (cons. 23 de l’exposé des motifs). Cette exclusion est toutefois définie de façon plus stricte pour les pouvoirs adjudicateurs que pour les entités adjudicatrices, conformément à ce qui est prévu par les directives « marchés publics » (art. 10.b) et « secteurs spéciaux » (directive 2014/25/UE du 26 février 2014 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux, art. 21.i).

Bien que les dispositions réglementant le contenu des marchés publics de services exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » soit souvent la reproduction fidèle de celles prévues par la directive « marchés publics », le contenu des marchés publics de services juridiques exclus est défini plus étroitement dans l’ordonnance que dans la directive précitée. Outre les prestations de services juridiques actuellement mentionnées à l’article 14 point 10 de l’ordonnance, cette directive permettait en effet d’exclure du régime des marchés publics les marchés publics relatifs à (1) la représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’un arbitrage, d’une conciliation ou d’une procédure devant une juridiction ou une autorité publique et (2) au conseil juridique fourni par un avocat en vue de la préparation d’une telle procédure ou lorsqu’il existe des signes tangibles et de fortes probabilités que la question sur laquelle porte le conseil fera l’objet d’une telle procédure (v. notamment : B. Poujade, « La nouvelle directive ‘‘marchés publics’’ et les prestations juridiques : le changement c’est maintenant ? », BJCP 2014, n° 95, p. 259).

Critiqué par la doctrine, le choix de ne pas inclure la représentation légale et le conseil juridique parmi les prestations de services juridiques exclues du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » a été présenté par ses rédacteurs comme une volonté de « sur-transposition » reposant sur l’absence de motif d’intérêt général (v. notamment : F. Linditch, « Futur code de la commande publique et marchés de prestations juridiques, pourquoi tant de suspicion ? », JCP A 2015, n° 12, p. 34, comm. 2076). Ce choix a également été contesté devant le Conseil d’Etat, qui a considéré que les Etats sont libres de prévoir des règles plus contraignantes que celles qui ont été prévues par la directive « marchés publics », à la condition que ces règles plus contraignantes soient compatibles avec le droit de l’Union européenne (CE, 9 mars 2016, Conseil national des barreaux et autres, n° 393589). Or, la soumission des marchés de représentation légale et de conseil juridique au régime applicable aux marchés publics serait compatible avec le droit de l’Union européenne car aucune règle du droit de l’Union ne s’y oppose et parce qu’elle ne présente pas un caractère discriminatoire (ibid.). Actuellement, ces deux types de marchés font bien l’objet d’une procédure adaptée régie par l’article 29 du décret n° 2016-360 dit « marchés publics » mais ils ne font pas partie des marchés publics de services juridiques exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ».

2. Les marchés publics exclus parce qu’ils sont régis par des règles internationales spécifiques

Trois types de marchés publics sont exclus parce qu’ils sont régis par des règles internationales spécifiques

Rédigés dans les mêmes termes pour les entités adjudicatrices et les pouvoirs adjudicateurs, tous reposent sur la volonté, pour l’Union européenne, de ne pas interférer dans l’application de normes supranationales négociées directement par les Etats membres dans le cadre de leurs compétences, avec d’autres Etats membres ou avec une organisation internationale ou un Etat tiers. La définition extensive de la notion « d’accord international » donne un champ d’application large à cette exclusion. Au sens des articles 14 point 2 et 14 point 5 de l’ordonnance « marchés publics », cette notion ne recouvre pas seulement les « traités et accords » passés en vertu de l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958. Elle désigne aussi des arrangements administratifs, ces accords passés entre des administrations de différents Etats (sur ces arrangements, v. Fr. Benchendikh, « Le régime juridique des arrangements administratifs », Droit administratif 2005, n° 7, p. 13, spéc. pt. 3). Il en résulte que le régime juridique applicable aux marchés publics peut être écarté grâce à un accord entre un ministère français et un ministère d’un autre Etat membre de l’Union ou d’un Etat tiers visant, par exemple, à promouvoir l’exercice de la langue de ces Etats sur leurs territoires respectifs.

3. Les marchés publics exclus en raison de leur lien avec un « secteur spécial »

Les « secteurs spéciaux » sont les activités en réseau concernant l’eau, les transports (les services de transports, les ports et les aéroports), l’énergie (le gaz et la chaleur, l’extraction de pétrole, de charbon ou d’autres combustibles) et les services postaux. Le Parlement européen et le Conseil leur reconnaissent deux particularités. Premièrement, les autorités nationales « restent en mesure d’influencer le comportement » des entités qui exercent ces activités (directive « secteurs spéciaux », cons. 1 de l’exposé des motifs). Deuxièmement, le marché sur lequel interviennent ces entités est particulièrement fermé car elles se voient attribuer par les Etats membres l’exclusivité de l’approvisionnement, de la mise à disposition ou de l’exploitation des réseaux fournissant le service concerné (ibid.). Concernant les secteurs de l’eau, de l’énergie et des transports, ces particularités découlent du fait que sont en cause des activités qui ne peuvent être exercées que grâce à des infrastructures (ou ressources) dites « essentielles », dont la fabrication est coûteuse et le nombre nécessairement limité, ce qui impose une limitation du nombre d’entités qui les détiennent et de celles qui les utilisent (v. S. Nicinski, Droit public des affaires, Paris, LGDJ-Lextenso, 2016 (5e éd.), pt. 922). L’inclusion des services postaux parmi les secteurs spéciaux depuis 2004 par la directive 2004/17/CE du 31 mars 2004 (portant coordination des procédures de passation des marchés dans les secteurs de l’eau, de l’énergie, des transports et des services postaux) repose en revanche sur une volonté d’harmoniser les normes applicables à tous les opérateurs proposant ces services. Avant cette inclusion, les personnes morales à capitaux publics ou mixtes exerçant cette activité étaient qualifiées de pouvoirs adjudicateurs et soumises au droit des marchés publics, alors que les personnes morales de droit privé fournissant les mêmes services n’entraient pas automatiquement dans le champ d’application de ce droit. La qualification de secteur spécial permet d’harmoniser le régime applicable à tous ces opérateurs grâce à la qualification d’entité adjudicatrice (directive n° 2004/17/CE (préc.)), cons. 28 de l’exposé des motifs ; v. aussi : B. Cantier et P. Limousin, « Secteurs spéciaux : marchés des opérateurs de réseaux », JurisClasseur Contrats et marchés publics, fasc. 90, pt. 53).

Afin d’accompagner l’ouverture à la concurrence de ces secteurs spéciaux, ils sont soumis au droit de la commande publique. Cependant, puisqu’ils sont principalement exercés par des personnes morales de droit privé, leur soumission au droit des marchés publics et des concessions est régie par des procédures spécifiques, regroupées dans la directive « secteurs spéciaux » (sur ce point, v. notamment : B. Cantier et P. Limousin, « Secteurs spéciaux : marchés des opérateurs de réseaux », préc., pt. 4). La spécificité de ces secteurs justifie également que plusieurs exclusions leur soient réservées :

Toutes ces exclusions visent à faciliter l’exercice de leurs missions par les acheteurs publics intervenant dans les secteurs spéciaux. Certaines d’entre elles visent directement à mettre sur un pied d’égalité les opérateurs en réseau sur le marché. C’est notamment le cas de l’exclusion liée aux services postaux, qui transpose l’article 7 de la directive « secteurs spéciaux ». Son champ d’application est limité aux pouvoirs adjudicateurs car elle permet d’harmoniser le régime juridique applicable aux opérateurs intervenant dans les secteurs en réseau. Les pouvoirs adjudicateurs spécialisés dans ce domaine sont effectivement qualifiés d’entités adjudicatrices. Exclure les marchés qu’ils attribuent dans le secteur postal du champ d’application des dispositions applicables aux pouvoirs adjudicateurs permet de les soumettre uniquement aux dispositions de l’ordonnance « marchés publics » sur le régime applicable aux entités adjudicatrices (S. de La Rosa, « Les exclusions », préc., p. 232). La dernière exclusion de cette liste, qui concerne les marchés publics de revente ou de location de certains produits liés au secteur de l’eau ou de l’énergie dans les mêmes conditions que d’autres opérateurs économiques sur le marché, vise également à égaliser la position des opérateurs sur le marché.

Parallèlement, les marchés publics exclus concernant certains marchés publics passés pour l’achat d’eau, d’énergie et de combustibles permettent aux acheteurs publics de passer librement les marchés publics par lesquels ils se procurent des matières premières qu’ils revendront ensuite dans le cadre de leur activité (ibid.), conformément à l’article 23 de la directive « secteurs spéciaux ».

4. Les marchés publics exclus parce que le régime des marchés publics n’est pas nécessaire à l’existence d’une concurrence entre les opérateurs sur le marché

Il existe actuellement trois types de marchés publics exclus parce qu’une mise en concurrence ne serait pas nécessaire à l’existence d’une concurrence entre les opérateurs sur le marché :

Les deux premières exclusions sont le résultat d’un constat par le Parlement européen et le Conseil : la pression concurrentielle entre les personnes morales susceptibles de candidater à ces deux types de marchés est telle que l’application des procédures de publicité et de sélection n’est plus nécessaire pour assurer l’existence d’une concurrence entre eux. Tel est le cas de l’activité d’exploration des sols dans un but de prospection, qui vise seulement à « déterminer si l’on trouve dans une zone donnée du pétrole et du gaz et, si tel est le cas, s’ils sont commercialement exploitables » (directive « secteurs spéciaux », cons. 25 de l’exposé des motifs) et doit en ce sens être distinguée de l’activité d’extraction de gaz, de pétrole, de charbon ou d’autres combustibles, qui est soumise à la directive « secteurs spéciaux » et donc au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ». C’est aussi le cas du secteur des communications électroniques car, ce secteur étant entièrement ouvert à la concurrence, les pouvoirs adjudicateurs doivent être libres d’y intervenir dans des conditions « substantiellement identiques » à celles des autres opérateurs (art. 8 de la directive 93/38/CEE du 14 juin 1993 portant coordination des procédures de passation des marchés publics dans les secteurs spéciaux (dite « secteurs »), tel que cité par la Direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie : « Les exclusions de l’article 14 de l’ordonnance relative aux marchés publics applicables aux pouvoirs adjudicateurs », disponible à l’adresse https://www.economie.gouv.fr/daj/exclusions-article-14-2016, p. 8 ; sur ces deux exclusions, v. plus largement ibid., p. 8-9 et 12-13).

Un raisonnement similaire justifie la troisième exclusion incluse dans cette catégorie. Celle-ci porte sur les marchés publics exclus parce qu’ils interviennent dans un Etat ou une aire géographique où la Commission européenne a considéré, conformément aux modalités prévues par sa décision 2005/15/CE du 7 janvier 2005, que l’activité liée au marché public était directement exposée à la concurrence. Son contenu est évidemment évolutif, puisqu’il est tributaire des décisions adoptées par la Commission au vu de la situation concurrentielle dans un Etat membre ou dans une aire géographique au sein d’un Etat membre. Énoncée à l’article 34 de la directive « secteurs spéciaux », cette exclusion concerne une procédure qui était déjà prévue par le droit antérieur. La Commission a donc déjà eu plusieurs occasions de faire droit à des demandes formulées par des Etats, notamment concernant la production d’électricité en Autriche, en Angleterre, en Ecosse et aux Pays-Bas (v. P. Sablière, Droit de l’énergie 2014/2015, Paris, Dalloz, 2013, p. 602, pt. 333.17). Plus récemment, elle a répondu favorablement à une demande d’une entreprise publique finlandaise concernant les activités de production de tourbe en Finlande (décision d’exécution (UE) 2017/122 du 23 janvier 2017) et à une demande de l’aéroport de Vienne concernant la mise à disposition d’infrastructures aéroportuaires pour le fret en Autriche (décision d’exécution (UE) 2017/132 du 24 janvier 2017). Pour l’instant, aucune de ses décisions n’a toutefois concerné une aire géographique située sur le territoire français.

5. Les marchés publics exclus pour protéger les intérêts essentiels liés à la souveraineté de l’Etat

L’article 346 du TFUE permet aux Etats membres d’adopter des mesures nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts essentiels. L’expression « intérêts essentiels » implique principalement les intérêts liés à la souveraineté car l’article 346 prévoit plus précisément : que les Etats membres peuvent s’opposer à la divulgation de renseignements qui seraient contraires aux intérêts essentiels de sa sécurité (art. 346 pt. a du TFUE) ; et qu’ils peuvent prendre les mesures qu’ils estiment nécessaires à la protection de ces intérêts essentiels et qui se rapportent à la production d’armes, de munitions et de matériels de guerre, sous réserve que ces mesures n’affectent pas la concurrence entre les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires au sein du marché intérieur (art. 346 pt. b du TFUE). Ces possibilités pour les Etats membres d’invoquer leurs intérêts essentiels ont été précisées dans deux directives relatives aux marchés publics de défense, les directives 2009/43/CE du 6 mai 2009 et 2009/81/CE du 13 juillet 2009, qui prévoient un régime propre aux marchés publics liés aux intérêts essentiels de l’Etat (v. notamment : F. Terpan, « La CJUE et les marchés publics de défense : l’encadrement des intérêts nationaux de sécurité », RTDE 2016, p. 495, spéc. p. 496-497). L’article 13 de la directive 2009/81/CE (préc.) prévoit également des exclusions à son champ d’application. Ces exclusions sont reprises dans la directive « marchés publics » et dans l’ordonnance « marchés publics ». Elles peuvent être présentées comme deux types de marchés exclus pour protéger les intérêts essentiels liés à la souveraineté de l’Etat :

La différence principale entre ces deux exclusions est leur champ d’application. La première exclusion est susceptible de s’appliquer à tous les types de marchés publics, qu’ils concernent des travaux, des fournitures ou des services, si leur soumission au droit des marchés publics s’oppose à certaines exigences de secret, de sécurité ou à la protection des intérêts essentiels de l’Etat. Un marché public dont la publicité révèlerait des informations confidentielles liées aux intérêts de l’Etat peut, par exemple, être exclu du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ». En revanche, la seconde exclusion de cette liste ne concerne qu’un type particulier de marché public : les marchés publics de défense et de sécurité.

Les marchés publics de défense et de sécurité sont définis à l’article 6 de l’ordonnance « marchés publics », qui prévoit qu’ils ne peuvent être attribués que par l’Etat ou ses établissements publics autres que ceux à caractère industriel et commercial. Ils ont pour objet la fourniture de certains équipements, travaux ou services pour des fins militaires ou liés à des supports ou informations spécialement protégés ou classifiés dans l’intérêt national. Ils peuvent être conclus uniquement avec des opérateurs économiques de l’Union européenne si l’acheteur public le décide (ordonnance « marchés publics », art. 2). La reconnaissance de la spécificité des marchés publics de défense et de sécurité par le droit de l’Union européenne vise à remplir deux objectifs. En premier lieu, elle permet de protéger ces marchés de mesures qui nuiraient à leur bonne réalisation ou aux intérêts souverains de l’Etat concerné. En second lieu, elle constitue un moyen d’identifier ces marchés et d’harmoniser leur régime, afin de décloisonner les marchés nationaux de la défense et de créer un marché européen des équipements de défense (E. Pourcel, « Décret ‘‘défense & sécurité’’ : Quel impact ? », Contrats et marchés publics 2012, n° 1, étude 1, p. 6, spéc. p. 7, pt. 5 ; v. aussi la directive n° 2009/81/CE (préc.), cons. 2 de l’exposé des motifs). Cet objectif explique que les marchés publics de défense et de sécurité ne soient pas automatiquement exclus du champ d’application du droit des marchés publics. La directive 2009/81/CE (préc.) prévoit un régime qui leur est propre. Ce régime avait été transposé en France en 2011 par une modification de l’ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 et du code des marchés publics (loi n° 2011-702 du 22 juin 2011 et décret n° 2011-1104 du 14 septembre 2011 ; sur cette transposition, v. G. Fonouni-Farde, « Transposition de la ‘‘Directive défense’’ : Abistis, dulces caricae ? », Revue de l’Union européenne 2012, p. 248, spéc. p. 252). Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance « marchés publics », la spécificité de ce régime a été maintenue, grâce notamment à l’adoption d’un décret d’application spécifique aux marchés publics de défense et de sécurité (n° 2016-361 du 25 mars 2016). Ces marchés publics sont donc en principe soumis au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics », qui leur réserve un régime particulier.

L’article 13 de la directive 2009/81/CE (préc.) prévoit néanmoins des exclusions permettant aux pouvoirs adjudicateurs de soustraire certains de ces marchés publics au régime propre qui leur est applicable. Il énumère une liste de prestations caractéristiques du domaine sensible de la défense et de la sécurité, comme les activités de renseignement ou les activités de recherche et de développement menées conjointement avec un autre Etat membre pour le développement d’armes, de munitions ou de matériel de guerre (art. 13 pt. b et 13 pt. c). L’article 16 de l’ordonnance « marchés publics » reproduit à l’identique cette liste d’exclusions propres aux marchés publics de défense. Par un renvoi à certains points de l’article 14, le premier point de l’article 16 ouvre également aux marchés publics de défense et de sécurité le bénéfice d’exclusions permises pour les marchés publics classiques attribués aux pouvoirs adjudicateurs. Ce renvoi concerne uniquement des marchés publics de services. Lorsqu’un marché public de défense doit être attribué, il convient par conséquent de vérifier systématiquement s’il entre dans la liste de marchés publics exclus énumérés à l’article 16 de l’ordonnance « marchés publics », afin de déterminer s’il faut lui appliquer le régime juridique propre aux marchés publics de défense et de sécurité ou s’il est possible de le soustraire à ce régime. Si ce n’est pas le cas, il est possible de rechercher si le marché en cause entre dans le champ d’application de l’une des exclusions institutionnelles au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ».

II) Les exclusions institutionnelles au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics »

Les exclusions institutionnelles au champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » se justifient par la composition des personnes morales qui concluent le contrat ou par les relations qu’elles entretiennent et non plus sur le domaine dans lequel intervient le contrat. Ces exclusions sont régies par les articles 14 point 13 et 17 à 20 de l’ordonnance « marchés publics ». Il s’agit des exclusions ouvertes à tous les acheteurs publics pour les marchés publics auxquels est partie une organisation internationale (A), des exclusions dites « internes au secteur public », dont le bénéfice est ouvert à l’ensemble des pouvoirs adjudicateurs (B) et des exclusions réservées aux entités adjudicatrices (C).

A. Les marchés publics conclus entre un acheteur public et une organisation internationale

Les marchés publics conclus entre des acheteurs publics et des organisations internationales n’entrent pas dans le champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » en vertu de ses articles 14 point 13 et 15 point 1. Cette exclusion était déjà présente dans l’article 3 du code des marchés publics. Elle découle du champ d’application de la directive « marchés publics ». Celle-ci n’ayant que les Etats membres de l’Union pour destinataires, « elle ne s’applique pas aux marchés passés par des organisations internationales en leur nom et pour leur propre compte » (cons. 22). Naturellement liée à l’exclusion matérielle en vertu de laquelle des marchés publics n’entrent pas dans le champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » s’ils sont passés en vertu de procédures propres à une organisation internationale (v. supra, I.B.2), cette exclusion témoigne aussi d’une volonté de respecter la capacité des organisations internationales à contracter « selon un corps de règles qui leur est propre et qui repose sur des principes communément admis par chaque Etat signataire » (J.-D. Dreyfus et B. Basset, « Nouveau code des marchés publics : commentaire du Titre I », RDI 2004, p. 37, spéc. p. 41).

B. Les exclusions applicables aux relations internes au secteur public

Les exclusions applicables aux relations internes au secteur public sont ouvertes à tous les pouvoirs adjudicateurs, même lorsqu’ils agissent en tant qu’entité adjudicatrice. En revanche, elles ne peuvent pas bénéficier à des entités adjudicatrices qui ne seraient pas des pouvoirs adjudicateurs (ordonnance « marchés publics », art. 11 pt. 2 et 11 pt. 3). Deux exclusions appartiennent à cette catégorie : la quasi-régie (1) et la coopération entre pouvoirs adjudicateurs (2).

1. La quasi-régie

La quasi-régie est prévue par l’article 17 de l’ordonnance « marchés publics ». Elle permet d’exclure de son champ d’application des contrats passés entre des pouvoirs adjudicateurs et une personne morale distincte qu’ils détiennent, appelée « prestataire intégré » ou « opérateur interne » (v. notamment : L. Richer, Droit des contrats administratifs, op. cit., p. 34). Même s’il détient la personnalité morale, ce prestataire intégré entretient des relations si étroites avec le ou les pouvoirs adjudicateurs qui le détiennent (ses détenteurs) qu’il ne peut pas réellement être considéré comme une personne tierce. Il n’est qu’une forme particulière de démembrement de ses détenteurs et il ne se situe pas réellement en concurrence avec d’autres opérateurs sur un marché concurrentiel. L’appellation originelle de cette exclusion, « contrat in house », permet d’illustrer l’idée sur laquelle elle repose : le prestataire intégré étant un simple prolongement de ses détenteurs, il n’est pas réellement une « maison voisine » mais plutôt l’une des « pièces » de leur « maison ». La conséquence juridique est que les contrats que lui attribuent ses détenteurs peuvent être exclus du champ d’application du droit des marchés publics.

Consacrée par la Cour de justice le 18 novembre 1999 dans un arrêt dit « Teckal » (C-107/98), cette exclusion n’avait pas été intégrée à la directive 2004/18/CE du 31 mars 2004 (relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services), en dépit des propositions de la Commission en ce sens (L. Richer, L’Europe des marchés publics : marchés publics et concessions en droit communautaire, Paris, LGDJ, Lextenso, 2009, p. 42). Son insertion dans l’article 3 du code des marchés publics en 2001 présentait par conséquent quelques particularités cosmétiques, comme la mention parmi les critères d’un contrôle « comparable » à la place du contrôle « analogue » mentionné par la Cour dans l’arrêt Teckal (préc., § 50). La rédaction de l’ordonnance « marchés publics » a été effectuée dans un contexte différent puisque les co-législateurs européens ont décidé de consacrer plusieurs points à la quasi-régie dans l’article 12 de la directive « marchés publics ». L’article 17 de l’ordonnance « marchés publics » transpose presque à l’identique cette disposition concernant les critères (a) et les effets de la quasi-régie (b).

a) Les trois critères de la quasi-régie

La nature de la personne morale qui peut être qualifiée de prestataire intégré ne fait pas partie des critères de la quasi-régie. L’article 17 de l’ordonnance « marchés publics » précise effectivement que le prestataire intégré doit simplement être une personne morale, qui peut être de droit privé ou de droit public. Il peut par exemple s’agir d’une société privée, comme une société publique locale (classique ou spécialisée, telle que la société publique locale d’aménagement à intérêt national créée par la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain), d’une association ou encore d’un groupement d’intérêt public. Cette personne morale doit néanmoins remplir trois critères pour être considérée comme un prestataire intégré.

Le premier critère concerne le contrôle exercé par le ou les pouvoirs adjudicateurs qui la détiennent. Ce contrôle doit être analogue à celui exercé sur leurs propres services. La méthode d’examen de ce contrôle varie selon que le prestataire intégré est détenu par un ou par plusieurs pouvoirs adjudicateurs. Lorsque le prestataire intégré est détenu par un seul pouvoir adjudicateur, celui-ci doit démontrer qu’il exerce individuellement une influence décisive les objectifs stratégiques et sur les décisions importantes de son prestataire intégré (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. I, dernier al.). Il peut néanmoins exercer ce contrôle indirectement (ibid.). Ceci signifie que la présence d’une quasi-régie peut être reconnue même lorsque le contrôle analogue n’est pas directement exercé par le pouvoir adjudicateur détenteur mais par un prestataire intégré sur lequel ce pouvoir adjudicateur exerce déjà un contrôle analogue. Le contrôle analogue est ici dit « indirect » parce qu’il y a un intermédiaire entre le pouvoir adjudicateur et son prestataire intégré.

Ce contrôle indirect n’est pas envisageable lorsque le prestataire intégré est détenu par plusieurs pouvoirs adjudicateurs conjointement. Dans cette situation toutefois, le contrôle exercé par les détenteurs sur leur prestataire intégré peut être exercé collectivement. Il est donc qualifié de contrôle analogue « conjoint » par l’ordonnance « marchés publics », qui fixe des conditions minimales pour que ce contrôle conjoint ne soit pas le fait d’un seul pouvoir adjudicateur majoritaire au sein du prestataire intégré (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. III.3).

Le deuxième critère de la quasi-régie porte sur les missions exercées par le prestataire intégré. Celui-ci doit exercer l’essentiel de son activité dans le cadre des missions qui lui sont confiées par ses détenteurs, ce qui doit représenter au moins 80 % de son activité (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. I.3 et 17 pt. III.3). La Cour de justice a récemment précisé que seules les missions attribuées au prestataire intégré par ses détenteurs entrent dans le calcul de ces 80 % d’activité. Les missions qui lui seraient imposées par un pouvoir adjudicateur qui ne participe pas à son capital ne doivent pas être prises en compte (CJUE, 8 décembre 2016, Undis Servizi Srl, C-553/15).

Le troisième critère de la quasi-régie concerne le financement du prestataire intégré : son capital ne doit comporter aucune participation privée, sauf s’il s’agit de « formes de participation de capitaux privés sans capacité de contrôle ou de blocage requises par la loi qui ne permettent pas d’exercer une influence décisive sur la personne morale contrôlée » (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. I.3 et 17 pt. III.3). La possibilité pour les prestataires intégrés de comporter des participations privées est une nouveauté prévue par le Parlement européen et le Conseil car la Cour de justice s’y était fermement opposée (CJCE, 11 janvier 2005, Stadt Halle et RPL Recyclingpark Lochau GmbH, C-26/03). Elle a été décrite comme une possibilité étroite pour les sociétés d’économie mixte d’être qualifiées de prestataires intégrés (G. Clamour, « Marchés et concessions ‘‘entre entités dans le secteur public’’ », Contrats et marchés publics 2014, n° 6, p. 25, spéc. pt. 15). Cette nouveauté fait toutefois l’objet d’une interprétation très stricte par la Fédération des entreprises locales, qui considère que les sociétés d’économie mixte ne peuvent en aucun cas être qualifiées de prestataires intégrés (Fédération des EPL, « Position de la FedEPL sur la transposition des directives européennes sur les marchés et les concessions adoptée par le Conseil d’administration du 31 mars 2016 », disponible sur le site internet http://www.lesepl.fr/). La position de la Fédération ayant été remise en cause par une partie de la doctrine en tant qu’elle repose sur une interprétation trop restrictive des conditions posées par l’ordonnance « marchés publics » (M. Karpenschif, « Les Seml peuvent-elles être in house ? », JCP A 2016, n° 39, p. 16 ; J.-F. Sestier, « Seml et in house : le désordre ? », AJDA 2017, p. 262), des précisions par le juge administratif ou par la Cour de justice de l’Union seraient souhaitables.

L’article 17 de l’ordonnance « marchés publics » attribue ensuite trois effets à la quasi-régie.

b) Les trois effets de la quasi-régie

Le premier effet de la quasi-régie est la quasi-régie descendante. Elle permet d’exclure du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » les contrats attribués par un pouvoir adjudicateur à un prestataire intégré qu’il détient seul ou conjointement avec d’autres pouvoirs adjudicateurs (ordonnance « marchés publics, art. 17 pt. I). Ici, la quasi-régie est descendante parce qu’elle « part » du (ou des) détenteur(s) pour « descendre vers » le prestataire intégré (v. notamment : H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, Paris, Dalloz, 2016, p. 203, spéc. pt. 239).

Elle peut également être ascendante (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. II.1). Sont alors exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » les contrats attribués par les prestataires intégrés qui revêtiraient la qualification de pouvoir adjudicateur à leurs détenteurs (v. notamment W. Zimmer, « Remarques concernant les exclusions applicables aux relations internes au secteur public », Contrats et marchés publics 2015, n° 10, p. 20, spéc. pts 12-27). L’adjectif « ascendant » met en avant le fait que le contrat « part » du prestataire intégré pour « aller vers » ses détenteurs. Le pluriel du terme « détenteur » importe ici, parce que l’article 12 point 2 de la directive « marchés publics » semblait n’ouvrir la quasi-régie ascendante qu’aux prestataires intégrés détenus par un pouvoir adjudicateur alors que l’article 17 point I.1 de l’ordonnance « marchés publics » admet aussi cet effet en cas de contrôle conjoint, c’est-à-dire quand le prestataire intégré est détenu conjointement par plusieurs pouvoirs adjudicateurs.

La transposition du troisième effet de la quasi-régie a été effectuée dans des termes plus fidèles à ceux de la directive « marchés publics ». Ce troisième effet est la quasi-régie horizontale, qui permet d’exclure du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » des contrats passés entre prestataires intégrés d’un même détenteur. Conformément aux dispositions de l’article 12 point 2 de la directive précitée, cet effet ne peut bénéficier qu’aux contrats passés entre les prestataires intégrés détenus exclusivement par le même détenteur (ordonnance « marchés publics », art. 17 pt. II.2). Ces prestataires intégrés « frères » sont ici considérés comme les démembrements d’un même pouvoir adjudicateur.

L’exclusion des relations internes au secteur public ne concerne pas seulement les cas dans lesquels les pouvoirs adjudicateurs concluent des contrats avec des personnes morales distinctes dans lesquelles elles détiennent des participations. Elle désigne également la coopération entre pouvoirs adjudicateurs.

2. La coopération entre pouvoirs adjudicateurs

La coopération entre pouvoirs adjudicateurs est régie par l’article 18 de l’ordonnance « marchés publics ». Elle concerne des contrats par lesquels plusieurs pouvoirs adjudicateurs décident de s’entendre sur la gestion d’une mission de service public. Peuvent donc être concernées des conventions de mutualisation pure, par lesquelles des personnes publiques décideraient par exemple de se répartir la gestion matérielle d’une mission, en mutualisant leurs services informatiques ou la gestion de leur personnel (v. notamment : Ph. Terneyre, « L’avenir de la coopération entre personnes publiques : un avenir réel mais limité », RFDA 2014, n° 3, p. 407, spéc. p. 410). Une convention de coopération visant à confier à l’un des pouvoirs adjudicateurs l’exécution matérielle du service public tout imposant aux autres pouvoirs adjudicateurs des obligations permettant de distinguer la coopération d’un marché public classique pourrait aussi entrer dans les conditions de cette exclusion. Le simple fait que les parties soient majoritairement des personnes publiques contractant pour l’exécution d’une mission de service public n’est effectivement pas une circonstance permettant d’écarter la qualification de marché public : il fallait une exclusion propre à la coopération. La différence entre cette exclusion et la quasi-régie réside dans l’absence de rapports de contrôle entre les différents pouvoirs adjudicateurs (v. notamment : D. Pouyaud et M. Amilhat, « Contrat entre personnes publiques », JurisClasseur administratif, fasc. 675, pt. 118 ; W. Zimmer, « Remarques concernant les exclusions applicables aux relations internes au secteur public », Contrats et marchés publics 2015, n° 10, p. 20, spéc. pt. 38).

Créée en 2009 par la Cour de justice dans un arrêt Commission contre RFA (CJCE, 9 juin 2009, C-480/06), parfois nommé jurisprudence « Hambourg » (L. Richer, « Les contrats entre entités du secteur public », ACCP 2014, n° 143, p. 31, spéc. p. 33), cette exclusion n’avait pas été intégrée au code des marchés publics. Elle avait toutefois été réceptionnée par le Conseil d’Etat dans un arrêt Commune de Veyrier-du-Lac portant sur une convention d’entente intercommunale (CE, 3 février 2012, n° 353737, concl. B. Dacosta). Depuis lors, la coopération entre pouvoirs adjudicateurs a été intégrée à l’article 12 de la directive « marchés publics », qui porte sur les relations internes au secteur public (plus précisément à son article 12 point 4). Tout en étant présenté de façon différente, l’article 18 de l’ordonnance « marchés publics » sur la coopération entre pouvoirs adjudicateurs propose un contenu similaire à celui de l’article 12 point 4 de la directive « marchés publics ». Il admet cette coopération pour tous les types de marchés publics (de fournitures, de travaux et de services) et il établit les mêmes conditions pour que l’exclusion soit admise. L’ensemble de ces conditions vise à garantir que la coopération est réelle, partagée et interne au secteur public (v. notamment : L. Ghekière, « Nouveau cadre pour la coopération public-public et les associations pouvoirs adjudicateurs », Juris associations 2016, n° 531, p. 26, spéc. p. 29-30).

Premièrement, la coopération doit concerner un service public dont chacun des pouvoirs adjudicateurs a la responsabilité, pour la réalisation d’objectifs qu’ils ont en commun. Le terme « service public » n’est pas défini par l’article 18 de l’ordonnance « marchés publics ». Il n’est donc pas précisé si c’est le sens retenu par la jurisprudence française qui s’applique ou celui qui pourrait exister au niveau européen. Une réponse semble toutefois pouvoir être déduite de l’état actuel de la définition de la notion de « service public » en droit de l’Union. Contrairement aux expressions « service universel » ou « service d’intérêt général », l’expression « service public » peut effectivement y revêtir « différentes significations et être ainsi source de confusion » (Commission, Livre vert sur les services d’intérêt général, COM 2003-270 final, JOCE C-76 du 25 mars 2004, p. 16, pt. 19). En revanche, il est notoire que le Conseil d’Etat français a dégagé des critères de reconnaissance permettant d’identifier une mission de service public (CE, 13 juillet 1968, Sieur Narcy, n° 72002 ; CE, 22 février 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés (APREI), n° 264541). Il semble par conséquent probable que le juge administratif applique sa propre jurisprudence, même si cela pourrait entraîner des divergences au sein de l’Union si des juges d’autres Etats membres appliquent une définition différente. En revanche, la présence d’intérêts communs semble moins susceptible de faire l’objet d’une particularité française car la Cour a déjà eu l’occasion de préciser cette condition. Dans un arrêt Azienda Sanitaria Locale di Lecce et Università del Salento (CJUE, 19 décembre 2012, C-159/11), elle a effectivement rejeté la qualification de coopération entre pouvoirs adjudicateurs à une convention confiant à une université l’étude et l’évaluation de la vulnérabilité sismique de plusieurs structures hospitalières, au motif que les prestations concernées ne constituaient pas des prestations de recherche scientifique et ne correspondaient pas au « cœur de mission » de l’université (R. Noguellou, « Confirmation de la jurisprudence sur les contrats de coopération entre personnes publiques », RDI 2013, n° 4, p. 213, spéc. p. 214).

Deuxièmement, la mise en œuvre de cette coopération ne doit répondre qu’à des considérations d’intérêt général. Sont par conséquent exclus les intérêts commerciaux et lucratifs qui pourraient être recherchés par un opérateur économique classique ou, comme l’a soulevé le Conseil d’Etat dans son arrêt Commune de Veyrier-du-Lac (préc.), à l’absence de « fins lucratives » (W. Zimmer, « Remarques concernant les exclusions applicables aux relations internes au secteur public », préc., pt. 42).

Troisièmement, seulement 20 % des activités concernées par la coopération peuvent être réalisées sur le marché concurrentiel. Cette restriction vise à éviter que l’exclusion de coopération entre pouvoirs adjudicateurs ne soit utilisée par ces acheteurs publics pour avantager un opérateur économique sur le marché ou pour proposer sur le marché concurrentiel des prestations dans des conditions plus avantageuses que les opérateurs économiques intervenant sur ce marché.

La coopération entre pouvoirs adjudicateurs a récemment été invoquée au cours des discussions devant la Cour de justice dans l’affaire Remondis GmbH (CJUE, 21 décembre 2016, C-51/15), au sujet d’un accord procédant à un transfert de compétences. Ces accords ne sont pas mentionnés parmi les marchés publics exclus mais à l’article 7 de l’ordonnance « marchés publics », qui les présente comme des contrats qui ne revêtent pas la qualité de marché public. Cette solution s’inspire de ce qui est prévu par la directive « marchés publics », raison pour laquelle la Cour a considéré que l’accord en cause dans l’arrêt Remondis ne pouvait pas être qualifié de coopération entre pouvoirs adjudicateurs. Cet arrêt n’apporte par conséquent de précisions sur la coopération entre pouvoirs adjudicateurs que par défaut car il permet de préciser des hypothèses qui ne répondent pas à ses critères.

C. Les exclusions propres aux entités adjudicatrices

Les exclusions institutionnelles propres aux entités adjudicatrices « partagent la même logique » que la quasi-régie (J. Dabreteau, « L’exception de coentreprise : l’inconnue de la commande publique », ACCP 2015, n° 151, p. 58, spéc. p. 59) car elles permettent d’identifier une personne morale tierce qui entretient des relations particulières avec une ou plusieurs autres personnes morales (ici des entités adjudicatrices). Leurs conditions de mise en œuvre sont néanmoins différentes, qu’il s’agisse de celles applicables aux entreprises liées (1) ou aux coentreprises (2).

1. Les entreprises liées

L’exclusion ouverte aux entreprises liées est désormais prévue par l’article 19 de l’ordonnance « marchés publics ». Elle n’a toutefois été créée ni par cette ordonnance, ni par les directives « marchés publics » ou « secteurs spéciaux » mais par la directive « secteurs », adoptée en 1993. Cette directive n’était applicable qu’aux services et définissait l’entreprise liée comme une entreprise dont « l’activité principale en matière de services est de fournir ses services au groupe auquel elle appartient et non de commercialiser ses services sur le marché » (cons. 32 de l’exposé des motifs). L’entreprise, pour être qualifiée de « liée », doit donc dédier son activité au groupe auquel elle appartient. Sa création a permis de prendre en considération la particularité des entités adjudicatrices. A l’image de la Ratp ou d’anciens établissements publics à caractère industriel et commercial de l’Etat transformés en sociétés privées comme la SNCF, ces entités adjudicatrices sont souvent organisées sur le modèle des groupes industriels qui créent des relations entre entités mères et filiales par le biais de conventions (Fr. Lepron, « Les marchés passés auprès des entreprises liées : illustration de la spécificité du régime des entités adjudicatrices », ACCP 2011, n° 110, p. 39, spéc. p. 40). Nombreuses sont effectivement les entités adjudicatrices qui « sont organisées en tant que groupement économique pouvant comporter une série d’entreprises distinctes [qui jouent] souvent un rôle spécialisé dans le contexte global du groupement économique » (directive « secteurs spéciaux », cons. 39). La notion d’entreprise liée répond par conséquent à un « souci de réalisme économique » (L. Richer, « Les personnes publiques soumises au code des marchés publics, entités adjudicatrices », AJDA 2006, p. 1773, spéc. p. 1775) car elle permet de garantir que les opérateurs qui sont qualifiés d’entités adjudicatrices en raison notamment de leur intervention dans un secteur en réseau ne seront pas privés de la possibilité de passer des conventions entre membres d’un même groupe. C’est pourquoi les effets de l’exclusion dont bénéficient les entreprises liées sont importants au sein du groupe.

Il existe deux types de marchés exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » sur le fondement de la notion d’entreprise liée. Les premiers sont les marchés de fournitures, de services ou de travaux qui sont attribués par des entités adjudicatrices à des entreprises liées sur lesquelles elles exercent une influence dominante. Les seconds sont ceux qui sont attribués par une entreprise liée à une entité adjudicatrice, lorsque cette entreprise liée est susceptible d’exercer une influence dominante sur cette entité adjudicatrice. Le marché n’a donc pas nécessairement à être attribué par l’entité adjudicatrice « mère » pour être exclu du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ». Les exclusions sont également ouvertes aux entreprises liées sœurs, ce qui permet à une entreprise liée et à une entité adjudicatrice de s’attribuer des marchés publics sans appliquer le régime des marchés publics si elles font l’objet de l’influence dominante d’une même entreprise. En conséquence, tous les marchés publics passés au sein du même groupe sont susceptibles d’être exclus du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics ».

La mise en œuvre de l’exclusion ouverte aux entreprises liées telle qu’elle est définie à l’article 19 de l’ordonnance « marchés publics » nécessite de mener un raisonnement en deux temps. Il faut identifier une entreprise liée, puis vérifier qu’elle remplit bien certaines conditions tenant à l’objet du marché en cause.

L’article 19 point II de l’ordonnance « marchés publics » prévoit d’abord plusieurs possibilités d’identification des entreprises liées. La première possibilité s’appuie sur des données comptables. Elle concerne les entreprises qui ont consolidé leurs comptes annuels. La consolidation des comptes consiste à opérer un « rapprochement de comptes relevant d’entités juridiquement distinctes » en élaborant des documents comptables communs pour l’ensemble des entités du groupe (A. Raynouard, « Banque », Répertoire de droit européen, pt. 79). Les modalités de cette consolidation doivent être conformes à celles prévues par la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d’entreprises, telle que transposée dans le code de commerce et dans le code monétaire et financier par l’ordonnance n° 2015-900 du 23 juillet 2015 relative aux obligations comptables des commerçants. Puisqu’elle est obligatoire pour certaines entreprises mères et leurs filiales en vertu de l’article 22 de cette directive, la consolidation des comptes est un moyen d’identifier les groupes. Elle constitue par conséquent un critère suffisant d’identification d’entreprises liées. Néanmoins, la consolidation des comptes telle qu’elle est prévue en droit de l’Union n’est pas obligatoire pour tous les groupes, notamment lorsque leur taille n’est pas assez importante (directive « secteurs spéciaux », art. 23). C’est pourquoi il existe un critère alternatif permettant de reconnaître des entreprises liées.

Ce critère alternatif est la notion « d’influence dominante ». L’exercice d’une influence dominante peut être identifié lorsqu’une entreprise : détient la majorité du capital d’une autre entreprise ou dispose de la majorité des droits de vote ou de la possibilité de désigner plus de la moitié des membres de l’organe d’administration, de direction ou de surveillance d’une autre entreprise (ordonnance « marchés publics », art. 11). Ce critère de l’influence dominante peut être mis en œuvre tant pour reconnaître une entreprise liée à l’entité adjudicatrice parce qu’elle est susceptible de faire l’objet de l’influence dominante de cette entité (art. 19 pt. II.2), que pour reconnaître une entreprise liée à l’entité adjudicatrice parce qu’elle est susceptible d’exercer une influence dominante sur cette entité adjudicatrice (art. 19 pt. II.3). Dans ces hypothèses, l’appréciation de l’influence dominante est souple car il suffit que cette influence soit susceptible d’être exercée, même de façon indirecte. La notion d’influence dominante peut aussi permettre de reconnaître une entreprise liée « sœur » de l’entité adjudicatrice mais cette fois-ci l’influence dominante ne peut pas être indirecte ou potentielle : il faut établir que les deux entités font l’objet de l’influence dominante d’une troisième entreprise pour qu’elles soient reconnues comme des entreprises liées (art. 19 pt. II.4).

Une fois l’entreprise liée identifiée, il convient de vérifier que le marché concerné peut être exclu du champ d’application de l’ordonnance « marchés publics » sur le fondement de son article 19. Cet examen doit être effectué au vu de l’objet du contrat, en vérifiant que l’entreprise liée a bien réalisé au moins 80 % de son chiffre d’affaires moyen dans le domaine concerné par le contrat (fournitures, travaux ou services) avec l’entité adjudicatrice ou avec d’autres entreprises auxquelles elle est liée (art. 19 pt. I). Cette condition vise à garantir que l’entreprise liée dédie son activité principale au groupe et non à des opérateurs économiques sur le marché n’appartenant pas au groupe (directive « secteurs spéciaux », cons. 39 de l’exposé des motifs). Si l’entreprise fournit ses prestations à plusieurs entités du groupe, la part de chiffre d’affaires consacrée à la prestation qui fait l’objet du contrat peut néanmoins être calculée au niveau du groupe (ordonnance « marchés publics », art. 19, pt. I.3, dernier al.), ce qui témoigne une nouvelle fois du contexte intragroupe dans lequel s’inscrit l’entreprise liée.

2. Les coentreprises

L’exclusion applicable aux coentreprises est régie par l’article 20 de l’ordonnance « marchés publics ». Egalement créée par la directive « secteurs », elle fait l’objet de moins d’études doctrinales, ce qui lui confère un statut « d’inconnue de la commande publique » (J. Dabreteau, « L’exception de coentreprise : l’inconnue de la commande publique », préc., p. 58). Pourtant, elle remplit des fonctions différentes de l’entreprise liée et constitue par conséquent une exclusion complémentaire. Elle est une « forme d’entreprise conjointe » qui permet à des entités adjudicatrices qui appartiendraient éventuellement à des groupes différents intervenant dans le même secteur économique de mener des projets communs en créant un organisme tiers pour l’exercice d’une activité en réseau (ibid., p. 59). L’ordonnance « marchés publics » mentionnant simplement le terme « organisme », la coentreprise peut être une personne morale de droit public ou de droit privé (même si elle a vocation à être une personne morale de droit privé puisque la création de cette exclusion visait à répondre à une volonté de donner aux entités adjudicatrices qui ne sont pas des personnes publiques la possibilité de bénéficier d’exclusions institutionnelles au droit de la commande publique). La coentreprise doit néanmoins avoir été créée pour l’exercice d’une activité en réseau telle que définie à l’article 12 de l’ordonnance « marchés publics ». L’exclusion de coentreprise ne peut donc concerner que des organismes créés pour exercer des activités de services relevant des secteurs spéciaux que sont les transports, l’eau, l’énergie et les services postaux.

Les conditions permettant de bénéficier de l’exclusion de coentreprise concernent uniquement la composition de l’organisme et ses modalités de fonctionnement. Outre la spécialisation dans un secteur en réseau, la coentreprise doit être exclusivement détenue par des entités adjudicatrices, ce qui exclut la présence d’opérateurs économiques classiques, comme des sociétés privées qui n’auraient aucun lien avec un secteur en réseau. Elle doit avoir été constituée pour exercer son activité pour une période d’au moins trois ans (ordonnance « marchés publics », art. 20 pt. 1). Pendant cette même période, les statuts de la coentreprise doivent prévoir que les entités adjudicatrices qui l’ont créée devront en être « parties prenantes » (art. 20 pt. 2). L’expression « partie prenante » n’est explicitée ni dans l’ordonnance « marchés publics », ni dans la directive « secteurs spéciaux », mais elle semble impliquer une participation des entités adjudicatrices qui ont créé la coentreprise à ses prises de décision. Une participation des entités adjudicatrices au capital de la coentreprise qu’elles ont créée semble donc être une condition minimale au maintien de la qualification de coentreprise. Une modification de la répartition des parts de capital entre les entités adjudicatrices reste en revanche possible.

Une fois l’existence d’une coentreprise établie, tous les marchés de travaux, de fournitures et de services peuvent être concernés par l’exclusion de coentreprise s’ils sont conclus entre la coentreprise et une entité adjudicatrice, que celle-ci soit « partie prenante » de la coentreprise ou non. Le champ d’application de l’exclusion de coentreprise ne se limite donc pas aux entités adjudicatrices du groupe, ce qui la distingue une nouvelle fois de celle d’entreprise liée.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 214.

   Send article as PDF   
ParJDA

Le régime de la modification des contrats de concession et des marchés publics : La mutabilité des contrats et la logique concurrentielle

par M. Mathias AMILHAT
Maître de conférences en droit public
Université Lille 2 – EA 4487 – CRDP – Centre « Droits et perspectives du droit »
ERDP – « Equipe de recherches en droit public »

Art. 220. La liberté contractuelle voudrait que la modification des contrats en cours d’exécution dépende de la seule volonté des parties. Ce n’est cependant pas le cas et, depuis un certain temps déjà, « la logique concurrentielle s’est (…) diffusée de la phase de la passation du contrat à celle de son exécution » (H. Hœpffner, « La modification des contrats », RFDA 2016, p. 280). Les règles applicables aux modifications en cours d’exécution se révèlent ainsi consubstantielles à celles régissant la passation.

Or, c’est la prise en compte de ce lien étroit avec la passation qui explique le sens de la réforme du droit de la commande publique s’agissant des modifications en cours d’exécution. Les ordonnances relatives aux marchés publics et aux contrats de concession – ainsi que leurs décrets d’application – confirment l’existence de règles impératives qui s’imposent tout au long de la vie de ces contrats. Elles transposent fidèlement les directives européennes de 2014 en encadrant de manière identique ce qu’il convient désormais de désigner comme des « modifications en cours d’exécution » (F. Linditch, « Nouveau Code des marchés publics : projet de décret soumis à consultation publique », Contrats et marchés publics 2016, alerte 1).

La logique des nouveaux textes est relativement simple et repose sur un raisonnement binaire : sont autorisées les modifications qui ne mettent pas en cause les principes fondamentaux de la commande publique imposées lors de la passation, tandis que sont interdites les modifications qui contreviennent à ces mêmes principes. Ce sont donc les règles appliquées lors de la phase de passation – les principes fondamentaux relevant de l’ordre public concurrentiel – qui conditionnent le régime juridique des modifications en cours d’exécution. La question est alors de savoir si ces règles « nouvelles » modifient véritablement la réglementation préexistante et si elles peuvent être considérées comme bienvenues, tant pour les acheteurs et les autorités concédantes que pour les opérateurs économiques.

En réalité, le nouveau cadre fixé a pour avantage de préciser le régime juridique applicable aux modifications, conformément aux exigences européennes. Il doit ainsi permettre de renforcer la sécurité juridique en garantissant le respect de l’ordre public concurrentiel. Pourtant ces règles nouvelles laissent place à un certain nombre d’incertitudes et conduisent à s’interroger sur les contours de la mutabilité des contrats de la commande publique.

I) Un nouveau cadre : le renforcement des règles concurrentielles

Les modifications en cours d’exécution font l’objet de développements importants dans les directives européennes de 2014. Ces derniers permettent de comprendre l’étendue exacte du régime mis en place par les textes français. Les considérants 75 à 79 de la directive 2014/23 du 26 février 2014 et les considérants 107 à 111 de la directive 2014/24 du même jour précisent ainsi la logique qui sous-tend le régime des modifications en cours d’exécution.

Le nouveau cadre fixé a ainsi pour objet de « clarifier » / « préciser les conditions dans lesquelles des modifications apportées » à une concession en cours d’exploitation ou à un marché en cours d’exécution « imposent une nouvelle procédure (…), en tenant compte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne en la matière » (considérants 75 de la directive 2014/23 et 107 de la directive 2014/24).

Au niveau européen, ce cadre est fixé par l’article 43 de la directive concessions et par l’article72 de la directive « marchés publics ». Ces articles sont transposés en droit français par les articles 55 et 65 des ordonnances n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, et par les articles 36 et 37, et 139 et 140 de leurs décrets d’application respectifs. Il convient toutefois de préciser que le contenu de ces textes est quasiment identique et que ce sont donc les textes européens qui doivent servir de référentiel pour apprécier le sens de ces dispositions. Le régime mis en place fait ainsi apparaître à la fois quelques « innovations » formelles et, surtout, des innovations plus substantielles.

A. Des innovations formelles : la « modification » comme critère d’identification de la mutabilité

D’un point de vue formel, les nouveaux textes semblent moins contraignants que l’ancienne réglementation. Le code des marchés publics applicable jusqu’au 1er avril 2016 (articles 20 et 118) n’envisageait que deux procédés permettant d’opérer des modifications en cours d’exécution : l’avenant et la décision de poursuivre.

En principe, avenants et décisions de poursuivre sont distincts car les premiers renvoient à des procédés contractuels tandis que les secondes constituent des actes unilatéraux manifestant le pouvoir de direction et de contrôle de l’administration. La décision de poursuivre apparaît ainsi comme « la seule modification unilatérale envisagée » par le code « comme alternative à l’avenant », mais elle « doit être prévue expressément dans le marché » (H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, Paris, LGDJ, Bibl. de droit public, t. 260, p. 358). Il était néanmoins admis que, « de facto », l’ordre de service soit utilisé comme « un instrument modificatif » (ibid., p. 259). Enfin, sans qu’il ne s’agisse formellement d’une modification du contrat initial, le code prévoyait la possibilité de passer des marchés complémentaires sous certaines conditions (art. 35, II).

Cette typologie relativement stricte des supports utilisables pour procéder à des modifications en cours d’exécution ne se retrouvait pas véritablement dans les textes applicables aux délégations de service public. L’article 40 de la loi Sapin du 29 janvier 1993 venait encadrer la prolongation des délégations de service public en cours d’exécution mais sans préciser quels étaient les supports utilisables. Seul l’article L. 1411-6 du code général des collectivités territoriales (CGCT) précisait que les projets d’avenants devaient faire l’objet d’un vote par l’assemblée délibérante et que, lorsque ces projets avaient pour conséquence d’entraîner une augmentation du montant global de plus de 5%, la Commission d’appel d’offres était tenue de se prononcer au préalable sur cette modification par un avis. Finalement, c’est surtout la jurisprudence qui était venue étendre le régime des avenants du droit des marchés publics aux délégations de service public (sur ces questions, v. H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, Paris, Dalloz 2016, p. 392-393 ; « La modification des contrats », préc.). Le formalisme mis en place par l’ancienne réglementation restait donc relatif, d’autant qu’il avait été démontré que « l’opposition classique entre l’acte modificatif contractuel et l’acte modificatif unilatéral n’est pas suffisante à elle seule pour rendre compte de la diversité des instruments mis à disposition des cocontractants pour modifier leur contrat administratif » (H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, préc., p. 274).

Il n’en demeure pas moins que – en application du droit de l’Union – ce formalisme disparaît dans le cadre de la nouvelle réglementation. Désormais, « les règles applicables sont identiques quel que soit l’instrumentum » utilisé pour modifier le contrat (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 386). La question des supports utilisés n’est donc plus au cœur des modifications en cours d’exécution.

Ainsi, les décisions de poursuivre et les avenants disparaissent purement et simplement de la réglementation applicable aux marchés publics, tandis que le nouveau droit des concessions ne les évoque pas. La seule exception notable réside dans l’article L. 1411-6 du CGCT qui maintient les règles procédurales antérieures concernant les avenants conclus dans le cadre des seules conventions de délégation de service public (qui ne sont qu’une sous-catégorie de contrat de concession, v. Journal du droit administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 104 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1155). Cette disparition ne signifie cependant pas qu’il n’est plus possible de conclure des avenants ou de prendre des décisions de poursuivre. En réalité, ceux-ci – ainsi que tous les instruments modificatifs qui peuvent être utilisés – sont désormais envisagés comme des modifications en cours d’exécution du marché.

Dans le même temps, les marchés complémentaires de l’article 35 du code des marchés publics laissent place aux marchés complémentaires de fournitures et aux marchés de travaux ou de service ayant pour objet des prestations similaires au marché initial. Ces derniers sont désormais envisagés par l’article 30 du décret « marchés publics », lequel fixe les hypothèses dans lesquelles les acheteurs peuvent recourir à une procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence préalables. Seuls les marchés complémentaires de fournitures restent désignés comme tels, tandis que « les marchés complémentaires de travaux ou de services disparaissent et sont remplacés par des marchés ayant pour objet la réalisation de prestations similaires à celles qui ont été confiées au titulaire d’un marché public précédent passé après mise en concurrence » (B. Roman-Séquense et M. Amilhat, « Avenants et prestations complémentaires », JurisClasseur Contrats et marchés publics fasc. 56). Le régime des marchés complémentaires de fournitures est ainsi maintenu de manière quasi-identique, tandis que les marchés de travaux ou de service ayant pour objet des prestations similaires au marché initial se distinguent des anciens marchés complémentaires de travaux ou de services, notamment parce qu’il est désormais exigé que le marché initial ait « indiqué la possibilité de recourir à cette procédure pour la réalisation de prestations similaires » (art. 30, I, 7° du décret « marchés publics »). Les marchés complémentaires ne disparaissent donc pas complètement mais sont envisagés sous une autre forme et répondent à des règles quelque peu différentes.

Le recul du formalisme qui transparaît au travers des nouveaux textes ne devrait donc pas entraîner de changements notables du point de vue des pratiques mises en œuvre par les acheteurs et les autorités concédantes. Parmi les supports disponibles pour modifier les contrats en cours d’exécution, l’avenant devrait donc continuer à être le plus utilisé. En réalité, l’abandon de toute référence à l’instrumentum utilisé traduit davantage un changement de paradigme qu’une véritable transformation des procédés mis en œuvre. Il démontre en effet que les nouveaux textes ont comme préoccupation première la bonne application des principes fondamentaux de la commande publique, quel que soit le support utilisé.

Or, cette logique de protection de l’ordre public concurrentiel permet également – et même davantage – de comprendre le sens des innovations substantielles de la réforme.

B. Des innovations substantielles : la nature globale comme limite à la mutabilité

L’encadrement des modifications en cours d’exécution ne constitue pas une nouveauté. Ainsi, « à partir de la fin du XIXe siècle, la jurisprudence a encadré le pouvoir de modification unilatérale de l’Administration, afin de protéger son cocontractant » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 391). Les changements ne proviennent donc pas de l’existence de limites au pouvoir de modification du contrat mais de la nature de l’encadrement mis en place.

Avant la réforme, « il était (…) établi que, quel que soit le contrat de la commande publique et quelle que soit la forme que revêtait la modification, celle-ci ne pouvait pas porter sur des prestations dissociables du contrat initial ou qui, en raison de leur ampleur, bouleversaient son économie initiale » (H. Hœpffner, « La modification des contrats », préc.). La limite fixée était alors résumée par la formule jurisprudentielle suivante : il est « interdit de ‘‘modifier substantiellement un élément essentiel du contrat’’ » (ibid., v. également H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, préc., p. 145 et s.). Son objectif était déjà de préserver l’ordre public concurrentiel, notamment en ne remettant pas en cause les conditions de publicité et de mise en concurrence initiales.

Ce même objectif est au cœur du nouveau régime des modifications en cours d’exécution mais il s’exprime d’une manière différente. La limite est désormais formulée de la façon suivante : les modifications – quelles qu’elles soient – ne doivent pas changer « la nature globale » des contrats concernés (articles 55 de l’ordonnance « contrats de concession » et 65 de l’ordonnance « marchés publics »). Son origine est européenne mais elle n’est pas formulée comme une limite « générale » dans les directives 2014/23 et 2014/24. L’interdiction de changer la « nature globale du contrat » fait ainsi partie des conditions exigées dans les différentes hypothèses où des modifications en cours d’exécution sont admises. C’est donc le « législateur » français (les ordonnances ayant été ratifiées…) qui a choisi de faire de la préservation de la nature globale du contrat la limite générale au pouvoir de modification, unilatéral ou contractuel, des contrats de la commande publique. Il est donc possible de considérer que, dans le cadre du nouveau régime mis en place, la modification se définit d’un point de vue conceptuel comme « une adaptation du contrat en cours qui ne change pas sa nature globale » (H. Hœpffner, « La modification des contrats », préc.).

Cette définition reste très large, ce qui explique que le nouveau régime mis en place fasse déjà l’objet de critiques en raison de son manque de lisibilité (H. Hœpffner, « La modification des contrats », préc. ; Droit des contrats administratifs, préc., p. 395). Ainsi, « la nature d’un contrat peut d’abord s’entendre de sa qualification (marché public/ concession) ou même de sa ‘‘sous-qualification’’ (marché de travaux, de services, de fournitures ; concession de travaux ou de services ; délégation de service public) », mais elle peut également « désigner sa contexture, ses caractéristiques : son objet, sa durée, son montant » (H. Hœpffner, ibid.). Pour autant, l’interdiction de modifier la nature globale du contrat ne doit pas être envisagée de manière isolée. Elle constitue une limite générale dont les contours sont utilement précisés par les dispositions des décrets « marchés publics » et « contrats de concession ». Il est alors possible de nuancer les critiques formulées à l’égard du caractère large de cette définition.

Les décrets envisagent six hypothèses dans lesquelles des modifications en cours d’exécution peuvent être opérées. Toutes répondent à un objectif commun : protéger l’ordre public concurrentiel en ne remettant pas en cause les conditions initiales de publicité et de mise en concurrence.

La première hypothèse admise est celle des modifications opérées par la mise en œuvre de clauses de réexamen. Les décrets prévoient en effet que les contrats de la commande publique peuvent être modifiés en cours d’exécution « lorsque les modifications, quel que soit leur montant, ont été prévues dans les documents contractuels initiaux, sous la forme de clauses de réexamen ou d’options claires, précises et sans équivoque » (art. 36, 1° du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession et 139, 1° du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics).

Lorsque l’on se place sous le prisme du respect des obligations concurrentielles, il n’est pas surprenant que les textes admettent de telles modifications en cours d’exécution. Le raisonnement est logique : si les modifications ont été prévues au moment de la procédure de passation, elles ont été intégrées par les opérateurs économiques lors de la formulation de leurs offres et peuvent donc avoir lieu sans que la concurrence ne soit faussée. Ces modifications semblent donc pouvoir concerner tous les éléments du contrat. Elles « permettent » même « d’envisager que des modifications importantes/substantielles interviennent » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 399).

Cependant, de telles modifications restent soumises à conditions. Au-delà de l’interdiction générale de modifier la nature globale du contrat, les décrets précisent que les clauses de réexamens doivent indiquer « le champ d’application et la nature des modifications ou options envisageables, ainsi que les conditions dans lesquelles il peut en être fait usage ». Les acheteurs et les autorités concédantes ne bénéficient donc pas d’une liberté totale au moment de la rédaction de ces clauses. Même s’il n’est pas certain qu’elles soient « activées » lors de l’exécution du contrat, elles doivent permettre une certaine prévisibilité. Ainsi, il convient de conseiller aux rédacteurs des contrats de ne prévoir que des clauses au contenu « raisonnable », la difficulté étant alors de déterminer quelles catégories de clauses sont susceptibles d’être considérées comme telles. Un point d’ombre demeure sur ce point, que seule la jurisprudence permettra d’éclairer.

La deuxième hypothèse de modifications admises prévues par les textes concerne la réalisation de prestations supplémentaires. Il peut s’agir de travaux ou de services supplémentaires dans le cadre des contrats de concession (art. 36, 2° du décret « contrats de concession ») et de travaux, de fournitures ou de services supplémentaires dans le cadre des marchés publics (art. 139, 2° du décret « marchés publics »). Néanmoins, le principe reste que de telles prestations doivent donner lieu à la conclusion d’un nouveau contrat afin de préserver la concurrence.

La possibilité de modifier le contrat initial pour faire réaliser des prestations complémentaires par le cocontractant est donc conçue comme une dérogation dont la mise en œuvre ne doit être admise qu’exceptionnellement. Ceci explique que des conditions strictes soient exigées.

Parmi celles-ci, les textes prévoient que les prestations doivent être devenues nécessaires et ne devaient pas figurer dans le contrat initial. Il doit donc pouvoir être à la fois démontré qu’il n’était pas possible de prévoir la nécessité de réaliser ces prestations au moment de la passation du contrat, et que leur réalisation constitue une nécessité. Par ailleurs, la réalisation de ces prestations supplémentaires par le titulaire du contrat initialement conclu ne sera possible qu’« à la double condition qu’un changement de titulaire : (…) soit impossible pour des raisons économiques ou techniques tenant notamment à des exigences d’interchangeabilité ou d’interopérabilité » et « présenterait un inconvénient majeur ou entraînerait une augmentation substantielle des coûts » pour l’autorité concédante ou l’acheteur. Le principe reste donc celui d’une mise en concurrence des prestations supplémentaires. De plus, lorsque l’autorité concédante ou l’acheteur est un pouvoir adjudicateur, le montant des modifications ne peut pas être supérieur à 50 % du montant du contrat initial. De manière assez surprenante du point de vue de la logique concurrentielle, il est cependant prévu que « lorsque plusieurs modifications successives sont effectuées, cette limite s’applique au montant de chaque modification », étant toutefois précisé que « ces modifications successives ne peuvent avoir pour effet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence ». Enfin, lorsque le contrat qui doit être modifié est un contrat de concession passé selon une procédure « formalisée » (en application du 1° de l’article 9 du décret « contrats de concession ») ou un marché passé selon une procédure formalisée, les modifications doivent faire l’objet d’un avis de modification au Journal officiel de l’Union européenne (JOUE).

Retenant une logique similaire, les textes admettent comme troisième hypothèse que des modifications soient réalisées lorsqu’elles sont nécessaires et ne pouvaient pas être raisonnablement prévues. Ces modifications doivent résulter de « circonstances qu’un » acheteur ou une autorité concédante « diligent(e) ne pouvait pas prévoir » (art. 36, 3° du décret « contrats de concessions » et 139, 3° du décret « marchés publics »).

Les conditions de mise en œuvre de cette hypothèse restent cependant relativement incertaines. Les seules précisions apportées concernent le montant des modifications qui, comme en matière de prestations supplémentaires, ne doivent pas conduire à une augmentation du prix supérieure à 50 % de la valeur du contrat initial lorsqu’il a été passé par un pouvoir adjudicateur. De la même manière, il est prévu que « lorsque plusieurs modifications successives sont effectuées, cette limite s’applique au montant de chaque modification », étant entendu que « ces modifications successives ne peuvent avoir pour effet de contourner les obligations de publicité et de mise en concurrence ». Enfin, lorsque le contrat a été passé selon une procédure formalisée, les modifications doivent également faire l’objet d’un avis publié au JOUE.

Bien qu’elles soient utiles, ces indications ne permettent pas de définir ce que sont des circonstances qu’un acheteur diligent ou une autorité concédante diligente ne pouvait pas prévoir. Elles permettent seulement de considérer que « contrairement aux apparences, cette hypothèse ne renvoie pas, en droit français, à la théorie de l’imprévision » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 401). A l’inverse, « elle pourrait être rapprochée de la théorie des sujétions imprévues » (ibid.) telle qu’elle était prévue par l’article 20 du code des marchés publics, avec comme limite nouvelle la préservation de la nature globale du contrat.

La question reste donc de savoir comment déterminer ce que recouvre la prévisibilité pour une personne diligente. Les juges considèreront-ils que seules les situations qui ne pouvaient nullement être prévues lors de la conclusion du contrat initial pourront donner lieu à de telles modifications ou accepteront-ils que de telles modifications soient autorisées face à des situations qui étaient prévisibles mais dont la réalisation était très peu probable ? Dans la mesure où il agit d’une exception à l’application des règles de publicité et de mise en concurrence, il est probable que seules les situations imprévisibles seront considérées comme autorisant de telles modifications. Mais encore faudra-t-il s’entendre sur le niveau de connaissance dont est supposé disposer un acheteur ou une autorité concédante diligent : sera-t-il le même pour tous ou pourra-t-il varier, notamment en fonction de la taille du pouvoir adjudicateur ou de l’entité adjudicatrice en cause ? Plus précisément, la question sera par exemple de savoir si les exigences en termes de prévisibilité seront les mêmes pour un Etat ou une collectivité territoriale de taille importante que pour une « petite » collectivité territoriale comme une commune de moins de 1000 habitants ?

La lecture des considérants qui précèdent les directives européennes permet de mieux comprendre les conditions dans lesquelles de telles modifications devraient être admises. Il y est en effet indiqué que ce sont des « circonstances extérieures » qui peuvent justifier de telles modifications, à conditions qu’elles aient été « imprévisibles ». Or, les circonstances imprévisibles sont définies comme correspondant « à des circonstances qu’un pouvoir adjudicateur ou une entité adjudicatrice, bien qu’ayant fait preuve d’une diligence raisonnable lors de la préparation de l’attribution initiale, n’aurait pu anticiper compte tenu des moyens à sa disposition, de la nature et des caractéristiques du projet, des bonnes pratiques du secteur et de la nécessité de mettre dûment en cohérence les ressources employées pour préparer l’attribution » du contrat « avec sa valeur prévisible » (cons. 76 de la directive 2014/23 et 109 de la directive 2014/24). Les textes européens ne définissent donc pas davantage la notion de pouvoir adjudicateur ou d’entité adjudicatrice « diligent » mais ils expriment clairement la nécessité d’une différenciation entre les acheteurs ou autorités concédantes en fonction de différents facteurs liés notamment à leur taille ou à leurs capacités.

La quatrième hypothèse admise par la nouvelle réglementation concerne les modifications qui entraînent un remplacement (art. 139, 4° du décret « marchés publics ») ou une substitution (art. 36, 4° du décret « contrats de concession ») du cocontractant initial par un nouveau cocontractant. De telles modifications doivent également rester exceptionnelles dans la mesure où elles permettent de changer l’un des termes essentiels du contrat initialement conclu. Du point de vue du respect des principes fondamentaux de la commande publique, une telle modification pose des difficultés évidentes car elle permet la cession du contrat, c’est-à-dire un remplacement du titulaire choisi à l’issue de la procédure de publicité et de mise en concurrence par un nouveau titulaire qui n’a, quant à lui, pas été choisi à l’occasion d’une telle procédure. Sur ces questions, les textes reprennent en partie les limites apportées par la jurisprudence de la Cour de justice s’agissant des changements de titulaires en matière de marchés publics (CJCE, 19 juin 2008, aff. C-454/06, Pressetext Nachrichtenagentur GmbH : Contrats et marchés publics 2008, repère 9, note F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; Contrats et marchés publics 2008, comm. 186, note W. Zimmer ; Dr. adm. 2008, comm. 132, note R. Noguellou) et abandonnent « le régime antérieur de la cession des marchés » (B. Roman-Séquense et M. Amilhat, « Avenants et prestations complémentaires », préc.).

Afin que la cession de contrat reste exceptionnelle, les textes n’admettent le remplacement du titulaire que dans deux situations. En premier lieu, et de manière logique si l’on se réfère à l’esprit général du régime des modifications en cours d’exécution, les modifications peuvent entraîner un changement de titulaire en cours d’exécution lorsque cette possibilité était prévue dans le cadre du contrat initial, au travers d’une clause de réexamen ou d’une option. Dans une telle situation, le régime juridique des clauses de réexamen sera appliqué (conformément aux articles 36,1° du décret « contrats de concession » et 139, 1° du décret « marchés publics »). En second lieu, le remplacement du titulaire est admis en cas de cession du contrat mais uniquement si cette cession résulte « d’opérations de restructuration » du cocontractant initial, et à condition que la cession « ne soit pas effectuée dans le but de soustraire » le contrat « aux obligations de publicité et de mise en concurrence ». De plus, les textes prévoient des conditions quelque peu différentes par leur formulation s’agissant des marchés publics et des contrats de concession. En ce qui concerne les marchés publics, l’article 139, 4° précise également que la cession ne doit pas entraîner « d’autres modifications substantielles » et que « le nouveau titulaire doit remplir les conditions qui avaient été fixées par l’acheteur pour la participation à la procédure de passation du marché public initial », tandis que, pour les contrats de concession, l’article 36,1° exige que « le nouveau concessionnaire justifie des capacités économiques, financières, techniques et professionnelles fixées initialement par l’autorité concédante ». Il semble toutefois possible de considérer que ces conditions seront interprétées de manière identique pour l’ensemble des contrats de la commande publique.

La cinquième hypothèse envisagée concerne ce que les textes désignent comme des modifications non substantielles (art. 36, 5° du décret « contrats de concession » et 139, 5° du décret « marchés publics »). La difficulté provient ici du fait que les décrets, à l’image des directives, n’offrent pas une définition positive de la modification non substantielle. Ils se contentent de préciser qu’une modification substantielle est une modification qui « change la nature globale » du contrat. De plus, quatre situations sont envisagées comme constituant « en tout état de cause » des modifications substantielles. Est ainsi considérée comme substantielle toute modification :

– introduisant « des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient attiré davantage de participants ou permis l’admission de candidats ou soumissionnaires autres que ceux initialement admis ou le choix d’une offre autre que celle initialement retenue»,

– modifiant « l’équilibre économique » du contrat en faveur du cocontractant d’une manière qui n’était pas prévue dans le contrat initial,

– qui « étend considérablement le champ d’application du contrat de concession » ou « modifie considérablement l’objet du marché public»,

– ou ayant « pour effet de remplacer» le cocontractant par un nouveau cocontractant, en dehors des hypothèses admises de remplacement ou de substitution.

De telles modifications sont par principe interdites en ce qu’elles « remettent en cause les principes fondamentaux de la commande publique, et notamment le principe d’égalité de traitement entre les candidats déclarés ou potentiels lors de la procédure de passation initiale » (B. Roman-Séquense et M. Amilhat, « Avenants et prestations complémentaires », préc.).

Néanmoins, cette liste manque de précision. Il est en effet difficile de déterminer si elle est exhaustive ou si elle permet d’intégrer d’autres hypothèses, la question étant alors de savoir si une modification de la nature globale du contrat peut résulter d’autres changements que ceux évoqués par cette liste. De plus, ainsi que le relève H. Hœpffner, « ces dispositions introduisent des incertitudes. Qu’est-ce qu’un élargissement considérable du champ d’application du contrat initial ? (…) Comment peut-on apprécier, pour un contrat de longue durée, si une modification intervenue à mi-parcours, aurait permis la candidature d’autres candidats ou la présentation d’autres offres ? » (Droit des contrats administratifs, préc., p. 400).

A défaut de définir clairement la notion de modification non substantielle, les textes invitent donc les juridictions françaises et européennes à venir la préciser. Dans l’attente de ces précisions, les incertitudes qui demeurent invitent cependant à conseiller aux acheteurs et aux autorités concédantes de ne pas faire jouer cette hypothèse pour modifier leurs contrats en cours d’exécution. De plus, lorsque de telles précisions seront apportées, il conviendra de s’assurer que les juridictions françaises retiennent une définition identique – ou du moins compatible – à celle retenue par les juges européens.

Enfin, la dernière hypothèse envisagée est celle des modifications qui ne représentent qu’une faible part du montant du contrat initial (art. 36, 6° du décret « contrats de concession » et 139, 6° du décret « marchés publics »). L’idée est ici de considérer que, lorsque les conditions de publicité et de mise en concurrence ont été correctement respectées lors de la passation du contrat, son exécution nécessite que certaines adaptations soient admises tant qu’elles demeurent enserrées dans des limites raisonnables. A ce sujet, les considérants 75 de la directive 2014/23 et 107 de la directive 2014/24 précisent qu’« il devrait toujours être possible d’apporter » au contrat « des modifications entraînant une variation mineure de sa valeur jusqu’à un certain niveau, sans devoir recourir à une nouvelle procédure ».

Les modifications ne seront considérées comme mineures que si elles restent inférieures à deux seuils. Tout d’abord, elles doivent être inférieures à 10 % du montant du contrat initial pour les contrats de concession et pour les marchés publics de services et de fournitures et à 15 % de ce montant pour les marchés publics de travaux. Sur ce point, les nouveaux textes retiennent des seuils « plus faibles que ceux traditionnellement retenus par la jurisprudence en matière d’avenant : celle-ci, sans fixer de seuil précis, retenait généralement un seuil aux alentours de 15-20 % du montant du contrat initial » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 399). Il convient ensuite, et dans le même temps, que le montant de ces modifications soit inférieur aux seuils européens imposant le recours à une procédure « formalisée », tant en ce qui concerne les marchés publics que les contrats de concession. Néanmoins, les textes restent silencieux sur le fait de savoir si de telles modifications – cumulées au montant du contrat initial – peuvent entraîner un dépassement des seuils des différentes procédures de passation. De telles modifications étaient interdites sous l’empire du code des marchés publics et devraient être considérées comme correspondant à des modifications substantielles du contrat dans le cadre de la nouvelle réglementation. La prudence s’impose donc aux acheteurs et aux autorités concédantes sur ce point. Il convient enfin de préciser que lorsque plusieurs modifications successives sont effectuées, les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices doivent prendre en compte le montant cumulé des modifications.

Au travers de ces différentes hypothèses, les nouveaux textes fixent donc un cadre relativement précis concernant les modifications en cours d’exécution. Si l’interdiction générale de modifier la nature globale du contrat reste difficile à appréhender, les décrets permettent de comprendre davantage quelles sont les modifications autorisées et, surtout, quelles sont celles qui sont interdites. Le nouveau cadre permet ainsi d’établir un lien consubstantiel et indiscutable entre le régime de la modification des contrats et celui de leur passation. Plus contraignant, et probablement plus précis que l’ancienne réglementation, ce nouveau cadre interroge s’agissant de la liberté réelle reconnue aux acheteurs et aux autorités concédantes pour modifier leurs contrats.

II) Une nouvelle inconnue : quelle mutabilité pour les contrats de la commande publique ?

Les marchés publics et les contrats de concessions sont passés par des personnes publiques ou de la sphère publique pour répondre à leurs besoins. Ceux-ci visent à satisfaire, de manière directe ou indirecte, l’intérêt général. Or, parce que l’intérêt général est une notion évolutive, il suppose que les contrats puissent évoluer au cours de leur exécution. De plus, et de manière plus concrète, il n’est pas toujours possible de prévoir de manière suffisamment précise quelles seront les conditions exactes dans lesquelles les contrats passés seront exécutés. Il est ainsi indispensable de pouvoir opérer des modifications pour tenir compte de changements de circonstances.

L’existence d’une forme de mutabilité apparaît donc comme une nécessité pour permettre une bonne exécution des contrats publics. Néanmoins, la mutabilité telle qu’elle est mise en place par les nouveaux textes ne peut pas et ne doit pas être analysée comme le prolongement du principe de mutabilité applicable aux contrats administratifs. Parce que ces textes concernent des contrats qui peuvent indifféremment être qualifiés de contrats administratifs ou de contrats de droit privé, ils développent une nouvelle approche des modifications en cours d’exécution.

A. La fin de la mutabilité des contrats publics administratifs ?

La mutabilité fait partie des grands principes applicables lors de l’exécution des contrats administratifs, au même titre que les pouvoirs de sanction, de résiliation, ou de direction et de contrôle.

Elle trouve son fondement à la fois dans la nature administrative du contrat administratif et dans sa nature contractuelle, le pouvoir de modification étant à la fois un « pouvoir inhérent au contrat administratif » et un « pouvoir inhérent au contrat » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 387).

En effet, la mutabilité découle en premier lieu de la nature administrative du contrat administratif. Elle est reconnue comme faisant partie des « règles générales applicables aux contrats administratifs » (CE, 2 février 1983, Union des transports publics urbains et régionaux, n° 34027 ; RFDA 1984, p. 45, note F. Llorens ; RDP 1984, p. 212, note J.-M. Auby) et est élevée au rang de « principe » (CE, ass., 8 avril 2009, Commune d’Olivet, n° 271737 ; Contrats et marchés publics 2009, comm. 164, note G. Eckert ; DA 2009, comm. 85, note F. Melleray). A l’image des autres pouvoirs reconnus à l’administration dans le cadre de l’exécution des contrats, elle permet d’assurer la prévalence de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, et notamment sur les intérêts des cocontractants de l’administration. C’est donc parce que le contrat administratif est envisagé comme un contrat au service de l’intérêt général que sa modification va être possible et va constituer un droit pour la personne publique cocontractante. Cette qualification induit une relation déséquilibrée entre les cocontractants, propre au droit administratif et bénéficiant uniquement aux personnes publiques.

En ce sens, la mutabilité fait partie des caractéristiques qui permettent normalement de distinguer les contrats administratifs et les contrats de droit privé. Elle a souvent été présentée comme constituant une « différence irréductible entre les deux disciplines » en ce qu’elle fonde le pouvoir de modification unilatérale reconnu au profit des personnes publiques : elle est rattachée à « la logique unilatéraliste du droit administratif » (H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, préc. p. 393).

Par ailleurs, et en second lieu, la mutabilité découle de la nature contractuelle du contrat administratif. Au-delà du pouvoir qui permet aux personnes publiques de modifier unilatéralement les contrats administratifs au cours de leur exécution, la liberté contractuelle permet également de fonder la mutabilité. De manière traditionnelle, il est en effet admis que « la commune intention des parties » doit être placée « au premier rang des notions qui dominent l’exécution du contrat » (A. de Laubadère, F. Moderne, P. Delvolvé, Traité des contrats administratifs, Paris, LGDJ, 1983 (2e éd.), t. 1, p. 699). Comme dans le cadre de n’importe quel contrat, la liberté contractuelle suppose que les cocontractants soient libres d’opérer des modifications s’ils sont d’accords pour le faire. Cette faculté relève « de l’évidence » (H. Hœpffner, Droit des contrats administratifs, préc., p. 387) et elle est même présentée comme constituant « un élément de la (sur)vie du contrat : adapter un contrat, c’est sauvegarder sa stabilité en le faisant échapper à l’anéantissement » (ibid., p. 381).

Néanmoins cette mutabilité n’est pas absolue. Alors que le Conseil d’Etat considérait initialement qu’« aucune disposition de la loi ou du règlement ne fait obstacle à ce qu’au point de vue des rapports entre les parties contractantes, les clauses d’un marché soient modifiées d’un commun accord en cours d’exécution » (CE, 22 novembre 1907, Sieur Coste, Rec. 849), il est admis depuis un certain temps que des textes et la jurisprudence encadrent cette mutabilité. Il n’y a rien de plus normal dans la mesure où la liberté contractuelle ne saurait dispenser les cocontractants du respect de la réglementation, quelle que soit la qualification – administrative ou de droit privé – du contrat. La limitation du pouvoir de modification des contrats administratifs en cours d’exécution a alors été conçue comme permettant de trouver « un équilibre entre adaptabilité nécessaire du contrat administratif et respect des conditions de concurrence initiale » (M. Ubaud-Bergeron, Droit des contrats administratifs, Paris, LexisNexis 2015, p. 342). Il est alors apparu « logique d’encadrer la liberté des parties de modifier le contrat afin que la modification ne devienne pas un instrument de contournement des règles de publicité et de mise en concurrence » (H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, préc. p. 45). C’est donc sur ce fondement que la jurisprudence (française comme européenne) et les textes sont venus encadrer les possibilités de modification en cours d’exécution (sur ces questions, v. notamment H. Hœpffner, La modification du contrat administratif, préc. ; Droit des contrats administratifs, préc., p. 391 et s. ; M. Ubaud-Bergeron, Droits des contrats administratifs, préc., p. 347 et s. ; La mutabilité du contrat administratif, thèse Montpellier 2004). La prise en compte croissante des exigences concurrentielles a ainsi conduit à un recul du principe de mutabilité dans le cadre de l’exécution des contrats administratifs.

Or, au-delà de ce recul constaté, le nouveau cadre mis en place amène à s’interroger sur la pérennité du principe de mutabilité applicable aux contrats administratifs tel qu’il est traditionnellement envisagé. En tant que principe spécifique aux contrats administratifs, la mutabilité renvoie en effet à « certaines théories jurisprudentielles françaises classiques du droit des contrats administratifs permettant de faire face aux aléas contractuels : la force majeure mais aussi l’imprévision et la théorie des sujétions imprévues » (H. Hœpffner, « La modification des contrats », préc.). Or, les différentes hypothèses envisagées par les nouveaux textes applicables aux marchés publics et aux contrats de concession ne semblent pas permettre la mise en œuvre de ces théories (ibid.). Est-il alors possible et souhaitable de continuer d’évoquer l’existence d’un principe de mutabilité des contrats administratifs ou convient-il de considérer que « les nouvelles dispositions risquent de le condamner » (ibid.) ?

La réponse à apporter ne saurait résulter d’un choix clair entre ces deux propositions. La réalité des faits conduit à retenir une réponse nuancée mais qui – espérons-le ! – n’aura de Normand que l’aspect. Il convient en effet de continuer à faire état de l’existence d’un principe de mutabilité des contrats administratifs tout en considérant, dans le même temps, que les nouveaux textes équivalent pour ce principe à une véritable condamnation à mort.

Ainsi, il convient en premier lieu d’affirmer clairement que le principe de mutabilité des contrats administratifs ne disparaît pas sous l’effet de la nouvelle réglementation applicable aux marchés publics et aux contrats de concession. En effet, les nouveaux textes ne s’attaquent pas frontalement au principe de mutabilité ; ils se contentent d’encadrer les modifications en cours d’exécution pour les contrats qualifiables de marchés publics ou de contrats de concession. Le principe de mutabilité des contrats administratifs devrait ainsi continuer à s’appliquer pour tous les contrats administratifs qui ne sont ni des marchés publics, ni des contrats de concession. En ce sens, il est possible d’affirmer que les nouveaux textes n’empêchent pas une certaine permanence du principe de mutabilité des contrats administratifs.

Néanmoins, et en second lieu, il est nécessaire de constater que le principe de mutabilité des contrats administratifs est condamné, si ce n’est à disparaître, au moins à devenir un principe résiduel. Cette disparition progressive s’explique par le champ d’application extrêmement large du droit européen des contrats publics et est à mettre en relation avec la perte d’utilité de la notion de contrat administratif (v. notre thèse : La notion de contrat administratif. L’influence du droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2014).

La spécificité du principe de mutabilité des contrats administratifs trouve en partie son fondement dans la nature administrative du contrat passé : elle est intrinsèquement liée à cette qualification. Historiquement, ce sont « les besoins auxquels un service public doit satisfaire » qui ont justifié la reconnaissance du pouvoir de modifier unilatéralement le contrat en cours d’exécution (L. Blum, concl. sur CE, 11 mars 1910, Compagnie générale française des tramways, Rec. 216 ; D. 1912.3.49 ; S. 1911.3.1, concl., note M. Hauriou ; RDP 1910, p. 270, note G. Jèze ; GAJA n° 20). De manière plus large, « le pouvoir de modification unilatérale (…) trouve son fondement et ses limites dans l’intérêt général » (commentaire au GAJA de l’arrêt précité ; pour une illustration récente de ce lien entre intérêt général et pouvoir de modification unilatérale, v. CE, 3 mars 2017, Commune de Clichy-sous-Bois, n° 398901 ; Contrats et marchés publics 2017, comm. 140, note G. Eckert). Or, ce n’est que si le contrat en cause est un contrat administratif passé par une personne publique que la mutabilité pourra éventuellement permettre de reconnaître un tel pouvoir de modification unilatérale. Actuellement les contrats de droit privé, même lorsqu’ils participent à la satisfaction de l’intérêt général, ne justifient jamais qu’un pouvoir de modification unilatérale soit reconnu au profit de l’un des deux cocontractants (en-dehors de l’hypothèse dans laquelle ce pouvoir est reconnu par le contrat lui-même). De la même manière, les – rares – contrats administratifs conclus entre deux personnes privées ne peuvent pas non plus permettre la reconnaissance d’un pouvoir de modification unilatérale au profit de l’un des cocontractants dans la mesure où ce dernier est réservé aux seules personnes publiques.

Le principe de mutabilité, dans sa dimension spécifique aux contrats administratifs, dispose donc d’un champ d’application relativement restreint. Or, s’agissant des contrats de la commande publique, les évolutions jurisprudentielles et textuelles ont progressivement conduit à empêcher la mise en œuvre de ce principe. Dans la mesure où, pour une part non négligeable, les contrats qualifiables d’administratifs sont également des contrats de la commande publique, le champ d’application du principe de mutabilité des contrats administratifs se trouve donc sensiblement réduit. De la même façon, il y a fort à parier que les conventions d’occupation du domaine public, désormais soumises à procédure de passation, devraient se voir progressivement appliquer des règles identiques à celles des marchés publics et des contrats de concession.

Ce n’est donc que de manière marginale que le principe de mutabilité des contrats administratifs pourra continuer à s’appliquer. Le remplacement/dépassement progressif de la notion de contrat administratif par une notion plus large de contrat public invite donc à considérer, qu’en tant que tel, ce principe de mutabilité pourrait être amené à disparaître. En ce sens, il est donc possible d’affirmer que les nouveaux textes entraînent une remise en cause du principe de mutabilité des contrats administratifs.

L’encadrement des modifications en cours d’exécution au nom de l’impératif concurrentiel conduit ainsi à la remise en cause de l’une des caractéristiques premières des contrats administratifs. L’idée sous-jacente consiste à considérer que la continuité du service public ou la poursuite de l’intérêt général ne justifient pas des modifications qui seraient contraires à cet impératif. La concurrence tend ainsi à l’emporter sur d’autres considérations, pourtant fondatrices, du droit administratif.

Ces changements s’expliquent en grande partie par l’origine européenne du dispositif mais ne doivent pas être envisagés comme un abandon total de la mutabilité. En réalité, le pouvoir de modification existe toujours mais s’applique dans un cadre renouvelé et répond à une logique différente de celle du contrat administratif.

B. La reconnaissance de la mutabilité des contrats publics ?

La nouvelle réglementation impose de raisonner au travers d’un nouveau cadre et de ne pas rester arc-bouté sur une approche dépassée des notions et de la matière. Afin d’effectuer une transposition correcte des directives européennes, les ordonnances et leurs décrets d’application retiennent les notions de marché public et de contrat de concession telles qu’elles sont consacrées par les directives européennes. De la même façon, la loi Sapin II prévoit que le futur code de la commande publique devra regrouper et organiser « les règles relatives aux différents contrats de la commande publique qui s’analysent, au sens du droit de l’Union européenne, comme des marchés publics et des contrats de concession ». Cet alignement du droit français sur le droit de l’Union européenne conduit alors à retenir clairement la logique et les notions de ce dernier.

Ainsi, la notion de contrat administratif doit être délaissée pour lui substituer celle de contrat public. Celle-ci peut être définie comme regroupant l’ensemble des contrats passés par des personnes publiques ou de la sphère publique, c’est-à-dire l’ensemble des contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices (v. notre thèse, préc., p. 127 et s.). Parmi eux, les contrats de la commande publique occupent une place importante mais n’épuisent pas la notion. La distinction entre les contrats publics de la commande publique et les autres contrats publics dépend alors du fait de savoir si le contrat en cause répond à des besoins exprimés par une personne publique ou de la sphère publique en termes de travaux, de fournitures ou de services.

Ce choix étant effectué, il est alors possible de s’interroger sur l’existence d’un régime juridique commun à l’ensemble des contrats publics, qui concernerait aussi bien leur passation que leur exécution. En ce sens, il est utile de chercher à identifier un principe de mutabilité applicable à l’ensemble des contrats publics.

Tout d’abord, il convient d’affirmer qu’il existe un principe de mutabilité qui découle de la nature contractuelle des contrats publics, à l’image du raisonnement retenu s’agissant des contrats administratifs. La liberté contractuelle suppose en effet de reconnaître une certaine faculté d’adaptation aux cocontractants lors de l’exécution de leurs contrats. La modification doit alors résulter d’un accord entre ces cocontractants ou de la mise en œuvre de clauses prévues ab initio par le contrat. Néanmoins, cette affirmation n’a que peu d’intérêt car elle revient à considérer qu’il existe un principe de mutabilité applicable aux contrats publics comme à l’ensemble des contrats.

Il est donc nécessaire, ensuite, d’envisager l’existence d’un principe de mutabilité spécifique aux contrats publics, par opposition au régime juridique applicable lors de l’exécution des contrats de droit privé. Actuellement, un tel principe n’existe pas. L’exécution des contrats publics n’a pas permis la reconnaissance de principes communs à l’ensemble de ces contrats. Il est toutefois possible d’envisager une telle reconnaissance sur le fondement de l’intérêt général attaché à ces contrats. En effet, parce qu’ils sont passés par des personnes publiques ou de la sphère publique, les contrats publics visent à satisfaire, de manière plus ou moins directe, l’intérêt général. Il est donc possible d’imaginer que des règles spécifiques soient reconnues sur ce fondement. Il ne s’agira là que d’une extension du raisonnement retenu en matière de contrats administratifs et qui a permis d’étendre à ces derniers un ensemble de règles initialement réservées aux seules concessions.

Si un principe de mutabilité spécifique aux contrats publics était reconnu, il serait néanmoins limité par le respect nécessaire de l’ordre public concurrentiel. Il s’agit là d’une limite essentielle mais qui s’inscrit dans la logique du droit des contrats publics. Elle découle plus largement de l’approche retenue par le droit de l’Union européenne s’agissant de l’action publique : celle-ci poursuit des objectifs d’intérêt général mais se doit également, et dans le même temps, de respecter la concurrence. Les contours d’un éventuel principe de mutabilité applicable aux contrats publics devraient donc intégrer cette limite, comme le fait déjà le droit des contrats de la commande publique.

Pour l’heure, en l’absence d’un principe de mutabilité des contrats publics, il convient en effet de préciser qu’il existe un principe de mutabilité des contrats de la commande publique qui découle de la nouvelle réglementation. Les limites apportées au principe de mutabilité lors de l’exécution des marchés publics et des contrats de concession ne sont pas absolues et ne doivent donc pas être analysées comme traduisant l’existence d’un principe « d’immutabilité » des contrats de la commande publique.

Lorsqu’il est nécessaire qu’un contrat de la commande publique soit adapté en cours d’exécution, plusieurs possibilités demeurent. Le contrat peut tout d’abord être modifié en mettant en œuvre l’une des six hypothèses prévues par les textes, sans que le support utilisé importe. Il est donc possible de tenir compte des aléas qui peuvent affecter l’exécution du contrat.

De plus, même lorsque les modifications envisagées ne font pas partie de celles admises par les textes, une solution reste envisageable pour permettre une « adaptation » du contrat face à la situation. Les textes prévoient en effet que « lorsque l’exécution » du contrat « ne peut être poursuivie sans une modification contraire aux dispositions prévues par la présente ordonnance », le contrat « peut être résilié » par l’acheteur ou par l’autorité concédante (art. 55 de l’ordonnance « contrats de concession » et 65 de l’ordonnance « marchés publics »). Ils reconnaissent ainsi la possibilité, « pour l’acheteur ou pour l’autorité concédante, de résilier le contrat et de relancer une procédure de passation aux fins de désigner un cocontractant chargé de réaliser l’ensemble des prestations demandées » (H. Hœpffner, « La modification des contrats », préc.). Le régime de l’exécution des contrats de la commande publique permet donc des adaptations en cours d’exécution, que celles-ci passent par des modifications autorisées ou par la conclusion d’un nouveau contrat.

Ainsi, si la liberté contractuelle ne permet pas de considérer que la modification des contrats en cours d’exécution dépend de la seule volonté des parties, le cadre concurrentiel mis en place n’est pas si rigide qu’il n’y paraît. Il permet même une conciliation acceptable de l’intérêt général et de l’objectif de protection de la concurrence. En réalité, la véritable difficulté de ce nouveau cadre consiste à ne plus envisager les contrats de la commande publique sous le prisme du droit des contrats administratifs mais dans une approche plus large et plus réaliste.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 220.

   Send article as PDF   
ParJDA

Montages aller-retour, des victimes du nouveau droit de la commande publique ?

par Mme Michèle BOUBAY-PAGES
Maître de conférences en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA785 – Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication (IDETCOM)

Art. 221. Le droit de la commande publique tel qu’il a été modifié par les ordonnances du 23 juillet 2015 (ordonnance n° 2015-899 relative aux marchés publics), du 26 janvier 2016 (ordonnance n° 2016-65 relative aux contrats de concession), plus récemment par la loi du 9 décembre 2016 dite « loi Sapin II », (loi n° 2016-1691 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique), a étendu ses effets sur la domanialité publique, notamment sur les montages financiers que l’on a coutume de désigner par l’expression « montages aller-retour ». Liés à des autorisations contractuelles ou unilatérales d’occupation privative du domaine public national ou local, ces montages permettant de déroger à la fois aux règles de la domanialité et de la commande publiques, se sont développées, offrant une palette d’instruments formant un ensemble incohérent (I). Le nouveau droit de la commande publique apparaît comme le gage d’un renouveau salutaire de ce maquis normatif (II).

I) Une double stratégie d’évitement

A. Evitement des contraintes de la domanialité publique

Le principe d’inaliénabilité prohibe la constitution de droits réels sur le domaine public, mettant ainsi en péril la « bancabilité » des opérations immobilières faisant l’objet des « montages aller-retour ». Voici en quoi consistent ces montages dont la valorisation du domaine public constitue l’objet commun : une collectivité publique projette une opération immobilière sur son domaine public, à savoir une propriété publique affectée à un usage public, et en confie la réalisation à une personne privée à qui elle délivre pour ce faire un titre d’occupation. L’occupant va ainsi préfinancer et exécuter les travaux en contrepartie du droit d’exploiter temporairement les immeubles qu’il aura érigés ou de recevoir un prix. Au moins une partie des immeubles ainsi édifiés deviendront in fine la propriété de la personne publique commanditaire. Pour obtenir les fonds nécessaires, auprès des établissements de crédit, l’occupant devra constituer des garanties, au nombre desquelles figure notamment un droit réel, l’hypothèque auquel le principe d’inaliénabilité fait obstacle.

Les occupations privatives du domaine public constitutives de droits réels permettent de faire exception aux limites ainsi imposées par la domanialité publique, d’hypothéquer les titres d’occupation, les immeubles édifiés en vertu de ces titres, et même, depuis une jurisprudence récente, leur terrain d’assiette (CE, 11 mai 2016, n° 390118).

B. Evitement des contraintes de la commande publique

L’occupant titulaire de droits réels n’est pas choisi à l’issue d’une procédure de mise en concurrence, hormis les cas d’autorisations couplées à un contrat nécessitant une telle formalité et ceux pour lesquels la loi instituant le titre d’occupation l’a prévue. De tels procédés répondent pourtant à la définition des partenariats public/privé de la commande publique, ordinairement soumis à des procédures auxquelles ces occupations domaniales échappent. Ils peuvent d’ailleurs faire l’objet d’un contrat de partenariat (loi n° 2008-735 du 28 juillet 2008 relative aux contrats de partenariat).

Ces titres d’occupation constitutifs de droits réels ont d’abord pris la forme de baux emphytéotiques administratifs (BEA) conçus pour les collectivités territoriales (loi n° 88-13 du 5 janvier 1988 d’amélioration de la décentralisation) puis d’autorisations d’occupation temporaire (AOT) pour le domaine public artificiel de l’Etat (loi n° 94-631 du 25 juillet 1994 complétant le code du domaine de l’Etat et relative à la constitution de droits réels sur le domaine public).

Par la suite, faisant montre d’une « créativité débridée » (P. Yolka, « Les droits réels sur le domaine public (survol d’une décennie) », AJDA 2016, p. 1797) le législateur a créé nombre de BEA tels que les BEA « sécurité », hospitaliers (BEH), cultuels, ou encore les BEA « valorisation » qui n’ont cependant pas englobé l’ensemble de ces baux sectoriels.

A ce paysage complexe s’ajoute l’incertitude quant aux règles présidant au choix de l’occupant.

Incertitude du législateur : certains baux, tels les BEH, prévoient des mesures de publicité et de mise en concurrence, d’autres pas. Tâtonnements du juge : le Conseil d’Etat, dans une célèbre décision, a permis la mise à l’écart des procédures de mise en concurrence (CE sect., 3 décembre 2010, Association Paris Jean-Bouin, n° 338272), mais le risque de requalification du titre d’occupation du domaine public en marché, concession ou délégation de service public subsiste (cf. par exemple : CAA Bordeaux, 7 mai 2015, Commune de Rivedoux-Plage, n° 13BX02005).

Bref, un peu d’ordre et de principes vertueux seraient les bienvenus dans ce contexte chaotique.

Restés à l’écart de la loi « Sapin I » (loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques), les montages aller-retour ne sont pas, cette fois, ignorés du nouveau droit de la commande publique ?

II) Le recentrage des occupations privatives du domaine public

A. Des montages interdits en principe…

L’article 101 de l’ordonnance « marchés publics » déclare de façon péremptoire : « Une autorisation d’occupation temporaire ne peut avoir pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d’une mission de service public, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, pour le compte ou pour les besoins d’un acheteur soumis à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ou d’une autorité concédante. Dans le cas où un titre d’occupation serait nécessaire à l’exécution d’un contrat de la commande publique, ce contrat prévoit, dans le respect des dispositions du présent code, les conditions de l’occupation du domaine ».

C’est ainsi que nombre de commentaires annoncent la fin des montages aller-retour. Si l’occupation s’accompagne d’un marché de travaux publics, alors elle devra prendre la forme de marché de partenariat (art. 85 et 86 de l’ordonnance « marchés publics »), nouvelle référence commune des partenariats public/privé, ou d’un contrat de concession  (art. 50 et 51 de l’ordonnance « contrats de concession »).

Les occupations domaniales ne peuvent plus, désormais, avoir d’autre objet que l’occupation en elle-même.

Mais toute incertitude n’est pas levée pour autant.

B. … mais tout est question de « dosage »

L’ordonnance « marchés publics » réserve deux hypothèses dans lesquelles l’interdiction posée par l’article 101 de l’ordonnance ne s’applique pas. D’une part, lorsque l’occupation vise une opération d’intérêt général ne comportant pas de commandes au sens de l’article 101 (travaux, fournitures ou services) et, d’autre part, de manière plus délicate à apprécier, lorsque la commande n’est pas l’objet principal du marché mais simplement l’accessoire et si l’accessoire et le principal sont « objectivement inséparables » (art. 23-I). Il reviendra alors au juge de déterminer le caractère accessoire ou principal de la commande. Cette appréciation nécessairement subjective laisse la porte ouverte à la conclusion de contrats d’occupation liés à la commande publique, néanmoins l’ordonnance prévoit que s’il « n’est pas possible de déterminer l’objet principal du contrat, la présente ordonnance s’applique » (art. 23-I). En outre, la jurisprudence stricte de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa SRL, C-458/14 et C-67/15) semble de nature à inciter le juge à apprécier avec circonspection le caractère accessoire de la commande. Enfin, l’habilitation donnée au gouvernement par loi « Sapin II » de fixer, par ordonnance, les obligations de publicité et mise en concurrence, ne concerne que « certaines autorisations d’occupation ».

L’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques vient compléter ce nouvel arsenal textuel. Elle prévoit des mesures de publicité et de mise en concurrence librement organisées par l’autorité compétente pour les occupations accordées en vue d’une exploitation économique du domaine (art. L. 2122-1 du code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP)). Pour les titres d’occupation constitutifs de droits réels, les procédures de la commande publique peuvent faire obstacle au transfert du titre d’occupation et s’opposent à la mise en œuvre du rescrit prévu pour la reprise éventuelle du titre par un tiers déterminé (art. L. 2122-7 du CGPPP).

Les vertus attendues du nouveau droit de la commande publique, transparence, égalité, simplification, pour dissiper le brouillard de l’occupation privative du domaine public sont-elles au rendez-vous ? Il reste des zones d’ombre en attendant le juge…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 221.

   Send article as PDF   
ParJDA

Du « contrat » au « marché » de partenariat : une réforme pertinente ?

par Mme Camille CUBAYNES
Doctorante contractuelle en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 4657 – Institut Maurice Hauriou (IMH)

Art. 215. Institué par l’ordonnance du 17 juin 2004 (ordonnance n° 2004-559 sur les contrats de partenariat), le contrat de partenariat est le contrat par lequel une personne publique intervenant en qualité d’acheteur, s’associe à un tiers, qui peut être public, mais sera la plupart du temps, privé. Cet opérateur privé se voit ainsi confier une mission globale de financement, de construction, d’exploitation et de maintenance. Sa rémunération est assurée par l’acheteur public qui bénéficie quant à lui d’un ouvrage pour lequel il verse des loyers. Ces versements commencent à la mise à disposition, et se poursuivent jusqu’au terme du contrat, où l’acheteur récupère l’infrastructure en état de livraison. Les coûts sont donc lissés puisque l’acheteur n’a pas à payer immédiatement et en une seule fois le prix du contrat. Il y procède par annuités tout le temps du contrat, qui est de longue durée. L’intérêt principal de ce partenariat réside donc dans la mobilisation de capitaux privés au service de besoins publics.

Intéressant dans son principe, la mise en œuvre du contrat de partenariat a suscité de nombreuses critiques. Objet d’études, de rapports (Rapport public annuel de la Cour des comptes, 2015) et de colloques (pour ne citer que les toulousains : le colloque de l’IEJUC des 2 et 3 juin 2005 sur le contrat de partenariat public-privé et celui de l’IDETCOM des 25 et 26 septembre 2014 : « Du contrat au marché de partenariat »), le nombre de ses détracteurs n’a cessé de croître. Son utilisation avait en effet révélé de nombreuses dérives, spécialement budgétaires : surdimensionnement, endettement de l’acheteur public au-delà de ses capacités, surcoûts, rigidification des budgets, éviction corrélative des dépenses, etc. Réformé en 2008 (loi n° 2008-735 du 28 juillet 2008 relative aux contrats de partenariat), il a finalement été abrogé par l’ordonnance du 23 juillet 2015 (ordonnance n° 2015-899 relative aux marchés publics) et son décret d’application (décret n° 2016-360 du 25 mars 2016, relatif aux marchés publics ci-dessous appelés ordonnance et décret « marchés publics ») transposant en droit interne la directive « marchés publics » (directive 2014/24/UE du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics). Il ne s’agit cependant pas d’une disparition pure et simple puisque c’est le choix de la rénovation qui a été acté. Cette démarche témoigne ainsi de la reconnaissance de l’utilité de ce montage contractuel.

En même temps qu’il habilitait le Gouvernement à transposer les directives européennes, le législateur donnait mandat au pouvoir exécutif, de rationaliser « l’ensemble des contrats de la commande publique qui sont des marchés publics au sens du droit de l’Union européenne ». La rationalisation concernait spécifiquement les « marchés globaux », au premier rang desquels le contrat de partenariat (art. 42 de la loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises et portant diverses dispositions de simplification et de clarification du droit et des procédures administratives). C’est chose faite puisque l’article 67 de l’ordonnance « marchés publics » institue le nouveau marché de partenariat. Objet de consultations et de nombreuses discussions (notamment au travers des différentes versions de l’ordonnance qui se sont succédé tout au long de l’année 2015), le nouveau marché de partenariat acte, sans conteste, des évolutions. Il est alors intéressant de s’interroger sur la pertinence des corrections adoptées et sur la nature des évolutions opérées.

Une « évolution » est un « changement progressif de position ou de nature » (Dictionnaire en ligne du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). A cet égard, une évolution est d’abord matérialisée par le changement d’appellation. Le « contrat » est désormais explicitement qualifié de « marché » au terme de l’article 4 de l’ordonnance « marchés publics » qui, après avoir défini les « marchés », et les « accords-cadres », prend soin de préciser que « les marchés de partenariat définis à l’article 67 sont des marchés publics au sens du présent article ».

Moins qu’une évolution pourtant, il s’agit simplement de la reconnaissance, au niveau législatif de la véritable nature de ce contrat. En effet, bien que l’ordonnance institutrice du 17 juin 2004 avait retenu le terme générique de « contrat » de partenariat, sa qualification de « marché » ne faisait pas de doute et avait d’ailleurs été affirmée tant par la doctrine que par le juge lui-même (CE, 29 octobre 2004, Sueur et autres, n° 269814). Le nouveau marché de partenariat intègre donc désormais pleinement le régime des « marchés publics ». Inclus au sein de l’ordonnance qui leur est consacrée, il bénéficie de dispositions spécifiques, dérogatoires (art. 66 à 90 de l’ordonnance « marchés publics »).

On ne peut donc pas véritablement parler de « changement de nature ». Quant au caractère « progressif » du changement, il faut souligner que si cette rénovation est inédite de par son ampleur, le contrat de partenariat avait déjà été réformé quatre ans après son institution par une loi de 2008 (précitée). Cette dernière fait cependant plus figure de toilettage au regard des changements opérés par l’ordonnance « marchés publics ». Cette appellation, peu descriptive était dénoncée mais ce n’est pas elle qui cristallisait les critiques.

L’évolution décrit également le « fait d’exécuter un mouvement circulaire, de tourner » (Dictionnaire en ligne du CNRTL). Au regard de cette seconde définition, un autre axe d’étude apparaît alors. Il consiste à s’interroger sur l’efficience des modifications apportées au marché de partenariat en réaction aux critiques formulées contre son prédécesseur. On identifiait en effet deux axes majeurs de critiques : les premières étant relatives au dévoiement du caractère dérogatoire du recours au contrat de partenariat et les secondes, au contenu et à l’insécurité juridique en cas d’annulation.

La lecture des vingt-autre articles de la partie 2 de l’ordonnance « marchés publics », spécialement consacrée au marché de partenariat, laisse apparaître que des réponses ont été apportées sur deux éléments, qui touchent, pour l’un, au processus de choix et de passation du contrat et pour l’autre au contenu et à l’exécution de celui-ci. Ces réponses sont-elles pertinentes ? Les évolutions ainsi opérées sont-elles efficaces, viennent-elles avec succès pallier les difficultés rencontrées postérieurement, ou s’agit-il d’un « coup pour rien » ; pour reprendre la seconde définition du mot « évolution » : tourne-t-on en rond ? En une phrase : Le marché de partenariat est-il une réponse pertinente aux insuffisances du contrat de partenariat ?

Les évolutions adoptées emportent notre approbation. Le caractère dérogatoire du contrat semble être rétabli (I), son contenu diversifié et son exécution plus sécurisée (II). Si le chemin n’est pas achevé, l’intervention des praticiens et du juge étant nécessaire pour appliquer, préciser, interpréter les dispositions législatives, la réforme du contrat de partenariat n’est pas une impasse.

I) Le rétablissement du caractère dérogatoire du contrat

L’institution du contrat de partenariat avait été reconnue comme conforme à la Constitution sous réserve que celui-ci reste dérogatoire (CC, n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, Loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, cons 18 ; P. Delvolvé, « Le partenariat public-privé et les principes de la commande publique », RDI 2003, p. 481). Au terme des exigences posées par les sages de la rue Montpensier, le recours au contrat de partenariat était encadré. Il ne pouvait en effet y être recouru qu’à une double condition. Le projet justifiant le recours au contrat de partenariat devait, d’une part, présenter les caractéristiques de l’un des trois critères de recours ; cette condition devait, d’autre part, être démontrée dans l’« évaluation préalable ».

Ces deux « filtres » s’étant révélés largement défaillants, il convenait de les réformer afin de circonscrire l’utilisation de ce contrat. C’est chose faîte au travers de la clarification des critères de recours qui sont réduits au seul critère du bilan (A). La rénovation de l’évaluation préalable, désormais axée sur le volet budgétaire doit également être saluée (B).

A. La réduction des critères de recours au seul bilan avantageux

Les critères de recours au contrat de partenariat, fortement critiqués (1) ont été rénovés. Ne reste plus que le critère du « bilan » (2).

1. Des critères jugés non dirimants faisant l’objet d’une interprétation erratique de la jurisprudence

Initialement au nombre de deux (complexité et urgence), un troisième critère de recours (bilan coût-avantage), avait été introduit par la loi du 28 juillet 2008 (précitée), ce, afin « d’élargir les conditions du recours au contrat de partenariat tout en assouplissant son régime juridique (…) pour en faciliter l’usage » (L. Rapp, « Partenariats public-privé », in Ph. Malinvaud (dir.), Droit de la Construction, Paris, Dalloz (6e éd.), p. 1137). Jusqu’alors en effet, le contrat de partenariat n’était que peu utilisé, jugé trop complexe et dont les conditions de recours semblaient trop restrictives. Moins de dix ans plus tard, c’est le constat d’un contrat banalisé car insuffisamment circonscrit qui sera dressé. Afin de juger de l’opportunité de la réforme des conditions de recours, un bref retour sur l’appréciation des trois conditions de recours est nécessaire.

  • Le critère de la complexité

Le critère de la complexité était le plus utilisé pour justifier le recours au contrat de partenariat (pour des exemples jurisprudentiels de l’utilisation de ce critère, v. S. Palmier, « Contrat de partenariat : appréciation de la condition de complexité », La Gazette des communes, des départements, des régions 2015 (8 mars)). En effet, sa démonstration permettait, en même temps qu’elle justifiait le recours au contrat de partenariat, de fonder le recours à la procédure de dialogue compétitif. En effet, le législateur interne a défini la complexité par référence au texte européen fondant le recours à cette procédure (cf. directive n° 2004/18/CE du 31 mars 2004). Pourtant, ainsi que le note la Cour des comptes dans son rapport, « le critère de complexité est très largement privilégié, mais rarement établi » (Rapport public annuel, 2015, précité, p. 158).

En outre, l’appréciation de la jurisprudence sur ce critère a varié. Dans son arrêt, Commune de Biarritz (CE, 30 juillet 2014, n° 363007) en effet, le Conseil d’Etat rappelle que le critère de complexité, vise non pas la seule complexité technique du projet mais aussi la complexité qui met l’acheteur public dans l’impossibilité de définir seul et à l’avance les moyens d’y faire face. Cela signifie qu’un même projet est susceptible de présenter une complexité suffisante pour justifier le recours au contrat de partenariat pour un acheteur, eu égard à sa taille et aux compétences de son personnel, et pas pour un autre, pour les mêmes raisons. Il était donc impossible de définir, dans l’absolu, la condition de complexité.

Le recours au contrat de partenariat pouvait encore être justifié par le critère de l’urgence.

  • Le critère de l’urgence

Initialement mentionné sans plus de précisions, ce critère a, par la suite, été élargi à l’occasion de l’affaire dite du « Collège de Villemandeur » dans laquelle le Conseil d’Etat admettra que l’urgence soit le fait de la personne publique (CE, 23 juillet 2010, M. A et Syndicat national des entreprises de second œuvre du bâtiment, n° 326544). Le critère de l’urgence a donc lui aussi connu des fluctuations : après avoir retenu une approche restrictive de l’urgence, une « approche plus pragmatique de l’urgence, plus en phase avec les réalités et contraintes de l’action publique » (S. Braconnier, « Introuvables conditions de recours aux contrats de partenariat… », JCP E 2014 (décembre 2014), com. 1285) a été adoptée.

Le recours au contrat de partenariat peut enfin être fondé sur le critère du bilan coût-avantage.

  • Le critère du bilan coûts-avantages

Celui-ci requiert la démonstration du fait que, « compte tenu soit des caractéristiques du projet, soit des exigences du service public dont la personne publique est chargée, soit des insuffisances et difficultés observées dans la réalisation de projets comparables, le recours à un tel contrat présente un bilan entre les avantages et les inconvénients plus favorable que ceux d’autres contrats de la commande publique » (art. 2 II 3° de l’ordonnance du 17 juin 2004 (précitée) dans sa version modifiée par la loi du 28 juillet 2008 (précitée), et art. L. 1414-2 II, 3° du code général des collectivités territoriales dans sa version antérieure au 1er avril 2016). Fondé sur la jurisprudence Ville nouvelle Est (CE, 28 mai 1971, n° 78825), ce critère était le moins utilisé. C’est en effet le critère le plus incertain et le plus contestable devant le juge.

Chacun des trois critères de recours disposait donc de trois acceptions. La première correspond à la portée qu’avait voulu lui assigner le législateur. La deuxième à la façon dont les acheteurs publics le mettait en œuvre. La troisième à la façon dont le juge décidait de l’interpréter. Force est de constater que ces interprétations ont été fluctuantes (v. notamment D.-A. Camous, « ‘‘Le juge administratif m’a tuer’’ – Bilan de 10 ans de jurisprudences relatives à l’évaluation préalable des contrats de partenariat », Contrats et marchés publics 2015, n° 7, étude 8), donc source d’une forte insécurité juridique particulièrement préjudiciable au contrat de partenariat. Le professeur Braconnier notait à ce titre que : « Le contrat de partenariat est, en effet, le seul contrat public d’affaires dont la légalité peut être mise en cause au titre de ses conditions de recours. Or, c’est également celui qui, compte tenu du financement privé qu’il mobilise, requiert, en amont de la signature, un degré de sécurité juridique maximal » (S. Braconnier, op. cit., p. 13)

C’est pour pallier ces difficultés que les critères de recours ont été réformés par l’ordonnance « marchés ».

2. Le choix d’un critère unique

Contre toute attente, les versions successives du projet ont acté l’abandon des critères « phares » du contrat de partenariat. Ce choix a pu surprendre en ce que l’ensemble des recommandations visaient à « préciser » les critères de la complexité et de l’urgence et à « supprimer » celui du bilan (en ce sens, les propositions 1, 2 et 3 du rapport de J.-P. Sueur et H. Portelli : Les partenariats publics-privés, Rapport d’information du Sénat 2014 (16 juillet), n° 733, spécifiquement p. 11 à 15).

L’article 75 de l’ordonnance « marchés publics » ne fait désormais plus référence qu’au seul critère du bilan plus favorable et dispose que : « La procédure de passation d’un marché de partenariat ne peut être engagée que si l’acheteur démontre que, (…) le recours à un tel contrat présente un bilan plus favorable, notamment sur le plan financier, que celui des autres modes de réalisation du projet ».

Il faut noter que la version finale de l’ordonnance réintroduit une disposition qui avait été supprimée dès la première version du projet, à savoir la mention du fait que « le critère du paiement différé ne saurait à lui seul constituer un avantage » (art. 2 II 3° de l’ordonnance du 17 juin 2004 (précitée) désormais abrogée). Cette disparition actait une ouverture notable de l’exception au paiement différé par le biais du marché de partenariat. En effet, a contrario, l’on était amené à penser que, désormais, le critère du paiement différé était susceptible de constituer par lui-même un avantage justifiant le recours au marché de partenariat sur critère du bilan. Le recours à ce contrat aurait donc été largement facilité et nul doute que les opposants à celui-ci auraient plus encore critiqué la réforme.

Les appréciations divergent sur ce critère. Alors que les professeurs Llorens et Soler-Couteaux se réjouissaient de la proposition du Sénat de supprimer ce critère en ce que celui-ci « permet, il est vrai, de justifier à peu près tout » (« Le partenariat public-privé dans la tourmente », Contrats et marchés publics 2014, n° 10, repère 9), d’autres, à l’instar de la Cour des comptes estimaient que le critère du bilan est le plus difficile à établir. C’était également le sentiment de M. Camous qui considère que « si le juge administratif, saisi de la notion d’efficience, se montre aussi sévère dans son interprétation que pour le critère de complexité, il ne fait aucun doute que la publication de son jugement sera aussi celle l’avis de décès du contrat de partenariat » (op. cit., § 36 à 41). Il faudra voir sur le long terme, mais selon les derniers chiffres disponibles sur le site de l’organisme expert (site de la MAPPP (mai 2017) : <https://www.economie.gouv.fr/ppp/suivi-l%E2%80%99ensemble-des-contrats-partenariat>), on recense tout de même quatorze avis d’appel public à la concurrence (AAPC) relatifs au lancement de nouveaux projets de marché de partenariat depuis le 1er janvier 2016, date d’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation.

L’ordonnance introduit également un seuil minimal de recours au marché de partenariat (art. 75 II de l’ordonnance « marchés publics » et art. 151 du décret « marchés publics »). Si cette mesure vise prioritairement à protéger les PME, souvent exclues de ces montages globaux complexes, elle contribue à renforcer le caractère dérogatoire de ce contrat.

Dans le même temps, l’évaluation préalable à la passation du marché de partenariat est entièrement rénovée.

B. La rénovation de l’évaluation préalable par le renforcement du volet soutenabilité budgétaire

L’évaluation préalable est rénovée et fait désormais une large place aux critères financiers (1). Par ailleurs, l’organisme expert habilité à en connaître voit ses missions évoluer (2).

1. Une évaluation financière plus exigeante

Prenant acte des travers de l’évaluation préalable telle que pratiquée jusqu’alors, le Gouvernement a doté le marché de partenariat d’une évaluation rénovée.

  • Des lacunes de l’évaluation préalable

Le but de l’évaluation préalable est de sélectionner les projets les plus adéquats au contrat de partenariat. Elle a ainsi pu être comparée au processus de « due diligence mené par les établissements de crédits avant de s’impliquer dans le financement de sociétés » (F. Marty et J. Spindler, « L’évaluation préalable des contrats de partenariats : contrainte juridique ou outil de pilotage de l’action publique ? », Gestion et finances publiques 2009, n° 7, p. 585). Celle-ci a donc été conçue comme devant répondre aux demandes légitimes de transparence notamment au regard de la prévisibilité de l’engagement de long terme souscrit par la personne publique. Le manque de professionnalisation des équipes publiques et une disposition favorable des personnes publiques au contrat de partenariat ont pourtant conduit à une « évaluation préalable dévoyée » (S. Braconnier, « Les contrats de partenariat et les collectivités territoriales locales : entre mythe et réalités », BJCP 2004, n° 36, 340-347).

La multiplicité des enjeux sous-tendus par le contrat de partenariat (économiques, politiques, juridiques) requiert du côté de la personne publique, des équipes aptes à négocier puis à suivre de tels contrats. Or, la pratique a mis à jour l’absence d’ingénierie publique (Rapport du Sénat (précité), spéc. p. 28). Cette carence est d’autant plus préoccupante que les personnes publiques sont amenées à négocier avec des soumissionnaires disposant pour leur part de ressources expertes en ce domaine. Le phénomène d’asymétrie informationnelle, théorisé par O. Williamson engendre dès lors d’importants déséquilibres entre les acteurs de la passation. Le manque de rigueur dans la rédaction des clauses engendre des conséquences substantielles sur la répartition des risques, clé de voûte de la réussite du contrat. Le rapport de la Cour des comptes (précité) déplore ainsi la rupture de l’équilibre contractuel en raison « de clauses financières imprécises et incohérentes », dénonce la présence de « clauses contractuelles [qui] paraissent peu opérantes » et alerte sur le fait que « l’imprécision des clauses financières peut avoir des conséquences négatives pour la collectivité territoriale » (p. 167). C’est en effet sur une répartition optimale des risques que repose tout l’équilibre contractuel, sa solidité et donc sa « bancabilité » aux yeux des financeurs.

Dans le même temps, il est apparu que l’évaluation préalable a été envisagée par les acteurs publics comme une simple procédure de légitimation d’un choix opéré en amont. Dès lors, l’étape, pourtant essentielle de l’étude de la soutenabilité budgétaire (entendue comme la capacité de la personne publique contractante à faire face à l’ensemble des engagements budgétaires futurs liés à la réalisation du contrat) était éludée, engendrant la passation de contrats de partenariat pour des projets non adaptés et avec des collectivités qui n’étaient pas armées. On a alors dénoncé la « fuite en avant budgétaire » (F. Marty, « Les partenariats public-privé sont-ils réellement des instruments de maîtrise des risques budgétaires ? », in L. Rapp et S. Regourg (dir.), Du contrat de partenariat au marché de partenariat, Bruxelles, Bruylant, 2016, p. 37), le contrat, entraînant, du fait de la sanctuarisation des dépenses, une rigidification des budgets et l’éviction corrélatives de certaines dépenses (Rapport de la Cour des comptes (précité), p. 173).

Les lacunes de l’évaluation préalable menée en contrat de partenariat tenaient encore dans des raisons intrinsèques. Celle-ci engendrait une confusion entre les critères de recours (de nature juridique) et les raisons économiques et financières justifiant le recours au contrat. Devant être démontrées au sein de la même étude, les considérations juridiques ont très vite pris le pas sur les considérations économiques, pourtant essentielles à la réussite d’un tel contrat.

  • A une étude de soutenabilité budgétaire plus exigeante

Outre le fait que le terme d’« évaluation préalable » n’est plus utilisé, l’évolution substantielle réside dans l’ajout d’une « étude de soutenabilité budgétaire ». Celle-ci « apprécie notamment les conséquences du contrat sur les finances publiques et la disponibilité des crédits » (art. 74, al. 2 de l’ordonnance « marchés publics »). Cette mesure, espérée de longue date, était préconisée par les rapports successifs du Sénat (recommandation n° 11, p. 45-46) et de la Cour des comptes (en ce sens également : S. Braconnier, « Nouvelles directives et partenariats public-privé : plaidoyer pour une consolidation », RDI 2015, p. 8). Cette réforme corrige donc le « péché originel » de l’évaluation préalable très tôt mis en lumière par le professeur Braconnier qui déplorait que « sous la contrainte du Conseil constitutionnel, les rédacteurs de l’ordonnance [aient] déplacé les fondements primaires du contrat de partenariat du terrain économique, qui aurait dû être privilégié, sur le terrain juridique, qui aurait dû, à ce stade rester subsidiaire. Alors que la limite principale au recours à ces contrats aurait dû se situer sur le terrain financier, notamment la capacité de la personne publique à assumer financièrement et structurellement le contrat sur toute sa durée, l’ordonnance a privilégié les limites purement juridiques » L’on salue donc cette mesure.

Il faut d’ailleurs souligner que cette étude de soutenabilité budgétaire est imposée indistinctement aux marchés de partenariat, quelle que soit la qualité de l’acheteur. Jusqu’alors en effet, cette évaluation n’était réalisée que pour les contrats de partenariat de « l’Etat ou par un établissement public de l’Etat doté d’un comptable public » (art. 1er du décret n° 2012-1093 du 27 septembre 2012 complétant les dispositions relatives à la passation de certains contrats publics (sous réserve du III du même article)).

Outre cette étude de soutenabilité budgétaire, le marché de partenariat, est également assujetti à la réalisation d’une « évaluation du mode de réalisation du projet ». Cette évaluation impose à l’acheteur public de réaliser, avant le lancement de la procédure, « une évaluation ayant pour objet de comparer les différents modes envisageables de réalisation du projet. [Elle] comporte notamment une analyse en coût complet ainsi que tout élément pertinent permettant d’éclairer l’acheteur dans le choix du mode de réalisation du projet » (art. 40 ordonnance « marchés publics »).

On avait souligné la volonté affichée du Gouvernement de développer la « culture de l’évaluation au sein de l’administration française » (P. Lignières, Partenariats public-privé, Paris, LexisNexis, 2005 (2e éd.), p. 57). En effet, cette évaluation était pour la première fois imposée à l’ensemble des marchés publics supérieurs à 100 millions d’euros et plus seulement réservée aux seuls marchés de partenariat. Cet élargissement a cependant été supprimé par la Loi Sapin II (loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique et son décret d’application n° 2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique) venant ratifier l’ordonnance « marchés publics ». Les parlementaires ont, en effet, estimé que le coût et le temps de mise en œuvre de ce dispositif étaient disproportionnés au regard de ces avantages.

En plus d’être rénovée, cette évaluation préalable sera portée à la connaissance d’un organisme expert réformé.

2. La soumission obligatoire à un organisme indépendant délié de sa mission de promotion

  • Saisine obligatoire de l’organisme expert rénové

Chargée de contrôler les évaluations préalables, l’ancienne Mission d’appui aux partenariats public-privé (MAPPP) voit ses missions rénovées. Celle-ci était en effet fortement critiquée (J.-M. Joannès, « La mission d’appui aux PPP à nouveau dans le collimateur », La Gazette des communes, des départements, des régions 2015 (8 mars)). On mettait en cause l’impartialité de son contrôle sur la régularité de l’évaluation préalable au regard de la mission de promotion du contrat de partenariat qui lui était également confiée.

Finalement, c’est encore le choix de la rénovation qui a été acté. La MAPPP laisse donc place à la mission d’appui au FINnancement des INFRAstructures (dite « Fin-Infra ») instituée par le décret du 27 avril 2016 (décret n° 2016-522 relatif à la mission d’appui au financement des infrastructures). Délié de sa mission de promotion, ce service à compétence nationale est donc « chargé de contrôler l’évaluation préalable de tous les projets de marchés de partenariat », c’est-à-dire également ceux des collectivités territoriales et non plus seulement ceux de l’État et de ses établissements publics comme c’était le cas jusqu’alors. Il s’agit cependant pour elles d’un avis obligatoire mais non conforme (Rép. min. n° 74592, JOAN Q. 12 mai 2015, p. 3668).

L’organisme expert ne sera saisi que de la seule évaluation en mode de réalisation du projet, l’étude de soutenabilité budgétaire étant, pour sa part, « soumise pour avis au service de l’Etat compétent » (art. 76 de l’ordonnance « marchés publics ») ce, conformément aux préconisations du rapport sénatorial (recommandation n° 13, p. 47). Recentré sur son cœur de métier, Fin-Infra a donc spécialement pour mission de contrôler « la structuration juridique et financière du projet ainsi que la répartition et les modalités de maîtrise de ses principaux risques, au regard notamment de l’optimisation du coût global de l’opération ». Outre ce contrôle, Fin-Infra pourra désormais apporter son expertise et ses conseils aux services de l’État et surtout aux collectivités territoriales, à leur demande. Elle est donc susceptible d’intervenir à tous les stades de la passation du contrat (choix du contrat, lancement procédure de passation, exécution, pré-contentieux ou contentieux) et voit, en outre, son domaine élargi puisqu’elle connaîtra de tout projet d’investissement public important, quelle que soit la formule contractuelle envisagée (marchés de partenariat, concessions, marchés globaux).

Si ces évolutions doivent être saluées, il faut pourtant constater que près d’un an après son décret d’institution, le chantier ne semble pas avoir avancé. Par ailleurs, ce changement de philosophie, clairement acté dans les textes qui disposent que cet organisme a été créé « afin de prendre en compte les évolutions apportées par l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 et le décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatifs aux marchés publics », n’est pas acté par un changement d’hommes puisque le président de Fin-Infra n’est autre que celui de l’ancienne MAPPP dont les équipes seront renforcées mais conservées. Espérons que la continuité du personnel, qui s’explique par l’expertise de ses agents, n’empêche pas le renouveau des pratiques.

Nombreuses et substantielles, les réformes épousent globalement les recommandations qui avaient été formulées et l’on peut à ce titre porter un regard positif sur leur teneur bien que la pertinence de certaines soit conditionnée à leur efficacité.

Le périmètre du marché de partenariat et son exécution ont également été rénovés.

II) La sécurisation de l’exécution du contrat

Le périmètre du contrat de partenariat a été modifié et unifié (A). La problématique essentielle de son « financement » et de sa sanctuarisation n’est pas oubliée (B).

A. L’élargissement du périmètre du contrat

Le marché de partenariat peut désormais confier la gestion du service public dont l’infrastructure sert de support à son titulaire (1). Par ailleurs, l’unification des formules contractuelles autour du marché de partenariat entraîne un recentrage des autorisations d’occupation du domaine sur leur vocation initiale (2).

1. Un objet élargi à la gestion du service public mais des missions modulables

L’élargissement de l’objet du contrat de partenariat à la gestion du service public était attendu. L’ordonnance interroge cependant au regard de la modulation des missions à confier au partenaire qu’elle autorise.

La lettre de l’ordonnance du 17 juin 2004 (précitée) ne permettait pas de confier au titulaire du contrat de partenariat la gestion du service public. Ces positions n’empêchaient pas une grande partie des praticiens comme de la doctrine de souhaiter une évolution au regard de l’opportunité de confier cette gestion : « Dans l’absolu, devrait-on pouvoir confier l’exploitation du service public au titulaire d’un contrat de partenariat ? Assurément oui ! Il suffit de l’écrire (le texte, toujours le texte…) » (P. Delelis, « Contrat de partenariat et exploitation du service public », AJDA 2010, p. 2244). C’est désormais chose faite au terme de l’article 67 de l’ordonnance « marchés publics » qui dispose que « le marché de partenariat est un marché public qui permet de confier (…) la gestion d’une mission de service public ».

Ce nouveau mode de délégation de service public est particulièrement intéressant pour les services déficitaires ou pour ceux pour lesquels il ne paraît pas possible ou opportun de faire payer les usagers (éducation, justice, transports collectifs).

Le marché de partenariat devient donc un marché public de service public. Celui-ci existait déjà mais cette institutionnalisation témoigne de l’achèvement de l’évolution de la conception française autrefois centrée sur une répartition binaire entre les travaux et fournitures effectués en marchés et le service public géré en délégation de service public. Cette évolution est à ce titre actée par la directive 2014/23/UE (directive du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession) qui procède à un alignement du critère matériel des concessions sur l’objet des marchés publics. Il en va désormais de même pour le marché de partenariat qui « pourrait ne plus se distinguer des contrats de concession par son objet » (M. Guillerm, « Contrat de partenariat et transport collectif », Contrats publics 2015, n° 154, p. 42). A l’image du professeur Kaflèche, l’on pense qu’il ne faut pas s’émouvoir de ce rapprochement mais plutôt y voir l’occasion d’étendre les exigences relatives aux « Lois » de Rolland à tout contrat qui entraîne une dévolution du service public, que celui-ci soit une concession ou un marché (G. Kalflèche, « Les concessions : faut-il avoir peur du rapprochement avec les marchés ? », Contrats et marchés publics 2014, n° 6, dossier 4). Loin de devoir susciter la crainte, ce rapprochement permettrait ainsi de mieux protéger des marchés publics de service public qui ne disposent pas aujourd’hui d’un régime d’exécution aussi protecteur des spécificités de l’activité de service public qu’ils organisent (en ce sens, v. N. Symchowiz, « Pour un code des contrats de la commande publique », Contrats et marchés publics 2007, n° 4, étude 4, spéc. § 38). Si cette évolution semble faire l’unanimité (à l’exception notable du professeur Braconnier qui déplore l’assimilation « regrettable » de l’objet des marchés publics et des concessions : « Regards sur les nouvelles directives marchés publics et concessions. – Première partie : un cadre général renouvelé », JCP E 2014, n° 19, doctr. 567), elle soulève cependant des interrogations, notamment quant à la part de risque qui serait transférée au titulaire du marché de partenariat gérant un service public et donc sur le risque de requalification de ce dernier en concession (A.-L. Debono, « Les incertitudes du droit quant aux outils juridiques de gestion contractuelle du service public », Contrats et marchés publics 2015, n° 4, étude 4). Celles-ci ne semblent toutefois pas insurmontables et devraient trouver des réponses dans la pratique (en précisant dans le contrat et en faisant en sorte par exemple que la rémunération du titulaire ne soit pas substantiellement liée au résultat d’exploitation). L’on ne peut que saluer une mesure cohérente au regard des besoins exprimés par les praticiens.

En plus de permettre de confier la gestion du service public au partenaire, le marché de partenariat organise une modulation des missions susceptibles d’être confiées.

L’ordonnance « marchés publics » distingue désormais les missions principales obligatoires (art. 67 I 1° et 2°) des missions optionnelles (art. 67 II 1°, 2° et 3°). La fiche d’impact de la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy dispose sur la question qu’il s’agit « de mieux répondre aux besoins des acheteurs publics » et de permettre « d’adapt[er] » le marché de partenariat à chaque projet (Fiche d’impact projet de texte réglementaire du Projet d’ordonnance relative aux marchés publics (version concertation), décembre 2014, p. 68). Cependant, la clé de répartition retenue interroge puisque les missions relatives à la conception ou à l’aménagement, l’entretien et la maintenance, deviennent optionnelles. A ce titre, l’on est en mesure de penser à la lecture de cet article, que le marché de partenariat pourrait, en fonction de la volonté de l’acheteur, se résumer à un marché de travaux avec paiement différé et sans loi MOP (M. Ubaud-Bergeron, « Le caractère global du contrat de partenariat n’est pas une option », Contrats et marchés publics 2015, n° 6, comm. 137). Cette hypothèse était jusqu’alors impossible en contrat de partenariat, ainsi que l’avait confirmé le Conseil d’Etat en sanctionnant un contrat de partenariat divisé en tranches et dont la tranche ferme ne portait pas sur des missions globales, se limitant à de simples prestations d’études (CE, 29 avril 2015, Société Urbaser Environnement, n° 386748).

Cette modulation met donc fin aux trois éléments de globalité du contrat de partenariat qui, jusqu’alors, comportait nécessairement trois missions relatives au financement, à la construction et à l’entretien. L’on regrette sur ce point l’instauration d’un contrat « à la carte » qui, sous prétexte d’introduire plus de souplesse, sacrifie ce faisant l’originalité du contrat de partenariat, dont le caractère global responsabilise le titulaire qui doit penser en coût complet de fonctionnement et non seulement de construction (J.-M. Peyrical et M. Scialom, « Point de vue – PPP : l’évaluation préalable à la croisée des chemins », Le Moniteur 2015 [en ligne]). Ces auteurs soulignent, en outre, que cette modulation rend plus périlleuse encore la comparaison et la valorisation monétaire des risques de l’évaluation préalable.

La possibilité offerte de confier la gestion du service public au titulaire du marché de partenariat est également liée à l’absorption par ce contrat, de différents montages contractuels domaniaux tels que le bail emphytéotique administratif (BEA).

2. Mise en place d’un véritable PPP et recentrage corrélatif des autorisations d’occupation du domaine sur leur vocation initiale

Aux termes de l’ordonnance « marchés publics », les montages domaniaux complexes dont l’usage initial avait été détourné, sont absorbés par le marché de partenariat.

La loi d’habilitation pour la transposition des directives donnait mission au Gouvernement de rationaliser « le cadre juridique applicable aux contrats globaux, y compris sectoriels, afin d’harmoniser les règles relatives à ces contrats » (art. 42 I, 2° b de la loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014). Les experts de la DAJ ont vu là une « occasion rêvée » de réorganiser l’architecture des partenariats public-privé. Cette expression est utilisée pour désigner l’ensemble des conventions ou montages contractuels permettant un financement privé d’infrastructures publiques en confiant à leur titulaire une mission de construction et d’exploitation.

En effet, alors que certains contrats sont spécifiquement dédiés à cet office, tel le contrat de partenariat, d’autres contrats ont été détournés de leur objet. Initialement destinés à la valorisation du domaine, les contrats d’occupation domaniale tels les BEA ou les autorisations temporaires (AOT), ont été utilisé pour la construction d’ouvrages. Cette utilisation a été diversement appréciée, les uns parlant de détournement (N. Symchowiz, « Pour un code des contrats de la commande publique », Contrats et marchés publics 2007, n° 4, étude 4, § 32), les autres y voyant une marque d’ingéniosité. Si elle témoigne du pragmatisme des opérateurs au travers d’une « utilisation ingénieuse du régime de l’usage des sols, de celui de la construction des ouvrages ou équipements, et partant, du régime de leur propriété » (L. Rapp, « Partenariats public-privé », op. cit., p. 1156), cette pratique n’était cependant pas sans poser de questions. Elle était en effet périlleuse, ces montages, souvent complexes, se révélant peu transparents et non sécurisés (P. Lignières, Partenariats public-privé, op. cit., p. 47).

Face à la multiplication de montages contractuels à la légalité litigieuse et au régime juridique incertain, nombreux étaient donc ceux qui appelaient à une intervention législative afin de fixer un cadre à ces pratiques. Ces attentes se sont ainsi spontanément renforcées à l’heure de la transposition des directives marchés, la doctrine appelant de nouveau à ce que le marché de partenariat devienne « le droit commun des partenariats public-privé englobant les autres formules contractuelles créées pour satisfaire des besoins sectoriels (BEH, BEA sectoriels LOPSI-LOP, JO, AOT-LOA) » (C. Frackowiak et G. Delaloy, « Pour une rationalisation de l’architecture du droit français de la commande publique », BJCP 2014, n° 95, p. 241-242).

C’est désormais chose faite. L’ordonnance « marchés publics » procède en effet à l’insertion des montages contractuels complexes : BEA/contrat de partenariat sectoriel, au sein du marché de partenariat et donc, au sein de la commande publique.

De façon corrélative, les autorisations d’occupation du domaine sont recentrées sur leur vocation première – à savoir la seule occupation du domaine – et ne peuvent en tout état de cause « avoir pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures, la prestation de services, ou la gestion d’une mission de service public, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, pour le compte ou pour les besoins d’un acheteur soumis à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ou d’une autorité concédante » (art. 101 de l’ordonnance « marchés publics »).

L’un des problèmes essentiels du contrat de partenariat résidait enfin dans la sécurisation du financement privé en cas de contentieux.

B. La (tentative) de sanctuarisation du financement

Le caractère économique du contrat/marché de partenariat le singularise au sein de la commande publique. Il en fait un contrat spécialement sensible aux risques contentieux et plus largement à l’insécurité juridique. Les incertitudes liées à la jurisprudence Rouveyre (TA Bordeaux, 19 décembre 2012, Rouveyre, n° 1105079 et CAA Bordeaux, 17 juin 2014, Rouveyre, n° 13BX00564) menaçaient donc gravement ce caractère (1). L’ordonnance tente sur ce point de sécuriser le dispositif en sanctuarisant les dispositions de l’accord autonome (2).

1. Les incertitudes consécutives à la jurisprudence Rouveyre

Le financement du marché de partenariat (vaste question qui ne sera ici abordée qu’au regard du mécanisme de la cession « Dailly » et des problématiques de l’accord autonome) repose en grande partie sur des fonds externes, en particulier sur le mécanisme de la cession de créance. Il consiste pour le titulaire à céder à ses financeurs les créances futures (loyers) dont il dispose sur la personne publique. En consentant à cette cession, la personne publique s’engage à payer directement les prêteurs, sans pouvoir leur opposer les exceptions tirées du rapport entre elle et son partenaire privé. Les risques financiers sont alors neutralisés pour l’organisme prêteur. C’est le mécanisme de la cession « Dailly ». Néanmoins, en vertu de l’article L. 313-29-1 du code monétaire et financier, l’acceptation de cette cession ne peut intervenir qu’au moment de la livraison des ouvrages. Précisément, celle-ci est « subordonnée à la constatation par la personne publique contractante que les investissements ont été réalisés conformément aux prescriptions du contrat » (article L. 313-29-1 du code monétaire et financier). Les risques antérieurs liés à la phase de construction ne peuvent donc être garantis par ce biais. Ceux-ci sont pourtant réels. Les recours contentieux sont en effet nombreux (en raison du caractère politiquement sensible de ces contrats, mais encore de la multiplication des requérants recevables à engager de tels recours (sur ce point, v. : L. Robert, « L’accord autonome, nouveau symbole des dérives des contrats de partenariat ? », JCP A 2014, n° 48) et multiplient d’autant les risques d’annulation du contrat. Parallèlement, les établissements bancaires sont sollicités pour procéder au tirage de la dette dès le commencement d’exécution du contrat. En effet, c’est au cours de la phase de conception-construction que le partenaire engagera le plus de dépenses, sans percevoir aucun paiement de l’administration. Cette dernière n’effectue en effet son premier versement qu’« à compter de l’achèvement des opérations » (art. 83 de l’ordonnance « marchés publics ») de construction. Il faut noter toutefois que la nouvelle réglementation précise que le marché de partenariat peut « donner lieu à des versements à titre d’avances et d’acomptes » ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. Les modalités de ces versements éventuels sont fixées contractuellement, ce contrat n’étant pas soumis au régime réglementaire des marchés « simples » (cf. art. 66 de l’ordonnance « marchés publics »).

Constatant l’insuffisance du mécanisme de la cession « Dailly », les praticiens ont mis en place l’accord autonome ou convention tripartite. Par celui-ci, la personne publique garantit aux créanciers « que, en cas d’annulation du contrat, l’indemnité due par la personne publique au titulaire couvrira bien tous les postes, en particulier le capital restant dû, les frais financiers, les coûts de rupture et de réemploi des instruments de dette » (S. Braconnier, « Nouvelles directives et partenariats public-privé : plaidoyer pour une consolidation », RDI 2015, n° 1, p. 8). Cet accord est dit « autonome », c’est-à-dire autonome du contrat de partenariat. Parce qu’il doit en prévenir l’annulation, il paraissait plus judicieux de l’en distinguer matériellement afin que la nullité ou l’annulation du premier ne contamine celle du second. L’établissement de cette « cloison étanche » (L. Robert, « L’accord autonome, nouveau symbole des dérives des contrats de partenariat ? », JCP A 2014, n° 48) entre l’accord autonome et le contrat de partenariat n’a pas résisté à l’application contestable par le juge administratif de la théorie de l’indivisibilité.

La remise en cause des sécurités ainsi établies est le fait du juge à l’occasion de l’affaire dite « Rouveyre ». Dans cette espèce, était attaquée la délibération autorisant le maire à signer l’accord autonome au contrat de partenariat. Saisi de l’affaire, le tribunal administratif de Bordeaux (TA Bordeaux, 19 décembre 2012, Rouveyre, n° 1105079) a déclaré que l’accord autonome était « accessoire au contrat de partenariat ». Il annihile ce faisant le fondement même de l’accord. En effet, en sa qualité d’« accessoire », celui-ci ne peut survivre à la nullité de son « principal », le contrat de partenariat. Privé de fondement contractuel, le partenaire de l’administration ne peut se fonder que sur des bases extra-contractuelles : or l’assiette de celles-ci ne leur garantit pas un remboursement de l’intégralité de leurs frais, financiers notamment.

Cette jurisprudence a fortement mis en péril ce mécanisme en introduisant le doute et donc le risque. Cela se traduit nécessairement par l’augmentation des coûts et une crainte des investisseurs à utiliser ce type de contrats.

Loin de rester inerte, la doctrine avait commencé à imaginer de nouveaux outils de sécurisation en réaction à ce premier assaut jurisprudentiel (réinternalisation de l’accord autonome, pratique des signatures anticipées, transaction). Bien qu’audacieuses, celles-ci n’étaient pas exemptes de lacunes. En ce sens, les dispositions de l’ordonnance « marchés publics » ayant acquis une valeur législative depuis leur ratification par le Parlement, celles-ci sont plus sécurisantes pour les cocontractants.

2. Premier pas vers le renforcement de la bancabilité

L’article 89 de l’ordonnance « marchés publics » introduit la disposition tant attendue et dispose sans ambiguïté que « lorsqu’une clause du contrat du marché de partenariat fixe les modalités d’indemnisation du titulaire en cas d’annulation, de résolution ou de résiliation du contrat par le juge, elle est réputée divisible des autres stipulations du contrat ». La rédaction de cet article a évolué au fil des projets d’ordonnance successifs jusqu’à la loi Sapin II qui en a modifié la rédaction en même temps qu’elle a ratifié l’ordonnance marché.

La version du projet d’ordonnance soumis au Conseil d’Etat prenait soin de préciser l’étendue de l’indemnisation. Elle faisait ainsi explicitement référence aux « dépenses que [le titulaire] a engagées conformément au contrat et qui ont été utiles à l’acheteur, parmi lesquelles les frais financiers liés au financement mis en place dans le cadre de la mission globale confiée au titulaire ainsi que, le cas échéant, les coûts liés à la rupture des emprunts et des instruments de couverture de taux mis en place en accord avec l’acheteur » (art. 87 du projet d’ordonnance relatif aux marchés publics (NOR EINM1506103R/Rose-1), version soumise pour avis au Conseil d’Etat).

La version définitive de l’ordonnance en revenait à une définition plus ramassée. Celle-ci faisait référence, parmi les dépenses utiles engagées par le titulaire, aux seuls « frais financiers liés au financement mis en place dans le cadre de la mission globale confiée au titulaire ». La mention des « coûts liés à la rupture des emprunts et des instruments de couverture de taux mis en place en accord avec l’acheteur » avait disparu. Bien que ces précisions ne constituaient que des exemples, en témoigne l’utilisation de la préposition « parmi lesquelles » et n’actent donc sans doute pas une réduction des frais indemnisables, elles n’en sécurisaient cependant pas le caractère. Réagissant à l’ordonnance, certains avait déjà regretté cette absence en estimant que « sur ce point, le texte a donc manqué l’occasion de grandement faciliter le financement des investissements publics » (A. Troizier, « Point de vue – Réforme des PPP : objectifs remplis ? », Le Moniteur 2015, [en ligne]). La lacune est cependant désormais comblée puisque la loi Sapin II est venue modifier la formulation de l’article en incluant explicitement l’indemnisation des « coûts pour le titulaire afférents aux instruments de financement et résultant de la fin anticipée du contrat ». Ce faisant, la loi Sapin II aligne strictement ces dispositions sur celles prévues en matière de concession (art. 56 de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession).

Il faudra voir à l’usage si ces sécurités sont jugées suffisantes par les investisseurs. Interrogés sur le sujet, certains praticiens et universitaires (notamment le professeur Richer lors du colloque consacré à L’exécution des contrats administratifs. Quelle(s) mutation(s) pour un droit adapté aux enjeux du XXIe siècle ?, organisé les 27 et 28 avril 2017 sous la direction de V. Bouhier et D. Riccardi (actes du colloque à paraître)) ont cependant précisé que la tendance actuelle était à la passation de concessions pour des projets pourtant adaptés au marché de partenariat. Il semblerait que celui-ci souffre auprès des opérateurs d’une image écornée : ses conditions de recours étant jugées trop restrictives et sa passation trop perméable au contentieux. Espérons que ces ajustements permettront de réhabiliter cette formule contractuelle qui permet seule, aux côtés de la concession, de contourner la règle du paiement différé. La passation automatique de concessions dans le seul but de bénéficier du paiement différé sans passer par le marché de partenariat n’est pas non plus exempte de difficultés puisqu’il convient dans ce cas de trouver suffisamment de « risque » à transférer au titulaire, sous peine de voir le contrat requalifié…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 215.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les apports de la loi « Sapin II » au droit de la commande publique

par Mme Anne-Claire GRANDJEAN
Docteur en droit public de l’Université Lille 2
Déléguée du Défenseur des droits

Art. 213. La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « Sapin II », et publiée au Journal officiel de la République française n° 287 du 10 décembre 2016 contient des dispositions intéressant directement le droit de la commande publique.

La création de l’Agence française anticorruption (art. 1), la mise en place d’un régime de protection des lanceurs d’alerte (art. 6), l’autorisation faite au Gouvernement de procéder, par ordonnance, à l’adoption de la partie législative du code de la commande publique (art. 38), la modification de certaines dispositions de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics (art. 39) et la ratification de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession (art. 40) apparaissent comme les mesures notables de la loi « Sapin II » en matière de commande publique.

Ce bref rappel permet de comprendre que le texte a vocation à moderniser le droit pénal de la commande publique (I) et à modifier et organiser le droit commun de la commande publique (II).

I) La modernisation du droit pénal de la commande publique

La modernisation du droit pénal de la commande publique a lieu grâce à la création de l’Agence française anticorruption (A) et à la consécration d’un régime général du lanceur d’alerte (B).

A. L’Agence française anti-corruption, service national d’aide à la prévention et à la détection de délits commis notamment dans le cadre de la commande publique

La loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, dite loi « Sapin I », avait créé le Service central de prévention de la corruption (SCPC), anciennement placé auprès du Garde des sceaux, qui avait été mis en place pour centraliser les informations nécessaires à la détection et à la prévention des faits de corruption active ou passive, de trafic d’influence commis par des personnes exerçant une fonction publique ou par des particuliers, de concussion, de prise illégale d’intérêts ou d’atteinte à la liberté et à l’égalité des candidats dans les marchés publics. A cet égard, l’entité établissait un rapport annuel de nature à présenter et analyser les données statistiques relatives aux condamnations pour manquements à la probité ainsi que les jurisprudences en la matière. Ce rapport émettait également des propositions permettant d’améliorer la prévention des délits entrant dans le champ de compétence du service.

L’article 1er de la loi « Sapin II » crée l’Agence française anticorruption en lieu et place du SCPC afin, notamment, de mettre en conformité le droit interne avec les exigences internationales (convention des Nations-Unies contre la corruption du 31 octobre 2003).

Statutairement, l’Agence française anticorruption est un service à compétence nationale placé auprès du ministre de la justice et du ministre chargé du budget. Cette entité est chargée d’aider les autorités compétentes à prévenir et détecter les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme. Dès lors, il faut remarquer que le champ de compétence matérielle de l’agence est plus large que celui du SCPC.

En vertu de l’article 3 de la loi « Sapin II », l’Agence a pour mission de participer à la coordination administrative, de centraliser et de diffuser les informations permettant d’aider à prévenir et à détecter les délits susmentionnées. A cet égard, le décret n° 2017-329 du 14 mars 2017 relatif à l’Agence française anticorruption précise qu’elle est en charge de l’élaboration d’un plan national pluriannuel de lutte contre les délits susmentionnés. En outre, l’Agence élabore des recommandations et assure des formations et des actions de sensibilisation destinées à aider les personnes morales de droit public et de droit privé à prévenir et à détecter les délits ressortant de son champ de compétence. Elle contrôle par ailleurs, de sa propre initiative, la qualité et l’efficacité des procédures mises en œuvre pour prévenir et détecter les faits.

L’Agence s’assure enfin de la mise en œuvre, sous le contrôle du procureur de la République, des programmes de mise en conformité que les personnes morales doivent respecter, dans le cadre d’une condamnation au titre de l’article 131-39-2 du code pénal ou, sur demande du Premier ministre, d’une décision prise dans le cadre de la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968. L’agence dispose de moyens d’actions tels que l’élaboration d’un rapport annuel rendu public et le signalement d’infractions au procureur de la République.

B. La consécration bienvenue d’un régime général de protection du lanceur d’alerte

Depuis 2001, les textes relatifs au lanceur d’alerte se succédaient dans des domaines variés mais sans logique d’ensemble. L’article 6 remédie à cette lacune juridique et consacre une définition générale du lanceur d’alerte comme étant « une personne physique qui révèle ou signale, de manière désintéressée et de bonne foi, un crime ou un délit, une violation grave et manifeste d’un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d’un acte unilatéral d’une organisation internationale pris sur le fondement d’un tel engagement, de la loi ou du règlement, ou une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général, dont elle a eu personnellement connaissance ». Cette disposition est louable et permet désormais de normaliser les conditions juridiques de l’existence du lanceur d’alerte. La bonne foi, élément central, devient une condition de réalisation de l’alerte tout comme le désintéressement ce qui exclut que le lanceur d’alerte puisse être animé par des considérations pécuniaires.

La procédure du signalement de l’alerte est prévue à l’article 8 de la loi « Sapin II » qui contraint à porter à la connaissance du supérieur hiérarchique les faits puis, en cas d’absence de réaction dans un délai raisonnable, aux autorités judiciaire, administrative et aux ordres professionnels. En dernier lieu, le signalement peut être rendu public. Le Défenseur des droits peut également être saisi pour orienter le lanceur d’alerte vers les organismes compétents pour recevoir le signalement.

Un régime juridique de protection du lanceur d’alerte est également instauré. Ainsi, l’article 9 contraint à la confidentialité de l’auteur de l’alerte et pénalise la divulgation des éléments relatifs à son identité de 30 000 euros d’amende et de deux ans d’emprisonnement. En outre, la loi protège le lanceur d’alerte contre une pratique discriminatoire lors d’une embauche.

En dehors du droit pénal de la commande publique, le droit commun fait également l’objet de modifications plus résiduelles.

II) L’organisation et la modification du droit commun de la commande publique

La loi « Sapin II » modifie, à la marge, l’ordonnance relative aux marchés publics (A) et autorise le Gouvernement à adopter la partie législative du code de la commande publique (B).

A. La réécriture résiduelle et la ratification de l’ordonnance relative aux marchés publics

L’article 39 de la loi « Sapin II » a ratifié l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics. Quelques modifications ont cependant été apportées au texte.

Ainsi, il faut noter la suppression de la possibilité, prévue à l’article 32 de l’ordonnance, de présenter des offres variables en fonction du nombre de lots susceptibles d’être obtenus. En outre, la loi « Sapin II » abroge l’article 40 de l’ordonnance susmentionnée qui prévoyait la nécessité, pour les marchés au-dessus de 100 millions d’euros hors taxe, d’une évaluation préalable à la procédure de passation, de nature à comparer les modes de réalisation du projet. Les marchés de partenariat restent toutefois soumis à cette obligation par le biais de la modification de l’article 74 de l’ordonnance.

L’article 45 de l’ordonnance est également modifié. A cet égard, la loi « Sapin II » assouplit les modalités de preuves de ce que les candidats ne se trouvent pas dans une situation d’interdiction de soumissionner liée à une condamnation pénale, à une violation des règles relatives au travail illégal ou à une sanction pénale accessoire liée à l’exclusion des marchés publics. Désormais, une simple déclaration sur l’honneur suffit.

La loi « Sapin II » modifie par ailleurs l’article 52 de l’ordonnance en prévoyant que l’attribution est possible sur la base d’un critère unique mais renvoie à un décret les conditions d’application. L’article 62 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics n’a toutefois pas été modifié. Il précise que le prix ou le coût peuvent constituer, sous conditions, un critère unique.

L’article 53 de l’ordonnance a été modifié afin de permettre à l’acheteur de mettre en œuvre tout moyen dans la détection des offres anormalement basses mais les modalités de mise en œuvre de cette action demeurent encore floues.

Enfin, l’article 89 de l’ordonnance prévoit, suite à la loi « Sapin II », l’indemnisation des dépenses faites par le titulaire d’un marché de partenariat après l’annulation, résolution ou résiliation du contrat sur recours d’un tiers.

 B. L’autorisation donnée au Gouvernement de procéder à l’adoption des dispositions législatives du code de la commande publique

L’article 38 de la loi « Sapin II » autorise le Gouvernement à procéder, par ordonnance, à la codification de la commande publique dans un délai de vingt-quatre mois. L’élaboration de la partie législative du code de la commande publique s’inscrit dans la perspective de simplification du droit de la commande publique prévue par les directives européennes de 2014.

Comme l’explique l’étude d’impact, la codification devrait permettre de compiler les textes épars, notamment la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975 relative à la sous-traitance, la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’œuvre privée, l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et ses décrets d’application ainsi que l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession (d’ailleurs ratifiée par l’article 40 de la loi « Sapin II »).

Demandée par un groupe de travail à l’Assemblée nationale en 1994, puis par le Conseil d’Etat en 1995, l’habilitation de procéder à la codification avait effectivement été donnée au Gouvernement en 2004 (art. 84 de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit). Toutefois, le projet avait été abandonné en 2006. En 2008, le Conseil d’Etat soulignait encore sa nécessité à des fins de simplicité et de lisibilité. En 2009, l’article 33 de la loi n° 2009-179 du 17 février 2009 pour l’accélération des programmes de construction et d’investissement publics et privés autorisait de nouveau le Gouvernement à adopter la partie législative du code de la commande publique. Toutefois, le Conseil constitutionnel avait censuré cet article comme étant un cavalier législatif (décision du 12 février 2009 n° 2009-575 DC).

L’habilitation législative issue de la loi « Sapin II » apparaît cependant dans un contexte juridique bien différent. La modernisation et l’harmonisation du droit des marchés publics et des concessions justifient désormais ce projet et le placent de façon cohérente au cœur des réformes juridiques pertinentes.

Mots-clefs : Lanceur d’alerte – Agence française anticorruption – Loi « Sapin II »

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 213.

   Send article as PDF