La laïcité au cœur du service public de l’éducation… et au-delà

ParJDA

La laïcité au cœur du service public de l’éducation… et au-delà

par Mme Florence CROUZATIER-DURAND,
Maître de conférences HDR en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

La laïcité au cœur du service public
de l’éducation… et au-delà.
Réflexions sur l’évolution du champ d’application
de la laïcité scolaire
.

Art. 119. La Constitution française de 1958 affirme dans son article premier : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Parce qu’il respecte toutes les croyances, l’Etat n’en reconnaît aucune. De ce principe, il résulte que la croyance religieuse, liberté fondamentale, relève de l’intimité de l’individu. L’Etat n’intervient donc pas dans la religion du citoyen, pas plus que la religion n’intervient dans le fonctionnement de l’Etat. La laïcité, principe fondamental de la République, repose sur trois valeurs indissociables rappelées en 2003 par la Commission de réflexion sur l’application de la laïcité dans les services publics, présidée par B. Stasi  : la liberté de conscience, l’égalité en droit des opinions spirituelles et religieuses et la neutralité du pouvoir politique. Il s’agit d’une modalité d’organisation de la liberté de conscience en vertu de laquelle les pouvoirs publics sont tenus de respecter une posture de neutralité en matière de culte. Le principe de laïcité est initialement lié à l’Etat et aux services publics. Ainsi les lois de Rolland, principes classiques du droit administratif, s’appliquent aux services publics, ce sont les principes de continuité, d’égalité et de mutabilité. C’est de l’égalité que découle la neutralité et de la neutralité que découle la laïcité. La conciliation nécessaire mais complexe entre le principe de laïcité de l’Etat et la liberté religieuse des citoyens présente un certain nombre de difficultés depuis la fin des années 1980, pour les agents publics et pour les usagers des services publics notamment. De nombreux débats ont animé la doctrine, et au-delà la société française, quant à la place de la religion dans l’enseignement (port du voile dans les écoles, collèges et lycées publics), également dans les soins prodigués dans les hôpitaux (question des transfusions sanguines), mais aussi s’agissant des structures publiques de restauration (menus dans les établissements publics, notamment s’agissant des cantines scolaires). La loi et le règlement ont apporté des réponses et précisé les limites de la liberté religieuse au regard de sa conciliation avec le principe de laïcité de l’Etat, mais leur caractère souvent lacunaire ou imprécis a incité les juges, français et européens, à se prononcer sur ces questions.

Il y a plus de 25 ans, J. Rivero affirmait : « On pouvait croire que le problème longtemps brûlant de la laïcité scolaire avait enfin quitté le champ clos des affrontements idéologiques, et qu’un consensus s’était formé autour de l’interprétation qu’en avaient donnée, en l’insérant dans l’ordre juridique, les textes et la jurisprudence. (« Laïcité scolaire et signes d’appartenance religieuse », RFDA 1990, p. 1). Cette affirmation, toujours d’actualité, témoigne des incertitudes et des difficultés dont est l’objet la laïcité depuis de nombreuses années, notamment s’agissant de la laïcité scolaire. Alors qu’historiquement le principe de laïcité visait avant tout l’Etat et les personnes publiques, il apparaît aujourd’hui qu’une évolution se traduit par l’application des principes de neutralité et de laïcité à des personnes privées et à des individus n’ayant pas la qualité d’agent public. Deux exemples illustrent ces propos, le cas des parents accompagnateurs de sorties scolaires et celui des employés d’une association, personne privée, accomplissant une mission d’intérêt général d’accueil de jeunes enfants. Le juge administratif mais aussi le juge judiciaire ont été amenés à s’interroger sur cette évolution et à en préciser les contours juridiques. Il leur appartient en effet d’assurer une juste conciliation entre les garanties de la laïcité, le maintien de l’ordre public et la liberté de religion. Cette conciliation apparaît précisément comme l’illustration juridique de la laïcité. Le juge est de ce point de vue, pour reprendre les propos de M. Long, le « régulateur de la laïcité » (Voir le dossier thématique, « Le juge administratif et l’expression des convictions religieuses » publié le 25 novembre 2014 par le Conseil d’Etat).

Comme le souligne P. Gervier, « Bien que sa signification découlant de la loi du 9 décembre 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat s’entende en un seul et même sens, celui de neutralité religieuse de l’Etat, en ce qu’il lui incombe de garantir la liberté de conscience et le libre exercice des cultes, mais aussi de ne reconnaître et de ne subventionner aucun culte, se développe une conception de la laïcité imposant un devoir de neutralité aux personnes privées » (P. Gervier, « Concilier l’ordre public et les libertés, un combat continu » AJDA 2016, p. 2122 ; voir J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », Dalloz 1949, Chron. XXXIII, p. 137 ; S. Hennette-Vauchez et V. Valentin, L’affaire Baby loup ou la nouvelle laïcité, LGDJ, coll. Exégèses, 2014).

Cette évolution de la conception jurisprudentielle de la laïcité prend un relief particulièrement intéressant s’agissant du service public de l’éducation, de l’enseignement, autrement dit s’agissant de la laïcité scolaire à laquelle il convient d’associer celle des crèches d’accueil de jeunes enfants.  Elle pose la question fondamentale des frontières de la laïcité. Ce principe s’applique-t-il à l’Etat,  à la fonction publique, aux services publics et dans les lieux publics au nom de la laïcité de la République ? S’applique-t-il au-delà de la fonction publique et des services publics, sur l’ensemble du territoire de la République ? Mais alors quelle place à la liberté de religion ? Quelle est la place spécifique de la laïcité dans la cité et notamment dans les écoles et crèches ? Faut-il distinguer selon que ces dernières sont publiques ou privées ?

En nous fondant sur l’exemple du service public de l’éducation et de l’accueil des jeunes enfants, nous analyserons dans une première partie l’application de la laïcité au cœur du service public et dans une deuxième partie son évolution au-delà des services publics, dans la cité.

I. L’application de la laïcité scolaire,
au cœur du service public

A/ La conception française de la laïcité scolaire : évolutions législative et jurisprudentielle

Dans les années 1980, le principe de laïcité est invoqué dans un certain nombre d’affaires, dans le domaine de l’enseignement scolaire à propos de tenues à connotations religieuses portées par des élèves de confession musulmane, suscitant un important débat de société. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 2 novembre 1992, Kherouaa, illustre cette question. Dans cette affaire, trois jeunes filles sont exclues de leur collège pour avoir porté un foulard islamique dans l’enceinte de l’établissement alors que cela était interdit par une décision du conseil d’administration. Le recteur de l’académie de Créteil ayant confirmé ces deux décisions, les parents des trois filles saisissent le Tribunal administratif de Paris pour faire annuler les décisions du conseil de discipline, du conseil d’administration ainsi que celle du recteur. Le Tribunal administratif rejette leurs demandes, le Conseil d’Etat est alors saisi, il juge « que, dans les établissements scolaires le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public ».

En 2003, est instituée la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, dite commission Stasi. De son rapport il ressort que la laïcité, sur laquelle est fondée l’unité nationale, constitue une valeur qui rassemble, en même temps qu’un garant de la liberté individuelle. Deux principes fondamentaux de dégagent : la neutralité de l’Etat, qui impose à la République d’assurer « l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion », et la liberté de conscience notamment la liberté de religion et la liberté de culte. Si des tensions peuvent apparaître entre la neutralité de l’Etat et la liberté de conscience, notamment dans son expression religieuse, la commission appelle à des accommodements raisonnables, c’est-à-dire des réponses pouvant être données aux situations qui sortent du champ de la loi de 1905 (octroi de permis pour l’édification de nouveaux lieux de culte, aménagement des menus de la restauration collective, respect des exigences liées aux principales fêtes religieuses, rites mortuaires, enseignement du fait religieux).

Le rapport identifie trois piliers de la laïcité. La liberté de conscience constitue le premier, elle suppose la liberté de culte. La laïcité constitue de ce point de vue l’affirmation de la liberté de conscience religieuse et philosophique de tous. Il s’agit de concilier les principes de la séparation des Eglises et de l’Etat avec la protection de la liberté d’opinion, même religieuse, telle qu’énoncée dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ensuite, le pluralisme suppose que l’Etat ne reconnaît aucune religion, mais il ne doit en méconnaître aucune. L’Etat, garant de la liberté religieuse, doit à ce titre protéger les cultes minoritaires contre les discriminations. Enfin, le troisième est la neutralité de l’Etat. D’une part, neutralité et égalité vont de pair : la laïcité impose à la République d’assurer l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Les usagers doivent être traités de la même façon quelles que soient leurs croyances religieuses. D’autre part, il faut que l’administration donne toutes les garanties de la neutralité et qu’elle en présente aussi les apparences. C’est ce que le Conseil d’Etat a appelé le devoir de stricte neutralité qui s’impose à tout agent public et aussi à tout agent collaborant à un service public (Conseil d’Etat, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet ; Avis contentieux, 3 mai 2000, Mlle Marteaux). Si, en dehors du service, l’agent public est libre de manifester ses opinions et croyances sous réserve que ces manifestations n’aient pas de répercussion sur le service (Conseil d’Etat, 28 avril 1958, Demoiselle Weiss), dans le cadre du service, le devoir de neutralité le plus strict s’applique. Toute manifestation de convictions religieuses dans le cadre du service est interdite et le port de signe religieux l’est aussi. Le 9 décembre 2016, la commission présidée par E. Zuccarelli rend le rapport « Laïcité et fonction publique », qui s’inscrit dans la continuité de celui élaboré par la Commission Stasi et conformément à la jurisprudence administrative. La laïcité implique trois idées essentielles que sont le respect de la liberté de conscience et du pluralisme religieux, l’égalité de tous les citoyens indépendamment de leurs convictions spirituelles éventuelles et, pour l’Etat, une posture de neutralité en matière de culte. Les travaux de cette commission sont également en adéquation avec la loi relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires du 20 avril 2016, dont l’article 1er a modifié l’article 25 de la loi du 13 juillet 1983 en précisant explicitement que : « Le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. A ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses. Le fonctionnaire traite de façon égale toutes les personnes et respecte leur liberté de conscience et leur dignité. Il appartient à tout chef de service de veiller au respect de ces principes dans les services placés sous son autorité. Tout chef de service peut préciser, après avis des représentants du personnel, les principes déontologiques applicables aux agents placés sous son autorité, en les adaptant aux missions du service » (Voir le Rapport « Laïcité et fonction publique », 9 déc. 2016).

B/ La position du législateur : la loi du 15 mars 2004 et les signes religieux ostensibles

La loi du 15 mars 2004 découle de ce rapport, elle encadre, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. La loi prévoit précisément que dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. La circulaire du 18 mai 2004 met en œuvre le principe de laïcité dans les établissements scolaires. Elle indique que la loi sur la laïcité s’applique à toutes les activités placées sous la responsabilité des établissements, qu’elles se déroulent à l’intérieur des établissements scolaires ou non. Les élèves ont le droit de porter des signes religieux discrets (circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics).

La Cour européenne des droits de l’homme a débouté le 4 décembre 2008 deux jeunes Françaises de confession musulmane qui contestaient l’exclusion définitive de leur établissement scolaire pour avoir refusé de retirer leur foulard durant les séances d’éducation physique. Leurs recours devant les juridictions administratives ayant été rejetés, elles ont saisi la Cour européenne pour atteinte aux articles 9 (droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion) et 2 du protocole 1 (droit à l’instruction) de la Convention européenne des droits de l’homme. L’interdiction de porter le foulard islamique à l’école étant, selon elles, contraire à la liberté religieuse et au droit à l’instruction. Dans son arrêt rendu à l’unanimité des juges, la Cour de Strasbourg relève que l’interdiction du port du voile est justifiée au regard de l’article 9-2 de la Convention parce qu’elle est prévue par la loi, qu’elle répond à un but légitime et qu’elle apparaît légitime dans la société démocratique française ; en outre, cette décision avait pour finalité de préserver les impératifs de laïcité dans l’espace scolaire. En France, comme en Turquie ou en Suisse, la laïcité est un principe constitutionnel, fondateur de la République, auquel l’ensemble de la population adhère et dont la défense paraît primordiale, notamment à l’école.

Plus récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté le recours contre la France d’une assistante sociale dont le contrat n’avait pas été renouvelé pour cause de port du voile religieux. Elle a jugé que, si la mesure disciplinaire prise à l’encontre de Mme Ebrahimian constitue une ingérence dans l’exercice de sa liberté de manifester sa religion, cette décision peut être considérée comme proportionnée au but poursuivi. Elle était donc nécessaire dans une société démocratique et il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention (CEDH, 26 nov. 2015, Mme Ebrahimian, n° 64846/11). La Cour juge que « les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en constatant l’absence de conciliation possible entre les convictions religieuses de la requérante et l’obligation de ne pas les manifester puis en décidant de faire primer l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’Etat ». La Cour européenne des droits de l’homme reconnaît en effet aux Etats une marge d’appréciation, et précisément elle reconnaît la légitimité du modèle français de laïcité consistant à soupeser les différents intérêts pour vérifier, au cas par cas, que l’atteinte portée à la liberté de conscience d’un individu n’est pas excessive.

II. La laïcité au-delà du service public, dans la cité

A/ La laïcité en marge du service public, dans l’espace public

La loi adoptée le 11 octobre 2010, qui interdit la dissimulation du visage dans l’espace public, prohibe notamment le port d’un voile intégral par des femmes musulmanes en France. Elle est précisée par la circulaire du 2 mars 2011 qui en précise les fondements et les contours. Le Conseil constitutionnel a déclaré cette loi conforme à la Constitution, il a jugé que la loi vise à répondre à l’apparition de pratiques, jusqu’alors exceptionnelles, consistant à dissimuler son visage dans l’espace public, et que le législateur a interdit de telles pratiques car elles sont susceptibles de constituer « un danger pour la sécurité publique ». Le juge constitutionnel affirme que « les femmes dissimulant leur visage, volontairement ou non, se trouvent placées dans une situation d’exclusion et d’infériorité manifestement incompatible avec les principes constitutionnels de liberté et d’égalité ». Il a néanmoins émis une réserve selon laquelle pour ne pas porter une atteinte excessive à la liberté religieuse, l’interdiction ne pourra pas s’appliquer dans les lieux de culte ouverts au public. Si la laïcité n’est pas invoquée dans ce texte, il n’en demeure pas moins qu’elle est sous-jacente. Le Conseil constitutionnel juge que le législateur a adopté des dispositions « qui assurent, entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés, une conciliation qui n’est pas manifestement disproportionnée ». Les textes précisent utilement la notion d’espace public. Ainsi sont des espaces publics les voies publiques, les lieux ouverts au public ou affectés à un service public, les lieux ouverts au public dont l’accès est libre tels que les parcs, plages, jardins publics, commerces, ainsi que les lieux dont l’accès est subordonné au paiement d’un droit d’entrée notamment les restaurants, théâtres, ou cinémas. Egalement les lieux affectés à un service public dont les gares, préfectures, mairies, services publics accueillant du public, établissements d’enseignement, tribunaux, commissariats de police, brigades de gendarmerie, établissements de santé, musées, bibliothèques, stades et salles de sport, transports collectifs. En revanche, ne font pas partie de l’espace public les lieux privés, le domicile ou les lieux dont l’accès est réservé à une catégorie de personnes remplissant une condition particulière (chambres d’hôtel, locaux d’une association ou d’une entreprise), les véhicules, à l’exception de ceux affectés aux transports collectifs.

Cette loi apparaît comme une exception au droit à la vie privée, à la liberté de porter le vêtement que l’on souhaite. Une autre exception avait déjà été permise en 2004 dans les écoles, collèges et lycées publics par la loi du 15 mars 2004. Une exception qui n’a en revanche pas été confirmée sur les plages, l’ordonnance du Conseil d’Etat du 26 août 2016 rendue dans les affaires du Burkini a en effet censuré les arrêtés municipaux d’interdiction du Burkini dans l’espace public (Voir N. Hervieu, « Burkini : Entretien croisé des Professeurs Stéphanie Hennette-Vauchez et Joël Andriantsimbazovina sur la décision du Conseil d’Etat », La Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés). Selon les juges du Conseil d’Etat, les risques de trouble à l’ordre public invoqués par la municipalité de Villeneuve-Loubet pour justifier son arrêté d’interdiction du port de vêtements religieux ne sont pas établis. L’arrêté municipal contesté a donc « porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

Le maire de Villeneuve-Loubet, entre autres, avait interdit le port de tenues regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages. Des associations et des particuliers ont demandé la suspension de cette interdiction. Le 26 août 2016, le juge des référés du Conseil d’Etat a rappelé, conformément à sa jurisprudence constante depuis plus d’un siècle, qu’il appartient au maire de concilier l’accomplissement de sa mission de maintien de l’ordre dans la commune avec le respect des libertés garanties par les lois. Les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des nécessités de l’ordre public. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations. Il apparaît qu’aucun élément ne permet de retenir que des risques de trouble à l’ordre public aient résulté de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes. En l’absence de tels risques, le maire ne pouvait prendre une mesure interdisant l’accès à la plage et la baignade (CE, Ord. du 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres, Association de défense des droits de l’homme collectif contre l’islamophobie en France, n° 402742, 402777).

Les crèches de la nativité sont une autre intéressante illustration d’une laïcité en marge des services publics. Dans un premier temps, le juge administratif, saisi en référé, avait jugé que l’installation d’une crèche dans l’hôtel de ville de Béziers constitue une exposition s’inscrivant dans le cadre d’animations culturelles organisées à l’occasion des fêtes de Noël dans le cœur de ville, sans qu’aucun élément ne révèle une intention différente ou la manifestation d’une préférence pour les personnes de confession chrétienne. Il en a déduit que cette installation ne pouvait être regardée comme ayant le caractère d’une présentation revendiquée de symboles de la religion chrétienne et qu’elle n’entrait pas dans le champ de l’interdiction posée par la loi de 1905. Le tribunal a précisé que l’interdiction prévue à l’article 28 de la loi de 1905 ne concerne pas l’ensemble des objets ayant une signification religieuse, mais seulement ceux qui « symbolisent la revendication d’opinions religieuses ». Le critère de la « présentation revendiquée de signes religieux », avait été retenu par le Conseil d’Etat dans une décision du 27 juillet 2005 (n° 259806), et préconisée dans l’avis du 7 avril 2015 de l’Observatoire de la laïcité (TA de Montpellier, 16 juill. 2015, M.G. et Association La ligue des droits de l’homme, n°1405625).

Le 9 novembre 2016, le Conseil d’Etat s’est à nouveau prononcé sur cette question (M-C. de Monteclerc, « Crèches : le Conseil d’Etat ménage l’âne et le boeuf », AJDA 2016 p. 2135). La haute juridiction était saisie des arrêts des cours administratives d’appel de Nantes (CAA de Nantes, 13 oct. 2015, Fédération de la libre pensée de Vendée, AJDA 2015, p. 2390) et de Paris (CAA  de Paris, 8 oct. 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, AJDA 2015, p. 2390) qui avaient, pour la première, admis la présence d’une crèche au conseil général de Vendée et, pour la seconde, jugé illégale une telle installation à la mairie de Melun.

Le Conseil d’Etat juge que la crèche de Noël constitue une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations : c’est certes une scène de l’iconographie chrétienne qui présente un caractère religieux, mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année. Dès lors, son installation par une personne publique n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Le Conseil d’Etat distingue selon que la crèche est placée dans un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, et selon qu’elle est placée sur un autre emplacement public. Dans le premier cas, en l’absence de circonstances particulières, la crèche porte atteinte au principe de neutralité. Dans le second, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion et durant cette période d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Ces affaires témoignent de la difficulté incontestable de s’entendre sur une définition de la laïcité, notamment du fait du caractère très radical des dispositions de la loi de 1905, mais aussi de la question de savoir s’il est souhaitable que le Conseil d’Etat atténue, par sa jurisprudence, la portée des dispositions de l’article 28 de la loi de 1905. Au-delà, les affaires relatives aux crèches de la nativité sont une illustration de la difficulté d’identifier le signe religieux, selon que l’on en a une conception objective ou subjective.

B/ La laïcité à côté du service public, dans l’espace privé

Deux situations peuvent illustrer l’application du principe de laïcité au-delà des services publics, dans l’espace privé : les parents accompagnateurs de sorties scolaires et les employés d’une association privée accomplissant une mission d’intérêt général, notamment l’accueil de jeunes enfants en crèche.

Le Tribunal administratif de Montreuil s’est prononcé en 2011 sur la question des parents accompagnateurs de sorties scolaires, précisément le cas des mères voilées. Le règlement intérieur de l’école Paul Lafargue imposait une obligation de neutralité à des personnes privées n’ayant pas la qualité d’agent public, précisément les parents accompagnateurs de sorties scolaires. Cette disposition était contestée devant le Tribunal administratif. Dans cette affaire, le rapporteur public se refuse à considérer que les parents accompagnateurs de sorties scolaires seraient des collaborateurs occasionnels de services publics en raison des implications de cette catégorisation utilisée dans le cadre de la responsabilité administrative pour risque. Le Tribunal administratif juge que les parents d’élèves volontaires pour accompagner les sorties scolaires participent au service public de l’éducation. Il précise dans son jugement : « Si les parents d’élèves participant au service public d’éducation bénéficient de la liberté de conscience qui interdit toute discrimination fondée sur leur religion ou sur leurs opinions, le principe de neutralité de l’école laïque fait obstacle à ce qu’ils manifestent, dans le cadre de l’accompagnement d’une sortie scolaire, par leur tenue ou par leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques ». Pour le juge administratif, le règlement intérieur de l’école ne porte pas « une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion ».

Deux ans plus tard, dans un avis du 23 décembre 2013, le Conseil d’Etat précise que les parents accompagnateurs de sorties scolaires ne sont ni des agents ni des collaborateurs du service public mais des usagers du service public qui ne doivent pas se soumettre au principe de neutralité religieuse. Par conséquent, les mères voilées accompagnant des sorties scolaires ne sont pas soumises, en principe, à la neutralité religieuse. Toutefois, cette affirmation est nuancée par la précision selon laquelle « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l’éducation peuvent conduire l’autorité compétente, s’agissant des parents d’élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».

En 2015, le juge administratif est à nouveau saisi de cette question par une mère d’élève voilée à laquelle a été opposé un refus d’accompagnement en sortie scolaire. Il a censuré la décision de refus : « Les parents d’élèves autorisés à accompagner une sortie scolaire à laquelle participe leur enfant doivent être regardés, comme les élèves, comme des usagers du service public de l’éducation. Par suite, les restrictions à la liberté de manifester leurs opinions religieuses ne peuvent résulter que de textes particuliers ou de considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service » (TA de Nice, 9 juin 2015, n°1305386). Cette décision va dans le sens de la circulaire Châtel du 27 mars 2012 et de l’avis du Conseil d’Etat du 19 décembre 2013, elle confirme qu’il n’existe pas de catégorie autre que l’usager et l’agent public qui serait soumise au principe de neutralité. Dès lors, sauf troubles à l’ordre public ou nécessités justifiées par le bon fonctionnement du service, les parents peuvent, par leur tenue, librement manifester leurs convictions religieuses.

S’agissant de la situation des employés d’une association chargée d’une mission de service public, l’affaire très médiatisée Baby-Loup illustre cette situation. Elle pose la question de la place de la laïcité et de la liberté religieuse dans une entreprise privée. En 2008, une employée d’une crèche associative a réintégré son emploi, après cinq années passées en congé maternité et en congé parental, avec un voile religieux durant son activité professionnelle, en violation du règlement intérieur de l’établissement. Après de multiples mises en garde, elle est licenciée pour faute lourde. Les premiers juges saisis, le Conseil de Prud’hommes de Mantes la Jolie le 13 décembre 2010, et la Cour d’appel de Versailles le 27 octobre 2011, ont considéré que le principe de neutralité s’applique aux employés d’une crèche et ils ont confirmé la légalité du licenciement. La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi a, dans un arrêt du 19 mars 2013, considéré que le principe de neutralité ne s’applique pas à une association de droit privé et que le règlement intérieur de la crèche apparaît donc discriminatoire. La situation revient à considérer qu’une crèche gérée directement par une commune est soumise au principe de neutralité, en revanche une crèche constituée sous forme associative ne l’est pas. Dans le premier cas, le port du voile est interdit au nom de la neutralité, dans le second il est autorisé au nom de la liberté religieuse.

L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Paris qui s’est prononcée le 27 novembre 2013. Elle juge que tout employeur dont l’activité relève d’une mission d’intérêt général a une obligation de neutralité de ses employés, dès lors qu’il s’agit d’une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Et elle a estimé que l’association Baby-Loup constitue une entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés. La cour d’appel confirme donc le licenciement pour faute. Un pourvoi en cassation est à nouveau formé.

La Cour de cassation a définitivement rejeté le pourvoi le 25 juin 2014 rappelant que selon le Code du travail une entreprise privée peut restreindre la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses si cela est justifié par la nature de la tâche à accomplir et si la mesure est proportionnée au but recherché. Or, la crèche Baby Loup avait adopté un règlement intérieur, qui précisait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités ». La Cour de cassation estime que la restriction à la liberté de manifester sa religion ne présentait pas un caractère général mais elle était suffisamment précise et justifiée par la nature des tâches accomplies et proportionnée au but recherché.

Le 13 mai 2015, est adoptée une loi visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité. Elle prévoit que les établissements et services accueillant des enfants de moins de six ans gérés par une personne morale de droit public ou par une personne morale de droit privé chargée d’une mission de service public sont soumis à une obligation de neutralité en matière religieuse. Elle prévoit également que les établissements et services accueillant des enfants de moins de six ans qui ne relèvent pas de l’alinéa précité peuvent apporter, dans les conditions prévues aux articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail, des restrictions, de caractère proportionné, à la liberté de leurs salariés de manifester leurs convictions religieuses. Ces restrictions figurent dans le règlement intérieur ou, à défaut, dans une note de service.

Finalement, il semble que la solution rendue par la Chambre sociale de la Cour de cassation en 2013 selon laquelle que les principes de neutralité et de laïcité du service public sont applicables à l’ensemble des services publics, y compris lorsque ceux-ci sont assurés par des organismes de droit privé, soit à retenir. Elle précise que si le Code du Travail s’applique aux agents des CPAM, ces derniers sont soumis à des contraintes spécifiques parce qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdisent de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs en particulier vestimentaires. De cette jurisprudence, il faut déduire que la restriction à la liberté religieuse, prévue par le règlement intérieur, vise à assurer et garantir la neutralité du service public. La Cour de cassation juge que le principe de neutralité concerne l’ensemble des personnes en charge d’une mission de service public, y compris lorsque cette mission est prise en charge par une structure de droit privé, donc par des salariés (Cour de cassation, 19 mars 2013, CPAM de Saint-Denis, n° 12-11-690).

Pour conclure, rappelons que faisant le bilan d’un siècle de laïcité en 2004, le Conseil d’Etat écrivait que « pour les pères fondateurs de la loi de 1905 (…), la laïcité n’est pas le refoulement des religions ou de leurs manifestations de l’espace public vers la sphère privée. C’est le refus de l’accaparement de l’Etat et de la société par les religions et, inversement, de la mainmise de l’Etat sur celles-ci ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 119.

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ParJDA

Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle

Clément BENELBAZ,
Maître de conférences en droit public,
Directeur du M2 Métiers du droit et de la Justice,
Centre de droit public et privé des obligations et de la consommation (CDPPOC),
Université Savoie Mont-Blanc, Membre associé du CERCCLE (Université de Bordeaux)

Art. 116. La laïcité est de plus en plus instrumentalisée, déformée, voire dévoyée. Il est devenu fréquent que des politiques, ou des personnalités, invoquent la loi de 1905 ou son esprit, afin de préconiser certaines mesures, ou afin de s’opposer à d’autres, et dictent finalement ce que la laïcité est ou non. Pourtant, leurs propositions en sont souvent à l’exact opposé, consistant en réalité à accroître les exceptions au principe (comme en augmentant les possibilités de financer les cultes, en les aidant à la construction d’édifices, etc.). Aussi, ce qui en réalité est parfois préconisé et présenté au nom de la laïcité ne correspond guère à la laïcité originelle, c’est-à-dire telle qu’elle était conçue en 1905, ce qui conduit à une certaine confusion.

Il ne s’agit pas ici de prétendre rétablir la vérité sur la laïcité, ou d’en détenir une ; l’idée est seulement de permettre le débat d’idées sur cette question sensible, et de lever quelques idées reçues et répandues, en rappelant, notamment d’un point de vue historique, en quoi consiste la laïcité telle qu’elle était envisagée en 1905, par le législateur de l’époque, et par ceux qui l’ont forgée. Cela permet alors de constater qu’un système de pensée clair, cohérent, était conçu ; et surtout qu’un certain nombre de problèmes avaient été présagés à l’époque. En tout cas, la laïcité originelle, qu’il s’agira de rappeler, permet assurément de trouver des solutions concrètes et plus logiques car moins aléatoires. Les idées défendues ici seront peut-être être taxées de « laïcardes », voire d’anachroniques, ou simplement être considérées comme dépassées ; elles consistent à renvoyer à la conception originelle de la laïcité, qui trouve en elle-même sa défense. À l’inverse, il conviendrait que certains défenseurs d’une laïcité dite libérale, ouverte[1], ou positive, affirment clairement leur position, en signifiant le fait que celle-ci n’est pas issue directement de 1905, qu’elle est autre, et que la laïcité préconisée est alors nouvelle, ou alors renouvelée. Le débat sur la laïcité gagnerait ainsi en lisibilité et en clarté, sans doute aussi en apaisement. Il ne s’agit pas ici d’épuiser les questions toujours vives et actuelles qui se posent au sujet de la laïcité, mais de prendre quelques exemples, concrets, qui ressurgissent régulièrement, et sur lesquels un certain nombre de confusions, d’imprécisions, ou parfois d’approximations, peuvent être faites.

Laïcité, athéisme et laïcisme sont-ils synonymes ?

La confusion entre les termes est trop souvent faite, ce qui sert à une instrumentalisation. Dès lors, la laïcité peut être présentée comme étant une arme anticléricale, dirigée contre un culte, une religion, ou permettant au contraire d’en favoriser une. Elle est également parfois perçue comme encourageant ou professant un athéisme d’État. Aussi, une certaine rigidité est souvent pointée, et un pragmatisme est régulièrement avancé, permettant de régler au cas par cas les questions diverses qui se posent[2].

Ainsi, et à titre d’exemple, on trouve ce type d’amalgames jusque dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, et dans certaines opinions émises par ses juges. Dans l’arrêt de grande chambre Lautsi c/ Italie (CEDH, Gde ch., 18 mars 2011, Lautsi c/ Italie, n°30814/06) relatif aux crucifix dans les écoles italiennes, il était fait référence aux « tenants de la laïcité », ou encore à ses « partisans », ce qui laisserait entendre que celle-ci combattrait les religions et les croyances. De plus, laïcité et athéisme étaient associés puisque l’arrêt souligne que les « partisans de la laïcité sont en mesure de se prévaloir de vues atteignant « le degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance » requis pour qu’il s’agisse de « convictions » au sens des articles 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, et 2 du Protocole n°1. Dès lors, la laïcité est assimilée à de simples convictions.

Cependant, les termes devraient bien être distingués. En effet, historiquement et étymologiquement, la laïcité s’oppose au cléricalisme[3], mais en aucun cas à la religion en tant que telle ; seulement à tout débordement de la sphère religieuse sur la sphère publique, et inversement. La laïcité n’est pas une croyance au même titre que les autres, elle est justement ce qui permet leur liberté, leur égalité et leur coexistence pacifique.

D’ailleurs, G. Debeyre expliquait clairement que « dans son propre intérêt, la laïcité doit bien être distinguée du laïcisme, avec lequel on la confond souvent. La laïcité n’est pas une doctrine positive à laquelle l’État adhère et qu’il entreprend de propager » (Debeyre G., « La laïcité et l’enseignement public », in Centre de science politique de l’Institut d’études juridiques de Nice, La laïcité, Tome VI, Paris, PUF, 1960, p. 309-360). Au contraire, le laïcisme est un dogme, « une philosophie, une morale, même une métaphysique fondée sur le rejet de toute autorité accordée à une Révélation ». Le laïcisme est par conséquent une doctrine qui consiste en une lutte. La laïcité, quant à elle, refuse non seulement toute forme d’endoctrinement, que celui-ci soit étatique ou religieux, mais elle assure également la liberté de toutes les consciences quelles qu’elles soient. Surtout, elle est un principe juridique, qui s’impose et répond à des règles claires, strictes, et générales. En tant que tel, elle s’accommode mal des aménagements et des assouplissements au cas par cas : procéder de la sorte ne peut qu’affaiblir le principe initial, et conduire à un manque de lisibilité et de prévisibilité.

Les crèches de Noël ont-elles leur place dans les mairies ?

À l’approche des fêtes de Noël, il est fréquent de voir ressurgir la célèbre querelle relative à la présence de crèches dans des mairies ou dans certains services publics. L’hiver 2014 a d’ailleurs été assez rude à ce sujet, puisque plusieurs communes (notamment Béziers) ont fait parler d’elles en installant de telles structures, et surtout en donnant lieu à du contentieux. Aussi, ce qui était un phénomène confidentiel a fini par prendre une ampleur juridique, et il est fort à parier que les prochaines fêtes donneront lieu également à de vifs débats. En effet, plusieurs juges eurent à statuer sur la légalité ou non de la présence de ces crèches, et les positions furent loin d’être unanimes.

Ainsi, au sujet du village de Montiers, dans l’Oise, le tribunal administratif d’Amiens avait déjà pu se pencher sur cette question, et estimé que la présence d’une telle crèche sur la place principale était contraire à la loi de 1905 (TA Amiens, 30 novembre 2010, Debaye, A.J.D.A., 2011, p. 471). La même position fut adoptée par les juges de Nantes, à propos du Conseil général de la Vendée qui avait eu une démarche identique dans les locaux de l’hôtel du département (TA Nantes, 14 novembre 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée, n°1211647, Jurisdata n°2014-033663).

Inversement, le juge des référés de Montpellier a quant à lui rejeté la demande de suspension de la décision d’installer une crèche pour défaut d’urgence ; le fond ne fut pas examiné (TA Montpellier, ord., 19 décembre 2014, Garcia, n°1405626, Jurisdata n°2014-033492). Enfin, le tribunal administratif de Melun a pour sa part estimé que cela n’était pas contraire à la loi de 1905 (TA Melun, 22 décembre 2014, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°1300483, Jurisdata n°2014-033618).

Dès lors, un sentiment de confusion apparaît très vite, et se renforce d’autant plus qu’en appel, les cours administratives de Paris et de Nantes ont jugé dans un sens opposé aux tribunaux respectifs (CAA, Paris, 8 octobre 2015, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n°15PA00814, et CAA, Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée, n°14NT03400).

Surtout ces décisions font état d’une laïcité à géométrie variable, qui peut se trouver appliquée différemment selon les lieux, ce qui n’est bien entendu pas recevable.

En réalité, les solutions à ces questions sont aisément identifiables. En effet, l’obligation de neutralité des services publics passe par leur apparence, et l’image qu’ils donnent aux usagers. Vus de l’extérieur ou de l’intérieur, les services ne doivent donner l’impression ni de favoriser, ni de défavoriser aucun culte, aucune croyance.

Sur le plan organique, il est clair que les locaux des services publics doivent être neutres, et une administration ne peut servir à un quelconque prosélytisme religieux. Il s’agit d’une condition indispensable à l’égalité de traitement entre les usagers, et à l’impartialité du service dont on ne doit pas douter.

Aussi, les emblèmes religieux apposés sur les bâtiments publics – que ceux-ci soient affectés aux divers services publics ou à d’autres usages, qu’il s’agisse de monuments aux morts – sont interdits (V. Benelbaz C. (2011), Le principe de laïcité en droit public français, Paris, L’Harmattan, « Logiques juridiques », p. 78-80).

De façon plus générale, la loi du 9 décembre 1905, en son article 28, « interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Le cas échéant, il revient au juge administratif de se prononcer sur la nature religieuse ou non de l’emblème, du signe ou du logotype en cause.

Dans son Rapport, Briand précisait que l’interdiction a le même but que les autres articles de la loi, c’est-à-dire réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Il précisait d’ailleurs, et cette précision est de taille : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir » (Rapport Briand, p. 334).

Des explications furent ensuite données lors des débats à la Chambre : « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », en somme, « des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplies par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse » (Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047).

De plus, le législateur avait pris soin de définir ce qu’il entendait par l’expression « emplacement public » : celui-ci concerne les rues, les places publiques ou les édifices publics, autres que les musées ou les églises, donc tout ce qui relève de la propriété de l’État, du département ou de la commune, car « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs ». Ces derniers doivent être protégés contre toute forme de manifestation religieuse par le biais de signes ou de symboles. Il n’est donc nullement question « d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a sa façade sur une place ou une rue » (Ibid).

Dès lors, et dans l’esprit du législateur de 1905, l’obligation de neutralité dans les emplacements publics ne s’imposait qu’aux seules personnes publiques, et en aucun cas aux particuliers, ce qui d’ailleurs limite singulièrement l’extension de l’obligation de neutralité dans la sphère privée[4].

La loi souhaitait respecter le passé, et l’interdiction ne pouvait valoir que pour l’avenir, mais il fallait aussi protéger le « regard des citoyens qui peuvent ne pas partager [des] croyances » (Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047).

Il revient alors nécessairement au juge d’interpréter le signe dont il est question, et de déterminer si celui-ci est religieux ou non[5]. En effet, il est tout à fait possible de déterminer la signification d’un signe ou d’un symbole, notamment par une analyse sémiotique (de Saussure F. (1995), Cours de linguistique générale, 1916, Paris, Grande bibliothèque Payot, Paris, p. 97-113)[6]. Il ne s’agirait alors en aucun cas de porter une appréciation sur le contenu de la croyance, sa véracité, ou de juger si le rite est bien respecté.

Dans la pratique, cela a pu être effectué, et le juge a été conduit à interpréter le symbole du département de la Vendée, deux cœurs entrelacés surmontés d’une couronne portant une croix. La cour administrative de Nantes estima que le logotype ne correspondait pas « en lui-même, à la transposition directe et immédiate d’une scène ou d’un objet du rituel d’une quelconque religion ». Pour les juges, même s’il est clair que chaque élément de l’emblème, pris séparément, peut représenter un motif religieux, ce dernier n’a néanmoins pas été réalisé « dans un but de manifestation religieuse, ni n’a eu pour objet de promouvoir une religion » ; il ne s’agit que de l’élément identitaire d’un département et il ne peut être considéré comme un « emblème religieux ». Ni les principes d’égalité devant la loi, de neutralité et de laïcité n’étaient alors violés (CAA Nantes, 11 mars 1999, Association « Une Vendée pour tous les Vendéens », Rec., Tables p. 668 ; p. 776 ; p. 935 ; RFDA 2000, p. 1084, concl. C. Jacquier).

Ici, les différents éléments des signes avaient fait l’objet d’une interprétation, mais en l’occurrence, le commissaire du gouvernement avait refusé de voir dans la croix – dont les quatre branches sont égales – un symbole de la religion chrétienne. En réalité, il semblait difficile d’avancer que « l’emblème ne correspond (…) à aucun emblème représentatif d’une religion quelconque »…[7]

La même difficulté dans l’interprétation se pose évidemment pour les signes et tenues à l’école[8], mais la question a été identique au sujet des crucifix : dans l’affaire Lautsi, la Cour a reconnu, ce qu’avaient déjà fait les premiers juges, que le crucifix est « avant tout » un symbole religieux, qui renvoie « indubitablement », et indéniablement au christianisme. Mais elle écartait d’emblée le problème de savoir si ce signe n’a que cette signification, ou si elle a en d’autres. Pour les juges, le symbole était « essentiellement passif ».

On retrouve rigoureusement les mêmes hésitations voire incohérences dans les interprétations qui sont données aux crèches de Noël.

Les juges d’Amiens estimaient ainsi que la crèche constituait « un emblème religieux de la religion chrétienne » ; de même, ceux de Nantes considéraient que, par son contenu qui illustre la naissance de Jésus Christ, et sa concomitance avec les préparatifs de la fête chrétienne de la Nativité, l’emblème religieux était doté d’une symbolique qui dépassait la simple représentation familiale et populaire de cette période de fête.

Or c’est bien sur ce dernier point que les juges étaient en désaccord : le tribunal de Melun estimait, pour sa part, que la fête de Noël a longtemps été confondue avec la fête chrétienne de la Nativité, mais que dans une société sécularisée, elle a perdu son caractère religieux, pour devenir une fête familiale. De plus, pour les juges, la crèche est dépourvue de toute signification religieuse, puisqu’elle est installée temporairement ; elle peut dès lors être assimilée aux guirlandes ou au sapin.

Saisi des affaires tranchées par les Cour administratives d’appel de Paris et de Nantes, le Conseil d’Etat a rendu deux arrêts le 9 novembre 2016, mais sans véritablement régler la question ni clarifier la situation (CE, 9 novembre 2016, n°395122, Commune de Melun, et n°395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, AJDA, 2016, p. 2375, note L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; JCPA, n°48, décembre 2016, 2309, note N. Chifflot). En effet, le juge autorise, sous conditions, l’installation de crèches de Noël : relevant que la crèche est « une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations » et qui présente un caractère religieux, le Conseil d’Etat estime également qu’il s’agit d’un élément « faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière » les fêtes de fin d’année. En somme, est à la fois reconnue aux crèches une dimension religieuse et une dimension non religieuse, donc culturelle. Dès lors, les arrêts considèrent que si la crèche est culturelle, en raison notamment du contexte, elle sera autorisée ; si en revanche elle est accompagnée « d’élément de prosélytisme », ou s’il n’y a pas d’usages locaux, elle sera interdite. De même, le Conseil d’Etat distingue selon les lieux : dans l’enceinte des bâtiments publics, sauf circonstances particulières, le caractère culturel sera difficilement admis. En revanche, dans d’autres emplacements publics, « eu égard au caractère festif », la crèche peut être autorisée.

Plusieurs remarques s’imposent alors : certes, des signes peuvent changer de signification, selon le temps, selon les lieux. Ainsi, un symbole religieux par exemple, peut se « séculariser », ou perdre sa connotation première : tel est le cas de la main de Fatima, qui est désormais considérée comme un porte-bonheur exorcisant le mauvais œil (V. Chevalier J. et Gheerbrant A. (dir.), Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1982). De même, le repos dominical (Dies dominicus, jour du Seigneur) a sans doute perdu sa dimension religieuse : il s’agit bien davantage d’un droit social.

Néanmoins, en ce qui concerne la crèche, la signification religieuse serait, de bonne foi, difficilement contestable : n’est-elle pas identifiée comme telle, y compris par ses promoteurs ? Ne représente-t-elle pas, d’évidence, la fête chrétienne de la Nativité[9] ? Dès lors, et très logiquement, sa place dans un service public devrait être strictement interdite, en application simple de l’article 28 de la loi de 1905. Finalement, seule l’existence d’une tradition, ou d’un particularisme local pourrait a priori justifier le maintien d’une crèche, ce qui semble difficilement envisageable ici.

Les décisions de novembre 2016 ajoutent sans doute à la confusion, en créant d’abord des exceptions là où le texte de 1905 n’en mentionne pas, notamment quant au contexte et au lieu de l’installation du signe religieux. Ensuite, en faisant de la crèche un objet mixte, qui peut être tantôt cultuel tantôt culturel, la solution retenue manque de clarté et de prévisibilité : comment savoir à l’avance si la crèche est cultuelle ou culturelle, donc si elle est autorisée ou non ? Telles sont les interrogations qui restent en suspens, et l’application de cette jurisprudence du Conseil d’Etat montre que les problèmes demeurent plus nombreux que les solutions qui se trouvaient, sans doute, dans le texte initial. Ainsi, le tribunal administratif de Lille a estimé que la crèche installée dans la mairie d’Hénin-Beaumont était contraire au principe de neutralité… (TA, Lille, 30 novembre 2016, n°1509979, AJDA, 2016, p. 2348 ; JCPA, n°49, 12 décembre 2016, act. 948).

Il est clair pourtant que la neutralité des services publics passe par leur apparence, l’image qu’ils donnent aux usagers, et selon la formule consacrée, finalement cette neutralité ne devrait-elle pas « se donner à voir » ? Dit autrement, le principe peut se concevoir d’un point de vue objectif : l’État ne montre aucune préférence pour telle ou telle croyance ; quant à l’usager, qui entre dans le service public, il doit avoir le sentiment que celui-ci est neutre et respecte sa croyance ou sa non-croyance, sans en préjuger. La neutralité n’implique pas, comme cela est souvent avancé, un principe d’exclusion mais plutôt un principe d’indifférence. Les arrêts du Conseil d’Etat n’ont pas entièrement retenu une telle position.

La laïcité peut-elle justifier une interdiction pour les parents accompagnateurs de sorties scolaires de porter des signes religieux ?

La question de savoir si les parents accompagnateurs de sorties scolaires peuvent ou non porter des signes religieux ressurgit assez régulièrement, de façon brûlante, et révèle un certain nombre d’hésitations, voire un malaise, à la fois chez les politiques et chez les juristes[10]. C’est d’ailleurs notamment pour cette raison que le Conseil d’État avait été saisi pour une étude en 2013 par le Défenseur des droits (Conseil d’État, Étude demandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013, Paris, CE, 2013). Dans la pratique, de nombreuses difficultés se posent quant à la détermination du régime qui est applicable à ces personnes, et les autorités publiques semblent souvent démunies, ce qui conduit à des applications des principes de laïcité et de neutralité au cas par cas, dans un souci, souvent invoqué, de pragmatisme.

En vérité, les solutions existent souvent ici aussi, et une analyse approfondie des principes en cause permettrait de clarifier ces situations. Surtout, il serait tout à fait possible d’établir des règles claires, strictes, et lisibles, permettant de surmonter en amont les difficultés rencontrées.

Certes, à l’origine, la notion de collaborateur est purement fonctionnelle, et a pour but de lui faire bénéficier, en cas de dommage, d’un régime de responsabilité sans faute (CE, ass., 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine, Rec., p. 279 ; D., 1947, p. 375, note Blævoet ; S., 1947, 3, p. 105, note F.P.B.). Et assurément, les parents accompagnateurs sont des collaborateurs : une circulaire de 1992 (Circulaire n°92-196 du 3 juillet 1992, Participation d’intervenants extérieurs aux activités d’enseignement dans les écoles maternelles et élémentaires, BOEN, n°29, 16 juillet 1992, p. 1998-2002) précisait que « la jurisprudence en matière de collaborateurs bénévoles du service public » est applicable aux parents d’élèves accompagnateurs, et le Conseil d’État (CE, 13 janvier 1993, Mme Galtié, Rec., p. 11 ; D., 1994, S.C., p. 59, obs. P. Bon et P. Terneyre ; RFDA, 1994, p. 91, note P. Bon) avait reconnu une responsabilité sans faute de l’État engagée à l’égard d’une accompagnatrice bénévole lors d’une sortie scolaire.

Cependant, toutes les personnes en contact avec un service public sont logiquement titulaires de droits, mais sont aussi soumises à certaines obligations : c’est le cas des agents publics, mais aussi des usagers. Tel devrait être également le cas des parents accompagnateurs, et cela avait été la solution retenue par le tribunal administratif de Montreuil dans l’affaire Osman du 22 novembre 2011 (TA Montreuil, 22 novembre 2011, Osman, AJDA, 2012, p. 163, note S. Hennette-Vauchez ; JCP A, 2011, 2384, concl. V. Restino ; Dr. adm., 2012, 16, note A. Taillefait), et sur laquelle le Conseil d’État n’insistait d’ailleurs que très peu dans son étude. Il avait en effet été jugé que les principes de laïcité et de neutralité des services publics font obstacle à ce que les parents d’élèves de l’enseignement public manifestent, par leur tenue ou par leurs propos, leurs convictions religieuses politiques ou philosophiques, lorsqu’ils apportent leur concours au fonctionnement du service public en accompagnant des sorties scolaires. Aussi, la disposition d’un règlement intérieur d’une école élémentaire publique, qui impose aux parents volontaires le port de tenues respectant les principes de laïcité et de neutralité, ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion, et n’engendre aucune discrimination.   

Quoiqu’il en soit, et même si le jugement de 2011 n’a pas été frappé d’appel, des problèmes similaires se posent régulièrement. Il revient alors sans aucun doute aux autorités, et au législateur, de clarifier la situation, et de définir le régime applicable aux parents accompagnateurs, et les obligations qui pèsent sur eux. Pour l’heure, la circulaire Chatel du 27 mars 2012 (Circulaire n°2012-056 du 27 mars 2012, Orientations et instructions pour la préparation de la rentrée 2012), qui n’est quant à elle pas mentionnée dans l’étude du Conseil d’État, va dans le sens du jugement de Montreuil, et insiste sur le fait que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public permettent « notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».

Cette solution ne mériterait-elle pas d’être définitivement admise ? En effet, le caractère « occasionnel » de la collaboration change-t-il fondamentalement la situation ? D’ailleurs, l’arrêt Dlle Pasteau (CE, 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau, Rec., p. 464 ; S., 1949, 3, p. 41, 2e espèce, note J. Rivero ; RDP, 1949, p. 73, note M. Waline), quand il évoque le devoir de stricte neutralité, précise qu’il s’impose « à tout agent collaborant à un service public » : mais la nuance sémantique est-elle si importante entre un « agent collaborant » et un collaborateur, surtout si l’on considère le seul service fourni ?

Il ne serait pas question d’imposer à une personne se jetant à l’eau pour sauver quelqu’un de la noyade d’enlever son signe religieux, mais au sujet des parents accompagnateurs, l’autorité administrative a la possibilité de choisir le parent d’élève, d’autant plus que le public est en situation de vulnérabilité et d’influence à l’égard du corps enseignant ou accompagnateur. Il serait sans doute envisageable de faire prévaloir, dans ce genre d’hypothèses, la conscience de l’enfant qu’il convient de protéger, au détriment de la liberté religieuse du parent.

Il est clair que depuis Jules Ferry, un soin particulier doit être accordé à la vulnérabilité de l’enfant, ce qui signifie que sa conscience doit prioritairement être protégée. C’est bien cette considération qui guide l’interdiction issue de la loi de 2004, ainsi que l’obligation de neutralité qui pèse sur les agents publics (solution d’ailleurs validée par la Cour EDH dans l’arrêt Dahlab de 2001). Certes on objectera que les parents accompagnateurs ne sont pas des agents publics[11] ; néanmoins, au nom de la protection de la conscience de l’enfant[12], il est envisageable d’étendre la neutralité, sans pour autant tomber dans du laïcisme. Surtout, cette position permettrait d’avoir une règle claire et générale.

Assurément, on le voit, un certain nombre de solutions sont apportées par la loi de 1905 : le législateur avait en effet envisagé et présagé quelques-uns des problèmes ultérieurs, devenus contemporains, que pourrait susciter la laïcité, mais il avait aussi prévu comment remédier à certains d’entre eux.

L’instrumentalisation de la loi ne lui enlève pas sa portée, son importance, et surtout sa grande capacité d’adaptation. Il s’agit clairement d’un guide à l’attention des pouvoirs publics et des cultes, et en cas de doutes ou d’opacité, il conviendrait alors de se référer à l’esprit de cette loi, donc au rapport Briand et aux débats à la Chambre. Si ces derniers textes étaient mieux connus et mieux compris, il y aurait sans doute moins de méprises ou de détournements de la loi.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 116.

[1] Les termes sont en réalité mal choisis, ils signifieraient a contrario que la vision originelle est négative, fermée, ou antilibérale, ce qui est erroné. Ainsi, la loi, loin de restreindre les libertés liées aux religions, les proclame, et assure leur protection. Son contenu, et son esprit d’ailleurs, sont bien plus libéraux que ce qu’il n’a été dit ou cru, et ainsi que le soulignait A. Briand : « Le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou de doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » : A. Briand (1905), La séparation des Églises et de l’État, rapport fait le 4 mars 1905 au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l’État et de la dénonciation du Concordat chargée d’examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l’État, n°2302, Chambre des députés, annexe au procès-verbal de la deuxième séance du 4 mars 1905, Paris, É. Cornély éd., p. 266.

[2] Telle a longtemps été la position au sujet des signes religieux à l’école, avant la loi de 2004, puisqu’il revenait finalement aux directeurs d’établissement de décider si le signe en question était ou non religieux, s’il y avait ou non acte de prosélytisme, etc. Tel est également ce qui est proposé pour les parents accompagnateurs de sortie scolaire, ce point sera abordé ultérieurement.

[3] On se souvient certainement des célèbres mots de Gambetta, « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », Chambre des députés, séance du 4 mai 1877, JO 5 mai 1877, p. 3284. V. également la notice « Laïcité » rédigée par F. Buisson (1882-1887), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, 1re partie, Tome II, Paris, Librairie, 1re éd..

[4] C’est une des raisons d’ailleurs pour laquelle la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public ne peut en aucun cas, et contrairement à ce qui est souvent soutenu, trouver son fondement dans la laïcité, en tout cas pas dans celle issue de 1905. On le voit également, les « affaires » du burkini pendant l’été 2016, si on s’en tient au texte et à l’esprit de la loi de 1905, n’avaient aucun lieu d’être…

[5] Ainsi, il n’est pas possible d’apposer un crucifix dans la salle d’un conseil municipal ou dans la salle des mariages, y compris lorsque l’installation du crucifix intervient à la suite du transfert de la mairie dans de nouveaux locaux : CAA Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, Rec., p. 498 ; et du même jour, CAA Nantes, Guillorel, n°98NT00337. Néanmoins, si le crucifix a été retiré du mur suite à une décision de justice, il peut ensuite être placé dans une vitrine d’exposition au titre du patrimoine historique de la commune : CAA Nantes, 12 avril 2001, Guillorel, n°00NT01993.

[6] Pour Saussure, le signe linguistique unit non pas une chose et un nom, mais bien un signifié et un signifiant. Il est alors impossible de dissocier les deux éléments constitutifs du signe : le signifié, c’est-à-dire l’élément non perçu du signe, sa signification, le concept ; et le signifiant, donc la forme qu’il revêt, sa forme visible, son support. Selon l’auteur, la première caractéristique du signe, quel qu’il soit, est son arbitraire : le signifiant aussi bien que le lien qui unit le signifiant au signifié sont de cette nature.

[7] La question, mais sur le plan politique, s’était également posée, par exemple au sujet du drapeau d’un parti indépendantiste sur le fronton de la commune de Sainte-Anne, en Martinique, et qui fut jugé contraire au principe de neutralité : CE, 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne, Rec., p. 347, RFDA, 2005, p. 1137, concl. F. Donnat ; BJCL n°10-05, p. 676, obs. J.-C. B. ; JCP G 2005, II, 10166, note L. Erstein ; A.JDA 2006, p. 196, note J.-B. Darracq.

[8] Sur l’interprétation du keshi sikh, V. CE, 5 décembre 2007, Ranjit S., Rec., p. 463 ; RFDA, 2008, p. 529, concl. R. Keller. Pour le bandana, sans doute plus délicat, la Cour européenne des droits de l’homme valida les interdictions en ce qui concerne ce signe : CEDH, déc. 30 juin 2009, Ghazal c/ France, n°29134/08.

[9] Selon C. S. Peirce (Ecrits sur le signe, Editions du Seuil, 1978), il est possible de distinguer l’indice, l’icone et le symbole. L’indice tout d’abord est un signe immédiat, il ne représente pas une chose ou un phénomène mais les manifeste (une fumée désigne par exemple un feu). L’icone ensuite est un objet dynamique dont la qualité est reliée à son signe descriptif par une similarité qualitative ou une ressemblance. L’icone est donc pour Peirce le signe dont le signifiant a une relation de similarité avec ce qu’il représente, son référent. Par exemple, un tableau, une statue ou une photographie (pour Le Petit Robert, l’icône est un « signe qui ressemble à ce qu’il désigne, à son référent ». Il confond donc l’objet et sa représentation). Enfin, le symbole distingue l’objet et sa représentation. La relation du symbole avec l’objet qu’il représente est donc arbitraire, c’est-à-dire non causale (comme dans l’indice : par exemple la fumée est l’indice d’un feu, parce que celui-ci en est la cause), elle est aussi arbitraire parce que non analogique (comme dans l’icône) : en fait cette relation est d’ordre culturel.

Ainsi, chez les chrétiens, le symbole du Christ était l’agneau. Ils nomment le Christ comme « l’agneau de Dieu » (parole de saint Jean-Baptiste) et en plus de cela les douze apôtres se symbolisaient par douze agneaux. Mais en 692, un concile s’est réuni à Istanbul et a décidé d’utiliser la croix comme symbole chrétien à la place de l’agneau. Ainsi on voit que les symboles peuvent varier dans la même culture, au gré des choix arbitraires qui s’opèrent.

Dès lors, le crucifix est l’icone de la croix sur laquelle Jésus a été crucifié, une représentation en bois, en métal ou en ivoire etc. de la croix de la crucifixion sur laquelle est de surcroît représentée la victime crucifiée (« croix sur laquelle est figuré Jésus crucifié »​, selon Le Petit Robert).

Quant à la crèche, elle est également un icone quand on considère qu’il s’agit de figurines placées dans un décor servant de « représentation de l’étable de Bethléem et de la Nativité » (Le Petit Robert). Il y a là une relation d’analogie, créée du reste par une intention de ressemblance de la part de leurs auteurs ou de leurs utilisateurs.

Mais dans les deux cas, il est possible de parler de symboles, parce qu’arbitrairement, par une intention culturelle, on fait d’un élément particulier de la vie de Jésus le symbole de sa vie entière et de son enseignement. La relation entre le signe devenu symbolique et l’objet représenté qu’est le christianisme est ici un rapport d’inclusion : un fragment de la vie sert à désigner la vie entière (et plus encore, ce qu’elle implique religieusement). C’est ce qu’en rhétorique on appelle une synecdoque.

En somme, que l’on considère le crucifix et la crèche comme des icones, ou comme des symboles, il paraît impossible de disjoindre ces deux signes de leur signifié religieux, ou pour le dire autrement de leur référent religieux. La sémiotique de Pierce est ici moins opérante que la définition de Saussure qui fait ​essentiellement ​du signe un rapport entre un signifiant et un signifié.

[10] Ce malaise pourrait du reste être révélateur d’une interrogation nouvelle sur l’extension de l’obligation de neutralité dans la sphère privée, incluant donc les notions d’opinion ou de conviction individuelles, qui remettraient en cause la laïcité comme principe objectif. Il paraît cependant possible de n’envisager la question que sous l’angle exclusif de la sphère publique.

[11] Ils ne le sont pas de façon permanente ni durable, mais ils en font office, en contribuant à l’exécution du service public, et le temps de l’accompagnement. En l’occurrence, la fonction fait l’organe. Les accompagnateurs peuvent retirer le signe religieux pendant ce temps d’accompagnement, ou bien ont-ils des intentions particulières ?

[12] Qui elle est permanente et durable.

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ParJDA

La laïcité : d’un principe socialement cohésif à une légitimation du rejet

par Marik FETOUH,
Adjoint au Maire de Bordeaux,
Chargé de l’Egalité et de la Citoyenneté

Art. 117. Conçue pour garantir la liberté de conscience, c’est à dire de croire ou de ne pas croire, d’exprimer ses convictions religieuses, ainsi que d’exercer librement son culte, la loi de 1905 vise à assurer l’égalité de tous les citoyens quelles que soient leurs convictions. Mais la portée de cette dimension de liberté, qui découle de son article premier, a été réduite par deux lois récentes, celle de 2004 qui interdit les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires, et celle de 2010 qui prohibe quant à elle la dissimulation du visage dans l’espace public. Certains, comme les membres du Collectif laïque[1], voudraient aller plus loin, en interdisant les signes religieux ostensibles dans les facultés, dans les crèches ou pour les mères accompagnatrices de sorties scolaires. Des responsables politiques de premier plan, de gauche comme de droite, se sont même prononcés pour leur interdiction dans l’espace public. Puisque qu’interdire le burkini revient à interdire un signe religieux, le voile, dans l’espace public. D’un principe fondamentalement intégrateur, la laïcité devient aujourd’hui un principe qui vise à restreindre la liberté de conscience, à l’opposé de sa conception initiale. Si cette restriction va trop loin, elle risque de devenir contraire au principe d’égalité, et donc discriminatoire, ce qui est le cas des arrêtés anti-burkinis comme nous le montrerons. Dans un premier temps, nous examinerons la naissance du principe de laïcité et l’esprit de liberté dans lequel il s’inscrit. Dans un second temps, nous examinerons les évolutions de la loi de 1905, d’abord dans un mouvement favorable aux cultes, et ensuite dans un autre mouvement défavorable aux croyants, alors qu’elle n’a pour fondement initial que de régir les rapports entre l’Etat et les cultes. Nous tenterons d’expliquer la logique qui préside à la coexistence de ces mouvements en apparence contraires, qui font aujourd’hui de la laïcité un principe difficile à saisir, allant de la garantie de la liberté de religion, à un élément de légitimation de la restriction de cette même liberté qui peut confiner à la discrimination.

La Laïcité :
un modèle intégrateur hérité de la Révolution Française

Le modèle français de relation entre les cultes et l’Etat, ou principe de laïcité, est un modèle multiple. D’abord, parce que contrairement à ce qu’indique la Constitution[2], la République n’est pas indivisible : le principe de laïcité n’a pas le même contenu juridique sur tout le territoire. Il y a bien entendu le régime en vigueur en Alsace Moselle, proche du régime concordataire, mais également ceux de certains départements d’Outre-mer comme la Guyane, où la religion officielle est le culte catholique et où les prêtes sont rémunérés par le département. Des décrets-lois de 1939, dits décrets Mandel, qui permettent à toutes les sensibilités religieuses de bénéficier d’une aide publique, sont toujours appliqués en Guyane mais également en Polynésie française, à Wallis et Futuna, Saint-Pierre et Miquelon, en Nouvelle-Calédonie ou encore à Mayotte.

Pluralité du modèle sur le plan territorial, mais également sur le plan historique et sociologique : en fonction de l’époque et du contexte, les rapports entre les cultes et l’Etat ont beaucoup évolué, d’un modèle initialement fermé au pluralisme, à un modèle favorisant l’intégration, qui est aujourd’hui remis en question. Le principe de laïcité est le fruit des Lumières du 18ème siècle et de la Révolution française. Le régime qui existait alors était le régime de catholicité : il y avait une seule religion officielle, la religion catholique. Le roi devait être catholique et protégeait l’Eglise, cette dernière le reconnaissant comme le représentant de Dieu : c’était la monarchie de droit divin. A l’exception de certaines périodes comme celle sous l’empire de l’Edit de Nantes, les protestants étaient pourchassés voire exterminés. Les juifs étaient considérés comme étrangers. Pour mettre fin à ces inégalités, la Constituante va voter en 1789 la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) qui dispose, en son article 10, que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». La DDHC, rappelée dans le préambule de la Constitution de 1958, appartient aujourd’hui au bloc de constitutionnalité et a donc une valeur non négligeable dans notre droit positif. La Révolution va mettre plus d’un siècle à être digérée, avec une laïcisation progressive de l’état civil, du mariage, de l’éducation, des hôpitaux et des cimetières. La loi de 1905 est l’aboutissement de ce processus de séparation des églises[3] et de l’Etat. Elle reprend dans son article 1er le principe de liberté de conscience de la DDHC : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. ». Ce principe est repris dans l’article 1 de la Constitution de 1958 qui dispose que la République «  respecte toutes les croyances ». Pour garantir cette liberté de conscience, l’article 2 de la loi de 1905 va procéder à une séparation quasi-totale des organisations religieuses et des institutions publiques: « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »

La question qui se pose aujourd’hui est de savoir ce qui prime dans ce principe de laïcité : le principe de liberté de conscience de l’article 1er, ou la séparation de l’article 2, qui impose la neutralité des agents et des bâtiments publics. Les tenants d’une séparation plus marquée s’appuient en effet sur cet article 2 pour demander par exemple une interdiction des signes religieux ostensibles à l’université et en entreprise. L’esprit du législateur de 1905 est pourtant très clair. Pour le rapporteur parlementaire de la loi, Aristide Briand: «  Le juge saura, grâce à l’article placé en vedette de la réforme, dans quel esprit tous les autres ont été conçus et adoptés. Toutes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » [4]

Le principe initial, tel que conçu en 1905, est donc très clairement intégrateur : d’une seule religion reconnue avant 1789, en passant par 4 cultes reconnus en 1802, c’est la pluralité religieuse et la liberté de conscience qui dominent en 1905. Mais en l’espace de 110 ans, celui-ci va connaître deux mouvements juridiques en apparence contraires, ce qui le rend de plus en plus difficile à appréhender. Un premier mouvement essentiellement jurisprudentiel vers une laïcité inclusive, porteuse d’intégration et de pluralisme conforme à l’esprit de l’article 1er de la loi de 1905 dans son ensemble. Et un second mouvement, cette fois-ci législatif, visant à accentuer la séparation et à repousser l’expression des convictions dans la sphère privée, qui s’appuie sur l’esprit de l’article 2, favorisant ainsi une vision plus restrictive de la loi de 1905. Certains athéistes militants souhaiteraient en effet que la neutralité des agents publics, soit également imposée aux citoyen-ne-s dans l’espace public. Cette confusion entre la laïcité, qui est la séparation de l’Etat et du religieux, et la sécularisation qui est le détachement naturel et progressif de la société du religieux, vise à légitimer un mouvement d’exclusion et de discrimination de croyants, à l’inverse de la conception initiale voulue par le législateur.

Une évolution favorable au financement des cultes

On ne le sait peu, mais des dispositions récentes et des jurisprudences facilitent l’exercice du culte, et réduisent considérablement la portée du principe de séparation. Suite à plusieurs jurisprudences favorables, le législateur a autorisé en 2006 les collectivités locales à utiliser le bail emphytéotique cultuel[5] pour l’édification d’un lieu de culte. Elles peuvent même le faire contre une somme modique selon le Conseil d’Etat[6]. Cette facilité accordée pour la construction de lieux de cultes fait suite à d’autres avantages eux aussi dérogatoires par rapport à la loi de 1905, comme par exemple la garantie d’emprunt, par les collectivités locales, pour la construction d’édifices cultuels[7]. En 2005, le Conseil d’Etat a décidé que le principe constitutionnel de laïcité en Polynésie française (la loi de 1905 ne s’y applique pas) « n’interdit pas, par lui-même, l’octroi dans l’intérêt général et dans les conditions définies par la loi, de certaines subventions à des activités ou des équipements dépendant des cultes »[8]. En 2011, il autorise le financement de travaux qui ne sont pas d’entretien ou de réparation si cet équipement ou cet aménagement présente un « intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte » [9]. Enfin, la décision la plus discutée par la doctrine juridique a été celle du Conseil constitutionnel le 21 février 2013[10], dans laquelle ce dernier définit le principe de laïcité d’un point de vue du financement comme le fait de ne salarier aucun culte. Il reste donc muet sur la question du financement des lieux de cultes.

Le principe de non-financement a donc largement été réduit par la jurisprudence : il ne reste aujourd’hui qu’une interdiction pour l’Etat et les collectivités de participer directement à la construction des lieux de culte. La non-reconnaissance est également tombée en désuétude. La création du Conseil Français du Culte Musulman est l’exemple le plus flagrant. De l’article 2, il ne reste donc plus que le non-financement direct du culte et le non-salariat des ministres du culte.

Une législation qui restreint
le principe de liberté de conscience

Alors que la jurisprudence ouvrait le principe de séparation, sans que le législateur ne s’y oppose, parfois même au contraire avec son soutien, des lois restreignant la liberté religieuse ont été adoptées en France. C’est notamment le cas de la loi de 2004 interdisant dans les établissements scolaires les signes par lesquels les élèves manifestent ostensiblement leur appartenance religieuse[11], loi qui a entrainé de nombreuses difficultés dans les établissements. Cette dernière constitue un véritable précédent car pour la première fois, la laïcité, qui garantit la liberté d’exprimer ses convictions religieuses, sert à justifier l’interdiction de l’expression de ces mêmes convictions religieuses. L’exposé des motifs de la loi est très clair[12] : « C’est bien la neutralité de l’école qui assure le respect de la liberté de conscience des élèves ».

La neutralité de l’école, qui découle de l’article 2 de la loi de 1905, sert donc à justifier la liberté de conscience et donc l’article 1er de cette même loi. Il s’agit donc d’un renversement inédit du principe de laïcité, avec pour la première fois l’article 2 de la loi de 1905 qui prime sur l’article 1, contrairement à la volonté du législateur de l’époque. Il s’agit de la première matérialisation législative du glissement du principe de neutralité des agents publics vers celui des usagers du service public. Sans remettre en cause l’opportunité de la loi de 2004, qui était la seule réponse face à des difficultés de fonctionnement du service public dans certains établissements, sa justification par la neutralité peut amener le législateur beaucoup plus loin, en interdisant par exemple le port de signes religieux à l’hôpital, ou à l’université.

Plus complexe est la justification de la loi de 2010 qui vise à interdire la dissimulation du visage dans l’espace public. Pour le Conseil d’Etat[13], la France serait le seul pays occidental à avoir une loi d’interdiction de portée générale et absolue, dont la laïcité ne peut servir de fondement : « Le Conseil d’Etat écarte tout d’abord résolument le principe de laïcité comme fondement d’une éventuelle interdiction. » L’ordre public, limite juridique de la liberté religieuse, peut difficilement être invoqué pour motiver la loi, car il n’est absolument pas menacé par le port du voile intégral, d’autres dispositions permettant par exemple les contrôles d’identité. Le fondement retenu in fine est celui d’un « ordre public immatériel », basé sur la dignité de la personne humaine comme le revendique le rapporteur du projet de loi Jean Paul Garraud, pour qui le fondement de la loi doit s’appuyer sur « l’ordre public immatériel ou sociétal, entendu comme un socle minimal d’exigences réciproques et de garanties essentielles de la vie en société »[14]. La loi sera adoptée malgré les critiques du Conseil d’Etat, et une réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel. On peut constater aujourd’hui que la loi est appliquée avec de grandes difficultés. Le voile intégral n’est pas acceptable sur le plan moral et au regard de notre contrat social. Mais confondre le droit et la morale peut avoir des conséquences dommageables. Le principe assez flou d’ordre public immatériel, en lien avec le respect de la dignité de la personne humaine, pourrait en effet permettre d’interdire tout ce qui nous semble contraire à nos valeurs. Par exemple, les « burkinis » sur les plages…

La loi de 2004, comme celle de 2010, restreignent la portée de l’article 1 sur la liberté de conscience. Celle de 2004 s’appuie sur l’article 2 de la loi de Séparation et le principe de neutralité, ce qui constitue un renversement de l’équilibre de 1905. Parallèlement, l’article 2 et le principe de non-financement sont progressivement réduits dans leur portée par la jurisprudence et le législateur. Mouvements en apparence contraires, il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’un retour d’une forme de contrôle des cultes par l’Etat de type gallican, dont le régime des cultes reconnus a été l’apogée entre 1802 et 1905, et qui avait pour principe de surveiller et contrôler étroitement les cultes en contrepartie de leur financement.

Laïcité, neutralité et discriminations

Les contradictions apparentes entre les décisions jurisprudentielles qui limitent la portée de l’article 2 sur la séparation et favorisent donc la liberté de culte, et les lois de 2004 et de 2010 qui restreignent la liberté de conscience de l’article 1, complexifient la compréhension du principe de laïcité. Elles sont aussi révélatrices des profonds débats qui traversent le corps social. Des voix s’élèvent en effet pour réclamer l’interdiction des signes religieux dans l’espace public et dans les entreprises privées.

Les signes religieux en entreprise

La question se pose aujourd’hui d’interdire totalement les signes religieux en entreprise comme le proposent plusieurs responsables politiques, principalement Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen[15]. La liberté de religion est très encadrée par le Code du travail : on peut la restreindre en cas de risque pour la sécurité ou pour le bon fonctionnement de l’entreprise « justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché »[16]. On ne peut en outre apporter de restriction générale et absolue à une liberté fondamentale. Le débat sur cette question a atteint son paroxysme avec l’affaire « Baby Loup », qui a donné lieu à un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, avant que la loi El Khomri ne vienne préciser dans quelles limites un règlement intérieur peut encadrer la liberté religieuse. Dans un premier temps, la Cour avait annulé le licenciement d’une employée de crèche au motif qu’elle était voilée, considérant que ce licenciement était « discriminatoire », le principe de laïcité n’étant « pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas de service public »[17]. La Cour d’appel de Paris vers laquelle l’affaire avait été renvoyée a alors produit un arrêt de résistance, qui confirmait le licenciement. La Cour de cassation, saisie une nouvelle fois de l’affaire, a changé sa jurisprudence et a validé le licenciement[18] : « Attendu qu’ayant relevé que le règlement intérieur de l’association Baby Loup, tel qu’amendé en 2003, disposait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche », la Cour de cassation a pu en déduire, appréciant de manière concrète les conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite, employant seulement dix-huit salariés, qui étaient ou pouvaient être en relation directe avec les enfants et leurs parents, que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur ne présentait pas un caractère général, mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies par les salariés de l’association et proportionnée au but recherché ».

La Cour de cassation a pris en compte la taille modeste de l’entreprise, le caractère restreint de l’interdiction, et le fait que l’employée visée était en contact avec familles et enfants. Néanmoins, l’argument principal sur lequel s’est fondée la Cour reste flou : bon fonctionnement de l’entreprise-motif régulièrement invoqué dans sa jurisprudence et logique en l’espèce au regard des conséquences désastreuses de la polémique sur la crèche – ou élargissement du principe de neutralité aux employés des entreprises privées ? En effet, quel peut être le « but recherché » dans ce cas ? En matière de droit du travail, les restrictions apportées à la liberté religieuse sont en général, dans la jurisprudence, en lien avec la sécurité et l’hygiène ou avec le bon fonctionnement de l’entreprise. Les congés pour fêtes religieuses peuvent par exemple être refusés si le demandeur ne peut être remplacé et que son absence nuit à l’entreprise. Il s’agit donc d’une première, avec un licenciement validé au regard d’un but recherché qui n’est pas en lien direct et explicite avec les justifications de sécurité ou de bon fonctionnement de l’entreprise.

Afin de sortir de l’ambiguïté de ce revirement jurisprudentiel de la Cour de cassation, La loi El Khomri dite loi « travail » du 8 août 2016 apporte des précisions quant à ce que peut comporter le règlement intérieur d’une entreprise : « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »[19] Cette loi revient donc à une conception conforme à l’état du droit avant le second arrêt de la Cour de Cassation : une liberté religieuse ne peut être restreinte que si elle menace les libertés et droits fondamentaux des autres salariés ou si elle nuit au bon fonctionnement de l’entreprise.

Les signes religieux dans les services et l’espace publics

Plus nombreux encore sont les responsables politiques qui proposent d’interdire les signes religieux à l’université : outre Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, qui proposent également de les interdire en entreprise, il y a également Manuel Valls. Mais ce dernier a reconnu qu’une telle loi était contraire au principe constitutionnel de liberté de conscience. Plus compliquée est la question des mères qui accompagnent des sorties scolaires. Peut-on les qualifier d’agents publics, et leur imposer le devoir de neutralité qui incombe à ces derniers ? La circulaire Chatel de mars 2012 permettait aux directeurs d’établissements de refuser l’accompagnement des sorties scolaires aux mères voilées au nom des principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public. Compte tenu de la fragilité juridique de cette circulaire, le Défenseur des Droits a saisi le Conseil d’Etat qui a rendu un avis le 23 décembre 2013, dans lequel il indique que les parents sont de simples usagers du service public, et donc ni des agents publics ni des collaborateurs occasionnels du service public, catégorie juridique qui sert à engager la responsabilité de l’Etat et dédommager les personnes qui se blessent en portant secours à d’autres personnes, et qui avait été un temps envisagée pour les parents accompagnateurs. Mais la Cour indique également que le bon fonctionnement du service public peut amener à restreindre la liberté religieuse : l’autorité compétente peut en effet recommander aux parents de « s’abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses » lors des sorties scolaires. La ministre de l’Education nationale confirmera quelques mois plus tard devant l’Observatoire de la Laïcité que l’acceptation des mères voilées lors des sorties scolaires doit être la règle[20]. La ministre ne fait que rappeler l’état actuel du droit, les circulaires et les avis du Conseil d’Etat n’ayant pas de valeur normative : c’est donc le principe de liberté de conscience qui prime pour les usagers du service public, comme le confirme la décision du tribunal administratif de Nice en date du 9 juin 2015, qui a annulé la décision d’un établissement refusant à une mère voilée de participer à une sortie scolaire.

Mais le cas le plus emblématique du glissement de la neutralité des agents publics à celle des citoyen-ne-s dans l’espace public est certainement celui de la polémique autour des arrêtés anti-burkini en août 2016. Ces arrêtés, pris par un certain nombre de communes du Sud-Est, en Corse et sur certaines plages du Nord de la France, visaient à interdire sur leurs plages les tenues de bain contraires au principe de laïcité. La conception de la laïcité qui sous-tendait ces arrêtés était clairement celle de la neutralité dans l’espace public, très éloignée de la loi de 1905 et de la Constitution. Sans surprise, le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 25 août 2016, a estimé que les troubles à l’ordre public n’étaient pas établis, et que ces arrêtés étaient contraires à la liberté de conscience. Cette dernière étant une composante du principe de laïcité, ces arrêtés pris au nom de la laïcité ont en fait été annulés au nom de ce même principe. On mesure à quel point les élus qui ont pris ces décisions, et ceux qui les ont soutenus, ont une vision complètement faussée de ce principe qui, jusqu’à aujourd’hui, a permis de garantir, grâce à sa portée libérale, un équilibre social. Bouleverser cet équilibre, en allant vers une laïcité d’interdiction, peut avoir des conséquences non négligeables sur la cohésion sociale. Les citoyens-nes de confession musulmane peuvent légitimement, à force de débats autour du voile et du burkini, se sentir stigmatisé-e-s. Pire, ces restrictions pourraient être qualifiées de discriminations par un juge judiciaire. En effet, interdire l’accès à un espace public comme la plage à une catégorie de la population en raison de ses convictions religieuses peut être jugé discriminatoire au regard de l’article 225-2 du Code pénal qui dispose que « Lorsque le refus discriminatoire prévu au 1° est commis dans un lieu accueillant du public ou aux fins d’en interdire l’accès, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende ». L’article 1 cité renvoyant explicitement aux différences de traitement, notamment « en raison de l’appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Ces arrêtés sont donc illégaux, tant au regard de la Constitution, que de la loi de 1905 et du Code Pénal. Même s’il est fort peu probable que le juge judiciaire soit saisi et condamne un maire pour discrimination, c’est en tout cas ce que ressent un nombre non négligeable de citoyens-nes de confession musulmane, qui ont le sentiment que l’espace public leur est interdit. In fine, le glissement de la neutralité vers les individus dans l’espace public est stigmatisant pour une catégorie de croyant-e-s, quand il n’est pas discriminatoire.

Conclusion

La laïcité n’est donc pas un principe juridique intangible : la loi de 1905 a été modifiée une dizaine de fois. Le Code du travail évolue, tout comme les jurisprudences du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation. Ce mouvement tend à renforcer le contrôle sur les religions, en libérant des possibilités de financements publics, et sur les croyants, en limitant leur liberté de conscience. Ce gallicanisme va de pair avec un retour du religieux. Mais s’il va trop loin, il risque de perturber l’équilibre trouvé en 1905, et nuire fortement à notre pacte social, en renforçant le sentiment de victimisation d’une partie de la population. Alors que le terrorisme frappe très durement le monde et en particulier la France, le débat public se concentre sur la place du religieux et la visibilité des signes de religiosité dans notre société. Un vaste mouvement, comme le Printemps Français par exemple, milite au nom de la laïcité, pour la neutralité des individus dans l’espace public. Ce glissement constitue plutôt une accélération de la sécularisation, c’est-à-dire du détachement de la société du religieux, qu’un renforcement de la laïcité, qui ne concerne que la neutralité de l’Etat, et garantit la liberté de religion aux citoyens-nes dans l’espace public. Malheureusement, à aucun moment n’est interrogée la pertinence de cette approche pour lutter contre le terrorisme. En effet, une laïcité respectueuse de la liberté de conscience et vectrice d’intégration, conformément à sa conception initiale, ne serait-elle pas un meilleur outil de prévention de la radicalisation, les individus concernés étant souvent isolés et désinsérés sur le plan social[21] ? C’est en tout cas le choix qu’ont fait de nombreux pays d’Europe et d’Amérique du nord, qui ont compris que les stigmatisations et les discriminations ressenties sont une des causes de la radicalisation. A vouloir restreindre l’expression des convictions religieuses au nom de la lutte contre le terrorisme, le risque est donc de renforcer le mal que l’on prétend combattre.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 117.

 

[1] Le Collectif laïque regroupe depuis 2005 plus d’une trentaine d’associations, dont les principales obédiences maçonniques, des associations féministes, antiracismes et de défense de la laïcité. Il publie régulièrement un rapport, dont la dernière version de 83 pages intitulée «Pour la laïcité, pour la République ! Rapport 2015-2016» a été éditée en novembre 2016 par Conforme édition.

[2] Article 1er de la Constitution, alinéa 1 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. »

[3] Depuis 1808, il y a 4 cultes reconnus : Catholique, Israélite, Luthérien et Réformé

[4] http://www.liberation.fr/tribune/2006/05/16/vraie-et-fausse-laicite_39393

[5] Article L. 451-1 du Code rural et de la pêche maritime et article L. 1311-2 du Code général des collectivité territoriales, alinéa 1er : « Un bien immobilier appartenant à une collectivité territoriale peut faire l’objet d’un bail emphytéotique prévu à l’article L.451-1 du Code rural et de la pêche maritime […] en vue de l’affectation à une association cultuelle d’un édifice du culte ouvert au public. […] Ce bail emphytéotique est dénommé bail emphytéotique administratif ».

[6] Patricia A, 19 juillet 2011

[7] http://www.senat.fr/rap/r14-345/r14-3458.html

[8] CE, 16 mars 2005, Ministre de l’Outre-mer

[9]  http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Le-Conseil-d-Etat-precise-l-interpretation-et-les-conditions-d-application-de-la-Loi-du-9-decembre-1905-concernant-la-separation-des-Eglises-et-de-l-Etat

[10] CC, 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité, n°2012‐297 (QPC) : « que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte  »

[11] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

[12]https://www.legifrance.gouv.fr/affichLoiPubliee.do;jsessionid=FB342AEB492461DE5E8426D5E3A68489.tpdjo14v_2?idDocument=JORFDOLE000017759496&type=expose&typeLoi=&legislature=

[13] http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Etude-relative-aux-possibilites-juridiques-d-interdiction-du-port-du-voile-integral

[14] http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r2648.asp

[15] http://www.la-croix.com/France/Politique/Voile-signes-religieux-qui-veut-interdire-quoi-2016-09-05-1200786791

[16] Article 1121-1 du code du travail

[17] CCas, Arrêt n° 537 du 19 mars 2013

[18] Ccas, Arrêt n°612 du 25 juin 2014

[19] Article L. 1321-2-1 du code du travail

[20] http://www.education.gouv.fr/cid83175/discours-de-najat-vallaud-belkacem-a-l-observatoire-de-la-laicite-21-octobre-2014.html

[21] Fetouh M., Quelles réponses face à la montée de l’islam radical ? Mémoire pour le diplôme universitaire « Droit, société, religion », septembre 2015

Eléments de bibliographie

Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, éditions de la Maison des sciences de l’homme, mars 2015.

Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, collection « Que sais-je », PUF, août 2013.

Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Pluriel, novembre 2014.

Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Editions de la maison des sciences de l’homme, décembre 2014.

Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, rapport au ministre de l’intérieur remis en septembre 2006, la documentation française.

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ParJDA

Laïcités dans le monde et approches plurielles des discriminations

par Valérie ORANGE,
Doctorante en sociologie, UQAM[1]

Art. 115. Depuis trente ans, la notion de laïcité rencontre en France une passion qui ne s’éteint pas, l’actualité se chargeant même, en permanence, de la raviver. Médias, politiques et même grand public ne cessent désormais d’y faire appel, principalement à propos des questions liées à l’islam. Ce constat conduit à deux questionnements. Le premier est d’ordre égalitaire, voire constitutionnel. Alors que la France est réputée « une et indivisible », mobiliser la laïcité presque exclusivement dans le cadre spécifique de la question musulmane ne risque-t-il pas de distinguer un groupe du reste de la communauté nationale et de transformer ainsi ce principe en un instrument de stigmatisation, voire de discrimination, le détournant alors de sa visée égalitariste originelle (Milot, 2008)? Les débats très médiatisés autour du foulard à l’école, du voile intégral dans la rue, du voile des assistantes maternelles à domicile ou du burkini sur les plages concourent à nous persuader que des injonctions discriminantes sont infligées régulièrement, au nom de la laïcité, aux femmes musulmanes portant des tenues religieuses. En marge de ces exemples très connus, des recherches en milieu scolaire ont cerné des discriminations plus insidieuses, touchant des élèves musulmans et leurs parents, et ce, parfois, au nom des meilleures intentions (Orange, 2016).

L’autre questionnement est d’ordre sémantique : l’évolution diachronique du discours laïque et la coexistence synchronique de plusieurs interprétations mettent en évidence le caractère inapproprié de la formulation « la laïcité » au singulier et invitent à parler plutôt « des laïcités », afin d’en souligner la diversité des « régimes », qu’ils soient français ou étrangers (Baubérot, 2015; Baubérot et Milot, 2011). Ce tournant lexical, outre son gain analytique, permet d’abord la prise en compte de l’ensemble des modèles de laïcité possibles, de rompre ensuite, et du même coup, avec l’idée d’une laïcité française monolithique et, enfin, de ne plus étudier les régimes de laïcité étrangers comme des copies déficientes du modèle français, mais bien comme des formes à part entière (Bhargava, 2007). Il est à noter que si l’ensemble des modèles observables témoignent de la volonté des États de réduire les discriminations religieuses, leurs mises en œuvre respectives en la matière empruntent des voies très variées et obtiennent des résultats qui le sont tout autant.

Cet article vise non seulement à exemplifier la pluralité des laïcités, mais aussi à montrer, à partir de quelques cas, comment laïcité et discrimination se croisent et peuvent se nourrir réciproquement. Il se penche d’abord sur le modèle français puis sur des régimes empruntés à l’Amérique du Nord et à l’Asie du Sud. Pour soutenir sa démarche, cet article s’appuie sur la typologie des régimes de laïcité de Milot (Baubérot et Milot, 2011).

I – Eléments de réflexion entourant
la notion de laïcité dans le monde

En matière de laïcité, la comparaison entre pays n’apparaît pas toujours aisée puisque ce terme se traduit difficilement. Les Anglo-saxons utilisent le mot polysémique secularism qui comprend trois niveaux d’analyse : 1) la séparation des pouvoirs politique et religieux (notre conception de la laïcité), 2) la sécularisation[2] globale de la société et 3) la sécularisation des individus. La French laïcité ou le néologisme laïcity se rencontrent de plus en plus régulièrement dans la littérature et témoignent moins d’une vitalité spécifique de la « laïcité à la française », que du constat, à l’étranger, de l’obsession française à mobiliser cette notion face aux questions religieuses (Baubérot, 2006 ; Casanova, 2011). Certains pays ont choisi une traduction malheureuse qui nuit à sa compréhension et à son acceptation. Ainsi, au Népal, la formulation retenue, dharma nirapeksata, signifiant littéralement « loin du dharma », se révèle insupportable pour les hindouistes ultra-majoritaires, pour qui le dharma se situe au fondement de tout ce qui est favorable à la vie et positif pour la société (Letizia, 2012).

La diversité des régimes de laïcité s’explique par les multiples contextes historiques ayant présidé à leur configuration et n’en facilite pas la comparaison. Une telle démarche comparative nécessite l’utilisation d’indicateurs stables et observables dans chacun des pays. C’est la méthode retenue par la typologie des régimes de laïcité élaborée par Milot, qui mobilise les quatre éléments qui, selon elle, définissent et structurent la laïcité : l’égalité entre les citoyens en matière religieuse, la liberté de conscience, la neutralité et la séparation de l’État et des Églises (Milot, 2008). Cette typologie dessine six régimes de laïcité idéaltypiques caractérisés respectivement par l’accent porté sur un ou plusieurs de ces quatre éléments. Elle permet d’analyser tout type de laïcité et d’en saisir éventuellement la dimension discriminatoire. En voici un survol très rapide.

La laïcité « séparatiste » traduit la volonté de séparer nettement les pouvoirs politique et religieux. Toutefois, poussée à l’extrême, cette séparation ne constitue plus un moyen, mais une fin, conduisant à une étanchéité des sphères privée et publique entravant la liberté religieuse. La laïcité « autoritaire » correspond à un processus brutal d’affranchissement de l’État des pouvoirs religieux, qui peut s’étendre à l’espace public[3], comme ce fut le cas en Turquie. En contexte de diversité religieuse, elle impose aux segments de population les moins sécularisés l’effacement de leurs références religieuses au nom de l’homogénéité, nuisant ainsi à une réelle impartialité de l’Etat. La laïcité « anticléricale » se traduit par l’effacement dans l’espace public de tout signe religieux, vécu comme une agression contre la modernité. Elle peut devenir antireligieuse voire se transformer en athéisme d’État comme dans les pays communistes. La laïcité « de foi civique » insiste sur la citoyenneté et les valeurs communes, sous-tendant une logique d’allégeance impliquant neutralité d’apparence et méfiance envers les valeurs « importées ». Elle ne refuse pas en revanche les signes religieux jugés patrimoniaux dans des bâtiments institutionnels. La laïcité « de reconnaissance » priorise les droits de l’homme pour protéger l’autonomie morale individuelle et la justice sociale. Cette approche met en tension les droits individuels et les droits collectifs et est critiquée pour ses risques, réels ou fictifs, de développer les communautarismes. Enfin, la laïcité « de collaboration » permet, malgré un régime de séparation, une collaboration entre l’État et les groupes religieux pour le bien de la société civile. Elle présente néanmoins un risque d’inégalité si tous les groupes (religieux, athées, agnostiques) et toutes les religions ne sont pas représentés (Baubérot et Milot, 2011, p.87-116).

 Commençons par appliquer cette typologie au modèle français, afin d’en cerner la diversité.

II – Le cas français

L’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen[4] constitue la première étape d’une laïcisation à portée réellement universelle. Il met fin aux discriminations religieuses que l’État français pratiquait depuis la révocation de l’Édit de Nantes en 1685. Cet article transforme la religion en une simple opinion et offre, ainsi, à tous, un cadre égalitaire de liberté de conscience, assimilable à la laïcité de reconnaissance. Toutefois, une laïcité beaucoup plus autoritaire et anticléricale surgit à partir de 1792, avec des mesures de déchristianisation visant notamment l’éradication des manifestations religieuses dans l’espace public, telles que les processions, les sonneries d’Églises ou le port de signes religieux en dehors des cérémonies. Ces mesures ont pour conséquences de réduire l’expression religieuse collective et individuelle et de la confiner à la sphère domestique. La loi de 1905 instaure, à l’inverse, une laïcité séparatiste plutôt libérale, qui vise un réel respect du croire ou ne pas croire et accorde la liberté de pratique dans l’espace public. Cette approche libérale perdure jusqu’à la fin du XXe, confirmée par plusieurs avenants à la loi, qui répondent positivement aux demandes religieuses émergeant de la société : aménagement des repas, autorisation d’absence pour les fêtes religieuses, rétablissement des carrés confessionnels dans les cimetières… (Dharréville, 2013). L’observation de la présence autorisée de la religiosité des élèves dans les établissements publics durant une grande partie du XXe siècle témoigne des négociations permanentes et non hostiles qui ont pu exister entre le religieux et l’école laïque (Massignon, 2000) et met en lumière l’existence d’une laïcité de reconnaissance rarement évoquée. La situation change soudain au tournant du XXIe siècle, avec l’émergence d’une nette animosité envers la religion musulmane : c’est le retour des laïcités autoritaire et anticléricale, fondées sur le désir de disparition des signes religieux dans l’espace public. Cet esprit sous-tend les lois de 2004[5] et de 2010[6]. On observe par ailleurs la mobilisation inédite d’une argumentation féministe associant laïcité et égalité hommes-femmes. En effet, depuis le XIXe siècle, les femmes ont toujours été le parent pauvre de la laïcisation républicaine, y compris scolaire, et ont même souvent pâti de l’antiféminisme républicain (Rochefort, 2007) ; certains mouvements laïques sont même allés jusqu’à s’opposer aux mouvements en faveur de la contraception et de l’avortement (Baubérot, 2006). Aujourd’hui, les courants féministes « mainstream » continuent à perpétuer non seulement un discours paternaliste, déjà présent au XIXe, qui dénie aux femmes la capacité de s’émanciper elles-mêmes (Ibid., 2006), mais aussi l’idée que le voile ne peut s’envisager que comme un signe d’oppression, en dépit de toutes les enquêtes de terrain, qui, depuis vingt ans, soulignent pourtant sa polysémie (Bouyahia et Sanna, 2013; Gaspard, 2006; Gaspard et Khosrokhavar, 1995). Seuls les courants intersectionnels, postcoloniaux et queer, solidaires de cette démarche d’autodétermination, se positionnent contre son interdiction (Bilge, 2010; Guénif-Souilamas et Macé, 2004). Ces courants dénoncent notamment le racisme et le sexisme présents dans ces discours favorables à la prohibition du voile (Delphy, 2006), mettant en lumière qu’une conception étroite de la laïcité constitue une triple source de discrimination (genre, race et religion) en rupture avec sa vocation initiale d’égalité et de liberté de conscience.

Des choix historiques discriminatoires expliquent par ailleurs l’organisation actuelle de la laïcité en France, qui est loin d’être uniforme sur l’ensemble du territoire. Ainsi, il n’existe pas un unique mode d’application, mais huit, dont six sont en filiation avec l’article 43 de la loi de 1905, qui souhaitait ne pas la voir appliquée dans les colonies[7] (Algérie et autres territoires d’outre-mer)[8], constituant de fait une discrimination territoriale. Au début du XXe, l’État présentait de nombreuses ambivalences en matière de laïcité, à l’image de l’envoi de missionnaires assurant, en son nom, une mission civilisatrice et éducative dans les colonies, alors que ces mêmes congréganistes étaient interdits d’enseignement en métropole depuis 1904[9]. La non-application outre-mer de cette loi explique l’absence actuelle de séparation entre l’État et les Églises dans certains territoires, comme en témoigne par exemple le caractère établi du catholicisme en Guyane, où les prêtres sont payés par l’État. La reconnaissance de cette seule religion constitue une discrimination potentielle pour les autres. Un autre exemple historique de discrimination territoriale réside dans la persistance de l’État français à refuser, jusqu’à l’indépendance, que la loi de 1905 soit appliquée en Algérie malgré les demandes exprimées par les dignitaires musulmans, et désapprouvées par les militaires ou les colons. Ce refus s’inscrit par ailleurs dans le contexte de l’application du régime de l’indigénat dans les colonies, alors même que la métropole vantait simultanément les valeurs universalistes du triptyque républicain et les vertus de la laïcité, oubliant que cet universalisme excluait femmes et colonisés : ces derniers ne possédaient qu’un statut de sujets de l’empire colonial français et non de citoyens, signifiant restrictions des libertés et exclusion des droits politiques jusqu’en 1946, sans parler du système du collège électoral en cours en Afrique établissant que la voix d’un « Blanc » valait trois fois celle d’un « musulman » et dix fois celle d’un « Noir » (Baubérot, 2006, p. 57-67).

Un autre régime se déploie également en Alsace-Moselle, qui n’était pas française au moment du vote de la loi de 1905, dont la population n’a pas souhaité l’application lors du rattachement à la France. Cette spécificité implique des pratiques religieuses insoupçonnées dans le reste de la métropole, telles que des cours de religion obligatoires à l’école publique, dont certains locaux sont régulièrement ornés de crucifix (parfois à peu de distance de la charte de la laïcité…), la validation des nouveaux évêques par le Président de la République ou le salariat des prêtres, pasteurs et rabbins, conséquence de la persistance du système concordataire des cultes reconnus (catholicisme, luthérianisme, calvinisme et judaïsme). Une des conséquences de ce dernier point implique la non-reconnaissance de l’islam, qui peut difficilement ne pas être ressentie comme une discrimination. Pour y remédier, une expérience à petite échelle a pris forme à la rentrée 2016 avec l’introduction de l’enseignement de l’islam dans quelques lycées, contre l’avis de l’observatoire de la laïcité qui aurait préféré que l’expérience consiste en un enseignement laïque du fait religieux et en la mise en option de l’enseignement confessionnel[10].

Ces différents exemples attestent de la grande variabilité des régimes de laïcité sur le territoire français et de la nette asymétrie de traitement entre les citoyens (Baubérot, 2015, p. 130). Dans le cadre d’un pays jacobin tel que la France, qui se vit profondément comme « une et indivisible », cette multiplicité des cas nous amène à souligner la distance existant entre l’idéal et le réel et nous pousse à étudier d’autres types d’organisation politique. Qu’en est-il dans les pays ne portant pas cette vision d’homogénéité et d’unicité, notamment les pays fédéraux et/ou multiculturalistes, tels les États-Unis ou le Canada ?

III – Canada et USA :
deux pays fédéraux multiculturalistes ayant choisi des aménagements différents en matière de séparation entre l’État et le religieux

Contrairement à la nouvelle tendance française, la laïcité aux USA et au Canada ne s’affirme pas comme une valeur, mais uniquement comme un cadre politique et juridique d’aménagement de la diversité religieuse, marqué par la séparation des pouvoirs religieux et politique. Elle apparait très tôt et sans lutte, dans leur histoire respective (Milot, 2004, p. 109 à 123). Aux États-Unis, le premier amendement de la Constitution instaure dès 1791 un « mur de séparation » entre le religieux et le politique, qui vise moins à lutter contre les discriminations religieuses qu’à répondre à la peur tenaillant les divers courants protestants que l’un d’entre eux puisse prendre le pas sur les autres et parvenir ainsi à influencer, voire investir, l’État (Froidevaux, 2005). Au Canada, l’idée de protection du pluralisme religieux et de la liberté de conscience apparaît précocement. Dès le Traité de Paris de 1763, les Britanniques accordent aux catholiques canadiens une liberté de religion qu’ils n’auraient jamais eue en Angleterre, instaurant ainsi un régime de tolérance, qui assure une paisible coexistence des religions. Cette coexistence est telle qu’il n’a jamais été besoin de légiférer contre les velléités d’établissement d’une Église spécifique. Cette volonté de séparation du religieux et du politique, jusque-là tacite, transparait plus clairement, en 1874 dans les lois limitatives de « l’influence indue », dont l’objectif consiste à empêcher les clercs d’infléchir le vote des citoyens durant leurs prêches (Milot, 2004, p. 113).

Les deux pays diffèrent également dans leur manière d’afficher et d’appliquer la séparation entre les deux pouvoirs. Aux États-Unis, le principe constitutionnel du « mur de séparation » est supposé incontournable aux niveaux fédéral et fédéré. Concrètement, cette très stricte séparation implique, par exemple, pour l’État, l’impossibilité de financer les écoles confessionnelles, de se prononcer sur le port des signes religieux par les élèves ou les fonctionnaires ou de statuer sur le sens qu’un vêtement religieux est supposé véhiculer. De ce point de vue là, le mur de séparation américain apparaît moins discriminant que ce qui se pratique en France. Toutefois, en regard d’une telle séparation, la présence de la référence religieuse au plus haut niveau de l’État ne manque pas de questionner l’observateur, qui pourra s’interroger s’il n’existe pas malgré tout une asymétrie de traitement entre les religions. En principe, cette référence religieuse constitue seulement la marque d’un « déisme institutionnel », surplombant l’ensemble des religions empiriques (Baubérot et Milot, 2011, p. 91). Toutefois ce déisme, régulièrement transformé en « christianisme institutionnel » est instrumentalisé politiquement, potentiellement au détriment des populations non chrétiennes, et met régulièrement à mal la conception du mur de séparation, comme l’ont illustré en juin 2002 la volonté de G.W. Bush de nommer des juges favorables à l’idée que les droits humains provenaient de Dieu ou éventuellement en 2016, les déclarations discriminatoires envers les musulmans de Donald Trump, alors encore candidat à la Maison-Blanche. Ce type de déclaration dépasse l’opinion personnelle et risque de porter gravement atteinte au principe de séparation constitutionnel, d’autant plus facilement que plus de 60% de la population américaine pensent que la démocratie ne peut exister sans une croyance généralisée en Dieu (Milot, 2004, p. 121-122). On observe donc aux États-Unis une sorte d’alternance entre la laïcité de séparation et la laïcité de collaboration.

Cette interférence entre le politique et le religieux apparaît impossible au Canada. Si la séparation entre l’Église et de l’État est purement tacite, elle est néanmoins formellement encadrée et soutenue par la jurisprudence (Milot, 2009) et les risques de discriminations sont totalement contenus par la Charte canadienne des droits et libertés[11], très explicite sur les attentes constitutionnelles en matière d’égalité et de liberté de conscience. Cette volonté de lutter contre les discriminations transparaît par la primauté donnée aux droits individuels, dont le respect peut conduire à la mise en place d’accommodements dits « raisonnables », reconnaissant les particularismes religieux (mais pas seulement), tout en préservant les normes communes. Certains opposants au système des accommodements y voient un risque de fragmentation sociale, tandis que ses partisans soulignent au contraire leurs effets positifs sur l’intégration des minorités (Milot, 2004, p. 118-119). Le choix d’adopter une laïcité de reconnaissance, souvent qualifiée localement « d’ouverte », se traduit par une approche de la neutralité qui ne s’impose qu’aux bâtiments et aux textes, tout en permettant aux agents des services publics de pratiquer leur culte sans que leur loyauté ne soit mise en doute, étendant ainsi le principe d’égalité et de liberté de conscience à tous les individus. L’observateur français sera donc surpris de rencontrer certains policiers, enseignants et autres fonctionnaires, jusqu’au ministre de la défense du gouvernement Trudeau, portant voile ou turban, et de constater que le burkini est accepté dans les écoles québécoises pour éviter, de manière pragmatique, l’absentéisme de certaines fillettes aux cours de natation.

Face à ces modèles de stricte séparation en contexte pluraliste, découvrons le régime de laïcité adopté par deux sociétés bien plus hétérogènes encore, et ayant choisi une autre approche pour réduire les discriminations.

IV – L’Inde et le Népal :
une laïcité marquée par le contexte religieux et le principe de « distance principielle »

Les sociétés indiennes et népalaises se caractérisent par leur extrême hétérogénéité. Loin de vouloir apparaître comme « une et indivisible », ces sociétés souhaitent, au contraire, tenir compte du système des castes (que ce soient les Varnas ou les Jatis), des différentes religions et des nombreuses ethnies qui les composent. L’hindouisme, majoritaire dans les deux pays et à l’origine du système des castes, constitue une religion hégémonique qui contribue au taux élevé de tensions intercommunautaires. L’adoption de la laïcité constitue aujourd’hui une réponse partielle à ces tensions et aux discriminations associées (Bhargava, 2007, p. 134).

En Inde, c’est en 1950 que plusieurs prescriptions laïques ont été intégrées à la Constitution (le terme de « secular » n’apparaîtra qu’en 1976), de sorte que le pays satisfait constitutionnellement les conditions minimales attendues pour être considéré comme un État laïque : pas de religion établie, absence de cours de religion dans les écoles publiques, laïcisation des lois pénales, garantie des libertés de conscience et d’abjuration religieuses, non-obligation d’impôts religieux et devoir de l’État de s’abstenir de toute discrimination envers ses citoyens sur la base de leur religion, race, caste, genre ou lieu de naissance (Bhargava, 2014).

Toutefois, le modèle indien comporte aussi des dimensions contextuelles qui en font un régime vraiment à part. Il postule que les conflits ne peuvent pas toujours être résolus à l’aide de principes généraux abstraits, mais doivent pouvoir recourir au cas par cas, à l’accommodement, qui apparaît comme une voie moyenne permettant d’abandonner tout dogmatisme (Bhargava, 2007, p. 139). Pour ce faire, il n’est pas rare que ces aménagements ciblent des groupes spécifiques, illustrant une laïcité de collaboration, non exempte de discriminations. Ce modèle est structuré par sept spécificités contextuelles :

  • caractère incontournable des religions : elles sont l’assise de la société ;
  • respect de valeurs jugées équivalentes et envisagées tant individuellement que collectivement : liberté, égalité, paix, tolérance entre communautés, dignité, prospérité matérielle ;
  • volonté égale de réduire les discriminations externes (exercées par un groupe religieux sur un autre) et internes (touchant les plus vulnérables au sein d’un groupe) ;
  • absence de séparation absolue entre l’État et les religions. Cette « distance de principe » dite aussi « distance principielle » prône que chaque personne ou groupe soit traité avec un égal respect, ce qui n’évacue pas la possibilité d’un traitement différencié. L’État ne doit pas être guidé par des motifs religieux et doit protéger les valeurs et les principes constitutionnels.
  • reconnaissance officielle et donc publique des communautés religieuses ;
  • combinaison permanente entre l’hostilité active et l’indifférence respectueuse de l’État : l’État peut, selon les cas, intervenir tant pour soutenir que pour contrecarrer des pratiques religieuses ;
  • prise en compte constitutionnelle des droits individuels et collectifs (Bhargava, 2007, 2013, 2014).

Si le projet de laïcité indienne semble beau sur le papier, il existe une distance entre sa dimension légale et sa réalité dans les faits. Beaucoup de situations, notamment en matière de discrimination, restent ambiguës et les résultats de la mise en place de la laïcité demeurent mitigés, au point que plusieurs observateurs jugent le système en crise. La Constitution parvient à contrer les opposants à la laïcité et permet aux groupes marginalisés de revendiquer une plus grande inclusion, toutefois, le système reste fragile. En matière de discrimination externe, l’État marque régulièrement une préférence pour la majorité hindouiste : la police fait preuve d’une plus grande violence envers les minorités, on observe l’absence de dispositif d’aide humanitaire pour certaines minorités en situations d’urgence, les minorités sont plus faiblement indemnisées en cas de sinistres… La Cour Suprême doit, par ailleurs, suspendre certains verdicts de la Haute Cour de justice, régulièrement inconstitutionnelle car visiblement défavorable aux minorités : elle n’applique les principes laïques que lorsqu’ils avantagent la majorité hindouiste. En matière d’exclusion interne, les lois conservent un impact limité : les femmes pâtissent toujours de lois spécifiques à chaque communauté et qui les désavantagent souvent en regard de ce qui est accordé aux hommes. Quant aux dalits (les « intouchables »), ils ont plus de droits théoriques qu’auparavant, mais, dans les faits, ils subissent toujours nombre de discriminations concrètes (interdiction de fréquenter certains temples, de marcher dans la rue….) (Bhargava, 2014).

Cette persistance d’une exclusion liée au religieux témoigne d’un manque de volonté de l’État de faire appliquer rigoureusement la Constitution. Malgré tout, celle-ci permet aux partisans de la laïcité les plus actifs de lutter contre les détracteurs de la laïcité, principalement les ultranationalistes hindous, qui la rejettent en tant que forme de pensée occidentale et moderne, incompatible avec une indianité fondée uniquement sur la tradition (Bhargava, 2007). Par ailleurs, le principe de laïcité est rejeté, car régulièrement considéré comme un moyen de sanctionner les pratiques hindouistes au profit des minorités, le rendant suspect de favoritisme, tel que pourrait le laisser supposer, par exemple,la lutte contre les castes qui vise spécifiquement l’hindouisme, ne touchant ni les musulmans ni les chrétiens. La distance principielle qui, selon le contexte, peut aider ou contrecarrer les diverses religions en leur appliquant un traitement différencié est de ce fait le plus souvent mal saisie (Bhargava, 2007, 2014).

Au Népal, la laïcité en gestation depuis les années 1990, validée par l’État en 2008, n’a intégré officiellement la Constitution qu’en 2015[12]. Comme en Inde, le Népal connaît une domination des hautes castes hindouistes, qui induit discriminations et inégalités socio-économiques chez les minorités religieuses. Celles-ci ont vu dans le projet de laïcité une manière de s’en protéger. Ce projet consiste en la reconnaissance de la pluralité religieuse du pays et non de son éradication, conduisant étonnamment pour un observateur français, à un lien étroit entre l’activisme religieux et le mouvement laïque (Letizia, 2012, p. 71-72). Toutefois, ce projet laïque comporte également une dimension politique : maoïstes, marxistes-léninistes, ultranationalistes hindouistes et modérés instrumentalisent leurs propres interprétations à des fins électoralistes. Il a servi notamment à destituer le roi en 2006 et, actuellement, les ultranationalistes le combattent en dénonçant la visibilité,  agressante pour les hindouistes, de nouvelles pratiques religieuses récemment apparues dans l’espace public du fait de la laïcité (abattage des vaches, sonnerie des Églises, ajout de fêtes religieuses au calendrier), permettant ainsi de stimuler la haine intercommunautaire en jouant sur la peur des risques encourus par l’identité nationale. La définition de la laïcité des ultranationalistes favorise la domination hindouiste, tandis que l’interprétation maoïste y voit plus une reconnaissance pluraliste (Ibid, p. 73-81).

CONCLUSION

Cet article met l’accent sur l’existence d’une variété de modèles laïques, dont aucun ne peut se prévaloir d’être « le vrai », ces variantes contextuelles répondant aux attentes spécifiques et historicisées de chaque société. La prise en compte de critères tels que l’égalité, la liberté de conscience, la neutralité et la séparation rend possible le développement d’une modélisation universelle de la laïcité, permettant la comparaison des différents régimes. Si, le plus souvent, les différents modèles laïques mobilisent l’égalité et la liberté de conscience pour lutter contre les discriminations religieuses, force est de constater que les approches retenues sur le terrain sont parfois très différentes, voire antagoniques. Certaines sociétés préfèrent appliquer une loi identique pour tous, mais n’évitent finalement pas la possibilité d’une discrimination indirecte, potentiellement réductible par le biais d’accommodements individuels. D’autres sociétés préfèrent une logique privilégiant un traitement différencié et discriminant, visant à réduire des problèmes spécifiques, finalement une discrimination au service d’une société plus juste…

La séparation entre l’État et le religieux connait donc une rigidité variable, tout comme celle existant entre citoyenneté et appartenance religieuse. La grande majorité des États démocratiques et laïques ont choisi de défendre prioritairement les droits des individus face à ceux des communautés, si l’on en croit leurs récits nationaux, qui dissimulent pourtant parfois quelques paradoxes. Ainsi, en France, l’évidence du  refus d’une défense des droits collectifs ne résiste pas à l’observation de la réalité. Si cet article a mis par exemple en lumière les différences de traitement induites par les huit régimes de laïcité, la prise en compte des droits communautaires concerne aussi d’autres terrains que le religieux, à l’image de la multitude de micro-exceptions juridiques, favorisant tel ou tel groupe social, y compris genré, dont tient compte notamment l’administration fiscale. Cette reconnaissance ciblée se rencontre aussi aux États-Unis et au Canada avec les législations spécifiques concernant les communautés autochtones, ainsi qu’en Inde et au Népal où la prise en compte de droits collectifs se distingue encore plus nettement, concernant tant les religions que les différentes ethnies et castes.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 115.

 [1] Doctorante en sociologie à l’UQAM sous la direction de Micheline Milot et Anouk Bélanger (Montréal, Canada), affiliée au CEETUM (Centre d’Études Ethniques des Universités Montréalaises).

[2] Entendue comme la diminution de la référence religieuse.

[3] Il est question ici de l’espace public non institutionnel, tel que la rue.

[4] Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. « Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».

https://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Constitution/Declaration-des-Droits-de-l-Homme-et-du-Citoyen-de-1789, consulté le 18 septembre 2016

[5] Loi d’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école.

[6] Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.

[7] Non application de la loi de 1905 en Nouvelle Calédonie, Polynésie française, Saint-Pierre et Miquelon, dans les Terres australes et antarctiques, à Wallis et Futuna ainsi qu’en Guyane et à Mayotte (Baubérot, 2015, p. 129).

[8] Non-application ou l’application partielle de la loi de 2004 en Polynésie et en Nouvelle Calédonie ; abolition très récente de la polygamie à Mayotte (2010), application du droit civil musulman aux côtés du droit français pour les affaires familiales, avec des juges musulmans rémunérés par l’État français… (Baubérot, 2006, p. 57-67).

[9] Loi Combes du 7 juillet 1904.

[10] http://loractu.fr/france/10545-l-alsace-pourrait-integrer-l-islam-dans-ses-cours-de-religion-a-l-ecole.html consulté le 19 septembre 2016.

[11] L’article 2 souligne notamment la liberté religieuse de chacun et l’article 15 affirme le droit au traitement égal devant la loi, indépendamment de toute discrimination.

[12] https://asialyst.com/fr/2015/10/02/nepal-la-nouvelle-constitution-en-debat/

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Laïcité et prison : que dit le Droit ?

par Alexandre DELAVAY,
Avocat au Barreau de Paris
cofondateur du site Prison Insider,
site internet d’information et d’échange sur les conditions d’incarcération dans le monde.

Art. 123. Le service pénitentiaire s’est vu reconnaître, par voie législative, la qualité de service public administratif duquel les personnes détenues sont usagères. Le même corpus de règles juridiques devrait dès lors indistinctement s’appliquer à l’intérieur et à l’extérieur des établissements pénitentiaires. Toutefois, les caractéristiques inhérentes à la prison, sécuritaires principalement, imposent un aménagement des normes à la privation de liberté. Les réformes pénales et pénitentiaires successives n’ont pourtant pas intégré pleinement cette dimension, laissant le droit pénitentiaire morcelé et composé de règles éparses.

Tel est le cas pour l’application du principe de laïcité, qui garantit à chacun la liberté de conscience, celle d’exprimer ses convictions et de pratiquer la religion de son choix. Repas confessionnels, objets de culte ou aumôniers, en prison la règle a longtemps été empirique, soumise à la politique propre à chaque établissement. Aujourd’hui, les règles applicables en ce domaine se précisent, notamment au fil de la jurisprudence administrative, et tendent à une conception commune à tous les établissements pénitentiaires. Le principe de neutralité de l’Etat qu’induit celui de laïcité est atténué au profit d’une intervention inédite de la puissance publique, notamment afin d’assurer la libre pratique cultuelle des personnes détenues.

Comment et par quels moyens, juridiques et matériels, l’Etat concilie-t-il ses obligations résultant du principe de laïcité et les contraintes inhérentes au service public pénitentiaire ?

Les normes juridiques encadrent la pratique du culte en détention et tentent de limiter les atteintes pouvant y être portées, tout en obligeant l’administration pénitentiaire à fournir les moyens matériels de cet exercice. Bien qu’ayant favorablement évolué, cette situation juridique nécessite que des efforts soient poursuivis.

ENCADRER PAR LE DROIT
LA PRATIQUE CULTUELLE EN DETENTION

L’encadrement normatif de l’accès au culte

Le garde des Sceaux dispose d’un pouvoir réglementaire étendu, lui permettant de prendre « les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous leur autorité »[1]. Ce pouvoir général est complémentaire de celui du chef d’établissement, qui jouit d’un pouvoir particulier en qualité de chef de service.

Cette qualité[2], lui confère le pouvoir de concilier les impératifs liés à la gestion d’un service public avec les droits fondamentaux constitutionnellement garantis, ce en l’absence de texte législatif suffisamment précis[3].

Dans le cadre du service public pénitentiaire, la conciliation s’opérera entre les obligations sécuritaires et le respect de la liberté de culte. Pour ce faire, le chef d’établissement dispose de deux outils juridiques principaux que sont le règlement intérieur et les mesures internes.

Le règlement intérieur est censé « affirmer la conception de l’Etat de droit dans l’enceinte de l’établissement » [PECHILLON 2004]. Son édiction est obligatoire et a pour but de déterminer les règles applicables en détention. Le règlement revêt un rôle primordial pour la pratique cultuelle des personnes incarcérées.

Longtemps hors du contrôle juridictionnel, il faut attendre l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989[4], relatif au port des signes religieux à l’école, pour accéder à un contrôle des règlements intérieurs. Jusqu’alors considérés comme des mesures internes d’organisation du service public, le Conseil d’Etat reconnaît la validité de ces règlements « sous réserve du contrôle de légalité ».

Pour faciliter l’uniformisation de l’application des règles pénitentiaires, dont l’accès au culte, l’article 86 de la loi pénitentiaire de 2009 prévoyait l’adoption, par décret en Conseil d’Etat, d’un règlement intérieur type. Ce texte a éprouvé les plus grandes difficultés à être adopté, tant et si bien qu’un rapport sénatorial sur l’application de la loi pénitentiaire [LECERF, 2012] faisait état de cette situation, constatant un réel manque et appelant à l’adoption de ce décret « très attendu » pour un meilleur respect des droits des détenus.

Cela s’expliquait sans doute par une réticence historique du juge administratif à « pénétrer dans l’univers carcéral », selon les termes du commissaire du gouvernement Mathias GUYOMAR. Ce n’est en effet que par les arrêts Caillol[5],[6] que la compétence du juge administratif va être reconnue pour « le fonctionnement administratif du service pénitentiaire ».

Plus de trois ans après l’adoption de la loi pénitentiaire, le décret créant un règlement intérieur type[7] a été promulgué le 30 avril 2013.

L’article 18 de ce décret est relatif à l’assistance spirituelle. Les trois derniers alinéas reconnaissent aux personnes incarcérées le droit d’exercer le culte de leur choix, soit dans leur cellule, soit au cours d’offices religieux. Le rôle des aumôniers est appréhendé par le prisme de ces offices, qu’ils animent, et par celui de la correspondance libre et anonyme avec les personnes incarcérées.

Concernant les mesures d’ordre intérieur, le chef d’établissement exprime son pouvoir de chef de service par le biais d’actes juridiques directement liés au traitement individuel des détenus. Les implications de ces mesures peuvent être particulièrement attentatoires aux libertés individuelles.

L’expression du pouvoir de l’administration pénitentiaire trouve ici une application très large, dont le juge administratif a longtemps refusé d’étudier la légalité.

De minimis non curat praetor. Le contrôle juridictionnel des mesures d’ordre interne s’est longtemps résumé à cet adage. Le juge administratif, pourtant compétent pour connaître de la régularité des actes de fonctionnement du service public pénitentiaire, a longtemps jugé irrecevables les requêtes dirigées contre des mesures individuelles internes.

Le vice-président du Conseil d’Etat, relevait deux incohérences dans cette absence de contrôle, tenant d’une part à la compétence expressément reconnue au juge administratif et d’autre part au statut de citoyen attachés aux détenus [SAUVE, 2009].

Si l’arrêt Marie, en 1995[8], accepte pour la première fois la recevabilité des mesures d’ordre interne, c’est à la condition qu’une telle requête se fonde « sur une atteinte sensible à des libertés ou droits protégés », aux termes des conclusions du commissaire du gouvernement, Patrick FRYDMAN.

Toutefois, si la liberté de culte est un droit fondamental, rares sont les mesures portant directement atteinte à cette liberté. Les violations constatées sont plus souvent constituées par le silence des textes, même internes, que par une interdiction formelle et explicite.

Pour pallier ce manque, le juge administratif va finalement adopter un réel contrôle de proportionnalité, appréciant l’ensemble des effets qu’implique une mesure individuelle. Par les arrêts Remli[9] et Rogier[10] le juge va considérer recevable la requête dirigée contre une mesure de mise à l’isolement, en ce qu’elle « prive la personne qui en fait l’objet de l’accès à celles des activités […] qui sont proposées de façon collective aux autres détenus ».

Les conclusions du commissaire du gouvernement Claire LANDAIS sur ces arrêts, témoignent d’une conception stricte de l’atteinte aux droits fondamentaux, qui « doit être regardé[e] comme étant en cause lorsque la décision attaquée y porte atteinte et même, s’agissant de détenus, une atteinte excédant celle qu’implique nécessairement cette condition ».

Deux critères de contrôle des actes de l’administration pénitentiaire seront adoptés par les trois arrêts d’assemblée, Boussouar, Planchenault et Payet[11]. Il s’agit d’une part du critère matériel, de la nature de la décision, et, d’autre, part des conséquences pratiques qu’elle induit. Ainsi, la laïcité, en ce qu’elle garantit la liberté de l’exercice effectif du culte, trouve une protection théorique assurée.

Les juges du fond ont adopté cette démarche et n’hésitent pas à étudier les éventuelles sanctions prises à l’encontre des personnes détenues à l’aune de la liberté de religion, exerçant un contrôle entier sur ces mesures individuelles et modulant parfois la sanction prononcée[12].

L’encadrement de la compétence du chef de service assure un respect théorique de la pratique cultuelle en détention. Toutefois, la notion de laïcité interroge celle de neutralité en tant que principe autonome.

Le principe de neutralité impose à l’Etat et à ses services publics de garantir à chacun le libre exercice de son culte et d’assurer l’égalité des citoyens face au service public, quelle que soit leur religion. Ce principe revêt une importance toute particulière eu égard à la promiscuité forcée inhérente au service public pénitentiaire.

L’application du statut de la fonction publique : le droit à la neutralité

Le personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire est soumis à des obligations multiples. En tant qu’agents titulaires d’un service public, ils dépendent d’abord du statut général de la fonction publique. Leur est également applicable le statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire, prévu par le décret du 21 novembre 1966[13]. Enfin, ils dépendent du statut particulier du corps du personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire, en vertu du décret du 14 avril 2006[14].

Le statut particulier applicable au personnel de l’administration pénitentiaire en général et au corps du personnel de surveillance en particulier leur impose le respect des droits des personnes détenues, dont la liberté de culte.

Cette obligation ressort également du code de déontologie des agents du service public pénitentiaire, adopté par décret du 30 décembre 2010[15], pris en application de l’article 11 de la loi pénitentiaire de 2009 et dont la légalité a été confirmée par le Conseil d’Etat[16]. Le code de déontologie impose notamment aux agents l’obligation d’informer les détenus de leurs droits et de leurs obligations. Lorsque les détenus arrivent en détention, ils sont ainsi systématiquement informés de la possibilité de pratiquer une religion au sein de l’établissement, notamment par le biais du livret d’accueil « Je suis en détention ».

Le personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire est soumis au strict respect du principe de neutralité. Ce principe d’origine jurisprudentielle[17] s’impose à tous les services publics et, a fortiori, au service public pénitentiaire et à ses agents[18]. Dans le même temps, les agents du service public pénitentiaire, comme tous les citoyens, jouissent de la liberté de religion, conformément à l’article 6 de la loi statutaire n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

Toutefois, dans le cadre de leur service, ils sont soumis à une obligation stricte de neutralité, impliquant que soit constitutif d’une faute le fait pour un agent de porter un signe de nature à manifester son appartenance religieuse ou de s’adonner à des actes de prosélytisme peu importe la fonction de l’agent incriminé.

La liberté de culte connaît certaines limites en raison de l’application des normes de sécurité au sein des établissements. Le personnel de surveillance bénéficie d’une certaine latitude quant à l’application de ces règles, flexibilité qui nécessite du personnel qu’il dispose d’une formation continue et effective en matière de religions.

Le personnel de surveillance a pour mission d’assurer la sécurité au sein de l’établissement[19]. Cette mission de sécurité incombe tant au personnel de surveillance qu’au service public pénitentiaire dans son ensemble.

Le personnel de surveillance dispose de pouvoirs, qu’il exerce sous l’autorité du chef d’établissement. A ce titre, les fouilles de cellule et la confiscation des objets interdits par le règlement intérieur peuvent heurter la liberté de culte.

Si les fouilles des locaux sont prévues par l’article D. 269 du code de procédure pénale, leur réglementation se fait essentiellement par le biais de notes internes qui ne sont pas publiées au bulletin officiel du ministère de la justice. Elles peuvent s’avérer problématiques, lorsque le personnel de surveillance s’apprête à procéder à la fouille d’une cellule pendant la prière d’un détenu. Aussi, conformément à une note de l’administration pénitentiaire datant du 13 juillet 2007, le personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire est enjoint à différer la fouille le temps que la prière se termine.

La manipulation des objets cultuels peut aussi générer des tensions fortes et nécessite que les personnels soient informés et formés à la manipulation de ces objets.

Le personnel de surveillance a également un rôle prépondérant en matière de pouvoir disciplinaire. A l’instar des procédures disciplinaires en matière de fonction publique ou d’enseignement, celles auxquelles peuvent être soumises les personnes détenues entrent dans le champ de l’office du juge administratif. C’est dans ce cadre qu’ont pu être soumis au juge de l’excès de pouvoir des sanctions disciplinaires relatives à la pratique du culte en des lieux non prévus à cet effet.

Ainsi, il a été jugé qu’une sanction disciplinaire pouvait être prise à l’encontre d’un détenu priant dans la cour de promenade d’un établissement. Le juge d’appel, confirmant la position du juge de première instance, a considéré « que la liberté de culte en milieu carcéral s’exerce sous réserve des prérogatives dont dispose l’autorité administrative, aux fins de préserver l’ordre et la sécurité au sein des établissements pénitentiaires qui peuvent notamment se manifester par l’édiction de dispositions sur ce point dans le règlement intérieur »[20].

Pour le juge administratif, la circonstance que des lieux soient spécifiquement prévus pour l’exercice du culte et que les détenus puissent prier en cellule autorise que soient prises des mesures spécifiques tant qu’elles ne portent pas une atteinte disproportionnée à cette liberté[21] et que des sanctions puissent être prononcées en cas de violation de ces interdictions[22].

L’approche sécuritaire, lame de fond du droit pénitentiaire, semble conserver une importance particulière que l’on peut déplorer dans le cadre des sanctions disciplinaires. Entérinant cette position, le Conseil d’Etat a refusé d’annuler l’article R. 57-7-44 du code de procédure pénale suspendant la participation aux offices religieux des personnes placées en quartier disciplinaire[23].

PERMETTRE LA PRATIQUE CULTUELLE EN DÉTENTION :
UNE OBLIGATION POSITIVE A LA CHARGE DE L’ETAT

Le service public pénitentiaire connaît, en matière de culte, un régime parmi les plus dérogatoires. La loi de séparation des Églises et de l’Etat, du 9 décembre 1905, est à ce titre significative en son article 2. Ce dernier dispose que « pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». Tranchant singulièrement avec l’interdiction formelle d’un financement public du culte, cette disposition appelle une remarque et deux interrogations.

Concernant le financement des aumôniers, le juge administratif a pu confirmer la légalité des traitements versés. Le traitement qui leur est versé ne méconnaît pas les termes de la loi de 1905 en ce qu’ils apportaient un concours à la mission de service public qui, eu égard à l’objet de la congrégation, était exclusif de tout prosélytisme[24].

Se pose ensuite une question liée à la portée de cet article. La rédaction originelle fait état d’une simple faculté proposée à l’Etat. Dans la doctrine tant universitaire qu’organique, le verbe « pouvoir » renvoie non pas à une obligation stricte, mais à un choix discrétionnaire de la personne publique.

L’ancien contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie DELARUE, dans un avis relatif à l’exercice du culte dans les lieux de privation de liberté [CGLPL, 2011], précise que « le principe de laïcité, qui garantit le libre exercice du culte, doit être mis en œuvre ». Dans une démarche pédagogique, le conseiller d’Etat opère une interprétation extensive de cet article, lui conférant une portée obligatoire.

Enfin faut-il s’intéresser à la sémantique employée par le législateur de 1905. En effet, la loi propose, ou impose, à l’Etat le financement des aumôneries dans les « établissements publics ».

Bien que l’article 3 de la loi du 22 juin 1987 prévoie la possibilité pour les établissements pénitentiaires d’être érigés en établissements publics, cette possibilité est restée inexplorée et marginale. Serait-ce à dire que seuls les établissements publics, tels qu’on les définit aujourd’hui, peuvent voir leurs aumôneries financées par l’Etat ?

Jean-Marie DELARUE, dans l’avis du 24 mars 2011, insiste sur l’évolution du sens qu’on a donné à ce terme et précise qu’il s’agissait bien des « services autonomes relevant exclusivement de l’autorité publique », ainsi applicable aux lieux où les personnes n’ont pas accès à l’exercice du culte dans un délai jugé « raisonnable ».

Ces propos ont connu un écho jurisprudentiel particulier et récent. Par l’arrêt remarqué du 16 octobre 2013 précité, effectuant un revirement de jurisprudence relatif aux témoins de Jéhovah, le Conseil d’Etat fait de la simple faculté textuelle une obligation, considérant que l’administration pénitentiaire « doit (…) agréer comme aumônier un nombre suffisant de ministres de ce culte, sous la seule réserve des exigences de sécurité et de bon ordre de l’établissement ».

Il a précisé que les simples visites de droit commun (les parloirs) et le nombre restreint de personnes détenues pratiquant le culte concerné ne sont pas des motifs justifiant le refus d’agrément d’aumôniers.

Le manquement à cette obligation qu’a constitué le défaut d’agrément d’aumôniers témoins de Jéhovah a donné lieu à une série d’indemnisations des personnes incarcérées pratiquant ce culte par les juridictions de première instance[25].

La privation de la liberté d’aller et venir oblige l’Etat à prendre en charge les dépenses nécessaires au libre exercice des cultes. Le code de procédure pénale a précisément défini les conditions dans lesquelles s’exerce l’accès au culte.

La diversité des statuts et missions imparties aux aumôniers

Dès 2004, le ministère de la justice faisait de la liberté de culte un des éléments « d’humanisation des conditions de détention » [RAPPORT D’ACTIVITE DU MINISTERE, 2004]. Pour satisfaire aux exigences du code de procédure pénale qui prévoit que « chaque détenu doit satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle », la présence de près d’un millier d’aumôniers en détention est essentielle. L’article D. 439 du code de procédure pénale précise que les aumôniers sont désignés par le directeur interrégional des services pénitentiaires, qui consulte l’autorité religieuse compétente et recueille l’avis du préfet. On distingue trois types d’intervenants spirituels : les aumôniers indemnisés par l’administration, ceux non indemnisés et les auxiliaires bénévoles d’aumônerie, agréés selon la même procédure que vue ci-avant (article D.439-2).

En 2004, on dénombrait 324 aumôniers indemnisés par l’administration pénitentiaire, dont 44 à temps plein, 426 bénévoles et 168 auxiliaires bénévoles d’aumônerie.

On dénombre au 1er janvier 2015, 1628 intervenants cultuels, dont 453 aumôniers rémunérés par l’administration pénitentiaire, 972 aumôniers bénévoles et 203 auxiliaires d’aumônerie.

Néanmoins, les confessions sont représentées de manière très inégale. On compte aujourd’hui 760 intervenants catholiques (+6,14 % par rapport à 2014), 75 israélites, 193 musulmans (+13,53 % par rapport à 2014), 52 orthodoxes (+147% par rapport à 2014), 362 protestants (+6,8% par rapport à 2014) et 57 d’autres confessions (notamment bouddhistes et témoins de Jéhovah).

Il est nécessaire de dissocier le besoin de spiritualité, qui peut trouver à s’exercer individuellement, et la pratique cultuelle, qui se doit de trouver un encadrement institutionnel. C’est précisément sur ce point que l’aumônier assoit sa légitimité d’action. Il apparaît comme le cadre nécessaire à l’exercice constructif du culte, véritable référent pour l’administration pénitentiaire.

Sa présence assure un culte exercé dans le respect des obligations sécuritaires, en accord avec les règles de l’établissement pénitentiaire, évitant toute dérive.

Les missions des aumôniers sont précisées par le code de procédure pénale. L’article R. 57-9-4 leur confère la mission de célébrer les offices, dont le jour et l’heure sont fixés en accord avec le chef d’établissement (article R. 57-9-5). Au-delà des activités collectives, l’aumônier dispose d’un droit de libre circulation dans l’établissement, témoin d’un rapport de confiance avec l’administration pénitentiaire, lui permettant notamment un entretien individuel avec les personnes détenues, sans surveillance (article R. 57-9-6) et une correspondance confidentielle.

L’obligation de mise à disposition de moyens matériels :
la situation des objets cultuels et des repas confessionnels

La promiscuité carcérale implique que soient respectées des croyances aux pratiques diverses, dans un même lieu. Cette coordination s’avère parfois complexe et ouvre des pistes de réflexions pour le respect plein et entier de la pratique cultuelle des personnes détenues.

A l’instar de la rémunération des aumôniers, l’Etat est titulaire d’une obligation positive qui l’oblige à assurer l’égalité de traitement des usagers du service public pénitentiaire. Le respect du principe d’égalité nécessite que les mêmes mesures soient prises pour garantir l’exercice du culte, quelle que soit la religion pratiquée sous le contrôle du juge administratif.

Le principe de laïcité garantit le libre exercice du culte et doit être mis en œuvre, comme l’indique l’article premier de la loi du 9 décembre de 1905, sous réserve des impératifs d’ordre public dont la sauvegarde est un objectif de valeur constitutionnelle. Comme le rappelle le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans l’avis précité de 2011, « la portée du principe de laïcité ne disparaît pas, ni ne s’affaiblit dans les lieux de privation de liberté ».

Outre la célébration des offices, souvent hebdomadaires, la pratique religieuse quotidienne recouvre de multiples aspects dont l’organisation de la détention rend la mise en œuvre complexe. Deux modalités principales ont été appréhendées par les juridictions : les repas confessionnels et les objets cultuels.

Le principe d’égalité de traitement des détenus au regard de leurs convictions religieuses s’illustre par certains éléments comme le respect des prescriptions alimentaires dans les cantines pénitentiaires ou le port de signes ostentatoires de religion.

Sur les objets cultuels

Le respect de la pratique du culte se heurte aux prohibitions du règlement intérieur quant aux objets potentiellement dangereux[26]. Néanmoins, les détenus sont autorisés à détenir des vêtements et des objets pour la pratique du culte[27], dont l’usage n’est pas autorisé dans les parties communes et qu’ils doivent transporter dans un sac lors de leurs déplacements.

En pratique, le contrôle du respect de ces dispositions ne peut qu’être effectué par les surveillants, ce qui suppose un minimum de connaissance du fait religieux. Aussi, on peut douter de l’efficacité d’un tel système dans l’éventualité d’écrits rédigés dans une langue étrangère ou de religions peu pratiquées.

La formation des fonctionnaires pénitentiaires ainsi que l’organisation interne à la détention tendent à pallier cet écueil et à rendre effectif la détention d’objets cultuels par les personnes incarcérées.

La formation dispensée à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire (ENAP), prévoit pour l’ensemble des personnels un module, de cinq ou six heures, relatif à l’approche des religions et un module traitant de la laïcité et de l’exercice des cultes.

Le pouvoir réglementaire s’est emparé de cette question et a essayé d’encadrer la réception ainsi que la conservation des objets cultuels. Le ministère de la justice a d’abord adopté une approche sectorielle en émettant des notes internes relatives par exemple aux cantines casher (note du 7 mars 2005), à l’exercice du culte musulman (note du 13 juillet 2007) ou plus récemment aux objets cultuels israélites (note du 14 juin 2010).

Par une note du 16 juillet 2014 relative à l’exercice du culte en détention, la direction de l’administration pénitentiaire a choisi une approche globale de cette problématique. La rédaction de ce document se veut didactique en procédant à un rappel des dispositions applicables en la matière et en couvrant l’ensemble des facettes de la pratique cultuelle.

Deux innovations sont à noter. Il est institué un « référent chargé de la laïcité » dans chaque établissement, dans chaque direction interrégionale des services pénitentiaires et au sein de l’administration centrale. Ce référent a pour mission une centralisation des informations relatives à la pratique cultuelle et un échange plus fluide des informations afférentes. Outre un rappel bienvenu des « gestes professionnels respectueux de la pratique religieuse », une annexe illustre les objets cultuels que les personnes détenues sont autorisées à conserver en détention.

Concernant le contrôle du juge administratif sur ce point, très peu de litiges concernant des objets cultuels ont été jugés, notamment en raison de la limitation drastique des objets autorisés. Le contentieux lié aux objets suit celui plus général de la reconnaissance du caractère cultuel.

A titre d’exemple, le refus opposé par un établissement de transmettre à une détenue des exemplaires de la revue éditée par les Témoins de Jéhovah de France avait été jugé régulier[28], avant qu’un revirement de jurisprudence global ne juge l’inverse[29].

Sur les repas confessionnels

La question des prescriptions alimentaires motivées par des convictions religieuses se pose régulièrement dans le milieu carcéral. Afin de répondre à cette problématique, la solution souvent adoptée consiste à offrir des menus dits « neutres », sans porc ou végétariens, qui remplissent la fonction de menus « universels ».

Certaines exigences alimentaires religieuses demeurent très complexes à respecter par le service de restauration collective, car elles induisent, par exemple, un décalage dans les rythmes de prise de repas, ou encore une alimentation basée sur des produits spécifiques. Tel est le cas de la pratique du Ramadan. Toutefois la solution retenue par l’administration qui consiste à délivrer un menu universel, auquel certains produits peuvent être ajoutés selon la convenance religieuse, possède des limites, notamment eu égard au coût des produits ajoutés aux frais des personnes détenues et à la variété de ceux proposés.

Le Conseil national de l’alimentation, dans un avis du 1er décembre 2011, estimait que « pour que le cantinage[30] puisse être un élément de réponse efficient au souhait d’observer telle ou telle prescription alimentaire, les produits doivent être proposés avec un bon rapport qualité/prix, afin d’être accessibles au plus grand nombre. Concrètement, les prix des denrées, casher ou halal par exemple, doivent être les plus bas possibles, sans céder pour autant sur la qualité des produits, ni sur l’accès aux produits de marque, qui constituent une réassurance pour les personnes détenues, en tant qu’ils sont porteurs d’une présomption de qualité ».

Une autre solution envisagée par le comité serait de fournir aux détenus les moyens d’accommoder et de compléter les plats servis en restauration collective ainsi que de différer leurs repas pour satisfaire leurs obligations rituelles.

Par un arrêt du 7 décembre 2010[31], la CEDH s’est prononcée sur cette question en examinant l’impact d’une telle différence de traitement : « les adaptations qu’auraient eu à prendre l’administration pénitentiaire pour respecter ce régime alimentaire n’allaient pas grever son budget, ni alourdir le travail des personnes préparant le repas car celui-ci n’impliquait ni la présence de produits spéciaux, ni des cuissons distinctes ». En l’espèce, il s’agissait d’un détenu bouddhiste qui avait à plusieurs reprises demandé à l’administration pénitentiaire que ses repas respectent le végétarisme imposé par sa religion.

Le juge administratif s’est penché sur de telles pratiques. Visant expressément l’avis du contrôleur général de 2011, le tribunal administratif de Grenoble[32] a annulé le refus opposé à un détenu par un directeur d’établissement pénitentiaire de proposer aux personnes de confession musulmane tout menu hallal régulier. Le centre pénitentiaire proposait déjà des cantines dites spéciales, comportant à l’achat des produits hallal et des « cantines fêtes religieuses ».

Le juge de première instance allait plus loin, en imposant que soient proposés dans les menus servis quotidiennement des plats respectant les prescriptions religieuses.

Jean-Marie DELARUE rappelait à ce titre que « le principe de laïcité ne s’oppose nullement, tout au contraire, sauf discrimination fondée sur l’origine religieuse, à la confection ou à la distribution d’aliments confessionnels dans les lieux privatifs de liberté ». Ce point précis des repas confessionnels a d’ailleurs fait l’objet d’une nouvelle recommandation du contrôleur dans son rapport d’activité pour 2013.

Toutefois, l’audace de la juridiction du fond et de la Cour administrative d’appel de Lyon[33], s’est heurtée à la censure du Conseil d’Etat[34], statuant dans le cadre d’une demande de sursis à exécution. La haute juridiction a considéré qu’une telle obligation nécessiterait soit des travaux trop importants soit un coût imposé par le sous-traitant trop important.

Le système de cantine spéciale était ainsi jugé satisfaisant, compte tenu des « exigences » d’un domaine « sensible ».

Les plus optimistes considéraient toutefois que l’accord de ce sursis à exécution était en partie dû à la date de l’arrêt, pendant la période de Ramadan de l’année 2014 (du 29 juin au mardi 29 juillet 2014), circonstance qui rendait « difficilement réversibles » l’exécution de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon.

Le Conseil d’Etat a confirmé sa position dans un arrêt de principe[35], statuant sur le refus d’annuler l’article 9 du règlement intérieur type, relatif à l’alimentation des personnes incarcérées, en ce qu’il serait contraire aux prescriptions de l’article 8 et 9 de la Convention européenne. Tout en se ralliant à la position de la CEDH selon laquelle l’observation de prescriptions alimentaires peut être considérée comme une manifestation directe des croyances et pratiques religieuses, l’arrêt considère explicitement que les dispositions du règlement intérieur type ne sont pas contraires à la Convention.

La juridiction justifie sa décision par une vieille antienne du droit pénitentiaire, l’intérêt général, le bon ordre et les contraintes matérielles propres aux établissements pénitentiaires.

Faisant application de sa propre jurisprudence, le Conseil d’Etat a récemment affiné son propos en considérant que « il appartient à l’administration pénitentiaire, qui n’est pas tenue de garantir aux personnes détenues, en toute circonstance, une alimentation respectant leurs convictions religieuses, de permettre, dans toute la mesure du possible eu égard aux contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements et dans le respect de l’objectif d’intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires, l’observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses »[36].

Ainsi, si l’administration pénitentiaire n’est pas tenue de fournir des repas respectant les convictions religieuses des personnes incarcérées, elle est en principe tenue – malgré les nombreuses précautions prises – de leur permettre de se procurer ces aliments, notamment par le biais d’achat de produits en cantine.

Cette obligation de moyens qui pèse sur l’administration pénitentiaire peut donc induire l’achat de produits complémentaires par les personnes incarcérées. Dans ce cas, le Conseil d’Etat considère que l’administration doit « garantir à celles qui sont dépourvues de ressources suffisantes la possibilité d’exercer une telle faculté en leur fournissant, dans la limite de ses contraintes budgétaires et d’approvisionnement, une aide en nature appropriée à cette fin ».

Les juges administratifs du fond étant peu enclins à statuer contre la position du Conseil d’Etat, il faudra attendre encore pour que la situation évolue, soit par le biais réglementaire, ce qui semble peu probable, soit par celui des instances du Conseil de l’Europe.

CONCLUSIONS :
DES TEXTES A LA PRATIQUE, VERS UN MEILLEUR RESPECT DES DROITS

Le cadre juridique relatif à la pratique cultuelle en détention s’est étoffé et tend à une uniformisation des pratiques de l’administration pénitentiaire.

Deux efforts principaux semblent devoir être poursuivis afin d’assurer la mise en application effective des textes.

Le regard porté sur la pratique religieuse en détention est plus orienté sur les dérives fondamentalistes que sur le respect des droits des personnes incarcérées. Il s’agit d’un écueil que la formation des parties prenantes doit palier.

La formation des personnels de l’administration pénitentiaire doit être accentuée et permettre une compréhension accrue du fait religieux en détention. La radicalisation est trop souvent au centre des propos relatifs aux cultes, au détriment d’une vision plus globale et plurale de l’exercice cultuel des personnes détenues.

Outre la formation initiale, les directions interrégionales des services pénitentiaires peuvent et doivent user de la faculté qui leur est offerte d’organiser des modules complémentaires sur un point saillant ou une problématique récurrente.

Le nombre d’intervenants cultuels doit être mieux réparti et la carence en aumôniers musulmans doit continuer à être réduite. L’emploi et la formation d’imams annoncés par Christiane TAUBIRA en 2013 doivent être prolongés dans le temps.

Aussi, les modules complémentaires proposés par la direction de l’administration pénitentiaire ainsi que par les directions interrégionales des services pénitentiaires constituent un outil dont la généralisation peut permettre une meilleure préparation des aumôniers à l’univers carcéral.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 123.

[1] CE, 7 février 1936, Jamart, n°43321, Rec. Leb. p. 172.

[2] CE, 8 décembre 2000, Frérot, n°162995, Rec. Leb. p. 589.

[3] CE, 7 juillet 1950, Dehaene, n°01645, Rec. Leb. p. 426.

[4] CE, avis, 27 novembre 1989.

[5] Trib. confl., 4 juillet 1983, Caillol, Rec. p. 541.

[6] CE, Ass., 27 janvier 1984, Caillol, n° 31985, Rec. Leb. p. 28.

[7] Décret n° 2013-368 du 30 avril 2013 relatif aux règlements intérieurs types des établissements pénitentiaires.

[8] CE, Ass., 17 février 1995, Marie, n° 97754, Rec. Leb. p. 83.

[9] CE, 30 juillet 2003, Remli, req. n° 252712, Rec. Leb. p. 366.

[10] CE, 9 avril 2008, Rogier, req. n° 308221, Rec. Leb. p. 235.

[11] CE, Ass., 14 décembre 2007, Boussouar, Planchenault et Payet, n° 290420, Rec. Leb. pp. 475 et s.

[12] Par exemple : Trib. adm. Strasbourg, 25 juin 2009, req. n°0803184.

[13] Déc. n° 66-874, 21 novembre 1966 portant règlement d’administration publique relatif au statut spécial des fonctionnaires des services déconcentrés de l’administration pénitentiaire.

[14] Déc. n° 2006-441, 14 avril 2006 portant statut particulier des corps du personnel de surveillance de l’administration pénitentiaire.

[15] Déc. n° 2010-1711, 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire.

[16] CE, 5 décembre 2011, M. Gaiffe, req n°347039.

[17] CE, 8 décembre 1948, Pasteau, Rec. p. 463.

[18] CE, avis, 3 mai 2000, Demoiselle Marteaux, Rec p.169.

[19] Déc. 1966, préc.., art. 1 ; L. pénitentiaire de 2009, art. 12 ; Déc. du 14 avril 2006, art. 3.

[20] CAA Lyon, 29 novembre 2012, n°12LY00174 ; n°12LY00250.

[21] Trib. adm. Limoges, 13 mars 2008, n°0601476.

[22] Trib. adm. Clermont-Ferrand, 24 novembre 2011, n°1100590.

[23] CE, 11 juin 2014, n°365237. Pour une application récente : CAA Lyon, 29 janvier 2015, n°13LY03123.

[24] CE, 29 mai 2002, n° 235806, Inédit au Rec. Leb. ; CE, 27 juillet 2001, n°215550.

[25] Trib. adm. Rouen, 25 novembre 2014, n°1300664; Trib. adm. Strasbourg, 3 décembre 2014 n°1300795 ; Trib. adm. Toulouse, 30 avril 2015, n°1205687.

[26] Art. 5 du règlement intérieur type (annexé à l’article R. 57-6-18).

[27] Art. 18 du règlement intérieur type (annexé à l’article R. 57-6-18).

[28] CAA. Nantes, 12 avril 2012, n°10NT01980.

[29] Trib. adm. Rouen, 11 juillet 2013, n° 1102627 ; Trib. adm. Toulouse, 17 avril 2014, n° 1105114.

[30] Achat de produits (hygiène, nourritures etc.) par les personnes détenues en plus des repas fournis par l’administration pénitentiaire.

[31] C.E.D.H., 7 décembre 2010, Jakobski c/ Pologne, n° 30210/96.

[32] Trib. adm. Grenoble, 7 novembre 2013, n°1302502.

[33] CAA. Lyon, 20 mars 2014, n°14LY00115.

[34] CE, 16 juillet 2014, n°377145.

[35] CE, 25 février 2015, n°375724.

[36] CE, 10 février 2016, n°385929.

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ParJDA

L’Etat laïc à l’épreuve de l’espace carcéral

par Julia SCHMITZ,
Maître de conférences en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 124. « Nulle mieux que la prison ne témoigne des géométries variables d’une laïcité française prise dans une oscillation constante entre une fiction légale de cécité religieuse et une reconnaissance de fait à son endroit imposée par les obligations qui reviennent à l’Etat en matière de liberté de culte et de religion », (BÉRAUD, DE GALEMBERT et ROSTAING, 2013).

Le principe de laïcité de l’Etat, déjà difficile à saisir en raison de ses multiples dimensions et conceptions (RIVERO, 1949 ; PRÉLOT, 2006), s’avère particulièrement ambigu lorsqu’il est confronté à l’institution carcérale. Cet espace clos, soumis à un ordre disciplinaire particulier, interroge une fois de plus les fondements de l’Etat parmi lesquels figure le principe de laïcité, inscrit à l’article premier de la Constitution de 1958. Si l’on sait que ce principe ne fait pas l’objet d’une application uniforme sur le territoire national, avec les spécificités d’Alsace-Moselle[1] ou de certaines collectivités d’Outre-Mer[2], l’exception que constitue l’espace carcéral est peut être moins connue et sujette à davantage de contradictions.

Sur le plan historique, l’application du principe de laïcité au sein de la prison soulève un premier paradoxe en raison des origines religieuses et de la double fonction de la peine d’enfermement. L’Eglise ancienne connaissait en effet deux types de sanction : la peine d’excommunication, en tant que mesure d’exclusion du groupe, et la pénitence, en tant que mesure de traitement et de conversion. Progressivement, l’enfermement a été considéré par l’Eglise comme un moyen facilitant le travail de pénitence par la réclusion et le silence, en infligeant des « peines de pénitence » (GUIOL, 2013). Or le système pénitentiaire actuel renvoie toujours à ces deux fonctions : exclure de la société et réinsérer en évitant la récidive[3]. C’est ce qu’exprime l’article 1er de la loi de 2009 selon lequel les peines privatives de liberté doivent « concilier la protection de la société, la sanction du condamné et les intérêts de la victime avec la nécessité de préparer l’insertion ou la réinsertion de la personne détenue afin de lui permettre de mener une vie responsable et de prévenir la commission de nouvelles infractions ». Ainsi, « au binôme ecclésiastique « peine » / « pénitence » on pourrait substituer le binôme laïc et contemporain « peine privative de liberté » / « peine de probation », qui serait une sorte de pénitence laïque » (BARONE, 2016).

Sur le plan juridique, l’application du principe de laïcité dans l’espace carcéral s’avère contradictoire en raison de l’ambiguïté du statut de la personne détenue et la singularité de cet espace. Si les agents de l’administration pénitentiaire, comme tout agent public, sont tenus à une stricte obligation de neutralité, la personne détenue est un usager contraint du service public pénitentiaire. Son statut est comparable à celui de l’usager du service public scolaire, pour lequel le port de signe religieux ostentatoire est désormais interdit (Note du 16 juillet 2014 relative à la pratique du culte en détention, BOMJ n°2014-08 du 29 août 2014). Or si l’espace carcéral est un lieu de service public et s’il est composé d’espaces collectifs, il est également constitué d’espaces privatifs. La cellule peut en effet être qualifiée de domicile privé, comme étant « l’espace de vie » de la personne détenue protégé par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentaux (CEDH, 7 juillet 2009, Brânduşe c. Roumanie, n°6586/03), bien qu’elle puisse aussi être partagée et faire l’objet de contrôles et de fouilles. Par son effet panoptique, la prison met alors en évidence tout le paradoxe du principe de laïcité.

Une autre contradiction, mise en évidence par l’application du principe de laïcité dans l’espace carcéral, résulte de la double implication dont est porteur ce principe lui-même exprimée dans la loi du 9 décembre 1905 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes » (article 1) et « ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte » (article 2). La première implication est une neutralité-positive invitant l’Etat à intervenir pour assurer l’égalité et garantir la liberté de conscience et le libre exercice du culte. La seconde est une neutralité-négative résultant d’un principe de stricte séparation, selon lequel l’Etat et ses agents doivent se tenir distants de toute expression religieuse et de tout soutien à l’exercice d’un culte. Le Conseil d’État a également souligné que « la loi de 1905 ne consacre pas uniquement l’indifférence de l’État à l’égard du phénomène religieux, elle lui impose aussi de garantir l’effectivité de la liberté de culte » (Conseil d’Etat, 2014, p. 4). Or l’intervention de l’Etat pour garantir l’exercice du culte peut conduire à une situation inégalitaire en raison du contexte historique de 1905. En effet, les biens mobiliers et immobiliers des cultes alors reconnus (Eglise catholique, cultes israélite, protestant et orthodoxe) appartiennent à l’Etat, aux départements et aux communes qui en assument la charge financière et les mettent à disposition des fidèles. En revanche, les édifices construits depuis la loi de séparation par ces mêmes cultes ou par d’autres cultes, constituent des biens privés qui ne bénéficient pas de cette aide indirecte. L’Etat en tant que res publica doit alors s’impliquer pour protéger et aménager cet espace de libre exercice et de libre manifestation religieuse, tout en veillant au respect de l’égalité entre les cultes et de l’ordre public.

Dernière contradiction, la liberté de religion comporte en elle-même une double dimension : en tant que composante de la liberté de conscience et de pensée, relevant de la vie privée et du for intérieur, elle constitue une liberté individuelle qui implique une abstention de l’Etat, mais elle comprend également la liberté d’exercer un culte, ce qui lui confère une dimension extérieure, concrète et parfois collective, laquelle nécessite une intervention de l’Etat et peut faire l’objet de limitations pour des raisons d’ordre public. Au sein de l’espace carcéral, cette double dimension pose d’autant plus problème que l’individu ne peut s’extirper de sa condition carcérale et se réfugier au sein d’une autre institution, cultuelle notamment, afin d’exercer librement le culte de son choix. La privation de la liberté d’aller et venir implique justement celle d’aller et venir dans les lieux de culte. Aussi, l’obligation pour l’Etat de respecter la liberté de religion semble insuffisante dans l’espace carcéral au sein duquel l’exercice des libertés, pourtant reconnues aux personnes détenues, ne peut s’effectuer de la même manière que dans la Cité. Pour y être effectif, le droit à l’exercice du culte nécessite une intervention plus active de l’administration pénitentiaire.

Laïcité, liberté de religion et espace carcéral sont donc nécessairement dans une relation ambiguë voire conflictuelle. La peine privative de liberté interroge le rapport de la liberté de religion et du principe de laïcité de l’Etat, en rendant impossible le rapport distancié de l’Etat au phénomène cultuel. Plus précisément, au sein de l’établissement pénitentiaire, la liberté de religion se transforme en un droit créance, dont l’Etat devient le débiteur (I). Cette intervention de l’administration pénitentiaire conduit la puissance publique à s’immiscer dans les affaires religieuses afin de garantir l’égalité de traitement et d’assurer le maintien de l’ordre public, interrogeant alors la nécessaire indifférence de l’Etat face au phénomène religieux (II).

I. L’exercice de la liberté de religion dans l’espace carcéral : liberté individuelle ou droit créance ?

Selon l’article R 57-9-3 du code de procédure pénale (CPP), « chaque personne détenue doit pouvoir satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle ». La personne détenue étant prise en charge dans la totalité des actes de sa vie, l’administration pénitentiaire doit dès lors intervenir pour lui garantir le droit d’accéder au culte de son choix et à l’exercice effectif de celui-ci (A) et associer à son action des agents spécialisés dans les fonctions cultuelles (B).

A) L’accès au culte et l’exercice effectif du culte en détention

Si la loi pénitentiaire de 2009 reconnaît à la personne détenue l’intégralité des droits et libertés bénéficiant à tout individu, à l’exception de la liberté d’aller et de venir, la prison demeure un lieu clos, excluant et exclusif, qui vise à une prise en charge totale de l’individu dans tous les aspects de sa vie politique, civile, sociale, privée, intime voire spirituelle. Comme en témoigne l’expression de « personnes placées sous main de justice », les établissements pénitentiaires sont en effet chargés de la garde des personnes détenues, mais également de leur réinsertion sociale. Aussi, les droits et libertés des personnes détenues sont dépendants, pour leur exercice, de l’intervention de l’autorité pénitentiaire qui doit leur permettre, par exemple, un accès aux soins, à l’hygiène, à la formation, au travail, ou encore d’exercer leur liberté de communication et de conscience. Parmi ces droits et libertés, la liberté de religion est bien reconnue aux personnes détenues par l’article 26 de la loi pénitentiaire de 2009, au même titre que la liberté de conscience et de pensée, dans les limites exigées par la sécurité et le bon ordre de l’établissement. Le chapitre X du code de procédure pénale, relatif aux actions de préparation à la réinsertion des personnes détenues, évoque à ce titre une « assistance spirituelle » qui doit être délivrée par l’administration pénitentiaire. Pour pouvoir exercer librement le culte de son choix, la personne détenue doit pouvoir accéder à diverses prestations d’ordre cultuel, conduisant l’administration pénitentiaire à assurer un véritable service public du culte. Le juge administratif considère en effet que « la liberté du culte a le caractère d’une liberté fondamentale […] qui ne se limite pas au droit de tout individu d’exprimer les convictions religieuses de son choix […] mais a également pour composante la libre disposition des biens nécessaires à l’exercice d’un culte » (CE, ord., 25 août 2005, Commune de Massat, n° 284307). Cependant, la conciliation entre les exigences de sécurité liées à la détention et la liberté de religion s’avère difficile et hésitante.

Ainsi, concernant l’accès des personnes détenues aux objets du culte, s’ils doivent en principe être mis à leur disposition (art. R57-9-7 du CPP), ils peuvent également faire l’objet d’une interdiction s’ils présentent un caractère dangereux. L’administration pénitentiaire est également tenue de permettre aux personnes détenues d’accéder à un lieu de prière et d’aménager un temps consacré à la prière et aux rituels (art. R57-9-3 du CPP). Cette obligation est cependant limitée par les exigences de sécurité, les contraintes organisationnelles et disciplinaires. Le juge a ainsi refusé d’annuler l’article R 57-7-44 du CPP suspendant la participation aux offices religieux des personnes placées en quartier disciplinaire en raison de la possibilité qu’ils ont de s’entretenir avec un aumônier (CE, 11 juin 2014, M.S., n° 365237). De même, de nombreux établissements ne disposent pas de salles polycultuelles affectées prioritairement à la pratique des cultes ou de personnel suffisant pour assurer la surveillance des prières collectives. Il en résulte une inégalité flagrante entre les lieux de détention, faisant apparaître « les géométries variables de la laïcité carcérale » en fonction de « laïcités locales dites  » négociées  » » (BÉRAUD, DE GALEMBERT, ROSTAING, 2013).

L’administration pénitentiaire est enfin progressivement amenée à fournir aux personnes détenues des menus conformes à leurs prescriptions religieuses. L’article R. 57-6-18 CPP précise en effet que « chaque personne détenue reçoit une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité que la quantité aux règles de la diététique et de l’hygiène, compte tenu de son âge, de son état de santé, de la nature de son travail et, dans toute la mesure du possible, de ses convictions philosophiques ou religieuses ». Et la règle pénitentiaire européenne 22-1 dispose que « les détenus doivent bénéficier d’un régime alimentaire tenant compte de leur âge, de leur état de santé, de leur état physique, de leur religion, de leur culture et de la nature de leur travail ». La Cour européenne des droits de l’homme a cependant limité la portée de l’article 9 protégeant la liberté de religion. Si elle impose à l’Etat de fournir un menu végétarien exigé par le culte bouddhiste, c’est à la condition que la demande ne soit pas « déraisonnable » en terme de coût et de préparation (CEDH, 7 décembre 2010, Jakobski c. Pologne, n° 1302502 ; CEDH 17 déc. 2013, Vartic c. Roumanie, n° 14150/08). Et le contentieux administratif relatif à la fourniture d’une nourriture hallal en détention illustre les hésitations jurisprudentielles en la matière. Alors que certaines juridictions considèrent que « le refus de servir quotidiennement des repas cultuels à chaque détenu qui en formule la demande serait illégal compte tenu de l’impossibilité de quitter l’établissement » (TA Grenoble, 7 novembre 2013, M. A. K., n° 1302502), le Conseil d’Etat a récemment précisé que le respect des croyances religieuses n’impose pas à l’administration pénitentiaire « de garantir, en toute circonstance, une alimentation respectant ces convictions » (CE, 25 février 2015, Stojanovic, n° 375724), mais seulement « de permettre, dans toute la mesure du possible eu égard aux contraintes matérielles propres à la gestion de ces établissements et dans le respect de l’objectif d’intérêt général du maintien du bon ordre des établissements pénitentiaires, l’observance des prescriptions alimentaires résultant des croyances et pratiques religieuses » (CE, 10 février 2016, n° 385929). Il n’en résulte donc aucune obligation de résultat mais seulement une obligation de moyens limitée à « la mesure du possible ». Le fait pour l’administration pénitentiaire de fournir des menus conformes lors des principales fêtes religieuses, des menus de substitution tels que les menus sans porc ou végétariens et de permettre aux détenus de cantiner pour se procurer eux-mêmes de la nourriture halal suffit à satisfaire cette obligation. Or cette obligation de moyens semble toujours insuffisante au regard de la formulation de l’article R57-9-3 du CPP selon laquelle la personne détenue « doit pouvoir satisfaire » aux exigences de la pratique de son culte. L’on peut également considérer que la prise en charge individuelle par la personne détenue de menus conformes à la pratique d’un culte peut engendrer une inégalité de traitement en fonction de ses ressources financières et de l’établissement dans lequel elle se trouve.

Ces différentes exceptions au principe de laïcité sont doublées en détention d’une atteinte évidente à la neutralité du service public pénitentiaire en raison du statut particulier dont bénéficient les aumôniers.

B) La collaboration de l’administration pénitentiaire et des agents cultuels

Le principe de laïcité interdit en effet aux pouvoirs publics de financer l’exercice d’un culte. Là encore ce principe prend un sens différent en détention en raison de la nécessaire collaboration de l’administration pénitentiaire avec des services d’aumônerie. Cette exception au principe de non financement est d’ailleurs prévue par l’article 2 de la loi de 1905 et serait même « inhérente » au principe de laïcité en ce qu’il implique de garantir la liberté de culte des croyants (GUILLET, 2012). En effet, l’Etat laïc doit garantir aux « publics captifs » (Conseil d’Etat, 2014, p. 7) en raison d’une entrave à la liberté de circulation (peine privative de liberté, instruction obligatoire, obligations du service national avant la réforme de 1997) ou pour une incapacité physique (asile, hôpital), l’exercice effectif de leurs pratiques religieuses en ayant recours à des aumôniers. Au sein de la prison, ceux-ci sont cependant dans une « position d’entre-deux » en raison de l’ambiguïté de leur statut (BÉRAUD, DE GALEMBERT, ROSTAING, 2013).

Ils sont en effet indemnisés par l’administration pénitentiaire (décret n° 2005-1546 du 8 décembre 2005 portant création d’une indemnité allouée aux ministres du culte des aumôneries des établissements pénitentiaires), à l’exception des auxiliaires bénévoles d’aumônerie (art. D 439-2 CPP), et contrairement aux aumôneries scolaires qui sont à la charge des familles (art. R 141-7 du code de l’éducation), mais au même titre que les aumôniers militaires, assimilés à des officiers admis à servir par contrat et rémunérés par l’Etat (décret n° 2008-1524 du 30 décembre 2008 relatif aux aumôniers militaires). Ces intervenants cultuels « consacrent tout ou partie de leur temps » (art. D 439-1 CPP) à l’organisation des offices religieux, des réunions cultuelles et à l’assistance spirituelle aux détenus (art. R 57-9-4) et disposent pour accomplir leur mission du droit de libre circulation dans l’établissement, de s’entretenir individuellement et sans surveillance avec les personnes détenues (art. R 57-9-6) et d’un droit de correspondance protégée (art. R. 57-8-20 CPP). Sans être considérés comme de véritables fonctionnaires, et bien qu’ils « ne doivent exercer auprès des détenus qu’un rôle spirituel et moral » (art. D 439-3 CPP), ils sont néanmoins de véritables agents publics contractuels et peuvent, notamment, participer à la commission pluridisciplinaire unique chargée de donner un avis en matière de sanctions disciplinaires. Cette collaboration vient ainsi contredire la neutralité de l’administration pénitentiaire puisque le principe de laïcité s’impose en principe à tout agent des services publics (CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux, n° 217017) et aux « représentants de l’État dans l’exercice d’une fonction publique » (CEDH, 23 févr. 2010, Ahmet Arslan c/ Turquie, n° 41135/98 ; CEDH, 15 févr. 2001, Dahlab c/ Suisse, n° 42393/98). L’on peut en effet considérer que la prise en charge spirituelle des détenus participe de la mission générale de surveillance et de réinsertion dévolue au service public pénitentiaire et donc à l’exercice d’une fonction publique.

L’incertitude est encore plus grande lorsque le Conseil d’Etat juge conforme au principe de laïcité le versement d’une prime de sujétions spéciales identique à celle allouée aux fonctionnaires de l’administration pénitentiaire à une congrégation religieuse. Si le Conseil d’Etat précise que les membres de la congrégation ne sont ni fonctionnaires ni agents publics et n’exercent aucune mission de surveillance mais des « fonctions complémentaires de soutien », la convention passée entre l’Etat et la congrégation les qualifie bien de « surveillants congrégationnistes », lesquels participent à la prise en charge des détenus et reçoivent une indemnisation pour ce « concours apporté au fonctionnement du service public pénitentiaire » (CE, 27 juillet 2001, Synd national pénitentiaire Force ouvrière et autres, n° 215550 et 220980 ; CE, 10e sous-sect., 29 mai 2002, n° 235806).

Dans l’espace carcéral, l’Etat est donc soumis à un ensemble d’obligations positives malmenant le principe de laïcité, afin de rendre effectif le droit à la liberté de religion. Mais lorsqu’elle intervient, la puissance publique doit en outre veiller à garantir l’égalité de traitement dans l’exercice du culte. Or son action rencontre là encore des limites et des ambiguïtés en détention.

II) Le traitement public de la liberté de religion dans l’espace carcéral : entre contrainte égalitaire et risque de discrimination

Si le principe de laïcité implique pour l’Etat de ne reconnaitre aucun culte, la manifestation de la liberté religieuse dans l’espace carcéral interroge ce principe à un double titre : en tant qu’enjeu d’égalité et enjeu de discipline. Pour assurer une égalité de traitement en matière de liberté religieuse, l’administration pénitentiaire est amenée à prendre part à la reconnaissance et à la régulation des cultes, qui deviennent un « objet d’analyse juridique » (ROLLAND, 2013) (A). A l’inverse, les exigences de sécurité peuvent conduire à des discriminations en matière de liberté d’exercice du culte, ce dont témoigne le traitement public de la radicalisation en détention (B).

A) L’administration pénitentiaire et l’égalité des cultes

Selon l’article 1 de la Constitution, « La République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ». Aussi, si l’Etat doit être a-religieux, se tenir à distance du phénomène religieux, c’est justement pour permettre le libre développement et la libre expression de toutes les religions, sans discrimination, au sein de la cité. Cet équilibre est difficile à tenir dans l’espace carcéral car loin du principe de neutralité impliquant l’indifférence, la puissance publique doit alors prendre une part active dans la connaissance et la reconnaissance des cultes.

L’administration pénitentiaire doit en effet ajuster l’offre religieuse qu’elle garantit à la demande d’assistance spirituelle, ce qui exige une connaissance la plus exacte possible des différents cultes et de leurs besoins spécifiques. Celle-ci nécessite une formation du personnel pénitentiaire chargé de garantir l’exercice effectif du culte dans le respect des contraintes inhérentes à la détention et des besoins spirituels. La formation continue du personnel est d’ailleurs rappelée à l’article 26 du décret n° 2010-1711 du 30 décembre 2010 portant code de déontologie du service public pénitentiaire et illustrée par les différentes notes adoptées par l’administration pénitentiaire au sujet des pratiques confessionnelles en prison (V. la note du 16 juillet 2014 relative à la pratique du culte en détention comprenant en annexe une liste des principaux objets cultuels autorisés, BOMJ n°2014-08 du 29 août 2014). Pour que « chaque détenu [puisse] satisfaire aux exigences de sa vie religieuse, morale ou spirituelle », il est ainsi nécessaire de pouvoir identifier les objets de prière qui doivent être laissés à la disposition des détenus et d’aménager le temps et l’espace carcéral en tenant compte des temps de prière et des fêtes religieuses de chaque culte. Pour accompagner l’administration dans cette prise en charge, un référent chargé de la laïcité et de la pratique du culte est institué auprès des établissements, des directions interrégionales des services pénitentiaires et de l’administration centrale, pour coordonner les mesures d’assistance spirituelle et participer à la formation des aumôniers. Ces derniers sont également les interlocuteurs privilégiés de l’administration pour les questions cultuelles, afin, notamment, de fixer les jours et heures de célébration des offices et fêtes religieuses en accord avec le chef d’établissement (art. R. 57-9-5 CPP).

Or en raison de la diversification de la demande religieuse en détention, l’offre d’assistance cultuelle semble aujourd’hui inégalitaire. Jean-Marie Delarue, l’ancien Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a dénoncé cet état de fait en soulignant un nombre plus élevé d’aumôniers du culte catholique au détriment du culte musulman ou d’autres cultes moins représentés, tels que le culte bouddhiste (CGLPL, 2011). Et le Conseil d’Etat a considéré que l’administration pénitentiaire ne pouvait refuser l’agrément à des ministres du culte en prétextant du faible nombre de détenus pratiquant la confession des Témoins de Jéhovah (CE 16 octobre 2013 Garde des sceaux c/ M. Fuentes et autres, n° 351115).

Cependant, la procédure d’agrément des aumôniers est complexe en ce qu’elle implique une connaissance des cultes existants par la puissance publique. La reconnaissance des pratiques confessionnelles existantes pouvant bénéficier d’un agrément interroge alors la compétence de l’administration pour identifier une religion. Or, « si l’Etat est contraint de s’intéresser au culte qui, par son extériorisation, concerne le maintien de l’ordre public, la religion au contraire n’appellerait qu’une “sainte ignorance” » (Rolland, 2013, p. 4). Mais si la puissance publique ne peut en principe porter aucune appréciation sur l’existence d’un culte (Cass. crim., 30 juin 1999, Proc. gén. CA Lyon, n° 98-80.501), la jurisprudence a nécessairement mis en œuvre des critères d’identification, tels que la pratique de rituels, afin de donner une qualification juridique aux associations cultuelles (CE, 14 mai 1982, Association internationale pour la conscience de Krishna, n° 31102). Le Conseil d’Etat a ainsi reconnu au culte des Témoins de Jéhovah le statut d’association cultuelle en considération de plusieurs éléments : l’objet exclusif d’exercice d’un culte, des activités en relation avec cet objet qui ne portent pas atteinte à l’ordre public (CE, 23 juin 2000, Ministre de l’économie et des finances c/ Association locale pour le culte des Témoins de Jéhovah de Clamecy, n°215109).

Enfin, l’agrément est accordé par le directeur interrégional des services pénitentiaires après avoir recueilli l’avis du préfet et sur proposition de l’aumônier national du culte concerné (art. D. 439 CPP). Selon la circulaire du 20 septembre 2012 relative à l’agrément des aumôniers, cette consultation des autorités religieuses permet à l’administration pénitentiaire de ne pas se substituer à celles-ci « dans l’examen de l’opportunité des candidatures présentées » et de respecter ainsi la séparation des Eglises et de l’Etat. Cependant, cet avis ne lie pas l’administration qui peut opposer un refus motivé par des considérations d’absence de besoins ou d’ordre public. A l’inverse, la demande de retrait d’un agrément par un aumônier national contraint l’administration à le retirer (CE, 17 octobre 1980, M. Pont, n° 13567 ; TA Melun, 1er avril 2011, M. Stehr, n° 0809651).

La procédure d’agrément implique ainsi une collaboration étroite entre l’administration pénitentiaire et les autorités religieuses qui semble contraire au principe de séparation. Cette collaboration est d’autant plus forte que les aumôniers agréés, seuls autorisés à organiser les activités religieuses, participent, aux côtés de l’administration pénitentiaire, à la lutte contre le prosélytisme et les dérives radicales et sectaires en détention.

B) L’administration pénitentiaire et le traitement de la radicalisation en détention

De manière générale, la liberté confessionnelle peut faire l’objet de limitations dans l’intérêt de la sécurité publique et des nécessités de l’ordre public (V. pour les nécessités d’identification des documents d’identité : CE, 27 juill. 2001, Fonds de défense des musulmans en justice, n° 216903 ; CE, ord. réf., 6 mars 2006, Association United Sikhs et M. A., n° 289946 ; CEDH, 11 janvier 2005, M. Phull c. France, n° 35753/03). Ces nécessités étant exacerbées dans l’espace carcéral, la question religieuse peut dès lors relever d’une logique de gestion de la population carcérale conçue en terme de dangerosité.

La pratique d’une religion peut en effet être considérée tout à la fois comme un moyen de discipline et comme une source de problèmes disciplinaires. Pour reprendre les analyses de Michel Foucault, « la prison doit être un appareil disciplinaire exhaustif […], elle doit prendre en charge tous les aspects de l’individu, son dressage physique, son aptitude au travail, sa conduite quotidienne, son attitude morale, ses dispositions » (Foucault M., 1975, p. 273). La fonction « expiatoire » de la peine de détention, qui vise à contrôler le corps et à soigner l’âme en vue d’une réinsertion sociale peut trouver son expression la plus récente dans les programmes de déradicalisation « qui ont pour caractéristiques majeures de se focaliser sur l’individu en tant que personnalité à corriger et en tant que membre d’une communauté à « éduquer » » (BRIÉ et RAMBOURG, 2016). Ces programmes expérimentés par le gouvernement suite aux attentats de 2015, visent à identifier et regrouper les personnes radicalisées ou en voie de l’être et à les prendre en charge au sein d’unités dédiées par un personnel spécialement formé et une approche pluridisciplinaire, sous forme d’entretiens individuels et de séances collectives portant sur la laïcité et le vivre ensemble. De ce fait, et paradoxalement, tout comme l’assistance spirituelle, la « déradicalisation » constitue également un outil de réinsertion pour « aider la personne détenue à se rédimer » (URVOAS, 2016).

Or en raison du contexte actuel de lutte contre le terrorisme, ce traitement spécifique du radicalisme religieux visant particulièrement le culte musulman peut être source de discrimination en matière de régime carcéral. Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, a ainsi dénoncé le regroupement des personnes radicalisées en raison de critères de sélection fondés sur l’incrimination terroriste ou des comportements apparents non adaptés (port de la barbe, possession de tapis de prière, etc.), du risque accru de prosélytisme par la concentration des personnes, et du risque de stigmatisation et de discrimination de cette population induite par un régime de détention sui generis d’isolement et plus restrictif (CGLPL, 2015 et 2016). La logique du regroupement des détenus radicalisés semble avoir été remise en cause par le gouvernement qui a annoncé, en octobre 2016, la transformation des unités de prise en charge de la radicalisation officialisées par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le terrorisme (art. 726-2 CPP), par des « quartiers d’évaluation de la radicalisation » pouvant accueillir des détenus pendant quatre mois. Les détenus radicalisés seront alors répartis dans vingt-sept établissements, avec une surveillance spécifique et des programmes individualisés de « désengagement de la violence ». Seuls les détenus aux profils les plus dangereux seront regroupés dans des quartiers sécurisés pour détenus violents (URVOAS, 2016). La logique de prise en charge des personnes radicalisées ou en voie de l’être est cependant maintenue.

Cette prise en charge conduit la puissance publique à s’immiscer dans la vie intime et spirituelle des personnes détenues pour identifier les personnes radicalisées. La mise en œuvre d’un programme de déradicalisation implique en effet une définition préalable de la radicalisation par la constitution de nouveaux savoirs permettant de détecter les profils prosélytes (RAGAZZI 2014), nécessitant là encore la collaboration des aumôniers agréés (notamment avec un renforcement de la nomination et de la qualification des aumôniers du culte musulman, Cf les Observations du Ministère de la justice, CGLPL, 2015). En août 2016, un conseil scientifique de lutte contre la radicalisation violente a également été mis en place pour repérer les pratiques religieuses radicales telles que les modifications de l’apparence ou l’intensification de la pratique religieuse. Or cette identification révèle une fois de plus l’ambiguïté du rapport de l’Etat au phénomène religieux qui loin d’entretenir un rapport distancié, s’infiltre dans la question religieuse.

Si selon le Conseil d’Etat, « pour les pères fondateurs de la loi de 1905 (…), la laïcité n’est pas le refoulement des religions ou de leurs manifestations de l’espace public vers la sphère privée [mais] le refus de l’accaparement de l’Etat et de la société par les religions et, inversement, de la mainmise de l’Etat sur cellesci » (Conseil d’Etat, 2004, p. 263), les programmes de déradicalisation ne sont-ils pas la manifestation d’un contrôle étatique sur l’exercice des cultes conduisant la puissance publique à définir ce que doit être une pratique religieuse ? Au sein de l’espace carcéral, l’Etat se faisant « institution totale » (GOFFMAN, 1968), ne peut finalement se séparer ni se distancier de la question religieuse.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 124.

[1] Les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle sont toujours régis par le régime concordataire de la loi du 18 germinal an X, ce qui a été jugé conforme au principe de laïcité (Cons. const. 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]).

[2] Le décret du 6 février 1911 pris pour application de la loi de 1905 dans les colonies, n’a concerné que la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. Pour les territoires de la Guyane, Saint-Pierre et Miquelon, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Mayotte, l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 relative au culte catholique et les décrets-lois Mandel des 16 janvier 1939 et 6 décembre 1939 relatifs aux autres cultes continuent de s’appliquer.

[3] Il est singulier de relever que le terme de peine, du latin poena, réparation, expiation, châtiment, souffrance, et celui de pénitence, du latin paenitentia, se repentir de, renvoient également aux termes pénitentiaire et pénal.

Eléments de bibliographie

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ParJDA

Pour une conception modeste de la laïcité à l’école

par le Dr. Vincent LORIUS,
Chef d’établissement scolaire,
Docteur en sciences de l’éducation

Pour une conception modeste de la laïcité à l’école :
comme règle et non comme valeur
et comme possible lieu de faiblesse de la volonté

Art. 121. Il n’est pas impossible que l’idée de laïcité soit aujourd’hui devenue plus un problème qu’une solution. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer non seulement les polémiques que ce terme engendre, mais surtout les prises de décision et comportements opposés qui se réclament d’elle. A l’école par exemple, on pourra juger être tout à fait respectueux du principe de laïcité en admettant ou en n’admettant pas de menus de substitution dans les cantines, en refusant ou en autorisant le port du voile pour les mamans accompagnant les sorties scolaires… Dans cet article, j’essaierai de mieux comprendre les processus en jeu en précisant dans quelles conditions cette valeur[1] est mobilisée. Je tenterai en particulier d’expliquer pourquoi les modalités du recours scolaire à la laïcité sont loin d’être indiscutables. Elles reposent en effet sur des conceptions à mon avis peu satisfaisantes du rôle des valeurs dans la construction d’un vivre ensemble et dans l’identification et la lutte contre les comportements jugés répréhensibles. Je proposerai ainsi quelques arguments montrant que la laïcité peut difficilement servir directement de cadre de régulation aux attitudes des élèves et pourquoi il peut être décisif pour atteindre cet objectif de promouvoir le respect de règles plutôt que de principes. Pour le dire dans un langage plus philosophique, il faudrait prendre au sérieux l’idée de la supériorité des normes[2] sur les valeurs pour guider les comportements. Ce point de vue étant difficile à promouvoir au sein d’une institution qui fait des valeurs la colonne vertébrale de ses objectifs, je prendrai acte de ce contexte en indiquant comment le recours aux valeurs en général et à la laïcité en particulier peut être éducatif si l’on accepte de prendre en compte le concept de « faiblesse de la volonté ». Cette notion permet à mon sens de penser à nouveaux frais les rapports entre valeurs et comportements scolaires et donc entre laïcité et respect de certaines règles du vivre ensemble.

La laïcité entre loi du talion et croisade

Certaines attitudes d’élèves semblent remettre en cause ce que l’on a coutume de voir comme des éléments minimaux permettant le vivre ensemble et que les dénominations les plus courantes regroupent sous le terme de valeurs républicaines (dont la laïcité). Suite aux attentats perpétrés en France, on a ainsi pu observer que des élèves refusaient de respecter les minutes de silence, se déclarant comme « n’étant pas Charlie » ou, pire, tenant des propos indiquant que les victimes auraient mérité leur sort. Depuis, le ministère de l’éducation nationale n’a eu de cesse de recourir au concept de laïcité à la fois comme moyen de prévenir ce type de comportements mais également comme moyen de les sanctionner. La charte de la laïcité fait ainsi aujourd’hui partie intégrante du règlement intérieur des établissements scolaires[3]. En ce sens, on peut dire que le recours aux valeurs républicaines en général et à la laïcité en particulier, est assez explicitement un moyen de (re)construire une morale (au sens du respect des valeurs) qui serait devenue défectueuse chez de nombreux élèves.

Dans ce contexte, les réponses des éducateurs oscillent entre deux bornes. La première, qui s’apparente à une sorte de « loi du talion », consiste à sanctionner comme par réflexe tous les comportements perçus comme attentatoires aux valeurs. On peut inclure dans cette catégorie les sanctions infligées à l’encontre de jeunes filles portant des jupes longues. La seconde est plus à envisager comme une « croisade » et rassemble les actions qui visent à ramener les élèves dans un droit chemin idéologique en leur présentant la laïcité comme une valeur qui, non seulement serait parfaitement définie, mais également « non négociable » et à laquelle il faudrait adhérer sans réserve. Cette façon de faire se manifeste par exemple lorsque les autorités nationales et académiques demandent le signalement des élèves ayant proféré des paroles « anti-républicaines », signalement qui peut aboutir à des convocations par les services sociaux ou de lutte contre la radicalisation. Ces réactions sont problématiques à plus d’un titre. On peut en particulier remarquer qu’elles peuvent paraître incohérentes dans la mesure où elles posent comme indiscutables (donc comme un dogme) des valeurs (dont la laïcité), contredisant ainsi l’objectif de développement du libre arbitre des élèves qui consiste justement à n’en accepter aucun.

Cette réaction n’est pas surprenante. Elle correspond en effet à des processus classiques qui conduisent l’institution à faire face aux difficultés en mobilisant les valeurs morales plus que l’amélioration des prises en charge. H. Durler a par exemple montré combien ce projet de conformation morale se situait au cœur des pratiques quotidiennes en mettant à jour la façon dont les procès de responsabilisation (par le contrat (Durler, 2015, p. 75)) ou de « concernement » (par l’engagement moral de l’élève et l’instrumentalisation de la confiance (Durler, 2015, p. 85)) visent le développement d’une « autonomie » comprise comme l’adhésion libre aux règles et principes considérés comme prioritaires par l’institution.  Ces processus sont particulièrement à l’œuvre au sein de l’école française dont le cœur de doctrine est une conception naturaliste de l’idéologie républicaine qui ne pourrait qu’être retenue par toute personne s’appliquant effectivement à suivre sa raison, il s’agit de faire adhérer « librement » à un corpus de valeurs défini a priori. Cette façon de voir les choses révèle de conceptions particulières de ce que sont les échanges autour des valeurs et il me parait important de tenter de les éclaircir pour évaluer leur pertinence.

Discuter de l’opportunité des échanges autour des valeurs et de leurs éventuelles conséquences éducatives, c’est considérer a priori que l’on peut avoir une argumentation rationnelle grâce et à propos d’elles, sans forcément postuler l’existence d’un ordre surnaturel. Ce point ne pouvant être développé dans le cadre réduit de cet article, je me contenterai de renvoyer à l’intéressante distinction opérée par N. Tavaglione (Tavaglione, 2010) entre objectivité/subjectivité ontologique et objectivité/subjectivité épistémologique. Cette distinction permet de comprendre en quoi les valeurs sont ontologiquement subjectives en tant qu’elles dépendent forcément de perspectives humaines, et pourquoi cela n’empêche pas qu’elles puissent être épistémologiquement objectives dans la mesure où les jugements formulés sur ou grâce à la valeur s’exposent aux « corrections » des autres. N. Tavaglione résume ainsi sa position : « (i) sans êtres humains pas de distinctions morales (…) ; (ii) lorsque nous discutons de normes et de valeurs, nos discussions ont un sens, ce qui ne serait pas le cas si la moralité était de l’ordre de la simple préférence (je préfère la rhubarbe, tu préfères les pommes : point final et bon appétit) » (Tavaglione, 2010, p. 43).

Ce n’est qu’à la condition d’adhérer à un raisonnement de ce type que nous pouvons comprendre pourquoi le choix et la transmission de valeurs (par exemple les « valeurs de la république », la laïcité…) peuvent être considérés comme décisif et comme une condition de possibilité du « vivre ensemble ». Pourtant, si il est possible d’argumenter en faveur de la possibilité d’une discussion rationnelle sur les valeurs, ceci n’implique en rien d’éventuelles conséquences sur les comportements. Cette relation ne vaut que si l’on pense que l’adhésion à certaines valeurs induit directement certains types d’actions. Ce point de vue relève d’une pensée déontologiste, c’est-à-dire qui considère que les actions moralement acceptables doivent pouvoir être référées à des « contraintes morales » (Billier, 2009, p. 182). Si l’école participe de cette logique, c’est qu’elle relève, selon le mot de F. Dubet, d’un « programme institutionnel », lequel peut être défini comme le processus social qui transforme des valeurs et des principes en action et en subjectivité par le biais d’un travail professionnel spécifique et organisé » (Dubet, 2002, p. 24). Si cet objectif est légitime, on peut malgré tout s’interroger sur son efficacité, non seulement parce que les conceptions de la laïcité apparaissent plurielles, mais également en raison de la manière dont la laïcité est proposée et mobilisée à l’école : on ne peut en effet que constater un écart fréquent et prononcé entre ce qui est censé guider les prises en charge scolaire et la réalité de celles-ci. Ainsi, par exemple, il a pu être reproché à l’institution scolaire de promouvoir un catéchisme républicain, sans rapport avec ce que devrait être une véritable éducation à la citoyenneté. R. Ogien a montré le caractère dominant et discutable de ce choix (Ogien, 2013a) en rappelant qu’il serait peut-être plus efficace, pour influer sur les comportements et points de vue des élèves, de modifier les conditions d’enseignement plutôt de (de) vouloir un réarmement moral de la jeunesse.

Supériorité d’une conception normative de la laïcité

C’est donc pour au moins trois raisons (de doute sur les liens entre valeurs et comportements, de désaccord sur leur signification, de difficultés pour en assurer une pédagogie), qu’il est peut-être judicieux de préférer à l’approche déontologique des valeurs, fondées sur l’idée d’obligations morales qui leur seraient liées, à ’autres points de vue comportant une dimension conséquentialiste et se préoccupant d’abord de l’amélioration du bien-être général. Pour R. Dworkin ces conceptions se distinguent en tant que la première défend une société fondée sur un devoir (le respect de valeurs) et que les autres sont fondées sur un but (l’amélioration des conditions d’existence ou l’obtention de droits) (Dworkin, 1995, p. 265). Concernant la laïcité, on voit assez bien les différences que ces conceptions peuvent générer : dans un cas, il s’agira de définir quels sont les comportements qui seraient compatibles avec le principe de laïcité, dans le second il s’agira de rechercher les dispositions permettant de favoriser le bien-être collectif (par exemple en faisant en sorte que les conceptions de la laïcité ne se télescopent pas) ou rendant effectif le droit à l’expression privée de ses préférences religieuses.

L’intérêt d’une société fondée sur les droits réside dans le fait que ces derniers sont des normes qui sont simplement ou non respectées, au contraire des valeurs dont on ne sait jamais exactement quels rapports elles entretiennent avec le réel (Ogien, 2013b, p. 252).

Pour être à la fois opérationnels et les légitimes, les droits n’ont pas besoin de reposer sur des valeurs qui elles-mêmes ne reposent sur rien et qui peuvent donc être remises en cause. Ainsi, la laïcité énoncée dans un sens trop vague ne garantit aucun droit au contraire de la formulation de ce qui est effectivement autorisé : préciser concrètement comment les signes religieux doivent être considérés et organisés dans l’enceinte scolaire permet de savoir exactement ce qui est autorisé et interdit[4].

Bien sûr, le recours aux valeurs peut comporter une dimension normative. D’abord, il permet d’éviter les justifications à l’infinie de nos choix. Même si cela ne donne jamais la possibilité de s’appuyer sur un argument définitif, il s’agit là d’un moyen d’entrer dans ce que V. Descombes nomme « la grammaire de la justification » (Descombes, 2009, p. 79) et qui permet de comprendre qu’aucune justification n’est absolue mais qu’elle peut avoir une légitimité dans un certain contexte d’interlocution (voir l’objectivité épistémologique dont je parlais plus haut). La laïcité peut ainsi servir de support à des échanges de points de vue pour définir le type de finalités à promouvoir. En ce sens, nos concepts évaluatifs ne sont pas sans rapport avec la contingence, et ce constat permet de reconnaître une force propositionnelle aux valeurs. Néanmoins, si les valeurs peuvent influencer le comportement, ceci ne veut pas dire qu’elles puissent être effectivement contraignantes. Il faut en effet observer qu’elles présentent par nature des limites explicatives (elles sont débordées par la complexité des mobiles de l’action) et descriptives (elles sont débordées par la complexité du réel).

Au contraire, les normes comprises comme visant la promotion « d’actions humaines ni nécessaires ni impossible » (Ogien, 2003, p. 97) et dont les droits peuvent être une modalité d’expression, permettent d’orienter plus directement les pratiques. En ce sens, la loi régissant le port des signes religieux à l’école présente beaucoup d’intérêt puisqu’elle permet de passer de l’évaluatif au prescriptif et l’on peut observer 1/ que le prescriptif n’empêche pas l’adaptation aux situations et 2/ que la norme (par définition prescriptive), a vocation à « faire système », c’est-à-dire à ne pas se contredire avec d’autres. On peut ainsi constater la force pratique de la combinaison de la loi de 2005 avec la réglementation sur les examens qui précise que, lors de la passation d’épreuves, l’établissement scolaire n’est plus d’abord organisé selon son règlement intérieur mais par celui plus général de l’examen en question. Si le premier interdit le port du voile, le second l’autorise dans certaines conditions et ceci permet de comprendre pourquoi une même élève peut se voir interdire l’accès à son établissement dans un cas et à être autorisée dans l’autre. Ce faisant, elle garantit l’exercice effectif d’un droit à se présenter à un examen à toute personne quelle que soit sa tenue vestimentaire.

La valeur laïcité n’est donc peut-être pas un point d’appui aussi solide pour l’action éducative qu’on le pense habituellement. Elle est utile comme aide à la pensée et non comme obligation et c’est pourquoi il faut envisager une conception normative de celle-ci pour penser les prises en charge scolaires. J’entends par normative une caractérisation suffisamment précise pour définir et réguler les conduites, c’est-à-dire plutôt comme une règle. J.M. Ferry (Ferry, 2002, p. 71) le rappelle,

« Un débat est moins chargé de passions, et partant, de risques d’échec, lorsqu’il s’agit de régler des situations pratiques, que lorsqu’il s’agit de faire triompher des positions théoriques. Nous pouvons ne jamais accorder entre elles nos visions du moment respectives, tout en étant capables de nous entendre entre nous sur des règles, afin de coordonner nos actes ou nos plans d’action ».

Les valeurs peuvent entrer comme facteur de légitimation de ces choix mais non comme justification : il y a bien un rapport entre normatif et évaluatif mais il ne peut y avoir confusion entre ces deux termes, confusion qui ouvrirait la voie à un totalitarisme de la pensée.

Les normes vestimentaires qui s’appliquent dans les établissements scolaires sont de bons exemples pour comprendre la nature des processus d’appropriation des règles du vivre ensemble qui peuvent être des éléments d’une éducation à la citoyenneté. Comprendre la règle « venir au collège avec une tenue correcte » c’est souvent, pour l’élève, opérer par ajustements progressifs et mouvants une corrélation entre ses choix vestimentaires et les pratiques des autres dans leur cohérence mais également dans leur diversité. Envisager le problème sous l’angle du rapport à la règle, c’est essayer de comprendre la signification accordée à l’« écart » fait par l’éventuel(le) contrevenant(e), lequel peut être la manifestation d’une provocation ou d’une méconnaissance. Effectuer cette classification permet d’envisager les possibilités d’un travail autour des questions de citoyenneté en confirmant, dans le premier cas, que les écarts à la règle engendrent des sanctions de la part de la collectivité ou des demandes de mise en conformité, et en construisant, dans le second, une pratique plus précise de la règle : des moments de discussion collective peuvent aider à comprendre et à établir ce qui est considéré comme à coup sûr acceptable ou non au sein de l’établissement.

Il s’agit là de processus qui permettent une élaboration en acte d’un rapport au collectif qui n’engendre ni la soumission a priori à des principes, ni la remise en cause systématique des règles de vie collectives. Il s’agit bien de permettre aux élèves de comprendre le sens de ces règles en lien avec les interactions sociales, au-delà des principes abstraits. Une règle détermine un usage qui ne peut être réduit ni à un embrigadement ni à un choix strictement individuel mais cette idée n’induit en rien que les règles soient figées : elle indique simplement qu’il s’agit de manières d’être partagées et qu’il est impossible d’en dresser une liste définitive car elles sont par définition en constante évolution. Une règle est également une norme d’un type particulier : elle est procédurale et ne nécessite pas, pour la suivre, une représentation. Il ne faut donc pas confondre une règle avec son expression une fois explicitée. Les jeunes enfants sont ainsi capables de suivre un certain nombre de règles (comme par exemple respecter des consignes simples du type aller chercher quelque chose, mettre en marche un appareil…), bien avant de pouvoir dire ce qu’ils font pour cela : comme le rappelle J-P. Cometti, une règle n’est rien de plus que ses applications (Cometti, 2011). Les fondements des règles, leurs raisons d’existence ne dépendent pas d’une justification ultime ou d’une quelconque instance ; elles sont plutôt à chercher du côté de ce qu’elles permettent de faire en société.

Cette façon de prendre les choses me paraît adaptée à une reprise de la question de la laïcité. On l’a vu, aborder le sujet sous l’angle du principe rend le problème quasi insoluble : qu’est-ce qu’une attitude respectueuse de cette valeur ? Il est pratiquement impossible de répondre à cette interrogation en absolu tant les conceptions peuvent varier. Par contre, lorsqu’apparaissent des comportements qui posent question, on peut se demander s’ils sont l’expression d’une volonté de transgression (la contestation d’un cours présentant une représentation iconographique de Mahomet devient le moyen d’indiquer le refus des contenus scolaires traitant de religion) – ce qui indique donc une appropriation de celle-ci. S’agit-il au contraire d’une mauvaise interprétation de ce qui constitue l’usage (cette réaction étant par exemple la norme dans l’environnement extra-scolaire du jeune) ?

Poser la question de l’éducation à la laïcité en termes de règles plus qu’en termes de valeurs ou de principes c’est d’abord se donner la possibilité de ne pas compliquer les problèmes. Pour le dire autrement, il y a une intéressante réflexion à mener à partir de la thèse selon laquelle les ajustements des normes et par rapport aux normes permettent de comprendre qu’aucune d’entre elles n’est absolue, qu’elles peuvent être remises en cause, mais qu’elles valent tant qu’elles disposent d’un statut d’usage au sein d’une communauté. Permettre aux plus jeunes de s’approprier ces points implique de partir du principe que la connaissance de la règle est un effet plus qu’un préalable : adopter un comportement acceptable par la communauté scolaire ne peut se faire que par « l’action » de se comporter de telle ou telle manière et d’envisager ou constater les effets produits. Les attitudes déplacées pendant l’hommage aux victimes organisées dans les établissements scolaires sont de ce point de vue assez intéressantes : réagir face à ce phénomène en se préoccupant d’éducation à la citoyenneté consiste sans doute 1/ à faire observer aux élèves les effets produits par leur attitude (protestation, gêne…) 2/ à définir collectivement (entre adultes, avec les représentants des élèves…) le caractère acceptable ou non de ces effets 3/ si (et seulement si) ces derniers sont effectivement majoritairement et négativement perçus, d’indiquer aux jeunes que le comportement en question ne peut être accepté pour l’instant, dans cet établissement, en raison de la façon dont elle est ressentie par la communauté.

Intégrer la possibilité de l’acrasie

La laïcité n’est donc pas une idée « simple » qu’il suffirait de brandir. Cette réalité est assez problématique à prendre en compte au sein de l’école française qui ne peut manifestement que difficilement se satisfaire de l’approche normative défendue plus haut : le système éducatif national est en effet fortement imprégné de l’idée selon laquelle ce sont les valeurs auxquelles les élèves finissent par adhérer « librement » qui permettront à la fois une véritable éducation (au sens d’un accès au libre arbitre) et la possibilité du vivre ensemble. Se questionner sur les rapports entre laïcité et école induit donc, pour des raisons de faits, de s’interroger sur la façon dont la laïcité peut être mobilisée en tant que valeur. J’ai indiqué plus haut son intérêt pour des raisons de justifications a posteriori des actes ou décisions. Je souhaiterais à présent préciser dans quelles conditions elle peut être considérée comme support éducatif au quotidien.

Pour cela, il faut prendre au sérieux la possibilité que des élèves se déclarent en accord avec certains principes (par exemple le refus de la violence, la tolérance des différences, l’importance de l’échange et de la discussion…) et ne puissent pas les respecter toujours. Ces observations constituent le quotidien des établissements scolaires où la plupart des manquements, repris par les adultes, permettent en général de convenir avec l’élève de l’impossibilité de tolérer des comportements qui, s’ils étaient trop fréquents, hypothéqueraient gravement la possibilité d’une vie collective. Ainsi, le cas général est bien que des élèves s’étant montrés violents avec des camarades, irrespectueux avec des adultes, ayant dégradé du matériel, ne s’étant pas acquittés du travail demandé…finissent par reconnaître assez spontanément qu’ils ont dérogé à des règles dont ils ne remettent pas en cause le caractère légitime. Ce qui est plus compliqué, c’est de parvenir à mettre à jour les mobiles de ces comportements qui apparaissent fréquemment en décalage avec ce que les élèves déclarent eux-mêmes comme ce qui devraient régir leurs comportements. Parmi les options permettant d’appréhender cette question, il est intéressant de prendre en compte l’hypothèse de l’acrasie, proposée par Aristote[5], que les philosophes contemporains ont pris l’habitude d’appeler « faiblesse de la volonté » (Ogien, 1993) ou « faiblesse de volonté » (Elster, 2007) et qui décrit le fait de paraître agir à l’encontre de son meilleur jugement.

J’ai évoqué plus haut les cas de refus de la minute de silence après les attentats de 2015 ou le rejet des contenus de cours semblant mettre en cause les théories créationnistes. Ces comportements sont en général interprétés comme relevant, au choix, de conditionnements religieux, d’une lutte pour la reconnaissance, de l’expression de points de vue politiques … et engendrent classiquement les postures de « prêche » ou de « croisade » telles que décrites plus haut. Cet enchaînement est en partie dû à ce que R. Ogien appelle un principe de « charité interprétative » qui consiste à chercher à toute force une rationalité aux comportements (Ogien, 2003, p. 37). Comme je l’ai indiqué, il est assez aisé de repérer les raisons d’une telle conception. D’abord elle manifeste la volonté de traiter autrui comme un agent autonome susceptible d’être loué ou blâmé ce qui est bien compréhensible dans le cadre d’une école républicaine qui fait de la rationalité de l’individu son credo. Ensuite, poser la rationalité des individus c’est penser pouvoir prédire le comportement des élèves ce qui est fondamental pour le fonctionnement même de l’institution scolaire. Cette façon de procéder, si elle peut se montrer souvent adaptée, n’épuise pas l’appréhension du réel scolaire où les comportements d’élèves peuvent être peu prévisibles et en décalage avec le jugement que certains jeunes portent eux-mêmes sur leurs comportements. Ce constat repose sur un problème assez robuste : celui de la nature du lien entre des actions et des états inobservables (significations, désirs…), lequel est loin d’être évident.

Parmi les interprétations de l’acrasie, il est utile de considérer celle que J. Elster définit comme « volonté de rester ignorant » (Elster, 2007, p. 86). Discutant de cette question, P. Savidan précise que « la personne dont la volonté manifeste des signes de faiblesse est tout simplement une personne qui refuse de se soumettre au principe de l’information totale. Elle tire bien les bonnes conséquences des données sur lesquelles elle s’appuie, tout en sachant cependant qu’il existe par ailleurs des éléments d’information pertinents qu’elle ne prend pas en compte et qui pointent dans une direction autre. En ce sens, on peut considérer qu’elle est manifestement déraisonnable, mais non pas illogique, inconséquente » (Savidan, 2015, p. 96).

Adhérer à ce point de vue donne une nouvelle possibilité de concevoir une éducation prenant comme point d’appui la laïcité qui ne viserait plus à « châtier » ou « convertir » mais à déclencher un processus de pensée permettant non pas de devenir plus rationnelle mais plus raisonnable pour englober dans son jugement plus de données et d’éléments supports à la réflexion.

Que faire de cette façon de repenser la question de la laïcité ? La réponse à cette question passe par une modification de la valeur que l’on accorde aux mobiles de l’action : on n’agit jamais de façon incontinente (il y a toujours des déterminants de l’action), mais on le devient lorsque, réfléchissant sur ses propres actions, on estime qu’elles auraient pu être autres et  meilleures (Ogien, 1993, p. 225 ‑ 226). Une telle évolution revient à changer assez radicalement d’objectif : il ne s’agit plus de faire « absorber » des principes ou valeurs qui deviendraient les déterminants de l’action mais, plus subtilement, de reprendre des comportements à l’aune de points de vue multiples représentants ceux à l’œuvre dans une communauté. Ce que l’on a coutume d’appeler les « manquements » au règlement intérieur dans un établissement scolaire sont souvent incompréhensibles si l’on exclut l’hypothèse de l’acrasie : rares sont les élèves qui, consciemment, délibérément, rationnellement, définitivement, rejettent la valeur des principes que l’on tente de promouvoir auprès d’eux. Force est donc de constater une assez forte présence de l’acrasie qui caractérise les situations où n’existe ni rapport causal, ni rapport logique entre valeurs et action.

C’est pourquoi, si l’on veut à toute force se soucier d’une éducation à la laïcité par le biais des valeurs, il faut refuser deux options. La première qui consiste à ne pas autoriser de véritable débat sur le sens et l’intérêt de l’idée ; la seconde qui partirait du principe que les élèves doivent être taxés d’inconséquences lorsque leur comportement ne semble pas en adéquation avec leurs dires. Formuler en positif ces propositions revient à défendre l’application à la laïcité des façons de faire habituellement mobilisées sur d’autres aspects de la vie scolaire. Quotidiennement, les éducateurs ont en effet l’habitude de justifier et d’expliquer leurs choix devant leurs élèves et de procéder, tranquillement, à des régulations lorsque ceux-ci s’éloignent de ce qui est attendu. Ainsi, par exemple, il n’apparaît scandaleux pour personne d’expliquer, plusieurs fois si nécessaire, les méthodes de travail attendues. De même, on trouve en général normal que si celles-ci ne sont pas appliquées, les élèves soient guidés ou repris.

Redonner aux principes un statut de supports des conduites, c’est procéder au refus salutaire de toujours décider en surplomb et à partir de principes déontologiques de ce qui ne pourrait être remis en question. Ceci revient à non seulement brandir, mais effectivement autoriser un droit à la pensée des élèves, même si celle-ci remet en cause certains dogmes y compris « républicains ». L’école républicaine se trouve en effet dans l’incapacité logique de promouvoir à la fois une méthode (la primauté de la raison pour appréhender le monde) et une doctrine qui voudrait que si l’on raisonne correctement, alors on retrouvera nécessairement comme supérieurs les principes moraux classiques promus à l’école. L’intelligence, la pensée, ne peuvent en effet s’exercer et croître que dans un environnement où peuvent s’exprimer plusieurs conceptions d’une vie bonne. Pour cela, l’école se doit d’être démocratique (c’est-à-dire ouverte au débat) plus que républicaine si l’on entend par là une foi inébranlable dans certains principes moraux qui devraient être promus et tenus quels que soient les contextes (Dubet & Duru-Bellat, 2015).

Conclusion

Dans les premières parties de ce texte, J’ai avancé quelques arguments en faveur de deux idées : 1/ la laïcité considérée comme valeur induit des prises en charge inefficaces 2/ l’inefficacité pourrait être minorée par la promotion d’une conception normative de celle-ci. Ce changement de point de vue revient à abandonner des objectifs de nature morale (qui consistent à respecter des valeurs) pour d’autres qui sont juridiques (qui consistent à respecter des règles) au motif que l’on peut défendre une supériorité des normes sur les valeurs pour l’avènement effectif d’un vivre ensemble apaisé, les premières n’impliquant l’adhésion qu’à un nombre restreint de prémisses normatives (Tavaglione, 2010, p. 77). La loi de 2005 sur le port des insignes religieux à l’école est une bonne illustration de cette manière d’aborder la question de la laïcité. Les attaques dont elle est régulièrement la cible montrent la difficulté qu’il y a aujourd’hui à porter cette méthodologie au sein de l’école française.

Pourtant, la mobilisation de la laïcité ne pourra-t-être que problématique tant qu’elle se fera sur le mode du prêche (s’exposant ainsi à l’écart entre ce que l’école prône et ce qu’elle montre) ou sur le mode de la répression (par l’utilisation de techniques de mortification H Durler (Durler, 2015, p. 92 ‑ 93 ‑ 94)), contredisant ainsi ce qui est peut-être la plus importante des valeurs républicaines : le libre arbitre. Ce faisant, l’institution fait doublement fausse route. D’abord parce qu’il y a un intérêt à adopter une attitude prudente par rapport aux points de vue que l’on réprouve moralement : les points de vue valorisés peuvent rapidement devenir réprouvés. Ensuite parce que les caractéristiques de l’esprit humain impliquent un rapport complexe à ce que chacun pense être son meilleur jugement qui intègre la possibilité de l’irrationalité, c’est-à-dire du fait que les actions n’ont pas toujours de lien déductif avec les raisons d’agir. La laïcité est brandie avec angoisse lorsque l’école se rend compte qu’elle ne peut pas atteindre les cœurs alors qu’elle dispose de toutes les armes nécessaires pour impliquer les esprits comme cela est bien sa mission première. En tout état de cause, si cette valeur doit être utilisée, elle ne peut servir de prétexte à interdire aux élèves l’accès à la communauté scolaire. Ce risque existe aujourd’hui où une vision dogmatique de la laïcité génère, en cas de refus d’adhésion ou même d’interrogation de la part des élèves, une « destitution » (Renaut, 2015, p. 213) au sens d’une exclusion de fait.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 121.

[1] Dans ce texte, j’entendrai le terme « valeur » dans une acceptation assez commune et désignant un principe ayant vocation à définir à la fois un préférable et une grille de lecture du réel.

[2] Il n’est pas utile pour mon propos de distinguer absolument normes et règles. J’accorderai aux deux termes le sens d’usages sociaux temporairement partagés.

[3] Voir en particulier la diffusion de la charte de la laïcité et son insertion dans les règlements intérieurs des établissements http://www.education.gouv.fr/cid95865/la-laicite-a-l-ecole.html

[4] Article L141-5-1 du code de l’éducation

[5] Ethique à Nicomaque livre VII, 5

Eléments de bibliographie

Billier, J.-C. (2009). Introduction à l’éthique. Paris: Presses universitaires de France.

Cometti, J.-P. (2011). Qu’est-ce qu’une règle? Paris : Vrin.

Descombes, V. (2009). Le Raisonnement de l’ours Et autres essais de philosophie pratique. Paris : Seuil.

Dubet, F., & Duru-Bellat, M. (2015). Dix propositions pour changer d’école. Paris: Seuil.

Durler, H. (2015). L’autonomie obligatoire: Sociologie du gouvernement de soi à l’école. PU Rennes.

Dworkin, R. (1995). Prendre les droits au sérieux. Paris : Presses Universitaires de France.

Elster, J. (2007). Agir contre soi: la faiblesse de volonté. Paris : Odile Jacob.

Ferry, J.-M. (2002). Valeurs et normes : la question de l’éthique. Bruxelles : Editions de l’Université de Bruxelles.

Ogien, R. (1993). La Faiblesse de la volonté. Paris : Presses Universitaires de France.

Ogien, R. (2003). Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique. Paris : Eclat.

Ogien, R. (2013a). La guerre aux pauvres commence à l’école: sur la morale laïque. Paris : B. Grasset.

Ogien, R. (2013b). L’Etat nous rend-il meilleurs?: Essai sur la liberté politique. Paris : Gallimard.

Renaut, A. (2015). L’injustifiable et l’extrême: Manifeste pour une philosophie appliquée. Paris : Editions le Pommier.

Savidan, P. (2015). Voulons-nous vraiment l’égalité ? Paris : Albin Michel.

Tavaglione, N. (2010). Gare au gorille: plaidoyer pour l’Etat de droit. Genève : Labor et Fides.

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ParJDA

La laïcité dans les « Souvenirs d’enfance » de Marcel Pagnol

par M. le pr. Jacques VIGUIER,
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Idetcom

Art. 120. Les débuts de la IIIe République ont été une époque bénie pour le manichéisme. On était pour l’instituteur et contre la calotte, ou on était pour la défense des curés contre les sans-dieux.

La laïcité est à cette époque la laïcité-combat. Elle se trouve face à une religion fortement ancrée et elle veut la mettre à bas, pour permettre aux enfants d’être éduqués en-dehors de l’influence de la religion catholique. On peut rappeler qu’à cette époque, on a refusé le droit de vote aux femmes, parce que la majorité républicaine au Parlement considérait que les femmes étaient trop soumises aux représentants de la religion catholique.

Les instituteurs sont donc investis d’une sorte de mission d’évangélisation, qui est, justement, de lutter contre l’influence des curés.

Marcel Pagnol a observé le conflit entre l’instituteur et le curé et il le peint dans plusieurs de ses œuvres. C’est dans ses « Souvenirs d’enfance »[1] qu’il est allé le plus loin dans sa description de la laïcité-combat. Il trace un portrait de son père, Joseph Pagnol, comme une sorte d’apôtre de la laïcité. Ces « Souvenirs d’enfance » sont devenus des classiques de la littérature française. Les deux premiers tomes sont les plus célèbres, « La Gloire de mon père » et « Le Château de ma mère ». On connaît  moins – ou on ignore – les deux suivants : « Le Temps des secrets », où Marcel entre dans ce qu’on appelait la première classe du lycée, c’est-à-dire la sixième (qu’il a suivie au lycée Thiers à Marseille en 1905) ; « Le Temps des amours », qui est moins consacré à l’histoire familiale et à l’enseignement suivi, mais qui apparaît parfois comme une sorte de recueil de petites nouvelles, en partie parce qu’il s’agit d’une œuvre inachevée, dans laquelle on assiste simplement, à la fin, à l’affichage des résultats de l’admissibilité au baccalauréat.

Quoi qu’il en soit, ce qui est certain, c’est la forte affirmation de la laïcité par Joseph Pagnol (§1) et la possible résurgence de la laïcité de Joseph Pagnol (§2).

1. La forte affirmation de la laïcité par Joseph Pagnol

Précisons que Marcel Pagnol écrit ses « Souvenirs d’enfance » à la soixantaine. Il va donc mythifier ce qu’il a vécu quand il avait une dizaine d’années, neuf ans au début du premier tome et un peu plus d’une quinzaine d’années vers la fin du quatrième tome. Dans le tome le plus lu, « La Gloire de mon père » correspond au  fameux doublé de bartavelles, énormes perdrix que l’on ne tue que très rarement. Mais « La Gloire de mon père », c’est bien évidemment la mise en avant de l’action et des pensées de Joseph Pagnol, le père de Marcel, véritable archange de la laïcité, dont les prises de position face à la religion vont marquer le petit Marcel.

Ce sont deux fois qui s’affrontent dans la réalité de ces débuts de la IIIe République, qui sont toutes les deux des fois de charbonnier. Le curé et l’instituteur ont chacun leur évangile de référence. Voici ce que constate Marcel : « Le plus remarquable, c’est que ces anticléricaux avaient des âmes de missionnaires. Pour faire échec à ‘Monsieur le curé’ (dont la vertu était supposée feinte), ils vivaient eux-mêmes comme des saints, et leur morale était aussi inflexible que celle des premiers puritains. M. l’inspecteur d’Académie était leur évêque, M. le recteur l’archevêque, et leur pape, c’était M. le ministre : on ne lui écrit que sur grand papier, avec des formules rituelles. ‘Comme les prêtres’, disait mon père, ‘nous travaillons pour la vie future : mais nous, c’est pour celle des autres’ »[2].

Cette idée de progrès marque à l’époque les esprits. Elle est au sommet des références de la IIIe République. On pense, chez les instituteurs, que la société future sera une société de progrès permanent en matière d’éducation, de savoir, de développement harmonieux des jeunes élevés à coup d’histoire et de philosophie. On en est bien revenu depuis, mais l’idée de progrès passe à ce moment-là par le développement de la science, ainsi que par le recul des impostures, c’est-à-dire très directement celle de la religion catholique. « Les écoles normales primaires étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anticléricalisme. On laissait entendre à ces jeunes gens que l’Eglise n’avait jamais été rien d’autre qu’un instrument d’oppression, et que le but et la tâche des prêtres, c’était de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance, tout en lui chantant des fables, infernales ou paradisiaques. La mauvaise foi des ‘curés’ était d’ailleurs prouvée par l’usage du latin, langue mystérieuse, et qui avait, pour les fidèles ignorants, la vertu perfide des formules magiques »[3]. On voit bien qu’on est loin de la laïcité-neutralité, qui apparaîtra par la suite. C’est vraiment un choc direct entre l’Ecole et l’Eglise.

Joseph défend ces idéaux laïques. Il n’est pas le seul dans sa famille. Une de ses sœurs aînées trace le même sillon : « Ma tante était une femme d’une grande autorité. Depuis sa vingt-cinquième année, elle était la directrice d’une école supérieure : elle y régnait en despote bien-aimée, et se donnait toute entière à sa mission qui était d’instruire, d’éduquer et de former de jeunes citoyennes vertueusement laïques »[4].

Pour le maître, la laïcité passe par l’égalité, comme à l’époque de la Révolution. Cette égalité est fondamentale pour l’éducation des enfants. Le maître se consacre à tous les enfants, qui ne se distinguent pas socialement. Un élément, qui permet d’encourager à la laïcité, c’est la recherche de cette égalité nécessaire dans les établissements d’enseignement. Cela passe à cette époque par le costume, ce qui nous semblerait sans doute  aujourd’hui excessif, parce que vu peut-être comme portant atteinte à l’identité de l’élève, mais qui symbolise l’enseignement républicain. Pour Marcel, lors de l’entrée en sixième, c’est sa mère qui fabrique la blouse caractéristique de l’élève : «  ma mère termina, grâce à la machine à coudre, une blouse noire d’écolier, taillée dans une craquante lustrine, qui brillait de tout son apprêt »[5].

L’égalité passe aussi par la fourniture gratuite des livres. C’est ici un moyen de permettre un enseignement qui ne défavorise pas les pauvres par rapport aux riches. Aujourd’hui, dans certaines classes, les livres doivent être, partiellement ou en totalité, payés par les parents. Pour Marcel, « pendant la récréation de quatre heures, dans la cour de l’internat, un garçon vint nous appeler, par groupes de cinq ou six, pour aller chercher nos livres de classe à la bibliothèque »[6].

On ne peut pas omettre, dans une analyse de la laïcité-combat, le dialogue permanent, au début plutôt violent, puis, plus apaisé, entre Joseph et l’oncle Jules, catholique pratiquant, donc l’incarnation du mal absolu pour Joseph.

Joseph, lorsqu’il apprend que son beau-frère se rend régulièrement à l’Eglise et communie, devient furieux, mais annonce qu’il restera calme en présence de l’Oncle Jules : « Voilà l’intolérance de ces fanatiques … Est-ce que je te défends de fréquenter ta sœur parce qu’elle est mariée à un homme qui croit que le Créateur de l’Univers descend en personne, tous les dimanches, dans cent mille gobelets ? Eh bien, je veux lui montrer ma largeur d’esprit. Je le ridiculiserai par mon libéralisme. Non, je ne lui parlerai pas de l’Inquisition, ni de Calas, ni de Jean Huss, ni de tant d’autres que l’Eglise envoya au bûcher, je ne dirai rien des papes Borgia, ni de la papesse Jeanne ! Et même s’il essaie  de me prêcher les conceptions puériles d’une religion aussi enfantine que les contes de ma grand-mère, je lui répondrai poliment, et je me contenterai d’en rigoler doucement dans ma barbe ! »[7].

On a parfois voulu adoucir la nature de cette laïcité du passé. Le terme « laïcité-combat » était pourtant parfaitement juste. Elle est devenue au fil du XXe siècle une « laïcité-neutralité », parce que le catholicisme avait été vaincu et qu’il n’était plus nécessaire de l’agresser de front. La réussite éclatante de ce qui a été autrefois un combat, c’est que progressivement la religion catholique a connu un recul dans de nombreux domaines, beaucoup de fidèles en moins à la messe, nombre d’élèves très réduit au séminaire. Avec l’influence des idéaux de mai 68 sur les libertés individuelles face à toute structure de pouvoir ou d’atteinte à la liberté de penser, l’Eglise catholique a été désertée.

Il y avait bien évidemment une forte connotation politique dans la « laïcité-combat ». Les Républicains et, notamment, les radicaux, étaient en pointe de la bataille pour la victoire de la  laïcité. En témoigne un exemple des dialogues parfois vifs, mais toujours amicaux, entre les  beaux-frères. Chacun défend un point de vue radicalement opposé. « L’oncle attaquait des gens qui s’appelaient ‘les radicots’. Il y avait un M. Comble, qui était un radicot, et sur lequel il était difficile de se faire une opinion : mon père disait que ce radicot était un grand honnête homme, tandis que l’oncle le nommait ‘la fine fleur de la canaille’ et offrait de signer cette déclaration sur papier timbré. Il ajoutait que ce Comble était le chef d’une bande de malfaiteurs qui s’appelaient ‘les Framassons’. Mon père parlait aussitôt d’une autre bande, qui s’appelaient ‘les jézuites’, c’étaient d’horribles ‘tartruffes’, qui creusaient des ‘galeries’ sous les pieds de tout le monde. Alors, l’oncle Jules s’enflammait, et le sommait de lui rendre de suite ’le milliard des congrégations’. Mais mon père, qui pourtant ne tenait pas à l’argent, répondait avec force : ‘Jamais ! Jamais on ne vous rendra tant de richesses, arrachées sur des lits de morts à des agonisants terrorisés !’ »[8].

Au-delà de ces prises de position catégoriques, les beaux-frères se respectent, parce qu’ils ont tous les deux une qualité qui dépasse les frontières de la religion, ils sont généreux, ce qui manque à tous les intolérants, qui prêchent la haine de l’autre.

La République française n’a jamais renoncé à son identité forte qu’est la laïcité. Cette avancée de la République par rapport à des idéaux qui, selon elle, entraînent un maintien de l’ignorance, sera reprise de manière très solennelle dans les deux dernières constitutions françaises. Pour la IVe République, on peut citer deux dispositions. Selon l’alinéa treize du Préambule de la Constitution de 1946, « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la culture et à la formation professionnelle. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés est un devoir de l’État ». Selon l’article 1er, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ». La Constitution de 1958 reprend au mot près cette disposition dans la première phrase de l’article 1er et elle ajoute: « Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’adjectif « laïque » figure donc à une place de choix dans ces deux constitutions, en tout début de liste ; donc il semble nécessaire de maintenir son application aujourd’hui.

2 : La possible résurgence de la laïcité de Joseph Pagnol

Certains intellectuels ont vu combien il était nécessaire de maintenir une conception de la laïcité, qui permette d’offrir aux élèves autre chose que ce qu’ils peuvent entendre à la maison et qui ne correspond pas à une éducation à la philosophie, à l’histoire, à la tolérance. C’est un article de 1989[9], qui affirme cette nécessité de favoriser le développement intellectuel des élèves : « Il faut que les élèves aient le plaisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose que ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. Si l’on veut que les professeurs puissent les y aider, et l’école rester ce qu’elle est — un lieu d’émancipation —, les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école … Neutralité n’est pas passivité, ni liberté simple tolérance. La laïcité a toujours été un rapport de forces. Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner ce que vous appelez la ‘laïcité de combat’ au profit des bons sentiments ? La laïcité est, et demeure, par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même. Leur survie nous impose à tous une discipline, des sacrifices et un peu de courage. Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance ».

Donc, ne pas baisser les bras et relancer une laïcité forte, pour favoriser un bon développement intellectuel des  enfants et adolescents, n’est-ce pas, si on en croit la position de ces intellectuels, une piste possible ? La solution existait déjà avec cette laïcité « active » de Joseph Pagnol. Pour ceux qui font référence régulièrement à la Révolution et à ses idéaux, la « laïcité-combat » doit être réaffirmée face à une religion fortement  revendicatrice. De la même manière que Saint-Just affirmait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! », peut-on affirmer « Pas de tolérance pour les ennemis de la tolérance ! » ?

On peut évoquer ici le non-respect des conventions internationales.

La Déclaration universelle des droits de l’Homme comprend un article 18, selon lequel « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seul ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites ». Le passage selon lequel il doit exister une «liberté de changer de religion ou de conviction» devrait être imposé à de nombreux Etats, qui demeurent aujourd’hui théocratiques.

Un autre texte est, à la différence de la Déclaration universelle des droits de l’Homme,  juridiquement sanctionné. C’est la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Son article 9 est très proche de l’article 18 de la Déclaration universelle, avec quelques légères variantes et inversions. Selon cet article,  « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».

La liberté de changer de religion ou de conviction est très explicitement affirmée par les deux textes. Or la Déclaration universelle est totalement inappliquée dans les théocraties. Celui qui veut essayer de changer de religion dans une théocratie sera sanctionné. Quant à la Convention européenne, elle s’applique à des Etats qui défendent déjà depuis longtemps une liberté de religion, donc elle emporte peu de conséquences.

Ainsi, tout le monde devrait accepter en France, qui n’est pas une théocratie, cette liberté de changer de religion ou de conviction.

Eh non, justement, pas tous ! Ce qui est particulièrement regrettable dans ce domaine de la liberté de croire ou ne pas croire et de la liberté de changer de religion, c’est qu’il y a eu une attitude particulièrement fâcheuse des organismes représentant les Musulmans de France. Avant qu’il y ait le Conseil français du culte musulman (créé en 2003), le Ministre de l’Intérieur et chargé des Cultes, Jean-Pierre Chevènement, avait proposé, à la fin des années 90,  des textes aux fédérations musulmanes pour discuter de leur place en France. Il avait voulu introduire de manière tout à fait logique la liberté de changer de religion, mais cela avait été finalement écarté par ces fédérations. Cela peut paraître fâcheux ! Certains veulent en permanence voir appliquer la Convention européenne des droits de l’Homme. Pourtant il est ici possible de douter de son application intégrale. On aurait donc besoin d’un Joseph Pagnol pour faire respecter le principe de laïcité.

En effet, aujourd’hui, apparaît une religion revendicatrice et forte, comme l’était le catholicisme au début du XXe siècle. C’est l’Islam. Ne faudrait-il peut-être pas faire échapper les enfants à une éducation qui pourrait être orientée ? Il peut s’agir par exemple d’un risque de rejet de l’égalité homme-femme, défendue constitutionnellement. Il pourrait aussi éventuellement s’agir d’une remise en cause de certains programmes scolaires, ce qui peut alors s’opposer directement au principe de laïcité.

Pourrait-on être susceptible d’être accusé, en disant cela, d’atteinte à la liberté de conscience ? Pourtant l’absence de liberté de conscience n’est-elle pas du côté de ceux qui refusent l’apostasie, et qui sont donc en contradiction avec les principes affirmés en France, notamment à travers les deux textes internationaux précédemment évoqués ?

Alors faut-il ou non la « laïcité-combat » ? C’est tout au moins une question à discuter. L’important serait de protéger une éducation libre des enfants et une avancée de la liberté d’expression. On a vu à travers la tragédie de « Charlie » qu’il y avait un grave malaise dans la société. Deux éléments le montrent. D’une part, lorsque qu’on a demandé dans les établissements scolaires d’observer une minute de silence en hommage aux journalistes et dessinateurs assassinés, des gamins d’environ sept ou huit ans n’ont pas voulu la respecter. Or ils n’ont pas pu décider par eux-mêmes de boycotter ce qui apparaissait comme un hommage à des victimes de la barbarie. On peut s’interroger sur les personnes qui ont pu influencer ces jeunes esprits malléables. C’est l’intérêt de la laïcité à l’école que de permettre de tenter de lutter contre un « formatage » excessif. D’autre part, on ne peut qu’être choqué par les commentaires de trop nombreuses personnes disant : « Il faut une liberté d’expression … mais  ces journalistes sont allés trop loin. Il faut respecter la religion. Il ne faut pas commettre de blasphème ». Dès que l’on dit « mais », tout est remis en cause. La liberté d’expression, c’est la liberté d’expression sans « mais … », autrement ce n’est plus la liberté d’expression.

La laïcité-combat pourrait donc réapparaître aujourd’hui. On se trouve face à une religion dont la position idéologique correspond à celle du catholicisme sous la IIIe République. La séparation des églises et de l’Etat n’est pas  une appellation d’origine … réservée au seul combat contre la religion catholique. La laïcité-combat est susceptible de réapparaître quand la liberté de réflexion et d’éducation de chacun est remise en cause. Ce qui  motivait la laïcité-combat, c’était la lutte contre l’obscurantisme et la nécessité de construire la personnalité des enfants et adolescents à travers l’apprentissage de la réflexion et de la culture. Est-ce que l’iman n’est pas le curé d’hier, avec un message à faire passer, qui pourrait contredire les idéaux de la République ?

Certes l’Islam n’a pas le monopole du rejet de la philosophie et de la science. On rencontre chez certains extrémistes religieux, notamment américains, une hostilité à la science, à l’histoire, à la philosophie, un négationnisme général, totalement contradictoire avec l’idée de progrès intellectuel.

En évoquant les extrêmes, il est difficile de ne pas parler ici d’un dévoiement de la laïcité par certains groupes. Peut-on le croire ! Ce serait risible si ce n’était pas profondément sérieux et dangereux. La laïcité classique est une laïcité d’intégration, qui cherche à respecter les valeurs républicaines. La laïcité de certains groupes d’extrême droite est une laïcité d’exclusion. Et c’est totalement paradoxal ! « Dans la confusion idéologique la plus totale, ce beau mot, négligé, renié, doucement ostracisé par la plupart des républicains de gauche comme de droite, se retrouva dans la bouche … de l’extrême droite. Un comble. On avait envie, devant ce spectacle amnésique et révulsant, de dire aux enfants du père Combes, de Clémenceau, à tous ces hussards noirs de la République ‘Réveillez-vous’. On avait envie de hurler au voleur … Cette laïcité n’est qu’une duperie. C’est un ersatz. Un mot-valise qui, dans sa novlangue, veut dire anti-Arabe/super chrétien »[10].

La laïcité a été « inventée » par la gauche républicaine. C’est cette laïcité qui doit demeurer présente. Il n’y a jamais eu de laïcité de stigmatisation. Au contraire il s’agit de permettre à chacun de vivre dans un pays où l’on peut étudier l’histoire, la philosophie, les sciences ou la littérature, qui sont les bases d’un enseignement tourné vers l’épanouissement de l’enfant ou de l’adolescent. Toute forme d’exclusion, de rejet, d’ostracisme, de refus de participation à la logique d’un enseignement ouvert vers l’universel, est totalement anti-laïque.

La laïcité-combat permettrait de faire resurgir cette idée de perfectionnement intellectuel, d’initiation à la réflexion contre ceux qui proposent en guise d’éducation un maintien d’une forme d’obscurantisme. Est-ce politiquement incorrect de dire que l’application du principe de laïcité dans son acception traditionnelle, tel que le concevait l’archange laïque Joseph Pagnol, pourrait être un procédé  d’ouverture par rapport à la situation actuelle d’une religion, qui ne défend pas pour les enfants une éducation ouverte ou qui rejette catégoriquement l’apostasie …

A chacun de répondre … en accord avec sa conscience … libre !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 120.

[1] L’édition de référence ici, c’est Marcel Pagnol, Œuvres complètes, tome 3, Souvenirs et romans, Editions de Fallois, Souvenirs d’enfance, p. 9 à p. 657.

[2] Marcel Pagnol, op. cit., La gloire de mon père, p. 21.

[3] Marcel Pagnol, op. cit., La gloire de mon père, p. 20.

[4] Marcel Pagnol, op. cit., Le temps des secrets, p. 308.

[5] Marcel Pagnol, op. cit., Le temps des secrets, p. 425.

[6] Marcel Pagnol, op. cit., Le temps des secrets, p. 449.

[7] Marcel Pagnol, op. cit., La gloire de mon père, p. 39.

[8] Marcel Pagnol, op. cit., La gloire de mon père, p. 84.

[9] Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, « Foulard islamique ‘Profs ne capitulons pas !’ », Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

[10] Patrick Kessel, Ils ont volé la laïcité, Jean-Claude Gawsewitch Editeur, 2102, pp. 12-13.

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Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite

par Alexandre CIAUDO,
Professeur agrégé de droit public à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté (CRJFC),
Avocat à la Cour

Art. 118. L’affaire des crèches de Noël sur le domaine public ne constitue que l’aboutissement d’une politique jurisprudentielle du Conseil d’Etat retenant une conception apaisée de la laïcité. Elle s’avère néanmoins révélatrice d’une certaine idéologie contentieuse associative, véhiculant un double discours en prétendant défendre la liberté de conscience.

Si le mot même de laïcité sent la poudre (J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, chron., p. 137), le débat sur la laïcité n’a sans doute rien à lui envier. Il est peu de termes qui reçoivent des significations aussi différentes et qui, par leur seul prononcé, justifient une position aussi péremptoire que celui-ci. Invoquer le caractère laïque d’un discours, à l’instar de de son attribut républicain, de sa vocation progressiste ou de sa perspective de développement durable, revient essentiellement pour son auteur à se draper de la vertu que la notion elle-même est supposée véhiculer. A rebours, un objet ou une pratique non conforme au sacro-saint principe de laïcité devrait souffrir de la plus grande désapprobation morale et juridique. L’incantation de la laïcité se retrouve ainsi de manière récurrente dans le discours associatif, politique et même doctrinal comme un argument se suffisant à lui-même ; la suspicion de manquement à la laïcité constituant un motif d’opprobre légitime pour l’auteur ou l’acteur qui s’y risquerait.

La contestation contentieuse de la présence de crèches de la Nativité au sein des bâtiments publics et plus largement sur le domaine public en constitue un exemple frappant. Cette présence a récemment fait l’objet de multiples recours contentieux diligentés par de rares particuliers, mais surtout par des associations dites laïques, mais véhiculant en réalité un athéisme militant, voire un discours politique anticlérical, si ce n’est antichrétien. Elle avait auparavant fait l’objet d’une passe d’armes entre le sénateur Jean-Luc Mélenchon qui entendait défendre « la laïcité de l’espace public », et le Ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy qui avait estimé que « Le principe de laïcité n’impose pas aux collectivités territoriales de méconnaître les traditions issues du fait religieux », mais que tout citoyen intéressé pourrait soumettre la question au juge administratif (Sénat question écrite n° 25728, 15 mars 2007).

L’histoire contentieuse de la contestation des crèches de Noël a débuté par l’introduction par un particulier d’un recours à l’encontre de la délibération du conseil municipal de Montiers (Oise) décidant d’aménager une crèche sur la place du village. Le Tribunal administratif d’Amiens a considéré celle-ci comme un « un emblème religieux de la religion chrétienne » au motif de la représentation de Joseph et Marie ainsi que de l’enfant Jésus, et a sanctionné une violation de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 selon lequel « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions » (TA Amiens, 30 novembre 2010, Debaye, n° 0803521, AJDA 2011, p. 471).

Deux associations lui ont ensuite emboîté le pas : la Fédération de la libre pensée et la Ligue des droits de l’homme. La première a sollicité la désinstallation de la crèche siégeant depuis 1985 dans le hall de l’hôtel du Département de Vendée à la période de Noël et obtenu du Tribunal administratif de Nantes une décision sanctionnant la violation de la loi de 1905 (TA Nantes, 14 novembre 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée, n° 1211647). Elle s’est toutefois heurtée à une décision de rejet de la part du Tribunal administratif de Melun ayant estimé conforme au même texte la crèche de Noël installée dans une niche sous un porche de la cour d’honneur de l’Hôtel de ville de Melun depuis 2006 (TA Melun, 22 décembre 2014, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 1300483, Dr. Adm. 2015, alerte 26, obs. R. Noguellou). Il en a été de même d’une crèche installée sur une place publique à Beauvais, à proximité de chalets commerciaux provisoires (TA Amiens, 17 février 2015, Fédération de la libre pensée de l’Oise, n° 1300269).

La seconde, dans le cadre de l’un des multiples recours qu’elle a mis en œuvre à l’encontre de la municipalité de Béziers (9 recours jugés par le Tribunal administratif de Montpellier entre 2014 et 2016), essuyait deux décisions de rejet, en référé puis au fond, s’agissant de la crèche installée dans le hall de l’hôtel de ville (TA Montpellier ord., 19 décembre 2014, Ligue des droits de l’homme, n° 1405626 ; TA Montpellier, 16 juillet 2015, Ligue des droits de l’homme, n° 1405625, AJDA 2015, p. 1446, AJCT 2015, p. 651).

Le combat de la Fédération de la libre pensée n’était toutefois pas achevé puisqu’elle allait obtenir l’annulation du jugement rendu par le Tribunal administratif de Melun auprès de la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 8 octobre 2015, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 15PA00814), mais se voir notifier parallèlement un arrêt en sens contraire de la Cour de Nantes invalidant le jugement rendu par le Tribunal administratif de Nantes (CAA Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée, n° 14NT03400, AJDA 2015, p. 2390, note A. de Dieuleveult, AJCT 2015, p. 651, JCP A 2015, act. 878, obs. M. Touzeil-Divina).

En décembre 2015, les tribunaux administratifs de Lille et de Nîmes ont écarté des recours pour irrecevabilité mis en œuvre par un particulier et par la Fédération de la libre pensée contestant la crèche de Noël installée dans les halls des hôtels de ville de Hénin-Beaumont et de Beaucaire (TA Lille, 4 décembre 2015, David Noël, n° 1509977 ; TA Nîmes, 22 décembre 2015, Association la libre pensée du Gard, n° 1503901).

Le 9 novembre 2016, alors que l’actualité était principalement tournée vers les résultats de l’élection présidentielle américaine, le Conseil d’Etat rendait en assemblée du contentieux deux arrêts portant sur les crèches de Vendée et de Melun, après un surprenant report de délibéré dont la presse nationale s’était fait l’écho, et le prononcé de conclusions de Mme Bretonneau qui avaient déjà suscité l’émoi en proposant d’autoriser les crèches de Noël dans les bâtiments publics selon une approche casuistique, s’inspirant de la jurisprudence de la Cour suprême américaine (V. not. T. Hochmann, « Le Christ, le père Noël et la laïcité, en France et aux États- Unis », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, 2016, n° 53), en privilégiant leur aspect festif sur une éventuelle mise en valeur religieuse (CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223, Rec., AJDA 2016, p. 2135, D. 2016, p. 2341 ; CE, 9 novembre 2016, Commune de Melun, n° 395122, Rec.).

En substance, les juges du Palais Royal n’ont que partiellement suivi leur rapporteur public. Ils ont certes estimé que la crèche de Noël présentait un caractère religieux, mais également que, faisant partie d’une décoration traditionnelle, elle n’avait pas nécessairement de signification religieuse. Le Conseil d’Etat estime en ce sens que, par principe, une crèche ne peut être installée dans un bâtiment public constituant le siège d’une collectivité ou d’un service public, sauf circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif. En dehors de ces bâtiments, l’installation à cette occasion d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Avant de revenir sur cette nouvelle interprétation apaisée de la laïcité par le Conseil d’Etat, l’affaire des crèches de Noël invite à s’interroger sur la pratique et les motivations réelles de ses détracteurs. L’analyse plus globale de leur action devant la juridiction administrative, à côté de leur militantisme politique, laisse entrevoir une véritable idéologie contentieuse et un double discours sur lequel la lumière doit être portée.

I La manifestation d’une idéologie contentieuse associative

On l’a vu, la quasi-totalité des recours formés en vue de l’interdiction de la mise en place de crèches de Noël dans l’espace public a été mise en œuvre par deux associations, considérées comme des « groupements laïques historiques » (J. Baubérot, M. Milot, Laïcités sans frontières, Seuil, 2011, p. 304) : la Fédération de la libre pensée et la Ligue des droits de l’homme.

Ayant émergé avec la Deuxième République en 1848, le mouvement des libres penseurs s’oppose de manière catégorique au dogme religieux. Il est intéressant de relever que Aristide Briand, rapporteur de la loi du 9 décembre 1905, était lui-même membre de la commission exécutive de l’association nationale des libres penseurs de France. Les statuts actuels de la Fédération nationale, disponibles sur son site Internet, éclairent la démarche de cette association : « Elle regarde les religions comme les pires obstacles à l’émancipation de la pensée ; elle les juge erronées dans leurs principes et néfastes dans leur action. (…) La libre Pensée défend le principe constitutionnel de laïcité et la séparation des Églises et de l’Etat, garantie notamment par la loi du 9 décembre 1905. Pour ce faire, elle entend utiliser tous les moyens nécessaires, y compris les voies du recours devant les juridictions compétentes, pour en interdire toute tentative de remise en cause directe ou indirecte ». Les démembrements locaux de l’association disposent de statuts allant dans le même sens puisqu’ils visent à défendre « la laïcité de l’Ecole et de l’Etat » (TA Poitiers, 1er mars 2007, Association la libre pensée 17, n° 0502737 ; TA Paris, 15 décembre 2011, Fédération de Paris de la libre pensée, n° 1007531), à « contribuer à sauvegarder ou à affermir le caractère laïque de notre Etat (…) en engageant, éventuellement, toutes actions à cet effet » (CAA Lyon, 16 mars 2010, Rossi, n° 07LY02583), à défendre « le principe constitutionnel de laïcité et de la séparation des Eglises et de l’État, garantie notamment par la loi du 9 décembre 1905, par tous les moyens nécessaires, y compris les voies de recours devant les juridictions compétentes, pour en interdire toute tentative de remise en cause directe ou indirecte » (CAA Paris, 8 octobre 2015, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 15PA00814), allant même jusqu’à exposer que « la Libre Pensée combat toute forme de cléricalisme » (TA Rennes, 7 décembre 2012, Association groupe de la libre pensée de Vannes, n° 1004934).

L’action contentieuse de cette association s’avère exclusivement tournée contre l’expansion religieuse dans l’espace public et la contestation systématique de tout lien entre une personne publique et une Eglise. Elle s’attache notamment à contester en justice les décisions accordant des subventions publiques de restauration d’édifices religieux catholiques (CAA Lyon, 26 juin 2007, Fédération de libre pensée du Rhône, n° 03LY00054 ; CAA Bordeaux, 28 août 2009, Fédération des Pyrénées-Atlantiques de la libre pensée, n° 08BX01425 ; CE, 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée du Rhône, n° 308817, Rec. ; CAA Lyon, 7 mars 2013, Région Rhône-Alpes, n° 12LY01494 ; CE, 17 février 2016, Association libre pensée du Rhône, n° 368342, Rec.), les décisions d’édification de statues à l’effigie de personnages religieux (TA Grenoble, 29 janvier 2015, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée, n° 1200005, annulation de l’implantation d’une statue de la Vierge dans un parc public communal) ou du pape Jean-Paul II (TA Rennes, 30 avril 2015, Fédération morbihannaise de la libre pensée, n° 1203099, illégalité de l’implantation d’une telle statue sur une place publique à Ploërmel ; CAA Nantes, 15 décembre 2015, Commune de Ploërmel, n° 15NT02053, annulant le jugement du Tribunal administratif sur un motif tiré du caractère définitif de la délibération décidant d’implanter le monument), et va même jusqu’à demander au juge administratif d’interdire au maire et aux membres d’un conseil municipal d’assister à toute cérémonie religieuse (SIC !) (TA Pau, 2 septembre 2004, Fédération de libre pensée du Gers, n° 0401748).

L’association combat également la création de nouveaux lieux de culte musulmans en contestant la légalité de baux emphytéotiques conclus entre des communes et des associations confessionnelles locales en vue de l’édification de mosquées (TA Lyon, 15 mai 2008, Fédération ardéchoise de libre pensée, n° 0602346 ; CAA Lyon, 16 février 2010, Association culturelle arabo-islamique de Tournon, n° 08LY01769 ; TA Grenoble, 29 novembre 2011, Fédération ardéchoise et drômoise de libre pensée, n° 0805460 ; TA Lyon, 17 août 2012, Fédération de la libre pensée du Rhône, n° 1104681 ; TA Rennes, 7 décembre 2012, Association groupe de la libre pensée de Vannes, n° 1004934). Compte tenu de l’anticléricalisme affiché par cette association, sa lutte contre l’implantation provisoire de crèches de Noël sur le domaine public n’a pas de quoi surprendre.

L’attitude de la Ligue des droits de l’homme s’avère plus ambivalente. Créée en 1898 dans le contexte de l’affaire Dreyfus, afin que toute personne dont la liberté serait menacée ou le droit violé trouve aide et assistance, elle s’est attachée à défendre d’abord les droits sociaux des individus puis leurs droits politiques (E. Naquet, La Ligue des Droits de l’Homme : une association en politique (1898-1940), Thèse d’histoire, IEP Paris, 2005). Ses statuts actuels disponibles sur son site Internet l’invitent « à défendre les principes énoncés dans les Déclarations des droits de l’homme de 1789 et de 1793, la Déclaration universelle de 1948 et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et ses protocoles additionnels. (…) Elle combat (…) toute forme de racisme et de discrimination fondée sur (…) les opinions politiques, philosophiques et religieuses. (…) Elle concourt au fonctionnement de la démocratie et agit en faveur de la laïcité ».

Véritable requérant d’habitude (F. Lemaire, « Les requérants d’habitude », RFDA 2004, p. 554), l’essentiel de son action contentieuse porte sur la défense des droits des ressortissants étrangers (V. not. CE, 23 novembre 2015, n° 394540, Rec., sur les conditions de vie au sein de la jungle de Calais). Elle diligente également de multiples recours en matière de création de traitement automatisé de données à caractère personnel, d’arrêtés municipaux anti-mendicité ou couvre-feu, et de mise en application des textes sur l’état d’urgence. D’autres recours intentés par l’association révèlent toutefois une véritable action politique davantage qu’une préoccupation de la défense des droits des individus : recours contre le décret n° 2010-835 du 21 juillet 2010 relatif à l’incrimination de l’outrage au drapeau tricolore (CE, 19 juillet 2011, n° 343430, Rec. T.), contestation de l’autorisation d’exportation de matériels de guerre délivrée le 29 novembre 2005 en vue de l’exportation de la coque de l’ex-porte-avions Clemenceau (CE, 15 février 2006, Association Ban Asbestos France, n° 288801, Rec.), et des recours de toutes sortes contre la municipalité de Béziers tels que la modification du règlement intérieur des dispositifs périscolaires dans les écoles primaires de Béziers (TA Montpellier, 11 août 2014, n° 1403254). On se souvient en outre que la Fédération de la libre pensée et la Ligue de droits de l’homme s’étaient associées pour contester le décret n° 2009-427 du 16 avril 2009 portant publication de l’accord entre la République française et le Saint-Siège sur la reconnaissance des grades et diplômes dans l’enseignement supérieur (CE, 9 juillet 2010, n° 327663, Rec.).

En ce sens, l’intervention de la Ligue des droits de l’homme pour défendre le burkini sur les plages françaises a amené le Conseil d’Etat, en formation collégiale, à annuler son interdiction par certains maires du Sud de la France, dans le contexte de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 (CE ord., 26 août 2016, n° 402742, Rec. ; V. égal. pour d’autres recours de l’association sur ce sujet TA Toulon, 30 août 2016, n° 1602545 ; TA Bastia, 13 septembre 2016, n° 1600979). En réaction, dans les colonnes du Figaro, le professeur Harouel a accusé le Conseil d’Etat de « trahir le peuple » et d’encourager le « djihadisme civilisationnel », contraignant Jean-Marc Sauvé à sortir de sa réserve habituelle en défendant l’arrêt dans le même quotidien. Si l’auteur de ces lignes partage en tous points le raisonnement limpide du Conseil d’Etat dans cette décision, dans laquelle il ne fait que rappeler les règles régissant la mise en œuvre des pouvoirs de police administrative, l’opportunité de l’action contentieuse de la Ligue des droits de l’homme interroge à deux titres : d’une part au regard d’une action politique et non de la défense des droits de l’homme, d’autre part en considération de son action contentieuse au soutien des droits des musulmans et contre l’Eglise catholique.

A cet égard, il a pu être jugé que la Ligue des droits de l’homme ne constituait pas une association de caractère politique (TA Montpellier, 2 novembre 2005, Association Attac – Béziers, n° 0300228). On ne peut que s’en étonner lorsqu’elle reçoit des subventions de collectivités territoriales dirigées par des élus de gauche (CE, 28 juillet 1993, Territoire de Belfort, n° 124638 ; CAA Marseille, 7 décembre 1999, Commune d’Istres, n° 98MA00236 ; TA Montreuil, 6 janvier 2011, Préfet de la Seine-Saint-Denis, n° 1007215 ; TA Marseille, 14 octobre 2016, n° 1607749), lorsqu’elle participe financièrement à la campagne électorale d’un élu socialiste, Gérard Dalongeville (TA Lille, 1er octobre 2008, Elections municipales d’Hénin-Beaumont, n° 0801943) ou encore appelle à voter au second tour de l’élection présidentielle pour le candidat socialiste (La Dépêche, 29 avril 2007).

Si l’on met en exergue l’action contentieuse de la Ligue des droits de l’homme contre l’Eglise catholique (CE, 9 juillet 2010, n° 327663, Rec.) et son action contre les crèches de Noël (TA Montpellier ord., 19 décembre 2014, Ligue des droits de l’homme, n° 1405626 ; TA Montpellier, 16 juillet 2015, Ligue des droits de l’homme, n° 1405625, AJDA 2015, p. 1446, AJCT 2015, p. 651), à côté de sa défense de l’expression d’un Islam radical (CE ord., 26 août 2016, n° 402742, Rec.), on comprend mieux pourquoi deux membres de son comité central, Antoine Spire et Cédric Porin, ont quitté l’association en dénonçant ses accointances avec l’intégrisme musulman (Le Monde, 23 novembre 2006), ainsi que la dénonciation de son intimité avec certains intellectuels tenant des propos antisémites.

Alors que la Ligue des droits de l’homme prétend défendre la laïcité et la liberté de conscience, et reste présentée comme une héritière du combat pour la liberté de conscience (J. Baubérot, Histoire de la laïcité en France, PUF, Que sais-je ?, 3e éd., 2005, p. 119), cette association propose en réalité une idéologie contentieuse fondée sur une vision de la laïcité à géométrie variable. D’un côté, elle prône une « laïcité ouverte respectant les traditions communautaires », soutenant le port du voile islamique à l’école, les écrits de Tariq Ramadan (M. Lagarrigue, « LDH : les liaisons dangereuses de la ligue des droits de l’homme », Arkheia, revue d’histoire en ligne), et le port du burkini sur les plages ; d’un autre côté, elle conteste les accords internationaux d’équivalence de diplôme avec le Vatican et la présence de crèches de Noël sur le domaine public. Le double discours manque de crédibilité pour une association qui se présente dans ses statuts comme un rempart face aux violations des droits fondamentaux des individus.

Si cette association entend vraiment protéger la liberté de conscience des individus contre une prise de position publique en faveur de l’expression religieuse, sans doute conviendrait-il qu’elle choisisse mieux ses combats, et ne se laisse pas emporter par une frénésie contentieuse contre une municipalité au motif qu’elle est dirigée par un élu affilié à un parti politique auquel elle est opposée par principe. On lui suggère en ce sens de s’intéresser à l’organisation par la Mairie de Paris de la « Nuit du Ramadan », dans les locaux de l’hôtel de ville… sur laquelle elle apparaît bien taisante. Ainsi, alors que l’action contentieuse de la Fédération de la libre pensée s’avère parfaitement cohérente et fidèle à ses statuts, de lutte généralisée contre les manifestations de la religion dans l’espace public, celle de la Ligue des droits de l’homme surprend par une action apparaissant antichrétienne et proislamique, alors qu’elle se couvre des vertus de la laïcité. Une appréciation plus rigoureuse de l’intérêt à agir de cette association, à l’instar d’une jurisprudence récente du Conseil d’Etat en la matière (CE, 21 novembre 2016, Thalineau, n° 392560, Rec. T.), serait sans doute de nature à faire évoluer les statuts de cette association afin de les mettre en adéquation avec l’idéologie contentieuse qu’elle prône ou, dans la poursuite d’un usage militant du droit, de l’inciter à utiliser l’arme contentieuse à bon escient si elle souhaite conserver son efficacité (D. Lochak, « Les usages militants du droit », Revue des droits de l’homme, 2016, n° 10, § 56).

II L’aboutissement d’une politique jurisprudentielle apaisée

Les deux arrêts rendus le 9 novembre 2016 par le Conseil d’Etat ont nécessairement fait l’objet de vives critiques dès lors qu’il s’est agi de trancher un débat ayant opposé entre eux les juges, les membres de la doctrine, les citoyens et les autorités publiques. Comme l’explique si bien Pierre Legendre « la religion, par la complexité des rapports qu’elle instaure, les tensions sociales qu’elle exprime, la puissance d’incitation collective dont elle dispose, est affaire publique » (Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, PUF, 1968, p. 292). A l’aune du principe de neutralité de l’Etat et de la « laïcité faite loi » en 1905 (O. Schrameck, « Laïcité, neutralité et pluralisme », Mélanges Jacques Robert, Montchrestien, 1998, p. 195), le Conseil d’Etat a apporté une nouvelle jurisprudence d’apaisement en retenant une qualification juridique contemporaine, adaptée et non dogmatique de la crèche de Noël.

Après avoir rappelé la valeur constitutionnelle du principe de neutralité de l’Etat et les termes de la loi du 9 décembre 1905, le Conseil d’Etat a renouvelé l’interprétation apaisée de la laïcité qu’il avait explicitée dans son rapport public pour l’année 2004 (Un siècle de laïcité) : l’expression de la neutralité de l’Etat et la garantie de la liberté religieuse dans un cadre pluraliste. Particulièrement difficile à définir dès lors qu’elle est surtout envisagée dans un contexte politique (J.-B. Trotabas, La notion de laïcité dans le droit d l’Eglise catholique et de l’Etat républicain, thèse, LGDJ, BDP, t. 32, 1961, p. 22), la laïcité est décrite comme l’expression juridique de la neutralité religieuse des autorités publiques (J. Rivero, « La notion juridique de laïcité », D. 1949, chron., p. 137 ; P.-H. Prélot, « Définir juridiquement la laïcité », in Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, G. Gonzalez (dir.), Bruylant, 2006, p. 149), « l’expression juridique d’une conception politique qui implique la séparation de la société civile et de la société religieuse » (C. Durand-Prinborgne, La Laïcité, Dalloz, 1996, p. 10), ou encore « la forme française de la liberté religieuse » (Y. Gaudemet, « Liberté religieuse et laïcité en droit français », Mélanges Petros Pararas, Bruylant 2009, p. 237 ; « La laïcité, forme française de la liberté religieuse », RDP 2015, p. 329). La laïcité assure seulement aux individus la garantie de leur liberté de conscience et le libre exercice du culte de leur choix dans l’espace public et privé. La neutralité religieuse de l’Etat implique uniquement l’absence d’avantage ou de pénalisation d’une confession religieuse particulière.

Alors que le Conseil d’Etat était saisi de recours introduits par une association militant pour la disparition du fait religieux dans l’espace public, il était en réalité amené à s’interroger sur la question, sous-entendue par certains auteurs (D. Koussens, L’épreuve de la neutralité. La laïcité française entre droits et discours, Bruylant, 2015, p. 110), de l’avantage conférée à la religion chrétienne par la mise en place de crèches de Noël sur le domaine public par des personnes publiques. La réponse à cette question dépendait essentiellement de la qualification juridique de la crèche et de son caractère religieux. Ce caractère ne faisait aucun doute ; mais la dimension festive et sécularisée de la crèche de Noël ne pouvait être sérieusement ignorée. C’est d’ailleurs ce qui avait justifié les solutions contradictoires des juges du fond et les positions tout aussi contradictoires de la doctrine : la capacité à voir dans la crèche de Noël autre chose qu’un symbole religieux.

Le Tribunal administratif d’Amiens avait d’abord estimé que la seule présence de Joseph, de Marie et de l’enfant Jésus conférait à la crèche le caractère d’un emblème de la religion chrétienne et interdit en tant que tel sur un emplacement public, sans s’intéresser à son autre dimension (TA Amiens, 30 novembre 2010, Debaye, n° 0803521, AJDA 2011, p. 471). La Cour de Paris a statué exactement dans le même sens en s’intéressant uniquement au caractère d’emblème religieux de la crèche pour l’interdire (CAA Paris, 8 octobre 2015, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 15PA00814). Le Tribunal administratif de Melun a retenu une interprétation tout aussi contestable en gommant le caractère religieux de la crèche pour l’autoriser, la décrivant comme « dépourvue de toute signification religieuse lorsque elle est installée temporairement en dehors des lieux de culte à l’occasion de la fête de Noël et hors de tout contexte rappelant la religion chrétienne, et constitue alors une des décorations traditionnellement associées à Noël comme le sapin de Noël ou les illuminations » (TA Melun, 22 décembre 2014, Fédération des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 1300483, Dr. Adm. 2015, alerte 26, obs. R. Noguellou).

L’analyse du Tribunal administratif de Nantes a été plus subtile puisqu’il a estimé que le contenu de la crèche en faisait un emblème religieux « dont la symbolique dépasse la simple représentation traditionnelle familiale et populaire de cette période de fête » (TA Nantes, 14 novembre 2014, Fédération de Vendée de la libre pensée, n° 1211647). Le Tribunal prenait ainsi acte du double caractère de la crèche, religieuse et festive, mais estimait que le premier primait sur le second et justifiait donc son interdiction. Saisi à nouveau de la question, le Tribunal administratif d’Amiens a ensuite retenu une analyse pragmatique en s’intéressant au contexte de l’installation de la crèche, estimant que son installation près de chalets dont celui du père Noël permettait de la regarder non comme un symbole religieux interdit, mais comme une des décorations festives traditionnellement associées à Noël (TA Amiens, 17 février 2015, Fédération de la libre pensée de l’Oise, n° 1300269). Les deux significations de la crèche étaient alors prises en compte, mais justifiaient des solutions contraires. En ce sens, le Tribunal administratif de Montpellier a également rappelé la double signification de la crèche et l’a autorisée dès lors que son installation ne révélait aucune intention ni manifestation d’une préférence pour les personnes de confession chrétienne (TA Montpellier, 16 juillet 2015, Ligue des droits de l’homme, n° 1405625, AJDA 2015, p. 1446, AJCT 2015, p. 651). La Cour de Nantes, pour l’autoriser, a également souligné son caractère non ostentatoire et son inscription dans le cadre d’une tradition relative à la préparation de la fête familiale de Noël (CAA Nantes, 13 octobre 2015, Département de la Vendée, n° 14NT03400, AJDA 2015, p. 2390, note A. de Dieuleveult, AJCT 2015, p. 651).

La qualification juridique de la crèche a opposé la doctrine de la même manière. Alors que le professeur Touzeil-Divina s’est arrêté à sa valeur religieuse et a milité pour son interdiction totale pour ce seul motif sur le domaine public (« Trois sermons (contentieux) pour le jour de Noël – La crèche de la nativité symbole désacralisé : du cultuel au culturel ? », JCP A 2015, n° 2174 ; « Ceci n’est pas une crèche ! », JCP A, 2016, act. 853), le professeur Pauliat a estimé que la crèche ne pouvait s’analyser uniquement comme un emblème religieux, notamment lorsqu’elle ne porte pas un message religieux ostensible et manifeste (H. Pauliat, « Crèches et bâtiments publics : la discorde », JCP A 2015, act. 1002).

Le Conseil d’Etat n’est pas avancé les yeux bandés en niant le caractère culturel, festif et traditionnel de la crèche de Noël (V. not. Françoise Lautman, Crèches et traditions de Noël, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 1986, p. 39). Il a au contraire parfaitement intégré la double signification de la crèche de Noël dans la France du XXIe siècle. Il a ainsi rappelé son indéniable caractère religieux, mais également son caractère traditionnel dans le cadre de la préparation des fêtes de Noël. Apportant une solution mesurée, il a exclu par principe la présence de la crèche aux sièges des collectivités territoriales et des services publics, en réservant le cas de circonstances particulières lui conférant un caractère culturel, artistique ou festif, qui on le pense, pourront résulter d’une pratique ancienne ou d’une tradition locale. Il a ensuite adopté la solution casuistique proposée par son rapporteur public, sous l’inspiration de la jurisprudence de la Cour suprême américaine, en autorisant la crèche dans les autres lieux publics sous réserve de tout acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse. En pratique, la crèche de Noël pourra donc être installée sur une place publique, mais en l’absence d’autres manifestations de la foi chrétienne telles que des inscriptions religieuses ou des croix de grandes dimensions.

Ainsi, alors que certains acteurs et auteurs l’invitaient à retenir une conception extrême de la laïcité visant à la disparition du fait religieux dans l’espace public, le Conseil d’Etat a renouvelé sa conception souple et apaisée de cette notion. Il a rejoint en ce sens le professeur Rivero qui avait rappelé que « quelles qu’aient pu être les arrières pensées de tel ou tel, jamais la laïcité n’a été officiellement présentée comme une doctrine positive à laquelle l’Etat adhère et qu’il entreprend de propager » (« La notion juridique de laïcité », D. 1949, chron., p. 137) et que cette notion traduit « l’adhésion au libéralisme, et le sens des réalités » (« De l’idéologie à la règle de droit : la notion de laïcité dans la jurisprudence administrative », in La laïcité, PUF, 1953, p. 263). Le professeur Levade a aussi pu s’opposer à la vision de la laïcité se muant « progressivement en monstre tentaculaire et attrape-tout broyant sur son passage les droits et libertés que la laïcité avait justement pour objet de préserver » (« Trop de laïcité peut-elle tuer la laïcité ? Libre propos sur un totem républicain », Mélanges Jean-Pierre Machelon, LexisNexis, 2015, p. 642). C’est avec la même justesse que le professeur Valentin a récemment rappelé que la laïcité ne devait pas être utilisée comme une arme antireligieuse, mais comme une arme anti théocratique, celle-ci ne consistant pas à combattre le fait religieux mais à incarner une manière de vivre dans une société harmonieuse dans laquelle les individus ne vivent pas sous le joug du dogme religieux (« Le dévoiement de la laïcité », in L’après Charlie, quelles réponses juridiques ?, Revue des droits de l’homme, 2015, n° 8).

C’est d’ailleurs le sens de la laïcité retenu par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence libérale récente (V. en ce sens J. Morange, « Le mystère de la laïcité française », RDP 2013, p. 507 ; F. Dieu, « Laïcité et espace public », RDP 2013, p. 566) en admettant la location et l’aménagement d’un hangar public désaffecté en abattoir rituel dans le cadre de l’Aïd-el-Kébir (CE, 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans, n° 309161, Rec.), la mise à disposition d’une salle communale à une communauté religieuse pour en faire un lieu de culte pour autant que les conditions financières de cette mise à disposition n’en fassent pas une libéralité et que cette mise à disposition ne soit pas pérenne (CE, 19 juillet 2011, Commune de Montpellier, n° 313518, Rec.), en ordonnant en référé la mise à disposition d’un gymnase communal à une association cultuelle afin de célébrer la fête de l’Aïd-el-Kébir en l’absence de local permettant d’accueillir un nombre important de fidèles (CE, 23 septembre 2015, Association des musulmans de Mantes Sud, n° 393639, AJDA 2016, p. 108, note J.-B. Chevalier), et en autorisant la subvention publique d’une basilique située à l’étranger (CE, 17 février 2016, Région Rhône-Alpes, n° 368342, Rec.).

Les défenseurs d’une vision dure de la laïcité ne manqueront certainement pas de soutenir que le Conseil d’Etat aurait retenu ici une interprétation contra legem de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 dès lors que celui-ci ne prévoit pas la crèche de Noël comme une exception à l’interdiction de principe de signe religieux dans l’espace public. Les propos d’Aristide Briand, rapporteur de la loi, sont certainement de nature à justifier la solution rendue par le Conseil d’Etat : « Je vous indique que par ces mots « emblèmes, signes religieux », nous entendons désigner des objets qui (…) ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. » (…) « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », (…) « des objets exaltant [une] foi » pour « opprimer celle des autres » (Aristide Briand, chambre des députés, deuxième séance du 27 juin 1905). Sauf à dire que la crèche de Noël constitue un emblème religieux visant à opprimer la foi des non chrétiens, alors que, rappelons-le, elle symbolise la naissance d’un enfant, elle ne peut objectivement être considérée au XXIe siècle comme un signe visant à mettre une religion en valeur. Si, dans l’arrêt Ghazal, le Conseil d’Etat a pu interdire le port d’un signe non religieux porté avec prosélytisme (CE, 5 décembre 2007, Ghazal, 295671, Rec., en l’espèce un bandana), il n’est pas si surprenant qu’il admette a contrario l’installation dans l’espace public d’un signe religieux mis en place sans revendication religieuse.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 118.

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Entretien « Laï-Cités » : Anne Rinnert

par Anne RINNERT,
Maître de conférences à Sciences Po

Art. 113. Nous avons posé à Mme Anne Rinnert, Maître de conférences à Sciences Po, quatre questions qu’évoquent selon nous la confrontation des termes : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s), au coeur du titre du présent dossier. Voici ses réponses.

1. Le principe de laïcité a-t-il encore sa raison d’être aujourd’hui ? La sécularisation des trois monothéismes rendrait-elle caduque  le principe de laïcité ?

En moins d’un quart de siècle (depuis 1989 et l’affaire du « foulard de Creil »), nous sommes passés de l’apaisement d’une apparente sécularisation au retour de crispations identitaires motivées par des affirmations tant cultuelles que (surtout ?) culturelles.

Le principe de laïcité est donc plus que jamais d’actualité, et son traitement médiatique est éloquent.

Il est pourtant primordial de savoir de quoi l’on parle et de bien définir ce principe.

Valeur républicaine et principe constitutionnel, inscrit dans l’article premier de la Constitution de la V° République du 4 octobre 1958, la laïcité assure la séparation des Églises et de l’État, ce qui signifie que les religions ne s’immiscent pas dans le fonctionnement des pouvoirs publics et que les pouvoirs publics ne s’ingèrent pas dans le fonctionnement des institutions religieuses. La laïcité est donc une double émancipation qui assure à chacun la liberté : liberté de croire, de ne pas croire, de changer de religion.

On constate actuellement une montée en puissance de revendications religieuses d’origines diverses, qui confèrent à des manifestations certes religieuses, mais si « installées » dans la vie personnelle, sociale, politique, économique des Français qu’on les croyaient totalement banalisées, c’est-à-dire détachées d’une référence systématique à une transcendance, une nouvelle signification symbolique : la crèche de la Nativité, le sapin de Noël (qui rappelons-le est un rite païen interprété à tort comme un rite chrétien), les cloches de Pâques, les processions,  les fêtes de Pessah ou de Kippour, le Ramadan, l’Aïd… , autant de pratiques religieuses aux enjeux économiques, politiques, voire touristiques, que l’on pensait quasi-sécularisées…

De même, les autorisations d’absence pour fêtes religieuses non fériées en France sont prévues chaque année civile par circulaire du ministère de l’Intérieur (le ministre de l’Intérieur est également ministre des cultes), le calendrier des examens et concours universitaires tient compte autant que possible de ces mêmes fêtes, des municipalités sollicitent les équipes paroissiales pour une messe commémorative le 11 novembre, de jeunes parents réclament un « baptême républicain » sans songer (sans savoir ?) que le baptême, sacrement chrétien, n’a pas sa place à la mairie qui peut organiser une cérémonie de « parrainage »…

Ce sont aujourd’hui ces manifestations et ces demandes croisées  qui, parce qu’elles sont visibles dans un espace public  devenu très réactif sur ce sujet, nous interrogent et sont à l’origine de débats clivants, d’interprétations diverses du principe de laïcité… et de passionnants contentieux, notamment devant les juridictions administratives !

C’est ainsi qu’il revint au Conseil d’état de se prononcer le 9 novembre 2016 sur la légalité des crèches de Noël dans les bâtiments publics : si ces crèches posent de vraies questions juridiques au regard de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, de tels contentieux étaient totalement inexistants il y a quelques années encore.

Ce que l’on pensait sécularisé ne le serait-il donc plus ? Ce retour en force de « la religion » montre-t-il que la sécularisation, la sortie de l’organisation religieuse du monde, comme le définit Marcel Gauchet, marque le pas ou qu’elle est inéluctable ? La crise du politique, universellement soulignée, est-elle en train de créer ce vide dont la nature a horreur et dans lequel les croyances et le religieux sont en train de s’installer ?

Pur toutes ces raisons, le principe de laïcité, loin d’être caduque, prend à nouveau tout son sens et doit être sans cesse (ré)expliqué.

2. L’actualité récente en France a-t-elle conduit à « falsifier » la laïcité, pour reprendre le terme de Jean Baubérot ?

Serions-nous passés d’une laïcité univoque à une laïcité aux multiples épithètes ? Pour Jean-Louis Bianco, Président de l’Observatoire de la laïcité, celle-ci n’a pas besoin d’adjectif : les bases juridiques de la laïcité française, de la DDHC de 1789 aux jurisprudences récentes du Conseil d’état, de la Cour de cassation et de la CEDH, sans oublier les 44 articles de la loi du 9 décembre 1905, sont suffisamment claires. Jean Baubérot  quant à lui distinguait sept laïcités dans son ouvrage « Les sept laïcités françaises » en 2015. Ce débat sur la nécessaire qualification, ou non, de la laïcité (laïcité dure, souple, apaisée… ) est très important et ne saurait naturellement se résumer à une opposition de principe entre les  deux spécialistes cités ci-dessus.

L’adjonction d’un adjectif au nom « laïcité » est en effet très significatif de ce que l’on souhaite évoquer, ou cacher, en parlant de la laïcité : pour certains, elle se fait aujourd’hui  incantation et  étendard.

La laïcité ne peut, ni ne doit pas être invoquée pour résoudre tous les problèmes sociétaux qui peuvent être liés à la situation économique et sociale, au contexte urbain ou aux problèmes de l’intégration… Serait-elle en effet devenue à ce point la « religion », au sens étymologique du terme (relier) de ceux qui n’en ont pas ou plus ? le remède miracle ? l’expédient de politiques publiques en échec ? le voile pudique sur ce que l’on n’ose nommer ???

Si l’Etat est neutre, la société ne l’est pas et ne l’a jamais été. Il est cependant très frappant de constater que depuis quelques années, cette société multiple se définit à nouveau par rapport aux religions, en se réclamant d’elles, ou en se réclamant de la laïcité, nouvelle forme de transcendance « au-dessus des partis » (la laïcité est d’ailleurs une religion en Belgique).

Les récentes primaires de la droite et du centre ont parfaitement illustré ce phénomène : il fut largement question du « vote catholique », et les candidats du second tour ont multiplié les références… au Pape.

Cette référence à une religion, sous ces aspects cultuels, culturels, ou les deux, est une des principales  réactions à la visibilité de l’islam dans l’espace public.

Parler d’islam lorsqu’il est question de laïcité n’est ni être islamophobe, ni stigmatisant ! Il est important de le rappeler.

Du port du voile par des jeunes filles à Creil en 1989 au port du burkini sur les plages françaises en cet été 2016, nul besoin de nier que ce sont essentiellement ces manifestations qui ont cristallisé le débat.

La loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, prise pour des motifs d’ordre public (prévention du terrorisme) et validée comme telle par la CEDH en 2014 au nom du « vivre-ensemble » français, a d’ailleurs très rapidement été nommée « loi anti-burka » .

Les attentats de 2015 et 2016, auxquels l’une des réponses fut les actions de sensibilisation et de formation à la laïcité, ont encore  accru auprès de l’opinion publique le lien direct et ambigu laïcité-islam-terrorisme-radicalisation. L’assassinat le 26 juillet 2016 d’un prêtre, au cours d’une messe, a eu un écho particulièrement retentissant.

Les insuffisances de la politique de la ville depuis plus de vingt ans, les quartiers « communautaristes », les discriminations, les fractures économiques et sociales ont également mené à cette situation de crispations, puis de réactions à ces crispations, puis à de nouvelles tensions,  que nous vivons.

L’autre question cachée derrière les débats consacrés à la laïcité est celle de l’identité nationale, très largement exploitée par les partis politiques.

Cette question n’est pas taboue et ne doit pas être laissée aux seuls partis nationalistes. Elle doit en revanche être traitée de façon constructive et rassembleuse, plutôt qu’en aggravant les dissensions.

Lorsque l’on lit la retranscription des débats qui eurent lieu à l’assemblée nationale en 1905, pendant l’examen du texte qui allait devenir LA loi de 1905, on est frappé par l’actualité des propos tenus :

Citons Jean Jaurès et Aristide Briand, acteurs majeurs de cette loi d’apaisement et de compromis, au sujet des vêtements (la soutane des prêtres, à l’époque) : « la soutane une fois supprimée, vous pouvez être sûrs que si l’Eglise devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et  des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus une soutane »,  et au sujet de la République : « la République doit être laïque et sociale ;  elle restera laïque si elle sait rester sociale ». Etonnante modernité…

Laïcité « falsifiée » donc ? Instrumentalisée, assurément !

Michel Wieviorka, sociologue, s’est exprimé en ces termes  au cours de l’été 2016 : « Il existe par contre des tensions et parfois des violences capables d’alimenter des débats, notamment autour de l’islam, dont on espère qu’ils se régleront comme la première guerre des deux France : du côté de la tolérance, de l’ouverture d’esprit, du respect de la loi et du droit ».

3. La laïcité est-elle soluble dans l’histoire ?  

L’histoire de la laïcité… ou l’iconographie laïque… ?

Un bref rappel des origines de la laïcité suffit à mettre en évidence le poids de l’histoire et de l’histoire des idées sur la pérennité du principe de laïcité.

Sans remonter ici au baptême de Clovis, rappelons l’influence de la Renaissance puis des philosophes des Lumières : la volonté de s’émanciper des dogmes religieux incontestables pour penser par soi-même, développer un esprit critique et ne jamais s’interdire l’accès à un savoir pour des raisons de croyance(s).

Locke, Spinoza, Kant…, autant de penseurs qui ont tour à tour théorisé la neutralité de l’Etat qui doit s’abstenir d’énoncer la moindre norme en matière de conviction spirituelle, la lutte contre les superstitions, la lâcheté des hommes préférant qu’on leur dise quoi penser…

Parallèlement, de la fin de la monarchie de droit divin au concordat napoléonien, en passant par l’Edit de Nantes et la constitution civile du clergé, Etat et églises (principalement l’église catholique) se sont constamment affrontés ou soutenus. Ces relations houleuses, sur fond de diplomatie, ont mené à ce que l’on a appelé la « guerre des deux France », parfois violente.

C’est à ces conflits que la loi de 1905 ambitionnait de mettre fin, et l’objectif a été atteint.

Il y a donc de vraies raisons à cette spécificité française (le mot même de laïcité n’est pas traduisible dans une autre langue, on parle ailleurs de sécularisation).

Les liens entre la laïcité, l’histoire et les religions se retrouvent également dans d’autres champs et sous d’autres cieux : ce fut le cas lors des débats relatifs aux racines chrétiennes de l’Europe pendant la rédaction du traité établissant  une constitution pour l’Europe en 2004, avec le Pape François qui se prononce en faveur des états laïques car « les états confessionnels, en général, cela finit mal », , avec les états fédérés américains n’autorisant plus que la référence au créationnisme dans les ouvrages scolaires, avec les débats sur les modalités de l’enseignement laïque du fait religieux…

4. La laïcité se limite-t-elle à la religion, de facto et non de jure ?

Dès 1789, la DDHC dans son article 10 disposait que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ».

« Même religieuseS » au pluriel : nulle référence ici à une religion, majoritaire ou d’état : les mêmes libertés sont reconnues et accordées à toutes.

Depuis la guerre des deux France et la loi du 9 décembre 1905, le principe de la séparation juridique et financière des églises et de l’Etat est devenu, au nom des mêmes arguments de défense de ces  libertés, l’ardente obligation de reconnaissance réciproque… des cultes et des cultures !

Dans le même esprit, on parle aujourd’hui de liberté d’expression religieuse, politique, philosophique et morale : le principe de laïcité s’étend donc au-delà des simples religions.

Au-delà du cadre des relations Etat-clergés, les règles juridiques fondant le principe de laïcité font de plus largement référence aux notions d’ordre public et d’espace public.

Dans l’espace public, les libertés fondamentales d’expression, de religion et d’exercice du culte s’exercent et doivent se concilier avec la nécessaire et constante prévention des troubles potentiels à l’ordre public justifiant des restrictions à ces libertés.

Notons que si l’ordre public bénéficie d’une définition incontestée depuis les écrits du professeur Maurice Hauriou (1927), l’espace public quant à lui a attendu la promulgation de la loi du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public pour se voir doté d’un périmètre clair.

La laïcité, juridiquement clairement définie et circonscrite, tend ainsi à s’étendre à d’autres sortes de convictions et manifestations, non religieuses, pendant que se réclamer ouvertement d’une religion est à nouveau de plus en plus fréquent : ces deux phénomènes ne semblent pas dépourvus de tous liens idéologiques et sociologiques.

Religion refuge ou religion prétexte à une affirmation identitaire ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 113.

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Recension du Petit manuel pour une laïcité apaisée (J. Baubérot)

par M. le pr. Jean-François SOUCHAUD,
ancien professeur de philosophie en CPGE

Recension :
Petit manuel pour une laïcité apaisée,

Jean Baubérot & Le cercle des enseignant.e.s laïques,
La Découverte, 2016

Art. 122. La couverture du Petit manuel pour une laïcité apaisée ( La Découverte, 2016) porte comme noms d’auteurs « Jean Baubérot » et, en dessous, « Le cercle des enseignant.e.s laïques » (selon la graphie utilisée que nous reprenons ) . Ces mentions sont de nature à tromper ceux qui penseraient se procurer un nouvel ouvrage de Jean Baubérot sur la laïcité. À l’exception de la préface (6 pages et demie) écrite par ce dernier, le livre a été rédigé par un collectif de cinq enseignant.e.s du secondaire, exerçant ou ayant exercé leur métier dans des établissements de «quartiers populaires» (p.13), à forte proportion d’immigrés, plus précisément dans le 93. Jean Baubérot les a « accompagné.e.s » (p.11) et a « partagé » (p.22) avec eux son savoir d’historien et de sociologue sur la laïcité mais aussi son engagement en faveur d’une « laïcité inclusive » (p.22). Ce qui ne suffit pas pour en faire l’auteur du livre ! Sans doute un choix, jugé plus « vendeur », de l’éditeur ?

Cela n’enlève rien aux qualités de l’ouvrage : facile d’accès, d’utilisation, avec des exemples et des témoignages, il se veut, modestement, un petit manuel répondant aux questions, clairement énoncées en tête de chapitre, de tous ceux qui sont concernés par l’école. Car c’est, centralement, de la laïcité à l’école dont il s’agit.

Une introduction donne l’orientation de l’ouvrage : en s’appuyant sur leur expérience et sur des témoignages (p.22) les cinq auteur.e.s affirment que le problème des établissements scolaires des « quartiers populaires » n’est pas l’offensive du religieux dans les classes mais l’inégalité des moyens qui leur sont alloués (p.15). Ils considèrent la loi du 24 mars 2004 contre le port du voile dans les écoles publiques, non seulement comme inutile, comme contraire à l’esprit de la loi de 1905 mais ils estiment même qu’elle stigmatise, humilie, exclut ceux et surtout celles qu’elle est censée protéger.

L’ouvrage a donc comme but la défense d’une laïcité libérale qui accepte l’expression des croyances et il dénonce une islamophobie, voire un racisme, derrière « la nouvelle laïcité » de plus en plus discriminante des 25 dernières années. Il défend aussi une position féministe (qui se marque donc jusque dans la graphie : « Le cercle des enseignant.e.s… ») .

Il est composé de deux parties : « analyses » et « pratiques ». La première s’efforce de faire le point, historiquement,  conceptuellement sur la loi de 1905, la liberté de conscience, les différentes formes de laïcité, la compatibilité de l’islam et de la laïcité, les conséquences de la loi de 2004… elle fournit des définitions, des textes utiles, des bibliographies. La deuxième partie fait des « propositions concrètes » (p.22) pour promouvoir « une laïcité apaisée » s’opposant à une dérive de la laïcité qui tendrait à devenir « intégrale ». Elle s’efforce de répondre aux difficultés, principalement des professeurs, pour enseigner le fait religieux, pour réagir à l’intrusion du religieux dans la classe, pour faire respecter la laïcité, pour organiser sans souci une sortie scolaire…Les propositions sont souvent de bon sens, effectivement apaisantes et pratiques; les exemples, analysés, sont utiles pour la réflexion. La discussion de la cohérence de la charte de la laïcité est intéressante (p.138 à 147). Des incohérences y sont pointées. Mais peut-on vraiment soutenir que « en faisant de la laïcité une « éthique démocratique », la charte se contredit elle-même » car « elle tend à faire de la laïcité une religion civile… une religion d’État. » (p.142-3) ?

Ce vade-mecum est ainsi clairement engagé. Ce qui n’est pas en soi un défaut. Il défend  une idée libérale et démocratique de la laïcité, explicitement revendiquée, laquelle se distingue d’une conception républicaine. Le malaise vient de ce que cette dernière n’est jamais clairement présentée : elle aurait pu et dû être moins amalgamée avec l’étatisme autoritaire, le combat antireligieux voire le rejet de l’islam. ( De même que les débats internes au féminisme, concernant, entre autres, la question du voile, auraient pu être mieux pris en compte.)

Si l’on s’accorde pour définir la laïcité comme la séparation des Églises et de l’État, deux interprétations peuvent, en effet, en être données. D’un côté on peut estimer que la finalité de cette séparation c’est l’autonomisation de l’État et, partant, la défense de l’égalité et des libertés des citoyens face aux tendances intolérantes et impérialistes des croyances, pratiques et communautés religieuses, ou d’un autre côté, on peut juger que cette séparation a pour but la protection des religions et plus généralement des libertés de conscience et de culte contre les tendances liberticides de l’État. Soit l’orientation républicaine ou l’orientation libérale (parfois dite démocratique). Les auteur.e.s du Petit manuel optent nettement pour la seconde interprétation, allant jusqu’à craindre que la laïcité actuelle en France ne soit proche de l’imposition d’une « laïcité autoritaire » (p.63) tendant vers une religion d’État, portant, par conséquent, atteinte à la liberté de croire et surtout au droit de manifester ses croyances !

Leur conception estiment-ils, est en accord avec l’esprit de la loi de 1905, esprit libéral (chez  Briand, Jaurès, Buisson…) opposé à la laïcité anticléricale de Combes. Ce qui est discutable. Les définitions proposées dans l’ouvrage (pp 34,75,152) de la laïcité lui donnent toujours comme finalité la défense des libertés de conscience et de culte et ne font de la séparation des Églises et de l’État ainsi que de la neutralité de ce dernier que les conditions de cette défense. La thèse s’appuie ainsi sur la Déclaration universelle des droits de l’homme (effectivement d’inspiration libérale), des arrêtés du conseil d’État d’avant 2004 et, philosophiquement, sur Locke à l’origine du libéralisme politique c’est-à-dire de la défense des libertés contre l’État, toujours suspecté de vouloir les réduire ou les supprimer. Locke est explicitement opposé à Rousseau, trop étatiste et chez lequel est pointé l’idée de « religion civile » portante atteinte à la liberté de conscience. L’ouvrage rapproche cette idée de l’orientation d’une « nouvelle laïcité », trop « radicale, qui imposerait la neutralité aux élèves à l’école, et à tous dans l’espace public » (p. 37) et qui tend à se transformer, selon les auteur.e.s du Petit manuel, en idéologie liberticide, hostile aux religions et particulièrement à la religion musulmane. Quelles que soient les caricatures, ce qui est donc combattu c’est bien une laïcité républicaine, articulée à une école ayant pour mission de former des citoyens c’est-à-dire des hommes libres ayant le sens de l’intérêt général, le sens de l’universel, ayant, autrement dit, développé grâce à l’école leur raison,  source, dans cette optique, de liberté. Cette option est écartée car elle représente, pour les auteur.e.s du Petit manuel, une école «disciplinaire» (p. 73), reposant sur une idéologie (voire une religion civile) portante atteinte à la liberté de conscience et d’expression. La liberté est première et l’idée, même pour des jeunes en formation, d’une « liberté différée défendue par certain.e.s auteur.e.s tels Catherine Kintzler ou Henri Pena-Ruiz » est « une fausse solution » (p.61). C’est pourquoi la loi de 2004 est rejetée, non seulement en raison de ses multiples effets pervers mais d’abord parce qu’elle porte atteinte aux droits et libertés des élèves qu’il n’y a aucune raison de soumettre à l’exigence de neutralité, laquelle ne concerne, dans les établissements scolaires publics, que les enseignants et le personnel d’encadrement. On peut, à la rigueur, entendre certains arguments du Petit manuel sur ce point. En revanche, nuisent à la clarté du débat les glissements qui se produisent d’une conception républicaine de la laïcité et de l’école appuyée sur la raison à des thèses laïcistes et même extrémistes c’est-à-dire revendiquant la laïcité comme marqueur de l’identité nationale et souhaitant même interdire le port de tout signe religieux dans l’espace public. En outre, reprendre à  son compte le devoir de respecter « l’absolue liberté de conscience de l’enfant » (p.65) demanderait un peu plus de précisions et de réflexions sur ce que sont la croyance et corrélativement la raison, l’objectivité, l’esprit critique, un savoir universel… sur leurs liens avec la liberté… sur ce qu’est un enfant ou un adolescent. Plus spécifiquement, la question insuffisamment traitée est celle de savoir quel est exactement le statut de l’école et des élèves : l’école est-elle un espace public comme les autres et doit-on reconnaître aux élèves, esprits en formation, les mêmes libertés qu’aux adultes ? Enfin, la loi de 2004 porte-t-elle vraiment atteinte à la liberté de conscience des élèves puisqu’elle ne porte que sur « le caractère ostentatoire ou revendicatif » (loi de 2004) des signes extérieurs des croyances ?

Ces réserves n’interdisent pas, pour autant, d’entendre les objections émises contre la loi de 2004, objections qui défendent particulièrement ces jeunes filles qui auraient parfaitement le droit de choisir leur manière de s’habiller, pour des raisons au demeurant fort diverses, sans qu’on les soupçonne a priori de faire du prosélytisme ou qu’on les suppose nécessairement asservies à leur père et à leurs frères et qu’on exclut de l’école au prétexte de les protéger. Les arguments selon lesquels on a accepté pendant des décennies le port de multiples symboles religieux à l’école ; selon lesquels l’État n’a pas à interpréter la signification de tel ou tel vêtement ou symbole ; ne peut le faire qu’en se mêlant de théologie, ce que sa neutralité lui interdit de faire ; que cet État n’est guère cohérent avec lui-même en n’interdisant pas à l’école les marques commerciales ; qu’il est difficile de décider ce qui fait qu’un signe est « ostentatoire » ; que, enfin, la loi de 2004 vise bien l’islam  même si elle ne le dit pas explicitement , etc… tous ces arguments et quelques autres sont parfaitement recevables. Selon le Petit manuel l’islam n’est pas plus incompatible avec la laïcité (p.103) que la religion catholique ne l’était au 19e. L’islam est multiple, évolue, se transforme. Il a aussi ses Lumières. C’est contre un « islam imaginaire » (p.107) qu’est orientée la loi de 2004. Cette dernière est l’expression d’une islamophobie ou d’un racisme sous-jacent (p. 102, p.105). Les enseignant.e.s, auteur.e.s de l’ouvrage, nient, en s’appuyant sur leur expérience, la gravité des conflits liés au religieux dans leur classe. Selon eux, ce sont les médias, quelques personnalités médiatiques à la mode, des personnages politiques qui amplifient et même inventent les problèmes, en affirmant notre identité menacée.

Ainsi, au-delà du débat, en partie théorique, qui oppose une option plus libérale à une option plus républicaine de la laïcité, un jugement sur la validité des propositions de l’ouvrage relève largement de l’appréciation et de la connaissance des faits. La loi de 2004 a-t-elle évité des dérives et apaisé des tensions dans certains établissements ou est-elle à la fois injuste et source de dissensions ? Accroît-t-elle la haine de l’école ? A-t-elle donné des arguments aux intégristes ? A-t-elle terni l’image de la France dans le monde ? Y a-t-il réellement une offensive islamiste dans certains établissements scolaires et plus largement en France, ou le croire est-ce l’effet d’une peur irrationnelle à connotation raciste, comme l’estiment les auteur.e.s du Petit manuel ? Le danger qui menace aujourd’hui l’école et plus généralement la société est-ce un laïcisme intolérant ou la montée d’intégrismes religieux ? On aimerait, pour répondre à ces questions, davantage d’enquêtes sur ce qui est réalité et fantasmes, défense de la liberté ou racisme.

La question est de savoir si l’urgence, en France aujourd’hui, est la défense du multiculturalisme, de la diversité des communautés et la recherche « des accommodements raisonnables » avec ceux qui n’ont pas les mêmes croyances et les mêmes mœurs ou plutôt la défense et la promotion du sens de l’universel, de l’intérêt général et l’égalité de tous devant la loi ; la question est de savoir s’il est urgent de lutter contre la tendance liberticide  d’une prétendue laïcité radicale ou  de combattre, notamment par l’école, les intégrismes et les fanatismes de tous ordres ? Les auteur.e.s du Petit manuel optent clairement pour les premières options. L’ouvrage propose ainsi une perspective plus proche des modèles de laïcité anglo-saxonne que du modèle républicain et français de la laïcité. S’il fournit des éléments incontestablement intéressants de réflexions et de critiques, en revanche il pêche en caricaturant trop les options qu’il combat.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 122.

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Les Cahiers de la LCD, Lutte contre les discriminations

Art. 110 : Le Journal du Droit Administratif (JDA) a préparé avec les Cahiers de la Lutte contre les discriminations (LCD) un dossier commun (le n°3 du JDA et le n°3 des Cahiers LCD) intitulé :

Laï-Cités : Discrimination(s),
Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité

et ce, sous la direction des professeurs
Brigitte Esteve-Bellebeau & Mathieu Touzeil-Divina (pour le JDA).

Après un appel commun des deux revues
cf. ICI & LA,

deux publications en ont résulté :

1) un dossier en ligne sur le site du JDA
que vous pourrez consulter en cliquant ICI
et composé de 13 contributions
(mise en ligne fin janvier 2017).

2) ainsi qu’un ouvrage publié aux Editions L’Harmattan
dans la collection des Cahiers de la LCD
(sortie fin février 2017).

Pour remercier les porteurs des
Cahiers de la LCD qui nous ont ainsi fait confiance,
et avec qui la collaboration fut délicieuse, nous avons décidé de vous les présenter plus amplement ci-dessous grâce au portrait qu’en a fait le site entrevues.org.

Nous avions envie d’en savoir un peu plus sur Les Cahiers de la LCD – nouvelle revue et seule en France dans son domaine – que nous avions invitée à Limoges dans le cadre du Salon des revues plurielles. À quatre mains, les 2 co-directeurs déplient les initiales de son titre.

Les Cahiers de la LCD – Lutte contre les Discriminations – sont une nouvelle revue dans le paysage universitaire français. Elle s’inscrit à la croisée de plusieurs constats :

  • Celui de l’actualité politique et polémique brulante,
  • Celui d’un manque d’outils et de réflexion collective permettant de poser les termes du débat dans l’espace public et de nourrir l’action de manière rationnelle.

Parler de discriminations dans une revue multidisciplinaire, c’est la possibilité d’aborder par exemple les relégations sociales et spatiales que subissent certaines populations, tout en traitant des questions spécifiques telles que le handicap, le genre, les racismes à travers une thématique donnée. C’est le cas du premier numéro “les discriminations dans la ville”, qui montre que si la ville est davantage hospitalière pour les hommes valides, elle peut être aussi excluante en fonction des personnes et des contextes, comme en témoigne le rejet massif des habitants du 16e arrondissement devant le projet du futur centre d’hébergement pour personnes sans domicile près du bois de Boulogne. Espérons que le décret concernant le 22e critère de discrimination ayant trait à la précarité sociale pourra permettre davantage de contraintes aux traitements iniques de certains groupes majoritaires.

Le dessein de cette revue est aussi de ne pas laisser ces questions à la doxa et aux instrumentations de toutes sortes. En d’autres termes, c’est pouvoir interroger tous les sujets (comme par exemple la santé, le sport, le travail, la laïcité ou les phénomènes de radicalisation) à l’aune des discriminations, en dehors des discours fantasmatiques et stigmatisants.

C’est reconnaître par exemple que l’ensemble des thématiques doit pouvoir être lu par le prisme des discriminations, que ces dernières renvoient à une lecture juridique ou à une lecture subjective.

Interroger notre pacte républicain à travers des identités morcelées et des groupes minoritaires déqualifiés, voici l’ambition assumée des Cahiers de la LCD, au croisement des approches universitaires, institutionnelles et associatives.

Soutenue par le CGET et les éditions L’Harmattan, les cahiers de la LCD proposent trois numéros par an sur des thématiques transversales afin d’éviter le caractère segmenté des discriminations.

Le premier numéro (dirigé par Johanna Dagorn, Arnaud Alessandrin et Naïma Charaï) porte sur « La Ville face aux discriminations » ; le deuxième numéro se penche sur l’École, les migrations et les discriminations, sous la direction de Jean-François Bruneaud et de Maïtena Armagnague-Roucher.

D’autres thèmes et numéros suivront :

  • La laïcité en février 2017 (no 3 dirigé par Mathieu Touzeil-Divina et Brigitte Esteve-Bellebeau),
  • Le sport en juin 2017 (no 4 dirigé par Philippe Liotard),
  • La santé en octobre 2017 (no 5 dirigé par Anita Meidani et Marielle Toulze)
  • Les politiques antidiscriminatoires au travail dans un no6 de février 2018 dirigé par Milena Doytcheva.

Les cahiers de la LCD restent ouverts à des propositions d’horizons variés. Ils proposent aussi bien des dossiers que des articles hors thématique. Des entretiens et des recensions d’ouvrages ou de rapports peuvent également être proposés à la revue. Cette revue est la vôtre !

Johanna Dagorn et Arnaud Alessandrin,
co-directeurs des Cahiers de la LCD

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 110.

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Dossier n°03 : Laï-Cités en partenariat avec les Cahiers de la Lutte Contre les Discriminations

 Art. 111. Le troisième dossier du JDA s’intitule :

« Laï-Cités : Discrimination(s),
Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité« 

il est à jour et en ligne au 20 janvier 2017.

Il a été conçu sous la direction collective
des professeurs Brigitte Esteve-Bellebeau
& Mathieu Touzeil-Divina.

Le JDA a ainsi pour la première fois préparé
avec les Cahiers de la Lutte contre les discriminations (LCD)
un dossier commun (le n°3 du JDA & le n°3 des Cahiers LCD).

Après un appel commun des deux revues,
deux publications en ont ainsi résulté :

1) le présent dossier en ligne sur le site du JDA
composé de 13 contributions
(mise en ligne fin janvier 2017).

2) un ouvrage publié aux Editions L’Harmattan
dans la collection des Cahiers de la LCD
(sortie fin février 2017).

Vous trouverez ainsi en ligne :

Art. 112 – Editorial : Laï-Cité(s) « mises à la portée de tout le monde ».
Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité
D’un singulier nouveau au pluriel contemporain ?

par Mme & M. les pr. Brigitte ESTEVE-BELLEBEAU & Mathieu TOUZEIL-DIVINA
coordinateurs du dossier « Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité »

Art. 113 – Entretien « Laï-Cités »
avec Anne RINNERT
Maître de conférences à Sciences Po

I. Du singulier… aux Laïcité(s) plurielles au coeur de la Cité

Art. 114 – Des voile(s) de la Laï-Cité
par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Directeur du Journal du Droit Administratif

Art. 115 – Laïcités dans le monde et approches plurielles des discriminations
par Mme Valérie ORANGE
Doctorante en sociologie, UQAM
(Montréal, Canada),
affiliée au CEETUM (Centre d’Études Ethniques des Universités Montréalaises)

Art. 116 – Quelques interrogations sur la laïcité :
regards sur son interprétation originelle
par M. Clément BENELBAZ,
Maître de conférences en droit public, Directeur du M2 Métiers du droit et de la Justice,
Centre de droit public et privé des obligations et de la consommation (CDPPOC),
Université Savoie Mont-Blanc, Membre associé du CERCCLE (Université de Bordeaux)

Art. 117 – La laïcité : d’un principe socialement cohésif à une légitimation du rejet
par M. Marik FETOUH
Adjoint au Maire de Bordeaux, Chargé de l’Egalité et de la Citoyenneté

Art. 118 – Les crèches de Noël dans les bâtiments publics : la messe est dite
par M. le pr. Alexandre CIAUDO
Professeur agrégé de droit public à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté (CRJFC),
Avocat à la Cour

II. Laï-Cité(s) & services publics :
les espoirs scolaires !

Art. 119 – La laïcité au cœur du service public de l’éducation… et au-delà
par Mme Florence CROUZATIER-DURAND
Maître de conférences HDR en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Art. 120 – La laïcité dans les « Souvenirs d’enfance » de Marcel Pagnol
par M. le pr. Jacques VIGUIER
Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole, Idetcom

Art. 121 – Pour une conception modeste de la laïcité à l’école :
comme règle et non comme valeur et comme possible lieu de faiblesse de la volonté
par M. Vincent LORIUS
Chef d’établissement scolaire,
Docteur en sciences de l’éducation

Art. 122 – Recension du Petit manuel pour une laïcité apaisée (J. Baubérot)
par M. le pr. Jean-François SOUCHAUD
ancien professeur de philosophie en CPGE

III. Laï-Cité(s) & services publics :
les échecs carcéraux ?

Art. 123 – Laïcité et prison : que dit le Droit ?
par Maître Alexandre DELAVAY
Avocat au Barreau de Paris, cofondateur du site Prison Insider,
site internet d’information et d’échange sur les conditions d’incarcération dans le monde

Art. 124 – L’Etat laïc à l’épreuve de l’espace carcéral
par Mme Julia SCHMITZ
Maître de conférences en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 111.

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Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique

par Camille CUBAYNES,
Doctorante contractuelle en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Note sous Conseil d’État, 9 décembre 2016, n° 396352

Pas de délégation de l’activité de service public sans contrôle de la personne publique

Art. 109. Le jour où le Président de la République promulguait la loi n° 2016-1691 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II qui venait notamment ratifier les ordonnances[1] de transposition des directives européennes « marchés »[2] et « concessions »[3], le Conseil d’État rendait une décision rappelant l’importance du critère du contrôle dans la reconnaissance d’une mission de service public.

Bien que classique, la question de l’existence d’une mission de service public est d’importance, puisque la délégation de sa gestion à un tiers devra, dès lors, faire l’objet d’une procédure spécifique, imposant notamment des obligations de publicité et mise en concurrence.

Par convention conclue le 1er février 2010, la commune de Fontvieille a confié à Mme B l’exploitation touristique de deux sites historiques, l’un, propriété privée dont la commune exerce la gestion (Moulin de Daudet), l’autre, propriété publique de la commune (Château de Montauban). Le contrat, conclu pour une durée de 11 mois, mettait à la charge de son titulaire l’ouverture au public du Moulin de Daudet 7 jours sur 7 et celle du Château de Montauban, au moins pour la durée des vacances scolaires, ainsi que le versement d’une redevance mensuelle de 7 500 euros. Celui-ci se rémunère sur les droits d’entrée perçus du public ainsi que sur la vente de divers produits dérivés (ventes de souvenirs, cartes postales, livres). Certaines échéances n’ayant pas été honorées par Mme B, la commune lui a adressé plusieurs titres exécutoires.

Après avoir sollicité, en vain, la remise gracieuse de ces titres, cette dernière saisit alors le Tribunal administratif de Marseille afin que celui-ci reconnaissance leur illégalité. La requérante se prévaut pour cela de l’article L. 1411-2 du CGCT. En vertu de ce dernier en effet, « Les montants et les modes de calcul des droits d’entrée et des redevances versées par le délégataire à la collectivité délégante doivent être justifiés dans ces conventions. », ce qui n’est pas le cas dans la convention. La requérante estime donc que le contrat dont elle est titulaire constitue une délégation de service public.

Déboutée en première instance, la requérante obtient satisfaction auprès de la Cour administrative d’appel de Marseille qui reconnaît la nature de service public à la mission confiée à Mme B et annule de fait les titres exécutoires litigieux.

Réfutant la qualité de délégation de service public au contrat conclu le 1er février 2010, la commune se pourvoit en cassation.

Classique mais récurrente, la question posée au juge administratif tenait ainsi dans la qualification du contrat. Il convenait de déterminer si le contrat confiant l’exploitation des sites touristiques en cause constituait, ou non, une délégation d’un service public. De la qualification ainsi retenue découle en effet le régime applicable à cette convention, notamment, en l’espèce, la légalité du montant et du calcul des redevances et de leur recouvrement.

Constatant l’absence de contrôle de la commune sur l’activité prise en charge par la requérante, le Conseil d’État, sans toutefois rechercher lui-même la qualification du contrat litigieux, lui dénie la qualité de délégation de service public (I). Les juges du Palais Royal estiment leur raisonnement conforté par le fait que la convention contenait une clause permettant à son titulaire de résilier unilatéralement le contrat à tout moment, moyennant un préavis de seulement 3 mois (II).

I – Le rappel du caractère prépondérant du critère du contrôle dans la qualification d’activité de service public

Afin de déterminer la nature de l’activité en cause, le Conseil d’État va contrôler si les exigences constantes de la jurisprudence pour que soit reconnue la qualité d’activité de service public sont, en l’espèce, remplies.

On sait qu’en l’absence de qualification légale, l’activité exercée par une personne privée peut être reconnue comme constituant la gestion d’une mission de service public dans deux hypothèses. Il en sera tout d’abord ainsi si l’activité en cause présente un caractère d’intérêt général, fait l’objet d’un contrôle exercé par une personne publique et engendre la détention par son gestionnaire de prérogatives de puissance publique (Conseil d’État, Section, 28 juin 1963, Sieur Narcy). En l’absence de telles prérogatives, la jurisprudence a accepté que la personne privée soit néanmoins reconnue comme délégataire d’une activité de service public « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints » l’ensemble de ces éléments laissant apparaître « que l’administration a entendu lui confier une telle mission » (Conseil d’État, Section, 22 février 2007, Association du Personnel Relevant des Établissements pour Inadaptés – APREI).

Mme B n’étant pas titulaire de prérogatives de puissance publique, c’est cette seconde hypothèse qu’étudie le juge. Celui-ci concentre son analyse sur le fait de savoir si la personne publique exerce un contrôle sur l’activité en cause. L’exigence relative à son caractère d’intérêt général n’est pas mentionnée, non pas qu’elle n’ait pas été envisagée, mais simplement parce que cette qualité ne pose pas question ici. Sont simplement rappelés les caractères historique et littéraire des deux sites, qui ne sauraient, à eux-seuls permettre de qualifier l’activité de service public[4].

Sans surprise, c’est donc le critère du contrôle qui cristallise les termes du débat. À défaut, en effet, l’activité d’intérêt général ne pourra être qualifiée de service public et la qualification de délégation de service public retenue. Il s’agit donc d’une affaire d’espèce. C’est ainsi que sur des activités pourtant similaires (gestion d’un festival de musique) le Conseil d’État avait déjà eu l’occasion de conclure à la nature de service public (Conseil d’État, 6 avril 2007, Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736) ou à la réfuter (Conseil d’État, 23 mai 2011, Commune de Six-Four les Plages, n° 342520).

En l’espèce le Conseil d’État estime qu’en se contentant de fixer les jours d’ouverture des sites et en imposant à la preneuse d’en respecter le caractère historique et culturel, celle-ci n’a pas exercé, sur l’activité, un contrôle manifestant sa volonté d’en faire une mission de service public. La preneuse était en effet libre de fixer le montant des droits d’entrée, le contenu des visites, leur fréquence, ainsi que le prix et la nature des produits vendus dans le cadre de l’activité annexe, exception faite du seul fait que « les produits vendus sur les sites ne peuvent être alimentaires ou de ‘’nature dévalorisante ou anachronique pour l’image et la qualité des lieux’’ » (cons. 2 et 3). Ces éléments justifient sans surprise que le Conseil d’État dénie la qualité de service public à l’activité exercée par la requérante.

La décision n’est pas inédite. Il en avait été de même dans la célèbre décision du Stade Jean Bouin (Conseil d’État, 3 décembre 2010, n° 338272), où, constatant de façon similaire l’absence de contrôle exercé par la personne publique, Nathalie Escaut, rapporteur public sur l’affaire, estimait que dans ces conditions, « il […] paraît très difficile d’identifier une quelconque mission de service public »[5]. Suivant son raisonnement, le Conseil d’État avait conclu que les stipulations de la convention liant la ville de Paris à l’Association Paris Jean Bouin imposant certaines prescriptions à l’association « s’inscriv[aient] dans le cadre des obligations que l’autorité chargée de la gestion du domaine public peut imposer, tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, aux concessionnaires du domaine » (cons. 19) mais ne sauraient en aucun cas traduire « un contrôle permettant de caractériser la volonté de la ville d’ériger ces activités en mission de service public » (cons. 18)[6].

La conviction du Conseil d’État est confortée par la présence d’une clause de rupture unilatérale au bénéfice du titulaire du contrat.

II – La confirmation de l’impossible résiliation unilatérale de la délégation de service public, par le délégataire

L’absence du critère du contrôle de l’activité exercée par la personne privée, justifie, en l’absence de qualification législative ou de prérogatives de puissance publique, à dénier le caractère de service public à celle-ci.

Le Conseil d’État estime cependant, que « au surplus » (cons. 3), la présence dans la convention litigieuse d’une clause conférant au titulaire un pouvoir de résiliation unilatérale, ne fait que conforter son analyse refusant à celle-ci le caractère de délégation de service public.

Il faut rappeler que ce pouvoir de résiliation unilatérale est longtemps resté l’apanage de la personne publique et constituait, au même titre que le pouvoir de modification unilatéral, l’expression du régime des contrats administratifs.

La jurisprudence a cependant reconnu au travers de l’arrêt Société Grenke Location[7], la possibilité pour les parties à un contrat public d’introduire une clause de résiliation unilatérale au bénéfice du cocontractant de l’administration. Qualifiée de « reconnaissance apparente » par la doctrine[8], l’existence et l’exercice d’une telle possibilité est en effet très encadrée.

À titre préliminaire et en tout état de cause, l’existence du droit de résiliation unilatérale ne saurait être exercé qu’en raison de méconnaissances, par l’administration, de ses obligations contractuelles (condition 1). Il faut que cette possibilité ait été prévue contractuellement (condition 2) et que le contrat en cause ne porte pas sur l’exécution même du service public (condition 3). En outre, lorsque le cocontractant souhaite activer cette clause et mettre fin au contrat, celui-ci doit avoir permis à la personne publique de s’opposer à la rupture pour un motif d’intérêt général (condition 4). Dans ce cas, si le cocontractant est libre de contester devant le juge le motif d’intérêt général qui lui est opposé, il est toutefois tenu de poursuivre l’exécution, sous peine de voir prononcer la résiliation à ses torts exclusifs.

En l’espèce, c’est la condition n° 3 qui poserait problème si le contrat litigieux consistait bien, ainsi que le soutient la requérante (confortée en cela par la Cour administrative d’appel de Marseille), une délégation de service public.

Il s’agit là d’un élément supplémentaire en défaveur de la qualification de délégation de service public, ce que souligne le juge en précisant, après avoir constaté l’absence de contrôle : « qu’eu égard, au surplus, à la faculté donnée à la preneuse de révoquer la convention à tout moment et à la brièveté du préavis applicable, la cour administrative d’appel de Marseille a entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique en jugeant que ce contrat avait pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel » (cons. 3, nous soulignons). Il ne s’agit bien ici que d’un indice et non un élément, en lui-même, discriminant la qualification de délégation de service public. Si le contrat avait été une délégation de service public, l’insertion d’une telle clause aurait été illégale. Il aurait alors fallu juger de son caractère divisible du reste du contrat pour déterminer les conséquences de son annulation[9].

On peut noter pour finir que le Conseil d’État ne recherche pas, après annulation, la qualification du contrat litigieux, comme il le fait pourtant souvent sur le fondement de l’article L. 821-2 du Code de justice administrative. Il reviendra alors à la Cour administrative d’appel de Marseille devant laquelle l’affaire est renvoyée, d’envisager la qualification éventuelle de marché ou de simple convention d’occupation du domaine.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109.

[1] Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics et Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016, relative aux contrats de concession.

[2] Directive 2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur la passation des marchés publics.

[3] Directive 2014/23/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014, sur l’attribution de contrats de concession.

[4] C’est ce que prend soin de rappeler le Conseil d’État en sanctionnant l’erreur de qualification de la Cour administrative d’appel de Marseille qui se fondait principalement sur cet aspect pour reconnaitre la qualité de délégation de service public du contrat litigieux « la cour administrative d’appel de Marseille a entaché son arrêt d’une erreur de qualification juridique en jugeant que ce contrat avait pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux et constituait une délégation de service public » (cons. 3, nous soulignons).

[5] Escaut (N.), « La reconstruction du stade Jean Bouin est-elle une délégation de service public ? Les conventions d’occupation domaniale doivent-elles faire l’objet de publicité et de mise en concurrence ? », BJCP, Janvier 2011, n° 74, p. 36 à 54.

[6] Cette décision concluait également à l’absence de nécessité de mise en concurrence des conventions d’occupations du domaine. La position du Conseil d’État devrait bientôt évoluer tant sous l’effet de la jurisprudence européenne (CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl, Aff C-458/14 et Mario Melis e.a., Aff. C-67/15) que du législateur interne, ce dernier ayant habilité le gouvernement à prendre par ordonnance : « Les règles d’occupation et de sous-occupation du domaine public, en vue notamment de prévoir des obligations de publicité et de mise en concurrence préalable applicables à certaines autorisations d’occupation et de préciser l’étendue des droits et obligations des bénéficiaires de ces autorisations » par la loi Sapin II.

[7] Conseil d’État, 8 octobre 2014, Société Grenke Location, n° 370644.

[8] Mestres (J.) et Minaire (G.), « La reconnaissance apparente d’une résiliation du contrat administratif à l’initiative du cocontractant privé », Contrats publics – Le Moniteur, n° 149, Décembre 2014, p. 62 à 66.

[9] En ce sens, voir le raisonnement de la Cour administrative d’appel de Douai, validant l’insertion d’une clause de résiliation unilatérale sanctionnée en première instance par le tribunal administratif et précisant que cette clause était divisible du reste du contrat (CAA Douai 4 février 2016, N° 15DA01296, cons. 13).

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Retour sur la, ou les, position(s) du Conseil d’État en matière d’état d’urgence

par Abdesslam DJAZOULI-BENSMAIN,
Doctorant contractuel en Droit Public à l’Université Toulouse 1 Capitole (IDETCOM)

Art. 108. (Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, Avis CE n° 390.786 du 17 novembre 2015, Avis CE n° 391.124 du 2 février 2016, Avis CE n° 291.519 du 28 avril 2016, Avis CE n° 391.834 du 18 juillet 2016, Avis CE n° 392.427 du 8 décembre 2016)

Cet article fait suite au dossier du Journal du Droit Administratif portant sur l’Etat d’Urgence d’avril 2016 – Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina

«L’état d’urgence ne peut être renouvelé indéfiniment». Cette simple phrase dans un entretien au Monde[1] de Jean-Marc Sauvé[2] a suscité dans la vie civile une vague d’interrogation[3] sur le fondement des prorogations successives de l’état d’urgence au lendemain des attentats du 13 novembre 2015.

À la suite des attaques du Stade de France, du Bataclan et des terrasses parisiennes, le Président de la République a décidé de mettre en place ce vieux mécanisme datant de la guerre d’Algérie. À l’origine, le législateur souhaitait créer un état d’exception sans pour autant y intégrer la connotation martiale de l’état de guerre ou l’état de siège (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 23). Cette volonté est alors clairement explicitée par l’Assemblée nationale dans une lettre au ministre de la Justice où les députés développent l’idée selon laquelle «les hommes qui commettent ces attentats[4] contre les personnes et les biens ne sauraient en aucun cas être considérés comme ayant un caractère militaire»[5]. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que François Mitterrand, encore ministre de l’Intérieur sous le gouvernement de Mendes-France en février 1955, fut l’un des grands artisans[6] de cette loi gratifiant l’exécutif de prérogatives supplémentaires. Cela est d’autant plus étonnant qu’il fut l’auteur d’un essai à charge envers le Président de Gaulle, «Le Coup d’État permanent[7]», où il dénonce précisément le cumul de prérogatives au profit de l’exécutif sous le régime de la Vème République.

Cette loi a été mise en action, avant les évènements tragiques qui nous intéressent, trois fois seulement depuis son entrée en vigueur. Une première fois pour circonscrire les premières étincelles de la guerre d’Algérie[8] sans pour autant faire intervenir les forces armées[9]. Une seconde fois lors des évènements en Nouvelle-Calédonie[10] pour tenter de gérer la situation. Enfin, une troisième fois en 2005[11] lors des émeutes des banlieues parisiennes malgré la relative légèreté des causes de son actionnement[12] par rapport aux précédentes.

Déjà à l’époque, et notamment concernant les émeutes de 2005, la question de la prorogation de cette disposition d’exception a fait l’objet de vifs débats juridiques sur cette question fondamentale : une prorogation de l’état d’urgence n’étend-elle pas le risque de voir apparaître en France un état d’exception permanent ? Il est d’ailleurs intéressant de constater que la doctrine s’est insurgée à l’encontre de cet état d’exception permanent à la suite d’une prorogation seulement de trois mois alors qu’aujourd’hui nous vivons sous l’état d’urgence depuis plus d’un an. Tout cela met en perspective ces débats vieux d’une décennie à l’aube de la nouvelle année.

Les questions de 2005 se posent encore aujourd’hui avec une nouvelle envergure. Après une première prorogation de trois mois[13] en novembre 2015, le gouvernement a décidé de prolonger encore une fois l’état d’urgence de trois mois en février 2016[14], puis encore deux mois en mai 2016[15] pour enfin arriver à la loi n° 2016-1767 du 19 décembre 2016 prorogeant une nouvelle fois cet état d’exception pour six mois portant la durée totale à dix-sept mois. Nous vivons donc ainsi la plus longue application de cette disposition depuis la Guerre d’Algérie, ce qui nous pousse à la réflexion quant à l’intensité de l’actualité.

Cette multiplication des prorogations a, naturellement, donné l’occasion au Conseil d’État d’exercer sa mission traditionnelle, celle de donner sa position sur les projets de loi qui lui sont soumis. Il s’agit de sa mission depuis plus de deux siècles[16] et elle permet, selon les mots du Vice-Président Sauvé, « aux représentants du peuple français — d’assurer de manière informée et juridiquement rigoureuse les missions constitutionnelles qui sont les leurs[17] ». Ces avis, qu’ils soient favorables ou défavorables, apportent une forme de caution juridique que le Conseil d’État, par son importance, est à même d’apposer. Lorsque la disposition législative sur laquelle il est amené à se prononcer revêt une importance aussi grande que celle de la prorogation d’un état d’exception, l’avis apparaît alors comme fondamental dans l’appréciation que les juristes, les politiques et la société civile doivent se faire de l’opportunité de la décision de prolongation de l’état d’urgence.

Ainsi, l’étude attentive de la succession d’avis du Conseil d’État sur cette question semble pertinente et nécessaire. De plus, l’expression publique du Vice-Président de cette même juridiction, s’écartant[18] de son devoir de réserve, incite à l’imagination. Est-ce que le Conseil d’État arrive à ce qu’il juge être une limite en terme de prorogation ? Est-ce que celui-ci, malgré les différents avis favorables, souhaite exprimer des réserves à l’encontre de ces dispositions ? Ces questions n’obtiennent pas de réponse dans l’entretien sommaire du Monde. Néanmoins le juriste peut trouver des éléments de réponses dans les avis du Conseil d’Etat. De cette manière, il nous sera possible d’apporter des pistes de réflexion quant à la position de la Haute-Cour sur l’état d’urgence. Il sera intéressant de déterminer si celle-ci est homogène tout au long de cette année où si, tout au contraire, elle change selon la période donnée. Nous pourrons également apprécier le ton de la Cour suprême de l’ordre administratif et dégager l’évolution de celui-ci.

Les avis du Conseil d’État ne sont pas complètement homogènes, il est possible d’en extraire des différences notables malgré un socle formel commun évident. Chacun intervient à un moment précis et subit (ou embrasse) l’actualité — parfois triste — de notre époque. Ces deux aspects poussent le lecteur à lire ces avis comme les épisodes d’une longue « saga ». Les deux premiers avis, prorogeant chacun de trois mois l’état d’urgence se font l’écho de « la menace fantôme » (I) qui a régné sur notre pays comme sur notre système juridique au lendemain des attentats du 13 novembre 2015. Le troisième avis, prorogeant là de simplement deux mois, apparaît comme « un nouvel espoir » (II) pour le Conseil d’État de voir ses recommandations suivies. Enfin, les deux avis les plus récents marquent le retour d’une approche plus ferme de l’état d’urgence, une « contre-attaque » de l’exécutif (III).

I. La menace fantôme

Les deux premiers avis du Conseil d’État (n° 390.786 et n° 391.124) sont les plus proches des attentats du 13 novembre 2015 qui sont la cause originelle de l’application de la loi du 3 avril 1955. Le contexte sécuritaire est encore perturbé par les attaques de Paris, mais aussi par un climat international particulièrement lourd. La tension est alors palpable tant le pays semble vulnérable face à ces dangers qui sont par définition invisibles. L’Etat doit réagir et l’exécutif décide d’utiliser ce dispositif de l’état d’urgence, inappliqué depuis une décennie.

Déjà aux visas de ces deux premiers avis, quelque chose attire l’œil du juriste : le quantum de la prorogation proposé par le projet de loi. Cette mention n’est pas anodine, car comme nous le verrons, la question du prolongement de l’état d’exception dans le temps est au cœur des réticences que met en exergue le Conseil d’État dans ses avis. De plus, la mise en perspective de ces périodes avec les justifications de fait qu’évoque le juge administratif peut être intéressante à réaliser tant ces deux éléments seront fondamentales dans les avis suivants. Dans le cas des deux premiers, sans réelle surprise, il s’agit d’une période de trois mois.

La première prorogation n’a pas eu réellement besoin de justification matérielle tant la menace terroriste était encore dans l’actualité. Ainsi l’avis, comme le projet de loi, ne fait pas mention particulière des raisons tangibles qui imposent cette prorogation. Néanmoins le texte passe plus de temps que les autres à justifier de l’opportunité juridique d’une telle disposition. Le juge administratif fait appel à deux éléments. D’abord la décision du Conseil Constitutionnel sur la constitutionnalité de l’application de la loi du 3 avril 1955 en 1985 concernant la Nouvelle-Calédonie[19]. Puis, sa position préalable, au lendemain des émeutes de 2005, sur la conventionalité du dispositif au regard de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des libertés fondamentales[20] (sur ce point, Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 27). Le juge administratif n’utilisera plus ces éléments dans les avis suivants et ne gardera que de simples éléments de faits.

Ainsi, dans l’avis du 2 février 2016 portant sur la deuxième prorogation de l’état d’urgence, le Conseil d’État justifie le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public[21]» par les «liens entre le terrorisme intérieur et le terrorisme dirigé depuis l’étranger contre la France» qui n’ont «rien perdu de leur intensité» ; la présence jugée «importante de ressortissants français […] en zone Irako-Syrienne» qui «sont susceptibles de revenir en France à tout moment pour y accomplir des actions violentes» et la «persistance de la menace» du fait « d’actions de moindre ampleur». Tous ces éléments factuels développent cette notion d’une possible « menace fantôme » qui, tout en pesant avec gravité sur notre société n’est pourtant pas tangible, elle est même parfois extérieure.

Néanmoins le Conseil d’État considère l’état d’urgence justifié et cela notamment vis-à-vis de l’efficacité de celui-ci. Le juge administratif considère que «l’expérience acquise depuis le 14 novembre a confirmé la nécessité des mesures prises au titre de l’état d’urgence tant pour prévenir les attentats que pour désorganiser les filières terroristes». Sur le terrain de l’efficacité, lors des premiers mois de son application, force est de constater que la disposition a fait ses preuves avec, notamment, 3284 perquisitions, 392 assignations à résidence et 10 fermetures de lieux de cultes[22]. Néanmoins, il apparaît complexe de lier l’opportunité de l’application de la disposition à son efficacité tant, par la suite, celle-ci ne va pas se pérenniser.

Le second avis a une autre originalité, celle de faire mention d’une mise en garde de la juridiction administrative envers le Gouvernement et le législateur quant à l’habitude qui pourrait se créer de prolonger cet «état de crise». Le Conseil énonce, par la négative, que la durée proposée de trois mois «n’apparaît pas inappropriée au regard des motifs justifiant la prorogation ». De plus, le juge considère que «la prorogation prévue opère […] une conciliation non déséquilibrée entre la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement, d’une part, et la protection de l’ordre et de la sécurité publics, d’autre part». Tout cela sous-entend, à notre avis, une forme de mise en garde sur l’avenir. Il s’agit d’un avertissement qui cherche à éviter que ce temps de crise ne se banalise. Le juge reprend par ailleurs les conclusions du juge des référés du Conseil d’État de 2005[23] qui déjà à l’époque rappelait qu’un «régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui dans un État de droit sont par nature limités dans le temps et dans l’espace». Le message apparaît comme clair, il est d’ailleurs explicité, «l’état d’urgence doit demeurer temporaire». Le Conseil d’État ajoute que l’état d’urgence perd son objet quand «s’éloignent les atteintes graves à l’ordre public» ou «que sont mis en œuvre des instruments qui, sans être de même nature que ceux de l’état d’urgence […] ont vocation à répondre de façon permanente à la menace qui l’a suscité». On retrouve ici les deux aspects qui vont s’avérer fondamentaux pour apprécier le changement de ton que va opérer le Conseil d’État à travers les avis suivants.

II. Un nouvel espoir

L’avis n° 391.519, concernant la troisième prorogation de l’état d’urgence, apparaît comme inédit à la lumière des deux précédents. Sur la forme, il reprend pourtant le même schéma que le deuxième avis en énonçant des éléments de faits qui vont venir justifier l’opportunité du projet de loi d’avril 2016.

L’avis observe que «plusieurs attaques terroristes ont frappé des métropoles d’Europe, du Proche et du Moyen-Orient» caractérisant, une fois de plus, cette menace invisible planant sur notre société, mais, également, l’incidence du double attentat de Bruxelles[24]. Enfin, il souligne également que des «opérations terroristes qui ont eu lieu ont été préparées, financées et réalisées par des individus venant de zones de combat en Syrie et profitant de filières de migration et de nombreux déplacement dans l’espace européen» visant la France et ses intérêts à l’étranger.

De manière, plus originale, le Conseil d’État relève la collusion entre ces menaces extérieures et l’organisation de manifestations sportives de grandes ampleurs en France. Il s’agit notamment de l’EURO 2016[25] de Football et de l’édition 2016 du Tour de France[26]. Et alors qu’il pourrait comme dans le second avis ne justifier la prorogation de l’état d’urgence que par les premiers éléments factuels, le juge administratif utilise la «conjonction d’une menace terroriste persistante d’intensité élevée[27]» avec les manifestations sportives de niveau national pour motiver sa décision et pour caractériser le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public».

Nous sommes là en présence de l’un des points d’intérêts de cet avis. Le Conseil d’État ne considère plus que les « simples » évènements extérieurs reflétant la « menace fantôme » explicitée plus haut justifient les prorogations successives de l’état d’urgence. Selon lui, il faut désormais, les conjuguer avec des évènements d’une ampleur telle que le risque sur la sécurité nationale est palpable. Il s’agit d’une forme supplétive d’avertissement dirigé vers l’exécutif et le législateur.

Le Conseil d’État rappelle ensuite, dans son quatrièmement, que l’état d’urgence «doit demeurer temporaire» comme dans son avis du 2 février 2016. Puis, le juge administratif relève la conformité de ce nouveau projet de loi par rapport aux mises en garde qu’il avait réalisées lors des avis précédents. En effet, le gouvernement a limité cette nouvelle prorogation à seulement deux mois, et cela pour couvrir la durée des manifestations sportives précitées. Ainsi, l’exécutif et le législateur en adoptant ce projet de loi se montrent plus mesurés dans l’application de la loi de 1955 de sorte qu’un nouvel espoir semble jaillir dans les mots du Conseil d’État. En effet, ses trois recommandations précédentes, sur l’efficacité de la mesure, sur son quantum et sur les pouvoirs accordés à l’exécutif semblent avoir porté leur fruit.

Le juge administratif note «que cette prorogation limitée dans le temps […] tient compte de la réduction progressive des effets des mesures de l’état d’urgence au fil du temps». En effet, force est de constater que l’effectivité de la disposition d’exception n’est plus ce qu’elle était au moment de sa première prorogation. La grande majorité des perquisitions et assignations à résidence s’est faite dans les premiers mois de la mesure, au-delà, celles-ci se sont faites plus rares démontrant de l’affaiblissement progressif de l’impact réel de ces dispositions.

Le Conseil d’État fait également mention de «pouvoirs réduits» de l’exécutif pendant l’état d’urgence. En effet, cette nouvelle prorogation exclut l’usage de perquisitions administratives rétrécissant de fait les moyens quelque peu exorbitants accordés à l’administration en temps de crise. Rappelons que la perquisition est, avec l’assignation à résidence, l’outil clé de la loi du 3 avril 1955 (Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 32).

Enfin, le Gouvernement n’a proposé qu’une prorogation de deux mois, simplement pour envelopper le Tour de France et l’EURO 2016 de la couverture sécurisante de l’état d’urgence. Cette décision apparaît, pour le lecteur comme pour le juge administratif, comme un assouplissement de la mesure sonnant, peut-être, le glas de l’état d’exception.

Ces trois éléments démontrent l’espoir du Conseil d’État de voir l’application de cette disposition cesser dans les mois qui suivent. Le juge administratif énonce qu’ils sont «bien de nature à conduire à une cessation de cet état» tout en rappelant, encore une fois, que l’état d’urgence «perd son objet, dès lors que s’éloignent les atteintes graves à l’ordre public» ou que sont «mis en œuvre des instruments […] ayant vocation à répondre de façon permanente à la menace qui l’a suscité». Il apparaît clair au terme des quatrième, cinquième et sixième points de l’avis du 28 avril 2016 que le juge administratif appelle le Gouvernement et le législateur à une sortie progressive et maîtrisée de l’état d’urgence.

III. L’empire contre-attaque

Cet espoir du juge administratif n’a pourtant pas été suivi par les faits, ce qui peut être constaté à travers les deux avis suivants, celui du 18 juillet 2016 et le très récent du 8 décembre de la même année.

C’est une actualité particulièrement dense bouleversant encore une fois le pays qui a poussé le Gouvernement et le législateur à réagir fortement. Les attentats du 14 juillet 2016 à Nice[28] ont vu passer la « menace de fantôme » à une menace plus directe, plus tristement palpable. La société civile, la population, a tout de suite demandé une réaction de la part de l’autorité et c’est ainsi, alors que la loi de prorogation précédente avait été celle de la modération, qu’est née la loi n° 2016-987 du 21 juillet qui a été celle de la contre-attaque de l’administration pour relancer plus fortement la dynamique de l’état de crise.

Initialement, le projet de loi prévoyait une prorogation de trois mois de l’état d’urgence mais la loi repoussera à six moi supplémentaires. Le juge administratif constate évidemment la violence de l’actualité avec l’attentat de Nice, mais aussi une «menace terroriste» intense résultant de «la venue d’individus en provenance de zones de combat en Syrie, profitant des filières de migration[29]». Le Conseil d’État, comme pour la première prorogation, n’a besoin d’aucune autre base factuelle que celle des attentats de Nice pour qualifier le «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public» de sorte que seul cet acte justifie une prorogation de six mois. On peut par ailleurs se poser la question de l’opportunité du quantum alors que les attentats de Paris n’avaient entrainé « que » 3 mois de prorogation.

Le dernier avis en date, celui du 8 décembre 2016, reprend quelque peu la logique du troisième avis mais est dépourvue de l’espoir qu’il, semblait-il, inspirait. Il découle de la menace terroriste «intense», sur de nombreux attentats «commandité à partir du territoire syrien» déjoués par les forces de l’ordre, mais surtout de «l’assassinat d’un prêtre de la paroisse de Saint-Etienne-du-Rouvray» en date du 26 juillet 2016[30]. Néanmoins, de la même manière que dans l’avis du 28 avril, le Conseil d’État vient mettre en relation cette «menace intense» avec un élément d’actualité : la campagne électorale présidentielle et législative. Usant de la même formule, le juge administratif «estime que la conjonction de la menace terroriste persistante d’intensité élevée […] et des campagnes électorales présidentielle et législative caractérise un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public».

Dans les deux avis, le juge administratif rappelle la nécessité de ne pas banaliser dans le temps l’état de crise par les formules devenues traditionnelles. Néanmoins, le lecteur peut sentir un haussement de ton de la part du juge administratif dans l’expression de la formule suivante au (5) de l’avis du 18 juillet 2016 : «Les menaces durables ou permanentes doivent être traitées, dans le cadre de l’État de droit, par des moyens permanents renforcés par les dispositions résultant des lois récemment promulguées[31]». Là où le Conseil laissait un choix auparavant – la disparition du péril imminent ou l’adoption de moyens appropriés – il se montre ici plus ferme en utilisant une tournure plus affirmative.

Par ailleurs, dans le dernier avis en date, le juge administratif précise plus encore sa position en associant les «instruments permanents de lutte contre le terrorisme» au «projet de loi sur la sécurité publique qui sera prochainement examiné par le Parlement». Il est relativement sain d’imaginer que cette analogie (en plus des propos de Jean-Marc Sauvé à la presse) est l’ultime alerte du Conseil d’État sur les dérives temporelles de l’état d’urgence.

La position du Conseil d’État est complexe sur le sujet de l’état d’urgence. Le pouvoir judiciaire et surtout la plus haute juridiction de l’ordre administratif doivent à la fois garantir les droits et libertés de chacun tout en conciliant ceux-ci avec les questions de protection de l’ordre public. Difficile, dans cette situation de trouver l’équilibre parfait. Les différents épisodes de cette « saga » posent de nombreuses questions annexes que le juge administratif ne traite pas du fait de leur caractère trop politique. Elles sont néanmoins essentielles. Il s’agit de savoir si la société veut vivre perpétuellement sous cet état de crise, si elle n’encoure pas de voir les dispositions de l’exception se transformer en droit commun ou encore si elle est prête à limiter ces libertés pour plus de sécurité. Le danger également est de voir cette « saga » se perpétuer trop longtemps au risque de voir les épisodes se répéter. Ces problématiques ne peuvent obtenir de réponses dans les avis du Conseil d’État, mais poussent à un réveil de la conscience citoyenne que nous appelons de nos vœux.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 108.

[1] Le Monde, Samedi 29 octobre 2016, propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin

[2] Vice-Président du Conseil d’Etat depuis 2006

[3] Quelques exemples : « Etat d’Urgence : les réserves du Conseil d’Etat et les questions sur une nouvelle prolongation » – LeFigaro.fr publié le 19/11/16 ; « Etat d’urgence : le vice-Président du Conseil d’Etat » – Linfo.re publié le 18/11/16 ; « L’Etat d’Urgence : un régime d’urgence qui doit rester exceptionnel » – Village-Justice.com publié le 20/12/16

[4] Nous sommes encore dans le cadre de la guerre d’Algérie

[5] Lettre de l’Assemblée Nationale à Jean-Michel Guérin du 13 novembre 1954 – BB18 4226

[6] François Mitterrand reconnaît sa participation à l’élaboration du dispositif dans des débats à l’Assemblée Nationale le 31 mars 1955

[7] Edition Plon, Coll. Les débats de notre temps, 1964

[8] Plusieurs fois de 1955 à 1962 lors des évènements de la Toussaint Rouge, des mouvements du 13 mai 1958 et du « Putsch des généraux » en 1961. Pour aller plus loin, Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 01 « Etat d’urgence » (dir. Andriantsimbazovina, Francos, Schmitz & Touzeil-Divina) ; Art. 25

[9] Cela n’aura que peu d’incidence sur le cours de l’histoire

[10] Loi n°85-86 du 25 janvier 1985 relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances

[11] Décret n°2005-1386 du 08 novembre 2005 portant application de la loi du 3 avril 1955 ; Loi n°2005-1425 du 18 novembre 2005 prorogeant l’application de la loi du 3 avril 1955

[12] L’utilisation de l’état d’urgence a été vivement critiqué comme une pure action d’opportunité politique visant à mettre en avant le Premier Ministre, Dominique de Villepin, face à son ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy

[13] Loi 2015-1501 du 20 novembre 2015

[14] Loi n°2016-162 du 19 février 2016

[15] Loi n°2016-629 du 20 mai 2016

[16] Article 52 de la Constitution du 22 frimaire an VIII

[17] Conclusion de Jean-Marc Sauvé, « L’Assemblée nationale et les avis du Conseil d’Etat », Assemblée nationale 25 novembre 2016

[18] Il ne s’écarte en fait que très peu de son devoir de réserve puisque les avis explicitent exactement la même idée

[19] Cons. Constit. N°85-187 DC du 25 janvier 1985

[20] CE Ass. 24 mars 2006, Rolin et Boisvert

[21] L’article 1er de la loi du 3 avril 1955 énumère deux situations qui permettent son application, le « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » et des évènements présentant le caractère de « calamité publique »

[22] Au 3 février 2016 – JORF n°0048 du 26 février 2016

[23] 9 décembre 2005 (n°287777) et plus récemment 27 janvier 2016 (n°396220)

[24] Des attentats ont été commis le 22 mars 2016 dans la ville de Bruxelles notamment dans des infrastructures de transports. Deux terroristes ont réalisé un attentat suicide à l’aéroport de la ville et un troisième dans une rame de métro. Ces attentats ont été revendiqués par l’Etat islamique et l’enquête a démontré la collusion entre les auteurs et ceux des attentats de Paris de novembre 2015.

[25] Avec 51 matchs disséminés dans tous le pays et une affluence particulière de spectateurs, notamment étrangers, le facteur risque était très fort

[26] De la même manière, le Tour de France attire beaucoup de spectateurs à travers de tout le pays

[27] Les attentats de Bruxelles, les opérations terroristes à l’étranger, …

[28] A l’issue du feu d’artifice de la fête nationale, un homme a causé la mort de 84 personnes et a fait 286 blessés en percutant la foule à l’aide d’un camion sur la Promenade des Anglais. L’attentat a été revendiqué par le groupe Etat islamique

[29] Le juge administratif fait référence à la « crise des migrants » de fin d’année 2015 qui a vu un grand nombre de réfugiés quitter les zones de guerres pour rejoindre l’espace Schengen

[30] Assassinat revendiqué par le groupe Etat islamique

[31] Loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, loi n°2016-339 du 22 mars 2016 relative à la prévention et à la lutte contre les incivilités, contre les atteintes à la sécurité publique et contre les actes terroristes dans les transports collectifs de voyageurs et loi n°2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lute contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale

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Les « nouvelles » procédures de passation des contrats de concession

Art. 107.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

A la différence des changements observables en matière de marchés publics, la réforme de la commande publique marque une véritable rupture avec le droit antérieur en ce qui concerne les contrats de concession. Ces situations disparates au sein même de la réforme ne s’expliquent pas tant par les règles nouvelles qui sont mises en place par l’Ordonnance du 29 janvier 2016 (Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, JORF du 30 janvier 2016, texte n° 66) et son décret d’application (Décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession, JORF du 2 février 2016, texte 20), mais par le fait que ces textes reposent sur une catégorie de contrats qui était jusque-là une quasi-inconnue pour le droit administratif français.

Il est vrai que ce dernier envisage depuis longtemps un certain nombre de concessions qui vont de la concession de service public à des concessions plus spécifiques, telles que les concessions de plage, d’endigage ou de mines. Pour autant, si la notion de concession peut être considérée comme une notion traditionnelle du droit administratif français, sa définition évolue sous l’effet des nouveaux textes (cf. article de la chronique consacré aux nouvelles notions du droit de la commande publique). Ainsi, l’Ordonnance définit les contrats de concession comme « les contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes soumises à la présente ordonnance confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix » (art. 5). Certes, il n’est pas question des « concessions » en tant que telles mais des « contrats de concession », mais il n’en demeure pas moins que la définition retenue est inédite en ce qu’elle consacre une nouvelle notion majeure du droit des contrats publics à côté de celle de marché public.

Pour autant, l’évolution des catégories et des notions n’épuise pas à elle seule les changements apportés par ces textes. En effet, bien qu’elle s’inscrive dans la logique générale du droit de la commande publique, la nouvelle réglementation applicable aux contrats de concession constitue – en tant que telle – une innovation et mérite donc une attention particulière.

L’ensemble des règles applicables ne pouvant pas raisonnablement être présentées ici, seules certaines d’entre elles seront abordées en distinguant les évolutions affectant la phase préalable au lancement de la procédure et le déroulement de la procédure de passation. Il convient néanmoins d’ores et déjà de préciser que le caractère novateur de ces règles n’est pas exactement le même pour tous les contrats de concession, dans la mesure où ces derniers étant auparavant soumis à des textes épars. Dans la plupart des hypothèses, l’Ordonnance et son décret d’application conduisent donc à une rigidification des procédures. Celle-ci concerne bien évidemment les délégations de service public anciennement soumises aux dispositions de la loi Sapin 1 (Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques, JORF du 30 janvier 1993 p. 1588), mais également d’autres contrats à l’image des contrats de concession de travaux publics qui relevaient de l’Ordonnance de 2009  (Ordonnance n° 2009-864 du 15 juillet 2009 relative aux contrats de concession de travaux publics, JORF du 16 juillet 2009 p. 11853). Pour autant, si les procédures applicables sont largement inspirées du droit des marchés publics, elles doivent être considérées comme mettant en place une réglementation « allégée » par rapport à celle issue de l’Ordonnance « marchés publics » et de son décret d’application.

Les nouvelles règles de la phase préalable à la passation

Avant le lancement de la procédure de passation, les autorités concédantes doivent procéder à une définition préalable de leurs besoins (Ordonnance, art. 27 et 28).

Cette phase était déjà imposée depuis 2009 pour les contrats de concession de travaux mais elle ne concernait pas les délégations de service public. De plus, elle ne remplace pas les obligations spécifiques qui existent en matière de délégations de service public, à l’image du vote obligatoire des assemblées délibérantes sur le principe de toute délégation d’un service public local. En outre, les textes exigent désormais que la définition des besoins par l’autorité concédante soit effectuée en faisant référence à des spécifications techniques et/ ou en termes de performances ou d’exigences fonctionnelles (Ordonnance, art. 30 ; Décret, art. 2). Il s’agit d’une évolution notable par rapport à loi Sapin 1 qui « restait sur ce point très minimaliste » (F. Linditch, « Les contrats de délégation de service public après l’ordonnance du 29 janvier 2016 », Contrats-Marchés publ. 2016, dossier 6), mais également par rapport à l’Ordonnance de 2009. Enfin, comme en matière de marchés publics, cette définition préalable des besoins doit se poursuivre par une estimation de la valeur de la concession (Décret, art. 7 et 8) afin, notamment, de déterminer quelle sera la procédure de passation applicable.

Par ailleurs, le contenu des contrats de concession fait désormais l’objet d’un encadrement au travers de dispositions générales (Ordonnance, art. 30 à 34). Celles-ci permettent notamment d’interdire la prise en charge de prestations étrangères à l’objet de la concession, d’imposer la définition des tarifs à la charge des usagers, ou encore de limiter la durée des contrats de concession.

Enfin, les autorités concédantes se voient reconnaître de nouvelles possibilités inspirées elles aussi du droit des marchés publics. Ces autorités peuvent ainsi décider de constituer des groupements entre elles ou avec des personnes morales de droit privé pour passer conjointement leurs contrats de concession (Ordonnance, art. 26). De plus, elles peuvent également choisir de réserver leurs contrats aux opérateurs économiques qui emploient des travailleurs handicapés ou défavorisés (Ordonnance, art. 29).

La réforme permet ainsi la mise en place d’une phase complète antérieure au lancement de la procédure de passation. Celle-ci se trouve renforcée par rapport aux obligations qui prévalaient avant l’entrée en vigueur des nouveaux textes. Néanmoins, cette phase reste en retrait par rapport à celle imposée en matière de marchés publics, ce qui s’explique par la liberté accrue dont disposent les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices lorsqu’ils agissent en tant qu’autorités concédantes plutôt qu’en tant qu’acheteurs.

Les nouvelles règles de la procédure de passation

Ces nouvelles règles, même si elles s’inscrivent dans le prolongement de la réglementation antérieure et de la jurisprudence du Conseil d’Etat, encadrent assez strictement la procédure de passation des contrats de concession, en dépit de la réaffirmation du principe de la liberté de l’autorité concédante dans l’organisation de cette procédure (Ordonnance, art. 36).

La principale nouveauté résulte de la distinction entre les contrats de concession d’un montant supérieur au seuil européen de 5 225 000 € HT et ceux définis à l’article 10 du décret. Ces derniers correspondent aux contrats de concession dont la valeur estimée est inférieure au seuil européen ou qui, quelle que soit leur valeur, répondent à des objets spécifiques. Il convient donc désormais de distinguer les contrats de concession passés selon une procédure formalisée et ceux passés selon une procédure adaptée. L’alignement sur le droit des marchés publics est, de ce point de vue, particulièrement frappant. Il est d’ailleurs renforcé par la reconnaissance d’une troisième catégorie de contrats de concession : ceux pouvant être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables (Décret, art. 11).

Ces distinctions entraînent la reconnaissance d’obligations de publicité et de mise en concurrence différenciées en fonction de la catégorie à laquelle les contrats de concession passés appartiennent. Des règles minimales – parfois qualifiées de « communes » (O. Didriche, « Les nouvelles règles en matière de passation des contrats de concession au lendemain de l’ordonnance n°2016-65 du 29 janvier 2016 », AJCT 2016, p. 243) – sont ainsi rendues obligatoires pour les contrats de concession passés selon une procédure adaptée, tandis que des règles plus strictes sont imposées pour les contrats passés selon une procédure formalisée. Enfin, seuls les contrats de concession qui ne peuvent être confiés qu’à un opérateur économique déterminé peuvent être passés sans publicité ni mise en concurrence préalable. Cette possibilité est néanmoins étendue – sous conditions – aux hypothèses dans lesquelles aucune candidature ou aucune offre n’a été reçue, ou dans lesquelles seules des candidatures irrecevables ou des offres inappropriées ont été déposées (Décret, art. 11).

Par ailleurs, il convient de souligner qu’au-delà de l’application de règles différentes en fonction de la procédure applicable, d’autres nouveautés inspirées du droit des marchés publics sont consacrées. Parmi celles-ci, et à défaut d’exhaustivité, il est possible d’évoquer la mise en place de mesures plus contraignantes s’agissant des documents de la consultation (Décret, art. 4 et 5), ou encore la distinction entre les interdictions obligatoires et les interdictions facultatives à propos des interdictions de soumissionner (Ordonnance, art. 39 à 42). Ces évolutions permettent davantage encore d’observer le mouvement de rapprochement à l’œuvre du droit des concessions vers le droit des marchés publics.

Ainsi, si la rupture avec le droit antérieur résulte principalement de la consécration de la notion européenne de contrat de concession, le renouvellement ne se limite pas à cet aspect. Il existe en effet bel et bien un nouveau droit des contrats de concession, lequel repose sur un régime juridique précis, proche du droit des marchés publics mais bien plus souple que ce dernier.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 107.

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Les « nouvelles » procédures de passation des marchés publics

Art. 106.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Alors même qu’elle est présentée comme marquant « une simplification du droit des marchés publics » (R. Noguellou, « Le nouveau champ d’application du droit des marchés publics », AJDA 2015, p. 1789), la réforme de la commande publique constitue une source d’inquiétudes pour les acheteurs. L’abrogation des anciens textes, et notamment du Code des marchés publics, laisse supposer une véritable révolution de la réglementation applicable que les praticiens doivent d’ores et déjà avoir intégrée.

Pourtant, si l’importance des changements provoqués est incontestable, l’Ordonnance sur les marchés publics (Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, JORF n°0169 du 24 juillet 2015 p. 12602, texte n° 38) et son Décret d’application (Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, JORF n°0074 du 27 mars 2016, texte n° 28) ne méritent pas d’être considérés comme des textes révolutionnaires s’agissant des procédures de passation. Ils s’inscrivent en effet dans la continuité de l’ancienne réglementation et pérennisent en réalité en grande partie les dispositions du Code des marchés publics dans sa version pré-abrogation.

L’Ordonnance et son Décret organisent donc des avancées relatives ou « contenues » qui sont observables à la fois du point de vue de la typologie des procédures et au niveau des règles applicables tout au long de la procédure de passation.

Une oscillation entre maintien et renouvellement de la typologie des procédures

Les distinctions entre les différentes procédures de passation utilisables reprennent dans une large mesure le découpage antérieurement applicable sous l’empire du Code des marchés publics. La distinction principale reste donc celle entre les marchés publics passés selon une procédure formalisée et les marchés publics passés en procédure adaptée (Ordonnance, art. 42). Néanmoins, au-delà du maintien de ce découpage, des évolutions sont perceptibles tant en ce qui concerne les hypothèses de recours à la procédure adaptée que s’agissant du choix entre les différentes procédures formalisées. De plus, une nouvelle distinction est désormais imposée avec les marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable.

Les différents marchés passés en procédure adaptée

Les hypothèses permettant de recourir à une procédure adaptée évoluent en partie. L’utilisation de cette procédure reste prévue s’agissant des marchés publics pour lesquels la valeur estimée du besoin est inférieure aux seuils européens (Décret, art. 27) mais elle ne concerne plus les « marchés de services » comme le prévoyait le Code des marchés publics. Elle concerne désormais de nouveaux marchés publics de services qualifiés de marchés publics ayant pour objet des services sociaux ou d’autres services spécifiques (Décret, art. 28), ainsi que les marchés publics de services juridiques de représentation (Décret, art. 29). C’est donc principalement la liste des marchés publics pouvant être passés selon une procédure adaptée en raison de leur objet qui évolue par rapport à la réglementation antérieure.

Par ailleurs, il convient de relever que les textes maintiennent la possibilité d’utiliser une procédure adaptée pour la passation de certains lots – habituellement qualifiés de lots de « faible montant » – dans le cadre de marchés publics allotis dont la valeur estimée est supérieure aux seuils des procédures formalisées de passation (Décret, art. 22).

L’autonomisation des marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable

Les nouveaux textes n’envisagent plus les marchés négociés sans publicité ni mise en concurrence préalable comme une catégorie particulière de marchés passés en procédure adaptée mais comme une catégorie à part entière (Décret, art. 30). Certains d’entre eux sont d’ailleurs d’ores et déjà envisagés comme des « marchés du troisième type » (F. Linditch, « Les marchés publics répondant à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 25 000 euros HT . – Marchés du troisième type ? », JCP A 2016, 2142). Cette différenciation d’avec les marchés passés en procédure adaptée permet donc de considérer désormais qu’il existe trois catégories de procédures utilisables en matière de marchés publics : les procédures formalisées, les procédures adaptées et les procédures sans publicité ni mise en concurrence préalable. La question reste cependant de savoir si ces dernières méritent véritablement d’être qualifiées de procédures…

Les différentes procédures formalisées reconnues

Le Code des marchés publics prévoyait l’existence de cinq procédures formalisées différentes, tout en faisant de l’appel d’offres la procédure de principe. L’article 42, 1° de l’Ordonnance « marchés publics » consacre quant à lui quatre procédures formalisées : la procédure d’appel d’offres (ouvert ou restreint), la procédure concurrentielle avec négociation, la procédure négociée avec mise en concurrence et la procédure du dialogue compétitif.

La principale évolution résulte de la distinction entre les marchés publics passés par des pouvoirs adjudicateurs et ceux passés par des entités adjudicatrices. Les textes réservent en effet l’utilisation de la procédure concurrentielle avec négociation aux pouvoirs adjudicateurs, tandis que la procédure négociée avec mise en concurrence ne peut être utilisée que par les entités adjudicatrices. Ces dernières sont d’ailleurs les seules à bénéficier d’un véritable choix s’agissant de la procédure formalisée qu’elles souhaitent utiliser : elles peuvent ainsi librement choisir entre l’appel d’offres, la procédure négociée avec mise en concurrence préalable, et le dialogue compétitif. A l’inverse, seule la procédure d’appel d’offres n’est pas soumise à conditions pour les pouvoirs adjudicateurs. Le remplacement de la procédure négociée avec publicité et mise en concurrence par la procédure concurrentielle avec négociation permet de faciliter le recours à la négociation pour les pouvoirs adjudicateurs mais cette possibilité reste enfermée dans des conditions relativement strictes (Décret, art. 25, II).

Enfin, il convient de préciser que le concours et le système d’acquisition dynamique disparaissent de la nomenclature des procédures formalisées de passation mais que leur disparition n’est pas absolue. Le concours est désormais envisagé comme un mode de sélection des candidats dans le cadre d’une procédure de passation (Ordonnance, art. 8), tandis que le système d’acquisition dynamique fait l’objet de dispositions spécifiques parmi les « techniques particulières d’achat » (Décret, art. 81 à 83).

Les évolutions de la typologie des procédures sont donc réelles mais elles ne doivent pas effrayer les acheteurs ni les praticiens : elles ne marquent pas de rupture et correspondent pour l’essentiel à une réorganisation de la réglementation antérieure dans un but de simplification. Or, un constat identique peut être effectué s’agissant du déroulement des procédures de passation.

La consécration de changements nombreux pour le déroulement de la procédure

La procédure de passation des marchés publics obéit à de très nombreuses règles contenues à la fois dans l’Ordonnance et dans son Décret d’application. Celles-ci ne sont pas exactement les mêmes que celles prévues par les anciens articles du Code des marchés publics même si, dans la plupart des hypothèses, elles n’en sont que la reprise ou le prolongement. Ce n’est donc qu’à la marge que de véritables règles novatrices sont consacrées, ce qui n’enlève rien à leur importance. A défaut d’exhaustivité, certaines innovations peuvent être présentées en reprenant la distinction entre les règles applicables en amont de la procédure et celles qui interviennent au cours de cette dernière.

Les règles applicables en amont de la procédure

Parmi les innovations notables, il est tout d’abord possible de préciser que les textes confirment la possibilité de confier la passation des marchés publics à une centrale d’achat (art. 27 de l’Ordonnance) ou de constituer un groupement de commandes (art. 28 de l’Ordonnance) mais en facilitant la possibilité de recourir à de telles structures (S. Braconnier, « Les règles d’attribution des contrats », RFDA 2016, p. 252). De plus, il est désormais également possible de confier la procédure de passation à une entité commune transnationale (art. 29 de l’Ordonnance).

Par ailleurs, l’encadrement de la définition des spécifications techniques évolue légèrement : il existe désormais une liste hiérarchisée des normes susceptibles d’être utilisées pour cette définition (art. 6, II du décret). La hiérarchisation va des normes nationales ne faisant que transposer des normes européennes jusqu’aux spécifications techniques exclusivement nationales. Le Décret innove également en prévoyant la possibilité d’utiliser des labels parmi les spécifications techniques (art. 10) ou d’imposer la fourniture de rapports d’essai ou de certificats pour démontrer la conformité de la candidature aux spécifications techniques (art. 11). Cette possibilité doit notamment permettre une prise en compte accrue des considérations sociales et environnementales mais des doutes persistent sur l’efficacité de ces nouvelles dispositions (P. Idoux, « Les considérations sociales et environnementales », RFDA 2016, p. 260).

D’autre part, dès le début de la phase de définition préalable des besoins, il est désormais possible de procéder à des études et à des échanges préalables avec des opérateurs économiques pour aider l’acheteur à préciser son projet (Décret, art. 4). Les acheteurs doivent néanmoins être vigilants quant à l’utilisation de cette possibilité car la participation préalable d’un opérateur économique à la préparation de la procédure pourra conduire à son exclusion si persiste un risque de fausser la concurrence (Décret, art.5).

Enfin, les nouveaux textes modifient et étendent la possibilité de réserver certains marchés publics soit en faveur des opérateurs économiques qui emploient des travailleurs handicapés ou défavorisés (art. 36 de l’Ordonnance), soit en faveur des entreprises de l’économie sociale et solidaire (art. 37 de l’Ordonnance).

Les règles applicables au cours de la procédure

Les grandes lignes demeurent mais, à l’intérieur des différentes phases de la procédure de passation, certaines règles évoluent.

Parmi ces évolutions, il est tout d’abord possible de relever que, dès le lancement de la procédure, une évaluation préalable du mode de réalisation du projet est imposée pour les marchés publics dont le montant est supérieur à 100 millions d’euros HT (Ordonnance, art. 40).

Par ailleurs, des obligations plus strictes sont imposées en matière d’allotissement. Désormais tous les acheteurs sont en effet soumis à l’obligation d’allotir, ce qui inclut les acheteurs qui ne relevaient pas du Code des marchés publics mais de l’Ordonnance du 6 juin 2005. En revanche si la formulation des exceptions à l’obligation d’allotir évolue, elles ne devraient pas sensiblement évoluer en pratique (Ordonnance, art. 32).

Parmi les contraintes nouvelles qui pèsent sur les acheteurs, il est également possible d’évoquer l’obligation progressive de recourir à des communications et des échanges d’informations par voie électronique (Décret, art. 40 et 41).

En sens inverse, les nouveaux textes développent le pouvoir reconnu aux acheteurs quant aux interdictions de soumissionner en distinguant des interdictions de soumissionner obligatoires et générales et des interdictions facultatives (Ordonnance, art. 45 à 49). En effet, si les interdictions obligatoires correspondent à la liste qui existait déjà dans le code des marchés publics, l’ordonnance introduit une possibilité de dérogation. Surtout, les interdictions facultatives constituent une véritable nouveauté pour les acheteurs qui vont désormais pouvoir écarter des candidatures pour des motifs spécifiques, mais uniquement s’ils le souhaitent.

Enfin, il est nécessaire de relever que des obligations nouvelles sont consacrées s’agissant de l’information des concurrents évincés, en particulier dans le cadre des marchés passés en procédure adaptée. Dans le cadre de tels marchés l’acheteur doit ainsi notifier à chaque candidat ou soumissionnaire concerné le rejet de sa candidature ou de son offre dès qu’il décide de rejeter une candidature ou une offre (Décret, art. 99).

Cette liste des différentes évolutions est nécessairement lacunaire et d’autres mériteraient d’être évoquées (réduction des délais minimaux de réception des candidatures et des offres, nouvelles possibilités de régularisation des offres, possibilité d’utiliser un critère unique différent du prix pour l’attribution…). Elle démontre cependant que, loin de « simplifier » immédiatement la vie des acheteurs, la réforme introduit un nombre important de nouveautés qui ne pourront produire des effets bénéfiques qu’après un nécessaire temps d’adaptation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 106.

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La notion de contrat administratif face au nouveau droit de la commande publique : réflexions sur quelques évolutions récentes

Art. 105.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

La mise en place d’un véritable droit de la commande publique est saluée comme une avancée nécessaire allant dans le sens d’une simplification du droit applicable (v. notamment : F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « L’abrogation du code des marchés publics par l’ordonnance du 23 juillet 2015 », Contrats-Marchés publ. 2015, Repère 9 ; J. Maïa, « Les nouvelles dispositions sur les contrats de la commande publique », RFDA 2016, p. 197). Cette modernisation supposée du droit applicable entraîne la rédaction d’un grand nombre d’études qui ont pour principal objet de déterminer en quoi les nouveaux textes modifient la réglementation applicable. De tels travaux sont nécessaires – et même indispensables – pour les praticiens de la commande publique (la chronique en fait d’ailleurs partiellement état). Pour autant, ces réformes ne doivent pas faire oublier une notion essentielle, celle de contrat administratif.

L’actualité du droit des contrats passés par les personnes publiques ou du champ public révèle en effet un affaiblissement de la notion de contrat administratif, si ce n’est une perte de sens de cette dernière.

Cette notion fait partie de celles qui sont considérées comme des notions structurantes du droit administratif : le contrat administratif n’est pas le moyen d’action « ordinaire » de l’administration mais il est admis que l’administration utilise – ce qu’elle fait de plus en plus – le procédé contractuel pour remplir certaines de ses missions. Certes, le contrat administratif n’est peut-être « pas né contrat » (Y. Gaudemet, « Pour une nouvelle théorie générale du droit des contrats administratifs : mesurer les difficultés d’une entreprise nécessaire », RDP 2010, n°2, p. 313) et la notion de contrat administratif n’est véritablement apparue que par la systématisation et par l’extension du droit applicable aux anciennes concessions (v. notamment : F. Burdeau, Histoire du droit administratif, PUF, 1995. G. Bigot, Introduction historique au droit administratif depuis 1789, PUF, 2002) ; il n’en demeure pas moins que les contrats administratifs sont désormais considérés comme de véritables contrats et que le droit des contrats administratifs est généralement envisagé comme un ensemble relativement structuré.

La question se pose néanmoins de savoir si la notion de contrat administratif mérite réellement toute l’attention dont elle fait l’objet. Il apparaît en effet que les développements jurisprudentiels récents ont conduit cette notion à se recroqueviller sur elle-même, la cantonnant dans des limites extrêmement restrictives (I) tandis que, dans le même temps, la réforme de la commande publique remet en cause sa raison d’être originelle (II).

Une notion enfermée dans ses critères

En tant qu’objet ou outil, le contrat est traditionnellement envisagé et présenté comme un acte de droit privé. Ceci explique que, jusqu’à l’abandon de la distinction entre actes d’autorité et actes de gestion – et en-dehors des qualifications législatives –, tous les contrats de l’administration étaient considérés comme des actes de droit privé, c’est-à-dire comme des contrats de droit commun relevant de la compétence des juridictions judiciaires (A. de Laubadère, Traité théorique et pratique des contrats administratifs, LGDJ 1956, t. 1, spéc. pp. 29-30 ; G. Péquignot, Théorie générale du contrat administratif, Pédone, 1945, spéc. pp. 28-30).

Ce n’est qu’au début du XXème siècle que la notion de contrat administratif est véritablement apparue grâce au travail de systématisation jurisprudentielle réalisé par les auteurs. Elle est alors définie par la mise en œuvre de deux critères cumulatifs de définition. Le premier est un critère organique qui suppose la présence d’une personne publique au contrat ; le second est un critère matériel qui peut alternativement découler du le lien entre le contrat passé et le service public ou de la présence d’une clause exorbitante à l’intérieur dudit contrat. Ces critères sont restés inchangés dans leur formulation, tant et si bien que la doctrine continue « à présenter le contrat administratif comme pouvaient le faire Gaston Jèze ou Georges Péquignot » (F. Brenet, Recherches sur l’évolution du contrat administratif, Thèse, Poitiers, 2002, p. 15).

Pourtant, en dépit de cette permanence de façade, les évolutions jurisprudentielles de ces dernières années impliquent une appréciation toujours plus stricte de ces critères. La politique jurisprudentielle semble donc poursuivre un objectif clair : cantonner la notion de contrat administratif dans des frontières étroites !

Il n’est pas question de revenir ici sur les critères de définition dans leur ensemble – les ouvrages consacrés au droit des contrats administratifs le font parfaitement (v. notamment : H. Hoepffner , Droit des contrats administratifs, Dalloz 2016, pp. 77 et s. ; L. Richer et F. Lichère, Droit des contrats administratifs, LGDJ, 10e éd. 2016, pp. 87 et s. ; ou M. Ubaud-Bergeron, Droit des contrats administratifs, LexisNexis 2015, pp. 89 et s.) – mais d’observer certaines évolutions récentes et marquantes d’un véritable mouvement jurisprudentiel. Celles-ci sont perceptibles à la fois en ce qui concerne le critère organique de définition (A) et en ce qui concerne son critère matériel (B).

A. Une constriction évidente du critère organique

S’agissant du critère organique de définition, ce sont les exceptions admises à la présence d’une personne publique au contrat qui ont été redéfinies pour être moins facilement admises. En effet, si le juge administratif a toujours exigé la présence d’une personne publique au contrat pour qualifier un contrat d’administratif (TC 3 mars 1969, Société Interlait), des exceptions ont été développées pour permettre de considérer certains contrats passés entre deux personnes privées comme étant des contrats administratifs. En-dehors du mandat de droit civil et de l’hypothèse d’une personne privée transparente, deux hypothèses principales étaient jusqu’à récemment considérées comme permettant de pallier l’absence d’une personne publique parmi les parties au contrat : l’existence d’un mandat tacite (CE, sect., 30 mai 1975, Sté d’équipement de la région montpelliéraine : Rec. CE 1975, p. 326. – T. confl., 7 juill. 1975, Cne Agde : Rec. CE 1975, p. 798) ou le fait que le contrat porte sur un objet appartenant « par nature » à l’Etat (TC, 8 juill. 1963, n° 1804, Sté entreprise Peyrot c/ Sté de l’autoroute Estérel Côte d’Azur : Rec. CE 1963, p. 787).

Le mandat tacite reste envisagé parmi les exceptions au critère organique de définition mais le juge est venu restreindre le champ d’application procédant à un véritable « resserrement de la théorie du mandat tacite » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz 2016, p. 83). Face à un contrat passé entre deux personnes privées, le juge ne vérifie plus la présence d’un faisceau d’indices permettant de considérer que l’un des cocontractants a agi « pour le compte » d’une personne publique, il se contente d’observer si le cocontractant a agi pour son propre compte en se fondant sur l’économie générale du contrat (TC, 16 juin 2014, n°3944, Sté. d’exploitation de la Tour Eiffel, BJCP n° 97/2014, p. 426, concl. N. Escaut, Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 220, note P. Devillers ; TC, 9 mars 2015, n° 3992, Sté ASF, Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 111, note P. Devillers). Ainsi, si l’action « pour le compte de » reste une hypothèse envisagée parmi les exceptions au critère organique de définition, son champ d’application se trouve étroitement circonscrit. Les hypothèses de qualification jurisprudentielle d’un contrat comme contrat administratif se trouvent ainsi davantage réduites.

Ce mouvement de réduction est conforté par l’abandon de la jurisprudence Peyrot. Désormais, les contrats qui portent sur des travaux routiers ou autoroutiers ne sont plus envisagés comme des contrats administratifs. Contrairement à la solution qui prévalait au travers de la jurisprudence Peyrot, le Tribunal des conflits considère en effet que de tels travaux n’appartiennent pas « par nature à l’Etat » et ne justifient donc pas la qualification administrative du contrat (TC, 9 mars 2015, n° 3984, Rispal c/ Sté ASF ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 110, note P. Devillers). Cette nouvelle solution peut être considéré comme « une mise en accord du droit avec les faits » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Feue la jurisprudence Société Entreprise Peyrot », Contrats-Marchés publ. 2015, repère 4), ce qui justifie qu’elle soit globalement saluée. Pour autant, elle vient mettre fin à l’une des dérogations admises au critère organique de définition des contrats administratifs, comprimant un peu plus la notion de contrat administratif autour de critères d’application stricte.

Or, même si les changements sont d’une ampleur moindre, le critère matériel de définition a lui aussi connu des évolutions dans le sens d’une réduction du champ d’application de la notion de contrat administratif.

B. Une constriction probable du critère matériel

Exception faite de la possibilité de qualifier le contrat en raison de « l’ambiance » de droit public dans laquelle il baigne (concl. M. Rougevin-Baville sur CE, sect., 19 janv. 1973, n°82338, Sté d’exploitation électrique de la Rivière du Sant), ce critère peut alternativement résulter soit de l’objet du contrat, si celui-ci entretient un lien suffisamment étroit avec le service public, soit du contenu du contrat. Or, c’est ce second critère qui a récemment évolué.

Depuis la jurisprudence des granits (CE, 31 juill. 1912, Sté des granits porphyroïdes des Vosges, rec. p. 909, concl. L. Blum), il était admis qu’un contrat devait être qualifié d’administratif lorsqu’il comportait une ou plusieurs clauses exorbitantes du droit commun. La clause exorbitante était alors définie comme une clause illégale ou inusuelle dans les contrats de droit privé (G. Vedel, « Remarques sur la notion de clause exorbitante », in Mélanges A. Mestre, Sirey, 1956, p. 527), tant et si bien qu’une partie de la doctrine considérait que les parties – en présence du critère organique – étaient libres d’insérer ou non de telles clauses dans leurs contrats suivant leur volonté de voir ces derniers qualifiés de contrats administratifs. Le Tribunal des conflits a abandonné cette manière de définir le critère matériel lié au contenu du contrat (TC, 3 oct. 2014, n° 3963, Sté Axa France IARD ; AJDA 2014, p. 2180, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; RFDA 2015, p. 23, note J. Martin). Désormais une clause satisfera le critère matériel de définition si « notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, (elle) implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ». Le Tribunal des conflits ne qualifie plus une telle clause d’exorbitante mais la doctrine semble s’accorder sur la pérennité de cette appellation.

Cette nouvelle définition de la clause exorbitante a pour objectif de clarifier le critère matériel de définition en lui apportant davantage de clarté. Néanmoins, il n’est pas sûr qu’elle soit véritablement plus facile à définir. De plus, parce qu’elle définit la clause exorbitante en faisant référence à deux critères cumulatifs, la notion de clause exorbitante pourrait être davantage circonscrite dans son champ d’application que sous la jurisprudence antérieure (v. notamment A. Basset, « De la clause exorbitante au régime exorbitant du droit commun (à propos de l’arrêt TC, 13 oct. 2014, Sté AXA France IARD) », RDP 2015, p. 869). Bien qu’une telle approche ne soit pas confirmée, il reste certain que le Tribunal des conflits, par sa novation jurisprudentielle, n’a aucunement souhaité étendre le champ d’application de la notion de contrat administratif : au mieux, cette solution permettra un maintien des hypothèses de qualification antérieures.

Les jurisprudences récentes portant sur la notion de contrat administratif vont ainsi clairement dans le sens d’une réduction du champ d’application de cette notion. Ce mouvement peut être félicité pour sa cohérence et son souci de simplification, il n’en demeure pas moins qu’il semble éloigner davantage encore la notion de contrat administratif de la réalité et des fondements même de son existence.

Une notion remise en cause

La réforme de la commande publique ne place pas la notion de contrat administratif au cœur des préoccupations du droit contemporain des contrats passés par les personnes publiques. Elle s’intéresse en effet à des contrats – pouvant être considérés comme des contrats nommés – qui peuvent être regroupés sous l’appellation de « contrats de la commande publique ». Ces derniers se subdivisent en deux catégories principales : les marchés publics et les contrats de concession.

La qualification d’un contrat comme marché public ou comme contrat de concession est indépendante de sa qualification comme contrat administratif ou contrat de droit privé. Cette situation s’explique aisément dans la mesure où les notions consacrées de marché public et de contrat de concession sont directement reprises des directives européennes, lesquelles sont indépendantes des qualifications retenues en droit interne et notamment du statut juridique de droit public ou de droit privé des cocontractants (CJCE, 15 mai 2003, C-214/00, Commission des Communautés européennes c/ Royaume d’Espagne, Europe 2003, comm. 246, obs. D. Ritleng ; CJCE, 13 janvier 2005, C-84/03, Commission des Communautés européennes c/ Royaume d’Espagne, Europe 2005, n°3, p.21, note E. Meisse ; Contrats-Marchés publics 2005, comm. 69, note W. Zimmer).

En raison de ses origines européennes, le nouveau droit de la commande publique se présente donc a priori comme un droit détaché de la qualification de contrat administratif. Pourtant il n’en est rien : les nouveaux textes maintiennent artificiellement la qualification de contrat administratif alors même qu’elle n’est pas pertinente du point de vue du régime juridique applicable (A). La notion de contrat administratif apparaît dès lors comme une notion en déclin qui ne répond plus aux exigences à l’origine de sa création (B).

A. Un maintien artificiel par les textes

Les ordonnances « marchés publics » et « concessions » (Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, JORF n°0169 du 24 juillet 2015 page 12602, texte n° 38 ; Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, JORF n°0025 du 30 janvier 2016, texte n° 66) font appel à la notion de contrat administratif, en pérennisant et en étendant quelque peu la qualification textuelle opérée par la loi MURCEF s’agissant des contrats relevant du Code des marchés publics.

Elles précisent dans leurs articles 3 que les marchés publics et les contrats de concession relevant de ces textes et « passés par des personnes morales de droit public sont des contrats administratifs ». De ce point de vue, il est possible de considérer que la réforme de la commande publique renforce la place du critère organique dans la distinction entre les contrats administratifs et les contrats de droit privé (M. Ubaud-Bergeron, « Le champ d’application organique des nouvelles dispositions », RFDA 2016, p. 218). Les nouveaux textes lient en effet la qualification de contrat administratif des marchés et des concessions à la personnalité publique de l’autorité contractante.

Cette référence à la qualification de contrat administratif dès les premiers articles des ordonnances – alors même que les directives européennes sont indifférentes à une telle qualification et n’y font aucunement référence – apparaît comme une volonté du « législateur » français, au sens large du terme, de ne pas bouleverser les qualifications antérieures. Cette qualification s’explique donc mais elle peut être questionnée quant à sa pertinence : l’étude des nouveaux textes laisse clairement apparaître que cette qualification n’a aucune incidence sur les régimes juridiques établis par les ordonnances et par leurs décrets d’application. Cette affirmation est vérifiable tant en ce qui concerne les contrats de concession que s’agissant des marchés publics.

Ainsi, les textes relatifs aux contrats de concession ne comportent pas de dispositions spécifiquement applicables aux contrats qualifiés de contrats administratifs. Les seules distinctions opérantes sont celles effectuées entre les contrats de concession passés par des pouvoirs adjudicateurs et ceux passés par des entités adjudicatrices, celles effectuées en fonction du montant ou de l’objet du contrat, ainsi que celles résultant de la prise en compte de la spécificité des contrats de concession de défense ou de sécurité. Au-delà, le régime juridique applicable aux contrats de concession se révèle être un régime juridique unifié, nonobstant la qualification de contrat administratif ou de contrat de droit privé.

Une même logique se retrouve en matière de marchés publics, alors même que les distinctions opérantes sont encore plus nombreuses. Il est vrai que les textes comportent des dispositions spécifiques applicables aux marchés publics passés par l’Etat, ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, les collectivités territoriales et les établissements publics locaux. De tels marchés sont, en application de l’article 3 de l’Ordonnance, nécessairement des contrats administratifs. Il est donc tentant de voir dans ces dispositions spécifiques la consécration d’une incidence de la qualification de contrat administratif sur le régime juridique des marchés publics. Il s’agirait cependant d’une erreur : ces dispositions ne concernent pas tous les marchés publics qualifiables de contrats administratifs, l’ordonnance ayant entendu préserver la spécificité des marchés publics passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. De plus, et en sens inverse, le décret assimile à de tels acheteurs certaines entités comme la Banque de France, l’Académie française, la Caisse des dépôts et consignations, Pôle Emploi ou encore les offices publics de l’habitat (Décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics, art. 2). Tous ces acheteurs peuvent dès lors être qualifiés d’acheteurs soumis à un régime juridique essentiellement de droit public par opposition à ceux soumis à un régime juridique principalement de droit privé, dont font partie les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. Il apparaît ainsi que si la personnalité publique de l’acheteur justifie qu’un marché public soit qualifié de contrat administratif, elle n’a pas d’incidence sur le régime juridique applicable. En réalité, seule la soumission de cet acheteur à un régime juridique essentiellement de droit public pourra avoir une influence sur la réglementation applicable à ses marchés publics.

L’absence d’effets de la qualification de contrat administratif sur le régime juridique des marchés publics et des contrats de concession étant constatée, la question se pose de savoir quelle est actuellement l’utilité réelle de cette qualification.

B. Un maintien aux justifications limitées

Le maintien de la notion de contrat administratif à l’intérieur de la nouvelle réglementation est justifié par deux considérations principales : la nécessité de maintenir la spécificité du régime juridique applicable aux contrats administratifs s’agissant de leur exécution et, surtout, la préservation de la répartition des compétences juridictionnelles entre le juge administratif et le juge judiciaire.

Ce serait donc tout d’abord pour permettre l’application des règles spécifiques s’agissant des droits et des devoirs des cocontractants que la qualification de contrat administratif serait maintenue. Il s’agit, selon la présentation classiquement retenu, des pouvoirs de contrôle, de modification unilatérale, de résiliation unilatérale dont dispose l’administration lorsqu’elle est partie à un contrat ; ces pouvoirs étant contrebalancés par le droit du cocontractant au paiement des prestations réalisées et à l’équilibre contractuel (G. Jèze, Les contrats administratifs de l’Etat, des départements, des communes et des établissements publics, Giard, tome II, 1932, pp. 365 et s. ; G. Péquignot, op. cit., pp. 306 et s.). Néanmoins, l’application de ces principes permet difficilement de justifier la prise en compte de la qualification de contrat administratif parmi les marchés publics et les contrats de concession. Pour la plupart d’entre eux, il apparaît en effet que le régime juridique des marchés publics et des contrats de concession prévoit soit par lui-même l’application de ces droits et devoirs – c’est généralement le cas des pouvoirs de contrôle et de sanction – ; soit limite les possibilités d’application de ces derniers – la réforme permet ainsi de se questionner sur la possibilité de mettre en œuvre les théories de l’imprévision, des sujétions imprévues, du fait du prince, ou de la force majeure (en ce sens, v. notamment H. Hoepffner , op. cit., p. 414).

C’est donc davantage du côté de la répartition des compétences juridictionnelles que doit être recherchée la justification du maintien de la qualification de contrat administratif à l’intérieur de la réglementation applicable aux marchés publics et aux contrats de concession. Le pouvoir réglementaire – intervenant par ordonnances –  n’a ainsi pas souhaité heurter la répartition des compétences juridictionnelles entre le juge administratif et le juge judiciaire. Les notions de marché public et de contrat de concession acquièrent donc une certaine unité par la soumission de l’ensemble des contrats qualifiables comme tels à des règles communes mais le traitement contentieux des litiges relatifs à ces contrats reste « éclaté » entre les deux ordres de juridiction. Toutefois, en-dehors des hypothèses de divergence de jurisprudence, cette dispersion n’aura pas d’effet sur l’unité du droit de la commande publique.

Pour autant, ces évolutions interrogent quant au rôle de la notion de contrat administratif. Cette notion a été développée pour permettre l’application d’un régime juridique spécifique – empreint de puissance publique – à certains contrats afin de permettre la bonne réalisation des activités de service public. Or, désormais, la plupart de ces contrats relèvent du nouveau droit de la commande publique et se trouvent soumis à des règles identiques à celles applicables à certains contrats de droit privé passés par des personnes publiques ou du « champ public ». De plus, l’exécution de ces contrats est elle aussi encadrée par les nouveaux textes : cela empêche en partie leur soumission aux règles générales applicables en matière de contrats administratifs, tout en les soumettant ici encore à des règles qui sont également applicables aux contrats de droit privé de la commande publique.

Les contrats administratifs de la commande publique perdent ainsi la fameuse « singularité » qui justifiait originellement de distinguer les contrats administratifs des contrats de droit privé de l’administration (sur cette singularité, v. notamment F.-X. Fort, « Les aspects administratifs de la liberté contractuelle », in G. Clamour et M. Ubaud-Bergeron (dir.), Contrats publics Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Guibal, Presses de la Faculté de droit de Montpellier 2006, vol. 1, pp. 27 et s).

Ces évolutions fragilisent encore davantage la théorie générale des contrats administratifs et vont dans le sens de la reconnaissance d’une théorie générale des contrats administratifs spéciaux (F. Brenet, Recherches sur l’évolution du contrat administratif, op. cit. ; « La théorie du contrat, évolutions récentes », AJDA 2003, p. 919 ; Traité de droit administratif, Dalloz, p. 263). Elles permettent également d’envisager la mise en place d’une nouvelle théorie générale fondée sur l’existence de règles communes aux contrats publics.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 105.

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ParJDA

Les nouvelles notions du « nouveau » droit de la commande publique (I)

Art. 104.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Avec l’adoption des Ordonnances marchés publics et concessions (Ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et Ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession), mais aussi de leurs décrets d’application (Décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics et Décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession), un « nouveau droit de la commande publique » est venu remplacer la réglementation préexistante.

L’idée même d’un droit de la commande publique n’a été que tardivement consacrée. En tant que notion, la commande publique apparaît pour la première fois dans l’ancien code des marchés publics de 1964, avant d’être reprise à l’article 1er du Code des marchés publics de 2001. Ce dernier consacrait l’existence de « principes de la commande publique » mais qui ne concernaient que les marchés publics passés en application du code. La commande publique n’était alors envisagée que comme une « formule à la mode, d’autant plus en vogue qu’elle est vague » (P. Delvolvé, « Le partenariat public-privé et les principes de la commande publique », RDI 2003, p. 481). C’est le Conseil constitutionnel qui, le premier, va reconnaître l’existence d’un « droit commun de la commande publique » (Cons. const., 26 juin 2003, déc. n°2003-473 DC, loi habilitant le gouvernement à simplifier le droit, JORF du 3 juillet 2003, p. 11205). Pour autant, ce droit restait essentiellement envisagé d’un point de vue doctrinal et faisait l’objet de nombreuses interrogations (v. notamment : P. Delvolvé, « Constitution et contrats publics », in Mélanges F. Moderne, Dalloz 2004, p. 469 et s. ; P. Delvolvé, « Le partenariat public-privé et les principes de la commande publique », RDI 2003, p. 481 ; J-D Dreyfus et B. Basset, « Autour de la notion de « droit commun de la commande publique » », AJDA 2004, p. 2256; Y. Gaudemet, « La commande publique et le partenariat public-privé : quelques mots de synthèse », RDI 2003, p. 534 ; ou encore F. Llorens, « Typologie des contrats de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2005, étude 7). De plus, il reposait sur des textes épars : le Code des marchés publics, l’Ordonnance du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics, la loi Sapin pour les délégations de service public (articles 38 et suivants), l’Ordonnance du 17 juin 2004 sur les contrats de partenariat ou encore l’Ordonnance du 15 juillet 2009 relative aux contrats de concession de travaux publics…

Ces difficultés – et la nécessité de transposer les nouvelles directives européennes – ont conduit à l’abrogation de ces différents textes par les Ordonnances « marchés publics » et « contrats de concession ». Avec leurs décrets d’application, celles-ci ont pour vocation de constituer le socle du nouveau droit commun de la commande publique. La loi Sapin 2 prévoit d’ailleurs l’adoption d’un futur Code de la commande publique par ordonnance (dans un délai de 24 mois à compter de la publication la loi), lequel devra regrouper et organiser « les règles relatives aux différents contrats de la commande publique qui s’analysent, au sens du droit de l’Union européenne, comme des marchés publics et des contrats de concession ».

Or, loin de se contenter de regrouper et d’harmoniser les réglementations préexistantes, ce nouveau droit de la commande publique repose sur des notions nouvelles, directement inspirées par le droit de l’Union européenne.

Deux notions fondamentales pour deux catégories de contrats : les marchés publics et les contrats de concession

Le droit français a (enfin !) fait le choix de reprendre la classification binaire opérée par le droit de l’Union européenne en distinguant deux catégories générales de contrats à l’intérieur du droit de la commande publique. Tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices pour répondre à leurs besoins en termes de fournitures, de travaux ou de services sont donc désormais envisagés comme étant soit des marchés publics, soit des contrats de concession.

Les marchés publics

L’alignement du droit français sur le droit de l’Union européenne passe, en premier lieu, par la notion de marché public, laquelle fait l’objet d’une définition renouvelée. En réalité, l’article 4 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 distingue trois catégories de marchés publics : les marchés, les accords-cadres et les marchés de partenariat. Les marchés publics sont donc des contrats – qui peuvent être des marchés, des accords-cadres ou des marchés de partenariat – passés par un ou plusieurs acheteurs soumis à l’ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques. La définition du marché public telle qu’elle figurait dans le code des marchés publics est désormais reprise s’agissant des seuls « marchés », même si ces derniers bénéficient d’un champ d’application plus large. Sont des marchés, tous « les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services ».

Ce nouveau triptyque à l’intérieur de la catégorie des marchés publics conduit d’ores et déjà à des approximations, les marchés publics étant définis en reprenant la notion de simple marché pour être ensuite distingués des marchés de partenariat. Or, s’il est vrai que tous les marchés publics sont des contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services, définir les marchés publics dans leur ensemble en reprenant la définition des seuls marchés conduit à « oublier » l’un des apports majeurs de la réforme. Il ne faut pas en effet omettre le fait que les marchés de partenariat – qui remplacent les anciens contrats de partenariat public privé – constituent désormais des marchés publics à part entière. L’intérêt de ce regroupement notionnel est de permettre la reconnaissance de règles communes à l’ensemble des marchés publics, ce qui n’empêche pas l’existence de règles spécifiques applicables à certains d’entre eux (notamment les marchés de partenariat). L’unité de la notion européenne de marché public est ainsi reprise en droit interne.

Les contrats de concession

De la même manière, et en second lieu, l’alignement du droit français passe par la consécration pleine et entière de la notion européenne de contrat de concession.

En effet, l’Ordonnance de 2009 sur les contrats de concession de travaux publics avait en partie aligné le droit français sur le droit de l’Union européenne mais elle n’envisageait pas les contrats de concession de services. C’est désormais chose faite au travers de l’article 5 de l’ordonnance du 29 janvier 2016 : celui-ci définit les contrats de concession comme des « contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes soumises à la présente ordonnance confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ».

 Les marchés publics et les contrats de concession se différencient donc à deux points de vue. Tout d’abord, à la différence des marchés publics, les contrats de concession ne peuvent pas avoir pour objet exclusif des fournitures. Ensuite, et surtout, c’est la prise en charge d’un risque d’exploitation par le concessionnaire qui différencie ces deux catégories de contrats. Ainsi, le risque d’exploitation reçoit une définition conforme aux solutions jurisprudentielles antérieures (et à la définition européenne). Il est en effet précisé que « La part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d’exploitation lorsque, dans des conditions d’exploitation normales, il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service ».

La consécration de la notion de concession a pour effet de reléguer la notion de délégation de service public au second plan. Cette notion est désormais intégrée dans la notion plus large de concession. A ce sujet, il convient de préciser que l’ordonnance du 29 janvier 2016 a modifié la définition de la délégation de service public fixée à l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales. Elle est dorénavant définie comme « un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, conclu par écrit, par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ».

Pour bien comprendre le déclin que connaît la notion de délégation de service public, il est possible de résumer la situation de la manière suivante :

  • Premièrement, les contrats de la commande publique sont soit des marchés publics, soit des contrats de concession.
  • Deuxièmement, lorsqu’ils sont des contrats de concession, ils peuvent être soit des contrats de concession de travaux, soit des contrats de concession de service.
  • Troisièmement, s’ils sont des contrats de concession de services, ils peuvent avoir pour objet de déléguer de simples services ou des services publics.

Ce n’est donc que dans cette dernière hypothèse qu’un contrat de la commande publique pourra être qualifié de délégation de service public. La notion de délégation de service public apparaît dès lors comme une notion résiduelle à laquelle seules les collectivités territoriales devraient faire appel.

Au-delà de la consécration de la summa divisio marchés publics / contrats de concession (G. Alberton, « Vers une inévitable refonte du droit français des contrats publics sous l’effet des exigences communautaires ? », in Contrats publics, Mélanges en l’honneur du Professeur Michel Guibal, Presses de la Faculté de droit de Montpellier, 2006, p. 776), le renouvellement notionnel opéré par le nouveau droit de la commande publique repose également sur une nouvelle manière d’appréhender les personnes dont les besoins vont être satisfaits grâce à l’exécution de ces contrats.

Une appréhension renouvelée de la personne à satisfaire par le contrat : les notions d’acheteur et d’autorité concédante

Le champ d’application organique du nouveau droit de la commande publique repose sur deux notions nouvelles : celle d’acheteur pour les marchés publics et celle d’autorité concédante pour les contrats de concession. Ces notions ne sont pas reprises du droit de l’Union européenne mais elles ont pour fonction de permettre un alignement du droit français de la commande publique sur le droit de l’Union applicable en la matière (M. Ubaud-Bergeron, « Le champ d’application organique des nouvelles dispositions », RFDA 2016, p. 218).

Les acheteurs et les autorités concédantes sont en effet définis comme regroupant les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices. Ces notions reçoivent des définitions similaires au travers des deux ordonnances (article 10 de l’Ordonnance sur les marchés publics et article 9 de l’Ordonnance sur les contrats de concession). La notion de pouvoir adjudicateur regroupe l’ensemble des personnes morales de droit public, les personnes morales de droit privé qui peuvent être considérées comme des organismes de droit public au sens du droit de l’Union européenne (même si cette appellation n’est pas reprise), ainsi que les organismes constitués par des pouvoirs adjudicateurs en vue de réaliser certaines activités en commun. Les entités adjudicatrices peuvent quant à elle être définies comme regroupant l’ensemble des pouvoirs adjudicateurs lorsqu’ils exercent une activité de réseau (article 11 de l’Ordonnance sur les marchés publics et article 10 de l’Ordonnance sur les contrats de concession).

Ces évolutions notionnelles permettent d’opérer deux constats.

Tout d’abord, les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices sont envisagés au travers d’un même texte et sont tous susceptibles de conclure des marchés publics ou des contrats de concession. La distinction entre les personnes publiques et les personnes privées n’est donc plus opérante, sauf pour déterminer si les contrats en cause sont ou non des contrats administratifs par détermination de la loi (art. 4 de l’Ordonnance sur les marchés publics et article 3 de l’Ordonnance sur les contrats de concession).

Par ailleurs, contrairement à ce que prévoyait le Code des marchés publics, l’Ordonnance sur les marchés publics n’exclut pas de son champ d’application les marchés publics passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat ou par certaines personnes privées (anciennement soumis à l’Ordonnance du 6 juin 2005). Désormais tous les établissements publics de l’Etat sont envisagés comme des pouvoirs adjudicateurs en tant que personnes morales de droit public. Le droit des marchés publics est donc unifié au travers des nouveaux textes, mais cela n’empêche pas le maintien de régimes juridiques en partie différenciés. Les marchés publics passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat ne sont pas toujours soumis aux mêmes règles que ceux passés par les autres personnes publiques. En réalité, pour la passation de leurs marchés publics, les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat sont assimilés aux personnes privées qui passent des marchés publics.

L’unification du régime juridique reste donc toute relative et, de ce point de vue, les textes procèdent davantage à un regroupement des différents marchés publics.

Enfin, il convient de préciser que le bouleversement notionnel provoqué par la nouvelle réglementation ne s’arrête pas aux notions de marché public, de concession, d’acheteur et d’autorité concédante. Un grand nombre de notions employées par le droit de la commande publique sont en effet apparues au travers des nouveaux textes (notions de marché de partenariat, de coût du cycle de vie, d’unité fonctionnelle…). Il n’en demeure pas moins qu’elles constituent les notions « phares » de ce nouveau droit et permettent d’envisager une systématisation progressive de la matière.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique contrats publics 01 ; Art. 104.

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Le JDA annonce la réforme du CJA !

par Lucie SOURZAT,
ATER en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole

Art. 100.

Le décret n°2016-1480 du 2 novembre 2016
portant modification du code de justice administrative :
une volonté affirmée d’allégement des juridictions administratives

Le décret  n°2016-1480 du 2 novembre 2016 prévoit plusieurs dispositions réformant le contentieux administratif. Il semblerait que la plupart des mesures visent non seulement à alléger les juridictions administratives, mais surtout à rationnaliser les recours formés devant elles.

La plus flagrante de ces modifications concerne surement le domaine du contentieux des travaux publics. En effet l’ancien article R.421-1 du Code de justice administrative dispensait exceptionnellement la victime d’un dommage de travaux publics, y compris en matière de contrats de travaux publics, d’une obligation de former un recours administratif préalable obligatoire auprès de l’administration concernée. Ainsi il était possible de saisir directement le juge administratif d’un recours en réparation. À partir du 1er janvier 2017 tel ne sera plus le cas. Les requérants concernés par un dommage de travaux publics auront désormais l’obligation de lier le contentieux en appliquant la règle de la décision préalable avant de saisir le juge pour espérer une indemnité en réparation de leur dommage.

Par ailleurs l’article R.431-3 du Code de justice administrative est lui aussi modifié. Dés le 1er janvier 2017, en cas de contentieux relatif non seulement aux dommages de travaux publics mais aussi aux conventions d’occupation du domaine public ainsi que pour l’appel des contentieux en excès de pouvoir dans le domaine de la fonction publique, les requêtes et les mémoires devront, à peine d’irrecevabilité, être présentés par un avocat. La dispense de ministère d’avocat ne change en revanche pas en matière de contraventions de grande voirie. En outre la même dispense est étendue à l’ensemble des contentieux sociaux tel que le prévoit la nouvelle rédaction de l’article R.431-3.4° disposant que la représentation obligatoire par un avocat n’est pas applicable « aux litiges en matière de pensions, de prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi, d’emplois réservés et d’indemnisation des rapatriés ».

En matière de contentieux indemnitaire, il ne sera plus possible de saisir la juridiction administrative avant de former une demande préalable auprès de l’administration concernée par la demande, ce que permettait pourtant jusque là la jurisprudence administrative. En effet, sûrement dans un souci de rationalisation du contentieux mais rallongeant de fait la procédure, la requête qui tend au paiement d’une somme d’argent ne sera désormais recevable qu’après l’intervention de la décision de l’administration suite à une demande préalablement formée devant elle.

Par ailleurs toujours en matière de plein contentieux la règle selon laquelle le requérant n’est forclos qu’après un délai de deux mois à compter du jour de la notification d’une décision expresse de rejet est supprimée. En effet l’article R.421-2 est modifié par l’article 10.3° du décret du 2 novembre 2016. À partir du 1er janvier 2017 le délai de recours de deux mois partira à compter de la date à laquelle est née une décision implicite de rejet.

En matière, cette fois-ci, de contrats de la commande publique, le nouvel article R.811-1 du Code de justice administrative dispose que le juge ne pourra pas statuer en premier et dernier ressort sur les demandes indemnitaires inférieures à 10.000 euros. Pour rester dans le domaine contractuel, le nouvel article R.312-11 du Code de justice administrative se trouve lui aussi modifié précisant qu’« en matière précontractuelle, contractuelle et quasi contractuelle le tribunal administratif compétent est celui dans lequel se trouve le lieu prévu pour l’exécution du contrat » sauf bien sur si les parties en disposent autrement au sein du contrat ou de ses avenants.

Enfin dans le domaine du contentieux urbanistique, l’article 33 du décret abroge l’article R.600-4 du Code de l’urbanisme. Les anciennes dispositions permettaient en effet au juge, sur une demande motivée en ce sens et devant lequel a été formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager, de fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués.

La liste des modifications ici présentées n’est bien sur pas exhaustive. Le focus a été disposé sur les principaux changements qui seront susceptibles d’intéresser notamment les administrés justiciables et leurs avocats à compter du 1er janvier 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 100.

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Observations sous CE, 09 novembre 2016

par Jean-Philippe ORLANDINI,
ATER en Droit public – Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou

Art. 101.

Pas de responsabilité exclusive de l’État dans l’affaire du Médiator

L’actualité juridique du mois de novembre 2016 éveillera certainement l’intérêt du lecteur intéressé par les problématiques de santé publique et de responsabilité administrative. Au risque de réveiller l’hypocondrie de certains, il est tout d’abord permis de revenir sur la validation par l’assemblée nationale de la création d’un fond spécial relatif à la « Dépakine »[2]. Un amendement voté à l’unanimité le 15 novembre dernier, devrait ainsi permettre à l’une des 14000 femmes concernées par la prise de cet antiépileptique de saisir l’office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) afin d’obtenir réparation en raison des malformations fœtales intervenues sur environ 10% des enfants. L’existence d’une telle procédure non contentieuse ne saurait toutefois écarter la possibilité offerte aux victimes d’engager une action en responsabilité devant les juridictions ordinaires.

C’est d’ailleurs dans le cadre de cette alternative qu’un autre scandale sanitaire vient de connaître certains développements. Le Conseil d’État vient effet de se prononcer le 9 novembre 2016 dans le cadre plusieurs de recours en responsabilité intentés contre l’État dans le cadre de l’affaire du médiator. La médiatisation de cette affaire ne doit pas empêcher de revenir sur les faits ayant conduit à « l’un des scandales sanitaires les plus graves de ces dernières années »[3]. Initialement mis sur le marché en 1974 afin de traiter certains troubles diabétiques pour les personnes en surpoids, le Médiator, à base de benfluroex, a progressivement été prescrit comme coupe faim. À l’occasion de sa phase de commercialisation certaines études et rapports mettent en évidence dès les années 1980 les risques d’hypertension et de valvulopathies (maladies cardiaques) entrainés par la prise de fenfluramines, molécules proches du benfluorex. Alors qu’il fait l’objet de mesures de retrait dans de nombreux pays européens dès les années 2000, la France tarde à réagir. Malgré une interdiction dans les préparations en pharmacie dès 1995, il faut attendre 2007 pour qu’une première recommandation soit adoptée par l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé. Alertée une nouvelle fois par les scientifiques, le médicament est finalement retiré du marché le 30 novembre 2009. Entre temps ce sont plus de 145 millions de boites qui ont été vendues à plus de 5 millions de personnes en France. Les différents rapports (CNAM, oct. 2010 ; IGAS, janv. 2011) évoquent entre 500 et 2000 décès qui seraient imputables à ce médicament.

La gravité et l’importance du scandale ont conduit le législateur à créer le 29 juillet 2011  un fond d’indemnisation spécifique. Toutefois cela n’a pas empêché certaines victimes d’engager différentes procédures pénales et administratives. L’action engagée devant les juridictions administratives vise à engager la responsabilité de l’État au titre de ses activités de pharmacovigilance. Cette mission consiste, postérieurement à la phase d’autorisation et de mise sur le marché, à prévenir des risques liés à l’utilisation des médicaments pendant leur commercialisation. Cette compétence a été attribuée à l’AFSAPS devenue en 2001 l’Agence de sécurité des médicaments et des produits de santé (ANSM) qui sont des établissements publics.

La particularité de ce contentieux indemnitaire, comme a pu le souligner Jacques Petit, tient à la relation tripartite qui existe entre les victimes (en tant que tiers), l’ANSM et plus largement l’État (en tant que contrôleur) et enfin les laboratoires Servier (en tant que fabricant contrôlé)[4]. Dans ce contexte, le tribunal administratif de Paris par un jugement du 3 juillet 2014[5], confirmé par la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 31 juillet 2015[6], concluent à la responsabilité exclusive de l’État.

Le Conseil d’État, saisi à nouveau par les victimes est amené à interpréter les conditions classiques de la responsabilité administrative dans un contexte de « socialisation du risque » en matière médicale. Il confirme d’une part que l’absence de retrait ou de suspension de l’autorisation de mise sur le marché par l’ASNM à partir de 1999 constitue une carence fautive qui incombe exclusivement à l’État (I). Cependant le juge administratif se détache de l’appréciation de l’imputabilité et de la réparation du dommage qui avait été faite en première instance et en appel. Il censure le principe d’une condamnation in solidum au profit d’un partage de responsabilité fondé sur la faute en partie exonératoire des laboratoires Servier (II). Enfin, le juge administratif, dans une approche favorable aux victimes admet le principe d’une réparation du préjudice d’anxiété, sans toutefois en faire bénéficier les requérants (III).

La carence fautive de l’État dans ses activités de pharmacovigilance

Le Conseil d’État, tout comme les juges administratifs en première instance et en appel, écarte l’existence d’un régime de responsabilité fondé sur le risque. Dès lors, en l’absence d’un tel régime qui aurait pu être favorable aux victimes, le juge administratif se fonde sur la faute.

Toute illégalité n’est pas forcément constitutive d’une faute. Au delà de l’existence de certains actes juridiques, les agissements matériels de l’administration peuvent également être constitutifs d’une faute. Il en va ainsi d’erreurs, de retards, de mensonges et même plus largement de carences[7]. Il s’agissait donc pour le juge administratif de déterminer dans quelle mesure le comportement ou plus précisément l’inaction de l’ANSM est susceptible d’être sanctionné.

Le juge administratif, en se fondant sur le code de la santé publique, conditionne le renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament et plus largement son maintien, non pas à la nocivité de ce dernier mais à « l’existence et la gravité d’un risque sanitaire »[8]. Cette appréciation est faite en fonction des données et des connaissances scientifiques du « moment ». Il en résulte une réévaluation constante qui consacre une obligation de prévention qui dépasse le principe de précaution. En s’appuyant sur les différents rapports et enquêtes disponibles[9] le juge administratif, non contredit par le Conseil d’État, considère que la connaissance du danger lié à la prise du médiator était connue et avérée dès l’année 1999 (Cons. 5). Il en résulte que « l’abstention de prendre les mesures adaptées, consistant en la suspension ou le retrait de l’autorisation de mise sur le marché du Mediator, constitue (à partir de cette date) une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat ». Par conséquent, entre 1974, date de l’autorisation de mise sur le marché et 1999, l’ANSM la responsabilité doit être écartée en raison de la méconnaissance d’un tel risque (Cons. 4).

Le Conseil d’État par la mention d’une « faute de nature à engager la responsabilité » renvoie explicitement à l’existence d’une faute simple. Il confirme ainsi le déclin déjà engagé de la faute lourde qui était pourtant classique en la matière. En raison des difficultés de certaines activités administratives, était traditionnellement exigé en matière de santé et plus particulièrement au titre de ses activités de contrôle ou de tutelle[10], une faute « d’une particulière gravité »[11] que l’on trouve aujourd’hui sous l’expression faute lourde[12]. Le Conseil d’État, dans l’arrêt du 9 novembre 2016 amplifie l’abandon de la faute lourde déjà initié en matière de responsabilité administrative depuis les années 1990[13]. Cette démarche favorable aux administrés s’inscrit clairement dans un mouvement plus large de « socialisation du risque »[14].

Le caractère exonératoire de la faute des laboratoires Servier

L’affaire du Médiator, soulève l’articulation des différents liens entre l’ANSM qui intervient au nom de l’État les laboratoires Servier. Il est évident que ces derniers, par leurs agissements ont largement conduit à négliger et cacher les effets néfastes et dangereux liés à la prise du médicament qui étaient pourtant déjà connus. Ils ont de fait contribué de manière certaine à entretenir le doute quand à la nécessité de retirer ou de suspendre l’autorisation de mise sur le marché.

De telles données impliquent de savoir si le fait du tiers, implicitement reconnu comme fautif, est de nature à exonérer totalement ou partiellement la responsabilité de l’administration[15]. Si les agissements du fabricant du médicament ont clairement contribué à la réalisation du dommage, ils ne sauraient en être la cause exclusive. Se pose toutefois la question de l’influence du lien et des rapports liés au contrôle exercé par l’ANSM sur les laboratoires Servier. Cette relation est-elle susceptible d’influer sur une telle exonération de responsabilité, même partielle ? La question mérite d’être posée car le juge administratif, conformément à une jurisprudence classique, considère que le caractère fautif du coauteur ne peut être retenu en cas de carence dans l’exercice du pouvoir de police de l’administration[16]. Ceci est d’ailleurs rappelé au considérant n°8[17]. Toutefois le Conseil d’État distingue la relation de « collaboration » de celle de « contrôle ». Le lien contrôleur – contrôlé n’est pas suffisant pour considérer que la faute des deux coauteurs se confond. Il en résulte un partage de responsabilité entre l’État et les laboratoires Servier. La haute juridiction renvoie à la cour administrative d’appel de Paris le soin de préciser la répartition de la charge financière relative à la réparation du dommage à hauteur de la gravité de leurs fautes respectives[18].

Le Conseil d’État se détache ici de l’approche retenue par les juges du fond. L’absence d’éléments précis permettant d’établir le degré de responsabilité de chacun avait conduit à écarter le fait exonératoire au profit d’une condamnation in solidum[19], autrement dit exclusive de l’État, à charge pour ce dernier de se retourner contre le coauteur au moyen d’une action récursoire. Le juge administratif s’alignant sur la position du juge judiciaire et de la jurisprudence du tribunal des conflits, a fini par ouvrir la possibilité aux victimes de faire condamner au choix l’un des coauteurs « à la réparation de l’entier dommage, chacune de ces fautes ayant concouru à le causer tout entier, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilités »[20]. Cette solution participait donc d’une certaine continuité avec la solution dégagée par le Conseil d’État en 1993 lors de l’affaire du « sang contaminé »[21].

Dans ses arrêts du 9 novembre 2016, le Conseil d’État revient donc à une appréciation plus classique des principes de la responsabilité administrative. Bien qu’une telle solution soit moins avantageuse pour la victime, exposée à l’insolvabilité du coauteur privé, elle préserve les deniers publics en évitant que l’administration ne soit condamnée à payer des sommes qu’elle ne doit pas[22].

La reconnaissance de principe du préjudice d’anxiété

L’ampleur de ce scandale sanitaire, tant par le nombre de personnes concernées que par la gravité des pathologies qui s’en sont suivies, a conduit certains requérants en l’absence de pathologie avérée à tout de même invoquer une réparation au titre du préjudice moral subi. Le préjudice moral, en tant que préjudice extra patrimonial tient donc dans un tel contexte une place particulière. Le Conseil d’État considère qu’une personne ayant pris ce médicament « pouvait se prévaloir des inquiétudes qu’elle avait pu nourrir en raison du risque d’apparition d’une telle maladie », « même en l’absence de toute hypertension artérielle pulmonaire diagnostiquée »[23]. Le juge administratif avait déjà fait référence de manière parcellaire à un tel préjudice moral[24] qui a pu être qualifié de « préjudice d’anxiété ». Le Conseil d’État élargi la solution de son arrêt du 27 mai 2015 qui vise à admettre la réparation des « inquiétudes morales » liées à la contamination par le virus de l’hépatite C[25].

Il convient cependant de noter que cette reconnaissance comporte une dimension théorique. Car on sait que le droit à réparation est classiquement subordonné à l’existence d’un préjudice qui doit être direct et certain[26]. D’une part, le Conseil d’État relativise les risques sanitaires et chirurgicaux liés à la prise du benfluorex qui sont « faibles et qui diminuent rapidement dans les mois qui suivent l’arrêt de l’exposition ». D’autre part, « l’absence d’éléments clairs et précis de la réalité des risques encourus » ne permettent pas de faire échec au caractère encore purement éventuel d’un tel préjudice qui ne peut faire l’objet d’aucune réparation[27].

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 101.

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[1] Observations sous, CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393109 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393902, 393926 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393904.

[2] J-M. PONTIER, « Dépakine un nouveau fonds », AJDA 2016, p. 2065 ; V. plus largement A. FRANK, Le droit de la responsabilité administrative à l’épreuve des fonds d’indemnisation, L’Harmattan, 2009.

[3] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », RFDA 2014, p. 1193.

[4] J. PETIT, « L’affaire du Mediator : la responsabilité de l’État », préc.

[5] TA Paris, 3 juill. 2014, « Mme A », req. n° 1312345/6 ; RFDA 2014 p.1193, note J. Petit ; RDSS 2014. 926, note J. Peigné.

[6] CAA Paris, 31 juill. 2015, « Ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes », req. n° 14PA04082, AJDA 2015, p. 1986, concl. F. Roussel ; RDSS 2015, p. 927, obs. J. Peigné.

[7] CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Xueref, Thomas, Botella et Bourdignon », req. n° 241153.

[8] F. ROUSSEL, concl. CAA Paris, 31 juill. 2015, préc., AJDA 2015, p. 1986.

[9] V. sur le recours possible à ces différentes sources : CE, ass., 3 mars 2004, « Ministre de l’emploi et de la solidarité c/ Consorts Botella », req. n° 241151 ; CE, ass., 9 avr. 1993, « M. D », req. n° 138653.

[10] CE, ass., 29 mars 1946, « Caisse départementale d’assurances sociales de Meurthe-et-Moselle », req. n° 41916.

[11] CE, 10 mai 1957, « Marbais », D. 1958.190, note F. G.

[12] CE, ass., 28 juin 1968, « Sté mutuelle d’assurances contre les accidents en pharmacie et Sté Établissements Février-Decoisy-Champion », RDP 1969, p. 312, note Waline.

[13] CE, ass., 10 avr. 1992, « Épx V. », Rec. p. 171 ; AJDA 1992, p. 355, concl. H. Legal ; RFDA 1992, p.  571, concl. H. Legal  ; CE sect. 20 juin 1997,  « Theux », Rec. p. 254 ;  RFDA 1998, p. 82, concl. J. – H. Stahl ; D. 1999, p. 46, obs. P. Bon et D. de Béchillon.

[14] Conseil d’État, Rapp. public La socialisation des risques, La Doc. fr., 2005.

[15] CE 23 juin 1916, « Thévenet Joseph », req. n° 52054 ; CE 4 nov. 1929, « Breton », Rec. p. 942.

[16] CE 15 févr. 1974, « Ministre du développement industriel et scientifique c/ Arnaud », req. n° 87119.

[17] Considérant que (…) « l’Etat ne peut s’exonérer de l’obligation de réparer intégralement les préjudices trouvant directement leur cause dans cette faute en invoquant les fautes commises par des personnes publiques ou privées avec lesquelles il collabore étroitement dans le cadre de la mise en oeuvre d’un service public ».

[18] CE, 12 déc. 2012, « Syndicat national des établissements et résidences privées pour les personnes âgées (SYNERPA) », req. n° 350890 ; AJDA 2013, p. 481, concl. M. Vialettes ; Dr. adm. 2013, n° 42, note Guignard.

[19] F. MODERNE, Recherches sur l’obligation « in solidum » dans la jurisprudence administrative, EDCE, 1973.

[20] T. confl., 14 févr. 2000, « Ratinet », req. n° 2929 ; RFDA 2000, p. 1232, note D. Pouyaud ; CE, 2 juill. 2010, « Madranges », req. n° 323890 ; AJDA 2011. 116, note H. Belrhali-Bernard ; ibid. 2010. 1344 ; Dr. adm., n° 135, comm. F. Melleray.

[21] CE, ass., 9 avr. 1993, « M D, M. G, M et Mme B (3 esp.) », req. n° 138653 ; Rec. p. 110, concl. H. Legal ; AJDA 1993, p. 344, chron. C. Maugüé et L. Touvet ; D. 1994, p. 63, obs. P. Terneyre et P. Bon ; ibid. 1993, p. 312, concl. H. Legal; RFDA 1993, p. 583, concl. H. Legal ; JCP 1993, II, p. 22110, note Debouy ; Rev. adm. 1993, p. 561, note Fraissex ; Quto. Jur., 15 juil. 1993. 6, note M. Deguergue.

[22] CE, sect., 19 mars 1971, « Mergui » Rec. p. 235, concl. M. Rougevin-Baville ; CE, sect., 26 juin 1992, « Cne Béthoncourt c/ Cts Barbier », req. n° 114728 ; Rec. p. 268, concl. Le Châtelier

[23] CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108.

[24] CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Appolinaire c/ min. Défense », req. n° 11MA00738 ; CAA Marseille, 13 déc. 2011, « Aymard », req. n° 11MA00739 ; AJDA 2012, p. 822.

[25] CE, 27 mai 2015, « ONIAM », req. n° 371697 ; AJDA 8 juin 2015, p. 1072 ; RD sanit. soc. 30 juin 2015, p. 548, note D. Cristol.

[26] CE, 21 févr. 2000, « Vogel », req. n° 195207 ; Dr. adm. 2000, comm. 145

[27] V. par ex. : CE, 27 mars 1968, « X », req. n° 68141 ; CE, 12 juill. 1969, « Ville Saint-Quentin », req. n° 72068, n° 72079, n° 72080, n° 72084,

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La (nouvelle) chronique administrative du JDA

Art. 99.

Madame, Monsieur,

Parmi les nouveautés de la deuxième année d’existence du Journal du Droit Administratif, nous sommes heureux de vous annoncer la création d’une nouvelle chronique.

Cette chronique en matière administrative aura les caractéristiques suivantes :

– matériellement elle traitera d’actualité(s) (c’est le propre d’une chronique) diverses en science et droit administratifs et portera notamment sur une veille prétorienne, réglementaire, législative ou même encore doctrinale. Par ailleurs, la chronique proposera tous les mois de revenir sur « une jurisprudence » ayant marqué le ou l’un des mois précédents.

– fonctionnellement, la chronique sera assurée par les doctorants rédacteurs du JDA (Toulousains ou amis de Toulousains !) et sera dirigée (sous la responsabilité du professeur Mathieu Touzeil-Divina, initiateur et rédacteur du Journal) par les quatre doctorants suivants : Quentin Alliez, Abdesslam Djazouli, Jean-Philippe Orlandini & Lucie Sourzat.

Ainsi, si vous êtes doctorant(e), reviendrons-nous vers vous pour participer – si vous le désirez – à cette réunion de rédaction de la chronique du JDA afin de proposer vos articles ainsi que pour choisir (chaque mois) la jurisprudence mensuelle.

Pour cela, vous pouvez vous manifester en écrivant à l’adresse suivante : touzeil.divina@gmail.com  ; vous pouvez également nous rejoindre directement à la prochaine réunion qui se déroulera le vendredi 13 janvier à 18h (bureau AR149) (si possible avec une proposition d’article ou de jurisprudence ayant selon vous marqué le mois de décembre 2016).

Dans l’attente & le plaisir de vous y accueillir,

pour le Journal du Droit Administratif

Quentin Alliez, Abdesslam Djazouli,
Jean-Philippe Orlandini, Lucie Sourzat
&
Mathieu Touzeil-Divina

NB : Vous pourrez retrouver très prochainement sur le site du JDA (et par suite à chaque début de mois) des articles programmés sur les sujets suivants :

– Décembre :  « Le JDA annonce la réforme du CJA — le décret n° 2016-1480 du 02 novembre 2016 ou la volonté affirmée d’allégement des juridictions administratives » (par Lucie Sourzat)

+ veille prétorienne « Pas de responsabilité exclusive de l’État dans l’affaire du Médiator » (par Jean-Philippe Orlandini) (Observations sous, CE, 9 nov. 2016, req. n° 393108 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393109 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393902, 393926 ; CE, 9 nov. 2016, req. n° 393904.)

– Janvier : Retours sur la (les) position(s) du Conseil d’État en matière d’État d’Urgence

– Fevrier : L’habilitation donnée au gouvernement d’intervenir par ordonnance en matière d’occupations et de sous occupations du domaine public

– Mars : L’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes au contentieux administratif

– Avril : Le contentieux administratif de la laïcité (rétrospective 2016)

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; chronique administrative 01 ; Art. 99.

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Compte-rendu AG du 26 septembre 2016

Art. 98

Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Directeurs,
Chers élus, Chers Maîtres, Chers collègues, Chers étudiants,

Notre dernière réunion du Journal du Droit Administratif a eu lieu le 26 septembre 2016 en salle dite Maurice Hauriou (Anciennes Facultés de l’Université Toulouse 1 Capitole).

Etaient présentes et représentées seize personnes, toutes intéressées par le Journal du Droit Administratif (Jda) et membres issus du Tribunal Administratif de Toulouse, de l’Université de Toulouse 1 Capitole, du Barreau & de Sciences Po Toulouse. La réunion s’est organisée autour des points suivants d’annonces et de discussions :

  • Etat des lieux du dossier III : « laïcité »

Le troisième dossier, programmé pour le début d’année 2017 avance.

Il porte sur la laïcité et se fait en partenariat avec un nouveau média interdisciplinaire (les Cahiers de la LCD (Lutte Contre les Discriminations)). L’appel à contributions – qui avait été prorogé – est désormais clôturé et les contributeurs vont recevoir – courant octobre – un retour des deux coordinateurs (les pr. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina).

Si la publication leur est proposée, ils le seront soit sur le site (pour tous) du Jda soit sur le site et dans les cahiers (imprimés et diffusés par l’Harmattan) de la Lcd.

  • Questionnaire(s) / Interview(s) (dossier IV)

Comme envisagé au fil des dernières réunions, il est confirmé que le dossier n°IV du Journal du Droit Administratif (Jda) sera constitué d’un ensemble de questionnaires ou interviews sur le droit administratif. Le dossier sera basé sur deux types de questionnaires : celui destinés aux publicistes français et celui destiné aux administrativistes étrangers.

Il est prévu de respecter le calendrier suivant :

  • Autour du 15 octobre: envoi des questionnaires
  • Autour du 15 novembre: réception des questionnaires
  • Autour du 15 décembre: publication en ligne (ou début janvier).

Les professeurs Kalfleche & Touzeil-Divina, Mmes Espagno & Schmitz se proposent pour dépouiller et interpréter de conserve les résultats de ces questionnaires.

Lesdits questionnaires seront envoyés à une cinquantaine de juristes a priori répartis comme suit :

  • Dix administrativistes universitaires
  • Dix praticiens du droit public
  • Dix universitaires étrangers (questionnaire II – droit comparé)
  • Dix membres du Journal du Droit Administratif
  • Dix étudiants & citoyens.

Les membres du Jda qui désireraient répondre au questionnaire sont priés de se faire rapidement connaître (attention les places sont limitées !).

  • Jurisprudence(s)

Est réaffirmée la volonté, pour la fin d’année 2016, de présenter trois « triptyques toulousains prétoriens » comprenant :

  • Des conclusions d’un rapporteur public
  • Un jugement du Tribunal Administratif de Toulouse
  • Un commentaire court d’un universitaire.

Deux affaires sont déjà sélectionnées et sont en cours de commentaires. Une troisième affaire sera sélectionnée par le TA de Toulouse et transmise sous peu au Jda.

Le(s) membre(s) du Jda qui désirerai(en)t commenter cette 3ème affaire est (sont) prié(s) de se faire rapidement connaître.

En outre, le pr. Touzeil-Divina constate que les propositions de veille prétorienne ont – pour l’heure – peu porté leurs fruits ! Il propose en conséquence, avec le soutien unanime des présents et représentés, de lancer – au cas où – une veille prétorienne uniquement ou principalement destinée aux doctorants toulousains.

Cette proposition de veille sera expliquée lors d’une réunion fixée au 07 novembre (10h00). Il a été demandé à l’Ecole doctorale et aux laboratoires intéressés de bien vouloir diffuser cette information.

Le(s) doctorant(s) membre(s) du Jda qui désirerai(en)t participer à cette chronique est (sont) prié(s) de se faire rapidement connaître.

  • Chroniques

Il est en outre rappelé qu’une deuxième chronique (en droit des collectivités) vient d’être mise en ligne début octobre grâce au très beau travail de l’équipe d’administrateurs territoriaux sous la direction de M. Pascal Touhari.

Une autre chronique – en droit des contrats – pourrait voir le jour prochainement suite à la proposition de M. Mathias Amilhat.

  • Prochaine séance

Pour la réunion prochaine, il est proposé de nous donner rendez-vous le 16 novembre 2016 à 18h00 (salle Maurice Hauriou).

Le présent compte rendu a été dressé et rédigé le 11 octobre 2016.

Pr. Mathieu Touzeil-Divina

Le présent compte-rendu
est en ligne au format PDF
en cliquant ICI

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016 ; Art. 98

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Esquisse comparative du CRPA

par Mme Dominique CUSTOS
Professeure à l’Université de Caen Normandie ; Directrice du CRDFED (EA 2132)

La mise en perspective comparative du CRPA débouche inévitablement sur le constat de son caractère tardif. C’est une chose entendue que, le 23 octobre 2015, la France a rejoint, avec un immense retard, le groupe sans cesse grandissant des pays dotés d’un code ou d’une loi générale de procédure administrative. Elle a, à cet égard, enfin brisé son ‘splendide isolement’ (Maud Vialettes, Cécile Barrois de Sarigny, La fabrique d’un code, RFDA 2016). Celui-ci la caractérisait tout d’abord par rapport à ses partenaires au sein de l’UE. En effet, elle s’était notablement tenue à l’écart des vagues de codification des années 1970 (Les noms des pays présentant une codification avant les années 1970 sont soulignés. Slovaquie: (1928, 1967); Pologne 1928, 1960; Allemagne: 1976; Luxembourg: 1978; Finlande: 1982, 2003; Suède: 1986; Danemark: 1987) et 1990 (Italie: 1990; Hongrie: (1957), 1990, 2004; Autriche: (1925), 1991; Portugal: 1991, Janvier 2015; Espagne: (1889, 1958),1992; Pays-Bas: 1994; Grèce: 1999; Lituanie: 1999; Slovénie: 1999; Lettonie: 2001; République Tchèque (1928): 2004; Estonie: (1936), 2001, 2011; Bulgarie: 1970, 1979, 2006; Croatie : 2009 ; France: Octobre 2015) dont le flux, dès 2009, avait érigé les trois-quarts des États-membres en un bloc à procédure administrative codifiée ou à tout le moins consignée dans une loi générale. Elle côtoyait une minorité d’États-membres dépourvus de codification (Belgique, Irlande, Malte (projet de code administratif en 2012), Roumanie, Royaume-Uni (en voie de sécession depuis juin 2016)). Elle s’en est maintenant échappée pour se ranger dans la majorité, place à laquelle son rôle de précurseur et de modèle en matière de codification du droit civil semblait la prédisposer. L’isolement de la France se percevait également en termes mondiaux (Hors de l’UE, en Europe même : Norvège : 1967 et Suisse : 1968, Serbie : 1997). Ainsi, entre le CRPA et l’Administrative Procedure Act par lequel les États-Unis introduisirent en 1946 (La loi est présentée comme : “An Act to improve the administration of justice by prescribing fair administrative procedure”) la première loi générale de procédure administrative de la famille de common law, un écart de 70 ans s’est creusé. De même, presque 50 ans se sont écoulés entre la première codification d’Amérique Latine, celle du Pérou en 1967 (Plus récemment, Pérou: Loi 2744 du 10 Avril 2001. Autre exemple : Chili : 2008), et l’adoption de la codification française. Qui plus est, quand la France se décida à prendre le train en marche en 2015, l’Asie s’y trouvait déjà depuis une vingtaine d’années, avec le Japon et la Corée du sud (1996).

Évidemment, ce constat chronologique doit être nuancé. Les difficultés de gestation de la codification qui, en France étaient liées à une résistance administrative et surtout juridictionnelle, ne sont pas inconnues partout ailleurs. En témoigne l’exemple allemand : une fois que le scepticisme originel de la doctrine fut vaincu en 1960, il a fallu attendre 15 années supplémentaires pour que la loi générale fût adoptée en 1976 (Hermann Punder, German administrative procedure in a comparative perspective: Observations on the path to a transnational ius commune proceduralis in administrative law, 1 CON (2013), Vol 11 N. 4, 940-961. Ici p. 943-944). Par ailleurs, à y regarder de plus près, dès 1964, la France s’était en réalité engagée dans la codification sectorielle de la procédure administrative à travers la publication du code des marchés publics. Enfin, simultanément à l’enlisement du processus de codification générale, une lame de fond, provoquée principalement par des courants européens, travaillait le droit administratif, au point de rééquilibrer la place respective du contrôle juridictionnel et de la procédure administrative dans la garantie de la démocratie administrative en France. L’absence prolongée de codification n’était donc pas synonyme de stagnation des règles elles-mêmes. Précisément, en ce qu’il formalise cette reconfiguration historique du droit administratif français, le CRPA reflète une convergence entre droits administratifs relevant de modèles classiquement considérés comme distincts. Le modèle américain est celui où depuis l’APA de 1946, contrôle juridictionnel et procédure administrative constituent le diptyque fondateur tandis que le modèle continental européen qu’illustrait la France, reposait traditionnellement sur un pilier central, le contrôle juridictionnel. Les implications procédurales de la subjectivisation croissante subie par le modèle de droit romano-germanique lui fournissent un deuxième pilier, et avec cette addition se développe une ressemblance avec le modèle à l’origine opposé. Si le CRPA s’inscrit dans la tendance au développement de l’hybridité juridique portée par la globalisation, il le fait à sa façon et sur un point particulier avec une prometteuse nouveauté. Une esquisse de comparaison avec l’APA américain permet de mettre en relief le CRPA au sein du droit comparé de la procédure administrative.

Du point de vue formel, avec ses 5 livres dans lesquels s’imbriquent des dispositions législatives et réglementaires, le CRPA se présente comme une compilation de grande envergure. Il tranche avec la brièveté de l’APA, lequel, sur une quinzaine de pages, décline seulement 12 sections (Ailleurs ces sections seraient appelées articles) comportant cependant des subdivisions. Alors que le CRPA détaille la marche à suivre à chacune des étapes du dialogue administratif, l’APA se focalise sur l’édiction d’actes par les agences. Il reste que, même si formellement l’APA tient plus d’une succincte loi générale, du point de vue fonctionnel, il se rapproche du CRPA. Il remplit bel et bien le rôle d’un code au service de l’unification de la procédure administrative fédérale.

Du point de vue substantiel, la qualité principale de codification à droit constant du CRPA se distingue du caractère essentiellement réformateur de l’APA (Techniquement, l’APA traite à la fois de procédure administrative et de contentieux. D. Codification of administrative procedure in the United States, in J-B. Auby, Codification of administrative procedure, 2014, p. 387). Alors que le CRPA, en raison de son caractère tardif, essentiellement couronne des règles anciennes et des transformations récentes, l’APA révolutionne les modalités de confection des actes des agences. En cela, la loi américaine marque un tournant aussi bien en droit administratif national qu’en droit administratif comparé. C’est qu’en effet, le CRPA et l’APA relèvent de la ‘seconde génération des modèles de procédure administrative’ (Javier Barnes, Towards a Third Generation of Administrative Procedure,in Comparative Administrative Law, Susan Rose-Ackermann & Peter L. Lindseth, eds. Edward Elgar Publishing, 2010, p. 336). Il s’agit d’une lignée de codification de la procédure administrative qui ne traite pas seulement de la décision individuelle mais couvre aussi l’acte réglementaire. En Europe, avant le CRPA, c’est la voie qu’avaient empruntée les codifications espagnole et portugaise tandis que les codifications allemande, autrichienne et italienne en se concentrant sur l’acte individuel avaient délaissé le règlement. C’est également celle recommandée par ReNUAL en 2014 (The ReNEUAL (Research Network on EU administrative law) Model Rules on EU administrative procedure, 2014) et à laquelle le Parlement européen s’est rallié le 9 juin 2016 (Résolution du Parlement européen du 9 juin 2016 pour une administration de l’Union européenne ouverte, efficace et indépendante (2016/2610(RSP)) : art. 26).

En réalité, en inaugurant cette extension du champ d’application de la codification, l’APA s’est rendu doublement célèbre en raison de l’introduction générale simultanée de la procédure obligatoire de notice-and-comment. La diffusion mondiale du droit de participer à l’édiction de règlements s’est révélée tardive, lente et circonscrite. Le premier pays à avoir emboîter le pas aux États-Unis sur ce point est l’Australie en 1975. Ensuite, le Portugal en 1991, la Corée du Sud en 1996, l’Espagne en 1997 (La Constitution espagnole (art 105 a) prévoit la consultation directe ou indirecte (à travers des associations) en matière réglementaire. La loi basique (applicable à tous les niveaux de gouvernement) du 26 novembre 1992 ne règle pas la question. C’est la loi du 27 novembre 1997 (art. 24) applicable au niveau étatique seulement qui le fait. C. I. Velaso Rico, La participation à l’élaboration des règlements administratifs : le cas espagnol, in J-B. Auby, Droit comparé de la procédure administrative, Bruylant 2016, p. 289), Taiwan en 1999 et la République Tchèque en 2004 ont suivi. Si la convention d’Aarhus de 1998 peut être analysée comme assurant potentiellement à cette forme (obligatoire) américaine de participation du public à l’activité réglementaire une réception dans tous les pays l’ayant ratifiée, en toute hypothèse, celle-ci serait limitée à la matière environnementale. Ainsi il existe en France, un droit constitutionnel à participation en matière environnementale depuis 2010 (Loi Grenelle 2 du 2 juillet 2010, Art. L 120-1 Code de l’environnement).

En revanche, la réception de droit commun du notice-and-comment symbolisée par la loi Warsmann du 17 mai 2011 et insérée dans le CRPA (L 132-1 à R 132-7) est de type minimaliste. En l’occurrence, l’administration dispose d’une faculté d’associer le public. Qui plus est, lorsqu’elle y a recours, elle n’a ni l’obligation de motiver l’acte proprement dit et ni celle d’expliquer son choix final à titre temporaire dans un document distinct, comme cela est exigé d’elle dans le cadre du régime spécifique du droit de valeur constitutionnelle. Clairement, participation et transparence dans le CRPA ne marchent pas de concert, alors que dans l’APA ils constituent un tandem. La modération dont témoigne le CRPA dans la transplantation de la participation du public est un trait de la glocalisation qui est en train de se produire. En l’occurrence, ce phénomène à travers lequel la globalisation s’adapte aux réalités locales se comprend au regard de l’importance des enjeux. À proprement parler, le notice-and-comment véhicule une conception pluraliste et immanente de l’intérêt public (D. Custos, La formulation de l’intérêt public en droit administratif américain, in G. Guglielmi et E. Zoller, l’intérêt général dans les pays de common law et de droit écrit, À paraître) qui est diamétralement opposée à la conception républicaine et transcendante de l’intérêt général léguée par la Révolution française. Compte tenu de ce contexte défavorable, l’intégration de la consultation du public dans le processus français de la décision publique suit un cheminement cahoteux dont vraisemblablement les dispositions afférentes du CRPA marquent une étape intermédiaire.

Outre l’inclusion du règlement dans leur champ d’application, l’APA et le CRPA ont en commun la couverture du droit mou. Dans l’articulation des règles procédurales, l’APA distingue entre les actes obligatoires (legislative or substantive rules) que sont les règlements et les actes non contraignants (non legislative rules). Tout en exigeant la publication du droit mou et tout en le soumettant au droit d’accès aux documents administratifs, il l’exempte du notice-and-comment (Sect. 553 (b) (A)). Cette exemption est un élément-clé de différenciation des régimes juridiques de deux séries d’actes. Le CRPA, quant à lui, régit également le droit souple (Publication des circulaires et instructions: R 332-8  à R 312-9. Définition des actes administratifs unilatéraux décisoires ou décisions qui les distingue des actes administratifs unilatéraux non décisoires : L 200-1). Mieux encore : le libellé de son article L 131-1 qui, pour la première fois, énumère les principes à observer dans l’association facultative du public à l’élaboration des règlements, est tel qu’il embrasse implicitement le droit souple.

Il y a là une prometteuse nouveauté et pour le droit français et pour le droit comparé de la procédure administrative. Alors que le texte de l’APA exempte explicitement le droit mou de l’obligation de faire participer le public, celui du CRPA autorise une interprétation qui permet d’y inclure une telle obligation, du moins si l’administration a préalablement spontanément décidé de recourir à la consultation publique. En effet, l’art. L 131-1 mentionne « l’élaboration d’une réforme, d’un projet ou d’un acte » et non celle d’une « décision » qui est pourtant le terme utilisé dans l’intitulé du titre (3 du livre premier) dans lequel se trouve inséré ledit article. Le choix des mots laisse à penser que le droit souple (S. Saunier, L’association du public aux décisions prises par l’administration, AJDA 2015, p. 2426) est tout autant concerné que le droit dur. Qui plus est, une autre disposition du code conforte l’interprétation large de l’article 131-1, du moins si l’on a le souci d’une interprétation unitaire du code. Ainsi, dans le cadre du livre 2, l’article L. 200-1 distingue les actes administratifs unilatéraux décisoires ou décisions des actes administratifs unilatéraux non décisoires. Évidemment, il revient au Conseil d’État de déterminer l’interprétation à retenir.

Il est à espérer que le Conseil d’État valide une interprétation large de l’article L. 131-1 car celle-ci permettrait au CRPA d’ouvrir une nouvelle lignée parmi les codes de procédure administrative : celle des codes qui, épousant la variété normative des actes de l’administration, soumettent les actes aussi bien de droit souple que ceux de droit dur aux exigences de la participation du public (D. Custos, The French code of administrative procedure: An assessment, in S. Rose-Ackermann and P. Lindseth, Comparative administrative law, 2nd edition, À paraître). Ainsi, par un heureux mariage de la source législative et de la source jurisprudentielle post-codification, loin d’être un simple acte de rattrapage, le CRPA s’avérerait un modèle à part entière. Or, l’opportunité d’un tel positionnement est à saisir en ces temps où le Parlement européen comme ReNUAL militent de façon de plus en plus insistante pour que l’Union européenne se dote d’un code obligatoire de procédure administrative.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Dossier 02 « Les relations entre le public & l’administration » (dir. Saunier, Crouzatier-Durand & Espagno-Abadie) ; Art. 98

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ParJDA

Libres propos sur la loi déontologie d’avril 2016

 par Pascal TOUHARI
Directeur de l’administration générale, Ville de Montreuil
Chargé d’enseignements à l’Université-Paris-Est-Créteil et Sciences-Po Toulouse

Art. 97. Très attendue, c’est le mot qui semble convenir pour parler de la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. En effet, et alors qu’elle alimentait les discussions depuis maintenant bientot 3 ans, la gestation de cette loi fut longue et se donnait pour objectif de venir actualiser le régime juridique applicable aux fonctionnaires, le fameux statut général des fonctionnaires qui datait de 1983.

Très annoncée également. Déjà le 17 juillet 2013, un communiqué de presse du Conseil des ministres venait lancer la démarche entreprise par la ministre de la réforme de l’Etat, de la décentralisation et de la fonction publique qui venait de présenter un projet de loi relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. La volonté du gouvernement était claire puisqu’il s’agissait, trente ans après la loi du 13 juillet 1983, d’actualiser et completer les principes fondamentaux du statut général des fonctionnaires. Il s’agissait pour le Gouvernement de « ‘reconnaitre dans la loi l’exemplarité dont les fonctionnaires font preuve au service de l’intérêt général et du redressement du pays ». Pour la première fois, « des valeurs, reconnues par la jurisprudence, qui fondent la spécificité de l’action des agents publics sont consacrées dans la loi : neutralité, impartialité, probité et laïcité ». Le projet de loi renforce également les dispositifs applicables en matière de déontologie et dote ainsi la fonction publique française « d’un modèle parmi les plus innovants ».

En premier lieu, il fait application aux fonctionnaires et aux membres des juridictions administratives et financières des dispositifs de prévention des conflits d’intérêt retenus dans le cadre du projet de loi sur la transparence de la vie publique. Une obligation de prévenir et de faire cesser toute situation de conflit d’intérêts est instituée. Un mécanisme de déport est mis en place et un dispositif de « mandat de gestion » sera rendu obligatoire pour certains agents particulièrement concernés. Enfin, un dispositif de protection des « lanceurs d’alerte » est introduit dans le statut général des fonctionnaires afin de permettre à un agent de bonne foi de signaler l’existence d’un conflit d’intérêt sans crainte d’éventuelles pressions.

En second lieu, les pouvoirs et le champ de compétence de la commission de déontologie de la fonction publique sont étendus à la prévention des conflits d’intérêts et renforcés en ce qui concerne le contrôle des départs vers le secteur privé. Les règles de cumul d’activité sont revisitées de manière à redonner toute sa portée à l’obligation faite aux fonctionnaires de se consacrer intégralement à leurs fonctions. Le projet de loi actualise aussi les garanties et les obligations fondamentales accordées aux agents depuis la loi du 13 juillet 1983. Les positions statutaires sont ainsi simplifiées et harmonisées afin de favoriser la mobilité entre les fonctions publiques de l’Etat, territoriale et hospitalière.

De même, les règles disciplinaires sont unifiées et modernisées. La protection fonctionnelle dont peuvent bénéficier les agents à l’occasion des attaques dont ils sont victimes dans l’exercice de leurs fonctions est renforcée et étendue aux conjoints et enfants lorsqu’ils sont eux-mêmes victimes d’agressions du fait des fonctions de l’agent.

Enfin, un titre spécifique transpose, dans le statut général, les premiers acquis de l’action du Gouvernement en matière d’exemplarité des employeurs publics. Le protocole d’accord du 8 mars 2013 relatif à l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, signé par l’unanimité des organisations syndicales représentatives de la fonction publique, est traduit dans la loi. L’obligation de nominations équilibrées dans les postes de cadres dirigeants est étendue et son calendrier anticipé d’un an, conformément aux engagements du Gouvernement.

Près de deux ans plus tard, en juin 2015, un nouveau communiqué de presse du Conseil des ministres annoncent une rectification du projet de loi présenté en 2013. Et c’est en des termes encore élogieux que « le Gouvernement entend consacrer dans la loi les valeurs de la fonction publique et réaffirmer qu’elle constitue l’un des piliers de la République, au service de la continuité de l’action publique et du renforcement de la cohésion du pays. Il entend reconnaître que les agents publics se consacrent, au quotidien, au service de l’intérêt général et rappeler qu’ils doivent se montrer exemplaires dans l’exercice de leurs responsabilités. Le projet de loi rectifié relatif à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires comporte désormais vingt-cinq articles au lieu de cinquante-neuf précédemment. Il est recentré sur les valeurs fondamentales de la fonction publique et le renforcement de la déontologie des agents publics. Ainsi modifié le projet de loi ajoute le devoir d’intégrité aux obligations d’impartialité, de dignité et de probité dans le respect desquels tout agent public doit exercer ses fonctions. Il prévoit que tout agent public doit exercer ses fonctions dans le respect du principe de laïcité, en s’abstenant de manifester dans l’exercice de ses fonctions ses opinions religieuses et en traitant également toutes les personnes, dans le respect de leur liberté de conscience et de leur dignité. Afin de développer au sein des administrations des démarches de prévention en matière de déontologie, le projet de loi investit les chefs de service de la responsabilité de faire connaître et de faire respecter les nouvelles règles déontologiques. Il crée également la fonction de « référent déontologue », dont la mission sera d’apporter aux agents tout conseil utile au respect des principes déontologiques ».

« Recentré sur l’essentiel », le projet de loi devait permettre au Parlement d’en débattre rapidement et « de renforcer l’exemplarité de la fonction publique, porteuse de valeurs républicaines, encadrée par des principes déontologiques, afin de renforcer le lien qui unit les usagers au service public ».

Il aura donc fallu près d’une année pour que le Parlement adopte le projet de loi à l’issue d’une procédure accélérée.

Si la question de la discipline n’était sans doute pas l’élément central de ce projet de loi, il n’en reste pas moins que le Gouvernement avait malgré tout une réelle volonté de rénover le droit disciplinaire pour sécuriser la situation des agents.

Partant du constat que l’action disciplinaire devait être modernisées, le projet de loi se donnait comme objectif de « créer une nouvelle conception de la discipline dans la fonction publique qui conjugue, dans le respect des équilibres existants, de meilleures garanties avec une responsabilisation des autorités à l’occasion »

Si d’aucuns, et depuis de nombreuses années, consacrent leur « liturgie politique » à présenter le statut des fonctionnaires comme « un anachronisme économique et une entrave managériale » (voir l’excellent papier d’A. TAILLEFAIT, « Unité et diversité des régimes disciplinaires dans la fonction publique: la « globalisation disciplinaire » en question », JCP Administrations et collectivités territoriales, n°10-11, 9 mars 2015, 2075) il n’en reste pas moins que le statut, désormais trentenaire, a su évoluer et présente malgré tout, au moins du point de vue de la discipline, un certain nombre de ressemblances avec les autres champs disciplinaires professionnels.

Si des évolutions ont bien eu lieu, il est indéniable que malheureusement, toutes les ambitions initiales n’ont pu aboutir.

Ainsi pour la CGT, « du cheminement chaotique de ce projet de loi, on retiendra le manque d’ambition du gouvernement et de sa majorité pour conforter le statut des agents publics ainsi que la remise en cause, par les élus de droite, de certains droits fondamentaux ». « A la suite du compromis adopté en commission mixte paritaire, il ne reste que peu de chose du projet d’harmonisation statutaire entre les trois versants de la fonction publique annoncé, en 2013, par Marylise Lebranchu »  estime encore le syndicat.

Si la loi déontologie telle qu’elle a été adoptée ne satisfait sans doute pas tout le monde, notamment parce que pour certains elle ne va pas assez loin, elle présente malgré tout un certain nombre de points positifs au premier rang desquels figure l’introduction d’une prescription de l’action disiciplinaire. En effet, jusque-là, les fautes disciplinaires étaient logées à la même enseigne que les crimes contre l’humanité (!!).

Cette reconnaissance d’une prescription de l’action disciplinaire avait été initiée par la jurisprudence et trouve de nombreux exemples à l’étranger, en Allemagne par exemple.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016, Art. 97.

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