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ParJDA

Questionnaire de Mme Briand (45/50)

Manon Briand
Etudiante en Licence de Droit
Université Toulouse 1 Capitole

Art. 183.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Lorsque on entend « droit administratif », on peut considérer en premier lieu les rapports sociaux déséquilibrés que constituent les relations entre l’administration (agissant au nom de l’intérêt général) et les administrés (personnes privées agissant pour des préoccupations particulières). Plus largement, le droit administratif est une branche du droit, une branche du droit public ; composée de règles spécifiques à l’activité de l’administration. Ce droit disposerait donc de moyens propres afin de mener à bien sa mission, sa finalité, qui est la gestion d’activités de service public destinées à la satisfaction de l’intérêt général. Ces moyens propres de l’Administration (ensemble d’organes étatiques reliés au Gouvernement ; soit par une relation hiérarchique, soit par une relation de contrôle) seraient des « prérogatives de puissance publique » qu’il est possible de définir comme des pouvoirs exorbitants du droit commun (recours à l’expropriation, prise de décision unilatérale, privilège de l’action d’office etc). Par ailleurs, le droit administratif peut paraitre difficilement envisageable sans faire mention de la grande place de la source jurisprudentielle. Le droit administratif est un droit qui s’adapte, qui vit à travers les phénomènes sociaux (CE, 7 aout 1909 « Winkell », la grève dans la fonction publique est un acte illicite ; CE, 7 juillet 1950 « Dehaene », en l’absence de loi applicable, il appartient aux chefs de service de réglementer le droit de grève des fonctionnaires). Ce droit étant majoritairement prétorien, il ne se fait pas en amont mais au fur et à mesure que les litiges se présentent au juge administratif. Chaque temps a ses préoccupations, ses modes et ses passions ; cela vaut aussi bien pour les particuliers que pour l’administration. De part ces observations, il peut sembler tout à fait légitime de penser le droit administratif comme un droit spécial, dérogatoire au droit commun ; cependant, je ne pense pas qu’il y soit dérogatoire. Je pense qu’il faut le voir comme une sorte de droit commun de l’action administrative (comme le droit privé est celui de l’action privée).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

(…)

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Le débat relatif à la définition du droit administratif français peut être constitutif de la singularité de la matière. Absence de clarté, amphibologie, équivoque : voilà ce que peut nous évoquer la définition du droit administratif. Il semble y avoir toujours eu un malaise concernant la définition du droit administratif : Comment le définir ? Sous quel angle ? Sous l’angle des personnes publiques ou sous celui des règles exorbitantes de droit commun (cela paraît obsolète attendu que le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 20 décembre 1935 « Société des Établissements Vézia » admet qu’une personne privée puisse se voir investie d’une mission de service public ; et donc de bénéficier des prérogatives de puissance publique) ? Il convient d’analyser les divers courants doctrinaux en la matière afin de rendre compte de la complexité de la problématique. G.Jèze définissait le droit administratif autour du service public qui est pour lui la notion fondamentale de ce dernier : « le droit administratif est l’ensemble des règles spécifiques, relatives au fonctionnement des services publics ». Duguit affirmait également que la notion de service public était la base de la conception du droit administratif, et même plus largement, du droit public. Là encore existe une difficulté ; le terme de « service public » contient un double sens ; celui d’institution et celui d’activité. Pour G.Jèze, le terme de « service public » renvoyait à « une activité se déroulant sous l’empire de règles spéciales, en dehors des règles de droit privé ». Duguit, quant à lui, utilisait alternativement un sens et l’autre. Pour M.Rolland, le droit administratif est « l’ensemble des règles relatives à l’organisation et au fonctionnement des services publics et à leurs rapports avec les particuliers … » ; ici le terme « service public » renvoi aux organismes, aux institutions. Cette définition se rapproche, ipso facto de celle de Duguit et diverge de celle de G.Jèze qui définissait le service public comme une activité, une tâche, une fonction. Dans une toute autre optique, M.Waline définissait dans sont traité le droit administratif comme « l’ensemble des règles qui précisent dans quelles conditions les personnes administratives acquièrent des droits et imposent des obligations aux administrés par l’organe de leurs agents, qui gouvernent l’activité de l’administration … ». Ici, apparaît une définition distincte des précédentes ; le droit administratif est le droit d’un groupe. La notion clef étant ici les agents administratifs et non le service public. M.Waline affirme, par ailleurs, l’autonomie de ce droit : « c’est un régime d’autonomie par rapport au droit privé : les principes fondamentaux du droit privé sont écartés … ». M. de Laubadère mentionne également l’autonomie du droit administratif dans sa définition : « le droit applicable à l’administration … » (on retrouve l’affirmation de cette autonomie dans le célèbre arrêt « Blanco » rendu par le Tribunal des conflits le 8 février 1873 : « … ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier …, elle a des règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privé »). M. de Laubadère va, dans sa définition, faire mention du double sens du terme « administration » qui renvoi à la fois à une organisation et à une activité. Une grande partie de la doctrine insiste sur cette autonomie du droit administratif qui se révèle dans les moyens utilisés par l’administration (prérogatives de puissance publique) ainsi que dans le but de celle-ci (le service public). Chapus, autre pionnier du droit public, définissait le droit administratif par les notions de service public et de puissance publique. Cette conception moderne de la définition du droit administratif s’est avouée réductrice car elle ne prenait pas en compte la « raison d’être » de ce droit : la satisfaction de l’intérêt général (justifie le recours aux prérogatives exorbitantes de droit commun). Hauriou le définissait par les moyens mis en œuvre par l’administration ; Vedel estimait les bases objectives d’une définition de l’administration et du droit administratif dans la Constitution … Tous ont des critères de définition différents. On peut donc en arriver à la conclusion que le droit administratif français a pour singularité de ne pas avoir de définition arrêtée, et que ce débat a et continuera d’intéresser les professeurs de droit public ; « le droit administratif a la particularité d’être à la recherche d’une définition » (René Chapus).

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Au cours de recherches, il est possible d’admettre que l’abondance de travaux, de thèses et de courants rendent la discipline complexe. Tout comme la question de sa définition, il semble que la qualification d’un critère principal du droit administratif soit objet à controverse. Mais qu’est ce qu’un critère ? Le dictionnaire Larousse nous indique qu’un critère est un caractère, un principe, un élément auquel on se réfère pour juger, apprécier, définir quelque chose. En l’espèce, il s’agit donc de savoir ce qui permet d’apprécier une situation administrative d’une autre situation. Analogiquement à la question sur la singularité du droit administratif français qui est selon moi l’impossible définition arrêtée de ce dernier, il semble opportun d’étudier cette question en analysant les diverses conceptions en la matière. Il faut pour cela, faire un voyage dans le temps. On peut penser que tout commence avec le fameux arrêt « Blanco » du Tribunal des conflits rendu le 8 février 1873 ; point de départ de la recherche du critère du droit administratif. Arrive en premier le critère du service public, définit par Yves Gaudemet comme une activité d’une collectivité publique visant à satisfaire un besoin d’intérêt général. Duguit et Jèze se saisissent de la notion de service public et en font le critère du droit administratif, critère de la compétence du juge administratif. De facto, tout service public amène à relever une situation administrative. La jurisprudence va, par la suite, consacrer cette idée que le service public emporte (de manière automatique et radicale) compétence du juge administratif (CE, 1903 « Terrier »; TC, 1908 « Feutry » ; CE, 1910 « Thérond »). Arrive ensuite 1912 avec l’arrêt du Conseil d’État « Société des granits porphyroïdes des Vosges » et les conclusions du Commissaire du gouvernement Blum qui marquent un tournant (l’exécution d’un service public peut comporter plusieurs éléments dont certains peuvent ne pas relever du droit administratif ; de plus, pour qu’un acte soit considéré comme administratif, il faut qu’il contienne des dispositions exorbitantes de droit commun); tournant qui trouve son coup de grâce 9 ans plus tard avec l’arrêt du Conseil d’État de 1921 « Société commerciale de l’Ouest Africain » (si un service public est similaire à une activité privée, alors cela confère compétence au juge judiciaire). Les pavés et le bac viennent rompre avec l’automaticité suivant laquelle tout service public est soumis au droit administratif : c’est la naissance du critère de la puissance publique et des services publics industriels et commerciaux (ces services publics relèvent de la compétence judiciaire du fait qu’ils ne diffèrent pas en eux-mêmes d’une opération classique entre particuliers). 1938, alors qu’auparavant la personne privée n’était qu’un exécutant du service public en ce sens qu’elle était toujours sous contrôle ou sollicitation de la personne publique ; la personne privée a désormais une gestion publique du service, elle peut assumer spontanément un service public (CE, 1938 « Caisse primaire aide et protection » ; CE, 1956 « Époux Bertin »). Le constat est le suivant : la personne privée peut gérer un service public administratif ; et la gestion ainsi que le contrat passé entre la personne publique et la personne privée peuvent n’avoir aucune forme de droit public (ne pas comporter de clause exorbitante) si l’objet du contrat est un service public. J’en arrive donc à la conclusion que le critère du service public donne lieu à de nombreuses difficultés. Apparait le critère de la puissance publique porté par l’école de Toulouse (en opposition à l’école de Bordeaux, dont la figure principale était Duguit, qui estimait qu’il y avait droit administratif dès lors qu’il y avait service public) sous l’impulsion d’Hauriou : il y a droit administratif quand il y a mise en œuvre d’un pouvoir de commandement (techniques juridiques contraignantes face aux particuliers), quand il y a prérogative de puissance publique. C’est donc l’exorbitance du droit administratif qui serait son principal moteur (CE, 1963 « Société coopérative agricole « la Prospérité fermière » » ; CE, 1973 « Société d’exploitation électrique de la rivière du Sant » ; TC, 1963 « Werling »). Néanmoins, ce critère peut-être critiqué ; il semble essentiel de relever l’absence de prise en compte de deux éléments qui viennent, parfois, limiter la puissance publique : les sujétions de puissance publique (Rivero) ainsi que l’intérêt général (finalité de l’action administrative). Certains auteurs vont alors chercher à refonder le critère de la puissance publique (le précédent étant trop réducteur) en amenant de nouveaux critères : il y a eu Vedel en se basant sur la Constitution, Chapus en estimant que le droit administratif devrait être le contentieux administratif (le critère de compétence devrait être le même que le critère des règles qui s’appliquent), l’apparition du critère de la gestion publique … Je pense, de manière assez similaire à Paul Amselek, que le droit administratif ne peut faire l’objet d’un critère unique. Avec le droit de la consommation, le droit de la concurrence, le droit européen (notamment) ; le juge administratif est amené à adopter une attitude symétrique à celle du juge judiciaire. Le juge administratif peut appliquer du droit civil au même titre que le juge judiciaire peut appliquer du droit administratif. Jean Rivero fait la remarque, dans son article « Existe-t-il un critère du droit administratif ? » de 1953, que cette volonté de définir le droit administratif par un seul critère est une spécialité du droit administratif. Les autres branches du droit sont gouvernées par plusieurs grands principes. Je ne pense pas que le droit administratif puisse s’appréhender sous un seul et même moteur, mais plutôt sous plusieurs avec l’intérêt général, les prérogatives de puissance publique et le service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

« Son origine jurisprudentielle a fortement marqué le droit administratif, soit que les textes intervenus ensuite ne soient que la compilation et la systématisation de solutions jurisprudentielles antérieures, soit (…) que ces textes se limitent à des propositions particulières et ponctuelles dans le cadre des principes et directives définis par la jurisprudence » (Yves Gaudemet). Comme le montre l’auteur, l’une des particularités du droit administratif est la prépondérance de la source jurisprudentielle. En effet, le droit administratif n’est pas fondamentalement un droit écrit (fixé sous forme de lois, de textes …). Cette branche du droit se façonne au fur et à mesure que les litiges se présentent au juge administratif, ce sont les faits qui vont créer le droit (alors que le droit écrit se fait en amont). On dit du droit administratif qu’il est un droit jurisprudentiel ; un droit « prétorien ». Toutefois, cette source est abondante, complexe, diversifiée (décision d’espèce, de principe) et difficile à interpréter. En d’autres terme, la jurisprudence ne dispose pas de la clarté et de la sécurité que procure le droit écrit.

Le développement de cette question m’amène à basculer sur la question : comment le droit administratif peut-il être mis à la portée de tout le monde ? Nul n’est censé ignorer la loi. Encore faut-il que la règle de droit soit simple, claire et accessible. Le Conseil constitutionnel, le 16 décembre 1999, a fait de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi un objectif à valeur constitutionnel ; et donne son appui à l’oeuvre de codification (cela vaut pour le droit de manière générale mais spécifiquement pour le droit administratif). Cet objectif à valeur constitutionnel est notamment fondé sur les articles 6 et 16 de la déclaration des droits de l’Homme dont les dispositions exigent que les citoyens aient une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables et imposent au législateur d’adopter des dispositions précises et des formules ne laissant pas la place à l’ambiguïté. Plusieurs finalités à la simplification du droit : la réduction des délais devant la justice, la sécurité juridique, une meilleure connaissance de la règle applicable, éviter le recours à l’arbitraire … En matière administrative, afin de réagir à cette situation chaotique ; on cherche à réduire la jurisprudence avec, notamment, l’objectif louable de codification du droit administratif. Il n’existe pas en la matière un code, comme le Code civil ; qui regroupe les grands principes essentiels du droit administratif (nombreux d’entre eux se trouvant dans la jurisprudence). Néanmoins, on peut citer le Code de la justice administrative, le Code de la voirie routière, le Code de la sécurité intérieure ; mais aussi le Code général de la propriété des personnes publiques de 2006. Cependant, la codification du droit administratif ne l’a pas encore englobé dans son entièreté (surement du fait de la complexité et de la multiplication des subtilités de la discipline). On peut donc être amené à penser que le droit administratif tend à ne plus être aussi prétorien qu’il a pu l’être dans le passé ; notamment avec l’objectif de simplification et d’accessibilité du droit qui passe, d’après moi, par le relais de la jurisprudence au code.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

« Le droit administratif est l’ombre de l’État éclairé par la lumière du siècle » (Jean Boulouis). Le droit administratif est un droit en perpétuel mouvement, qui se construit au fur et à mesure des évolutions sociétales. C’est en ce sens que je réponds par l’affirmative à la présente interrogation. Au regard des mes éléments de réponse, il m’a semblé évident de lier la présente question à la question : « Le droit administratif français est-il condamné à être globalisé ? ». Il est possible de comprendre la globalisation comme synonyme de mondialisation qui désigne un processus d’intégration des marchés qui résulte de la libéralisation des échanges, de l’expansion de la concurrence et des retombées des technologies de l’information et de la communication à l’échelle planétaire. Il semble que la construction d’un marché unique ainsi que la fluidité des relations juridiques soient les principaux objectifs de la mondialisation, par le biais de règles et de principes imposés (concurrence, transparence, égalité). Les différents aspects de la mondialisation (ouverture économique, développement des échanges internationaux, développement de vecteurs de communication avec internet notamment, développement de valeurs communes comme la protection de l’environnement ou les droits fondamentaux …) ont eu un impact sur le droit en général et donc, par voie de conséquence, sur le droit administratif.

L’internationalisation du droit administratif

A travers de nombreux ouvrages, nous pouvons constater que le droit administratif, depuis plusieurs années, fait face à une intrusion massive de normes externes ainsi que de situations d’extranéité (avec notamment le contentieux des étrangers). Cela est le résultat de la globalisation qui multiplie les situations transnationales et qui exerce une pression sur les droits nationaux dans le sens d’une homogénéité des concepts et des solutions (à titre d’exemple, le droit communautaire ainsi que le droit de l’Organisation Mondiale du Commerce poussent à une compréhension commune de ce que sont les catégories de contrats publics). Dans le phénomène « d’internationalisation » du droit administratif, il faut également y intégrer le principe de « bonne gouvernance ». La Banque Mondiale, notamment, considère qu’une forme spécifique d’organisation et de fonctionnement des appareils publics est une condition non négligeable du développement économique (cela passe, par exemple, par la lutte contre la corruption des agents publics).

La décentralisation du pouvoir`

L’environnement européen est favorable à ce mouvement de décentralisation (par exemple, avec la Charte européenne de l’autonomie locale du Conseil de l’Europe signée en 1985). En France, et ce depuis les années 1980, s’opère une décentralisation territoriale. Cela revient en fait à déplacer vers les collectivités locales, des compétences importantes ainsi que des moyens financiers adéquats. De plus en plus, les organes locaux vont se voir investis de la mission de faire respecter le droit national (même si ce point est à nuancer du fait du contrôle toujours présent de l’État).  Les autorités administratives indépendantes sont une illustration de la décentralisation du pouvoir administratif ; d’autant plus que ces autorités indépendantes bénéficient de compétences décisionnelles, d’un pouvoir de sanction ainsi que d’un pouvoir réglementaire. Dans la même logique, le droit administratif local a progressivement tendance à se séparer du droit administratif de l’État (par exemple, les modalités de création de droits réels divergent selon s’il est question de domanialité publique locale ou de domanialité publique nationale).

La «désétatisation » du droit administratif

La globalisation entraîne, ensuite, une réduction de l’espace de l’État au profit de celui du marché et des citoyens. Cette réduction passe, notamment, par le phénomène de privatisation (privatisation d’entreprises, fonctions exercées en régie de plus en plus confiées au secteur privé sur la base des contrats de délégation de service public avec la loi Sapin de 1993 …).

L’accroissement du contentieux administratif et sa « subjectivication »

La globalisation a également engendré une « émancipation » des citoyens qui hésitent de moins en moins à affronter la justice administrative (création des Cour administratives d’appel avec la réforme de 1987, pouvoir d’injonction en 1995, transformation des procédures d’urgence en 2000 …). De fait, les rapports administratifs locaux passent de moins en moins par un échange social (arrangements, négociations) ; et par plus de contentieux. Par ailleurs, l’objectivité dont se prévalait le droit administratif a tendance à passer derrière les intérêts privés des particuliers. Pour ne donner qu’un exemple (qui me paraît toutefois parfaitement significatif), l’article L.600-4-1 du Code de l’urbanisme dispose que : « Lorsqu’elle annule pour excès de pouvoir un acte intervenu en matière d’urbanisme ou en ordonne la suspension, la juridiction administrative se prononce sur l’ensemble des moyens de la requête qu’elle estime susceptibles de fonder l’annulation ou la suspension, en l’état du dossier ». Le droit n’exige pas autant de la juridiction administrative ; ce qui prévaut ici est l’information complète du justiciable.

L’identité brouillée du droit administratif : le droit privé gagne du terrain !

Loin de moi l’idée de voir ici une nouveauté, la pénétration du droit privé dans le droit administratif date de plusieurs années. Cependant, l’intrusion est croissante (dans le droit contractuel administratif par exemple, de plus en plus de contrats signés avec une personne de droit privé). De même, la pénalisation du droit administratif va dans le même sens.

Vers un droit administratif global ?

Impossible de parcourir les étagères de la bibliothèque et les revues numériques sans tomber sur le GAL (global administrative law). Ce projet de « global administrative law » (droit administratif globalisé) date de 2005. Il a été proposé par une équipe de chercheurs de la New-York University School of Law. L’objectif est le suivant : analyser l’ensemble des mécanismes, règles et procédés comparables aux droits administratifs nationaux utilisés pour promouvoir la transparence, une participation accrue et la mise en place de mécanismes de responsabilisation (accountability) au sein d’une structure hybride (global administrative space) composée d’organisations internationales et autres. La mondialisation a, notamment, développé une pluralité et une diversification de l’exercice de l’autorité publique par de nouveaux régulateurs (individus, entreprises, ONG) ce qui a inévitablement conduit au recul de l’autorité effective de l’État qui doit désormais partager son monopole avec d’autres participants. Pour reprendre l’analyse de Benedict Kingsbury, le droit administratif global doit être appréhendé comme reflet du rôle croissant d’acteurs privés du type transnational et d’organismes hybrides. Ce projet répondrait alors à la nécessité d’un encadrement juridique par des règles de transparence, de participation, de consultation, de rationalité et de légalité, ainsi que par des mécanismes de contrôle. L’expression « global administrative law » regrouperait en fait les mécanismes ayant « an administrative law character ». On peut penser que outre la volonté d’un mouvement sous-tendant au regroupement de règles, conceptions, solutions communes ; la principale motivation de ce projet est de remédier à l’absence d’imputabilité de ces nouveaux « régulateurs globaux » qui sont souvent soit privés soit « semi-publics ». Dans de nombreux ouvrages, les auteurs parlent de « déficit d’accountability ». Analogiquement à l’étude de David Dyzenhaus sur ladite question, il semble que les contours du droit administratif sont problématiques à l’échelle nationale et que, de facto, cela rend compliqué une appréhension du droit administratif à l’échelle internationale. D’après plusieurs recherches, il peut nous sembler que la création d’un droit administratif globalisé est un objectif louable qui se bute cependant à des obstacles qui restent considérables.

Principe de coopération, droit de la concurrence, transparence, échanges mondiaux, menace du terrorisme, influence déstabilisatrice/modernisatrice du droit communautaire, amoindrissement du rôle du juge administratif avec la place de plus en plus importante d’autres juges et notamment du juge constitutionnel … De part tous ces éléments de réponse, on peut en déduire qu’effectivement il existerait un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain ». Cette évolution serait le fruit des impacts de la mondialisation sur le droit. Comme a pu le souligner Duguit : « le propre du droit administratif et du droit public en général est justement d’être en évolution constante sans pour autant nier son identité, c’est sans doute ce qui fait d’ailleurs sa pérennité ». On peut conclure en affirmant que oui, le droit administratif est contraint à se « globaliser » car c’est un droit vivant, un droit qui s’adapte aux évolutions sociétales et qui, de facto, doit s’adapter aux nouveaux phénomènes mondiaux.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

De part leurs apports en la matière, il paraît difficile de faire un choix. Émile-Victor Foucart qui fut le premier professeur de droit administratif de province, Ducrocq, Firmin Laferrière, Louis Marie de Lahaye de Cormenin, Maurice Hauriou … Voilà les sacerdoces du droit administratif, et plus largement du droit public. Comme exposé plus haut, ils ont tous participé à la construction de la matière, à l’évolution de sa définition, à la caractérisation d’un critère unique …

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Il est compliqué de ne retenir que trois – au plus – décisions juridictionnelles de droit administratif tant elles sont nombreuses. Toutefois, je me suis efforcée d’en retenir trois qui, selon moi, sont fondatrices.

  • Il y a tout d’abord la jurisprudence « Blanco» du Tribunal des conflits en date du 8 février 1873. Dans cette affaire il était question d’une enfant renversée et blessée par un wagonnet d’une manufacture de tabac, exploitée en régie par l’État. Le père avait saisi les tribunaux judiciaires pour faire déclarer l’État civilement responsable du dommage, sur le fondement des articles 1382 à 1384 du code civil. Le conflit fut élevé et le Tribunal des conflits attribua la compétence pour connaître du litige à la juridiction administrative. Cet arrêt est fondateur car le tribunal légitime la compétence des juridictions administratives et reconnaît la responsabilité de l’État (auparavant irresponsable) pour les dommages causés aux particuliers par les agents du service. Le Tribunal des conflits explique que pour cela, le droit administratif est un droit spécifique qui s’applique aux activités de l’administration ; ainsi qu’un droit autonome par rapport au droit privé et qui relève de la compétence du juge administratif.
  • Il y a ensuite l’arrêt du Conseil d’État rendu en Assemblée le 30 octobre 2009 « Mme Perreux». Ici, l’assemblée du contentieux abandonne la jurisprudence « Ministre de l’intérieur c/ Cohn-Bendit » du 22 décembre 1978 (un justiciable ne pouvait invoquer, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte individuel, le bénéfice des dispositions d’une directive européenne non transposée, alors même que le délai de transposition était expiré) en jugeant que tout justiciable peut directement se prévaloir, à l’appui d’un recours dirigé contre un acte administratif non réglementaire, des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive non transposée, une fois le délai de transposition expiré. En l’espèce, Mme Perreux, magistrate, contestait devant le Conseil d’État le refus du garde des sceaux de la nommer à un poste pour lequel elle s’était portée candidate. La requérante estimait avoir été victime d’une discrimination liée à son appartenance syndicale, cette dernière avait alors invoqué l’article 10 de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 relatif à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Or, la directive n’avait pas encore été transposée en droit interne.
  • Et puis, la jurisprudence du Tribunal des conflits « SCEA du Chéneau c/ INAPORC et M.Cherel et autre c/ CNIEL» du 17 octobre 2011. Cette décision revient sur l’arrêt du Conseil d’État de 1923 « Septfonds ». Selon cette ancienne jurisprudence, lorsque un litige relève à titre principal de l’autorité judiciaire ; le juge administratif est le seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie préjudicielle, sur la légalité des décisions administratives contestées. Dans sa décision de 2011, le Tribunal des conflits commence par rappeler le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III afin de réaffirmer la compétence de principe du juge administratif pour statuer sur toute contestation de la légalité des décisions prises par l’administration dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique, tout en réservant les exceptions légales ou tirées de la nature de la matière concernée. Dans un second temps, le tribunal retient une atténuation du principe en énonçant que : « il appartient à la juridiction de l’ordre judiciaire, compétemment saisie du litige au principal, de se prononcer elle-même, le cas échéant après renvoi à la Cour de justice, sur un moyen tiré de la méconnaissance du droit de l’Union européenne » sur la légalité des actes administratifs en cause.

Ces trois décisions juridictionnelles sont pour moi fondamentales en ce sens qu’elles sont relatives à la compétence de la juridiction administrative, à ses relations avec le droit communautaire, ainsi qu’à ses relations avec le juge judiciaire.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Le droit administratif ne se résume pas seulement au GAJA ; non. Il doit aussi être mis en relation avec la Constitution, les lois, les règlements, les traités internationaux, le droit de l’Union Européenne … Le droit administratif, même si doté de certaines spécificités, est intégré dans le système juridique français ; à ce titre, l’origine de ses règles, de ses sources, n’est pas différente de celle des autres secteurs du droit. Selon moi, et pour les principes qu’elles consacrent ; les sources les plus importantes (or la jurisprudence) en droit administratif sont la Constitution, les traités internationaux et le droit de l’Union Européenne.

  • La Constitution est la source essentielle de tout le droit français (englobant, ipso facto, le droit administratif). Vedel parle de « bases constitutionnelles du droit administratif». La « norme suprême » fixe, par exemple, la répartition des pouvoirs entre le Président de la République et les ministres, mais aussi la partition des pouvoirs entre loi et règlement … La Constitution définit les principes fondateurs du droit administratif : l’article 1 relatif au principe d’égalité, l’article 20 précise que le Gouvernement « dispose de l’administration et de la force armée », l’article 72 dispose que « dans les collectivités territoriales de la République, le représentant de l’État, représentant de chacun des membres du Gouvernement, a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois », l’article 62 affirmant que toutes les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles … Le préambule de la Constitution de 1946 s’impose également comme source du droit administratif : reconnaissance du droit de grève (CE, ass, 1950 « Dehaene»), du principe d’égalité (interdiction pour l’administration de traiter les citoyens différemment sauf si ils se trouvent dans des situations différentes), des principes de la légalité et de la nécessité des peines (les sanctions administratives ne doivent pas être disproportionnées à la gravité des infractions et ne peuvent pas non plus avoir un caractère automatique), du principe de liberté (CE, ass, 1995 « Koen » ; liberté de croyance et de liberté religieuse) … Enfin, la Charte de l’environnement de 2004 a aussi vocation à s’appliquer en droit administratif. A titre d’exemple, son article 7 dispose : « Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement » (CE, 2008 « Commune d’Annecy »).
  • La force juridique des normes internationales a, tardivement, était admise en droit interne. C’est l’article 26 de la Constitution du 27 octobre 1946 (repris par l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958) qui marque l’évolution en affirmant que : « les traités diplomatiques régulièrement ratifiés et publiés ont force de loi dans le cas même où ils seraient contraires à des lois françaises, sans qu’il soit besoin pour en assurer l’application d’autres dispositions législatives que celles qui auraient été nécessaires pour assurer leur ratification ». De facto, dans une suite logique, le Conseil d’Etat affirme qu’un acte administratif contraire à un traité international est illégal et doit être annulé (CE, 1952 « Kirkwood»). Le Conseil d’État fait prévaloir les règles internationales sur les actes administratifs, qu’ils soient réglementaires ou individuels ; il a par exemple admis qu’un acte peut-être irrégulier si ce dernier viole une coutume internationale (CE, ass, 97 « Aquarone » ; CE, sect, 2011 « Mme. Om Hashem Saleh et autres ») ou un principe général de droit international (CE, 2000 « Paulin »). Le juge administratif contrôle la signature du traité par la France (CE, 1962 « Compagnie de développement agricole et industriel »), la ratification et la publication régulière (CE, 1961 « Dame Garigou ») ; mais aussi l’application du traité par la ou les parties (CE, ass, 2010 « Mme. Cheriet-Benseghir »). De plus, alors qu’auparavant le juge administratif renvoyait le problème de l’interprétation des traités devant le ministre des affaires étrangères ; il se reconnaît désormais compétent (CE, ass, 1990 « GISTI »). Il semble que le revirement le plus important en la matière soit l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’État « Nicolo » en date du 20 octobre 1989 ; dans lequel ce dernier accepte de faire prévaloir sur la loi un traité international même antérieur à cette loi. Ladite solution a été transposée aux règlements (CE, 1990 « Boisdet »), aux directives (CE, ass, 1992 « SA Rothmans international France ») ; ainsi qu’aux décisions du Conseil des communautés européennes (CE, 2001 « Région Guadeloupe »).
  • Dans la même logique, le droit de l’Union Européenne trouve sa place en droit administratif. Lorsque le Conseil d’État est saisi à l’occasion de la contestation d’un acte administratif d’un moyen tiré de la méconnaissance de la Constitution, il peut rechercher si le principe constitutionnel invoqué dispose d’un équivalent dans l’ordre juridique communautaire garantissant l’application effective de la norme constitutionnelle en cause. En l’absence de difficulté sérieuse et si il trouve un équivalent dans le droit communautaire, le juge administratif tranche lui-même et annule les dispositions réglementaires ; à défaut, il saisit la Cour de Justice de l’Union Européenne d’une question préjudicielle. Si, a contrario, le juge administratif ne trouve pas de principe équivalent au principe constitutionnel invoqué par le requérant, il examine si le décret est conforme à ce principe, et, dans la négative, annule l’acte pour inconstitutionnalité (CE, ass 2007 « Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres»). Mais encore, le juge administratif retient la responsabilité de l’État en cas de méconnaissance d’un objectif fixé par une directive (CE, ass 1992 « Société Arizona Tabacco Products et SA Philip Morris France »). Le Conseil d’État va aussi se conformer à certains principes généraux du droit de l’Union Européenne (CE, 2009 « Association pour le maintien de l’élevage en Bretagne ») ; mais également à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

A posteriori de ces démonstrations, on peut en conclure que les normes constitutionnelles (en comprenant le préambule de 1946 et la Charte de l’environnement de 2004), ainsi que les normes internationales et communautaires détiennent une place non négligeable en tant que sources du droit administratif.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

J’ai longuement hésité quant à la réponse que j’allais donner ; un hanneton (CE, 13 janvier 1961 « Magnier »), un chien (CE, 4 mars 1919 « Thérond »), un cheval (CE, 6 avril 2012 « Société d’encouragement à l’élevage du cheval français »), un taureau de la commune d’Eyragues, une fouine, un corbeau freux, une corneille noire (CAA de Nancy le 26 septembre 2011), un goéland argenté (CAA de Douai le 2 avril 2008), un flamand rose (CE, 21 janvier 1998 « Ministre de l’environnement c/ Plan ») … Finalement j’ai opté pour le cheval, parce que le cheval c’est trop génial et que le droit administratif aussi !

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

(…)

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si le droit administratif était une œuvre d’art, il pourrait être une œuvre de Jackson Pollock (1912-1956), peintre américain de l’expressionnisme abstrait, mondialement connu de son vivant. Jackson Pollock utilisait la technique du « dripping » qui est un procédé pictural qui consiste à plonger le pinceau dans la peinture pour ensuite projeter celle-ci sur la toile (ou tout autre support). Pour enrichir ses œuvres, Pollock introduisait différentes matières comme des bouts de ficelle, du gravier, des fragments de verre brisé, des cigarettes ou encore des clous avec lesquels il fixait la toile au sol ou sur le mur et qui deviennent parties intégrantes du tableau. Mais pour autant qu’elle coule, gicle, goutte, se superpose ; sa peinture n’est pas désordonnée. Pollock a toujours rejeté avec force toute assimilation au chaos. Il a toujours eu une idée d’ensemble de son œuvre avant de la commencer. « Ainsi, le choix du grand format, la surface plusieurs fois parcourue et couverte avec des réseaux de coulure qui fusionnent la couleur et le trait en une structure interne maîtrisée donnent l’impression que le peintre et la peinture sont sortis de la toile, débordent du cadre, dépassent les frontières du temps et de l’espace … ». Son œuvre « Convergence » en 1952 reste selon moi sa plus belle peinture. Je l’assimile au droit administratif car elle illustre parfaitement la complexité, la technicité, l’abondance des sources, la perpétuelle évolution, ainsi que le large champ d’application de la matière. L’œuvre de Pollock n’a ni début, ni fin ; elle est un perpétuel présent. Le droit administratif, éclairé par la lumière du siècle, est en évolution constante. Le droit administratif n’est pas le fruit du hasard, il répond à une nécessité ; il est le cadre du pouvoir administratif ; dans une toute autre mesure, les peintures de Pollock répondent elles aussi à des phénomènes sociaux et évoluent au fil des événements. Au moment de la peinture « Convergence », les États-Unis ont pris très au sérieux la menace du communisme et de la guerre froide avec la Russie. Ladite peinture est l’incarnation à la fois de la liberté d’expression et de la censure. A travers sa toile, l’artiste se rebelle contre les contraintes des sociétés d’oppressions.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 183.

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ParJDA

Questionnaire de M. Boul (44/50)

Maxime Boul
Doctorant à l’Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Art. 182.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La définition du droit administratif est un Graal objet d’une quête doctrinale sans fin. Toute définition est inscrite dans son temps alors que le droit administratif s’inscrit dans le temps. Il est le fruit d’une construction historique qui oscille entre la protection et la légitimation des prérogatives de l’Administration et la garantie des droits et libertés des administrés. Intuitivement, le droit administratif serait le droit de l’Administration (publique). Aussi efficace puisse-t-elle paraître, cette proposition est en partie inexacte. Les règles applicables à l’Administration relèvent à la fois du droit administratif et du droit privé.

L’exorbitance du premier l’opposerait cependant au second. Le droit administratif serait un droit exorbitant du droit commun. Il sort des règles fixées par le droit qui régit les intérêts « communs », c’est-à-dire les intérêts des particuliers. Une esquisse de définition négative, par répulsion, met en avant l’autonomie du droit administratif par rapport au droit privé, et plus particulièrement au droit civil. Mais cette intuition n’est pas satisfaisante car l’exorbitance du droit administratif induit l’existence d’un droit d’exception dont le droit civil constituerait le droit de principe. Pourtant, en reprenant les termes de Maurice Hauriou, « le droit administratif est tout aussi normal que le droit civil » (Précis de droit administratif, 4e éd., 1901, p. 222). Le rapport entre ces deux droits est donc équilibré, ils s’entremêlent plus qu’ils ne se concurrencent.

Proposer une définition positive est une tâche peu aisée pour appréhender précisément et clairement l’ensemble du droit administratif. Il peut alors être entendu comme l’ensemble des règles applicables aux missions d’intérêt général rattachables à l’exercice des compétences d’une autorité administrative par la mise en œuvre de procédés de puissance publique (prérogatives / sujétions). Une tentative de définition si large souffre a fortiori de nombreuses exceptions, les services publics industriels et commerciaux, ou encore la gestion du domaine privé, sont principalement soumis aux règles de droit privé même si le droit administratif n’est jamais totalement absent.

Le droit administratif est avant tout le droit commun de l’activité administrative. Il est un droit d’équilibre entre l’accomplissement des prérogatives de l’administration poursuivant la satisfaction de l’intérêt général et les droits et libertés des personnes privées. Le centre de gravité se déplace vers l’un ou l’autre des deux pôles en fonction des situations.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif traverse les âges et survit aux constitutions, aux régimes politiques, et aux évolutions sociales et économiques. Si, selon la formule de Jean Boulouis, « le droit administratif est l’ombre de l’Etat éclairé par la lumière du siècle » (« Supprimer le droit administratif ? », Pouvoirs, n° 46, 1988, p. 12), alors il n’est plus le même qu’hier et sera différent demain. Il s’agit de montrer une continuité plutôt que de supposer l’existence d’une rupture distinguant ces périodes. Encore faut-il s’accorder sur celles désignant « hier » et « demain ». S’il s’agit d’hier au sens du jour précédant aujourd’hui et demain comme celui lui succédant immédiatement, alors le droit administratif n’a pas connu, et ne connaîtra pas, d’évolutions notables en l’espace de 24 heures. Le droit administratif d’« hier » entendu comme période passée, révolue, a subi quelques transformations. Il est certainement passé d’un droit en quête d’« émancipation » à un droit en « intégration ». Emancipation parce qu’il a fallu construire les grandes notions comme le service public, le contrat administratif, l’acte administratif, ou encore la propriété publique.

Le droit administratif a largement abordé une phase d’« intégration ». La légalité administrative s’est enrichie en incorporant de nouvelles normes de référence, qu’il s’agisse du droit de la concurrence ou de la consommation. Les droits et libertés fondamentaux, des citoyens ou des opérateurs économiques, prennent une place toujours plus importante avec la multiplication des normes nationales, européennes et internationales mais aussi la mise en place de mécanismes procéduraux permettant de les garantir (QPC, référé-liberté au premier rang). La prise en compte croissante de la situation des administrés a redessiné le cadre du contrôle opéré par le juge administratif (recul des mesures d’ordre intérieur, (r)évolution du contentieux contractuel,…) plus soucieux de leur situation (ex : sécurité juridique). Le vocable a également évolué. La performance, la transparence, la régulation, les citoyens ont envahi le paysage du droit administratif qui s’adapte à son époque. Les grandes notions sont toujours présentes mais elles subissent l’action du temps. L’évolution du droit administratif emporte également l’enrichissement du rôle du juge administratif, à la fois juge européen, juge constitutionnel, juge des libertés fondamentales ou encore juge économique. Il s’inscrit dans un réseau juridictionnel tant national que supranational ouvrant la voie à un dialogue entre les différents juges.

Imaginer ce qu’il deviendra « demain » est aussi difficile que d’en donner une définition, nous ne pouvons émettre que de simples suppositions. Peut-être deviendra-t-il un droit davantage « transparent », directement accessible, comme le laisse présager la loi pour une République numérique (n° 2016-1321 du 7 oct. 2016). La numérisation et la mise en place de l’Open data sont autant de vecteurs au profit de la démocratie administrative en rapprochant des citoyens de l’action administrative, étatique et décentralisée, et en renouvelant notamment certains principes dont les « lois de Rolland » en favorisant l’égalité, la continuité, l’adaptabilité du service public.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Outre la recherche constante d’une définition, le juge administratif est la principale singularité du droit administratif français. Son statut particulier, surtout pour le Conseil d’Etat, ainsi que son action dans l’élaboration du droit administratif lui confèrent certainement le rôle d’ « éclaireur » de l’Etat par « la lumière du siècle » .

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Puisqu’un moteur s’apprécie à sa puissance, alors la puissance publique apparaît comme une notion adaptée pour remplir cette fonction à propos du droit administratif. La référence explicite à Jean Rivero nous permet cependant de partager, très modestement, ses doutes pour déterminer le critère principal : « comment espérer réussir là où les meilleurs échouent ? » (« Existe-t-il un critère du droit administratif », Rdp 1953). Qu’il s’agisse de la puissance publique, du service public, de l’intérêt général, aucune de ces notions ne paraît pouvoir remplir à elle seule la fonction motrice attendue pour entraîner avec elle l’ensemble du droit administratif.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Les nouvelles technologies sont un outil incroyable au service de la diffusion du droit administratif dans le but de le mettre à la portée de tout le monde. Le numérique permet de toucher un nombre toujours plus grand de personnes et le format de la réédition du Journal du droit administratif sur internet est certainement fidèle à la pensée de ses fondateurs Adolphe Chauveau et Anselme Batbie. La large diffusion doit être conjuguée avec un effort de pédagogie ne rimant pas avec vulgarisation. Les différents acteurs, juge administratif, administrateurs, avocats et universitaires, doivent traiter les cas dans le but de viser un public intéressé important en exprimant leurs tenants et aboutissants sans tomber dans une démarche conceptualiste excessive.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La globalisation, aux niveaux régional et international, l’emporte sur toutes les branches du droit national, le droit administratif ne faisant pas figure d’exception avec l’apparition notamment du droit administratif européen et du « Global administrative law ». La globalisation ne signifie pas pour autant la disparition du droit administratif français. La convergence des ordres juridiques, favorisée par le « dialogue des juges », est certes à l’origine de l’émergence de nouveaux standards et normes communes (transparence, bonne gouvernance, accountability, etc.), mais la marge d’appréciation laissée aux autorités normatives et au juge administratif permet de maintenir ses singularités. Le droit administratif est donc condamné à être globalisé mais il n’est pas condamné par la globalisation.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Code général de la propriété des personnes publiques, code des relations entre le public et l’administration, code général des collectivités territoriales, code de justice administrative, la liste est trop longue pour énumérer tous les codes applicables en droit administratif. Pourtant face à la multiplication des textes législatifs et réglementaires, des sources internationales et européennes, des transpositions des directives européennes, le droit administratif reste fidèle au caractère jurisprudentiel – depuis longtemps critiqué – qui le caractérise tant. Les arrêts Tropic (2007) et Département du Tarn-et-Garonne (2014) illustrent à eux-seuls, pour le contentieux contractuel, la vigueur de la jurisprudence administrative récente et le caractère encore « fondamentalement jurisprudentiel » (R. Chapus, Droit administratif général, t.1, p. 6) du droit administratif.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

S’il fallait choisir parmi les « pères » qui ont le plus marqué le droit administratif,

  • Joseph-Marie de Gérando (1772-1842),
  • Léon Aucoc (1828-1910)
  • et Maurice Hauriou (1856-1929) figureraient certainement au premier rang.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • CE 13 décembre 1889, Cadot
  • CE Ass. 17 février 1950, Ministre de l’agriculture c. Dame Lamotte
  • CE Ass. 20 octobre 1989, Nicolo

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Loi 16-24 août 1790 (et décret du 16 fructidor an III)
  • Loi du 24 mai 1872 sur la réorganisation du Conseil d’Etat
  • Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un caméléon.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, 7 tomes, 1913-1927.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Un Outrenoir de Pierre Soulages.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 182.

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ParJDA

Questionnaire de M. Biagiotti (43/50)

Andréa Biagiotti
Etudiant – UT1 Capitole

Art. 181.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La définition du droit administratif ? Il s’agit dans un premier temps d’une question curieuse, parce qu’on pourrait simplement reprendre la définition classique que l’on retrouve dans différents cours et manuels de droit. Selon Weil et Pouyaud : « Le droit administratif est l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’Administration, c’est-à-dire le gouvernement et l’appareil administratif ». Mais en réalité, et en tant que simple étudiant en droit, ce type de définition me paraît peut-être trop simpliste, car en réalité le droit administratif n’est que le tronc d’un ensemble de disciplines très vastes.

On pourrait ainsi définir le droit administratif comme la branche de droit public régissant les rapports entre les hommes et l’état, que ce soit au niveau de l’administration, mais également au sein des diverses règles permettant d’avoir des rapports entre les individus et l’Etat. Il s’agit certes d’une définition très générale, mais qui en réalité, si on a la volonté de décortiquer, on peut voir dans cette définition le tronc commun, c’est à dire ce qu’est la généralité qu’est le droit administratif. Puis par la suite, on peut s’intéresser aux branches de ce tronc, permettant de mettre en évidence toutes les disciplines qui sont liées au droit administratif.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Oui, c’est certain, il existe un droit administratif d’hier, et d’aujourd’hui. Le droit administratif d’hier se considérait naturellement par son absence voire son occultation. Il existait, lors de la création du code civil en 1804 – et des années qui ont suivi – une véritable proclamation du droit civil, des rapports entre les hommes et des droits et devoirs les dotant de capacité juridique entre eux. Mais cette omniprésence a eu pour but véritable d’occulter la seconde discipline, à savoir le droit administratif, qui peut en apparaître comme un droit secondaire et voire même facultatif, dont son enseignement fût dans un premier temps dénigré avant de pouvoir enfin « rentrer dans les mœurs » auprès des universitaires et des étudiants en droit.

Il faut également ajouter un élément essentiel : le contexte historique qui a beaucoup joué au développement du droit administratif. En effet, il y avait la peur de la part des administrés de la puissance étatique. Tout en sachant que les régimes qui ont suivi la révolution Française de 1789 furent des régimes monarchiques, avec la puissance de l’Etat aux mains d’un seul homme, ce qui à créer et à promouvoir la peur après des administrés. Ces derniers avaient véritablement la hantise de revoir un seul Homme diriger le pays. Mais ce n’est pas la seule peur, car le roi se voyait doté de tous les pouvoirs, et sa puissance apparaissait comme suprême et despotique. La puissance de l’Etat était telle qu’il fût difficile de la renverser à maintes reprises au cours des trois derniers siècles, mettant ainsi en avant le peu d’intérêt que les administrés pouvaient en avoir, mais également la peur qui pouvait se créer au sein d’eux. En conséquence, le droit administratif pouvait être défini comme le droit qui régit les rapports entre l’administration, l’Etat, et les administrés, c’est à dire les citoyens.

Dans un second temps, le droit administratif d’actuel fût crée notamment par la prééminence et la force qui fût accordée au Conseil d’Etat ; celui-ci permettant enfin, depuis sa création jusqu’à ce jour, de mettre en avant toute l’importance du droit administratif, n’étant pas seulement un simple conseiller d’état, ce qui était son rôle principal à l’origine.

Le Conseil d’Etat a su, de par ses avis mais également sa jurisprudence, faire place à son rôle essentiel dans le système juridique Français. Il a permis de faire énormément d’avancées, il a admis le principe que l’Etat et ses représentants peuvent commettre des erreurs, de fautes, et ainsi se voir condamner. Mais également il a permis de faire comprendre aux administrés que le peuple Français se doit, s’il accorde son pouvoir à l’Etat, et à ses représentants, de pouvoir avancer avec, et non pas à l’encontre. Le droit administratif d’aujourd’hui serait donc un droit de compromis, avec des concessions faites aux administrés de la part de l’administration, et des concessions de la part de l’administration aux administrés, dans un souci d’équité et de continuité. Permettant ainsi aux administrés de légitimer le pouvoir, et ainsi de légitimer les règles qui sont issues du droit administratif.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif Français se caractériserait tout simplement, dans un premier temps par la séparation des pouvoirs. En effet, et comme nous le savons, le pouvoir exécutif, législatif, et judiciaire Français se doivent d’être séparés. On pourrait ensuite arriver à une seconde étape, à savoir la stricte séparation qui pouvait exister entre la branche de droit privé, et la branche de droit public. Mais, en s’intéressant plus précisément à cela, la caractéristique et la singularité du droit administratif Français serait son actuel entremêlement avec le droit privé. En effet, cette singularité se caractérise par l’entremêlement et le besoin que peut exprimer l’une des disciplines à l’autre. Aujourd’hui, on ne peut plus faire fonctionner une discipline sans l’autre.
Il fût un temps ou les deux disciplines se devaient d’être séparées strictement, et où l’on devait occulter tout lien pouvant exister entre les deux matières, alors qu’aujourd’hui, malgré le fait qu’on se doit, en tant qu’étudiant de droit, de choisir si l’on souhaite continuer ses études en tant que « privatiste » ou « publiciste » la réalité est entièrement différente.
En effet, à partir du moment où l’on comprend que ses deux matières se doivent de « travailler » et de « murir » ensemble, la singularité de la matière serait donc le besoin d’existence avec l’autre discipline, le droit privé. La singularité étant que l’une s’inspire de l’autre, et inversement. Permettant ainsi de faire progresser chacune des deux disciplines, malgré de nombreuses différences évidentes.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion juridique qui est le principal moteur du droit administratif est plus simplement l’administration. En effet, sans administration, on ne peut faire de droit administratif. Il paraît donc nécessaire que son moteur principal soit la puissance étatique au sens large, et plus précisément la puissance qui est accordée aux personnes publiques et aux administrations, ce qui permet de comprendre tout l’intérêt du droit administratif, à savoir répondre aux interrogations pouvant être posées par les administrés, mais également de permettre un fonctionnement certain et continu de l’Etat.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Le droit administratif pourrait être mis à la portée de tout le monde en le clarifiant et en le simplifiant. Il existe aujourd’hui, et je le constate en tant qu’étudiant en droit de 3e année, une certaine complexité et une incompréhension telle que son intérêt n’est pas compris. Alors, nous avons eu certes une codification à droit constant ces dernières années, permettant aux premiers abords de comprendre et clarifier le droit administratif dans ses traits les plus larges, c’est certain, mais le problème est tel que lorsqu’on parle de droit administratif, les administrés ne comprennent ni ses subtilités, ni sa complexité, et encore moins son intérêt. Le problème étant la complexité qui peut être présente au sein de la procédure administrative. Lorsqu’on nous affirme que lorsque nous marchons dans la rue, nous sommes sur le domaine public, ou encore qu’il faille des autorisations pour construire une maison sur un terrain acquis par soi-même, il paraît difficile de comprendre l’intérêt et les enjeux.

Différents exemples existent, mais l’un des plus marquant à mes yeux étant celui des délais à suivre, et des recours que l’on peut exercer ou non. Que l’on doit dans telle ou telle situation, il convient de s’adresser à telle ou telle administration ; lorsque l’on demande la délivrance d’un acte administratif, et qu’on vous le refuse, on pourrait imaginer qu’un recours devant le tribunal administratif compétent suffirait, mais ce dernier serait rejeté car il est nécessaire de s’adresser à la CADA. Or, en réalité, peu de gens le savent. Cela met en avant non seulement le morcellement qui peut exister au sein des administrations, malgré une volonté d’en avoir une unique, mais également la difficulté de se « repérer » au sein de cette complexité juridique. Cela peut donc nous conduire à supposer qu’il existe différentes failles au sein de l’administration Française. Ces failles pouvant être dues soit à un manque d’information, mais elles permettent ainsi à l’administration d’assoir ses nombreux pouvoirs et sa complexité, mais manifestent aussi un manque de puissance et de compréhension de la part des administrés. Tout en sachant, bien sûr, que l’administration a, et aura toujours l’avantage sur les administrés.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Au sujet de la globalisation du droit administratif, elle est en effet nécessaire. C’est à dire que le droit privé et le droit public, qui ne fonctionnaient pas ensemble auparavant, sont obligés aujourd’hui de travailler ensemble pour avancer, apprendre l’un de l’autre. Chacune des matières s’inspirant de l’autre, leur globalisation est donc nécessaire. Il est non seulement condamné à le faire, mais en réalité il l’est déjà. Il existe aujourd’hui beaucoup trop de lois, et d’articles de code indiquant qu’on doit se référencer à des procédures ou des articles de droit civil, et inversement. Donc dans un sens, le droit administratif est déjà condamné. Mais, ce n’est pas vraiment une condamnation en y réfléchissant, parce qu’elle permettrait simplement d’avoir une véritable unité du droit, cette condamnation serait plus qu’utile sur de nombreux aspects, il ne faut pas voir son aspect négatif, bien au contraire.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif Français n’est plus si prétorien qu’auparavant. En effet, de par la volonté du législateur d’une codification et de la création de nombreux codes à droit constant, cet aspect prétorien tend à disparaître. Mais malgré cela, le droit administratif Français reste tout de même un droit prétorien, énormément inspiré de la jurisprudence, qui a su marquer par de nombreux aspects, l’importance du Conseil d’Etat comme juridiction administrative Française, et toute l’importance de ses décisions qui se doivent d’être suivies par les administrations, et les administrés. Au cours du XXe siècle, il y a eu énormément de nouveautés, de modifications, et de créations qui sont directement issus de la jurisprudence ; ainsi on ne peut se défaire –  même si l’on en arrive à une codification complète du droit administratif – une prééminence de la jurisprudence qui ne cessera d’exister que lorsque le juge se décidera de ne pas créer de nouvelles règles et de nouvelles dérogations, mais de suivre au pied de la lettre les textes écrits. Mais malgré cela, et les exemples récents sont nombreux, le Conseil d’Etat permet également d’analyser, et de comprendre une situation juridique jusqu’alors inconnue. On peut ainsi prendre les différents exemples des crèches au sein des lieux publics, ou bien encore du burkini ayant fait les unes des différents tabloïds. En effet, ces situations, jusqu’alors inconnues du législateur, ont mis en évidence l’importance d’un Conseil Constitutionnel afin de comprendre de nouvelles situations. Dans la continuité, la Cour de Cassation a également pu mettre son rôle de juridiction judiciaire à l’essai, en définissant elle aussi de nouvelles situations juridiques, jusqu’alors inconnues.
Par conséquent, le droit administratif est, et sera toujours dans l’avancée du temps un droit prétorien, pour simplement permettre d’appréhender de nouvelles situations juridiques. Il est donc un droit évolutif, qui évolue avec son temps et les situations nouvelles qui peuvent lui être soumises.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les pères du droit administratif sont pour moi, dans un premier temps Maurice Hauriou. Cet ancien Doyen de la faculté de Toulouse 1 Capitole, a fait du critère de la puissance publique son fondement. Il développa au cours de sa carrière et de sa vie de nombreuses théories, et fondements, qui sont encore source d’inspiration aujourd’hui. Il a créé à Toulouse « l’Ecole de Toulouse » ou il placera tous ses espoirs de développement.

Dans un second temps, Léon Duguit, professeur de droit public à l’université de Bordeaux. Il va, dans une certaine continuité avec Maurice Hauriou, mettre en place « l’école du service public ».

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Différentes décisions furent véritablement marquantes au sein du droit administratif.

  • La première étant l’arrêt Blanco, de 1873, car cet arrêt va permettre, pour la première fois, de mettre en cause la mise en cause de la responsabilité de l’Etat.
  • La seconde étant l’affaire du Bac d’Eloka, de 1921, qui a permis la création du service public industriel et commercial, et de faire la distinction entre SPIC et SPA.
  • La dernière, et montrant toute l’importance de ce droit évolutif, à qui on oppose de nouvelles situations juridiques, l’arrêt Commune de Morsang Sur Orge de 1995, qui développa une nouvelle composante de l’ordre public, en mettant en avant l’évolution nécessaire avec son temps de ce droit administratif.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Il existe plusieurs normes importantes au sein du droit administratif Français. A commencer par la Constitution de la Vème République, ainsi que son préambule contenant différents textes, notamment la déclaration de 1789 jusqu’à la charte de l’environnement de 2004, tout en passant par le préambule de 1946, définissant les libertés accordées au peuple, mais également de disposer que l’Etat en devient le protecteur. Tout ceci rejoignant directement le droit administratif, qui se doit de protéger et d’affirmer les droits de chaque citoyen, mais également les devoirs qui lui sont dus.

Ensuite, le rôle des normes internationales, notamment la Convention Européenne des Droits de l’Homme de 1950, reprenant dans un premier temps le travail des législateurs Français, mais également permettant d’assoir la position de l’Europe vis à vis des états qui en font partie ; ce qui met en évidence  la nécessaire évolution du droit administratif puisque ce dernier peut se voir appliquer de nouvelles mesures directement applicable en droit Français, et qui doivent être respectées.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

(…)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

S’il était un livre, il serait « la ferme des animaux » de George Orwell, car l’enseignement principal de cet œuvre est que nous sommes tous égaux, mais certains le sont plus que d’autres. Or, le droit administratif, à mon avis, met en avant le fait que tous les administrés sont égaux, mais que l’administration sera toujours plus puissante et plus dominatrice.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si le droit administratif était une œuvre d’art, ce serait le tableau de Delacroix « la liberté guidant le peuple ». Car pour moi, cette œuvre permet non seulement de comprendre ce qu’est la liberté, mais également les limites que peuvent être ses libertés, à savoir le respect d’autrui. Dans un sens, c’est pour moi le rôle du droit administratif : autoriser tout un chacun à prendre des décisions, et commettre des actes, toujours dans le respect notamment de l’ordre public, et des bonnes mœurs, et c’est l’Etat, et plus précisément la puissance publique et donc l’administration qui pose ces limites.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 181.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Touzeil-Divina (42/50)

Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou – Président du Collectif L’Unité du Droit
Fondateur du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public
Refondateur du Journal du Droit Administratif

Art. 180.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Dans un dictionnaire (Dictionnaire de droit public interne ; LexisNexis ; 2017), nous en avons donné une définition (cf. infra) mais le plus simple serait hélas sûrement de reprendre et de transposer la belle expression du professeur Marcel Waline à propos du service public ; expression selon laquelle il est peut-être aussi facile de définir le « droit administratif » que de « récupérer le mercure échappé d’un vieux baromètre » ! En effet, ce dernier est désormais en tout cas tout aussi mouvant. Essayons cependant de nous résumer avec les mots suivants :

Ensemble de règles (et souvent de normes) et « branche » académique du Droit qui n’est pas, contrairement à ce qu’on lit encore parfois, synonyme du Droit applicable à l’administration publique (qui comprend des éléments de droit public mais aussi de droit privé). Le droit administratif, également marqué comme d’autres branches juridiques par la globalisation, stricto sensu, concerne en effet seulement les règles, propres au droit public et distinctes a priori du droit commun qui s’appliquent aux administrations, collectivités territoriales, Etat et à leurs démembrements ainsi qu’aux citoyens et administrés dans leurs rapports avec ces entités. Le droit administratif est alors lui-même une subdivision du droit public (interne) et il a pour moteur principal le service public et la recherche de l’intérêt général au moyen de procédés dits exorbitants du droit privé à l’instar des prérogatives de puissance publique. A priori, le contrôle et la sanction éventuels des règles de droit administratif échouent à la Juridiction administrative.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

A priori, le Droit administratif d’hier est celui des certitudes et de la summa divisio évidente entre droits public et privé. Celui d’aujourd’hui – et / ou – de demain, nous semble plus flou sinon plus hybride (ne niant pas les influences multiples non seulement des droits privé et public entre eux mais encore des droits internationaux, étrangers, etc.).

Il était autrefois possible d’enseigner le droit administratif avec certitudes. Aujourd’hui, même si des principes demeurent (et / ou apparaissent), il faut – croyons-nous – avancer à pas plus hésitants.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Le recours à la notion de service public et ou d’intérêt général.

Il nous semble qu’en effet ce qui est la magie – et le moteur – de tout droit administratif ou public est précisément cette opposition entre des droits communs (privés) mus par des intérêts personnels / collectifs, et le droit administratif qui justifie ses exorbitances, ses inégalités parfois – précisément – au nom de cette légitimité – désormais politique et parfois démocratique – de l’intérêt général interprété et mis en œuvre a priori et au moins par les services publics.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Nous ne surprendrons personne (eu égard aux réponses aux questions précédentes) en répondant que le principal moteur du droit administratif est (et doit être) le service public comme réponse à l’intérêt général. Nous entendons bien cependant qu’il n’en est pas – en droit français positif – le ou le seul critère évident. Toutefois, il est certainement encore l’une des traces les plus manifestes de sa matérialisation.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

L’idée d’un droit « mis à la portée de tout le monde » est le sous-titre même du premier comme du second Journal du Droit Administratif. C’est là une vocation essentielle pour tout Droit que d’être compris par tous et toutes. Trois pistes nous semblent aller en ce sens :

  • La multiplication des cours de droit public non seulement à l’Université mais aussi (et surtout) en collèges et lycées ; c’est-à-dire lors de la formation des citoyen(ne)s ;
  • L’obligation pour un certain nombre de normes d’être accompagnées de circulaires compréhensibles par un citoyen titulaire du brevet des collèges ou du baccalauréat ;
  • La pratique par les Facultés de Droit et leurs enseignants – parallèlement aux enseignements théoriques – d’exercice plus « pratiques» à l’instar de rédaction d’actes ou encore de procès fictifs, cliniques, etc.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Condamné ? non ! Mais il en prend manifestement la direction. Il restera vraisemblablement toujours un « pré carré » étatique traditionnel (on aurait dit autrefois régalien) autour des services de police ou encore de défense et de Justice mais il apparaît que la plupart des autres frontières (vers l’international, vers le droit privé du travail, vers un droit hybride et ou commun des biens, des contrats, etc.) évoluent et tendent vers des formes de globalisations.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

A titre personnel, nous ne croyons pas que le droit administratif français ait toujours été prétorien. Nous pensons qu’il s’agit là d’un des nombreux mythes du droit public et, partant, que le droit administratif français a d’abord été doctrinal (notamment entre 1789 & la Seconde République au moins) avant d’avoir été effectivement dominé (1860-1960 notamment) par la figure tutélaire du Conseil d’Etat. Il ne faut pas oublier pour autant que le droit administratif est, avant toutes choses, la création des administrations et des pouvoirs exécutifs. Le droit administratif est donc avant tout – selon nous – une création de l’administration elle-même et ce, même si – pendant la période 1860-1960 au moins – le Conseil d’Etat a bien fortement inspiré, corrigé et parfois guidé cette même administration. En même temps, rien d’étonnant à cela lorsque l’on se rappelle qu’originellement c’était notamment là le premier rôle (et unique) du Conseil d’Etat que de … conseiller l’Etat administratif. En tout état de cause, le droit administratif demeure – croyons-nous – très influencé par « son » magistrat qui incarne pour lui une forme de continuité lorsqu’il s’emballe un peu trop vite.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Nous n’étonnerons personne en citant le premier d’entre eux ?

  • le doyen Emile-Victor-Masséna Foucart (1799-1860), l’un des premiers théoriciens du service public (ou plutôt de l’intérêt général) comme critère du droit administratif. Nous y ajouterons les deux suivants :
  • Louis-Marie Lahaye de Cormenin (1788-1868), particulièrement sous la 2nde République, nous semble avoir rempli, à la Constituante, comme député, mais surtout comme auteur et comme « homme » du Conseil d’Etat l’un des pères fondamentaux du droit et du contentieux administratif avant qu’Edouard Laferrière après lui l’incarne encore davantage ;
  • Léon Hauriou et / ou Maurice DuguitJ ! Le but étant, on l’aura compris, d’en citer deux et non un à travers les deux doyens Hauriou (1856-1929) & Duguit (1859-1928), tous deux aussi complexes mais si riches, pour les droits public et administratif français qu’ils essayaient encore de systématiser.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Nous choisirions a priori les suivantes :

  • CE, Ass., 07 février 1947, D’aillières: car elle démontre non seulement l’intelligence, la finesse et le pouvoir – très créateur – qu’a parfois su incarner le Conseil d’Etat en y mettant en avant non seulement les droits de la défense mais aussi son propre pouvoir juridictionnel (PGD) en matière de cassation ;
  • CE, 19 mai 1933, René Benjamin: car cette jurisprudence rappelle toujours à la puissance publique qu’elle ne peut sombrer dans l’arbitraire et que tous ces interdits, toutes ces mesures de police doivent être nécessaires et proportionnées ;
  • C., 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence: parce que le Conseil y met solennellement un terme à la recherche d’un critère du droit administratif en consacrant se faisant les notions de service et de puissance publiques (et parce que l’on y entend le doyen Vedel et y constitutionnalise conséquemment la juridiction administrative qui n’avait pas eu cette chance formelle) !

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Constitution et son « bloc » de constitutionnalité ;
  • le nouveau « Code des relations entre le public et l’administration» (parce qu’il doit « mettre l’administration à la portée de tous ») ;
  • le code de Justice administrative (car il permet d’encadrer tous les autres en recourant au juge).

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une licorne ! Chacun sait ce que sait et peut la décrire mais existe-t-elle vraiment ? non ! Elle n’existe que parce que nous le décidons !

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le Don Quixote de Cervantes pour des raisons identiques que la licorne ! Car il s’agit d’une extraordinaire fiction qu’heureusement le juge (Sancho ?) et la doctrine (Rossinante ?) protègent.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le plafond de l’Opéra Garnier par Marc Chagall ; allez-y vous comprendrez !

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 180.

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ParJDA

Questionnaire du directeur Touhari (41/50)

Pascal Touhari
Directeur administratif à la Mairie de Montreuil

Art. 179

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Comme l’écrivait Prosper Weil, « Le droit administratif est l’ensemble des règles définissant les droits et obligations de l’administration, et de l’appareil administratif ». D’un point de vue plus pratique, je pense que l’on peut définir le droit administratif comme l’ensemble des règles que l’administration doit respecter et garantir au citoyen dans la mise en œuvre de ses politiques publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

S’il devait exister un droit d’hier et un droit d’aujourd’hui, je dirai qu’ils se distinguent par la place qu’occupe le contrat dans l’action administrative. En effet, si hier était le temps de l’unilatéralisme, il me semble qu’aujourd’hui, et depuis plusieurs années déjà, le contrat est devenu central et omniprésent dans l’action administrative. Quel que soit la politique publique envisagée, il est toujours question d’un contrat !

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

L’existence d’une jurisprudence foisonnante et évolutive traduit sans doute une singularité.

Par ailleurs, et c’est très important pour le praticien, le raisonnement et le langage utilisé par le juge administratif permet bien souvent de trouver des solutions à des situations complexes. Et, même si cela surprend le praticien à ses débuts, rare sont les commentaires doctrinaux à vraiment éclairer la solution idoine.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La satisfaction de l’intérêt général à travers le service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

La mise à la portée de tout le monde du droit administratif relève sans doute de la gageure eu égard à la complexité et à l’enchevêtrement des normes qui régissent le droit administratif. En effet, à côté des nombreux codes et de la jurisprudence, le citoyen rencontre une première difficulté quant à l’utilisation d’un langage particulier. Par suite, la complexité de certaines procédures décourage également. Enfin, la lourdeur administrative n’aide pas.

Aussi, afin de mettre à la portée de tout le monde le droit administratif, je crois qu’il faudrait réussir à faire comprendre aux lecteurs l’intérêt du droit administratif. Si tout le monde comprend plus ou moins bien l’intérêt du code de la route, par exemple, il conviendrait d’en faire de même avec le droit administratif afin que tout un chacun puisse percevoir tout ce qu’il peut en faire.  Autrement dit, c’est en expliquant le pourquoi du comment que « tout le monde » pourra se saisir du droit administratif.

Mais encore, une fois, cela relève de la gageure… Preuve en est, tentez de demander à un privatiste ce qu’il a retenu du droit administratif en dehors de l’existence d’arrêts nombreux du Conseil d’Etat…

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La place importante qu’occupe le droit international met malgré tout en évidence une globalisation du droit administratif. L’exemple contractuel est encore un fois éclairant, les particularismes français tendant à s’atténuer sous la pression du droit de l’Union européenne.

Est-ce qu’en revanche la globalisation est une condamnation ? Je ne le crois pas.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Les récents revirements jurisprudentiels, par exemple celui opéré sur Entreprise Peyrot par la décision du Tribunal des conflits Mme Rispal c/ Société Autoroutes du Sud de la France du 9 mars 2015 (n° 3984) illustre le caractère toujours prétorien du droit administratif. Il en va de même avec les arrêts Perreux (n°298348) et Tarn et Garonne (n°358994) qui ont eu un impact important, le premier revenant sur la jurisprudence Cohn-Bendit et le second faisant encore évoluer le droit des contrats après l’arrêt Tropic Travaux Signalisation (n°291545).

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les deux pères historiques pourraient être, assez simplement, Maurice Hauriou et Léon Duguit. En trouver un troisième est plus délicat tant les candidats sont nombreux. Charles Eisenmann, Jean Rivero, René Chapus, ou Pierre Delvolvé, chacun à leur niveau, ont toujours eu pour objectif d’éclairer et de faire évoluer le droit administratif. De même, Raymond Odent a largement œuvré pour le contentieux.

Aussi, je crois que je retiendrai Raymond Odent.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

A mon sens, les 3 arrêts suivants peuvent être retenus:

  • CE, 1933, Benjamin,
  • CE, Ass. 1995, Marie et Hardouin
  • CE, 2011, Ternon

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe de légalité.
  • L’inaliénabilité du domaine public.
  • La loi de 1884 sur la compétence des communes, désormais l’art. L.2212-2 du CGCT) qui définit le pouvoir de police et particulièrement l’ordre public dans lequel sont intégrés le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

L’Hydre de Lerne et ses trop nombreuses têtes… C’est en effet l’animal que le praticien rencontre quand il fait la connaissance du droit administratif….

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

C’est sans doute une réponse générationnelle, mais je dirai « Le droit administratif général » de René Chapus.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Sans aucun doute, « le Cri » d’Edvard Munch.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 179.

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ParJDA

Questionnaire de Mme Schmitz (40/50)

Julia Schmitz
Maître de conférences de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou
Directrice ajointe du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Art. 178

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Il semble impossible de donner une réponse synthétique et définitive à cette question tant il est difficile de dire ce qu’est le droit et ce qui relève de l’administratif. Tout dépend, au préalable, de la réponse donnée à la première question laquelle est liée à un choix épistémologique : le droit est un ensemble de normes, un ensemble de pratiques, un ensemble de concepts, un ensemble de situations ou encore, un ensemble d’institutions… Ensuite, comme le résume le récent ouvrage de Grégoire Bigot, le droit administratif est un droit « qu’on dit administratif » (Ce droit qu’on dit administratif. Etudes d’histoire du droit public, Paris, Ed. La mémoire du droit, 2015), ce qui sous-entend que le droit administratif n’est pas administratif par nature mais par construction, et ce qui invite à s’interroger sur les conditions historiques, politiques, doctrinales et jurisprudentielles de son identification, lesquelles sont nécessairement variables et évolutives.

Il est en réalité plus facile de dire ce que n’est pas le droit administratif. Il est en effet un droit de « séparation », construit en opposition à d’autres droits. Il est dérogatoire au droit privé, certaines situations et activités étant placées sous un régime juridique spécifique exorbitant du droit commun. Et s’il relève du droit public – lequel vise les relations entre les personnes publiques et les relations entre la puissance publique et les individus –, il ne recouvre pas toutes les situations générées par la puissance publique. Il se sépare ainsi du droit constitutionnel, ce qui nécessite de distinguer ce qui relève du gouvernement politique et ce qui relève de l’administration. Et là encore, on peut distinguer une conception étroite du droit administratif qui ne viserait que les seules règles exorbitantes du droit commun applicables à l’administration (Vedel & de Laubadere) et une conception plus large, visant l’ensemble des règles juridiques applicables à l’administration (Eisenmann). Le droit administratif est alors ce qu’il reste lorsqu’on le confronte à d’autres droits, ce qui ne peut qu’obscurcir sa définition et en faire un droit mystérieux.

Si l’on revient à l’étymologie du terme administrer, administrare (ad ministrare), qui signifie prêter son aide, servir, cela souligne l’ambiguïté de ce droit lié à l’action de l’administration, celle-ci étant dans une situation à la fois subordonnée au pouvoir politique tout en étant dotée de moyens pour remplir une mission. Il résulte de cette ambiguïté que toute recherche de définition du droit administratif est commandée par celle de l’action de l’Etat et de sa justification. Comme l’explique le professeur Jacques Chevallier, « derrière les concepts fondamentaux qu’il utilise, c’est tout le système de légitimation de l’Etat qui est en jeu » (« Les fondements idéologiques du droit administratif français », in Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Vol. 2, Paris, Puf, 1979, p. 31). Le droit administratif serait ainsi un droit « idéologique ». L’origine honteuse, monarchique et impériale, de ce droit autonome et exorbitant nécessite en effet une légitimité conceptuelle. Né de manière empirique, sécrété par la pratique administrative, délimité par le discours de son juge spécifique appartenant à l’administration, son identification relève du discours doctrinal qui cherche ainsi un fondement, une légitimité à l’action étatique. A travers la systématisation théorique du droit administratif, la puissance publique est ainsi mise au service de l’Etat c’est-à-dire de la chose publique, de l’intérêt général, des individus…

Le droit administratif serait ainsi un droit « d’équilibre », à la fois droit de prérogative (les moyens d’action unilatérale pour assurer l’ordre public et protéger les intérêts publics) et droit de sujétion (l’intérêt général et le principe de légalité qui fondent et limitent l’action de l’administration), à la fois produit du pouvoir et limitation du pouvoir.

Il est pourrait-on dire un droit « miracle », pour reprendre l’expression de Prosper Weil, en ce qu’il a contribué à édifier l’Etat de droit dont la réalité est continuée « par un prodige chaque jour renouvelé » (P. Weil, D. Pouyaud, Le droit administratif, Puf, 23e éd. 2010, p. 5).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

L’évolution historique du droit administratif est marquée par des ruptures et des crises.

Une première rupture concerne l’évolution historique de ce droit. Tout dépend alors de l’échelle temporelle choisie pour retracer l’histoire de ce droit, elle-même difficile à dater. Pour certains auteurs la naissance du droit administratif remonte à la Révolution de 1789 (François Burdeau, Histoire du droit administratif (de la Révolution au début des années 1970), Paris, Puf, 1995 ; « Naissance d’un droit », in Nonagesimo anno. Mélanges en hommage à Jean Gaudemet, Puf, 1999, p. 521), d’autres estiment qu’elle est antérieure (Jean-Louis Mestre, Introduction historique au droit administratif français, Puf, 1985). Mais qu’il soit issu d’une crise révolutionnaire, ou d’un phénomène plus ancien – celui de la nécessité de l’action de la puissance publique – on peut distinguer, dans cette perspective historique large, un droit initialement lié à l’Etat de police, relevant de l’arbitraire des autorités administratives qui se jugent elles-mêmes, pour devenir progressivement un droit lié à l’Etat de droit, l’action administrative étant alors soumise à des principes et à un contrôle juridictionnel indépendant.

Quoi qu’il en soit, le droit administratif moderne subirait toute une série de crises depuis le début du XX° siècle : crise de son identification (critère organique ou critères fonctionnels) ; crises de ses modalités de manifestation (droit exorbitant ou droit de régulation) ; crises de ses sources (jurisprudentielles, constitutionnelles, sources textuelles internes ou externes). Le droit administratif aurait été au départ un droit identifiable par un critère organique – le droit qui gouverne les actions réalisées par les personnes publiques –, un critère matériel – les personnes publiques ne réalisant que des activités d’intérêt général par des procédés de puissance publique, essentiellement différentes des activités réalisées par les personnes privées –, et un critère juridictionnel – l’ensemble des règles formulées par le juge administratif dans un contentieux spécifique. Or ces repères seraient progressivement entrés en crise. La puissance publique n’est plus clairement identifiable comme relevant d’une administration aux contours bien définis mais devient de plus en plus marquée par la gestion privée, sur le plan organique et fonctionnel. L’intérêt général devient une notion floue et diluée dans toute une série d’activités. Et le contentieux administratif n’est plus réservé à un juge particulier ni uniquement gouverné par des règles spécifiques. De manière générale, le droit administratif d’hier serait un droit spécifique, autonome et exorbitant, clairement identifiable et le droit administratif de demain serait un droit poreux, perdant sa spécificité sous le paradigme de la privatisation et de l’européanisation du droit.

Pourtant cette « crise » du droit administratif doit être relativisée, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, si l’on considère que le droit administratif est fondamentalement le droit de l’Etat, inhérent à l’action de la puissance publique, il suit nécessairement les transformations de celle-ci, sans pour autant perdre sa spécificité. A mesure que l’Etat se transforme, le droit administratif se transforme lui aussi. Si la crise est un phénomène de trouble, venant rompre un certain équilibre, elle est aussi un moment passager qui annonce des transformations et un nouvel équilibre. Ainsi, si la doctrine identifie désormais un nouveau droit administratif, reflet de la transformation de l’Etat devenu « post-moderne » (J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », Rdp, 1998, p. 659 ; L’Etat post-moderne, Lgdj, Coll. « Droit et société », 4e éd., 2014), un noyau dur subsiste : il reste le droit de l’Etat, même transformé. L’on peut ainsi constater que le droit administratif perd de son exorbitance pour devenir un droit plus souple de régulation, se rapprochant du droit privé. Mais à travers cette transformation, c’est toujours l’intérêt général, nécessairement contingent, qui est recherché, et c’est toujours la puissance publique qui s’exprime, mais de manière renouvelée.

Ensuite, si le droit administratif d’hier apparaît, avec le recul historique, plus simple et clairement identifiable, il était en réalité pour ses premiers commentateurs une forêt vierge inexplorée dont l’architecture était entièrement à bâtir. De même, le droit administratif de demain, qui nous paraît aujourd’hui si complexe, sera à nouveau réintégré dans les canons de la systématisation doctrinale. Finalement, le droit administratif, comme tout droit, semble caractérisé par des transformations permanentes, il est alors essentiellement un droit en crise.

Dès lors, il y a en réalité plusieurs droits administratifs d’hier et certainement plusieurs droits administratifs de demain, en fonction des activités et des situations qu’ils recouvrent, des choix politico-économiques et des idéologies qui les guident.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Rien, si ce n’est son identification marquée par une construction théorique à la fois jurisprudentielle et doctrinale. La spécificité du droit administratif français est ainsi d’être le fruit d’un discours dialectique entre le juge et la doctrine, à la recherche d’une pierre angulaire pour délimiter son contentieux et fonder sa légitimité.

La singularité du droit administratif, conceptualisée par le discours doctrinal, est en effet renforcée en France par le privilège de juridiction de l’administration qui agit comme cause et conséquence. Le juge administratif par sa compétence spéciale, produit lui-même des règles autonomes, et renforce par-là l’autonomie du droit administratif, dans une boucle rétroactive, accentuée par sa réception doctrinale. La notion de « service public » est ainsi emblématique de ce discours, en tant que fondement explicatif de l’ordre juridique administratif, et principe de légitimation de l’intervention de l’Etat.

Si dans d’autres Etats le droit administratif ne connaît pas une aussi forte conceptualisation, mais relève plutôt de l’empirisme et de la sectorialisation législative, il n’en demeure pas moins qu’il existe, nécessairement sécrété par la puissance publique dans sa prise en charge de l’intérêt général.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Deux grands critères d’identification du droit administratif ont été mis successivement en avant par la doctrine : la puissance publique (Hauriou, Vedel) et le service public (Duguit, Jeze, Rolland). Malgré leurs transformations et les critiques dont ils ont fait l’objet, ces deux critères continuent d’irradier le discours doctrinal et jurisprudentiel, sans que l’on puisse les penser de manière véritablement séparée (J. Rivero, « Existe-t-il un critère du droit administratif ? », Rdp, 1953, p. 279). Si le service public a été théorisé en miroir de la puissance publique, pour donner un autre fondement au droit administratif, en réalité ces deux notions sont intrinsèquement liées et participent du même processus de légitimation de l’institution étatique : la mise en œuvre d’un pouvoir qui, pour durer, doit servir. Cette dichotomie semble donc consubstantielle au droit administratif, dans une dialectique des moyens et des fins de l’action administrative.

En effet, le service public justifie et appelle la puissance publique et la puissance publique implique le service public, servir c’est aussi contraindre, discipliner, et commander nécessite de servir. Comme le disait Hauriou, « tous les services administratifs sont, au fond, des moyens de police », (Principes de droit public, 2° édition, Paris, Larose et Tenin, 1916, p. 575).

L’on peut donc dire que le moteur principal du droit administratif est la puissance publique qui inclut le service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

On a l’habitude de présenter le droit administratif aux étudiants de licence comme un droit opaque et complexe, en raison de son exorbitance au droit commun et de son caractère jurisprudentiel. Il serait donc un droit énigmatique, dont la compréhension serait réservée aux spécialistes de la jurisprudence administrative.

Pour comprendre cette exorbitance, il est important de remonter à la construction historique de ce droit pour expliquer son lien avec l’évolution politique de l’Etat (P. Legendre, Histoire de l’administration, Paris, Puf, 1968, rééd. Trésor historique de l’Etat en France. L’administration classique, Paris, Fayard, 1992), ce qui rend l’étude de cette histoire passionnante et souligne l’intérêt d’analyser les transformations actuelles de ce droit. Tenter de saisir d’où il vient permet de mieux comprendre où il va.

Il est aussi important de souligner qu’il est un droit non pas spécifique, technique et strictement délimité, mais aussi commun que le droit commun. En tant que droit des relations entre l’Etat et les individus, en tant que droit de la « chose publique », le droit administratif irradie en réalité chaque détail de notre quotidien. Chaque décision rendue par le juge administratif, chaque texte relatif au droit administratif, concernent des faits et des situations concrets susceptibles de concerner tout individu, en tant qu’usager, élève, étudiant, patient, riverain, contribuable, assuré social, détenu, électeur, élu local, collaborateur, agent public, utilisateur d’un espace public… et de manière générale, en tant qu’administré, catégorie encore plus large que celle de citoyen.

C’est d’ailleurs la ligne suivie par le Journal du droit administratif dont l’objet est de présenter de manière pédagogique les grands thèmes d’actualité du droit administratif, en faisant dialoguer tous les acteurs du droit administratif – les universitaires, les magistrats, les avocats, les élus et les administrateurs – pour s’adresser à tous.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Derrière l’idée de condamnation, il est ici suggéré que le droit administratif perdrait de sa spécificité pour être banalisé, aspiré par d’autres droits, international ou européen. Ce droit perdrait sa consistance classique, son exorbitance, au profit des droits des individus et des impératifs d’efficacité et de performance soumis au droit privé. La doctrine s’est ainsi interrogée sur sa « mort » ou sa « transfiguration » (G. Peiser, « Mort ou transfiguration du droit administratif en l’an 2000 », in Mélanges Borella, Presses universitaires de Nancy, 1999, p. 365), sur la permanence de son caractère dérogatoire (J.-Cl. Venezia, « Le droit administratif français est-il encore un droit dérogatoire au droit commun ? », in Mélanges Spiliotopoulos, Sakkoulas-Bruylant, 1998, p. 453), ou encore sur la possibilité de son enseignement (J. Caillosse, « Quel droit administratif enseigner aujourd’hui ? », Rev. adm. 2002, p. 343 et 454).

Mais la réponse à cette question dépend de la définition préalablement donnée du droit administratif. S’il est vrai que les ordres, interne et international, sont désormais perméables, les normes du droit international étant utilisées et intégrées par les textes et par leur réception par le juge administratif, cela signifie seulement que les normes du droit administratif changent, mais celui-ci n’en perd pas pour autant sa nature spécifique, en tant que droit de la puissance publique.

La porosité des normes ne signe pas la fin de la spécificité du droit administratif mais révèle son évolution dans un contexte plus large de redéfinition du rôle de l’Etat et de sa manière d’être. Tout comme la puissance publique qui se transforme mais ne disparaît pas derrière le nouveau paradigme de la régulation, l’ambiguïté politique et le soubassement idéologique du droit administratif en font un droit élastique, résistant aux changements.

L’on peut ainsi conclure avec Jean Boulouis que : « le droit administratif est l’ombre de l’Etat éclairé par la lumière du siècle. L’ombre varie avec le siècle et ses lumières mais vouloir s’en défaire relève moins du libéralisme que de l’utopie » (« Supprimer le droit administratif ? », Pouvoirs 1988, n° 46, p. 12).

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Non et oui.

Il est vrai que de nombreux textes, législatifs, règlementaires, européens, sont venus régir des pans entiers du droit administratif jusque-là dominés par des constructions jurisprudentielles. Il en est ainsi des relations entre l’administration et les administrés (Code des relations entre le public et l’administration issu de l’ordonnance n° 2015-1341 du 23 octobre 2015), du domaine public (Code général de la propriété des personnes publiques créé par l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006), de la commande publique (Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics), ou encore du contentieux administratif (Ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000 relative à la partie législative du Code de justice administrative).

Cependant, comme pour tout droit, même largement écrit et codifié, le juge est appelé en permanence à interpréter les normes écrites, pour en libérer le sens, pour en harmoniser les contradictions, pour en combler les lacunes, parfois même pour les contredire.

Un dernier exemple en date permet de l’illustrer : saisi d’une affaire de crèche de la Nativité installée dans un bâtiment public, le juge administratif devait se prononcer sur l’atteinte au principe de séparation des Eglises et de l’Etat inscrit dans la loi de 1905 par cette action administrative (CE, Ass., 09 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°395122 et Fédération de la libre pensée de Vendée n° 395223). Or pour déterminer le caractère cultuel ou culturel de cet emblème, le juge administratif a établi une grille d’interprétation des faits et des dispositions de la loi, contextuelle et sujette à appréciation subjective.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Le doyen Foucart, qui nous était jusque-là inconnu, mais dont la magistrale démonstration du professeur Mathieu Touzeil-Divina (Un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart (1799-1860), Thèse sous la dir. du pr. Bienvenu, Univ. Paris II Panthéon Assas, 2007, 3 vol. ; Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public ; la contribution du doyen Foucart, Lgdj, 2007 ; Eléments de patristique administrative. La doctrine publiciste (1800-1880), La Mémoire du Droit, 2009 ; Eléments d’histoire du droit administratif. Un père du droit administratif moderne : le doyen Foucart, Lgdj, bibliothèque du droit public, en cours de publication) nous a convaincu de l’importance pour l’histoire doctrinale de ce droit. Bien avant la Troisième République, il a été l’un des premiers à enseigner cette matière nouvelle et énigmatique à la Faculté de droit de Poitiers, et en a, pour ce faire, questionné, défriché et systématisé les fondements (E.-V. Foucart, Eléments de droit public et administratif ou Exposition des principes du droit public positif avec l’indication des lois à l’appui, Paris, Videcoq, 1834-1835).
  • Le doyen Hauriou de Toulouse (Précis de droit administratif et de droit public, Librairie du Recueil Sirey, 11° éd., 1927, rééd. présentée par P. Delvolvé et F. Moderne, Dalloz, 2002 ; Principes de Droit Public (1910), rééd. Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », Préface O. Beaud, 2010)
  • et le doyen Duguit de Bordeaux (Les transformations du droit public, Armand Colin, 1913, rééd. La mémoire du droit, 1999) représentant la doctrine publiciste de la Troisième République, installant durablement l’Etat de droit et ouvrant une nouvelle ère pour le droit administratif. Ces auteurs peuvent être considérés comme les « pères » du droit administratif moderne, pour leurs célèbres controverses autour du service public et de la puissance publique, des fonctions de l’Etat et de la limitation de son pouvoir, et pour leurs théories respectives, qui sont autant de « cathédrales » du droit administratif, que l’on continue aujourd’hui de visiter pour en découvrir toujours de nouvelles perspectives.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Trois décisions juridictionnelles permettent de prendre la mesure de la spécificité du contentieux administratif et de son histoire mouvementée, portées par son juge spécial, le juge administratif, qui s’est difficilement séparé de l’administration active et a progressivement construit les principes du droit administratif, sources des débats qui animent encore aujourd’hui la doctrine administrativiste.

  • L’arrêt Cadot de 1889 (CE, 13 décembre 1889, Cadot, Lebon p. 1148), par lequel le juge administratif se sépare de l’administration active et se fait définitivement juge indépendant. Sous la Troisième République, la loi du 24 mai 1872 relative à la réorganisation du Conseil d’Etat met fin au système de la justice « retenue » par le gouvernement – lequel devait confirmer les décisions contentieuses -, en instaurant un système de justice « déléguée » au Conseil d’Etat qui statue désormais « souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative, et sur les demandes d’annulation pour excès de pouvoirs formées contre les actes des diverses autorités administratives ». Cependant, le ministre concerné continuait d’intervenir et de se prononcer en première instance, laissant subsister le système du « ministre-juge » et donc la confusion de l’administration active et contentieuse. Pour demander des dommages-intérêts suite à son licenciement de la mairie de Marseille, M. Cadot s’est adressé au Conseil d’Etat après s’être vu notifié un refus du ministre de l’intérieur. Le juge administratif se saisit de cette occasion pour se reconnaître, en dehors de tout texte et sans même donner de justification, une compétence de droit commun pour connaître de tout recours en annulation dirigé contre une décision administrative. Le Conseil d’Etat n’intervient plus en appel de la décision du ministre mais directement en première instance, et prend par là son indépendance par rapport au pouvoir politique.
  • La décision du « bac d’Eloka » de 1921 (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Lebon, p. 91) par lequel le Tribunal des conflits tranche un problème de répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif et consacre l’existence de services publics gérés comme des entreprises privées. Suite à un accident survenu dans un service de liaison maritime situé en Côte d’Ivoire et géré par la colonie, la société commerciale de l’Ouest africain demande la nomination d’un expert pour évaluer les dommages causés sur l’un de ses véhicules auprès du juge judiciaire. Après élévation du conflit de compétence par le lieutenant-gouverneur de la colonie, le Tribunal des conflits devait désigner le juge compétent. Il va considérer que la colonie « exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire » pour attribuer le contentieux au juge judiciaire. C’est la naissance de ce qui deviendra la notion de service public industriel et commercial telle que consacrée dans un arrêt du Conseil d’Etat de 1956 (CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434), et c’est la fin de la concordance entre le critère organique – une personne publique – et le critère matériel – le service public géré selon des procédés de puissance publique – comme clé de répartition du contentieux administratif. Cette décision est importante pour le droit administratif pour plusieurs raisons. Tout d’abord, cette décision illustre la spécificité du dualisme juridictionnel et son lot d’incertitudes. Si le service en cause est considéré comme une activité privée, son contentieux est attribué en principe au juge judiciaire, tout en réservant certaines exceptions (contrats, responsabilité pour dommages de travaux publics, actes règlementaires…). Si au contraire, le service est identifié comme administratif, la compétence est alors en principe administrative. Il en résulte une certaine complexité contentieuse. Ne pouvant jamais être entièrement fixés et connus à l’avance, les critères de répartition de compétences entre les ordres juridictionnels sont déterminés au cas par cas, et évoluent en fonction des transformations sociales, économiques, politiques et idéologiques. Cette décision révèle ainsi l’élasticité du droit administratif. D’autre part, cette décision annonce le discours à deux voix, celle de la jurisprudence et celle de la doctrine, dans la construction du droit administratif. Elle ouvre en effet un débat sans fin sur les critères de répartition des compétences et d’identification de la matière administrative. C’est le juge lui-même qui détermine la nature du service en dégageant au cas par cas des indices, tels que l’objet du service, l’origine de ses ressources, les modalités de son fonctionnement. Et la doctrine, à sa suite, tente de systématiser ces solutions juridictionnelles à la recherche, perpétuelle, d’un principe unique.
  • L’arrêt Dame Lamotte de 1950 (CE, 17 février 1950 Ministre de l’agriculture c/ Dame Lamotte, Lebon p. 110) témoigne également de l’audace du juge administratif qui affirme ici son pouvoir prétorien et son rôle de protecteur des droits des administrés. La dame Lamotte a voulu contester devant le juge administratif la concession de ses terres par le préfet alors qu’une loi de 1943 privait ces actes de concession de tout recours administratif ou judiciaire. Au lieu de rejeter son recours, le Conseil d’Etat se livre à une interprétation presque contra legem de la disposition législative, pour considérer le recours pour excès de pouvoir recevable devant lui et annuler l’acte de concession pour détournement de pouvoir. Cette décision est intéressante à un double titre. D’une part, le Conseil d’Etat affirme ici son pouvoir prétorien dans la construction des principes du contentieux administratif. Il dégage en effet un principe général du droit, existant même sans texte, selon lequel tout acte administratif peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir « qui a pour effet d’assurer (…) le respect de la légalité ». En dégageant ce principe, le Conseil d’Etat étend d’autre part l’étendue du contentieux administratif, et notamment celui du recours pour excès de pouvoir, afin de mieux protéger les droits individuels contre l’action administrative, qui n’est plus maître de son contrôle. De manière novatrice, le Conseil d’Etat annonce la consécration du droit au recours effectif qui sera reconnu à tout individu contre les décisions prises par les pouvoirs publics, par les textes internationaux de protection des droits fondamentaux et la jurisprudence constitutionnelle.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Trois textes, de nature et de temporalité différentes, permettent de retracer les grandes évolutions du droit administratif et de révéler sa spécificité et son ambiguïté.

  • L’édit de Saint-Germain en Laye du 21 février 1641 de Richelieu adopté sous le règne de Louis XIII par lequel le gouvernement royal a interdit aux Parlements d’Ancien Régime (anciens juges de l’ordre judiciaire) de se mêler des affaires étatiques. « Faisons très expresses inhibitions et défenses, non seulement de prendre, à l’avenir, cognoissance d’aucunes affaires (…) qui peuvent concerner l’état, administration et gouvernement d’icelui que nous réservons à notre personne seule et de nos successeurs rois ». Ce texte est fondateur du droit administratif en raison de l’ambiguïté de son objet – la séparation des fonctions administratives et judiciaires – et par le mythe fondateur du droit administratif qu’il contient. Ce texte porte en lui toute l’ambigüité de la fonction administrative, si difficile à définir, résumée par la célèbre citation d’Henrion de Pansey : « On administre donc de deux manières : par des ordonnances en forme de loi, et par des décisions en forme de jugements » (De l’autorité judiciaire en France dans les gouvernements monarchiques, 3 éd. 1810, 1818, 1827) et dont on retiendra que « juger l’administration c’est encore une fois administrer ». Cet édit annonce également d’autres textes qui seront adoptés sous différents régimes – les lois des 16 et 24 août 1790 adoptées par l’assemblée constituante révolutionnaire ; le Décret du 16 fructidor An III (2 septembre 1795) adopté sous le Directoire – lesquels vont faire couler beaucoup d’encre au sein de la doctrine et qui témoignent d’une continuité historique malgré les soubresauts politiques. Ce texte annonce enfin la difficile et lente séparation historique de l’administration active et de l’administration contentieuse. C’est l’interprétation extensive donnée à ces textes et au principe de la séparation des pouvoirs – l’interdiction pour le juge judiciaire de connaître du contentieux administratif – qui va donner un fondement au système de la justice retenue par lequel l’administration se juge elle-même puis au dualisme juridictionnel français en raison de l’autonomie de l’ordre juridictionnel administratif.
  • L’article 20 de la constitution de 1958 selon lequel « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Il dispose de l’administration et de la force armée (…) ». Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette disposition qui témoigne de la place spéciale de l’administration et de son droit : subordonnée au Gouvernement mais également séparée de celui-ci. En effet, de nombreuses autorités administratives ne sont pas soumises au pouvoir hiérarchique du Gouvernement : les collectivités territoriales ou encore les autorités administratives indépendantes. De même, la séparation de l’administration active et de l’administration contentieuse, par le processus d’indépendance du juge administratif, a permis de soumettre l’administration à un autre pouvoir : celui du droit.
  • La loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations. Ce texte législatif donne un nouveau visage à l’action administrative. L’unilatéralité de celle-ci laisse place à une conception plus bilatérale, comme s’adressant non plus à des administrés, mais à des citoyens dotés de droits : droit à être entendu, droit d’accès aux documents administratifs, droit de participation à la procédure administrative. Ce texte permet également de rassembler un ensemble de procédures et de principes, jusque là disséminés et peu lisibles, qui guident l’action administrative : principe du contradictoire, de motivation des actes, de transparence…

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un chat : pour son élasticité, sa souplesse, son autonomie et sa ruse pour soumettre l’administration.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Jean Bodin, Les six livres de la République (1583), Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie de langue française », 6 vol, 1986 : ouvrage dans lequel l’ancien juriste et philosophe (1529-1596) donne une première théorisation de la souveraineté de l’Etat et de la puissance publique au sens moderne, dans laquelle l’action administrative et son droit vont puiser leurs spécificités.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Une très belle illustration du droit administratif a été proposée par J.-B. Auby : celle du triptyque de Paolo Uccello « la bataille de San Romano » peint en 1456 qui représente trois scènes de guerre composées d’une mêlée d’armes, de soldats et de chevaux. De cet enchevêtrement résulte une sensation de mouvement mais aussi d’ordre et de perspectives picturales. Comme le résume J.-B. Auby, « derrière l’étonnante complexité, se lisent, si l’on y regarde bien, les recettes des ordonnancements à venir » (« La bataille de San Romano. Réflexions sur les évolutions récentes du droit administratif », Ajda 2001, p. 912). L’on peut en effet comparer cette peinture à l’évolution du droit administratif : derrière son apparente complexité, on voit les grandes lignes de la perspective administrativiste, dont l’arrière-plan est fixe ; celui de la puissance publique. Ce tableau illustre également la course perpétuelle entre la vie foisonnante du droit administratif et les lignes forces de la pensée doctrinale.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 178.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Kalfleche (39/50)

Grégory Kalflèche
Professeur de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole,
Co-Directeur de l’Institut Maurice Hauriou

Art. 177

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est le droit applicable aux personnes publiques et privé dans leurs activités utilisant des prérogatives de puissance publique, ou dans leurs missions de service public ou dans les activités dont la création et les modes de fonctionnement sont organisés par les personnes publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

La distinction entre les droits administratifs de chacune des époques et à mon sens marquée par une continuité et une évolution permettant de définir des étapes, mais pas une division autour de notre temps.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Le droit administratif français est singulier par la division stricte entre les ordres de juridiction, l’absence de juge suprême commun au droit français le distinguant d’autres pays romano-germanique. Son autre spécificité tenant aussi à son juge et à sa formation particulière le liant fortement à l’administration active et non à la formation juridique, et à la présence de la moitié de ses membres en dehors de la juridiction elle-même.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion juridique moteur du droit administratif et justifiant sa distinction d’avec le droit privé est la notion de puissance publique. Cela passe parfois par la recherche d’un critère du service public, dans lequel le critère de la puissance public est central. La loi – et parfois le juge administratif – permet cependant de rechercher le régime du droit administratif sans en remplir cet élément essentiel.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Il ne le peut malheureusement pas, mais des efforts de pédagogie permettent de ne pas considérer le droit administratif comme un droit favorable aux administrations, mais comme un droit permettant la défense des libertés des administrés. Le comment passe donc par cet objectif : démontrer que ce droit doit avoir un objectif d’équilibre entre intérêt général et libertés individuelles.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La réponse est à mon sens mesurée : oui, il est globalisé par la multiplication de ses sources externes. Le droit public économique est marqué par le droit européen et international. L’intégration européenne conduit aussi de développement de procédures administratives et de garanties procédurales permettant la bonne application des mesures de fond. Mais rien n’impose que certains pans propres au droit français soient modifiés s’ils fonctionnent bien.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Assurément pas. L’essentiel du droit administratif est aujourd’hui écrit, et je ne serais pas étonné que le droit public législatif soit plus important que le droit privé écrit (le nombre de codes va dans ce sens). Le Conseil d’Etat ne perd cependant pas son influence, puisqu’il a un rôle important dans ce droit écrit, il n’est pas certain que cette modification des sources du droit administratif renforce leur caractère démocratique. Pour prendre des divisions universitaires, on peut constater que le droit de la licence 2 est encore largement prétorien, même si cela change pour le droit de la procédure des actes administratifs, et un peu pour la responsabilité. En revanche, pour les droits administratifs « spéciaux » (droit administratif des biens, contentieux administratif, droit de l’urbanisme, droit des marchés publics, droit de la fonction publique, droit des collectivités territoriales, droit de la santé, droit de l’environnement…), les codes limitent le juge administratif à un rôle de simple interprète des textes. Dans la majeure partie des hypothèses, le droit administratif est donc aussi jurisprudentiel que le droit privé, mais bien plus sous l’influence du Conseil d’Etat que le droit privé ne l’est de la Cour de cassation.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Aucoc pour son antériorité dans une approche globale du droit administratif ;
  • Hauriou
  • et Duguit pour leur débat fécond.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • TC, 22 janvier 21 : Bac d’Eloka, pour la place et les limites du droit administratif
  • CE, 19 mai 1933, Benjamin, pour la défense des libertés
  • CE, 27 octobre 1995, Commune de MorsangsurOrge, pour l’arrêt qu’il ne fallait pas prendre.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La loi, garantie démocratique des libertés. Source que l’on a trop tendance à oublier et limiter parce qu’elle est au milieu de la hiérarchie des normes.
  • Le contrat, juste parce qu’on oublie les milliers d’hypothèses qu’elle gère, et même si une partie importante s’assimile à des contrats d’adhésion.
  • Le règlement local, parce qu’il s’agit de la source la plus sujette à illégalité et qui mérite le plus d’être contrôlée.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Le renard

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

La fabrique du droit.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Un tableau pointilliste. Par exemple La Parade de Cirque (1889) de Seurat.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 177.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Gaillet (38/50)

Aurore Gaillet
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 176

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

D’un point de vue formel, au sens strict, l’existence même du droit administratif est une conséquence directe du dualisme juridique et juridictionnel. Il correspond aux règles de droit public applicables aux relations entre l’administration et les personnes de droit privé ainsi qu’aux relations entre les institutions et organes administratifs. Il ne constitue donc qu’une partie des normes régissant l’administration, celles appliquées par le juge administratif. Au sens large, il me semble cependant essentiel de garder à l’esprit l’importance des règles communes, qui s’appliquent à l’administration comme aux personnes privées et dont connaissent les juridictions civiles et pénales. Notons aussi qu’une certaine relativisation de la spécificité des règles du droit administratif tient à la place croissante des règles issues des droits européens et international. Une définition matérielle s’intéressera quant à elle au contenu de l’action publique – et donc au rôle de l’État –, à l’évolution des objectifs de maintien de l’ordre public et de prestation des services publics.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il y a bien sûr d’abord des constantes dans le droit administratif. Tel est le cas de la quête du perfectionnement de l’État de droit et de la légitimité de l’action publique à travers la soumission de l’administration au droit. Tel est également le cas de la recherche d’un critère à même de délimiter le périmètre de l’action publique, entre État-puissance publique et État-providence. La balance entre ordre public et libertés publiques demeure aussi au cœur du droit administratif « d’hier » comme de « demain ». Cela n’empêche évidemment pas de constater de profondes évolutions, lesquelles correspondent aussi à l’évolution du monde contemporain. Ces évolutions embrassent de multiples dimensions. S’agissant par exemple des sources du droit administratif, il est classique de relever son caractère désormais moins juridictionnel, plus codifié et surtout plus marqué par l’influence des droits constitutionnel, européen et international. La difficulté à articuler ces différences sources dans des rapports de systèmes non plus hiérarchiques mais pluralistes est un enjeu important du droit administratif « d’aujourd’hui » et de « demain ». Il y a là sans doute des éléments d’une distinction entre un ancien « temps des cathédrales » (G. Burdeau), « âge d’or » du début du xxe siècle et un sentiment actuel de « crise », quel que soit le caractère saturé de ce dernier terme. Sur le plan matériel, le « droit administratif de demain » sera certainement appelé à trouver une balance de plus en plus fine entre les impératifs de la sécurité et de la / des liberté(s). S’ajoute la nécessité de préciser sans cesse les contours juridiques de l’action publique, en tenant compte des précautions procédurales, en intégrant en particulier celles résultant des principes de sécurité juridique et de précaution – intégrant donc les générations présentes et futures.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Le droit administratif français a longtemps été admiré pour sa « clarté » et son « développement scientifique » (F. F. Mayer, 1862). Le rôle du Conseil d’État, stimulant essentiel et centralisé pour le développement du droit administratif demeure un trait singulier du droit administratif français. Les récentes codifications ne sont pas exclusives du maintien d’un pouvoir dynamique et innovateur de la jurisprudence du Conseil d’État. Une autre particularité du droit administratif demeure l’empreinte de son caractère objectif – quelles que soient les récentes évolutions en faveur d’une plus grande « subjectivisation ».

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Si le droit administratif est défini dans un sens large, comme englobant l’ensemble du droit de l’administration, alors son critère évolue en fonction des missions de l’administration, au gré de l’incertitude de la définition de l’intérêt général (et du « service public ») comme de l’ordre public (et de la « puissance publique »). Plus strictement, préciser son « critère » suppose de faire le départ entre les situations pour lesquelles un droit spécial demeure essentiel et celles dans lesquelles le droit « commun » est applicable. S’il fallait préciser de nouvelles notions juridiques « motrices », l’on pourrait ajouter l’importance actuelle des principes de précaution comme principe matériel, du principe de proportionnalité comme principe régulateur – intégrant également ses « dérivés », tels l’interdiction des mesures excessives ou insuffisantes ou encore commandant une rationalisation de l’action administrative.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

L’accès au droit est une exigence de base ancrée dans le principe de l’État de droit. Il n’est pas anodin de relever que le dernier rapport du Conseil d’État est le troisième consacré à cette question depuis 1991 (La sécurité juridique (1991), La sécurité juridique et la complexité du droit (2006), Simplification et qualité du droit (2016)). Quelles que soit les incertitudes entourant la portée exacte du principe de transparence comme la nécessaire part de secret de la décision publique, l’amélioration de la qualité de la production normative est l’un des moyens permettant aujourd’hui de mettre le droit administratif « à la portée de tout le monde ». Cela passe par l’accès facilité aux textes, par la simplification des formalités, des procédures et du langage administratif. Sur le fond, le droit administratif est aussi rendu plus accessible à tous lorsque chacun peut en percevoir l’intérêt concret, la place dans la vie quotidienne. La médiatisation de récentes affaires et questions (Lambert, Dieudonné, burkini, crèches, etc.) y contribuent certainement. Plus précisément, la politique d’ouverture du Conseil d’État, notamment portée par son Vice-Président, soucieux d’expliquer et de rendre compte de l’activité des juridictions administratives comme des problématiques rencontrées, me semblent un phénomène récent tout à fait fondamental pour l’ouverture du droit administratif vers la cité.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Le droit administratif de tous les États européens – et pas seulement européens du reste – est aujourd’hui confronté à la « globalisation » du droit, à la multiplication des sources du droit. Pour les acteurs du droit administratif français, il s’agit donc de préciser constamment son articulation au sein d’ordres juridiques multiples, national, de l’Union européenne, de la Convention européenne des droits de l’homme, sans compter l’importance des normes du droit international classique. Un tel pluralisme est à la fois inédit, stimulant et source de complexité renforcée.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Il n’est sans doute plus « si » prétorien, au regard du développement de la législation et de la codification – ce qui le rapproche donc d’autres pays européens. Cela n’empêche pas l’importance maintenue de certains « principes » ou règles élaborés tout au long de l’histoire de la jurisprudence administrative. À cet égard, la tendance actuelle tend à délaisser l’invocation de « principes généraux du droit » au profit de règles constitutionnelles de contenu équivalent.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Je citerai tout d’abord Édouard Laferrière (1841-1901), « père » fondateur du droit administratif moderne à la fin du xixe siècle. Son Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux (1887) tend en effet à clarifier, à systématiser les principes du contentieux administratif et à les ordonner selon des classifications toujours en vigueur. À cet égard, il reste intéressant de constater l’orientation contentieuse du droit administratif français, notamment forgé à partir de la jurisprudence du Conseil d’État, avec la contribution déterminante de certains « conseillers d’État-professeurs », bien typiques du droit français. Laferrière est aussi caractéristique de cette tendance : Vice-Président du Conseil d’État, il s’est efforcé d’asseoir l’indépendance républicaine de l’institution. Léon Duguit (1859-1928) me semble ensuite incontournable en ce qu’il a contribué à bâtir les fondations du service public, stimulant également la réflexion moderne sur l’interdépendance sociale, aujourd’hui malmenée mais toujours au cœur d’action publique. L’importance même de la notion de « service public » demeure une particularité du droit administratif français – qui ne connaît par exemple pas de traduction exacte en droit administratif allemand. Plutôt que de citer Maurice Hauriou – figure évidemment également centrale – je préfère ici insister sur l’importance de Jean Rivero (1910-2001), fondateur en France de la discipline des « libertés publiques », s’interrogeant notamment sur les droits individuels dans la cité, face à la contrainte étatique comme dans les rapports entre particuliers. Ces questions sont fondamentales pour le droit administratif moderne, placé devant le défi de trouver une juste articulation entre les droits subjectifs de la personne et les intérêts objectifs de la société.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

(…)

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

(…)

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

(…)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le droit administratif « des Anciens » était sans doute proche d’un répertoire, de « A » (« Abattoir ») à « V » (« Voirie ») – il n’y avait pas encore de « Zone à défendre ». Aujourd’hui, il pourrait être quelque chose entre « le livre dont vous êtes le héros » pour souligner le mouvement croissant d’individualisation de nos sociétés et de leurs droits et un livre de théorie de l’État qui reste à écrire ?

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« La main » (Alberto Giacometti):  à la fois main tendue pour avancer, partie fondamentale du corps, mais aussi simple partie qui s’intègre dans un tout, qui serait ici le droit en général, le droit public en particulier.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 176.

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Questionnaire de Me Francos (37/50)

Benjamin Francos
Avocat au Barreau de Toulouse

Art. 175

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Un droit dérogatoire supposément destiné à assurer la primauté de l’intérêt général tel que perçu par l’Administration.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

La technicité et la variété des champs du droit administratif contemporain conduisent à faire le constat d’un « hier » et d’un « aujourd’hui ». Quant à « demain », les stigmates normatifs et contentieux de l’état d’urgence pourraient façonner un droit administratif moins protecteur encore des libertés, comme par accoutumance aux concepts et renoncements que charrie avec lui ce régime d’exception.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Son existence même ne constitue-t-elle pas une certaine singularité ?

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Le recul des solidarités caractérisé notamment par un repli de l’Etat sur ses missions régaliennes me conduit à relativiser l’importance des notions de service public et d’intérêt général en tant que moteurs du droit administratif.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Le droit administratif est complexe, mouvant, incertain et couvre des domaines très divers.

Espérer le mettre à la portée de tout le monde dans toutes ses subtilités et technicités me semble vain. Les juristes eux-mêmes y parviennent-ils vraiment ?

En revanche, fournir aux non-juristes les clés de compréhension des mécanismes qui régissent le droit administratif et, le cas échéant, approfondir tel ou tel de ses aspects me semble non seulement faisable mais surtout souhaitable si l’on considère qu’une démocratie ne peut être digne de ce nom qu’en présence de citoyen.ne.s qui en comprennent les rouages.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Néant.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Néant.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Certainement le Professeur Léon Duguit ;

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Les jurisprudences :

  • « Nicolo» rendu par le Conseil d’Etat le 20 octobre 1989 ;
  • « Commune de Morsang-Sur-Orge » rendu par le Conseil d’Etat le 27 octobre 1995 ;
  • Et « Madame Perreux» rendu par le Conseil d’Etat le 30 octobre 2009, présentent à mon sens une importance particulière en droit administratif.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ;
  • Le droit communautaire

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un ver de terre : fondamental mais repoussant.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Inconnu à cette adresse de Kathrine Kressmann Taylor.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le cri.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 175.

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Questionnaire de Mme Espagno-Abadie (36/50)

Delphine Espagno-Abadie
Maître de conférences à Sciences Po Toulouse
Trésorière du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public

Art. 174

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Si l’on doit donner une seule définition du droit administratif aujourd’hui, j’opte pour la suivante : le droit administratif est l’ensemble des règles applicables aux activités publiques tant dans les rapports entre personnes publiques que dans les relations entre les personnes publiques et les personnes privées afin de répondre à la satisfaction d’un intérêt général.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il existe une évolution du droit administratif, notamment au regard des mutations des besoins à satisfaire en société. Dès lors, sous l’influence d’éléments extérieurs au droit administratif lui-même, par exemple un contexte économique différent, un changement de contexte politique, des configurations juridiques nouvelles, le droit administratif s’adapte. Toutefois, ces adaptations ne remettent pas complétement en question les spécificités du droit administratif : exorbitance du droit commun, notions cardinales du droit administratif (service public, ordre public, actes administratifs unilatéraux…). On peut considérer que le droit administratif d’aujourd’hui est davantage un droit de l’action publique plutôt qu’un droit du service public, par exemple, davantage un droit négocié plutôt qu’un droit imposé.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Plusieurs éléments contribuent à faire du droit administratif un droit singulier en France : d’une part son histoire, d’autre part ses caractéristiques qui découlent pour partie de son histoire, enfin de ses fondements et de ses objectifs.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion juridique (mais qui n’est pas que juridique) qui constitue le principal moteur du droit administratif, c’est la notion de service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Exactement comme nous le faisons dans le cadre du JDA !

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Non, le droit administratif n’est pas condamné à la globalisation. Seules certaines parties, voire catégories du droit administratif sont susceptibles de l’être. Mais le droit administratif est un droit résistant. Le terreau historique et juridique qui a fondé le droit administratif est parfois ébranlé par la mondialisation ou la globalisation mais les éléments constitutifs structurels savent résister.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif est peut-être moins prétorien qu’à la fin du XIXe ou au début du XXe mais la jurisprudence demeure une source considérable de droit.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Gérando
  • Léon Duguit
  • Maurice Hauriou

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • TC 8 février1873, Blanco
  • CE 19 octobre 1962, Canal, Robin et Godot
  • CE Ass. 20 octobre 1989, Nicolo

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe d’égalité
  • Le principe de légalité
  • Le principe de neutralité.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un chat, parce qu’il retombe toujours sur ses pattes et qu’il a plusieurs vies.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Si c’est un livre autre que juridique, alors je propose « Le château » de Kafka !

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Une œuvre cinématographique : Brazil !

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 174.

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Questionnaire de Mme Diemer (34/50)

Marie-Odile Diemer
Docteur en droit à l’Université de Bordeaux, CERCCLE (EA7436)

Art. 172

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Il est particulièrement difficile de donner une définition un tant soit peu complète du droit administratif tant il est tentaculaire et multiple. Nécessairement catégorisé comme branche du droit public, l’on peut rappeler de manière générale, que le droit administratif correspond à un ensemble de règles qui constituent un régime juridique spécifique appliqué à l’administration. Cette définition reste globale, voire approximative. Il faut alors mettre en valeur son trait le plus saillant : la spécificité. Spécificité par rapport au droit dit « commun », et spécificité de par ses règles qui ne peuvent que s’appliquer à l’administration. La spécificité est son identité et sa signature en quelque sorte. Le droit administratif n’existe que par l’administration et sans lui, l’administration serait désorganisée et « sans filet ». S’il l’on voulait ramasser tous ces éléments, il s’agit donc d’un corps de règles spécifiques au service des personnes publiques mais aussi un puissant instrument au service de l’Etat de droit.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

L’on cherche trop souvent à cloisonner les époques comme si chaque apport au droit administratif et chaque étape de sa construction restaient figés dans chaque décennie qui les auraient vus naître. Hier prétorien, il serait désormais dominé par les sources textuelles ; antérieurement tourné vers l’administration, il serait dorénavant orienté vers la protection des administrés. Cette vision parcellaire fausse la vision du droit administratif actuel. Progression des sources textuelles, effort d’accessibilité, perfectionnement de la soumission de l’administration au droit et enrichissement des voies de droit offertes aux administrés sont donc les marqueurs d’antan et de demain du droit administratif (mais cela n’empêche pas les critiques et les avancées tardives comme l’ont été les référés notamment). Le droit administratif est donc en phase permanente de construction. Si l’on voulait vraiment évoquer le « droit administratif de demain », il s’agirait d’un droit enrichi de toutes ces phases et de nouvelles sources (européennes et internationales) mais surtout d’une habile combinaison entre le droit et le contentieux qui ne cessent de s’unir pour aboutir à des garanties effectives.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Son juge assurément. D’un point de vue institutionnel et organique d’abord, et même si le modèle français s’est un peu exporté, la particularité de la dualité juridictionnelle et de l’existence d’un Conseil d’Etat, à la fois conseiller et juge, en font une singularité marquante du droit administratif français. Mais il s’agit également du travail de son juge. Son pouvoir créateur reste sans commune mesure à cet égard et il permet de façonner le droit administratif, de le faire évoluer et de le perfectionner.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Il serait bien présomptueux de proposer le recours à une notion unique quand les plus éminents auteurs n’ont pas réussi à s’y résoudre ! Cela reste quand même à mon sens la notion de puissance publique qui justifie l’existence même d’une administration et reste à l’origine des particularités de ses règles. Toutefois, immédiatement et instinctivement, la volonté de lui accoler (et sans lui opposer) le service public, reste inéluctable.

Il faudrait alors avoir recours à une notion – en réalité non juridique-  qui engloberait ces exigences. Il s’agirait en réalité du  » fait public ». L’administration n’existe et n’agit que parce qu’elle sert l’intérêt général et elle ne peut le faire que si elle dispose de prérogatives de puissance publique.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Si nul n’est censé ignorer la loi et le droit administratif n’y échappe pas, il est impossible d’être mis à la portée de tous, totalement et complètement. Même si l’apparition du Code des relations entre le public et l’administration s’inscrit dans cette volonté de divulgation, de compilation et de regroupement des grands textes en la matière, cette dernière reste complexe. Car l’accessibilité matérielle ne peut se suffire en soi, elle n’est efficace que combinée à une accessibilité intellectuelle. Comprendre les rouages du droit administratif n’est pas à la portée de tout le monde.  En ce sens, il est nécessaire que l’administré ne se trouve pas démuni face à l’application du droit administratif, qu’il lui soit expliqué, c’est le cas par exemple lorsqu’on exige la mention des délais et voies de recours dans les décisions administratives qui permettent à l’administré de connaître l’étendue de ces droits, ou du moins de ses actions, ou encore lorsque s’impose la motivation d’une décision défavorable. Toutefois, et au-delà des textes, il s’agit de mettre en avant les acteurs du droit eux-mêmes. Ils se doivent de rendre accessible et d’expliquer la matière lorsqu’une de ses applications reste obscure pour le plus grand nombre.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il est peut-être excessif de parler de « condamnation ». La globalisation du droit administratif doit plutôt s’envisager comme un enrichissement. La globalisation est donc un mouvement inéluctable qui contribue à son perfectionnement. Je pense immédiatement au régime des contrats publics. Depuis près de trente ans, les mutations sous l’impulsion du droit européen sont particulièrement importantes. Que ce soit dans l’exigence de transparence et de mise en concurrence pour certains contrats de la commande publique, ou encore récemment par l’introduction de nouvelles voies de droit comme l’est le référé contractuel notamment. Dans un cadre plus récent, et pour le moment plus restreint, l’on oublie trop souvent que le vent de faveur dont font l’objet les modes alternatifs de règlement des litiges ces derniers mois dans la matière administrative est également insufflé par le droit et les institutions européennes.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

C’est là un débat permanent et visiblement inextinguible. Toutefois, l’actualisation régulière de l’ouvrage des « grands arrêts de la jurisprudence administrative » n’y trompe pas. La combinaison des règles écrites et « non écrites » est en effet indispensable pour une matière aussi mouvante. Malgré les nombreuses réformes récentes du Code de justice administrative par exemple, l’on voit que la jurisprudence continue de poser des règles, non reprises par les codes. L’on pense immédiatement à la décision du Conseil d’Etat du 13 juillet 2016, M. Czabaj, n° 387763, qui précise qu’au terme d’un délai raisonnable fixé à un an sauf circonstances particulières, un recours contre une décision administrative n’est plus recevable, alors même que les voies et délais de recours ont été irrégulièrement notifiés. Ce changement majeur de la pratique du contentieux administratif ne se retrouve dans aucun texte…

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Même s’il est classique de citer Gérando, Macarel et Cormenin pour des raisons chronologiques et historiques, et qu’il est souvent injuste de ne pas citer les plus « contemporains », les « pères modernes » en quelque sorte, comme Duguit, Hauriou et Rivero, je préfère citer des auteurs s’étant particulièrement intéressés au contentieux administratif comme Laferrière, Aucoc ou encore Vivien.

Il serait surtout intéressant de se poser la question des héritiers de ces grands noms à l’heure actuelle…

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Il est difficile de choisir ce que signifie « l’importance » des décisions : s’agit-il des décisions à la faveur de l’administration ou alors à la faveur des administrés ? Il me semble toutefois que trois décisions ont profondément renouvelé l’office du juge ainsi que donné de nouvelles garanties matérielles et procédurales à la disposition des administrés. Je citerai donc la décision Dame Lamotte qui a permis de développer le recours pour excès de pouvoir même sans texte le prévoyant, la décision Nicolo qui a rebattu les cartes en termes de contrôle des normes et d’abattre le mur que constituait l’écran législatif ; et enfin la décision A.C !, qui permet de concilier légalité et sécurité juridique en permettant au juge de moduler dans le temps l’effet de ses décisions.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

La loi du 28 pluviôse an VIII évidemment qui marque en quelque sorte le point de départ des grandes normes en droit administratif et posent les premiers jalons de l’organisation territoriale mais aussi contentieuse dans la matière administrative, en créant les conseils de préfectures. La loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations entre l’administration et le public qui marque aussi le point de départ des nombreux décrets et lois qui ont suivi et permettant d’améliorer les relations entre le public et l’administration dont le Code du même nom en est l’aboutissement. Et enfin, comment ne pas citer la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives qui a permis de donner au juge administratif des armes égales que possédait déjà le juge judiciaire en termes de protection des libertés.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une tortue. Par sa longévité malgré des remises en cause permanentes mais aussi au regard du temps qu’il prend pour améliorer l’office du juge en la matière (injonctions, astreintes, référés…).

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

La tentation est grande de citer Kafka. Pourtant, le titre du chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez est plus évocateur : « Cent ans de solitude », pour le temps qu’il a mis à être reconnu et à ne plus être considéré comme un simple étranger dans l’ordonnancement juridique.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le tableau cité par son article du même nom « La bataille de San Romano » de J.-M. Auby est assez évocateur. Mais dans le même ordre d’idées de complexité, de foisonnement voire et d’empilements, les tableaux de Jackson Pollock sont assez parlants. L’impression de confusion s’estompe dès lors que l’on prend un peu de recul.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 172.

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Questionnaire du Premier Conseiller Vauterin (24/50)

Amaury Vauterin
Premier Conseiller de Tribunal Administratif

Art. 163.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

C’est une question dont on sait qu’elle est difficile parce que définir, c’est délimiter, et que le droit administratif ne se laisse pas facilement circonscrire.

Pour beaucoup d’auteurs et depuis des décennies, le droit administratif se définit d’abord par des critères. On sait que c’est un droit spécial, prétorien, qu’il a partie liée avec le service public ou la puissance publique et qu’il trouve à s’appliquer à des personnes publiques et parfois privées… Mais il ne s’agit là que de définitions partielles ou imparfaites.

Alors quitte à choisir une définition, je vous propose de faire un bond de cent cinquante ans en arrière et de relire celle que nous proposait un des maîtres du droit administratif au XIXe siècle, Léon Aucoc, quelques années avant l’arrêt Blanco (TC, 08 fév.1873), et qui me semble encore d’actualité : « Le droit administratif détermine : 1° la constitution et les rapports des organes de la société chargés du soin des intérêts collectifs qui font l’objet de l’administration publique, c’est-à-dire des différentes personnifications de la société, dont l’Etat est la plus importante ; 2° les rapports des autorités avec les citoyens » (Introduction à l’étude du droit administratif, 1865).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Ce qui fait le droit administratif, c’est d’abord la jurisprudence du Conseil d’Etat. Et celui-ci est d’hier et d’aujourd’hui. Il n’y a donc pas de raison qu’il ne soit pas également de demain.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Etonnamment, sa dimension presque religieuse.

Il y a dans le droit administratif français quelque de chose de fascinant et d’hypnotique, qui le place aux confins de l’ordre juridique et de l’ordre symbolique, même si son histoire – l’héritage du droit romano-canonique et deux siècles de patiente construction depuis le début du XIXe siècle – ne suffit pas à l’expliquer.

Sans besoin de convoquer Georges Gurvitch (La magie et le droit, 1938), il apparaît de manière évidente que le droit administratif recèle une sorte de puissance mystérieuse venue du fond des âges et qu’il ne se réduit pas à un artéfact de nos sociétés contemporaines ni à un simple instrument de régulation des rapports sociaux.

Ces notions d’intérêt général, de service public, d’ordre public, de prérogatives puissance publique, qui nous sont si familières, sont des sources inépuisables de sens et leur application au réel permet de résoudre toutes les difficultés contentieuses, de garantir tous les droits du public et de légitimer tous les actes administratifs, pourvu qu’ils tendent à l’utilité commune. Mais elles constituent également « un matériel symbolique justifiant par avance la régulation administrative » (Jacques Caillosse, Droit public, droit privé : sens et portée d’un partage académique, Ajda 1996, p. 955), participant « d’une royauté du droit administratif« , selon l’expression de Pierre Legendre (Trésor historique de l’Etat en France, 1992).

Le Conseil d’Etat fait lui-même remonter ses origines au Moyen-Âge, à l’époque où il était le conseil d’un roi de droit divin, et l’on sait que dans la Rome des origines, le prêteur avait tout à la fois des fonctions juridictionnelles et religieuses. Et si la Haute assemblée est parfois contestée dans ses décisions, personne ne lui dénie sa hauteur de vue ni la profondeur intemporelle de sa jurisprudence qui trouve toujours ses origines dans des principes anciens, muris par le temps, par l’expérience et par l’histoire. Quand le Conseil d’Etat a parlé, la cause est entendue. Roma locuta, causa finita.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

C’est une question malicieuse, comme si le droit administratif, par-delà la multiplicité de critères qui le distinguent, pouvait se réduire à l’un d’entre eux : plus profond, plus fort, plus saillant.

En fait, de tous les critères possibles, le critère organique me semble le plus pertinent : le droit administratif, c’est d’abord le droit de l’administration, le droit applicable à l’administration dans ses rapports avec le public, et par extension, le droit applicable à toute personne privée qui, par sa nature ou l’objet de ses missions, est liée à l’administration ou en reçoit l’onction et les moyens.

Dans une formule presque paulinienne, l’article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 énonce que « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation » et que « Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément ». L’administration n’est qu’une des formes visibles de notre Etat-Nation issu du Moyen-Âge et il n’existe aucune mission de service public, aucune prérogative de puissance publique qui ne soit d’abord reconnue ou octroyée par l’administration, fût-elle confiée à une personne privée. Lorsqu’elle ne dirige pas, l’administration gouverne, et le droit administratif en est sa langue et son instrument.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Je crois qu’il est déjà mis à la portée de tout monde, à travers de très bons ouvrages et des sites Internet accessibles à tous.

Maintenant, s’il s’agit de permettre au plus grand nombre d’accéder à la science du droit administratif et de se l’approprier, je proposerai juste que les gens viennent assister pendant une demi-heure à une audience au Conseil d’Etat : ce qui se dit, ce qui se passe est incompréhensible pour les non-initiés. Mais tout un chacun lors d’une séance de jugement au Palais Royal, y compris les plus ignorants en droit administratif, sentent bien que ce qui se dit est important et que ce qui se passe est sérieux. Au sortir d’une audience, il n’y a qu’une seule sensation possible : celle d’avoir été au contact de la chose publique… Leçon numéro 1 du droit administratif.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Cette question résonne comme s’il s’agissait d’une condamnation à mort.

La globalisation du droit administratif est une réalité incontestable et un fait inéluctable, résultant de la mondialisation, de la constitution de grands ensembles régionalisés et d’organisations internationales spécialisées. Je ne sais pas ce que le droit administratif français va y gagner. Pourvu seulement qu’il ne perde pas son âme.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Quand on relit le recueil de jurisprudence du Conseil d’Etat publié par Jean‑Baptiste Sirey au début du XIXe siècle ou par Louis-Antoine Macarel quelques années plus tard, on voit qu’à l’époque, tout était à construire, et que le Conseil d’Etat construisait tout. Depuis, des lois et des règlements ont remplacé des principes de jurisprudence dégagés en leur temps par le juge.

Il reste toutefois quelque chose d’essentiellement prétorien dans le droit administratif : l’héritage, le trésor de deux siècles de jurisprudence, que le Conseil d’Etat sait mobiliser face à toute situation nouvelle. N’a-t-il pas convoqué et combiné les jurisprudences Benjamin (19 mai 1933, rec. p. 541) et Commune de Morsang-sur-Orge (27 octobre 1995, rec. p. 372) pour résoudre les difficultés que lui posait l’organisation des spectacles de M. Dieudonné M’Bala Bala (CE, 9 janvier 2014, n° 374508) ?

Si la jurisprudence antique du Conseil d’Etat continue d’éclairer l’application des textes, y compris des plus récents, il n’en demeure pas moins que les arrêts de création prétorienne, c’est-à-dire les principes dégagés par le juge dans le silence de la loi, se font de plus en plus rares. L’arrêt d’assemblée n° 387763 du 13 juillet 2016, qui pose le principe selon lequel le destinataire d’une décision administrative ne comportant pas la mention des voies et délais de recours prévue à l’article R. 421-5 du code de justice administrative ne peut pas exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable, est un des exemples récents de ce pouvoir créateur du juge administratif, à l’instinct démiurgique.

Le plus intéressant finalement, c’est de voir que malgré les progrès de la loi, nous avons toujours besoin d’un Conseil d’Etat pour donner aux textes leur exacte portée et pour suppléer leurs insuffisances ; et de savoir que le Conseil d’Etat a, dans son office, une exacte perception de ce qui est nécessaire à l’administration et que cette vision est nourrie de la jurisprudence la plus sure.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Je crois que je ne fais d’injustice à personne si je réponds : les premiers (Macarel, Cormenin, Gérando).

  • Louis-Antoine Macarel est cet arrêtiste du Recueil des arrêts du Conseil d’Etat sur toutes les matières du contentieux de l’administration, futur recueil Lebon, dont le premier volume comporte cette très belle apologie de la jurisprudence : « La connaissance de la loi, c’est-à-dire de son texte et de son esprit, est (…) insuffisante ; celle de la jurisprudence est indispensable à tous ceux qui veulent s’instruire des droits et des obligations de chacun. La jurisprudence, en effet, corrige l’imperfection des lois, en détruit l’incohérence, en remplit les lacunes : aussi son étude doit-elle être faite avec soin. Les Arrêts forment cette jurisprudence ; (…) Le jurisconsulte qui veut acquérir des idées précises sur le sens des lois doit donc ne point négliger la connaissance des arrêts ; c’est par leur rapprochement, leur conférence et leur mutuelle interprétation qu’il doit parvenir à fixer ses opinions sur les questions douteuses ou controversées.» (Recueil, 1821, avertissement de l’éditeur, p. 2).
  • Louis-Marie de Cormenin (Questions de droit administratif, 1822)
  • et Joseph-Marie de Gérando (Institutes du droit administratif français, 1829), sont pour leur part des organisateurs et des classificateurs du droit administratif.

Mais il ne serait toutefois pas équitable de passer sous silence ceux qui ont tenté, avant les Pères, de recenser l’ensemble des lois administratives, comme on disait à l’époque, et de les publier dans des sortes de codex à l’usage des administrateurs : Rémi Fleurigeon, chef de bureau au ministère de l’intérieur, auteur en 1801 d’un Manuel administratif, réédité en 1806 sous le titre Code administratif, et Claude-Joseph Lalouette, sous-préfet, qui a publié en 1812 ses Eléments de l’administration pratique, comportant une classification des lois administratives depuis 1789.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

La construction du droit administratif résulte sans doute de l’agglomérat de plusieurs dizaines de décisions de justice fondamentales. J’aurais donc bien des difficultés à en sélectionner trois.

J’évoquerai donc plutôt des arrêts qui, dans les premières années du Conseil d’Etat moderne, ont fait des conseils de préfecture, futurs tribunaux administratifs, de vraies juridictions, à une époque où tout était à faire en jurisprudence et où il fallait procéder en ce domaine à un véritable partage des eaux :

  • les arrêts Delpech (7 février 1809)
  • et Guillaumanche (28 novembre 1809), selon lesquels les conseils de préfecture, comme les tribunaux, ne peuvent rapporter ni réformer leurs propres décisions, ou encore
  • l’arrêt Feillens (10 février 1816) qui précise que le Conseil d’Etat, juge du contentieux, ne procède ni par voie d’approbation, ni par voie de censure des décisions des conseils de préfecture mais qu’il rend au contraire des décisions de justice administrative.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Il s’agit moins de normes que de considérations ou de paramètres, déterminants à mon sens de l’esprit du droit administratif :

  • la compétence liée, qui bride l’administration ;
  • l’urgence, qui lui permet de s’affranchir des règles communes ;
  • les circonstances, qui doivent être appréciées par l’administration et qui peuvent justifier que le juge censure ses actes ou au contraire qu’il les valide.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un pélican, dont les mythes anciens disent qu’il se sacrifie pour ses petits affamés et qu’il les nourrit de son propre foie.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Sans nul doute, un livre d’Aristote, le père du réalisme, loin de l’idéalisme platonicien.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La pyramide de Kheops, la seule des sept merveilles du monde à avoir passé l’épreuve des siècles.

 

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 163.

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Questionnaire du Maître des requêtes Roxanna (23/50)

Katerina Roxanna
Maître des Requêtes au Conseil d’État Hellénique

Art. 162.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Selon une longue tradition qui remonte à l’antiquité gréco-romaine, il existe une division fondamentale du droit entre droit public et droit privé. Le droit administratif est une branche particulière du droit public qui se réfère à l’exercice de la puissance publique par les organes administratifs de l’État et des personnes morales publiques.

2 – Qu’est-ce qui fait la singularité du droit administratif de votre pays ?

Le droit administratif a connu un développement satisfaisant en Grèce à partir du fonctionnement du Conseil d’État (1929). Sa jurisprudence, amplement inspirée de la jurisprudence du Conseil d’État français et de la doctrine française, permit de reconnaître des principes généraux et de formuler des règles spéciales relatives au fonctionnement de l’administration publique.

3 – Peut-on le caractériser par un critère ou une notion juridique ?

Il s’agit d’un “droit jurisprudentiel”, c’est-à-dire très largement créé par le juge.

4 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) les « pères » les plus importants de ce droit administratif ?

Les pères les plus importants de droit administratif grec sont :

  • Michail Stassinopoulos;
  • Georges Papahatzis;
  •  Epaminondas Spiliotopoulos.

Les deux premiers, fondateurs de droit administratif grec, étaient en même temps Conseillers d’État et professeurs de droit administratif à Panteion Université des Sciences Politiques, Sociaux et Économiques. Michail Stassinopoulos est même devenu le premier Président de la République Hellénique, après la chute de la dictature (1974) et il constitue un modèle de l’indépendance des juges. Épaminondas Spiliotopoulos, académicien et professeur de droit administratif à la faculté du droit de l’Université d’Athènes, est reconnu par la communauté internationale des juristes de droit public.

5 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les normes les plus importantes de ce droit administratif ?

Les normes les plus importantes de droit administratif grec sont le principe de légalité, la protection de l’intérêt général ainsi que la protection de l’administré.

6 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les décisions juridictionnelles les plus importantes de ce droit administratif ?

  • La décision 1/1929 du Conseil d’État, se référant à la garantie d’emploi des fonctionnaires prévue par la Constitution de 1911. Le juge administratif grec, Dans son premier arrêt, la Haute Juridiction Administrative a exercé un contrôle de constitutionnalité de la loi, qui a formé un conseil de la fonction publique dont la composition n’assurait pas les garanties pour les fonctionnaires prévues par la Constitution, comme l’avait déjà fait, par voie d’exception, le juge judiciaire grec depuis la fin du 19ème siècle.
  • La décision 3034/1972 du Conseil d’Etat sur le droit d’audition préalable. Il s’agit du droit de l’administré de formuler son point de vue avant l’édiction d’un acte administratif défavorable à son égard, à la suite de sa convocation par l’organe administratif compétent. C’était le cas des licenciements massifs des juges entrepris par le gouvernement des colonels. Le Conseil d’État et son Président à l’époque Michail Stassinopoulos ont admis les recours pour excès de pouvoir formés par ces juges, parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion d’exercer leur droit d’audition préalable.
  • La décision 810/1977 du Conseil d’État sur la protection de l’environnement. Selon la Constitution, l’État doit prendre en considération la protection de l’environnement culturel (sites archéologiques) quand il organise des activités économiques (installation des chantiers navals). C’était le début d’une jurisprudence créative, prédominante jusqu’à la fin du 20 siècle, qui a inspiré la formation d’un droit à l’environnement au niveau communautaire.

7 – Existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » ?

Les notions fondamentales et les normes les plus importantes de droit administratif grec sont sans doute les mêmes, qui correspondent à la spécificité du droit public. Mais il y a eu quelques évolutions en la matière qui jouent un rôle important pour l’avenir du droit administratif et qu’on ne doit pas ignorer.

8 – Dans l’affirmative, comment les distinguer ?

Les facteurs les plus caractéristiques qui influencent l’évolution de droit administratif en Grèce sont les suivants: a) la multiplication des sources du droit due notamment au poids de plus en plus important du droit européen et international, b) l’inflation législative et réglementaire, c) l’introduction des notions de management au droit de l’administration publique (principes de productivité, d’ efficacité etc.), d) la crise économique qui a résulté à une approche étroite de l’intérêt publique qui se limite à un intérêt financier, e) la lutte contre la politisation de l’administration publique. La politisation des fonctionnaires n’a pas permis la promotion du professionnalisme et de l’esprit indépendant dans la fonction publique et a maintenu la qualité des services publics à un niveau faible.

9 – Le droit administratif reste-t-il un droit national ou son avenir réside-t-il à l’inverse dans sa « globalisation » / son « européanisation » ?

Dans un monde qui est devenu global, tous les domaines de droit sont influencés par la spécificité des droits nationaux. Dans le même sens, le droit administratif, qui reste le plus attaché traditionnellement au rôle de l’État, ne peut pas rester isolé des évolutions et des influences du droit européen.

10 – Quelle place pour le droit administratif dans la société contemporaine ?

Le droit administratif continuera à jouer un rôle central dans la société contemporaine, car ses notions et ses principes, cristallisés et interprétés par la jurisprudence, sont toujours utiles comme guides pour le bon fonctionnement de l’administration publique et en tant que garanties pour la protection du citoyen- administré, du fonctionnaire et de l’intérêt général.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Si le Droit administratif était un animal, il serait un lion en marbre qui soutient l’édifice de l’État. Selon une approche plus cynique, il serait un caméléon, petit serpent qui change très facilement de couleur.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Si le Droit administratif était un livre, il serait l’ouvrage d’Épaminondas Spiliotopoulos sur le Droit administratif hellénique, œuvre de base en la matière.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si le Droit administratif était une œuvre d’art, ce serait Érechthéion, avec des principes généraux cristallisés par la jurisprudence, à la place des Caryatides.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 162.

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Questionnaire de Me Leguevaques (22/50)

Christophe Leguevaques
Avocat au Barreau de Paris 

Art. 161.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

C’est le droit de l’Etat de droit. C’est le droit par lequel, tel Wotan se soumettant aux règles gravées dans le bois du frêne sacré, l’Etat, qui peut devenir tout puissant, accepte de se soumettre à la loi et à la procédure. Le droit administratif n’est donc pas seulement un droit de protection de l’administration contre le monde extérieur mais également un droit d’affirmation des libertés des administrés.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Tout comme la société française d’aujourd’hui est différente de celle d’hier et sera certainement différente de celle de demain ou tout comme l’homme que je suis est différent du jeune homme de vingt ans que j’étais ou du vieillard que je serai peut être : il existe des constances, mais il y a aussi des évolutions. Ces évolutions peuvent être de toute nature (technologique, politique, économique, etc.)

Un exemple matériel, le droit administratif s’est ouvert au monde. Les traités, et notamment les textes européens, sont pleinement des sources du droit.

Un exemple processuel, le droit administratif s’est adapté aux nouvelles technologies avec le télérecours.

Des questions nouvelles se posent au droit et au juge administratif : la composition sociologique des juridictions, qui évolue également, peut avoir des influences sur les décisions rendues car, au-delà de l’application de la loi, ce sont parfois des questions de sociétés que le juge doit trancher (cf. la GPA, l’euthanasie, l’Etat d’urgence, etc.).

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

C’est l’existence d’un double ordre juridictionnel qui est le fruit de l’histoire.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’intérêt général qui est la clé de voute du droit administratif. Notion que l’on retrouve notamment dans l’idée de service public et qui justifie le droit exorbitant du droit commun reconnu à l’administration. Le problème (ou l’intérêt) vient du fait que la notion d’intérêt général est une notion « pâte à modeler ». C’est une dialectique qui permet au juge de tenir compte de tous les aspects, d’écouter, d’arbitrer.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Peut être en faisant comprendre qu’il n’est pas forcément un droit lourd, compliqué et anti économique mais un droit évolutif, subtil et protecteur des intérêts de tous.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Pourquoi condamné ? n’est il pas déjà globalisé ? en prise ou sous l’emprise de certains lobbies ? le droit administratif peut être un moyen de rappeler certains principes de souveraineté et notamment que les propriétaires/créanciers ne peuvent et ne doivent pas dicter leurs lois à des Etats souverains, incarnation d’un peuple uni dans un devenir commun. Le droit administratif français doit être encore plus globalisé tout en conservant sa raison d’être : défendre l’intérêt général, traduire les principes démocratiques, les valeurs républicaines face à des attaques venant d’intégrismes religieux ou de fanatismes économiques.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Avec le recours à la QPC et les possibilités de question préjudicielle à la CJUE, le droit administratif reste prétorien. Certes il y a plus de texte que dans le passé mais l’invention des juges et leur sensibilité donnent un coloration particulière à ce droit.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

S’il avait un père, ce serait le Conseil d’Etat qui a su évoluer et se réinventer au gré de l’histoire de France.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Avant de citer les trois décisions, deux observations : c’est une question piège qui me place dans l’embarras ; il est très difficile de choisir. Donc le choix sera le reflet d’un message à faire passer sans pour autant avoir la rigueur scientifique que l’on pourrait attendre. La deuxième observation a trait à la poésie des décisions jurisprudentielles : les noms chantent à l’oreille ou invitent au voyage. Quelques exemples : « Compagnie des gaz de Bordeaux » rendu par le Conseil d’Etat le 30 mars 1916 ; « Dames Dol et Laurent » rendu par le Conseil d’Etat le 28 février 1919 ; « Société commerciale de l’Ouest africain » ou « Bac d’Eloka » rendue par la Tribunal des conflits le 22 janvier 1921 ; « SA des produits laitiers « La fleurette » » rendu par le Conseil d’Etat le 14 janvier 1938 ; « Thépaz » rendu par le Tribunal des conflits le 14 janvier 1935 ; « Canal Robin et Godot », rendu par le Conseil d’Etat le 19 octobre 1962 ; « Rubin de Servens » rendu par le Conseil d’Etat le 2 mars 1962 ; « Tropic travaux signalisation » rendu par le Conseil d’Etat le 16 juillet 2007.

Voici donc mon choix arbitraire :

  • CE, 5 mai 1944, « Dame Veuve Trompier-Gravier » (D. 1945. 110 concl. B.Chenot, note de Soto, Rd Publ. 1944.256, note G.Jèze) – Pour un avocat, c’est un arrêt important : le droit de la défense, le respect du principe du contradictoire constitue un principe général du droit que le juge ne saurait méconnaitre sans encourir la censure de sa décision. J’attire également votre attention sur la date de l’arrêt. Un mois avant le débarquement allié en Normandie, alors que la France est occupée et qu’un « Etat de fait » dit « Etat de Vichy » collabore avec l’ennemi et se roule dans la fange de la compromission et du crime, même au Conseil d’Etat, il y a certains esprits qui résistent. Leur arme est puissante, c’est le droit.
  • CE, 17 février 1950, « Dame Lamotte » (Rec. p. 110 ; RDP 1951, p. 478, concl. P.Delvolvé, note M.Waline), le recours pour excès de pouvoir, ce recours « pour utilité publique » (R.Chapus) « est ouvert même sans texte contre tout acte administratif (…) et a pour effet d’assurer, conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité ». En une phrase, le Conseil d’Etat maintient et étend sa jurisprudence qui en fait un protecteur des libertés publiques.
  • CE, 20 octobre 1989, « Nicolo » Le Conseil d’Etat accepte – enfin ! – de reconnaître la suprématie des traités internationaux sur la loi.       Pour l’étudiant en droit que j’étais, ce fut une révolution. Le droit administratif quittait le 19ème siècle pour entrer dans le XXème ! C’est un arrêt qui permet d’invoquer des principes fondamentaux qui auraient pu être oubliés (le procès équitable par exemple).

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Intérêt général ;
  • Service public ;
  • Recours pour excès de pouvoir.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un Léviathan entravé.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

A la recherche du temps perdu.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Un jardin à la française composé par André Le Nôtre.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 161.

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Questionnaire de Me Lapuelle (21/50)

Clémence Lapuelle
Avocate au Barreau de Toulouse 

Art. 160.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Un ensemble de règles qui régissent l’organisation et le fonctionnement des personnes publiques entre elles et avec les personnes privées.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il existe bien un droit administratif d’hier et un droit administratif de demain.

Le premier est marqué par une longue phase d’émergence, d’élaboration et de construction avant d’être enfin consacré par les décisions Blanco et Cadot. Après cette légitimation, il a pu enfin s’épanouir et s’étoffer dans différents domaines d’intervention : droit des collectivités territoriales, droit des contrats, droit de l’environnement, droit de l’énergie, droit de l’urbanisme…

Aujourd’hui, il entame une phase de rationalisation et de perfectionnement, avant certainement de s’adapter aux bouleversements technologiques et courants politiques de demain. Il lui appartient de s’adapter sans cesse aux nouveaux contours de l’administration qu’il régit.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français apparait dans la volonté de séparer le domaine du droit privé et le domaine du droit public en créant deux ordres de juridiction distincts, via les lois des 16-24 août 1790 et le décret du 16 Fructidor an III. Il est très clairement interdit aux juridictions judiciaires d’appliquer le droit privé à l’administration sauf exceptions.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La puissance publique est le principal moteur du droit administratif. Elle justifie son existence par la volonté de ne pas être soumis au droit commun et par les pouvoirs qui lui sont conférés afin d’imposer le respect de l’intérêt général. La puissance publique est à la fois une justification et un rempart face au droit commun.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Aujourd’hui, le droit administratif apparait pour les administrés comme une contrainte via des démarches administratives d’une extrême lourdeur, soit comme une puissance aveugle venant s’abattre sur eux. Il convient donc avant tout de changer l’image du droit administratif afin de le rendre plus accessible.

Pour ce faire, il conviendrait de le présenter dès l’école afin d’expliquer ses rouages au travers de l’histoire, de la géographie et de l’éducation civique. Un Etat présente des droits et des devoirs qui ne peuvent être ignorés par ses administrés. Or, c’est de cette ignorance que nait l’absence d’intérêt, l’incompréhension et finalement la critique.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il est évident que l’influence du droit communautaire, européen et international pousse à une certaine globalisation de notre droit administratif.

Il appartient au législateur de maintenir sa spécificité pour une meilleure administration tout en tenant compte des améliorations et simplifications que nous proposent les normes extérieures.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Si le juge administratif se fonde encore principalement sur la jurisprudence administrative pour rendre ses décisions, on voit néanmoins sans difficulté que le droit prétorien cède la place à la législation et à la réglementation. Un lien de plus en plus distant apparaît ainsi entre le cas particulier d’un administré ou d’une personne publique et une règle trop générale qui ne peut être sujette qu’à l’interprétation et à l’interrogation et donc à l’insécurité juridique.

Néanmoins, il convient de préciser que l’accessibilité à l’intégralité du droit prétorien étant limitée aux seuls magistrats de l’ordre administratif via une base de données des plus confidentielles, il est difficile d’avoir une vision exhaustive des décisions de justice et donc de nos droits.

La législation et la réglementation présentent à l’inverse l’avantage d’être accessibles à tous pour l’ensemble de leurs dispositions.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les pères les plus importants du droit administratif sont sans nul doute :

  • Maurice Hauriou qui incarne l’école de la puissance publique
  • & Léon Duguit qui incarne l’école du service public.

Ils représentent la naissance du droit public moderne.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • «Blanco » rendue par le Tribunal des conflits le 8 février 1873, n°00012 ;
  • « Cadot c/ Ville de Marseille » rendu par le Conseil d’Etat le 13 décembre 1889, n° 66145 ;
  • Décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987 Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La norme constitutionnelle est la norme la plus importante du droit administratif et l’on peut constater d’ailleurs qu’elle ne subit que très peu de modifications tant sa rédaction initiale fait appel à des principes fondamentaux universels et indispensables à l’humanité.
  • On ne peut ignorer également les normes internationales, européennes et communautaires mais ce n’est sans un certain désarroi face à ces normes qui ignorent et gomment les spécificités du droit administratif français.
  • Les normes inférieurs ne sont finalement plus vraiment autonomes et subissent l’influence d’un droit administratif supranational qui indéniablement abouti à une globalisation non salutaire du droit administratif français.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un ours au regard de son image de puissance et de force mais également pour ses lenteurs assimilables parfois à des phases d’hibernation.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le Traité des contrats administratifs d’André de Laubadère, Franck Moderne, et Pierre Delvolvé.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si l’on peut considérer le château de Chambord comme une œuvre d’art de Léonard de Vinci et de François Ier, alors il correspondrait très bien au droit administratif. Comme lui, il apparaît imposant, solide, complexe, avec d’infinis détails, des pièces maîtresses, d’importantes fondations, des fenêtres ouvertes vers l’extérieur, du génie. Mais il se caractérise également par des imperfections, des erreurs de conception et des constructions parfois à la hâte sans véritable feuille de route. Comme toute œuvre d’art, il fascine mais en oubli d’être parfois réellement accessible.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 160.

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Questionnaire du magistrat Kiecken (20/50)

Arnaud Kiecken
Magistrat au tribunal administratif de Toulon

Art. 159.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

C’est l’ensemble des principes et des règles qui s’appliquent dans les relations entre les personnes en lien avec l’autorité publique. Ce droit n’est d’ailleurs pas forcément autonome, car il s’inspire de pratiques anciennes, qui ont notamment été codifiées dans le code civil (par exemple pour les règles générales en matière de responsabilité des personnes publiques), ou d’influences extérieures à la France (comme les règles de passation des marchés publics, gouvernées par les principes de concurrence et de transparence). Mais, chaque fois qu’on est en présence d’un intérêt qui dépasse les intérêts strictement privés, le droit devient administratif.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif d’hier c’est celui qui a été élaboré au fil du temps par la jurisprudence du Conseil d’État, qui a longtemps été la seule institution a donné les règles du jeu. A partir du moment où les juridictions se sont multipliées, que la loi est intervenue dans le débat, que l’Union européenne a rajouté des règles, le droit administratif est devenu « pluriel » de par son origine et ses manifestations. Et il est aussi devenu plus riche, mais plus complexe.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Selon moi, le droit administratif français présente deux singularités.

La première est celle qui est enseignée à la faculté : c’est son origine prétorienne et (par conséquent) sa souplesse.

La seconde est le fait que ce droit est personnifié par le Conseil d’État, qui en a longtemps été l’inventeur, ou en tout cas, le révélateur. C’est aussi ce qui a rendu ce droit si cohérent et solide, mais qui, en même temps lui fait porter une fragilité intrinsèque car il peut aussi être vu comme un droit de spécialistes, un droit élitiste, venu « d’en haut », alors qu’il s’applique très fortement à tout un chacun.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Au risque de manquer d’originalité, c’est à mon avis celle du service public (pardon Hauriou !) qui toute entière lui donne son âme et sa raison d’être.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

D’abord par la possibilité pour les étudiants de travailler avec le GAJA aux examens : quel est l’intérêt de leur demander d’apprendre par cœur les noms et dates des arrêts de principe, alors que ce « code » les contient tous ? Comment justifier la différence de traitement avec le droit civil par exemple, où l’examen autorise la consultation du code ?

Aussi par la diffusion intégrale de l’ensemble des décisions du Conseil d’État et des juridictions administratives.

Les médias enfin ont une responsabilité dans la mauvaise connaissance du droit administratif : le rôle du Conseil d’État, du rapporteur public, de l’audience est dramatiquement mal expliqué par les journalistes. Il faut certainement que les juges communiquent plus et plus vite…

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Oui, car il est au cœur des relations entre les personnes, et heureusement qu’il l’est d’ailleurs, pour ne pas être totalement isolé par rapport aux autres droits…

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Non, car de nombreux textes sont venus écrire ses règles. Mais le rôle du juge dans l’interprétation du texte est immense, encore aujourd’hui. D’ailleurs, le premier mouvement du magistrat administratif chargé de trancher une question, de droit ou de fait, est souvent de se plonger dans les « précédents » du Conseil d’État, afin d’y trouver sa réponse… C’est dire l’importance qu’il accorde au préteur…

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Léon Duguit ;
  • Maurice Hauriou ;
  • Le commissaire du gouvernement David (affaire « Blanco »).

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Evidemment, la décision « Blanco» du Tribunal des conflits en 1873 (8 février), sans laquelle rien ne serait arrivé.
  • Et aussi celle du Conseil constitutionnel « Conseil de la concurrence » en 1987 (23 janvier), qui conforte la juridiction administrative.
  • Et enfin, « Kresscontre France» de la Cour européenne des droits de l’homme du 7 juin 2001, qui nous enseigne, comme dans la chanson, que rien n’est jamais acquis.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations du 12 avril 2000 ;
  • Le code de justice administrative ;
  • Et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

(…)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

(…)

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

(…)

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 159.

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Questionnaire du Sous-Préfet Jobart (19/50)

Jean-Charles Jobart
Premier conseiller des Tribunaux administratifs et Cours administratives d’appel
Sous-préfet de Condom

Art. 158.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Un ensemble de « règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés » (TC, 8 février 1873, Blanco). Le droit administratif doit d’abord se comprendre et se définit par son but : l’équilibre à établir entre les objectifs collectifs que s’est fixée la société et le respect des droits individuels. Il s’adresse donc en premier lieu aux institutions publiques et privées qui ont la charge de ces buts collectifs, afin de définir les moyens utiles d’y accéder et les limites nécessaires au respect des libertés.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il y a toujours une tendance à concevoir les changements de son temps comme une nouveauté radicale qui ferait frontière entre le passé et le futur. Le changement étant la seule constante de l’histoire, il s’agit en réalité d’une définition valable pour tout présent. Le droit administratif ne doit pas se concevoir par son état présent, mais par son processus. Le droit administratif des années 1820 est radicalement différent de celui des années 1880 qui diffère lui-même tout autant du droit administratif des années 1980 ou de celui de notre temps actuel. Le droit administratif est un continuum, un équilibre précaire qui évolue en fonction des évolutions de la société. La montée de l’individualisme et du libéralisme depuis les années 1990, notamment via les normes supranationales, a évidemment modifié l’équilibre entre projet collectif et respect de l’individu en faveur de ce dernier. En cela, le droit administratif reste un reflet de notre conception de la société, de son but et de la place de l’individu en son sein. Le droit administratif est avant tout un droit évolutif qui se transforme sans cesse en fonction des évolutions de notre société.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Il faut se référer aux impressions des étudiants de faculté de droit qui découvrent le droit administratif en deuxième année. Ils sont déroutés : jusque-là, le droit leur semblait une discipline ordonnée, claire, cohérente, guidée par sa propre rationalité, comme si le droit était une discipline isolée du reste de la société qu’il est pourtant censé réguler.

Le droit administratif constitue alors une épreuve : si un principe est énoncé, il est accompagné de nombreuses exceptions tirées de la casuistique et demeure susceptible d’un revirement. Là où le droit civil et le droit pénal donnaient l’image d’un jardin à la française, ordonné, se laissant globalement appréhender d’un seul regard, le droit administratif donne plutôt l’impression d’une forêt, foisonnante, désordonnée, propre à perdre le promeneur. Mais il est une poésie de la forêt qui ne se retrouve point dans un jardin à la française. Le droit administratif est riche, foisonnant, évolutif et donc complexe. La capacité d’adaptation aux cas concrets, de trouver sans cesse un nouvel équilibre entre des considérations sociales opposées est certes source de complexité, mais aussi de justice. A l’évidence, le droit administratif est moins confortable à l’esprit, mais peut-être plus riche aux sens.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

(…)

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Le droit administratif ne se laisse pas facilement appréhender et exige un effort évident pour accéder à sa richesse. Il ne faut pas retirer le goût de l’effort, mais le récompenser. Toutefois, le meilleur moyen de faire comprendre le droit administratif à tout un chacun serait peut-être de lui donner du sens et non de la technicité. Il ne faut pas chercher à décrire le contenu exact de ce droit mouvant et complexe, mais d’abord expliquer ses objectifs, les contradictions qu’il doit résoudre. Alors seulement, on peut illustrer les tensions à l’œuvre et leur processus de résolution par un cas concret qui permet de décrire une parcelle du contenu du droit administratif.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Si notre société se globalise, le droit administratif doit évoluer avec elle et devenir plus globalisé. Cela n’est pas une condamnation ou une malédiction, mais une modernisation du droit administratif, l’opportunité d’y inscrire de nouveaux équilibres sociaux. Cependant, je crois qu’il y aura toujours un compromis qui fera l’originalité du droit administratif : malgré l’influence internationale, il gardera toujours une spécificité typiquement française.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif l’a-t-il été autant qu’on veut le croire ? Le caractère prétorien semble être de ces mythes fondateurs qui illustrent surtout le sens plus que la réalité. En l’espèce, la place prééminente du juge pourrait illustrer la volonté de justice et d’équilibre.

Le juge administratif ne crée pas réellement un droit administratif original mais assure d’abord l’exécution de la législation et de la réglementation s’appliquant à l’action administrative. A lire les premiers volumes des recueils des décisions du conseil d’Etat, il est surtout question des lois ou décrets. Malgré les textes, le juge a eu à connaître en deux siècles de nombreuses questions nouvelles : il a dû poser des principes pour ne pas sombrer dans le déni de justice, voire dans l’iniquité quand la législation s’avérait à l’évidence inadaptée. La production de lois et de traités s’est certes intensifiée depuis 70 ans, mais cette production est souvent la reprise de constructions jurisprudentielles. L’inflation législative donne moins d’initiative créatrice à la jurisprudence (encore que la réalité toujours plus inventive saura toujours poser des questions nouvelles au juge), mais plus de matière à interprétation. La jurisprudence administrative n’est pas prête de se tarir comme source du droit administratif.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Edouard Laferrière pour son engagement et son Traité de la Juridiction administrative qui offre une première véritable systématisation des principes du droit administratif.
  • Maurice Hauriou pour le sens qu’il a donné à la construction du droit administratif, notamment au travers de la théorie de l’institution.
  • René Chapus pour l’extraordinaire manuel qui fut celui de mes études

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Tous ces jugements des Tribunaux administratifs qui ont initié de nouvelles jurisprudences ou appliqué le droit existant et qui font pour une large part la réalité du droit administratif.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Les traités dont l’influence croissante est devenue déterminante.
  • Les décrets et arrêtés qui sont au quotidien la source principale du droit administratif.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un ornithorynque, pour son caractère inclassable, incompréhensible pour Kant.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

L’Histoire sans fin de Michael Ende, pour son processus infini d’invention, pour le fait que l’administration et l’administré sont autant les héros que les auteurs du droit administratif.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La sculpture Boy de Ron Mueck pour son hyper réalisme, l’immense zoom fait sur des détails significatifs et son profond humanisme.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 158.

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ParJDA

Questionnaire du Président Hermitte (18/50)

Gilles Hermitte
Président du Tribunal administratif d’Orléans

Art. 157.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Il n’existe pas de définition qui parvienne à rendre compte, exactement et complètement, de ce qu’est le droit administratif. Celui-ci est rebelle à toute tentative de systématisation, ce qui n’est pas une idée et un constat nouveaux.

Il est peut être alors préférable et plus efficace d’envisager une approche qui cherche moins à donner à voir ce qu’est le droit administratif qu’à focaliser l’attention sur son rôle. En retenant cet angle d’attaque, il est alors possible de définir cette branche du droit comme le « droit de la cité » ou encore celui « du vivre ensemble ».

Certes, d’autres branches du droit ou sans doute le droit dans sa généralité pourraient répondre à la même définition. Mais le droit administratif a ceci de particulier qu’il est construit au quotidien pour permettre une coexistence harmonieuse de tous les individus. Son emprise désormais totale sur la société autorise à lui reconnaître cette ambition.

Le service public, l’ordre public sont des finalités essentielles à toute société modernes. La dimension collective qui s’attache au droit administratif lui permet de jouer un rôle essentiel, sans doute plus étendu que le droit pénal, voué à la sanction des comportements jugés inacceptables par le corps social, ou encore que le droit civil qui, bien que s’intéressant à des institutions fondamentales comme la famille ou la propriété, reste fortement limité par sa dimension individuelle.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Distinguer un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » suppose une rupture, qui se serait déjà produite ou dont la manifestation à venir serait déjà perceptible.

Cela ne semble pas être le cas.

Certes, le droit administratif s’est développé de manière spectaculaire et il s’est également, dans le même temps, complexifié. Des périodes ont été davantage marquées par la puissance publique, d’autres par le service public. S’intéressant à l’office du juge administratif, un auteur a pu voir une césure entre un « pouvoir jurisprudentiel », classique, et un « pouvoir juridictionnel », qui se serait substitué au premier, l’essentiel, en termes de droits et de garanties, ayant pu être construit par la jurisprudence administrative. Enfin, il s’agit de plus en plus d’un droit textuel et non plus seulement jurisprudentiel.

Mais c’est en fait une continuité sans solution qui peut-être observée. Le droit administratif de demain est déjà contenu dans ceux d’aujourd’hui et d’hier. Des vides juridiques sont comblés ; des techniques juridictionnelles plus sophistiquées sont créées.

Mais, pour l’essentiel, les principes fondamentaux sont toujours à l’œuvre. Comme toute institution le droit évolue, il s’adapte. Compte tenu de son rôle social, il aurait été surprenant que le droit administratif restât à l’écart de cette évolution progressive mais nécessaire.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

D’une certaine manière, le droit administratif est un droit de conciliation ou, plus exactement de compromis. Il témoigne de la recherche permanente d’un équilibre optimal entre efficacité de l’action de l’administration et garantie des droits. Il s’agit là de l’exigence fondamentale de l’État de droit.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Si l’on fait abstraction des notions de puissance publique et de service public, classiquement au fondement du droit administratif et toujours opérationnelles, il semble aujourd’hui que la « sécurité juridique » pourrait être le moteur le plus puissant. Non pas seulement parce qu’un principe a été reconnu par le Conseil d’État récemment (CE, 24 mars 2006, « Société KPMG »), mais plutôt en raison du souci, qui a toujours été présent, de sécuriser l’action administrative (l’administration devant elle aussi pouvoir bénéficier de cette sécurité) tout en garantissant une sûreté minimale aux administrés, c’est à dire la garantie de leurs droits et libertés.

L’attention, désormais particulièrement soutenue, que le juge et le législateur portent à la sécurité juridique y contribue efficacement.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

La codification en cours depuis plusieurs années participe de l’effort de « démocratisation » du droit administratif. Mais d’autres évolutions y contribuent également. Ainsi, le processus de réforme de la rédaction des décisions de justice, en cours d’expérimentation, est-il destiné à en faciliter la compréhension. L’effort de pédagogie du juge administratif, qui explique davantage les raisons de ses décisions mais aussi les conséquences qui en résultent, concourt également à un accès plus aisé des décisions juridictionnelles. Enfin, les portails juridiques, tels que Legifrance, mettent à disposition du grand public tout le droit positif.

Ces outils ne sont pas parfaits mais ils aident à la réalisation de cette ambition. Reste malgré tout à s’interroger sur cet objectif. Car il faut se demander s’il est réaliste et même souhaitable.

Le droit administratif s’est déployé grâce à une certaine opacité. Y renoncer pour sacrifier à l’exigence de transparence ne va pas de soit. Si le droit administratif devait rester un peu « aristocratique », cela pourrait maintenir sa capacité d’évolution et d’encadrement croissant de l’action de l’administration. Comme en bien des domaines, une totale transparence pourrait nuire à l’efficacité.

Ceci ne doit cependant pas conduire à remettre en cause le processus d’ouverture de ce droit à la compréhension de tous, au-delà des seuls spécialistes.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La réponse peut être négative, si l’on estime que les spécificités du droit administratif français, qui traduisent une culture juridique particulière fondée sur des valeurs originales, restent fortes et marquées. L’intégration désormais de plus en plus poussée d’éléments d’extranéité ne s’est pas, à ce jour, traduite par une véritable remise en cause de la nature du droit administratif français même s’il n’est pas possible de nier les conséquences d’une plus grande ouverture de notre droit national au droit international et aux droits étrangers. Plus qu’une « condamnation », il faut y voir une source d’enrichissement à travers un dialogue facilité par l’accroissement des éléments communs.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif n’est sans doute plus aussi prétorien qu’il a pu l’être. Mais son évolution reste encore très fortement conditionnée par la jurisprudence. La multiplication des textes a transformé l’office du juge administratif. Mais ce dernier n’est toujours pas devenu la « bouche de la loi » dont parlait Montesquieu… il est encore plus que cela.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Difficile d’être ici original.

  • Léon Duguit ;
  • & Maurice Hauriou apparaissent d’emblée comme ayant profondément marqué le droit administratif.
  • Au risque de dénaturer quelques peu la question, nul doute que les membres du Conseil d’État et plus largement de la juridiction administrative peuvent revendiquer la paternité de ce droit très particulier.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • L’arrêt « Blanco» (TC, 8 février 1873), parce qu’il est reconnu comme tel et que le droit administratif a été transporté bien loin dans ce wagonnet… ;
  • L’arrêt « Ministre de l’agriculture contre Dame Lamotte » (CE, 17 février 1950), parce que ce qui est écrit dans la loi n’est pas gravé dans le marbre et que le juge administratif n’est pas simplement la « bouche de la loi » ;
  • L’arrêt « Commune de Morsang-Sur-Orge » (CE, 27 octobre 1995), parce que le principe de dignité humaine fait entrer le juge dans une nouvelle dimension, dans laquelle le droit rejoint la morale.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Constitution, « base » du droit administratif (G.Vedel);
  • La loi des 16-24 août 1790, sans laquelle le droit administratif n’aurait peut-être pas vu le jour ou serait sans doute très différent.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Peut-être un insecte vivant dans une colonie caractérisée par ce que les spécialistes nomment l’intelligence collective : une ruche ou une fourmilière. C’est ce qui semble le mieux convenir à un droit construit en permanence par une multitude d’acteurs (législateur, administration, juges) et mis en ordre par la jurisprudence in fine du Conseil d’État notamment.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

« La vie mode d’emploi » de Georges Perec. Une tentative ambitieuse de rendre compte de la totalité d’un monde dont la vanité n’empêche pas sa mise en œuvre permanente.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Sans doute une œuvre d’Alexander Calder…. un ensemble composé de stabiles et de mobiles. Des principes incontournables ; une évolution et une adaptation permanentes.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 157.

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ParJDA

Questionnaire du magistrat Guével (17/50)

Benoist Guével
Premier Conseiller, Rapporteur public,
Tribunal Administratif de Toulouse

Art. 156.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est un droit spécial gouvernant la chose publique et adapté aux exigences et contraintes de celle-ci.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Oui, à certains égards, dans la mesure, où, si le « droit administratif d’hier » semblait majestueux, péremptoire et arc-bouté sur des principes tranchés, le « droit administratif de demain » pourrait être plus conciliant et compréhensif avec les évolutions sociétales, mais aussi plus sophistiqué voire même alambiqué au risque de perdre un peu de sa lisibilité et donc de sa légitimité.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Il s’agit d’un droit très prétorien donc pragmatique, opportuniste, flexible.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Ce pourrait être l’intérêt général transcendant les intérêts particuliers, privés ou catégoriels.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Par la poursuite de la codification des textes (ex. code des relations entre le public et l’administration) et la diffusion des jurisprudences essentielles dans les lieux ouverts au public.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il est voué (pas « condamné ») à poursuivre son rayonnement dans un monde globalisé marqué par le re-jeu des Etats nations, à la faveur, d’une part, du dialogue des juges et, d’autre part, de la diplomation d’influence française.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Aux yeux d’un magistrat, il le demeure du fait de l’importance de l’office du Conseil d’Etat, dont les CAA et TA se font un devoir de respecter les décisions jurisprudentielles.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Duguit
  • et Hauriou, pour ce qu’ils ont inventé et tout autant pour ce que la tradition leur a fait dire.
  • & Odent

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • TC Blanco 1873
  • Benjamin 1933
  • Nicolo 1989

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Bloc de constitutionnalité
  • Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales
  • Code des relations entre le public et l’administration

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Il serait une salamandre, insensible aux feux de la critique, mais pourrait devenir un caméléon du fait de sa jurisprudence de plus en plus contrastée.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Un manuel illustré, par ex. le « Droit administratif général » du prof. René Chapus, sans cesse actualité et revisité, enrichi par des schémas, des tableaux, des images et des photos …

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Les époux Arnolfini de Van Eyck.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 156.

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ParJDA

Questionnaire de Me Debezy (16/50)

Anne-Laure Debezy
Avocate au Barreau de Toulouse 

Art.155.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

En tant qu’avocate, je dirai que le droit administratif est constitué des règles que j’utilise au quotidien pour défendre mes clients, soit les administrés, soit l’administration. Ce droit permet aux personnes publiques d’exercer pleinement leurs compétences, dont notamment leurs activités de service public, et il permet aux personnes privées d’accéder à ces services et, plus généralement, de bénéficier de l’ensemble des prestations proposées par les personnes publiques. Le droit administratif apparaît alors nécessaire pour maintenir un équilibre, parfois fragile, entre l’exercice des pouvoirs des personnes publiques et les intérêts des personnes privées.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif d’hier était marqué par les notions traditionnelles de service public et de police administrative. Désormais, le droit administratif est également drainé par les principes communautaires de libéralisation des échanges.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Je ne suis pas en mesure de répondre pleinement à cette question dès lors que je ne pratique pas le droit administratif des pays étrangers.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Plusieurs notions juridiques drainent le droit administratif telles que l’intérêt général, le service public, l’ordre public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

En théorie, l’accès direct à la justice sans avoir recours à un avocat pourrait être un moyen pour mettre le droit « à la portée de tout le monde ». La question de la dispense d’avocat est ainsi régulièrement soulevée par les pouvoirs publics. Encore récemment, le décret « Justice administrative pour demain » a ouvert la dispense d’avocats à certains domaines et l’a fermée pour d’autres. Mais la dispense d’avocat est selon moi une fausse bonne idée au regard de la technicité du droit et du contentieux administratif. Si un accès direct à justice pourrait être perçu comme opportun pour les administrés, je remarque toutefois dans ma pratique quotidienne que les requêtes des particuliers sont très souvent soit irrecevables car entachées d’irrégularités non régularisables, soit infondées car l’administré n’est pas en mesure de développer l’argumentation juridique nécessaire à la défense de ses droits.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Si par globalisation vous entendez une libéralisation des échanges et une intensification de la concurrence, ma réponse est positive. Cette globalisation est notamment très présente en droit des contrats publics. La dernière réforme de la commande publique tend par vers une uniformisation et une rationalisation des contrats publics afin de permettre une harmonisation et une application des règles communautaires. Par exemple, des contrats domaniaux tels que les baux emphytéotiques administratifs qui avaient résisté à l’application des précédentes directives européennes et qui étaient ainsi régulièrement utilisés par les collectivités publiques seront requalifiés en marché public ou concession et seront soumis aux règles de la concurrence.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Il me semble que le droit administratif est toujours un droit jurisprudentiel. J’observe par exemple qu’il est difficile pour mes confrères privatistes n’ayant pas de base en droit administratif de percevoir les règles de droit administratif applicables à une situation donnée, alors qu’à l’inverse il est possible de se reporter au code civil ou au code du travail pour connaître, sinon la règle exacte, à tout le moins le principe applicable aux faits.

Aussi, dans un souci d’intelligibilité et d’accessibilité au droit, le législateur procède peu à peu à une codification du droit administratif, avec par exemple l’apparition du code général de la propriété des personnes publiques ou encore le code des relations entre le public et l’administration. Mais malgré ce processus de codification, le juge continue d’être une source essentielle du droit administratif car, comme l’explique le Doyen Vedel, « A quoi servirait de remplacer cet artisan discret, habile et agissant qu’est le juge, par cet amateur, bien intentionné, mais parfois mal informé et maladroit qu’est le législateur ? » (Georges Vedel, « Le droit administratif peut-il rester indéfiniment jurisprudentiel ? », EDCE 1979, n°31, p. 31).

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Parmi les pères fondateurs du droit administratif, je citerai

  • Léon Duguit;
  • Maurice Hauriou.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Plutôt que de mentionner des arrêts fondateurs mais que je n’évoque pas régulièrement devant le juge administratif tel que l’arrêt « Blanco » ou autre arrêt « Granit porphyroïde des Vosges », je souhaiterais évoquer des arrêts que je cite quotidiennement dans mes écritures. En droit de la commande publique, je pense par exemple aux arrêts :

  • Conseil d’Etat, 16 juillet 2007, « Sté Tropic Travaux Signalisation », n°291545 ;
  • Conseil d’Etat, 4 avril 2014, « Département du Tarn et Garonne », n°358994,  pour le recours facilité en contestation des contrats administratifs ;
  • Ou l’arrêt du Conseil d’Etat du 3 octobre 2008, « SMIRGEOMES », n°305420, sur l’intérêt lésé des requérants.
  • En droit de l’urbanisme, j’ai régulièrement recours à l’arrêt du Conseil d’État du 23 décembre 2011, «Danthony », n°335033 sur le caractère substantiel des vices de procédure.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Dans mes écritures contentieuses, je cite régulièrement :

  • La loi ;
  • le règlement
  • et le droit communautaire pour donner un fondement juridique à mes arguments.
  • Mais j’ai également recours à la doctrine telle que les réponses ministérielles lorsqu’elles correspondent à la situation que je défends ou les articles universitaires pour éclaircir le juge sur des notions juridiques.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Le droit administratif pourrait être assimilé à un animal imaginaire à plusieurs cerveaux, telle que la mythique bête à sept têtes. Chaque tête pourrait représenter une matière du droit administratif que je côtoie quotidiennement : le droit des collectivités territoriales, le droit des contrats administratifs, le droit de la fonction publique, le droit de la responsabilité hospitalière, le droit de l’urbanisme, le droit de l’environnement, le droit des étrangers, le droit fiscal.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le GAJA.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Il pourrait s’agir des colonnes de Buren. Cette œuvre me vient à l’esprit car elle est installée devant la plus haute juridiction administrative mais surtout car elle peut symboliser l’originalité du droit administratif, souvent perçu comme un pan « original » et minoritaire du droit par nombre de mes confrères.

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 155.

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Questionnaire de la Présidente Carthé-Mazeres (15/50)

Isabelle Carthé-Mazeres
Présidente de la 5ème Chambre du Tribunal administratif de Toulouse

Art. 154.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Les règles et principes juridiques que les professeurs de droit ont dégagé en analysant la jurisprudence du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits, ainsi que les normes juridiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il me semble que le droit administratif évolue, seulement, par rapport aux données de la société moderne qui n’existaient pas hier (par exemple, la mise en cause des libertés par les moyens de la médecine), sans que ne se distinguent un droit administratif d’hier et de demain.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Son fondement historique, toujours en vigueur, sur la séparation des autorités administratives et judiciaires ; on voit par exemple que l’état d’urgence, régime d’exception comme il en existe dans d’autres pays démocratiques, est marqué en outre par cette séparation.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La puissance publique.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Par la plus large information et communication sur le droit administratif et la jurisprudence administrative à travers les domaines qu’ils concernent ; par exemple par le JDA.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Pas plus que tout le reste du droit et même moins eu égard à sa singularité, et ce n’est pas sûr.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Il est vrai qu’il l’est moins, les sources des normes supérieures à la jurisprudence administrative ayant augmenté ; mais la qualité de ces normes est parfois incertaine, ainsi de la legistique, si bien que le caractère prétorien du droit administratif ne se perd pas.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Léon Blum;
  • Maurice Hauriou.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 20 octobre 1989, « Nicolo» ;
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 28 mai 1954 « Barel» ;
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 11 mars 1910 « Compagnie générale française des tramways».

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Constitution ;
  • Les règlements et directives émanant de l’Union Européenne;
  • Ainsi que les textes nationaux qui transposent celles-ci.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

La licorne.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Les grands arrêts de la jurisprudence administrative.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le marteau sans maître (Pierre Boulez).

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 154.

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ParJDA

Questionnaire de Me Bomstain (14/50)

Jonathan Bomstain
Avocat au Barreau de Toulouse

Art. 153.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Il s’agit de l’ensemble des règles spéciales et dérogatoires du droit commun, construites autour des notions d’intérêt général et d’ordre public, définissant les droits et obligations de l’Administration.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Les comportements et les nécessités d’hier ne sont pas ceux d’aujourd’hui, pas plus qu’ils ne seront ceux de demain.

Il existe ainsi sans nul doute un droit administratif d’hier et il existera un droit administratif de demain.

La distinction doit se faire de prime abord au regard de l’évolution de la société et de ses besoins (explosion du numérique, développement de la régulation des activités économiques, attentes accrues des citoyens dans la démarche interventionniste de l’Etat, etc.) et, de fait, de la notion d’intérêt général.

Le droit administratif d’hier était très certainement plus unilatéral que ne l’est celui de demain.

Le droit administratif de demain laissera une place plus importante au contradictoire ou à la démarche contractuelle associant les acteurs de la réalisation de l’intérêt général.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français réside dans l’idée selon laquelle il est impossible d’appliquer le même droit à l’administration et aux particuliers.

Cette singularité ne se retrouve pas dans les pays anglo-saxons en particulier, où l’administration est considérée, d’une manière générale, tel un opérateur économique comme un autre.

Le droit administratif français est donc la traduction d’une haute conception de la place et de l’action de l’Etat.

La manifestation la plus flagrante de cette singularité, outre le caractère impératif et contraignant des décisions administratives, réside dans le privilège de juridiction accordé à la personne publique.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Sans aucun doute, l’intérêt général.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Il l’est déjà en partie, en particulier grâce aux nouveaux moyens de communication et à la dématérialisation des normes et documents administratifs.

La personne publique a mis en place de nombreuses plateformes exposant de façon pédagogique les règles du droit administratif s’appliquant dans les relations avec les usagers.

Toutefois, la trop grande complexité de certaines mécanismes juridiques constitue encore un obstacle non négligeable, qui ne peut qu’apparaître insurmontable au profane.

Bien qu’une démarche de simplification du droit ait pu être initiée ces dernières années, il semble nécessaire de redoubler d’effort en ce sens.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Indéniablement.

Le droit administratif français ne saurait ignorer les évolutions de la société, qui tend inexorablement vers une globalisation des échanges de toutes natures, au risque de constituer finalement un frein à l’action de l’administration.

La construction européenne est l’exemple le plus frappant de la globalisation du droit administratif.

C’est parce que l’Administration doit faire face à de nouveaux enjeux et à de nouvelles contraintes que le droit qui encadre ses moyens d’intervention doit évoluer.

Non seulement, le droit administratif est condamné à être globalisé, mais la sentence a été exécutée.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif conserve encore aujourd’hui la caractéristique prétorienne qui participe indéniablement à sa spécificité.

La poursuite de la réalisation des buts d’intérêt général implique nécessairement la mise en œuvre de mécanismes unilatéraux, faisant usage le cas échéant de la contrainte légitime quel qu’en soit la forme.

Cette mission ne peut encore se satisfaire pleinement des outils mis à disposition par le droit commun.

Cependant, force est de constater que la pénétration des principes et mécanismes issus du droit privé, notamment sous l’impulsion européenne, vient fragiliser, voire faire vaciller, l’aspect prétorien du droit administratif.

À n’en pas douter, l’avenir du droit administratif impliquera une remise en question profonde de l’unilatéralité de la démarche administrative.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les pères les plus importants du droit administratif sont :

  • Maurice Hauriou ;
  • Léon Duguit ;
  • Charles E.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Bien évidemment «Blanco » rendue par le Tribunal des conflits le 8 février 1873 ;
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 27 octobre 1995 « Commune de Morsang-Sur-Orge», car cet arrêt a permis une extension fondamentale de la notion d’ordre public. Par ailleurs, il s’agit très certainement de la jurisprudence la plus connue de l’ensemble des étudiants en droit de France et de Navarre.
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 10 novembre 1944 « Sieur Langneur ». Cette décision revêt une importance particulière bien que spécifique à la fonction publique. Elle constitue le pendant propre aux fonctionnaires du principe de la désobéissance civile du citoyen.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs, aujourd’hui codifiée au sein du Code des relations entre le public et l’administration ;
  • La loi du 5 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un animal, il serait un caméléon.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un livre, il serait Candide ou l’optimisme (Voltaire)

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Si le droit administratif était une œuvre d’art, il serait « La Liberté guidant le peuple » (E. Delacroix).

 

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 153.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Truchet (13/50)

Didier Truchet
Professeur émérite à l’Université Panthéon Assas

Art. 152.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le « selon vous » de la question est significatif : si chacun sait ce que contient le droit administratif, ses définitions sont aussi nombreuses que les auteurs qui s’en préoccupent, ou peu s’en faut. De mauvaises langues pourraient y voir un manque de maturité de la matière, mais sa longue existence rend irrecevable cette explication. Il faut plutôt voir cette relative indétermination comme une caractéristique durable d’un droit né de la pratique et de la jurisprudence qui n’a jamais été pensé comme un tout par le législateur.

Il m’est difficile de ne pas reproduire la définition que je donne dans mon manuel (Droit administratif, Puf, Thémis) : « la partie du droit public qui s’applique à l’activité administrative ». Le droit public est à mon sens (Le droit public, Puf, Que Sais-Je ?) « l’ensemble des règles juridiques relatives à l’existence, à l’organisation, au fonctionnement et aux relations de l’Etat » et des autres personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé dans la mesure où elles exercent un service public ou ont reçu des prérogatives de puissance publique. En France, le droit public est un sous-ensemble du droit français, celui-ci désignant non les seules règles produites par les sources nationales, mais toutes celles qui s’appliquent sur le territoire de la République, quelle qu’en soit la source. On a donc une architecture-gigogne : droit français / droit public / droit administratif.

Suis-je encore convaincu par cette définition ? A vrai dire, j’hésite. Elle me semble toujours cohérente avec la structure générale de notre droit et l’objet propre du droit administratif. Mais n’est-elle pas dépassée en ce qu’elle part du « haut » (l’Etat, l’administration), alors que l’actuelle évolution sociale et donc juridique, tend à inverser la perspective en mettant l’accent sur les personnes (ou anonymement, sur le public qui les réunit) et le respect qui leur est dû ? Ladite perspective conduirait à voir le droit administratif comme le droit des personnes qui sont en relation avec l’administration. Cette révolution montrerait que ces personnes (que l’on a tant de mal à désigner par une appellation unique : citoyens, administrés, usagers …, le terme « public » ayant le vent en poupe depuis l’édiction du Code des relations entre le public et l’administration) ont des droits et des obligations essentiellement liées à leur identité, qui se déclinent différemment (ou non) selon qu’ils nouent des relations avec des personnes privées ou avec des personnes publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Non, pas « d’hier » ni de « demain » ! Le droit administratif est comme ce couteau dont on a changé la lame puis le manche, mais qui est toujours le même couteau. Evidemment, ses sources et ses règles ont énormément changé, et changeront encore énormément. Son état d’hier et celui de demain seront de plus en plus différents. Mais l’identité du droit administratif demeure car son programme est toujours le même : assurer un équilibre entre les pouvoirs dont l’administration a besoin pour satisfaire l’intérêt général et les droits des administrés dans une société démocratique. Je le compare volontiers à un balancier sur un chariot : le chariot avance avec le temps, le balancier ne cesse d’osciller entre intérêt général et intérêts privés, entre liberté et sécurité, entre prérogatives et contrôles, entre pouvoir discrétionnaire et compétence liée etc. Le chariot n’est jamais à la même place, les bras du balancier jamais dans la même position, mais ce sont le même chariot et le même balancier.

Depuis l’article de G. Vedel « Discontinuité du droit constitutionnel et continuité du droit administratif : le rôle du juge » (in Mélanges Marcel Waline, Lgdj, 1974 p. 777) et l’ouvrage pionnier de F. Burdeau (Puf, Thémis, 1995), les ouvrages d’histoire du droit administratif montrent très bien ce fond permanent sur lequel se déroulent les évolutions. Je m’étonne et m’enchante toujours de retrouver dans des ouvrages, des textes, des arrêts, des conclusions d’il y a un ou deux siècles (et parfois bien davantage) des interrogations d’une extraordinaire actualité, quand bien même les réponses différeraient. Autre signe de permanence : les traités et manuels de droit administratif qui se succèdent depuis une centaine d’années, ont des contenus qui changent selon l’état du droit positif qu’ils présentent et suivent des plans très variés mais abordent tous, à peu près les mêmes chapitres.

Je me sens donc plus enclin à parler sur la longue période, de continuité que de rupture.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Si je voulais « couper les cheveux en quatre », je demanderais des précisions : singularité par rapport à quoi : le droit privé ? D’autres branches du droit public ? Les règles appliquées à l’administration publique dans les autres pays ?  En vérité, peu importe car les réponses seraient identiques.

Le droit administratif français est d’abord singulier par les conditions de son apparition et de son évolution, à partir d’une interprétation de la séparation des pouvoirs et des fonctions propre à notre pays.

Il l’est au fond par la part qu’y prend l’intérêt général, qui le fonde et le légitime et que, je crois, on ne retrouve à ce degré ni dans les autres branches du droit français, ni dans les systèmes juridiques étrangers.

En somme, le droit administratif français se distingue en ce qu’il est un droit de l’intérêt général né d’une interprétation jurisprudentielle de la séparation des pouvoirs.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Le critère, je ne sais pas, mais la notion motrice reste à mes yeux l’intérêt général, quel que soit le terme utilisé pour le désigner (intérêt public, utilité publique…). Pour trois raisons au moins.

La première est négative : je suis incapable d’imaginer un droit administratif qui n’aurait pas l’intérêt général pour fin et pour objet.

La seconde est technique et repose sur le constat du rôle multifonctionnel que l’intérêt général joue en droit administratif, comme instrument de mesure (octroi et limite) des pouvoirs de l’administration et comme instrument de contrôle de son action.

La troisième est sociologique : l’intérêt général est moteur parce que les besoins de la population qu’il désigne, varient dans le temps et l’espace et appellent une adaptation constante du droit administratif à leur évolution.

Mais les notions juridiques sont-elles vraiment des « moteurs » ? Il me semble aujourd’hui qu’au-delà des notions et des règles, ce sont les « valeurs » dont les citoyens attendent que le droit les satisfasse, qui sont motrices : les droits de l’homme, la solidarité, la sécurité, l’efficacité, la loyauté des agents et la transparence… La valeur suprême est sans doute le respect que chacun attend de quiconque a un pouvoir sur lui.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Il ne peut pas, malheureusement : c’est un rêve inaccessible. Il est bien trop complexe !

A plusieurs reprises, j’ai été amené dans ma carrière, à participer aux efforts de quelques administrations pour mettre leurs procédures et leurs règles à la portée non pas de tout le monde, mais du moins des personnes qui sont en relation avec elles. J’ai pu mesurer la difficulté, presqu’insoluble, de la tâche : être exact et précis, c’est courir le risque de n’être pas compréhensible ; simplifier, c’est s’exposer à être incomplet et trompeur. Le vocabulaire technique lui-même est bien difficile à expliquer. Et comme professeur, je sais la difficulté de le mettre à la portée des étudiants. Il est intéressant d’observer que l’accessibilité et la lisibilité du droit ne sont apparues dans le débat public que lorsque l’on a pris conscience … de son inaccessibilité et de son illisibilité non seulement pour le plus grand nombre mais aussi pour des utilisateurs entraînés au maniement de ses règles.

Et pourtant, il ne faut pas se lasser de poursuivre ce rêve. C’est ce que tentent les pouvoirs publics. La qualité de Légifrance par exemple, a permis des progrès énormes pour accéder aux règles « brutes » et aux décisions de justice. La politique de simplification porte des fruits appréciables, nonobstant des « chocs » inverses (qui, même parmi les spécialistes, s’y retrouve vraiment dans les milliers d’exceptions à la règle de la décision implicite d’acceptation ?).

Mais accéder aisément à des documents juridiques, ce n’est pas accéder au droit. C’est parfois même le contraire, car le non-juriste qui trouve un texte sur un site, peut en toute bonne foi, se méprendre sur sa signification, son champ d’application et sa portée, car il ignore les exceptions qu’un autre texte peut lui apporter, l’application ou la non application de la règle d’indépendance des législations, l’interprétation qu’en font l’administration et le juge…L’extension du rescrit, la multiplication des publications, les informations apportées sur des sites multiples sont précieuses, mais ne suffiront jamais à mettre le droit administratif à la portée de vraiment tout le monde.

En outre, un effort n’est pas fait alors qu’il semble indispensable : apprendre et expliquer à tous que le droit administratif existe ! Et ce n’est pas le plus facile, car l’opinion publique est schizophrène. A bien des égards, elle n’admet plus (ou plus aussi aisément que naguère) que l’Etat (et les autres titulaires de puissance publique) ne soient pas soumis aux même règles que tout un chacun, qu’il ait des privilèges (une expression significativement ambiguë qui signifie pour les uns des règles spéciales légitimes et pour d’autre, des avantages qui ne devraient plus exister depuis la Nuit du 4 août). A d’autres égards, elle attend tout de l’Etat, surtout en période de crise économique et de menaces sécuritaires, et ne lui pardonne pas de ne pas répondre entièrement à ses attentes. Or une réponse effective suppose les prérogatives juridiques du droit administratif. Cela, il faudrait vraiment le mettre à la portée de tout le monde !

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Je ne le sais pas, comme je ne sais pas si la « globalisation » du droit administratif serait une punition résultant d’une condamnation.

Apparemment, le droit administratif, même dans son versant « droit public des affaires », a été jusqu’à présent peu concerné par la globalisation pour au moins deux raisons : l’organisation administrative reste principalement une affaire nationale ; le droit international n’est pas une source considérable de ses règles.

Mais cette apparence est démentie par une sorte de mondialisation indirecte des esprits (et notamment si j’ose écrire, de l’esprit de nos lois) qui touche beaucoup de ses rubriques. Ses principaux vecteurs sont les associations mondiales de défense des droits de l’homme, de protection de l’environnement, de lutte contre la corruption …, les grandes entreprises « globales » et des organisations internationales. Elles procèdent souvent par des comparaisons qui sans être propres au droit administratif, touchent à des matières qui en France, en relèvent au moins en partie (ainsi des rapports Doing bussiness de la Banque mondiale) et par des classements (pour prendre ce seul exemple, on sait ce que la réforme des structures universitaires doit au classement de Shanghaï) : la France n’y fait pas toujours bonne figure, sans être aussi systématiquement mal placée que la presse française voudrait le faire croire. Apparaissent ainsi des standards mondiaux de bonne administration ou de bonne gouvernance, auxquels nous nous adaptons bon gré mal gré.

Tenter un bilan de cette globalisation rampante du droit administratif français dépasserait de beaucoup le cadre de ces propos, et tout autant, celui de mes compétences. Je me bornerai à quelques observations dispersées.

L’adoption des standards mondiaux passe largement par le truchement du droit de l’Union européenne, du moins dans le champ d’application de celui-ci.

Elle se traduit parfois par l’adoption dans le vocabulaire courant français, de termes anglais que nous avons du mal à traduire en termes juridiques français (je pense par exemple, au « pay or play » qui caractérise le service universel ou à l’ « open data » qui inspire notamment la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique).

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le modèle mondial d’administration inspire l’organisation administrative française : le meilleur exemple en est fourni par les autorités de régulation indépendantes du gouvernement.

Il affecte beaucoup la procédure administrative non contentieuse, tout spécialement en matière de concurrence et de commande publique.

Il incite à la transparence, à la loyauté, à la lutte contre les conflits d’intérêts.

Il contourne l’Etat (Internet) et ses juridictions : je ne pense pas tant aux juridictions pénales internationales qu’au développement des procédures de type arbitral, y compris désormais pour trancher des litiges auxquels l’Etat est partie (panels de l’Omc, projets de traité de libre-échange). Mais ce n’est pas entièrement nouveau : il y a trente ans, notre législateur s’était résolu à mettre sur la touche les juridictions étatiques françaises pour attirer Euro Disneyland.

La globalisation des esprits et des règles du droit administratif se poursuivra-t-elle ? Tout semble l’indiquer, en particulier sous l’influence irréversible des moyens d’information et de communication. Mais il se peut aussi que la mondialisation, celle des échanges en particulier, connaisse un coup d’arrêt dans un monde qui se segmente et se referme à nouveau.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Lorsque dans quelques décennies ou quelques siècles, un chercheur un peu fou fera l’analyse génétique d’un droit administratif français devenu entièrement écrit et numérisé, il trouvera certainement des traces indélébiles de jurisprudence.

Car l’origine prétorienne du droit administratif est inscrite dans ses gènes. Mais il n’est plus prétorien à la manière d’antan : ses sources se sont multipliées et ses règles sont de plus en plus écrites. Essayons d’imaginer un autre chercheur, guère moins fou que le précédent, qui voudrait aujourd’hui le décrire ex nihilo, sans se soucier de son histoire ni consulter le moindre ouvrage. Où irait-il chercher sa matière première ? Il fouillerait sans doute la constitution, la législation et la réglementation nationales, n’oublierait pas les circulaires, élargirait sa quête au droit de l’Union, aux conventions et traités auxquels la France est partie et qui concernent l’administration. De fait, il trouverait un bon nombre des règles du droit administratif, bien davantage que s’il avait tenté l’expérience, il y a quarante ou cinquante ans.

Certes, il ignorerait que beaucoup de ces règles résultent de la codification de la jurisprudence. Le Code des relations entre le public et l’administration en offre une illustration récente et éloquente : le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance du 23 octobre 2015 dit que le code « regroupe l’ensemble des règles transversales applicables et notamment certaines qui sont issues de la jurisprudence et qu’il est apparu opportun, compte tenu de leur importance, de traduire dans un texte de niveau législatif ». Il est intéressant d’observer qu’au même moment, en droit civil, le rapport au président de la République sur l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations dit que « l’ordonnance prévoit, pour sa majeure partie, une codification à droit constant de la jurisprudence ». Le rapprochement des deux textes est instructif : il confirme une tendance apparemment incoercible au passage de la source prétorienne à la source écrite. En d’autres cas, la loi nationale, et plus encore les sources extranationales, ne codifient pas la jurisprudence mais au contraire la contredisent ou innovent dans des règles qu’elle n’avait pas posées. Jusque-là, notre chercheur résolu à faire l’impasse sur la jurisprudence administrative, ne s’en tirerait pas trop mal en termes de description du droit positif.

Jusque-là …, car ensuite les choses se gâteraient pour lui. Il oublierait en effet des pans entiers de ce droit qui restent prétoriens pour l’essentiel : ainsi de la police administrative, de la responsabilité, des contrats administratifs…

Surtout, il passerait à côté de la compréhension du rôle actuel de la jurisprudence dans le droit administratif, que résume aujourd’hui l’expression récente d’ « office du juge ». Chacun le sait : c’est par exemple dans le cadre de cet office que le Conseil d’Etat vient de rénover le contentieux contractuel (28 décembre 2009 et 21 mars 2011, Ville de Béziers, 4 avril 2014, Département de Tarn et Garonne …) ou le contrôle du droit souple (21 mars 2016, Soc. Fairvesta International Gmbh et a., et Soc. NC Numéricâble). Or ce faisant, le juge ne détermine pas seulement sa compétence et ses pouvoirs : il fixe aussi des règles de fond. En outre la jurisprudence conserve une fonction importante d’application, voire d’authentification, en droit administratif, des règles issues d’autres sources.

Donc, le droit administratif n’est pas seulement historiquement prétorien. Il l’est encore aujourd’hui, mais d’une manière nouvelle. Le préteur n’a plus à faire naître et croitre la matière. Il a perdu le monopole (qui n’a jamais été absolu) de création des règles de celle-ci (ainsi, il n’affirme plus gère de principes généraux du droit). Mais l’habitude aidant, il en régit toujours la manière d’être et la fait évoluer.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Duguit
  • et Hauriou, pour ce qu’ils ont inventé et tout autant pour ce que la tradition leur a fait dire.
  • & Vedel, parce qu’avoir été l’un de ses assistants m’a beaucoup appris et parce que la lucidité de son regard sur notre matière a durablement marqué celle-ci.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco, bien sûr, ici aussi autant pour ce que la tradition a fait dire à la décision, que pour ce qu’elle a dit (et qui n’était pas rien !).
  • « Bac d’Eloka» : la raison de son classement dans mon « Top Three » n’est pas l’invention du service public industriel et commercial (invention qui a fait passer la décision à la postérité, alors qu’elle n’emploie pas l’expression), mais les motifs de son invention : la colonie exploitait le service « dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Cette logique de l’industriel ordinaire me semble annoncer et expliquer une part importante de l’évolution ultérieure du droit administratif, notamment les conditions d’application des règles de concurrence aux personnes publiques et la distinction du régulateur et des opérateurs.
  • Et un arrêt méconnu, absent aussi bien des « Grands arrêts de la jurisprudence administrative » (Dalloz) que de « Le droit administratif : les grandes décisions de la jurisprudence » (Puf, Thémis) : CE, Ass. 2 déc. 1982, Huglo (n° 25288 25323). Il déclare que le caractère exécutoire d’une décision administrative est « la règle fondamentale du droit public ». Pas une règle fondamentale, mais bien LA règle fondamentale ! Cela mérite un coup de chapeau, n’est-ce pas ?

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Ici, je m’en tiendrai à une seule proposition, sans trop me soucier de savoir si elle est ou non « hors jurisprudence » :

  • le principe de légalité, parce qu’il contient toutes les autres normes et que sans lui, il n’y aurait ni droit administratif, ni d’ailleurs Etat de droit.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une abeille (ou plutôt un essaim avec le Conseil d’Etat en reine des abeilles….)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

L’esprit des lois, bien sûr !

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Beethoven, Le triple concerto, pour sa puissance et son harmonie.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 152.

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Questionnaire du Président Stirn (12/50)

Bernard Stirn
Président de section au Conseil d’Etat,
professeur associé à Sciences Po Paris

Art. 151.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif trace le cadre de l’action administrative et détermine l’organisation des relations entre les citoyens et les autorités publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif est vivant par nature. Il épouse les modifications du rôle et des moyens d’action de la puissance publique et s’adapte en fonction des attentes sans cesse renouvelées des citoyens. Il n’est ni d’hier ni de demain mais en évolution constante.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

S’il a une singularité, ce qui est moins sûr qu’on le croit souvent, le droit administratif français la tient du rapport particulièrement fort du pays avec l’Etat qui l’a construit et dont les citoyens continuent d’attendre beaucoup.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’intérêt général.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

La présentation dès l’école des institutions publiques, nationales et locales, et de l’organisation des juridictions seraient la première pierre d’un meilleur accès de tous au droit administratif.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il ne s’agit pas d’une condamnation mais d’un contexte. Le droit s’inscrit de plus en plus au-delà des frontières, singulièrement en Europe. Droit national, droit européen et droit international s’interpénètrent de plus en plus. Le droit comparé est une nécessité. En Europe, un droit public européen se construit. Le droit administratif français, qui est un élément important de cet ensemble, y trouve de nouveaux horizons.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Même si les textes sont plus nombreux et parfois exagérément proliférant, la vivacité et la créativité jurisprudentielle demeurent la marque du droit administratif français. Elles ont été très fortes ces dernières années. En particulier, la jurisprudence a reconfiguré la hiérarchie des normes, tracé un cadre renouvelé au droit public économique et au droit de la régulation, revu le régime des contrats publics, repris en main les règles de procédure et la définition des pouvoirs du juge, joué un rôle décisif dans la protection des droits fondamentaux et même déterminé la manière d’appréhender de grands problèmes de société, en matière notamment de laïcité et de bioéthique.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Edouard Laferrière
  • Georges Vedel
  • Marceau Long

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • TC, 8 février 1873, Blanco
  • CE, 19 mai 1933, Benjamin
  • Ce, 20 octobre 1989, Nicolo.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La constitution de l’an VIII ;
  • la loi du 24 mai 1872 ;
  • le code de justice administrative.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un lion

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Les Mémoires D’Hadrien, de Marguerite Yourcenar.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La liberté guidant le peuple, de Delacroix.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 151.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Sommermann (11/50)

Karl-Peter Sommermann
Professeur de droit public à l’Université de Spire
(Deutsche Universität für Verwaltungswissenschaften Speyer)

Art. 150.

1. Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Dans une perspective de publiciste allemand, il faut d’abord donner une définition formelle. En droit allemand, cela est en effet décisif pour délimiter les compétences entre la juridiction civile et la juridiction administrative.

Le droit administratif est alors constitué par l’ensemble des normes juridiques qui régulent spécifiquement les relations entre l’Administration publique et les citoyens (plus précisément : les personnes physiques et morales de droit privé) et les relations entre les institutions et organes administratifs. Selon cette « Subjektstheorie » qui est proche du critère des clauses exorbitantes du droit commun, cette définition renvoie donc aux litiges de droit public, à trancher par les tribunaux administratifs, à résoudre sur la base d’une norme de droit public, c’est-à-dire une norme qui s’adresse nécessairement (au moins sur un côté de la relation juridique) à un organe de l’État ou une de ses subdivisions.

La définition est toutefois partielle et insuffisante, comme c’est le cas de toutes les tentatives de donner une définition sans équivoque (notamment parce qu’elle doit être construite à partir d’autres termes qui, exigent eux-mêmes d’être définis avec précision). Dans la pratique cependant, cette définition s’applique généralement sans trop de problèmes.

Une définition matérielle englobant les nouvelles tendances du droit administratif pourrait intégrer le contenu des buts et normes juridiques qui guident l’activité de l’administration publique. Dans ce sens, il faut considérer le maintien de l’ordre public, la prestation de services infrastructurels tendant à promouvoir l’épanouissement de la personne et des groupes dans lesquels elle s’intègre, et la prévention de risques afin de maintenir et de créer un environnement propice pour les générations vivantes et futures.

2. Qu’est-ce qui fait la singularité du droit administratif de votre pays ?

Une singularité du droit administratif allemand a longtemps tenu à la perception du droit administratif comme « droit constitutionnel concrétisé », ainsi que l’a formulé Fritz Werner en 1959, alors Président de la Cour fédérale administrative allemande (mais déjà conceptualisée par Lorenz von Stein dans les années 60 du 19ième siècle). Ce paradigme se matérialise notamment dans l’application des droits fondamentaux comme critères d’interprétation du droit administratif et d’exercice du pouvoir d’appréciation (pouvoir discrétionnaire). De même, il se retrouve dans les débats sur la participation des citoyens dans les procédures administratives sous des aspects constitutionnels.

Au cours des dernières décennies, l’idée du droit administratif comme « droit constitutionnel concrétisé », s’est diffusée dans la doctrine de nombreux pays, sans que les conséquences tirées de cette connaissance ne soient comparables à celles qu’en a tiré le droit allemand. En outre, le droit administratif national actuel n’est souvent que du « droit européen concrétisé ».

Du reste, l’un des principes caractéristiques du droit administratif allemand – que peut-on attendre d’un publiciste allemand ? – est celui de la proportionnalité, prolongé par ses sous-principes et dérivés. Principe régulateur formel déduit de la garantie constitutionnelle de l’État de droit, c’est un instrument presque universel du droit public pour résoudre des conflits d’objectifs, notamment pour minimiser les effets désavantageux des interventions du pouvoir public sur les droits des citoyens ou d’autres sphères protégées. Quant aux dérivés, peut être mentionnée, comme contrepartie de l’interdiction des mesures excessives (Übermaßverbot), l’interdiction de mesures « sous dimensionnées » (Untermaßverbot), lorsque l’État est obligé d’agir pour protéger des biens juridiques ou droits subjectifs. Le principe de proportionnalité contribue essentiellement à une rationalisation de l’action administrative.

3. Peut-on le caractériser par un critère ou une notion juridique ?

Je dirais que le droit administratif allemand est caractérisé par un « constitutiocentrisme »

4. Qui sont (jusqu’à trois propositions) les « pères » les plus importants de ce droit administratif ?

Pour ne pas ouvrir une galerie avec des juristes vivants, je propose pour le droit administratif allemand :

  • Friedrich Franz Mayer (1816-1870), qui commença à identifier more inductivo des principes directeurs du droit administratif ;
  • Otto Mayer (1846–1924), concepteur du droit administratif allemand, puisant aussi de concepts du droit français et les adaptant à un nouveau contexte ;
  • Ernst Forsthoff (1902-1974) qui a donné, apparemment inspiré par Léon Duguit, un diagnostic lucide de la transformation du droit administratif, même si son concept de la Daseinsvorsorge n’a pas été en mesure d’acquérir une valeur juridique comparable à celle du « service public » français.

Pour une conceptualisation précoce d’un droit administratif européen et international il faudrait nommer Lorenz von Stein (1815-1890).

Cette galerie des grands ancêtres ne peut bien sûr pas représenter les développements importants que le droit administratif vient d’expérimenter au cours des dernières décennies.

5. Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les normes les plus importantes de ce droit administratif ?

Comme suit des réponses données aux questions 2 et 3, ce sont des normes constitutionnelles qui ont exercé l’influence la plus importante sur le droit administratif allemand :

  • d’abord l’article 20 de Loi Fondamentale qui contient le principe de la légalité
  • et duquel on déduit la plupart des autres principes de l’État de droit, y compris le principe de proportionnalité.
  • Ensuite il faut mentionner l’article 19 al. 4 de la Loi Fondamentale, qui garantit le droit à un recours juridictionnel si quelqu’un se considère lésé par la puissance publique (exécutive) dans l’un de ses droits.

6. Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les décisions juridictionnelles les plus importantes de ce droit administratif ?

De la Cour Constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), je proposerais :

  • l’arrêt de la Première Chambre du 19 juin 1973. Cet arrêt déclare avec clarté que le droit à un recours juridictionnel ne s’épuise pas dans un droit formel ou dans la possibilité théorique d’accéder à un tribunal, mais donne un droit substantiel à un contrôle juridictionnel « effectivement efficace » : cela a renforcé la valeur et la portée de la protection d’urgence et de la protection préventive par les tribunaux administratifs.
  • Dans son arrêt du 20 décembre 1979 relatif à une partie de la procédure d’autorisation de la construction du Central nucléaire Mühlheim-Kärlich, la Cour a reconnu la fonction protectrice de la procédure administrative (non-contentieuse), par laquelle l’État remplit (entre autres) son devoir constitutionnel de protéger les droits fondamentaux.

En ce qui concerne le Tribunal Administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht), je voudrais mettre en exergue l’arrêt du 12 décembre 1969 concernant l’impératif de pondération (Abwägungsgebot) des intérêts publics et privés dans le droit de l’urbanisme, qui fut ensuite étendu aux autres domaines de planification. Aux termes de cet arrêt et de la jurisprudence qui s’ensuivra, la pondération est défectueuse, c’est-à-dire l’impératif de pondération est violé, lorsque a) une pondération adéquate n’a pas eu lieu (Abwägungsausfall – absence de pondération), b) des intérêts à inclure dans la pondération ne furent pas considérés (Abwägungsdefizit – pondération déficitaire), c) l’importance de certains intérêts fut méconnue (Abwägungsfehleinschätzung – pondération basée sur une appréciation erronée d’intérêts) ou d) l’équilibre entre les intérêts affectés par la planification s’est effectué d’une manière qui n’était pas proportionnée aux poids des intérêts (Abwägungsdisproportionalität – pondération disproportionnée). Ces critères, visant une analyse juridique systématique de la planification et des plans (le Tribunal Administratif fédéral le rattache tant à la procédure de pondération comme au résultat de la pondération), ont contribué essentiellement à une rationalisation des décisions administratives relatives à l’adoption de plans de l’urbanisme et de grands projets d’infrastructure tels les plans pour la construction d’une autoroute ou d’un aéroport. Plus tard, la Cour Constitutionnelle Fédérale a utilisé des critères similaires dans son contrôle de constitutionnalité de lois, par exemple concernant la concrétisation de la garantie du minimum vital par le législateur.

7. Existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » ?

On pourra observer une transformation progressive, ou, si on veut, un « progrès » au sens hégélien. De nouvelles approches mènent à une synthèse avec les concepts antérieurs, qui, en conformité avec les trois connotations du mot allemand « aufheben », sont supprimés, relevés et conservés en même temps. Dans ce sens, on ne peut pas parler d’un droit administratif de demain sans y inclure les acquis précieux d’hier.

8. Dans l’affirmative, comment les distinguer ?

Les grandes étapes de l’évolution du droit administratif sont caractérisées par :

  • a) le fondement démocratique et la maitrise juridique de la puissance publique (formation d’un Ordnungsrecht selon les critères de l’État de droit)
  • b) la création, promotion et encadrement juridiques de l’administration de prestation ou du service public (formation d’un Leistungsverwaltungsrecht selon le concept de l’État social), et
  • c) l’établissement de garanties procédurales et matérielles d’une précaution publique efficace contre des risques et la promotion d’un développement durable en faveur des générations à venir (formation d’un Risikoverwaltungsrecht dans l’État de droit social et écologique durable).

Comme je viens d’indiquer, les éléments des trois étapes ne se succèdent pas en s’excluant réciproquement, mais s’intègrent dynamiquement dans des relations complémentaires, correctives et de synthèse. Par conséquent, les trois notions directrices du droit administratif sont, si je puis utiliser les termes français : puissance publique, service public et précaution publique.

9. Le droit administratif reste-t-il un droit national ou son avenir réside-t-il à l’inverse dans sa « globalisation » / son « européanisation » ?

Le droit administratif de tous les pays européens (et non seulement européens) sera progressivement transformé par les contraintes du droit de l’Union européenne. On observe surtout des contraintes croissantes tendant à transformer également les procédures et même l’organisation de l’administration publique.

En ce qui concerne le droit international public, son influence se fait ressentir de plus en plus, bien que la grande portée normative de la Convention d’Aarhus de 1998, pour prendre un exemple significatif, soit encore une exception. Malgré ces influences, le droit administratif national avec ses traits spécifiques dans chaque pays persistera dans l’avenir et restera, ce qui est à espérer, une source multiple d’innovations.

10. Quelle place pour le droit administratif dans la société contemporaine ?

Malgré la persistance (nécessaire) d’une distinction entre le secteur privé et le secteur public et de mesures prises par la puissance publique, le droit administratif  englobera toujours plus d’instruments et procédures d’interaction entre l’administration et la société.

Le concept d’un droit administratif coopératif, développé depuis les années 1980 se présentera sous de nouvelles formes et nouvelles stratégies, animées par l’évolution des technologies de communication. Face aux nouveaux instruments de participation des citoyens, il sera également la tâche de la doctrine de sensibiliser pour des dangers qui peuvent découler de l’influence démesurée de minorités activistes lorsqu’ils imposent leurs positions dans les procédures de prise de décision. Il faut chercher des solutions qui empêchent une domination d’intérêts sélectifs au détriment de l’intérêt général défini par la Constitution et le législateur démocratique.

Du reste, le rôle de l’administration dans le façonnement de la réalité sociale et culturelle augmentera. En ce sens, la « nouvelle science du droit administratif » (Neue Verwaltungsrechtswissenschaft), fondée dans les années 1990 par Wolfgang Hoffmann-Riem, Eberhard Schmidt-Aßmann et Andreas Voßkuhle et qui se matérialise notamment dans un manuel de presque 5.000 pages en trois volumes, poursuit une approche théorique qui met l’accent sur la «  perspective de pilotage » (Steuerungsperspektive) du droit administratif.

11. Si le Droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Probablement un castor : Adaptant l’ordre de la communauté à son environnement et aux défis du flot des évènements, si nécessaire par un nouveau barrage ; protégeant les membres de la population et cherchant toujours à améliorer leurs conditions de vie. Les essais non réussis ne sont pas exclus.

12. Si le Droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Sûrement ni la bible ni un annuaire téléphonique; il faudrait plutôt le lire comme un manuel détaillé de l’histoire des idées politiques appliquées.

13. Si le Droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Un tableau de Piet Mondrian. Dans une perspective diachronique, il faudrait mentionner trois stade du développement : d’abord un tableau impressionniste représentant des motifs, où certain détails sont déjà effacés en faveur d’une impression plus généralisée, ensuite un tableau néo-plastique où l’abstraction se manifeste dans des structures géométriques et dans un usage restreint de couleurs, et enfin un tableau composé d’un grille dense avec des sous-systèmes dynamiques malgré les structures géométriques (« Broadway Boogie-Woogie »).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 150.

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