Archives de catégorie droit administratif

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Questionnaire du Pr. Regourd (10/50)

Serge Regourd
Professeur émérite de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 149.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est le droit applicable aux activités d’intérêt général, assurées par les personnes publiques ou leurs délégataires. Il s’agit donc toujours d’un droit spécial, dérogatoire au droit ordinaire régissant les activités privées.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le propre de toutes les espèces vivantes, et des activités humaines en particulier, est d’évoluer en fonction de conditions sociales, économiques, culturelles, techniques… Le droit administratif intègre lui-même ces évolutions qui ne sauraient cependant aboutir à une dénaturation. Á cet égard, l’ancien se poursuit dans le nouveau, selon une logique archéologique.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Dans l’ordre politico-social, la France s’est historiquement signalée par une diversité de singularités, d’exceptions, générant une identification en forme d’exception française, elle-même reflet « d’une certaine idée de la France ». Le service public correspond à cet égard, à une conceptualisation intellectuelle et juridico- politique qui a nécessairement trouvé des traductions dans le droit administratif dès lors que la notion de service public a elle-même constitué un critère déterminant du droit administratif.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Au risque de rester dans un classicisme suranné, sinon archaïque, je pense que le service public, dans ses déclinaisons organique et matérielle, reste la principale notion de synthèse du droit administratif. Les restrictions du périmètre du service public ne sauraient, à cet égard, rester sans effet sur celui du droit administratif.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Je crains, hélas, que par-delà les promesses des Lumières, nombre de connaissances ne puissent, dans le temps présent, être mises « à la portée de tous ». La question en cause renvoie à une interpellation proprement politique, et à des enjeux d’éducation populaire sur la connaissance des institutions publiques. La crise de la représentation politique contemporaine, et le malaise démocratique qui en découle, ne paraissent guère constituer un contexte favorable.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Le droit administratif est, vraisemblablement, menacé d’être globalisé. Mais cette globalisation, quelles que soient ses formes, pourrait signifier dénaturation, et à terme, disparition. Il conviendrait néanmoins de s’entendre sur la signification plus spécifique en ce domaine de la notion de globalisation.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif reste encore, logiquement, pour une part substantielle, prétorien. Il ne peut en être différemment. Certes, il ne paraît plus possible de considérer aujourd’hui, pour reprendre le titre d’un article de doctrine sur le sujet, que la jurisprudence constitue encore « une source abusive » de ce droit. Mais le droit peut-il être autre chose qu’une science de l’interprétation ? Toute interprétation ne participe -t-elle pas d’une forme de détermination du contenu des normes ? La genèse du droit administratif a eu la vertu de rendre visible un processus herméneutique qui concerne, selon des degrés différents, l’ensemble de la fonction juridictionnelle.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Tout dépend évidemment des pistes généalogiques à privilégier ? Faut-il chercher les éléments de paternité dans la jurisprudence administrative ou dans la doctrine ? Si l’on privilégie la doctrine, et sous peine ici encore, d’un manque flagrant d’originalité, je retiendrai les deux figures opposées mais complémentaires

  • des Doyens Duguit
  • et Hauriou. Que serait le droit administratif sans les références au service public et à la puissance publique ?

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Toujours le risque du défaut d’originalité :

  • impossible de contourner l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits en 1873 et son attendu selon lequel la question en cause « ne peut être régie par les principes qui sont établis par le code civil ». Décision pionnière dans la génétique du droit administratif. Il convient alors, dialectiquement, de s’interroger sur la survenance d’une éventuelle rupture dans la chaîne génétique ainsi engendrée.
  • De manière moins convenue, je retiendrai alors la fâcheuse décision Société Million et Marais de 1997, opérant une bifurcation épistémologique en forme de soumission du droit administratif au droit de la concurrence.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Il conviendrait de s’entendre de manière préliminaire sur la notion même de norme. En adoptant une conception large de celle-ci,

  • la norme d’intérêt général paraît constituer la norme cardinale. Sa portée dépasse le seul périmètre du droit administratif comme en atteste l’usage désormais systématique et incontrôlé opéré par le Conseil constitutionnel.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Ce serait un singe. Si proche et parfois insaisissable…

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Du contrat social de Rousseau.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La liberté guidant le peuple de Delacroix.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 149.

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Questionnaire du Pr. Morand-Deviller (09/50)

Jacqueline Morand-Deviller
Professeur émérite de droit public à l’Université Paris I

Art. 148.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La branche du droit public qui traite de l’organisation et du fonctionnement de l’administration et des relations entre les autorités administrative et les citoyens.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Conjugué au présent, le droit administratif n’a de valeur que s’il s’appuie sur les conquêtes les plus remarquables d’hier et sur l’anticipation de celles de demain. . Le présent accueille à la fois les grands principes fondateurs de la légalité et de la responsabilité patiemment élaborés au cours du XIXème et XXéme siècles et les évolutions récentes beaucoup plus rapides : transformation du rôle de l’Etat, subjectivisme, consensualisme et s’agissant du contentieux, nouvelle conception de l’office du juge et essor du contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité.Les conséquences des nouvelles technologies et de la demande de participation se conjuguent déjà au présent qui est le seul temps qui compte.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Une haute idée de l’ordre par une recherche constante d’ équilibre : Etat et autres autorités, régalien et consensuel, droits et les devoirs accordés et imposés à l’administration et aux citoyens… Les évolutions prudentes mais irrésistibles sont captées par le Conseil d’Etat dont la longévité et l’importance des fonctions de juge suprême et de Haut conseil n’ont pas d’équivalent. Ne pas oublier : le « service public à la française » .

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’intérêt général alias service public et la puissance publique mise à son service.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Par la trilogie désormais consacrée : information-concertation-participation. La simplification des normes étant impossible et la lecture des codes restant accessible aux seuls initiés il faut penser à développer une vulgarisation intelligente à partir de fiches comme cela est parfois fait. Question ? La nouvelle rédaction des jugements et arrêts est-elle plus accessible que la remarquable épure d’autrefois ?

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Ce n’est pas une condamnation mais une évidence ou une condamnation à réhabilitation. Des inconvénients, certes, à cause d’ une lourdeur et d’une complexité normative croissantes ,mais les avantages d’un enrichissement mutuel par la confrontation avec les autres droits (nécessité de s’ouvrir au droit comparé) et une progression vers un droit commun européen à défaut de mondial.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui heureusement mais encombré par les normes répétitives, médiocres, bavardes, obscures… Au secours ! L’art de l’épure, le non-dit et le mieux dit, remarquable talent du Conseil d’Etat, sont en péril.

 

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Dans le passé lointain,

  • Edouard Portalis
  • & Maurice Hauriou.

Dans le passé proche, (par ordre alphabétique)

  • René Chapus,
  • Georges Vedel.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • « Blanco » ( 1873),
  • « Benjamin » ( 1933) ,
  • « Nicolo » (1989).

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La loi des 16-24 août 1790 ;
  • le Préambule de la Constitution de 1958 ;
  • le Code de Justice Administrative.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une tortue géante des Galápagos.( , jusqu’à 400 kilos, durée de vie entre 150 et 300 ans, espèce endémique mais loin d’être éteinte, carapace épaisse).

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

« La chartreuse de Parme » de Stendhal et « Messieurs les ronds de cuir » de Georges Courteline.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« Œdipe explique l’énigme du Sphinx » d’Ingres et « L’homme qui marche » de Giocomatti.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 148.

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Questionnaire du Pr. Melleray (08/50)

Fabrice Melleray
Professeur de droit public à l’Université Paris I

Art. 147.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

J’adhère à la définition de Jean-François Lachaume dans le Traité de droit administratif (tome 1, p.115) : « Le droit administratif est une branche du droit public interne, regroupant les règles spécifiques relatives à l’accomplissement par les personnes publiques, ou sous leur contrôle, de missions qu’elles considèrent comme d’intérêt général, et qu’applique le juge administratif ».

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Oui. Le droit administratif classique était ouvertement et nettement inégalitaire (Cf. Maxime Le Tourneur, Mélanges Julliot de la Morandière, Dalloz, 1964, p. 277 : « le Droit administratif a pour objet essentiel de déterminer les rapports entre, d’une part, des collectivités publiques, qui, agissant dans un but d’intérêt général, sont, de ce fait, investies de pouvoirs spéciaux, et, d’autre part, des particuliers qui, n’étant mus que par des mobiles d’ordre privé, doivent s’incliner devant des impératifs plus puissants, mais qui, en leur qualité de citoyens, jouissent de droits comportant un minimum incompressible »).

Le droit administratif contemporain est moins inégalitaire et prend davantage en compte les intérêts des administrés, leurs droits publics subjectifs ou leurs droits fondamentaux pour utiliser une terminologie désormais courante. Nous ne sommes plus un « peuple d’administrés », pour l’écrire comme Léon Blum, et la « relation administrative » s’est notablement équilibrée.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La place du Conseil d’Etat et le champ d’application et l’originalité de ce droit spécial (aux contrats ou en matière de responsabilité par ex.).

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Il n’y a selon moi pas de critère du droit administratif (Cf. Rivero, Rdp, 1953). Le moteur principal demeure la notion de service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

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6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La « globalisation » est une tendance profonde, puissante et très probablement durable voire irréversible.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui. Le juge administratif créait hier la matière faute de textes. Il la crée toujours aujourd’hui malgré le foisonnement de textes.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Edouard Laferrière,
  • Maurice Hauriou
  • et Marcel Waline.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Terrier
  • et Nicolo.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires ;
  • l’article 20 de la Constitution.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un félin.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le prince (Machiavel).

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le Sacre de Napoléon (David).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 147.

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Questionnaire du Pr. Mazères (07/50)

Jean-Arnaud Mazères
Professeur émérite à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 146.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La définition du droit administratif ne peut être livrée par le recours à une démarche théorique ni par une investigation empirique.

Elle ne saurait non plus relever de ce goût bien universitaire pour un apparent paradoxe selon lequel le droit administratif relèverait d’un « miracle » (Prosper Weil) : il peut être effectivement « surprenant qu’un Etat dont la puissance s’enracine au plus profond de l’histoire, accepte voire institue soudain cette limitation d’une autorité qui eût pu demeurer sans bornes » (cf. notre étude « Réflexion sur la génération du droit administratif » aux Mélanges Cluseau, 1985, p.439). Mais il faut bien admettre que le caractère « miraculeux » de l’origine du droit administratif n’est guère éclairant pour fonder une définition acceptable de ce droit. Production des hommes, de la société, de leur histoire, le droit administratif ne peut être saisi et compris que par une démarche visant, à partir de ce terreau vivant, à dégager et à expliquer son émergence et son développement. Non plus dans la transcendance mystérieuse d’un miracle, mais selon une recherche généalogique (telle qu’elle est définie par Nietzsche dans le paragraphe 6 de l’avant-propos de « La généalogie de la morale »), celle d’un ensemble complexe et souvent contradictoire de données saisies au cœur même de la vie des hommes, de leurs actions et de leurs idées dans une société historiquement située. Avec cette perspective, le regard prend du champ, les paradoxes changent parfois de camp, des tensions apparaissent, des contradictions émergent, brouillant la rigoureuse analyse et la lumineuse rationalité que l’on aime évoquer dès que l’on aborde le droit administratif.

Pour faire bref, on peut sans doute retenir deux mouvements qui tout à la fois se distinguent et se combinent.

Mouvement de « surface » (classique et le plus apparent) : le droit administratif comme construction toujours en cours d’un équilibre entre la puissance publique et les droits des citoyens. Un droit qui a institué et perfectionné le recours pour excès de pouvoir (aujourd’hui dans l’esprit d’un « office du juge ») ; qui a dessiné puis étendu le champ de la responsabilité des personnes publiques, largement désormais au-delà de toute référence à la faute ; qui a imposé à l’administration la motivation de ses actes ; et bien d’autres aspects dans le même sens. Un juge dont l’indépendance est reconnue, et qui, aux côtés du juge judiciaire, est devenu le garant des libertés et des droits fondamentaux.

Mouvement plus profond (et largement occulte) : le droit administratif comme appareil de garantie et de contrôle du bon fonctionnement et du développement d’une société traversée par les exigences du marché, et qui ne peut s’épanouir que dans l’assurance d’un libéralisme considéré comme condition de son existence (sur cet aspect, cf. notre étude précitée). Aspect qui soulève la question de l’ambiguïté du libéralisme dans ses dimensions à la fois politique et sociale d’une part, et économique d’autre part. Question à étudier aujourd’hui à partir notamment des recherches de Michel Foucault sur le néolibéralisme comme garantie des droits des « gouvernés » ( Cours au Collège de France « Sécurité, territoire, population » 1977-78 et « Naissance de la biopolitique » 1978-79 ; sur ce point cf. notre première ébauche « Michel Foucault et le droit », à paraître ; version allégée actuellement sur daily motion et you tube).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Au-delà de la distinction entre hier et de demain, il faut sans doute considérer qu’il y a des « strates » qui se succèdent mais aussi se superposent selon une sorte d’archéologie.

Celle de l’élaboration secrète (selon l’expression d’Hauriou).

Celle de l’émergence, bientôt triomphante et sûre d’elle, portée par le prestige du Conseil d’Etat et celui d’une doctrine ayant à la fois une vision théorique, synthétique et ouverte du droit administratif, portée par de grands maîtres comme Duguit et Hauriou.

Celle des crises, des incertitudes, des contradictions, et de la mise en cause de ce que l’on croyait être ou que l’on aurait voulu être les « pierres angulaires » du droit administratif. Et dès lors, une doctrine qui s’enracine dans la prudence d’un positivisme dont la rigueur n’efface que difficilement son caractère réducteur.

Celle aujourd’hui de la recherche d’une double ouverture. Vers l’articulation de ce droit avec ceux d’autres systèmes juridiques (notamment au sein de l’ensemble européen : droit de l’Union et de la Cour européenne des droits de l’homme). Vers ensuite les citoyens (et non plus les « administrés »), dans la recherche d’une proximité avec leur existence réelle par des vois diverses : participation, concertation notamment ; et au plan contentieux, adaptation des décisions juridictionnelles à la situation concrète des justiciables par le biais de ce que l’on nomme l’« office du juge ».

Ces recherches étant retardées, entravées, obérées, par l’incontrôlable inflation normative (ce que l’on pourrait nommer le « mille tre » des Codes), la complexification de la notion même de norme, sa dilution et son obscurité. (cf. sur ce point l’étude annuelle du Conseil d’Etat pour 2016 « Simplification et qualité du droit »).

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Ce qui semble faire la singularité du droit administratif est, peut-être, sa formation essentiellement juridictionnelle, contentieuse.

Mais cette singularité a profondément évolué.

D’une part les normes internationales, supranationales et nationales (lois et actes administratifs) se sont considérablement développées aux côtés d’une jurisprudence qui continue cependant à ouvrir le droit administratif à certaines tendances majeures de l’évolution économique et sociale mais aussi idéologique.

D’autre part, il est intéressant de noter l’évolution de la place du droit administratif au sein de l’ensemble des disciplines du droit public. Sa singularité comme discipline essentiellement juridictionnelle s’est curieusement étendue à d’autres disciplines, et surtout en droit constitutionnel. On est ici dans une situation renversée : au moment où le droit constitutionnel semblait avoir acquis une position dominante en raison de l’extension des compétences du Conseil Constitutionnel, ce mouvement même a conduit ce droit vers une orientation essentiellement juridictionnelle sur le modèle du droit administratif ; ce dernier, par son caractère contentieux, est devenu une sorte de matrice dont l’influence sur la nature même du droit constitutionnel semble aujourd’hui manifeste (cf. les actes du colloque « L’identité du droit public » Toulouse 2011, et sur ce point en particulier, nos remarques conclusives)

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Il n’y a plus, semble-t-il, de « principal moteur » du droit administratif. Le système paraît fonctionner par le jeu de multiples panneaux qui ne sont pas solaires mais sociétaux.

En revanche, un « principe fondateur » (au double sens d’originaire et de fondamental) pourrait peut-être se dégager : celui, dans le sillage de la pensée d’Hauriou, de la puissance publique. Mais :

– La « puissance » entendue comme « potentia » avant d’être conçue comme « potestas » : le pouvoir comme possibilité, comme puissance d’action, comme agissement, devant précéder et déterminer le pouvoir comme autorité, comme puissance de commandement.

– La puissance « publique » : le caractère public entendu non comme ce qui se réfère aux personnes publiques (conception tautologique) en surplomb des individus (et engendrant l’insaisissable notion d’intérêt général), mais comme ce qui concerne le collectif, le commun dans sa dynamique propre.

A ce double égard, ces conceptions renvoient effectivement à Hauriou, à condition de saisir chez lui la notion de puissance publique au sein de la logique spécifique de l’institution (orientation que l’on ne trouve guère aujourd’hui dans la doctrine juridique dominante, mais dans certains courants philosophiques, avec notamment les approches d’Hannah Arendt et, plus récemment, de Giorgio Agamben).

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

C’est d’abord par l’office du juge que le droit administratif peut, d’une certaine manière, « être mis à la portée de tout le monde ». Bien évidemment tout individu n’est pas un justiciable, mais dans des domaines sensibles, les décisions du juge ont un écho dans la société que n’ont pas les enseignements universitaires de ce droit.

Cela dit, plusieurs questions se posent.

Il est bien clair d’abord que la qualité de l’information est souvent inversement proportionnelle à l’étendue de sa communication : le droit administratif tel que les médias le présentent à l’occasion d’une affaire juridictionnelle, n’a évidemment pas la fiabilité de celui qui est enseigné dans l’enceinte réduite d’un amphithéâtre universitaire.

Il est certain aussi que le droit administratif qui constitue la substance des décisions juridictionnelles n’est pas a priori très accessible à l’entendement de nombreux individus. Technique, et parfois abscons, le discours du juge ne met pas toujours, à l’évidence, le droit administratif à la portée de tout le monde. Il faut cependant souligner les efforts notables qui sont faits au sein des juridictions administratives, pour simplifier et clarifier le langage utilisé, afin de rendre les décisions lisibles et accessibles au plus grand nombre (cf. à ce sujet le rapport Martin).

Un autre aspect sur cette ligne difficile d’une sorte de démocratisation de la connaissance du droit administratif peut être évoqué en se référant aux travaux du philosophe Paul Ricoeur, et notamment l’étude consacrée par lui à « L’acte de juger » : intéressante est sa conception de ce qu’il nomme la « justice de loin ». Celle-ci, paradoxalement, aurait pour but de rapprocher le justiciable d’une meilleure compréhension de la décision qui le concerne ; et aussi, en la situant dans un contexte plus large et plus ouvert, de faire en sorte qu’elle soit mieux acceptée par celui auquel elle n’est pas favorable. Cette perspective ouvre une réflexion non seulement sur la qualité de la décision juridictionnelle mais aussi vers, en amont, celle de l’audience. L’audience comme son nom l’indique, devrait pouvoir être davantage un moment d’écoute et aussi de parole, non seulement entre les parties mais entre le juge et celles-ci. La distinction classique entre les procédures accusatoire et inquisitoire pourrait, peut-être à cet égard, être repensée.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Oui.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Non

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Hauriou sans doute, mais à condition de comprendre que le droit administratif conçu par lui ne peut être saisi qu’en se référant à la notion d’institution qui en est le fondement et la clé.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Bien difficile de répondre tant est vaste et divers le champ des décisions juridictionnelles depuis plus d’un siècle… Un peu arbitrairement :

  • l’arrêt du Tribunal des Conflits du 9 mars 2015, « Mme Rispal c/Société des autoroutes du Sud de la France » mettant fin à la jurisprudence « Peyrot» qui était, au sein du contentieux des contrats administratifs, un des derniers remparts à la l’emprise de la logique du marché.
  • Il est vrai en même temps que les principes de la jurisprudence « Compagnie générale française des tramways» (C.E. 11mars 1910, avec les conclusions fondamentales de Léon Blum) garantissant les droits de la puissance publique face à ceux de délégataires aujourd’hui souvent en position dominante (situation qualifiée d’ « oligopolistique » par un récent rapport de la Cour des comptes), sont encore ceux du Conseil d’Etat en la matière.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Je ne parviens pas à donner une réponse à cette question : je ne trouve pas d’autoroute dans l’immense et si dense forêt des normes administratives… seulement des sentiers qui bifurquent, et qui donnent parfois le bonheur de s’égarer, et de découvrir des lieux inattendus.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un animal, ce serait, peut-être, la fourmi ; le gouvernement étant alors la cigale… ou peut-être l’inverse ? Ou alors un hippopotame, énorme, passif et poussif, mais potentiellement féroce.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le droit administratif (que l’on retrouve, il est vrai, parfois indirectement dans la littérature) me semble trop éloigné de toute analogie avec une œuvre littéraire ou artistique pour que je parvienne à trouver un livre ou une œuvre d’art qui en soit l’expression.

Peut-être à travers les mondes étranges d’Escher.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

On peut songer pourtant à l’extraordinaire fresque du « bon gouvernement » peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le Palais communal de Sienne en 1338 (sur cette œuvre, voir l’analyse exceptionnelle de Patrick Boucheron « Conjurer la peur : Essai sur la force politique des images » Seuil 2013).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 146.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Lavialle (06/50)

Christian Lavialle
Professeur émérite à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 145.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est le droit de l’action des personnes publiques lorsqu’elles mettent en œuvre par des procédés qui leur sont propres les missions d’intérêt général entrant dans le champ de leurs compétences respectives.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif évolue par glissements et non par sauts. Plus on s’éloigne de sa source, plus il apparaît différent de ce qu’il a été de sorte que l’on peut effectivement distinguer un droit administratif d’hier et un droit administratif d’aujourd’hui sans préjuger de l’émergence de celui de demain. A sa source il était régalien, son débit puissant, son cours autonome. Désormais, alimenté par de nombreux affluents, il perd de son originalité, ses eaux étant progressivement mêlées par l’apport du flux du droit privé et des normes supranationales. L’empire de l’ordre public qu’il définissait est concurrencé par la reconnaissance effective des droits des personnes suite à l’avènement de l’individu roi. Droit objectif à l’origine il doit composer toujours plus avec les volontés des sujets de droit au risque de son émiettement.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Son existence en tant que corpus juridique distinct. Spécificité sans doute elle-même issue de l’institution d’un ordre juridictionnel spécifique et autonome qui a créé, à partir notamment de l’arrêt Blanco, ce régime par distinction du droit commun en considérant que la puissance publique, de par sa position en surplomb des acteurs sociaux ou parties en présence, relevait d’un droit autre à inventer.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’élément déterminant de ce droit, son critère en conséquence, demeure encore la puissance publique entendue comme l’instrument particulier de réalisation par l’autorité publique de l’intérêt général qu’il soit national ou local. La puissance publique est la source continue du droit administratif.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Que l’écriture du droit administratif doive être la plus accessible possible c’est l’évidence et même une nécessité. Qu’en revanche elle soit, en tous points, à la portée de tout le monde ne saurait être un objectif en soi tant la complexité de la nature des choses, ou du moins de certaines d’entre elles, impose, lorsqu’elle est en cause, pour la traiter le recours à des concepts ou standards qui exigent un certain apprentissage pour en saisir le sens et la portée.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Sauf bifurcation de l’histoire, le droit administratif français n’échappera pas à l’acculturation tant la globalisation des activités humaines fait se rencontrer les Etats, les personnes, les langues et les droits. L’on peut donc ainsi augurer que la prééminence de l’anglais et sa diffusion dans l’ensemble des sociétés s’accompagnera d’une pénétration de la logique de la common law dans notre système juridique, droit administratif compris. Egalement que l’insertion de la France dans des organisations européennes et mondiales aura un impact grandissant sur la définition des personnes et des activités publiques et donc du droit qui leur sera applicable.

7– Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif devrait, malgré le phénomène de codification en cours, rester prétorien. D’abord parce qu’il faudra toujours, à l’évidence, qualifier les faits et interpréter les textes, ensuite et surtout parce que l’évolution du droit dans le sens de la promotion des droits subjectifs et de l’importance attachée, ainsi qu’en common law, à la diversité des situations, conduit au renforcement de la fonction juridictionnelle.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Léon Duguit,
  • Maurice Hauriou
  • Georges Vedel.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ? 

  • TC, 8 février 1873, Blanco
  • CE, 20 octobre 1989, Nicolo
  • CE, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Constitution
  • Les traités
  • La loi

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Le Phénix

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Gallimard, 1989

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« Le portrait de Jean-Baptiste Colbert » par Philippe de Champaigne

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 145.

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Questionnaire du Pr. Kondylis (05/50 & 31/50)

Vassilios Kondylis
Professeur assistant de l’Ecole de Droit
de l’Université Nationale et Kapodistrienne d’Athènes

avec l’aimable participation
de Spyridon Flogaitis
EPLO
Professeur à l’Université Nationale et Kapodistrienne d’Athènes

Art. 144.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est la branche du droit qui contient les règles particulières régissant l’Administration publique. Selon la formule heureuse du Professeur Flogaitis, le droit administratif est « le droit constitutionnel appliqué ».

2 – Qu’est-ce qui fait la singularité du droit administratif de votre pays ?

Dès les années 1830, à savoir après la Libération de la Grèce, son modèle administratif suit largement le modèle français. La dualité des juridictions est bien racinée dans la culture juridique du Pays. D’ailleurs, en Grèce, un pays de parlementarisme classique, l’Administration doit servir de manière neutre le Gouvernement chaque fois au pouvoir afin de réaliser son programme politique. Plusieurs réformes ont été effectuées afin de faire face aux phénomènes d’inefficacité administrative et d’amélioration des services publics, réformes intensifiées après 2010, pour faire face à la crise économique et aux exigences des trois Mémorandums conclus avec la Troïka.

3 – Peut-on le caractériser par un critère ou une notion juridique ?

La notion de Service public

4 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) les « pères » les plus importants de ce droit administratif ?

  • Le Professeur Michael Stassinopoulos (1903-2002), Président de la République hellénique (1974-1975)
  • et les Professeurs émérites : Epaminondas Spiliotopoulos
  • et Prodromos Dagtoglou.

5 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les normes les plus importantes de ce droit administratif ?

  • le Service public,
  • la Puissance publique,
  • et l’Intérêt général.

6 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les décisions juridictionnelles les plus importantes de ce droit administratif ?

Etant donné que le principe de la dualité juridictionnelle constitue un principe essentiel de l’ordre national hellénique, trois grands arrêts sont à noter dans cette direction :

  • L’arrêt 10/1987 de la Cour Spéciale Suprême (article 100 de la Constitution hellénique), relative aux critères du contrat administratif et deux arrêts du Conseil d’Etat hellénique (Ass.) :
  • l’arrêt 668/2012 qui a déclaré constitutionnelles les mesures adoptées par le pays en application du 1er mémorandum,
  • et l’arrêt 518/2015 qui a rejeté le recours relatif à la suspension du financement de l’Etat en faveur d’un parti politique d’extrême droite.

7 – Existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » ?

Il n’existe pas une telle distinction, malgré le développement et l’utilisation des nouvelles technologies par l’Administration qui jouit du monopole de l’exercice des prérogatives de la puissance publique. Car, ni les problèmes des administrés dans leurs relations avec l’Administration, ni les efforts continus d’organiser er de réorganiser les services publics afin de garantir leur efficacité et le respect des droits de l’homme, ni la nécessité d’une protection efficace par un juge sensibilisé du rôle spécial des diverses entités publiques ou semi-publiques dans toutes les sociétés modernes et leurs relations avec les administrés ne soient pas changé. D’ailleurs, le principe de mutabilité du service public, considéré comme un corolaire au principe de continuité de celui-ci, permet son adaptation constante aux nécessités de l’intérêt général et aux circonstances nouvelles.

8 – Dans l’affirmative, comment les distinguer ?

(…)

9 – Le droit administratif reste-t-il un droit national ou son avenir réside-t-il à l’inverse dans sa « globalisation » / son « européanisation » ?

La globalisation / la similitude des problèmes des administrés dans leurs relations avec l’Administration, qui continue à jouir du monopole de l’exercice des prérogatives de la puissance publique, les efforts continus d’organiser et de réorganiser les administrations diverses, afin de garantir leur efficacité et le respect des droits de l’homme, et la nécessité d’une protection efficace par un juge conscient des particularités du rôle spécial des divers organismes administratifs dans toutes les sociétés modernes et de leurs relations avec les administrés, démontrent que l’avenir du droit administratif réside dans sa « globalisation » et son « européanisation ». Parce que, comme le souligne le Professeur Prokopis Pavlopoulos, président de la République hellénique, une évolution de l’Union européenne vers une forme fédérale qui seule peut garantir la cohésion de la démocratie, des normes juridiques et la maturité politique et institutionnelle est nécessaire.

10 – Quelle place pour le droit administratif dans la société contemporaine ?

Durant la période de crise économique grave qui traverse les économies modernes et l’expansion spectaculaire des doctrines néolibérales, le rôle du droit administratif est certainement revalorisé, étant donné qu’il est absolument nécessaire de garantir tant le respect des règles de droit par les opérateurs économiques que la protection efficace des droits de l’homme.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un tigre.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Les poèmes de Cavafy.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Les Nymphéas de Claude Monet.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 144.

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Questionnaire du Pr. Dieter Classen (04/50)

Claus Dieter Classen
Professeur de droit public à l’université de Greifswald,
juge à la Cour administrative d’appel de Mecklembourg-Poméranie occidentale

Art. 143.

  1. Définition du droit administratif

En Allemagne le droit administratif est mentionné dans l’art. 40 du Code de la procédure administrative contentieuse (Verwaltungsgerichtsordnung) : celui-ci fait référence à toute question relevant du droit public non-constitutionnel. Par droit public on entend généralement toutes les normes régissant spécifiquement l’action de la puissance publique.

  1. Singularité du droit administratif allemand 

Le droit administratif allemand est surtout caractérisé par le rôle primordial du droit subjectif et par le contrôle étroit exercé par les tribunaux administratifs sur l’action de l’administration.

  1. Critère caractérisant le droit administratif allemand

L’action de la puissance publique (cf. 1ère question)

  1. Pères du droit administratif allemand
  • Surtout Otto Mayer (1846 – 1924), professeur de droit public aux universités de Strasbourg (1882) et Leipzig (1903),
  • Mais aussi Ernst Forsthoff (1902 – 1974), professeur de droit public aux universités de Francfort-sur-le-Main (1933), Hambourg (1935), Königsberg (1937), Vienne (1942) et Heidelberg (1943-1945 et à partir de 1952)
  • De même, Otto Bachof (1914 – 2006), professeur de droit public aux universités d’Erlangen (1952) et Tübingen (1955), a exercé un rôle très important.
  1. Normes les plus importantes du droit administratif allemand :
  • Art. 19 al. 4 de la Loi fondamentale : « Quiconque est lésé dans ses droits par la puissance publique dispose d’un recours juridictionnel. »
  • §. 40 al 1er Code de la procédure administrative contentieuse : « Tous les litiges relevant du droit public non-constitutionnel relèvent de la justice administrative sauf si une loi fédérale les attribue à une autre juridiction. »
  • §. 113 Code de la procédure administrative contentieuse
  • al. 1er (1) : Dans la mesure où l’acte administratif individuel est irrégulier et que le requérant est, de ce fait, lésé dans ses droits, le tribunal annule l’acte administratif individuel et le cas échéant, la décision sur recours administratif.
  • al. 5 1Dans la mesure où le refus ou l’abstention d’édicter l’acte administratif individuel en cause est irrégulier et où, de ce fait, le requérant est lésé dans ses droits, le tribunal prononce, envers l’autorité administrative, si l’affaire est en état d’être jugée, l’obligation de procéder à l’action réclamée. 2Dans le cas contraire, le tribunal prononce l’obligation de statuer sur la demande en tenant compte de la position du tribunal.
  1. Décisions juridictionnelles les plus importantes :
  • Preußisches Oberverwaltungsgericht (Cour d’appel administrative de Prusse), arrêt du 14.6.1882 – Kreuzberg, sur les limites des pouvoirs de la police
  • Bundesverwaltungsgericht (Cour féderale administrative), arrêt du 24.6.1954, V C 87.54, Fürsorge, sur le droit à des prestations sociales
  • Bundesverwaltungsgericht, arrêt du 12.12.1969, IV C 105.66, Bebauungsplan, sur le contrôle juridictionnel en matière de planification urbaine

7./8. Droit administratif d’hier/de demain

Il y a surtout un lent changement qui consiste en un élargissement du concept (fondamental en droit allemand) du droit subjectif.

  1. Droit national/globalisé, européanisé

Le droit administratif restera surtout un droit national car il sera en mesure d’absorber les influences européennes et internationales tout en gardant ses structures fondamentales.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 143.

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Questionnaire du Pr. Deguergue (03/50)

Maryse Deguergue
Professeur de droit public à l’Université Paris I

Art. 142.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

L’ensemble des règles qui régissent les rapports entre les citoyens et les autorités administratives (y compris donc les personnes privées chargées d’un service public) dans leurs missions de prestation et de police.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il y a bien un droit administratif d’hier (jusque vers 1980) qui était fondé sur des grands principes dégagés par le juge administratif et appliqués par lui de façon prévisible et uniforme. Le droit administratif de demain apparaît comme un droit de combinaison de normes internationales, européennes et internes et comme un droit dominé par l’appréciation in concreto plutôt que par l’appréciation in abstracto. Les principes s’en trouvent nécessairement relativisés et leur portée amoindrie.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français se trouve toujours dans l’importance primordiale du juge administratif, jadis dans l’identification de principes prétoriens, aujourd’hui dans l’interprétation de textes foisonnants et changeants.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion juridique, principal moteur du droit administratif, est l’intérêt général ou l’intérêt public – ce qui n’est pas tout à fait la même chose –, sans hésitation.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Pour être à la portée de tout le monde, – autant que cela soit possible –, les règles jurisprudentielles devraient être codifiées suivant un plan simple : les cas de compétence du juge administratif, la recherche de l’annulation d’un acte administratif, la recherche de la réparation d’un dommage causé par les autorités administratives.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Je ne pense pas que le droit administratif est condamné à être globalisé, si tant est qu’on puisse s’entendre sur le sens de ce terme. Car il est toujours nécessairement le reflet des rapports de pouvoirs dans une société donnée, de sorte qu’il ne peut pas être un droit commun. En d’autres termes, il a des bases constitutionnelles irréductibles (l’importance du pouvoir exécutif, le poids historique de l’administration…).

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif est encore prétorien. A preuve, les Gaja ne désemplissent pas …Les Gaca non plus. Même si la mission du juge administratif consiste davantage aujourd’hui à donner un sens aux mots des lois qu’à poser des grands principes.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les pères du droit administratif :

  • Edouard Laferrière,
  • Maurice Hauriou,
  • René Chapus (car la question ne porte pas sur les pères « fondateurs » !).

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco,
  • Dame Lamotte,
  • Sarran.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Les normes les plus importantes (hors jurisprudence) :

  • le droit d’accès aux documents administratifs,
  • la motivation des décisions administratives individuelles défavorables ou dérogatoires,
  • le principe de précaution.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un renard.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

« Le mythe de Sisyphe » d’A. Camus.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« Cousant la voile » de Sorolla.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 142.

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Questionnaire du Pr. Delvolvé (02/50)

Pierre Delvolvé
Membre de l’Institut de France

Professeur émérite à l’Université Panthéon Assas

Art. 141.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est la branche du droit public qui régit l’organisation, le fonctionnement, le rôle et les pouvoirs des autorités administratives.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

On peut observer trois étapes dans la construction et le développement du droit administratif

– celle qui va jusqu’à la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle ont été établis les principes fondamentaux ;

– celle qui va de la seconde guerre mondiale à la fin du XXe siècle, au cours de laquelle les transformations du rôle de l’Etat ont conduit à un réaménagement de certaines données du droit administratif ;

– l’étape qui s’est ouverte à la fin du XXe, caractérisée par un enrichissement du principe de légalité (Constitution, Europe) et par un développement des aspects subjectifs de la légalité, les deux phénomènes étant liés.

C’est cette troisième étape qui différencie le droit administratif actuel, qui sera aussi celui de demain, du droit administratif antérieur : la subjectivisation du droit administratif, si elle s’accroît, va constituer une différence radicale avec na conception essentiellement objective qui prévalait auparavant.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français est son lien étroit avec la juridiction administrative (essentiellement le Conseil d’Etat), qui en maîtrise la conception et le développement.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion de service public est évidemment le principal moteur (et en même temps critère de ce droit) mais on ne peut en séparer celle de puissance publique, comme instrument de la réalisation du service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

C’est évidemment difficile compte tenu de la complexité de la matière. Une codification, telle que celle qu’a réalisée le code des relations entre le public et l’administration, facilite l’accès à des normes. Mais, d’une part, un code peut rester compliqué (par exemple code général des collectivités territoriales, code de l’urbanisme), d’autre part un code ne peut embrasser toutes les règles, notamment celles qui sont exprimées par la jurisprudence.

La réalisation de fiches documentaires sur différents sujets peut être un moyen de permettre un accès aux règles qui les régissent. Mais la simplification pédagogique ne peut pas permettre de tout embrasser ; elle risque de donner au lecteur une information insuffisante pour rendre compte de toute l’ampleur du droit applicable et de lui inculquer une certitude dogmatique.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Si l’on entend par « globalisation » à la fois une ouverture des frontières et des règles et l’uniformisation qui en résulte, on peut dire que le droit administratif sera de plus en plus pénétré par des règles extra-nationales (droit de l’Union européenne, conventions internationales) mais qu’il lui restera une marge d’autonomie dans ce qui est propre au système national.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui, comme le montrent les arrêts rendus au cours des dernières années, non seulement en ce qui concerne le contentieux lui-même (cf contentieux des contrats et de actes unilatéraux), mais aussi en ce concerne des règles de fond (par ex. sécurité juridique, dignité de la personne humaine).

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Laferrière
  • Romieu
  • Hauriou

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco
  • Lamotte
  • Nicolo

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe de légalité
  • et le principe de responsabilité.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

(…)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

(…)

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

(…)

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 141.

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Questionnaire du Pr. Benabdallah (01/50)

Mohammed Amine Benabdallah
Membre du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (Royaume du Maroc)
Ancien membre du Conseil constitutionnel du Royaume du Maroc
Professeur à l’Université Rabat Mohammed V

Art. 140.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Très simplement, c’est le droit public qui régit l’administration, son activité et ses relations avec ses partenaires (usagers, collectivités territoriales, établissements publics …)

2 – Qu’est-ce qui fait la singularité du droit administratif de votre pays ?

C’est un droit inconnu d’une grande partie de la population, il s’impose à tout le monde et très souvent selon des pratiques qui n’ont rien à voir avec la hiérarchie des normes.

3 – Peut-on le caractériser par un critère ou une notion juridique ?

Normalement ce qui doit le caractériser c’est la réglementation d’ordre public et la prestation de service public (le service au public), mais dans la réalité quotidienne c’est le commandement.

4 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) les « pères » les plus importants de ce droit administratif ?

  • Hauriou,
  • Duguit
  • et plus proche de nous Vedel (« La voie de fait », ainsi bien entendu, que ses célèbres « bases constitutionnelles »).

5 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les normes les plus importantes de ce droit administratif ?

  • Le parallélisme des formes,
  • la hiérarchie des normes
  • et l’appréciation de l’intérêt, mais au cas par cas.

6 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) les décisions juridictionnelles les plus importantes de ce droit administratif ?

A chaud, je pense :

  • L’arrêt Labonne,
  • l’arrêt Jamart
  • et l’arrêt Lebon.

7 – Existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain » ?

Oui, autant autrefois le juge donnait plein pouvoir à l’administration en limitant son contrôle au presque minimum, autant aujourd’hui on peut se féliciter qu’il a repoussé les limites du pouvoir discrétionnaire de l’administration.

8 – Dans l’affirmative, comment les distinguer ?

Hier, c’était un droit quelque peu frileux, aujourd’hui, on peut dire qu’il est plutôt audacieux.

9 – Le droit administratif reste-t-il un droit national ou son avenir réside-t-il à l’inverse dans sa « globalisation » / son « européanisation » ?

Certains de ses principes doivent découler de sa globalisation, mais il doit prendre en considération ce qui est national, sinon, il serait inapplicable. Par exemple les composantes de l’ordre public ne sauraient être partout les mêmes.

10 – Quelle place pour le droit administratif dans la société contemporaine ?

Une place extrêmement importante pour le bien de tous, mais qui ne doit pas perdre de vue les droits de l’individu.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un cheval.

Pour sa fougue et sa docilité. Le droit administratif doit progresser dans la défense des intérêts de la société, mais doit aussi s’adapter à ses composantes.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Surtout pas les employés de Balzac, plutôt le GAJA ou ce qui s’y apparente.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Une belle sculpture de femme portant un livre et une balance.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 140.

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Dossier n°04 : 50 nuances de Droit Administratif

 Art. 132. Le quatrième dossier du JDA s’intitule :

« 50 nuances de Droit administratif »

il est à jour et en ligne au 19 mai 2017.

Art. 139. Éditorial

Liste des 50 questionnaires en droit administratif

Des « étoiles » du Droit administratif :

Des praticiens du Droit administratif :

Des universitaires (français & étrangers) du Droit Administratif :

Des auteurs du Journal du Droit administratif (JDA) :

Des jeunes chercheurs & citoyens apprentis du Droit administratif :

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 132.

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Commentaire : CE, 10 février 2016, Fédération nationale des mines et de l’énergie – CGT

par Cédric GROULIER,
Maître de conférences en droit public
Institut d’études politiques de Toulouse – LaSSP EA 4175

Commentaire de
CE, 10 février 2016, Fédération nationale des mines et de l’énergie – Confédération générale du travail (FNME-CGT),
req. n° 383756

Art. 16. La décision rendue par le Conseil d’Etat le 10 février 2016, sur requête de la Fédération nationale des mines et de l’énergie – Confédération générale du travail (FNME-CGT), vient de donner l’occasion à la Haute juridiction de préciser les implications du principe à valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité du droit dans le champ particulier de la normalisation.

Celle-ci, régie par le décret n° 2009-697 du 16 juin 2009, consiste en l’édiction de normes techniques, définies comme des « documents de référence élaborés de manière consensuelle par toutes les parties intéressées, portant sur des règles, des caractéristiques, des recommandations ou des exemples de bonnes pratiques, relatives à des produits, à des services, à des méthodes, à des processus ou à des organisations » (art. 1er). Incarnant la pratique de la co-réglementation, la normalisation repose sur des dispositifs de droit souple (v. Conseil d’Etat, « Le droit souple », Etude annuelle 2013, Paris, EDCE n° 64, La Documentation française, 2013, pp. 41-42), sauf à ce que certaines normes jusqu’alors d’application volontaire, se voient dotées d’une portée obligatoire sur décision de l’autorité administrative. L’article 17 du décret de 2009 prévoit en effet que  « les normes sont d’application volontaire » mais qu’elles « peuvent être rendues d’application obligatoire par arrêté signé du ministre chargé de l’industrie et du ou des ministres intéressés ». Telle est précisément l’hypothèse qui a amené le Conseil d’Etat à se prononcer, en l’occurrence dans le domaine de la protection des travailleurs contre les risques électriques.

Cette dernière repose en effet sur deux dispositifs normatifs, qu’il faut au préalable rappeler.

D’une part, les opérations effectuées sur des installations électriques ou dans leur voisinage donnent lieu à l’adoption de normes homologuées par l’Association française de normalisation (Afnor), d’application volontaire, dont les références sont publiées au Journal officiel par arrêté conjoint des ministres chargés du travail et de l’agriculture (art. R.4544-3 du Code du travail). Le contenu de ces normes est accessible auprès de l’Afnor, à titre onéreux. C’est sur ce fondement qu’a été adopté l’arrêté du 26 avril 2012, concernant la norme référencée NF C 18-510 homologuée le 21 décembre 2012.

Pour leur part, les opérations réalisées sur les ouvrages de distribution d’énergie électrique sont régis par la loi du 15 juin 1906 sur les distributions d’énergie, codifiée en 2011 dans le Code de l’énergie. Sur le fondement de cette loi, a été adopté le décret n° 82-167 du 16 février 1982 relatif aux mesures particulières destinées à assurer la sécurité des travailleurs contre les dangers d’origine électrique lors des travaux de construction, d’exploitation et d’entretien des ouvrages de distribution d’énergie électrique. Son article 4 impose aux employeurs de se « conformer aux prescriptions d’un ou de plusieurs recueils d’instructions générales de sécurité d’ordre électrique correspondant aux travaux à effectuer et à leur mode d’exécution », recueils devant être approuvés par arrêté conjoint du ministre chargé de l’énergie électrique et du ministre chargé du travail. Un arrêté du 17 janvier 1989 avait ainsi approuvé la publication du recueil d’instructions générales UTE C 18-510, éditée par l’Union technique de l’électricité (UTE), un organisme de normalisation créé en 1907, dont les activités de normalisation ont été transférées à l’Afnor à partir du 1er janvier 2014. Un nouvel arrêté du 19 juin 2014, modifiant celui de 1989, tire notamment les conséquences de ce transfert, et prévoit que « le recueil d’instructions générales de sécurité cité à l’article 4 du décret [de 1982] est le recueil UTE C 18-510-1 issu de la norme NF C 18-510 ». Pour le dire autrement, l’arrêté de 2014 a pour effet de rendre d’application obligatoire, s’agissant des opérations réalisées sur les ouvrages de distribution d’énergie électrique, la norme NF C-18-510.

C’est contre cet arrêté de 2014 que la Fédération a formé un recours en annulation, soulevant deux moyens à l’appui de sa requête.

Le premier tenait à un vice d’incompétence. Selon la Fédération, l’arrêté, signé par les ministres chargés du travail et de l’énergie conformément au décret de 1982, aurait également dû l’être par le ministre chargé de l’industrie, en application des dispositions du décret de 2009 sur la normalisation. Le Conseil d’Etat écarte ce moyen, en application du principe Lex specialis derogat legi generali : « les dispositions de l’article 4 du décret du 16 février 1982, en prévoyant la compétence conjointe du ministre chargé de l’énergie électrique et du ministre chargé du travail, dérogent, sur ce point, aux dispositions du deuxième alinéa de l’article 17 du décret du 16 juin 2009 qui prévoient, outre la compétence des ministres intéressés, celle du ministre chargé de l’industrie ». La logique dérogatoire trouve à jouer dans la mesure où sont en cause deux décrets en Conseil d’Etat, d’autorité égale ; au contraire, dans deux décisions antérieures, la Haute juridiction avait annulé les dispositions d’arrêtés qui n’avaient pas été signés par le ministre de l’industrie ainsi que l’impose le décret de 2009 (CE, 20 novembre 2013, SARL Tekimmo, n° 354752, concl. F. Aladjidi ; CE, 29 janvier 2014, Fédération des entreprises du recyclage, n° 363299, concl. X. de Lesquen).

Le second moyen soulevé par la fédération requérante a conduit le Conseil d’Etat à annuler l’arrêté de 2014. Il tenait à la méconnaissance de l’alinéa 3 de l’article 17 du décret de 2009, qui dispose que  « les normes rendues d’application obligatoire sont consultables gratuitement sur le site internet de l’Association française de normalisation ». Le Conseil écarte ici toute dérogation : le décret de 1982 ne présente en effet aucune disposition spéciale permettant de s’affranchir des prescriptions générales du décret de 2009. Les autorités administratives ne peuvent donc pas rendre obligatoire une norme sans que son accès soit gratuit. En ce sens, le juge confirme une solution retenue dans sa décision SARL Tekimmo (préc.), mais ajoute, en forme d’incise et à l’invitation du rapporteur public, M. Rémi Decout-Paolini, que c’est « dans le respect de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la règle de droit » que l’alinéa 3 de l’article 17 impose la gratuité de l’accès aux normes rendues obligatoires.

Cette précision, qui fait l’intérêt de la décision commentée, appelle plusieurs remarques, tant sur le fondement et la portée contentieuse de l’obligation de gratuité d’accès ainsi confirmée (1), que sur ses implications au regard du concept de droit souple (2).

1. L’obligation de garantir la consultation gratuite
des normes rendues obligatoires

Un fondement renforcé. La référence faite par le juge administratif à l’objectif à valeur constitutionnelle dégagé par le Conseil constitutionnel en 1999 (décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes), n’est pas en soi une première. Depuis sa décision d’Assemblée du 24 mars 2006, KPMG (n° 288460 ; RFDA 2006, p. 463, concl. Y. Aguila), le Conseil d’Etat en sanctionne le respect, tant par le législateur que par le pouvoir réglementaire. Cependant, le juge administratif comme le Conseil constitutionnel invoquent plus généralement l’objectif dans sa dimension intelligibilité, qui proscrit comme on le sait les dispositions insuffisamment précises et les formules équivoques. Même l’entreprise de codification, à l’occasion de laquelle le Conseil constitutionnel avait consacré l’objectif en 1999, est du reste souvent rapportée à l’exigence d’intelligibilité de la loi (v. not. Catherine Bergeal, « Apports et limites de la codification à la portée de la loi : les enseignements de la pratique française », in Courrier juridique des finances et de l’industrie, numéro spécial « La légistique ou l’art de rédiger le droit », juin 2008, p. 35 et s.), alors que codifier est aussi, et peut-être avant tout, une question d’accès pratique au droit. L’intérêt de la décision commentée tient en tout état de cause au fait que c’est bien l’accessibilité de la règle de droit qui se trouve sanctionnée, à travers la question de la gratuité de sa consultation – d’ailleurs, la décision du Conseil se réfère à cette seule accessibilité, en tronquant si l’on puit dire l’objectif à valeur constitutionnel.

Le Conseil d’Etat fait ainsi écho à la solution récemment dégagée par le Conseil constitutionnel, à propos de la dématérialisation du Journal officiel. Selon la Haute instance, « dès lors que le Journal officiel de la République française est mis à la disposition du public sous forme électronique de manière permanente et gratuite, le législateur organique pouvait, sans méconnaître ni le principe d’égalité devant la loi, ni l’objectif d’accessibilité de la loi ni aucune autre exigence constitutionnelle, prévoir [une publication] exclusivement par voie électronique » (décision n° 2015-724 DC du 17 décembre 2015, Loi organique portant dématérialisation du Journal officiel de la République française, cons. 5). Laissant dans l’implicite l’exigence de permanence, et ne se référant pas non plus au principe d’égalité devant la loi, le Conseil d’Etat reprend à son compte l’exigence de gratuité en en faisant une conséquence de l’objectif d’accessibilité de la règle de droit.

En l’espèce, la référence à l’objectif à valeur constitutionnelle vient renforcer l’autorité du décret de 2009, car le juge ne fait pas de l’objectif le fondement direct de l’illégalité de l’arrêté attaqué. Le  raisonnement du juge repose en première intention sur l’argument d’une absence de dérogation : les dispositions du décret de 1982, sur la base desquelles a été adopté l’arrêté litigieux, « ne peuvent […] être regardées comme ayant pour objet ou pour effet de déroger aux dispositions du troisième alinéa de cet article qui prévoit, dans le respect de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la règle de droit, que les normes dont l’application est rendue obligatoire doivent être consultables gratuitement ». Le Conseil fait donc primer l’obligation réglementaire, en soulignant seulement – mais nullement sans intérêt – qu’elle respecte l’objectif à valeur constitutionnelle. Il est dès lors permis de penser qu’une disposition réglementaire qui ne respecterait pas ce dernier encourrait la censure, sur un fondement bien plus assuré que l’incertain « principe selon lequel les administrés doivent accéder gratuitement aux textes réglementaires » qui avait pu être évoqué antérieurement dans des circonstances semblables (v. CE, 23 octobre 2013, Association France nature environnement, n° 340550 ; CE, 14 novembre 2014, Société Yprema et a., n° 356205).

Une portée clarifiée. Par ailleurs, la décision du Conseil clarifie la jurisprudence s’agissant des conséquences attachées à l’impossibilité de consulter gratuitement des normes techniques rendues obligatoires. Selon le juge, « en rendant ainsi obligatoire une norme dont l’accessibilité libre et gratuite n’était pas garantie, l’arrêté du 19 juin 2014 a méconnu les dispositions du troisième alinéa de l’article 17 du décret du 16 juin 2009 ». L’acte imposant l’application d’une norme est donc entaché d’illégalité, ce qui vient confirmer la solution retenue par le Conseil d’Etat dans sa décision SARL Tekimmo (préc.). Cette position signifie que s’impose une obligation de gratuité d’accès, et que celle-ci ne saurait être une simple conséquence de la décision de rendre la norme obligatoire : elle en constitue une condition de légalité. Le lien établi entre cette gratuité et l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité du droit commande cette solution qui condamne toute sanction en termes d’inopposabilité de la norme en cause. Dans les deux espèces mentionnées précédemment (France nature environnement et Société Yprema et a.), le Conseil d’Etat avait en effet jugé que le défaut d’accessibilité gratuite à des normes rendues obligatoires était « susceptible de rendre inopposables les normes en cause », mais demeurait « sans incidence sur la légalité de l’arrêté » en imposant l’application. Comme l’indique le rapporteur public, cette solution semblait s’expliquer par « une habilitation législative particulière permettant de déroger à l’ensemble des prescriptions du décret de 2009 » ; désormais, on peut se demander dans quelle mesure les implications nouvelles tirées de l’objectif à valeur constitutionnelle en matière d’accessibilité de la norme pourraient remettre en cause une telle solution…

Sous réserve de ces interrogations, on peut donc considérer que la décision rapportée opère une utile clarification jurisprudentielle. Son intérêt réside sans doute aussi dans le fait qu’elle se trouve à l’articulation du droit dur et du droit souple, et suscite des interrogations quant aux  modalités d’accès à ce dernier.

2. Un accès aux normes de droit souple
particulièrement hétérogène

Une obligation de gratuité limitée au droit dur. Les faits ayant conduit à la décision du Conseil d’Etat mettent en évidence combien droit dur et droit souple s’imbriquent plus qu’ils ne s’opposent. L’idée de « durcissement » de la norme technique rend compte d’une porosité évidente. En l’occurrence, la norme rendue obligatoire – sous la forme du « recueil d’instructions générales » prévu par l’article 4 du décret de 1982 concernant les ouvrages de distribution électrique – n’est autre que la norme NF C 18-510, dont les dispositions spécifiques aux installations électriques continuent d’ailleurs d’être d’application volontaire et de relever du droit souple. Le Conseil l’exprime clairement : les auteurs de l’arrêté de 2014 « ont ainsi imposé le respect par les employeurs de la norme NF C 18-510 […] que les prescriptions du recueil UTE C 18-510-1 d’instructions de sécurité électrique pour les ouvrages […] reprennent purement et simplement ».

Une partie des dispositions de la norme change donc de statut juridique, et c’est précisément du fait de ce nouveau statut qu’est imposée la gratuité de consultation, en application de l’article 17 alinéa 3 du décret de 2009. C’est bien, du reste, en ce sens que le rapporteur public proposait au Conseil d’« indiquer avec la plus grande netteté dans [sa] décision que la transformation du droit souple en droit dur implique nécessairement une exigence de gratuité » [nous soulignons]. La porosité entre droit dur et droit souple trouve donc ses limites. La norme rendue obligatoire a formellement cessé de relever du droit souple et s’appliquent à elle les règles relatives à l’accessibilité du droit dur : les dispositions particulières du décret de 2009, mais aussi les implications de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la règle de droit.

Ce raisonnement binaire présente l’intérêt de poser une solution relativement simple, à laquelle le juge n’aurait pu aboutir en admettant que le décret de 1982 puisse sur ce point déroger à celui de 2009. Le cas échéant, on peut penser que l’objectif à valeur constitutionnelle aurait tout de même pu s’imposer au décret de 1982 et garantir l’unité des modalités d’accès aux normes techniques rendues obligatoires. Simplicité et unité, deux caractéristiques qui contribuent  à la qualité du droit envisagée au prisme de son accessibilité, mais dont, par contraste, on ne peut que déplorer l’absence s’agissant de l’accès au droit souple.

Au-delà du désordre, l’incertitude en matière d’accès au droit souple. Nul objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité n’y impose la gratuité, puisque de tels objectifs constituent des normes constitutionnelles de référence opposables aux seules dispositions du droit dur. C’est ce qu’exprime d’une certaine manière la formule « d’accessibilité et d’intelligibilité de la règle de droit » – le droit souple, lui, n’articule pas des règles… En outre, les fondements de cet objectif (art. 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) tissent un ensemble d’exigences qui n’ont de sens qu’au regard de ce qui oblige. Comment concevoir la garantie des droits (art. 16), ou les bornes à la liberté (art. 4), à propos de normes dont la portée seulement facultative empêche l’affirmation de prérogatives juridiquement protégées ? De même, affirmer que « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas » (art. 5) n’a guère de sens lorsque la norme n’a pas pour effet de distinguer le licite de l’illicite. Au contraire, le droit souple semble même pouvoir se soustraire à de telles exigences : si un dispositif d’accès payant au droit dur semble proscrit par l’égalité devant la loi (art. 6), et difficilement admissible au vu de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité de la règle de droit, il est bien admis en matière de normalisation technique, dont le modèle économique repose précisément sur le caractère onéreux de la consultation des normes homologuées.

Le manque d’unité du droit souple ne favorise pas non plus l’évidence des solutions. En dépit de l’effort de définition fourni par le Conseil d’Etat dans son étude de 2013, le droit souple reste identifié par défaut, en négatif du droit dur. En effet, s’ils cherchent à modifier ou orienter les comportements, s’ils bénéficient d’un certain degré de formalisation et de structuration, les instruments de droit souple ne créent pas par eux-mêmes de droits et d’obligations (Conseil d’Etat, Le droit souple, op. cit., p. 61 et s.). La conséquence en est une évidente hétérogénéité des instruments rattachés au droit souple, et du régime qui leur est associé. Quoi de commun entre des normes techniques – tantôt consultables à titre onéreux, tantôt gratuitement accessibles parce que rendues obligatoires et donc extraites du droit souple – et les instructions et circulaires ministérielles qui, bien que relevant du droit souple, font l’objet d’une publication obligatoire (et gratuite) en vertu du décret n° 2008-1281 du 8 décembre 2008 ? Ce simple exemple montre combien la gratuité d’accès au droit souple n’est ni la règle, ni une simple exception, et qu’elle ne saurait a priori constituer une obligation. Si l’on ajoute à cela les dénominations parfois trompeuses que certains actes reçoivent – recommandations, chartes, codes…, qui ne correspondent pas toujours clairement à leur filiation au droit dur ou au droit souple ni au régime de publicité qui s’en suit, l’incertitude devient la règle.

Et pour finir en clair-obscur, rappelons simplement que le Conseil d’Etat lui-même, dans son étude consacrée au droit souple, attirait l’attention sur les risques inhérents à l’accès payant en matière de normalisation : « il convient de veiller à ce que l’Afnor, dans le cadre de sa mission de service public, pratique des tarifs suffisamment modérés pour que les normes restent accessibles à l’ensemble des acteurs concernés » (« Le droit souple », op. cit., p. 170). Peut-on en déduire, dès lors, que les modalités de la tarification de l’accès aux normes techniques pourraient donner prise à l’invocation d’une rupture d’égalité, voire, d’une méconnaissance de l’objectif à valeur constitutionnelle d’accessibilité du droit ? Une telle irruption dans le champ du droit souple, fort incertaine d’ailleurs, ne simplifierait rien.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; Art. 16.

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