La régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

ParJDA

La régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

par Mme Tatiana Georgia Love NDJOBO MANI

Étudiante en master 2 à la faculté des sciences juridiques
et politiques de l’université de Yaoundé II (Cameroun)

249.

L’exécution des contrats de la commande publique dénote un déséquilibre, fondé sur l’intérêt général, entre le cocontractant de l’administration et l’autorité publique partie au contrat au profit de cette dernière. Au Cameroun, elle bénéficie à cet effet d’un certain nombre de pouvoirs leurs permettant d’avoir une main mise sur la réalisation des prestations de leurs cocontractants. Ces pouvoirs se matérialisent par la prise de décisions administratives unilatérales qui sont parfois à l’origine de contestations lorsqu’elles sont entachées d’illégalités. La longue incapacité du juge à annuler les décisions administratives irrégulières d’exécution des contrats de la commande publique du fait de leur caractère exécutoire a favorisé l’essor de leur régularisation. Celle-ci effectuée par le juge de l’excès de pouvoirs mais les pouvoirs publics sont également habilités en la matière.

I) Les irrégularités pouvant entacher les mesures administratives d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

Les irrégularités contenues dans les décisions administratives d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun sont désignées par l’excès de pouvoir : il s’agit de « l’incompétence, du vice de forme, la violation d’une disposition légale et le détournement de pouvoir » (article 2 de la loi n° 2006/022 du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement des tribunaux administratifs au Cameroun). Elles sont regroupées sous deux rubriques à savoir les irrégularités externes à la décision et les irrégularités qui lui sont internes.

A) Les irrégularités externes aux décisions d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

Les irrégularités externes pouvant entacher une décision d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun sont liées d’une part à l’incompétence de son auteur et d’autre part au vice de forme.

La notion d’incompétence en elle-même est assez ambivalente : elle peut être personnelle, matérielle, temporelle ou encore spatiale. Il y a incompétence rationae personae lorsque la mesure faisant grief est édictée par une autorité qui n’en était pas habilitée ; l’incompétence rationae materiae frappe les mesures prises par l’autorité contractante au-delà de la compétence que lui accorde les textes. On parle d’incompétence rationae loci lorsque la mesure impacte au-delà de sa compétence territoriale. L’incompétence rationae temporis quant à elle intervient lorsque la mesure est prise par une autorité qui n’est plus compétente ou qui ne l’est pas encore.

La forme de l’acte renvoie à sa présentation. Il se fait donc surtout référence à l’acte écrit et plus précisément aux mentions qu’on y retrouve. Toutefois, ces mentions étant d’aucunes facultatives à l’instar de mentions telles que la date et les visas et d’autres obligatoires comme la signature et les motifs. La décision doit en effet être authentifiée et la mesure justifiée par des raisons juridiques ou de fait (jugement n° 191/2012/CS/CA du 26 septembre 2012, Mme Abada Dorothée c/ État du Cameroun (MINEDUB). Ainsi, n’est donc constitutif de vice de forme que l’omission d’une sanction obligatoire.

B) Les irrégularités internes des décisions administratives d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

Les décisions administratives sont entachées d’irrégularités matérielles lorsqu’elles font l’objet d’un détournement de pouvoir ou encore lorsqu’elles violent la loi.

On est en présence d’un détournement de pouvoir lorsque l’autorité publique contractante exerce les prérogatives dont elle est bénéficiaire en cours des contrats de la commande publique à d’autres fins que les nécessités de service public.

Pour ce qui est de la violation de la loi, il peut s’agir du non-respect des formes et procédures en vigueur ou encore d’une violation matérielle. Pour les mesures de sanction par exemple, la loi les conditionne expressément à la mise en demeure préalable du cocontractant qui permettra à ce dernier d’apporter, au cours de cette période, des justificatifs au comportement fautif qui lui est reproché et par là, assurer les droits de sa défense.

II) Des régularisations des décisions administratives irrégulières prises en cours d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

La régularisation des mesures illégales d’exécution prend généralement la forme d’une réparation du préjudice qu’elles causent. Elle peut être l’apanage du juge de l’exécution ou de la personne publique elle-même.

A) De la régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun avant l’intervention du juge de l’exécution

La régularisation des mesures administratives d’exécution des contrats de la commande publique – comme c’est le cas dans tous les autres domaines du droit administratif et même du droit public – répond à une procédure bien particulière. En effet elle est conditionnée par la saisine de la personne publique contractante en premier ressort par le biais du recours gracieux préalable pour la contestation de la légalité de l’acte. L’administration procède alors à une régularisation non juridictionnelle en réparant la situation juridique préjudiciable soit en annulant l’acte, soit en indemnisant les victimes. Ce mode de régularisation est ouvert aussi bien aux cocontractants de l’administration qu’aux tiers à partir du moment où ces derniers ont la capacité d’ester en justice ainsi que l’intérêt donnant qualité à agir.

En outre, la régularisation des décisions administratives illégales émises dans le cadre des contrats de la commande publique peut également prendre la forme d’une transaction administrative. Il s’agit d’une notion civiliste adaptée au droit de la commande publique qui y a exporté l’autorité de la chose jugée entre les parties. L’article 2044 du code civil définit la transaction comme étant un « contrat par lequel les parties terminent une contestation née, ou préviennent une contestation à naitre. Ce contrat doit être rédigé par écrit ». Au-delà, la transaction fait intervenir des concessions réciproques entre les parties. Le professeur Biakan précise d’ailleurs fort à propos que la transaction implique « que chacune des parties puisse faire valoir à l’égard de l’autre une prétention, c’est à dire, qu’elle soit engagée dans un rapport d’obligation réciproque qui permet de faire des concessions formalisées dans un acte écrit et signé » (J. Biakan, Précis de contentieux des contrats publics au Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 55). Le protocole transactionnel a néanmoins un champ d’application très limité et peut, à titre exceptionnel faire l’objet d’un contrôle par le juge administratif.

B) De la régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun après l’intervention du juge de l’excès de pouvoir

La caractéristique la plus remarquable de l’exécution des contrats de la commande publique est sans doute l’ensemble des prérogatives extraordinaires détenues par l’autorité publique contractante. L’une des conséquences de cet état de choses est que le juge de l’excès de pouvoir a pendant longtemps, jusqu’au relativement récent arrêt Commune Béziers II (CE, Ass., 21 mars 2011, Commune Béziers, n° 304806, Rec.), été dans l’incapacité d’annuler les mesures d’exécution de l’administration contractante qui se sont révélées illégales en raison de leur caractère exorbitant. C’est cette règle qui a d’ailleurs favorisé l’essor de la régularisation juridictionnelle qui consiste donc pour le juge de l’excès de pouvoir à veiller à la réparation du préjudice causé par les irrégularités contenues dans les décisions administratives faisant grief. Cette réparation est selon les cas, intégrale ou partielle. La réparation est intégrale lorsque la mesure mise en cause a été prise par l’autorité contractante en l’absence de défaillance du cocontractant ou du tiers le cas échéant : elle couvre alors l’ensemble du préjudice subi, aussi bien matériel que moral comme l’a précisé le juge administratif dans l’affaire AMSECOM/ AMSECONCOM c/ État du Cameroun (jugement n° 50/CS/CA du 1er février 1985). Elle est partielle lorsque ladite mesure est constitutive d’une sujétion imprévue soit parce qu’elle a été prise par une autorité publique autre que celle partie au contrat, soit parce qu’elle a été prise par l’autorité contractante agissant à un titre autre que celui partie au contrat.

En plus de la régularisation juridictionnelle dont il est le principal acteur, le juge administratif joue un rôle non négligeable de régularisation dans les mécanismes de règlement à l’amiable. D’abord les sentences arbitrales sont obligatoirement soumises à son contrôle et il peut exceptionnellement effectuer un contrôle sur la transaction administrative.

In fine, la régularisation peut être la réponse à des excès de pouvoir à contenu divers. Si le juge occupe une place angulaire en la matière, la régularisation juridictionnelle peut se révéler très onéreuse pour la personne publique, plus encore que le respect de leur légalité : c’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’il est en outre accordé à l’autorité publique contractante, la possibilité de régulariser la situation juridique faisant grief dont elle est l’auteure.

Mots clés : Commande publique – Contrats publics – Régularisation – Décisions illégales – Réparation – Prérogatives de puissance publique.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 249

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation des marchés publics en droit administratif marocain

par M. Mohammed ZAOUAQ

Doctorant à la faculté des sciences juridiques,
économiques et sociales de Salé (université Mohamed V de Rabat, Maroc)

Puisque le recours aux marchés publics constitue pour les responsables administratifs marocains l’un des principaux moyens de la satisfaction de l’intérêt public, le respect du droit régissant ces marchés par l’administration est, de plus en plus, perçu comme un indicateur de son bon fonctionnement. Cependant, malgré les améliorations réalisées quant au respect de la légalité administrative, plusieurs actes fautifs demeurent commis à la fois par les soumissionnaires et les titulaires des marchés publics et par les administrations contractantes.

De ce fait, la régularité de l’action publique et la satisfaction des intérêts des différents organismes administratifs contractants impliquent l’adoption de procédés de régularisation des fautes commises à l’occasion de la passation et de l’exécution des marchés dont ces derniers détiennent la maîtrise d’ouvrage.

En droit administratif marocain, la régularisation des marchés publics est reconnue de manière principale, par la réglementation en vigueur, aux administrations contractantes (I), et exercée accessoirement par les instances compétentes en matière de consultation et de médiation (II).

I) Une régularisation principale assurée par les administrations contractantes

En vue de garantir une meilleure gestion de la commande publique et une totale satisfaction des besoins des services publics contractants, la réglementation en vigueur en matière des marchés publics reconnait à l’administration la possibilité d’exercer une fonction de régularisation, et ce tout au long du processus d’exécution de la commande (du lancement jusqu’à la réception des prestations). Cette régularisation des actes de gestion des marchés visera deux principaux volets, à savoir : la passation (A) et l’exécution des contrats (B).

A) en matière de passation des contrats

La réglementation relative à la passation des marchés, prévue par le décret n° 2-12-349 du 8 Joumada I 1434 (20 mars 2013) relatif aux marchés publics, permet à l’administration contractante d’adopter des actes de régularisation en vue de garantir l’aboutissement de la procédure de passation même en cas de transgression du principe de légalité. Ainsi, il est permis à l’administration de publier des avis rectificatifs, sans aucune suspension de la procédure de sélection des soumissionnaires et d’attribution des marchés, en cas de fautes et d’illégalités commises aux niveaux des avis ou des dossiers des appels d’offres (art. 19 du décret).

De même que les actes irréguliers émanant de ses services, l’administration exerce un pouvoir de régularisation sur les fautes et les irrégularités commises par les différents soumissionnaires à ses appels d’offre. De ce fait, l’administration se doit d’inviter, par tout moyen de communication pouvant donner date certaine, les concurrents ayant présenté des offres pour régulariser toute discordance constatée entre les diverses pièces constituant leurs dossiers de candidature (art. 40 du décret).

En outre, l’administration peut inviter, pour les marchés de consultation architecturale, l’architecte auquel il est envisagé d’attribuer le contrat à rectifier les erreurs matérielles, arithmétiques ou toute discordance constatée dans son dossier de candidature (art. 107 du décret), et ce tout en maintenant la décision d’attribution du marché dont il bénéficie.

B) en matière d’exécution des contrats

En plus des pouvoirs de régularisation reconnus à l’administration en matière de passation des marchés, cette dernière est aussi habilitée à intervenir pour perpétuer un acte ou une situation illégale par le biais de mécanismes juridiques de régularisation. Dans ce sens, le cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés de travaux, approuvé par le décret n° 2-14-394 du 13 mai 2016, prévoit la possibilité de conclure des avenants entre les administrations contractantes et les titulaires des marchés dans la finalité de faire revivre les erreurs manifestes commises par les deux parties au cours de l’exécution des marchés (art. 12), et ce dans la finalité de garantir la stabilité des relations contractuelles et par conséquent la satisfaction de l’intérêt général comme principal moteur de l’action administrative.

L’administration en tant que partie contractante dotée de prérogatives de puissance publique peut exercer son pouvoir de direction et de contrôle ou de modification unilatérale des clauses du marché et imposer des actes irréguliers en matière d’exécution de l’acte contractuel, sans aucune possibilité de les annuler ou les suspendre. La régularisation de ces actes irréguliers puise son fondement de la théorie générale des contrats administratifs qui impose aux cocontractants de l’administration d’accepter tous les ordres de services reçus au cours de l’exécution du marché même s’ils présentent des caractères de faute contractuelle, et de maintenir les relations contractuelles, même déséquilibrées, nécessité par l’obligation de satisfaire l’intérêt public.

Parallèlement au pouvoir de régularisation principale exercé par l’administration en matière de passation et d’exécution des marchés publics, une mission de régularisation accessoire est confiée par la réglementation en vigueur à des instances de consultation et de médiation.

II) Une régularisation accessoire exercée par les instances de consultation et de médiation

La régularisation secondaire ou accessoire est exercée par deux principales instances qui sont amenées à intervenir dans le domaine des marchés publics et assurer des missions de médiation et de consultation au profit de l’administration et de ses différents cocontractants. À savoir : le Médiateur du Royaume (A) et la commission nationale de la commande publique (B).

A) Le Médiateur du Royaume

Cette institution créée par le dahir n° 1-11-25 du 17 mars 2011 et qui a pour principale mission la défense des droits des administrés et la propagation des principes de justice et d’équité, exerce, à l’occasion des plaintes et des doléances qui lui sont soumises, une mission de régularisation des actes illégaux et irréguliers commis par l’administration à l’occasion de son exécution des marchés publics, et ce par le biais des différentes recommandations qu’elle émet.

Suite à l’instruction des plaintes et des doléances relatives à l’exécution des marchés, le Médiateur émet des recommandations visant la réparation des dommages subis par les cocontractants sans toutefois suspendre ou annuler les actes fautifs et irréguliers à l’origine de ces plaintes. Ainsi, ces mêmes actes se perpétuent et retrouvent la régularité grâce aux décisions du Médiateur.

Parmi les principaux raisonnements abordés au niveau des recommandations du Médiateur pour justifier la régularisation des comportements irréguliers de l’administration on trouve :

  • « Le plaignant (titulaire du marché) est en droit de recevoir une indemnité réparatrice du préjudice subi suite aux dépenses et aux efforts fournis en vue de satisfaire la demande (illégale et injustifiée) de l’administration (contractante) » (Rapport annuel du Médiateur, 2015) ;
  • « La transgression des règles juridiques régissant la passation des marchés de fourniture par l’administration ne peut constituer un alibi pour empêcher son cocontractant de percevoir les sommes dues suite aux prestations fournies » (Rapport annuel, 2015).

Ces raisonnements sont utilisés comme des fondements de droit et de fait aux différents mécanismes juridiques de régularisation des illégalités commises dans l’exécution des marchés, dont l’indemnisation pécuniaire des cocontractants lésés qui constitue le principal mécanisme imposé par le Médiateur au niveau de ces différentes recommandations est (Rapports annuels, 2013, 2014 et 2015).

B) La commission nationale de la commande publique

À l’instar de l’institution du Médiateur, la commission nationale de la commande publique assure la régularisation des marchés publics dans la limite des compétences qui lui sont attribuées par la réglementation en vigueur. Ainsi, à l’occasion de son exercice des missions de consultation des réclamations émanant des concurrents, des attributaires ou des titulaires des commandes publiques (tel qu’il est prévu par le décret n° 2-14-867 du 21 septembre 2015 relatif à la commission nationale de la commande publique), la commission invente des mécanismes juridiques de régularisation des marchés et les recommande par les biais des différents avis qu’elle rend.

Par conséquent, le principal mécanisme de régularisation utilisé dans ce sens est le recours à la réglementation en vigueur et aux bonnes pratiques de gestion des marchés publics en vue d’en tirer des solutions juridiques et pratiques et replacer l’acte illégal dans la sphère de la légalité et de la régularité une nouvelle fois. Ainsi, il a été mentionné au niveau de l’avis n° 5/2018 au sujet de l’omission de l’inscription du RIB sur l’acte d’engagement, rendu le 17/04/2018 par la commission que « l’omission de l’inscription du RIB dans l’acte d’engagement ne constitue pas, au regard des dispositions du paragraphe 2 de l’article 40 précité, un motif fondé d’élimination des offres, dans la mesure où elle n’affecte pas le libre jeu de la concurrence, ne porte pas atteinte à l’égalité de traitement des concurrents et ne modifie pas l’objet du marché ».

À l’occasion d’un autre avis rendu le 2 avril 2018 sous le n° 3/2018 au sujet de l’impossibilité éprouvé par le cocontractant de l’administration de poursuivre l’exécution d’un marché de fourniture et la possibilité de procéder à la résiliation du contrat par la partie administrative, la commission a eu recours au texte général régissant les contrats (le code des obligations et des contrats promulgué par le dahir du 12 août 1913) en vue de permettre à l’administration de se soustraire à l’application de la réglementation en vigueur en matière des marchés publics et de permettre la régularisation de les actes de suspension et de résiliation du contrat.

En plus du recours à la réglementation générale et aux bonnes pratiques, la commission recommande la conclusion des avenants comme mécanisme de régularisation des actes irréguliers commis en cours de gestion des commandes publiques. Dans ce sens, la commission a recommandé, à l’occasion de son avis n° 01/2018, la conclusion d’un avenant au marché pour pouvoir régulariser l’erreur commise suite à la transgression de l’article 10 du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés des travaux relatif au référentiel de l’identité bancaire.

De ce fait, la commission nationale de la commande publique s’efforce d’inventer différents mécanismes de régularisation, et ce en puisant à la fois dans les textes juridiques généraux régissant le domaine des contrats (le COD) et dans la pratique de la commande publique et les possibilités qu’elle offre dans ce sens, ce qui nous permet de la considérer comme l’organe de régularisation par excellence en matière des marchés publics.

En définitive, on peut dire que malgré l’importance du travail fourni à la fois par l’administration et par les instances de consultation et de médiation, l’enrichissement de la pratique de régularisation des marchés publics au Maroc ne peut atteindre ses résultats sans l’intervention du juge administratif dans ce domaine, et ce en dépassant dans ses différents jugements relatifs au contentieux des marchés la logique de légalité vers celle d’équité et de régularité.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 247

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation en droit du contentieux administratif turc

par Mme Fatma Didem SEVGİLİ GENÇAY

Docteure en droit public de l’université Jean Moulin-Lyon 3
& enseignante à l’université de Bursa Uludağ (Turquie)

Selon le code du contentieux administratif, le juge administratif turc doit tout d’abord se prononcer sur la recevabilité des requêtes. Cette procédure ressemble à celle suivie par le juge français mais il y a des points qui sont différents et qui ont changé l’avancement du droit administratif turc. Il est préférable de montrer la régularisation en droit du contentieux administratif turc en soulignant ses différences par rapport au droit français.

L’examen des requêtes devant les juridictions administratives suit l’ordre suivant : la compétence, la recevabilité et le fond. En effet, dès qu’une requête est introduite, un juge est nommé pour délibérer sur plusieurs points suivant l’ordre fixé par l’article 14 du code du contentieux administratif, ce qui est appelé, par le code même, phase de révision initiale. S’il n’y a pas de problèmes concernant les points de cette révision et le recours est par conséquent recevable, la juridiction administrative compétente peut examiner le fond. Il faut toutefois rappeler que la plupart de ces points sont considérés d’ordre public et les parties peuvent, par conséquent, en tout état de procédure, invoquer l’irrecevabilité de recours et le juge est dans l’obligation d’examiner d’office ces points fixés par la loi. Entre ces points il y a ceux qui ne sont pas régularisables (I), ceux que le juge régularise par de ses fonctions (II) et ceux, enfin, régularisable par le requérant (III).

I) Les points qui ne sont pas régularisables

A) La compétence de l’ordre administratif

Quelques une des irrégularités que le juge identifie ne peuvent pas être régularisées. En effet, le juge administratif examine premièrement si la requête est adressée au tribunal compétent. Bien évidemment, il s’agit tout d’abord de voir si l’ordre administratif est compétent. Ensuite, si la réponse est affirmative, le juge vérifie si la requête est adressée à la juridiction administrative compétente. Dans le cas où le litige ne relève pas du contentieux administratif, le juge administratif doit se déclarer incompétent et rejeter le recours. Dans ce cas, il revient au requérant de reprendre la procédure devant la juridiction civile qu’il estime compétente. Ce point ne peut donc pas être régularisé.

B) Le qualité du requérant

Concernant la capacité d’agir ou l’intérêt à agir du requérant, le droit turc n’a pas de particularité à souligner. Si le requérant n’a pas la capacité d’agir ou un intérêt lui donnant qualité à agir, le juge administratif prononce l’irrecevabilité. Sauf quelques exceptions qui existent également en droit français, ce point ne peut pas être régularisé. Bien que la jurisprudence soit abondante sur le sujet tant en Turquie qu’en France, la question de savoir qui a intérêt à agir n’entre pas dans les frontières de cette étude.

C) Le nature décisoire de l’acte

Le juge vérifie également si l’acte en question est un acte exécutoire. Seuls les actes exécutoires peuvent faire l’objet d’un recours en annulation. Donc, si par exemple le requérant a saisi le tribunal contre un acte préparatoire, sa requête sera irrecevable sans qu’il y ait de possibilité de régularisation. C’est-à-dire que même si un acte exécutoire prévoyant le même résultat est réellement pris, après que le requérant ait saisi la juridiction demandant l’annulation de l’acte préparatoire, le requérant ne peut que demander l’annulation du dernier en introduisant une nouvelle requête. En droit turc, sont appelées « acte administratif » non seulement les mesures décisoires mais toutes les mesures prises par l’administration y compris les mesures préparatoires, les avis ou les propositions. C’est la raison pour laquelle le code de contentieux administratif prévoit que la qualité exécutoire de l’acte soit un critère de recevabilité. Le juge vérifie donc si l’acte est susceptible de recours et ce point n’est pas régularisable.

D) Les délais de recours

Le dernier point non régularisable concerne les délais de recours. Ce point est très important et d’ordre public comme c’est également le cas en France. Il faut pourtant préciser quelques points : premièrement, à la différence de la France où les délais sont fixés à deux mois, en Turquie il s’agit d’un délai général de soixante jours non francs. Deuxièmement, selon l’article 12 du code du contentieux administratif, ceux dont un droit est lésé par un acte de l’administration peuvent exercer une action demandant annulation de l’acte en question et en même temps ils peuvent demander la réparation de leur préjudice respectant le délai de soixante jours à compter de l’exécution de l’acte. De la sorte, ici il s’agit d’une seule action avec deux demandes. Il est également possible d’exercer premièrement une action en excès de pouvoir et après une action en responsabilité dans le délai de soixante jours à compter de la notification de la décision sur le premier recours. Selon l’article 13 du même code, si le dommage est causé non pas par un acte mais par une action de l’administration, le requérant doit demander à l’administration de dédommager son préjudice dans un délai d’un an à compter de la date à laquelle il a pris connaissance de l’action administrative et dans tous les cas cette obligation doit être remplie dans les cinq ans à compter de la date de l’action administrative. Cette stipulation du code pouvait causer des pertes des droits s’il était appliqué à la lettre par la juridiction administrative puisque dans certains cas le dommage peut resurgir longtemps après que l’action de l’administration soit terminée (en Turquie, il n’existe ni prescription quadriennale ni, bien évidemment, ses exceptions). Heureusement, le Conseil d’État considère que l’action est complète à la date où elle a effectivement causé des dommages (donc, par exemple, concernant une opération médicale l’action administrative est considérée comme complète à la date où ses effets nuisibles ont surgit) et la connaissance du dommage est considérée comme acquise par le requérant à la date de la connaissance du caractère administratif de l’action (donc par exemple le requérant a appris qu’il faut exercer une action non pas contre le médecin mais contre l’administration). Il est à souligner que ces délais d’un an et de cinq ans ne sont pas des délais de recours juridictionnel. Il s’agit de délais prévus pour réclamation indemnitaire auprès de l’administration après laquelle il est impératif d’attendre qu’un acte explicite ou implicite de rejet naisse.

Dernièrement, concernant les délais de recours, il faut signaler qu’en 2001, une phrase a été incorporée à l’article 40 de la constitution turque et que, depuis, l’administration est dans l’obligation de notifier, dans le texte même de l’acte en question, les possibles voies de recours, administratifs et juridictionnels, ainsi que leurs délais. Bien que pour certains actes exceptionnels les lois spécifiques fixent des sanctions, il n’existe pas de texte général fixant le résultat de manquements à cette obligation, ce qui engendrait des questions concernant les actes qui sont soumis par la loi à des délais de recours plus courts et dont la notification ne contient pas ce délai. Dans les années suivant la révision constitutionnelle, le Conseil d’État considéra que le manquement de signaler les délais plus courts avait pour effet de soumettre l’acte en question au délai général de soixante jours (CE, 10e chambre, 31 décembre 2007, E.2006/2232, K.2007/6691). Aujourd’hui, le Conseil d’État considère la notification incomplète si elle n’annonce pas les voies de recours dont dispose le destinataire à l’encontre de l’acte ou encore les délais de ces recours. Il en déduit logiquement que si la notification est incomplète, les délais de recours ne commencent pas à courir (CE, 13e chambre, 9 février 2018, E.2015/50, K.2018/357).

II) Les points régularisés par le juge

A) La compétence d’une autre juridiction administrative que celle actionnée par le requérant

Si l’ordre administratif est compétent mais que le litige est présenté devant une juridiction incompétente, le juge régularise cette irrégularité et renvoie la requête directement à la juridiction compétente. Le requérant n’est donc pas dans l’obligation de recommencer la procédure. Il est à souligner qu’en droit turc, comme c’est également le cas en droit français, même la compétence territoriale des tribunaux administratifs est considérée d’ordre public.

B) Le manquement du recours administratif préalable obligatoire

Le juge doit vérifier s’il est question d’absence de recours administratifs préalables obligatoires. Bien évidemment, le requérant peut exercer un recours administratif même si ceci ne soit pas obligatoire et ce recours, s’il est exercé dans le délai de recours contentieux, a pour effet d’interrompre ce délai comme c’est également le cas dans le droit français. L’absence de recours administratif préalables obligatoire entraine, par contre, l’irrecevabilité du recours. Toutefois, dans ce cas, contrairement au droit français, le juge administratif turc ne prononce pas l’irrecevabilité de la requête mais il prononce l’envoi de la requête à l’autorité administrative compétente. Dans ce cas, la date où le requérant a introduit sa requête est considérée comme la date de l’exercice du recours administratif préalable. Si, par contre, le délai prévu par la loi pour exercer le recours administratif est expiré à la date de l’exercice du recours juridictionnel, le juge n’envoie pas la requête à l’administration, mais cette fois il en prononce l’irrecevabilité pour forclusion.

C) La personne publique adversaire

Tout d’abord, il faut préciser qu’en droit du contentieux turc une action peut être engagée seulement contre les personnes publiques. Les personnes morales de droit privé ne peuvent se voir comme adversaires devant les juridictions administratives à l’exception des cas peu fréquent où elles utilisent le pouvoir public et que leurs actions aient un caractère administratif. Selon l’article 14 du code du contentieux administratif, un autre point à discuter est celui de savoir si une personne publique est montrée dans la requête comme adversaire et, si la réponse est affirmative, de voir si cette personne publique est le véritable adversaire de la requête. Ce point peut s’avérer difficile à déterminer pour les requérants. En effet, s’agissant du contentieux en annulation par exemple, le requérant qui n’est pas obligé de se faire représenter par un avocat peut diriger la requête contre une personne publique qui n’est pas effectivement l’auteur de l’acte. Dans le cas d’un acte de tutelle par exemple, la détermination de la personne publique adversaire peut s’avérer difficile. Nous sommes bien au courant du fait qu’en France le contrôle de l’État sur les actes des collectivités n’est plus une tutelle mais un contrôle de légalité mais en cela reste le contraire en Turquie. En effet, par exemple, la loi sur les communes a été révisée en 2005 et la possibilité pour les préfets, donc l’autorité de tutelle, d’exercer un recours en excès de pouvoir a été prévue. Cependant la Cour constitutionnelle de la Turquie a décidé en 2010 qu’un tel contrôle ne satisfaisait pas aux exigences de la constitution qui stipule qu’il existe un pouvoir de tutelle de l’État sur les collectivités territoriales. En résumé, en Turquie, le contrôle de l’État sur les actes de collectivités territoriales s’appelle toujours la tutelle et il s’agit d’une véritable tutelle tant dans les textes que dans les considérations de la Cour constitutionnelle. D’ailleurs, dans le contentieux en responsabilité, il est encore plus difficile de déterminer la personne publique responsable. Cependant, en Turquie, ce point ne crée pas de contraintes pour le requérant puisque le code de contentieux turc demande dans son article 3 que la personne publique adversaire soit mentionnée dans la requête mais son absence ou l’erreur dans la détermination de la personne publique adversaire n’est pas sanctionnée. L’inexactitude de ce point est régularisée par le juge et la requête est adressée à la véritable autorité administrative défenderesse.

III) Les points régularisables par le requérant

A) L’absence d’informations nécessaires fixées par l’article 3

Selon l’article 3 du code du contentieux administratif, la requête doit indiquer les noms et prénoms des parties, ainsi que, éventuellement, ceux de leurs représentants, leurs adresses et leurs numéros d’identité. Elle doit contenir le sujet et les motifs du litige ainsi que les preuves avancées par le requérant. En outre, la date de notification de l’acte doit être indiquée et l’acte en question ou un exemplaire de celui-ci doit être fourni. Le juge administratif vérifie si la requête est introduite conformément aux prescriptions de cet article. À défaut, le juge invite le requérant à régulariser sa requête dans un délai de trente jours à l’expiration duquel les irrégularités ne seraient plus régularisables.

Il est temps de mentionner premièrement qu’en droit turc si le requérant choisit d’être représenté, il doit l’être par un avocat mais qu’il n’existe pas d’obligation de l’être. À chaque étape de la procédure, le requérant peut donc suivre lui-même sa requête. Quant aux avocats, il n’existe aucune catégorie ou différences entre eux concernant leur habilité à représenter devant le Conseil d’État, la Cour administrative d’appel, la Cour de cassation, la Cour des comptes ou devant les tribunaux administratifs ou judiciaires.

Deuxièmement, le juge administratif turc n’est pas lié par les moyens apportés par les parties. En effet, il est tenu d’examiner d’office tous les moyens, d’ordre public ou non, négligés par le demandeur ou par le défendeur. C’est pourquoi, bien que le demandeur soit obligé d’apporter ses moyens, ceux-ci ne sont pas fondamentaux, contrairement à ce qu’ils sont en France.

B) L’absence du montant demandé

En droit du contentieux administratif turc, la chose demandée doit être nette et il n’existe pas des conclusions subsidiaires ou conditionnelles. Concernant les demandes indemnitaires, le juge vérifie si un montant demandé est chiffré, sauf le cas des fonctionnaires demandant un paiement en application de textes les concernant (CE, Conseil de l’unification des jurisprudences, E.1983/1, K. 1983/10, Recueil du CE, t. 54-55, p. 129). Si le requérant néglige de chiffrer un montant précis, le juge l’invite à le régulariser dans un délai de trente jours l’expiration duquel ceci ne serait plus régularisable et provoquerait une décision de rejet.

En outre, jusqu’en 2013 ce montant ne pouvait plus être modifié ultérieurement. Ajoutons l’interdiction pour le juge de statuer au-delà de ce qui lui est demandé, sans oublier l’absence de l’hypothèse pour le requérant en Turquie de se réserver la possibilité de chiffrer ses conclusions au vu du rapport de l’expertise et le fait que dans plupart des cas les requérants ne connaissent pas le véritable montant de dommage avant ce rapport de l’expertise qu’ils demandent au juge de prescrire. Ceci constitue un véritable obstacle à surmonter pour le requérant.

En 2013, l’article 16 du code du contentieux administratif a été judicieusement révisé et, depuis cette révision de la loi, il est possible pour le requérant d’augmenter le chiffre du montant demandé une fois jusqu’à ce que le jugement soit prononcé. Ainsi, aujourd’hui après avoir vu le rapport de l’expertise, le requérant peut régulariser le chiffrage de ses conclusions.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 246

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation des irrecevabilités devant le juge administratif

par M. Antoine CLAEYS

Professeur de droit public à l’université de Poitiers
– membre de l’Institut de droit public (EA2623)

L’article 2 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance consacre au profit des administrés un « droit à régularisation en cas d’erreur » (art. L. 123-1 du code des relations entre le public et l’administration). Dans le cadre du procès administratif, ce droit à régularisation a très tôt été reconnu au bénéfice du requérant en cas de non-respect des conditions de recevabilité du recours. À l’instar des règles de compétence, les règles relatives à la recevabilité des recours revêtent pourtant, en principe, un caractère d’ordre public devant les juridictions administratives (C. Debouy, Les moyens d’ordre public dans la procédure administrative contentieuse, Paris, PUF, 1980, p. 285 s. ; E. Akoun, Les moyens d’ordre public en contentieux administratif, Paris, Mare & Martin, 2017, v. annexe IV, arborescence schématique). Ce caractère d’ordre public explique que le défendeur ne puisse pas renoncer à opposer une fin de non-recevoir qu’il a préalablement soulevée (CE, 26 novembre 1984, n° 35104, T.). Il justifie surtout que le juge soit astreint à une véritable obligation de relever d’office une cause d’irrecevabilité du recours. L’examen du bien-fondé de ce dernier n’est effectivement possible que si le juge a acquis la certitude que les conditions de recevabilité ont bien été respectées par le demandeur (sur l’ensemble de la question, v. A. Ciaudo, L’irrecevabilité en contentieux administratif français, Paris, L’Harmattan, 2009). L’importance qui leur est accordée est d’ailleurs parfaitement légitime car « comme tous les jeux, le jeu juridictionnel obéit à des règles : celles de la procédure déterminent notamment les conditions de recevabilité des recours contentieux. Qui méconnaît ces règles se disqualifie : l’arbitre le déclare perdant, autrement dit, le juge oppose à la demande une fin de non-recevoir et la rejette sans en examiner le bien-fondé » (R. Odent, « Le destin des fins de non-recevoir », Mélanges en l’honneur de Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, p. 653).

Pour autant, de sérieuses raisons ont toujours fait obstacle à une application par trop mécanique de ces « règles du jeu ». Le professeur Chapus notait avec justesse que « si l’exercice des recours ne saurait être abandonné aux convenances de chacun, son régime ne saurait, sans être injuste, exclure tout libéralisme » (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, 2008, n° 517). La fonction sociale du juge consiste avant tout à trancher des différends. Le cadre procédural dans lequel il exerce cette mission, pour nécessaire qu’il soit ne doit pas se transformer en carcan. Les usagers du service public de la justice sont certes tenus de le respecter au risque de ne pas voir leur(s) prétention(s) examinée(s). Il est cependant non moins évident que des erreurs peuvent être commises au stade de la saisine du juge et de la présentation de la requête. Il s’agit d’un aléa quasi inéluctable en raison de la complexité du droit du contentieux administratif mais aussi de la possibilité parfois reconnue aux requérants de saisir le juge sans l’assistance d’un conseil. Ces erreurs doivent-elles systématiquement et automatiquement conduire à un rejet du recours pour irrecevabilité avant même tout examen au fond de la requête ? La jurisprudence, au-devant ou au-delà des textes, s’y est depuis longtemps refusée à un point tel que le président Odent estimait, dès 1974, que « les fins de non-recevoir ont un destin qui paraît s’apparenter à un déclin » (art. préc., p. 664). Cet augure s’est révélé exact. Sa signification doit être cependant bien comprise. Il ne s’est jamais agi d’affirmer que les irrecevabilités bénéficient désormais d’une sorte d’immunité. Les conditions personnelles, temporelles et matérielles de recevabilité conservent bien une force obligatoire et contraignante. Le déclin dont il est question renvoie en réalité au traitement contentieux libéral dont les fins de non-recevoir font l’objet. La fin de non-recevoir désigne, en effet, non pas l’irrecevabilité elle-même mais la sanction qui en découle. Or, cette sanction n’est prononcée qu’ultima ratio. Entre le moment où la cause d’irrecevabilité est détectée et celui où la sanction est prononcée – le rejet du recours, s’ouvre une période au cours de laquelle le requérant se voit offrir la possibilité de régulariser son recours. En somme, une irrecevabilité avérée et opposée n’est pas toujours forcément définitive et irrémédiable. Avant que le couperet de la fin de non-recevoir ne tombe, le requérant va être en mesure de rectifier son erreur si celle-ci est corrigible. Au final, en cas de régularisation, c’est le principe de bonne administration de la justice qui sort doublement gagnant puisque les « règles du jeu » procédural auront été respectées en même temps que le litige aura été résolu au fond.

Au cours du procès administratif, la régularisation des requêtes dépasse le seul champ des irrecevabilités. Parce qu’elle est également un « instrument de la mise en état du procès administratif », elle intègre des mécanismes correctifs qui concernent davantage le déroulement de l’instruction que l’accès au juge proprement dit (sur cette autre dimension de la régularisation, v. H. Lepetit-Collin, « La régularisation de la requête », A. Perrin (dir.), La régularisation, Paris, Mare & Martin, 2019 [nous remercions le professeur Alix Perrin d’avoir eu l’amabilité de nous communiquer le texte de cette contribution]). La régularisation des irrecevabilités, qui sera seule étudiée dans le cadre de cette contribution, s’effectue selon plusieurs modalités (I) et doit être appréciée à l’aune de l’office du juge administratif (II).

I) Les modalités de la régularisation des irrecevabilités

La régularisation des irrecevabilités poursuit une finalité unique : épurer un recours entaché d’un ou plusieurs vices de présentation. La régularisation agit en quelque sorte comme une purge. Elle lave la requête de toutes ses impuretés procédurales. La régularisation fait bien plus que neutraliser l’irrégularité. Elle la corrige. Devant la juridiction administrative, les modalités de régularisation sont plurielles. Il est possible d’en identifier deux formes principales en distinguant selon que la régularisation est explicite ou implicite. Si la première correspond à un dispositif en partie réglementé (A), la seconde est la manifestation d’une pratique juridictionnelle (B).

A) La régularisation explicite : un dispositif en partie réglementé

Après avoir été consacré par la jurisprudence, le dispositif de régularisation des requêtes est aujourd’hui codifié à l’article R. 612-1 du code de justice administrative (CJA) en ce qui concerne les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et le Conseil d’État. Devant les juridictions administratives spéciales, les possibilités de régularisation continuent à être instituées par la jurisprudence selon des modalités identiques (pour un exemple récent, v. CE, 18 décembre 2017, n° 403734, T.). Dans les deux cas, si le principe de la régularisation est la règle (1), il connaît néanmoins quelques exceptions (2).

1) La régularisation : un principe général

La portée du principe de la régularisation est très étendue. Peu de causes d’irrecevabilité demeurent incorrigibles. En revanche, le temps de la correction n’est pas le même dans tous les cas de figure.

Deux types d’irrecevabilité ne sont, en effet, régularisables qu’avant l’expiration du délai de recours contentieux, c’est-à-dire dans un laps de temps très bref. Le défaut de notification des recours en matière d’urbanisme ne peut être ainsi couvert que dans un délai de quinze jours suivant la saisine du juge. Il s’agit en réalité du délai laissé au débiteur de l’obligation (préfet ou requérant) pour exécuter ladite formalité (art. R. 600-1 du code de l’urbanisme non modifié sur ce point par le décret n° 2018-617 du 17 juillet 2018). Fort logiquement, compte tenu de la finalité assignée à l’exigence de notification (informer le bénéficiaire de la décision de l’existence d’un recours), la communication par le juge de la requête au défendeur dans les quinze jours n’est pas de nature à couvrir l’irrecevabilité (CE, 11 décembre 2000, Baudet, n° 212329, T.). L’irrecevabilité tenant à l’absence de preuve de la réalisation de la notification est quant à elle régularisable jusqu’à la clôture de l’instruction si celle-là a été régulièrement accomplie dans le délai réglementaire (CE, 19 décembre 2008, Époux Montmeza, n° 297716, T.). Les chances de régularisation sont en réalité infimes en raison de la très grande brièveté du délai de correction. Pour cette raison, certains auteurs rangent d’ailleurs cette cause d’irrecevabilité dans la catégorie des irrecevabilités non régularisables (R. Chapus, op. cit., n° 519). La régularisation du défaut de motivation du recours est également enfermée dans un délai abrégé au nom des exigences du principe du contradictoire. Aux termes de l’article R. 411-1 al. 2 du CJA, « l’auteur d’une requête ne contenant l’exposé d’aucun moyen ne peut la régulariser par le dépôt d’un mémoire exposant un ou plusieurs moyens que jusqu’à l’expiration du délai de recours ». L’absence de conclusions dans la requête peut être régularisée dans des conditions analogues selon la jurisprudence. Le cadre temporel de la régularisation s’avère une nouvelle fois particulièrement contraignant pour le requérant. Un droit à l’erreur lui est certes reconnu. Cependant, la porte laissée entrouverte à la régularisation se refermera rapidement sur lui s’il ne réagit pas avec suffisamment de diligence au défaut de motivation. Cette restriction temporelle au principe de la régularisation ne concernera toutefois en pratique que le requérant véritablement négligent, c’est-à-dire celui dont la requête ne contient l’exposé « d’aucun moyen » ou d’aucune conclusion.

Les « irrecevabilités susceptibles d’être couvertes après l’expiration du délai de recours » (art. R. 612-1du CJA) forment la cohorte la plus conséquente. Le CJA ne les énumère pas. Il s’agit d’une catégorie résiduelle constituée des irrecevabilités autres que celles précédemment mentionnées et que celles dont la régularisation est impossible (v. infra, B). Y figurent les irrecevabilités relatives au requérant : absence de capacité à agir (d’un mineur : CE, Sect., 9 juillet 1997, Melle Kang, n° 145518, Rec.), de qualité pour agir (d’un parent au nom de son fils majeur : CE, Ass., 13 mai 2011, Mme M’Rida, n° 316734, Rec. ; d’un individu au nom d’une personne morale : CE, 16 janvier 1998, Association « Aux amis des vieilles pierres d’Aiglemont », n°153558, T.), d’intérêt à agir (le requérant « peut invoquer à tout moment, y compris pour la première fois en appel, une qualité lui donnant intérêt à agir », CE, 10 décembre 1997, Société Norminter Gascogne Pyrénées, n°158064, T.) ou bien encore de ministère d’avocat (CE, Sect., 27 janvier 1989, Chrun, n° 68448, Rec.). La plupart des irrecevabilités afférentes au recours sont également concernées. Il en va ainsi de l’absence de signature de la requête en cas d’envoi de celle-ci par télécopie (CE, 13 mars 1996, Diraison, n° 112949, Rec.) ou courriel. Son authentification ultérieure peut être réalisée soit par la production d’un exemplaire dûment signé du mémoire, soit par l’apposition par le requérant de sa signature au bas du document. Le développement de l’application Télérecours et la création récente d’un téléservice (art. R. 414-6 du CJA, créé par le décret n° 2018-251 du 6 avril 2018) limitent désormais la portée de ces jurisprudences puisque l’identification de l’auteur de la requête, au moyen de ces procédés, vaut signature de la requête (art. R. 414-2 et R. 414-8 du CJA). Sont également corrigibles jusqu’à la fin de l’instruction les irrecevabilités tenant à la non-production de la décision attaquée (CE, 17 mars 1995, Touati, n° 154596, T.) ou des copies exigées (CE, 1er juin 1994, Marangoni, n°143770, Rec.), à la non-rédaction du recours en langue française (CE, 18 octobre 2000, Société Max-Planck-Gesellschaft, n° 206341, Rec.) ou à l’omission de produire la justification de la notification du recours conformément aux prescriptions de l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme (CE, 19 décembre 2008, Époux Montmeza, préc.). De même, en cas de requête collective personnelle ou matérielle, s’il n’existe pas un lien suffisant soit entre les requérants, soit entre les décisions, le ou les requérants pourront régulariser leur recours, dans le délai fixé par le juge, en présentant autant de requêtes distinctes que nécessaire (CE, Sect., 30 mars 1973, David, n° 80717, Rec.). S’agissant enfin du non-respect de l’exigence de liaison du contentieux, le Conseil d’État a consacré des possibilités de régularisation assez larges lorsque l’administration n’a pas opposé expressément une fin de non-recevoir tirée justement de l’absence de décision préalable (la régularisation est alors exclue, v. CE, Sect., 13 juin 1984, Association Club athlétique de Mantes-la-Ville, n°44648, Rec.). En effet, la jurisprudence a admis que l’intervention de la décision en cours d’instance avait pour effet de régulariser le recours, y compris en cas de saisine de l’administration postérieurement au dépôt de la requête aux fins de lier le contentieux (CE, 8 juillet 1970, Andry, n° 72891, Rec.). De façon non moins libérale, le juge a considéré que le fait pour le défendeur (l’administration) de conclure à titre principal (CE, 21 février 1997, Quille, n° 86678, Rec.) au rejet au fond des prétentions du requérant valait décision « liant le contentieux » (v. par ex. CE, 1er juin 1984, Commune de Vieux-Boucau, n° 26989, Rec.). Ces solutions ont toutefois en partie été remises en cause par le décret « JADE » du 2 novembre 2016 dans le cadre du contentieux indemnitaire. L’article R. 421-1 alinéa 2 du CJA dispose désormais que « lorsque la requête tend au paiement d’une somme d’argent, elle n’est recevable qu’après l’intervention de la décision prise par l’administration sur une demande préalablement formée devant elle ».

Dans quel délai précis les irrecevabilités mentionnées à l’article R. 612-1 du CJA peuvent-elles être régularisées ? De sa propre initiative, le requérant peut régulariser sa requête à tout moment, alors même que ni le juge, ni le défendeur n’ont opposé une fin de non-recevoir. Une régularisation spontanée d’une irrecevabilité peut donc éventuellement intervenir y compris après qu’une ordonnance de clôture de l’instruction a été prise (CE, avis, 28 juillet 1995, Mme Tourteaux, n° 167629, Rec.). Dans l’hypothèse où le juge a relevé d’office l’irrecevabilité et a invité le requérant à la régulariser dans un délai déterminé, l’expiration de ce dernier rend l’irrecevabilité définitive et non régularisable, le juge pouvant alors avoir recours aux ordonnances dites « de tri » (art. R. 122-12 et R. 222-1 du CJA). Enfin, si la fin de non-recevoir est opposée par le défendeur, la régularisation doit être effectuée avant la clôture de l’instruction (v. CE, 18 décembre 2017, préc.). Au-delà, elle n’est plus envisageable sauf si la partie apporte la preuve qu’elle n’était pas en mesure d’y procéder avant que l’instruction ne prenne formellement fin (CE, 19 décembre 2008, Époux Montmeza, préc.).

2) La régularisation impossible : l’exception

Les « irrecevabilités manifestes non susceptibles d’être couvertes en cours d’instance », pour reprendre la formulation de l’article R. 612-1 du CJA, ne peuvent pas l’être en raison de leur nature même ou de la finalité qu’elles poursuivent. Ici, le respect du caractère d’ordre public des règles de recevabilité ne peut s’accommoder d’aucune forme de régularisation. En présence d’une irrecevabilité de cette nature, le juge peut rejeter le recours en usant du procédé expéditif des ordonnances de l’article R. 122-12 ou R. 222-1 du CJA. La liste des conditions de recevabilité dont le respect s’impose ab initio a été établie de façon limitative par la jurisprudence.

La règle du délai de recours fait partie de celles-là. L’exercice hors délai du recours expose inéluctablement son auteur au rejet de sa requête. La forclusion est irrémédiable. Admettre le contraire ôterait tout intérêt à la règle du délai de recours qui vise autant à protéger l’efficacité de l’action administrative que les droits des tiers dans le cadre des relations triangulaires. En fait, « permettre la régularisation serait renoncer à l’exigence même du délai de recours » (R. Chapus, op. cit., n° 519).

Des raisons différentes expliquent le rejet de toute régularisation de la requête en cas de non-exercice d’un recours administratif préalable obligatoire (RAPO) (CE, 19 février 2001, El Hirach, n° 228994, Rec.). Ce n’est plus la tardiveté du recours juridictionnel qui est en cause mais, au contraire, son caractère prématuré. Par définition, le recours préalable est obligatoire afin de tenter de parvenir à une résolution à l’amiable du litige. L’instauration d’un mécanisme contraignant de règlement non juridictionnel des litiges serait vidée de sa substance s’il était permis au requérant, une fois son recours contentieux introduit, de régulariser le défaut de saisine préalable de l’autorité administrative. C’est pourquoi, l’exercice du RAPO en cours d’instance et la production des décisions prises sur ce recours ne sont pas susceptibles de régulariser le recours juridictionnel précoce (CE, 26 avril 1976, n° 95585, Rec.). De même, est sans incidence sur l’irrecevabilité le fait que l’administration a discuté le fond de la protestation du requérant sans lui opposer une fin de non-recevoir tirée du défaut d’exercice du recours préalable (CE, 6 mai 1977, Garrigues, n° 02962, Rec.). En revanche, si l’administré a bien exercé le RAPO mais a saisi le juge avant que l’autorité n’ait statué sur sa demande, l’irrecevabilité pourra être couverte si la décision intervient en cours d’instance (CE, Sect., 4 janvier 1974, n° 87418, Rec.).

Toute forme de régularisation est enfin exclue en cas de recours juridictionnel contre un acte non décisoire ou bien injusticiable (v. par ex. à propos d’un recours contre une mesure préparatoire : CE, 19 juillet 2017, n° 403827, T.). Seules sont contestables des actes administratifs répondant à des caractéristiques définies par la jurisprudence. Or, un acte qui ne possède pas les attributs d’un acte justiciable au jour de la saisine du juge ne pourra pas voir sa nature modifiée en cours d’instance. Ce « principe » d’immutabilité des caractères de l’acte administratif rend dès lors sans intérêt l’application du principe de la régularisation des recours. Cette hypothèse ne doit toutefois pas être confondue avec celle où le requérant n’a pas respecté la règle de la liaison du contentieux. Dans ce dernier cas de figure, nous savons que des possibilités de régularisation existent.

B) La régularisation implicite : une pratique juridictionnelle

Le principe dispositif, qui constitue un des piliers de la procédure civile, ne s’est pas imposé avec la même rigueur en procédure administrative contentieuse. La maîtrise par les parties de la matière du procès n’y est pas aussi absolue. Si les possibilités d’intervention du juge administratif au cours de l’instance sont fort nombreuses et connues, il en est une qui contribue à assouplir le caractère d’ordre public des fins de non-recevoir. Il s’agit de la pratique juridictionnelle en vertu de laquelle le juge s’autorise à interpréter la requête lorsque les conclusions qu’elle renferme sont formulées de façon maladroite ou bien imprécise (ce pouvoir d’interprétation concerne en réalité l’ensemble des écritures des parties, v. C. Meurant, L’interprétation des écritures des parties par le juge administratif français, Thèse, Université Jean Moulin Lyon 3, 2017). Cette opération de requalification poursuit comme objectif soit de donner au recours une portée utile, soit de couvrir une irrecevabilité. C’est sous ce dernier aspect que la pratique de l’interprétation constructive remplit une fonction de régularisation qui ne dit pas son nom.

L’ingérence du juge est en soi assez remarquable car, en principe, « c’est la demande des parties, qui, dans les limites des lois et des règlements de droit public, fixe le terrain juridictionnel des litiges » (Riboulet, concl. sous CE, 26 juillet 1912, Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans et du Midi c/ État, Rec. 889). Le juge ne peut donc statuer ni au-delà ni en deçà de ce qui lui est demandé par le requérant dans ses conclusions. En vérité, le pouvoir d’interprétation tempère sans le dénaturer le principe d’immutabilité de l’instance. La requalification ne conduit jamais le juge à statuer infra ou ultra petita (contra, J.-M. Auby, « L’‘‘ultra petita’’ dans la procédure contentieuse administrative », Mélanges en l’honneur de Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, t. 2, p. 267 (spéc. p. 278). Pour le professeur Chapus, en effet, « dire que le juge doit statuer sur ce qui lui est demandé ne peut raisonnablement exprimer que son obligation de statuer sur ce qui lui est réellement demandé » (« De l’office du juge : contentieux administratif et nouvelle procédure civile », EDCE 1977-1978, n° 29, p. 13, spéc. p. 46). L’ambition du juge n’est autre que « démonter l’apparence de la demande pour en faire apparaître l’essence. Le juge agit comme une sorte d’éclaireur de la volonté du requérant » (C. Debbasch, « L’interprétation par le juge administratif de la demande des parties », JCP 1982, I, 3085, n° 4). Les formules utilisées dans les arrêts attestent de cette entreprise de reconstitution-révélation des intentions réelles du requérant : « il y a lieu de regarder la requête comme dirigée contre » (CE, 1er mars 2012, n° 355133, T.) ; « la demande doit s’analyser comme tendant à l’annulation » (CE, 31 juillet 1992, n° 116810, T.) ; « le requérant doit être regardé comme ayant attaqué » (CE, 4 juin 1976, Desforets, n° 96356, Rec.) ; « le requérant n’attaque, en réalité » (CE, Sect., 2 juin 1972, Fédération française des syndicats de pilotes maritimes, n° 78410, Rec.) ; « la demande devait en réalité être regardée comme dirigée » (CE, 23 décembre 1994, n° 78118, inédit).

Afin de révéler une volonté qu’il suspecte d’avoir été mal exprimée, le juge se livre à un véritable « travail d’orthopédie juridique » (R. Odent, art. préc., p. 663) et met en œuvre des méthodes d’interprétation éprouvées, au premier rang desquelles l’exégèse (C. Meurant, thèse préc., p. 180 s.). Le juge se fiera donc principalement à « l’argumentation de la demande », aux « pièces du dossier » ou bien encore aux « termes » de la requête. Bien que le libéralisme du juge l’amène parfois à pousser assez loin les limites de son pouvoir d’interprétation, ce dernier ne le conduit jamais à dégager une volonté factice du demandeur. Si, au terme d’une analyse précise des pièces du dossier, le juge est convaincu que la présentation formelle des conclusions correspond à l’intention réelle du requérant, il refusera de requalifier la demande. Il lui est, en effet, impossible de substituer aux conclusions défaillantes sa propre appréciation et créer artificiellement les conditions de la recevabilité du recours.

En tant que technique de régularisation implicite, l’interprétation des conclusions opère presque exclusivement à l’égard de la condition de recevabilité tenant à l’existence d’une décision susceptible de lier le contentieux. L’opération de requalification vise alors le plus souvent à substituer à l’acte attaqué, lequel ne fait pas grief, une décision attaquable. À titre d’illustration, peut être citée la décision récente par laquelle le Conseil d’État a jugé « qu’il appartient au juge administratif, s’il est saisi dans le délai de recours contentieux qui a recommencé de courir à compter de la notification du rejet du recours gracieux, de conclusions dirigées formellement contre le seul rejet du recours gracieux, d’interpréter les conclusions qui lui sont soumise comme étant aussi dirigées contre la décision administrative initiale ». En effet, en cas de recours juridictionnel consécutif au rejet d’un recours gracieux, seuls les vices propres de la décision initiale peuvent être utilement contestés (CE, 7 mars 2018, n° 404079, Rec.).

La place importante accordée aux mécanismes de régularisation des irrecevabilités est assez révélatrice de la façon dont le droit d’accès au juge est entendu libéralement devant la juridiction administrative. L’existence de ces dispositifs de régularisation explicite ou implicite est également riche d’enseignements sur l’office du juge en aidant à mieux en percevoir certains des ressorts.

II) La régularisation des irrecevabilités et l’office du juge administratif

Il est impossible de dissocier la question de la régularisation des irrecevabilités et celle de l’office du juge administratif. La première est intimement liée à la seconde. Les procédures de régularisation mettent en évidence, à petite échelle, la singularité de cet office. Elles sont, en effet, une manifestation de l’existence « du juge administratif ‘‘providence’’ » (C. Meurant, thèse préc., p. 160 s.). Ce dernier, au nom de l’exigence de bonne administration de la justice (A), est en effet assujetti à des obligations plus ou moins contraignantes (B) au regard du principe de régularisation.

A) Régularisation et bonne administration de la justice

Si la régularisation des irrecevabilités emprunte des chemins variés, ils se rejoignent s’agissant de leurs fondements. De prime abord, les mécanismes de régularisation des irrecevabilités trouvent leur raison d’être dans la concrétisation du droit au recours à laquelle ils contribuent. Le droit d’accéder à un juge ne se limite pas à la seule reconnaissance du droit d’action mais inclut également les modalités d’exercice de ce droit. Or, justement, la technique de la régularisation offre aux requérants, dans l’hypothèse où leur recours ne satisfait pas à une des conditions de recevabilité des requêtes, la possibilité de corriger leur erreur et de redresser la cause de l’irrégularité. En cela, la régularisation se rattache aux instruments de protection des droits procéduraux des justiciables et du caractère équitable du procès. En outre, parce qu’elle permet le franchissement de l’obstacle de l’irrecevabilité, la régularisation donne au requérant la garantie d’un examen au fond de son affaire. Quand bien même le juge lui donnerait tort au final, cela est toujours plus satisfaisant, pour le demandeur que de se voir opposer une fin de non-recevoir qui peut générer, chez lui, une forme de frustration et lui donner le sentiment que sa cause n’a pas été examinée. Dans le cadre du contentieux de l’excès de pouvoir, cette justification a pu être contestée. Le requérant y est traditionnellement présenté comme un « gardien de la légalité administrative méconnue ». Ainsi, la régularisation ne poursuivrait en réalité pas d’autre objectif que de rendre possible la soumission de l’administration au principe de légalité. La discussion est en vérité assez stérile. Il est difficile de nier que le recours pour excès de pouvoir s’est mué au fil des ans en un « recours personnalisé » où le requérant est le défenseur de ses propres intérêts avant d’être celui de la légalité in abstracto (A. Claeys, La protection juridictionnelle de l’administré au moyen du recours pour excès de pouvoir, Thèse, université de Poitiers, 2005). La protection des droits procéduraux du requérant constitue un élément de la protection juridictionnelle que lui apporte le recours au juge. Le but immédiat de la régularisation du recours vise donc bien à préserver les chances de succès de l’action contentieuse qu’il a introduite. Si la régularisation favorise également l’exercice par le juge de son contrôle de légalité, ce n’est alors que de façon incidente.

Appréhendée à l’aune de ses fondements, la technique de la régularisation n’en présente pas moins un caractère ambivalent. Par-delà la protection du requérant, elle se rapporte également à l’exigence de bonne administration de la justice, fréquemment convoquée par la jurisprudence à l’appui de solutions diverses (pour un exemple récent : CE, 25 juin 2018, SAS L’immobilière Groupe Casino, n° 416720, T.). Cette exigence est doublement satisfaite grâce à la régularisation. Elle l’est, tout d’abord, parce que les règles gouvernant la recevabilité des recours sont respectées. La régularisation ne fait qu’apporter un tempérament au principe du caractère d’ordre public des fins de non-recevoir. Elle n’y déroge pas. Ainsi que le notait le professeur Debouy, « la régularisation affecte l’une des conséquences de la fin de non-recevoir, non cette fin de non-recevoir elle-même. L’irrecevabilité demeure d’ordre public, seulement ce caractère ne pourra déployer ses effets que lorsque la demande de régularisation, quand elle est possible, n’a pas été suivie d’effets. La demande de régularisation se présente alors comme une formalité préalable, un avertissement au requérant » (C. Debouy, thèse préc., p. 366). La bonne administration de la justice sort encore renforcée par la régularisation qui donne au juge l’opportunité de vider le litige et de remplir ainsi sa mission première. Partant, une magistrate administrative considère qu’« en réalité, [la régularisation] n’est pas tant liée aux parties au procès administratif qu’à ce procès lui-même et au rôle confié à son juge ». Et de poursuivre, que « dans le procès administratif [elle] apparaît comme une procédure dont la maîtrise et la raison d’être servent davantage le juge administratif que son justiciable » (H. Lepetit-Collin, « La régularisation de la requête », art. préc.). Nous croyons, pour notre part, qu’il n’existe pas de hiérarchie réelle parmi les fondements et les finalités assignés à la régularisation. Dire qu’elle sert les intérêts des justiciables n’est pas incompatible avec le constat de ses liens avec l’office du juge. La bonne administration de la justice s’apprécie depuis des points de vue multiples qui correspondent à ceux de l’ensemble des acteurs du procès administratif. Il est vrai cependant que la régularisation soumet le juge à des obligations spécifiques et s’adresse donc particulièrement à lui.

B. Régularisation et obligations du juge

Les obligations du juge varient en fonction des types de régularisation. Alors qu’elles sont relativement peu contraignantes lorsqu’il s’agit de l’interprétation des conclusions, elles sont beaucoup plus marquées dans le cadre du dispositif de régularisation explicite établi par le code de justice administrative.

En ce qui concerne l’interprétation constructive des conclusions, la faculté est la règle, l’obligation l’exception. Cédric Meurant, dans sa thèse déjà citée, a parfaitement démontré comment le juge administratif se reconnaissait une liberté étendue pour interpréter ou non des écritures erronément présentées (thèse préc., p. 339 s.). Il a bien entendu le devoir de les analyser puis de la viser. En revanche, il n’est pas tenu, en principe, de les rectifier s’il décèle une quelconque anomalie pouvant déboucher sur le rejet pour irrecevabilité du recours. Dans quelques hypothèses, toutefois, la faculté se transforme en impératif. S’agissant de la régularisation implicite des irrecevabilités, l’obligation d’interpréter est exclusivement posée par la jurisprudence. Elle concerne presque exclusivement l’hypothèse où plusieurs décisions s’enchaînent. Ainsi, en cas de recours juridictionnel consécutif à un recours gracieux contre une décision administrative, nous savons déjà que le juge doit nécessairement interpréter les conclusions présentées contre le rejet de ce recours comme étant aussi dirigées contre la décision administrative initiale (CE, 7 mars 2018, préc.). En cas de recours administratif préalable obligatoire, le recours formé contre la décision initiale doit être regardé comme exercé en réalité contre la décision prise par l’autorité de recours (CE, 19 décembre 2008, Mellinger, n° 297187, Rec.). Dans le même ordre d’idée, lorsqu’un requérant conteste, dans les délais de recours, une décision implicite de rejet et une décision expresse de rejet intervenue postérieurement, le juge doit interpréter ses conclusions comme visant uniquement la seconde décision, qui s’est substituée à la première (CE, 28 mai 2010, Société IDL, n° 320950, T.). En dehors de ces circonstances particulières, le juge recouvre son entière liberté d’interpréter ou non.

Il en va différemment en cas de régularisation explicite où la logique s’inverse. L’obligation est la règle, la faculté l’exception. L’article R. 612-1 du CJA énonce, en effet, que « lorsque des conclusions sont entachées d’une irrecevabilité susceptible d’être couverte après l’expiration du délai de recours, la juridiction ne peut les rejeter en relevant d’office cette irrecevabilité qu’après avoir invité leur auteur à les régulariser ». Cette règle de portée générale fut originellement consacrée par la jurisprudence (CE, Sect., 11 février 1966, Denis, n° 62284, Rec. ; CE, Sect., 30 mars 1973, David, préc.) avant d’être reprise à son compte par le pouvoir réglementaire (v. anc. art. R. 149-1 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel dans sa rédaction issue du décret n° 97-563 du 29 mai 1997). L’obligation faite au juge d’inviter le requérant à régulariser sa requête partie de celles « qui s’imposent à la juridiction dans la conduite de l’instruction des affaires dont elle est saisie » (CE, 22 juin 1988, SCI Ponderosa, n° 62214, inédit). Manifestation du caractère inquisitorial de la procédure contentieuse, cette obligation d’information répond parfaitement aux exigences d’une bonne administration de la justice.

Le champ d’application de l’obligation est étendu. Dès lors que l’irrecevabilité est susceptible d’être couverte après l’expiration du délai de recours, le juge devra inviter le requérant à la régulariser. Pour les irrecevabilités incorrigibles ou bien celles qui peuvent l’être avant l’expiration du délai de recours, le juge est libéré de tout devoir d’information. Dans la première hypothèse, la demande de correction n’a pas de sens. Dans la seconde, la brièveté du temps de correction la prive de son utilité. Pour les irrecevabilités du premier groupe – celles qui donnent lieu à information –, l’obligation d’inviter à régulariser n’est pas opposable au juge des référés (art. R. 522-2 du CJA). Dans le cadre de la procédure ordinaire, elle ne l’est que s’il entend « relever d’office » ces irrecevabilités. Si le défendeur a invoqué une fin de non-recevoir, le juge est donc délié de toute responsabilité. La fin de non-recevoir étant communiquée au demandeur, par le simple jeu du débat contradictoire, l’exigence d’information est considérée comme remplie. Cette solution, qui fut inaugurée par la jurisprudence (CE, 28 avril 1997, Association des commerçants non sédentaires de Corbeil-Essonnes, n° 164820, Rec. ; ab. jur., CE, 25 février 1987, Mortet, n° 45269, T.) puis codifiée dans le CJA (elle conserve son caractère jurisprudentiel pour les juridictions administratives spéciales, CE, 18 décembre 2017, préc.), n’est pas à l’abri de toute critique. Elle revient effectivement à mettre sur le même plan une fin de non-recevoir invoquée par le défendeur et une invitation à régulariser produite par le juge. Or, on peut aisément imaginer qu’un requérant sera plus enclin à se conformer à une demande émanant de l’autorité juridictionnelle qu’à un moyen de défense présenté par son « adversaire ». Sachant qu’il est assez fréquent en pratique que les défendeurs soulèvent des fins de non-recevoir, les perspectives de régularisation provoquée s’en trouvent potentiellement altérées. Le professeur Chapus critiqua assez sévèrement le revirement de jurisprudence de 1997 qui, selon lui, marque « un recul, quant à la sécurité juridique des administrés en litige avec l’administration » (op. cit., n° 533). À bien des égards, il serait souhaitable que l’invocation d’une fin de non-recevoir par le défendeur cesse de neutraliser l’obligation faite au juge d’inviter à régulariser une irrecevabilité relevant du champ d’application de l’article R. 612-1 du CJA.

La jurisprudence pourrait avoir fait un premier pas en ce sens. Dans sa décision Alloune, le Conseil d’État a jugé que l’invitation à régulariser devait être envoyée « par lettre remise contre signature ou par tout autre dispositif permettant d’attester la date de réception ; que la communication au requérant par lettre simple d’un mémoire en défense soulevant une fin de non-recevoir ne saurait, en principe, dispenser le juge administratif de respecter l’obligation ainsi prévue, à moins qu’il ne soit établi par ailleurs que le mémoire en défense a bien été reçu par l’intéressé » (CE, 14 novembre 2011, Alloune, n° 334764, T. ; CE, 9 mars 2018, Commune de Rennes-les-Bains, n° 406205, T.). Il ne s’agit pas à proprement parler d’un retour à la jurisprudence Mortet de 1987. Néanmoins, la dispense d’intervention du juge est désormais cantonnée aux seuls cas où il est acquis que la communication de la fin de non-recevoir a été réalisée selon des modalités propres à garantir l’information réelle du requérant. S’agissant plus spécifiquement des modalités d’envoi de l’invitation à régulariser, la jurisprudence a précisé, en outre, qu’aucune disposition législative ou réglementaire n’interdit à une juridiction d’adresser dans un même pli une information sur l’état de la procédure et une mise en demeure de régulariser celle-ci (CE, 27 juillet 2005, Hamoumi, n° 260294, T.). Une régularisation par courrier électronique – en dehors de l’application Télérecours – est envisageable. Le greffe de la juridiction est alors tenu de demander au requérant de lui adresser un courrier postal portant sa signature et reprenant le contenu de son courriel (CE, 16 mars 2016, n° 389521, T.).

Le contenu a minima de l’invitation adressée par le juge est déterminé par le pouvoir réglementaire. L’article R. 612-1 al. 3 du CJA prévoit, en effet, que « la demande de régularisation mentionne que, à défaut de régularisation, les conclusions pourront être rejetées comme irrecevables dès l’expiration du délai imparti qui, sauf urgence, ne peut être inférieur à quinze jours ». Un délai plancher de quinze jours est donc établi en matière de régularisation. En conséquence, le juge ne peut pas se montrer trop évasif et se contenter d’inviter le requérant à régulariser « dans les meilleurs délais » (CE, 9 mars 2009, Mme Gourdain, n° 303983, inédit). Le délai de régularisation prescrit par le juge est nécessairement prorogé en cas de demande d’aide juridictionnelle. Dans l’hypothèse où cette demande serait rejetée, un nouveau délai de régularisation commencerait à courir à compter de la notification de ce rejet. La juridiction ne peut alors pas, « sauf à méconnaître les règles générales de procédure applicables devant elle » et le droit de toute personne à un recours effectif (CE, 7 avril 2010, Bruguier, n° 315123, inédit), examiner la requête avant l’expiration de ce nouveau délai (CE, 11 octobre 2006, Mme Etienne, n° 282107, T.). Toujours dans le souci de donner une portée utile à l’intervention du juge, l’invitation à régulariser doit également indiquer la sanction encourue – le rejet du recours pour irrecevabilité – par le requérant qui n’y donnerait pas une suite favorable. L’information doit être précise et fiable. Tel n’est pas le cas d’une demande qui se contente d’indiquer qu’elle a pour objet « de compléter l’instruction » sans mentionner explicitement que la requête pourra être déclarée irrecevable à défaut de réponse dans le délai imparti (CE, 25 octobre 2004, Préfet de police c/ Mme de Sousa, n° 256944, T.). L’alinéa 3 de l’article R. 612-1 du CJA indique, enfin, que « la demande de régularisation tient lieu de l’information prévue à l’article R. 611-7 » (v. cependant CE, 28 mars 2018, n° 410552, T.). Celui-ci impose au juge de soumettre au débat contradictoire un moyen qu’il envisagerait de relever d’office. L’équivalence des procédures d’information n’est cependant pas réciproque. Lorsque le juge entend soulever d’office le moyen tiré de l’irrecevabilité de la requête, il ne peut pas se contenter de respecter la procédure prévue à l’article R. 611-7 du CJA. Il doit également adresser au requérant une invitation à régulariser répondant aux prescriptions de l’article R. 612-1 du CJA (CE, 13 juillet 2016, M. Delhaye, n° 388803, T.).

Le respect de l’obligation d’inviter à régulariser une irrecevabilité conditionne la régularité du jugement ou de l’arrêt rendu in fine. Si le juge rejette un recours après avoir soulevé d’office une cause d’irrecevabilité mais sans avoir adressé de demande de régularisation, sa décision sera annulée en cas d’appel ou de pourvoi en cassation. S’il statue au fond sans avoir préalablement opposé une fin de non-recevoir et que l’irrecevabilité de la requête initiale est avérée, la situation est plus complexe. La section du contentieux du Conseil d’État a fini par apporter une solution équilibrée à cet épineux problème juridique. Le juge d’appel, s’il est confronté à cette difficulté, doit en principe nécessairement relever d’office l’irrecevabilité de la demande initiale et annuler le jugement rendu pour irrégularité. En n’opposant pas l’irrecevabilité, le juge a effectivement ipso facto manqué à son devoir d’information. Toutefois, l’annulation ne pourra légalement intervenir qu’après que le juge d’appel aura lui-même invité – sans succès – le requérant à régulariser l’irrecevabilité. En tout état de cause, le juge d’appel « ne saurait sans méconnaître l’étendue de ses pouvoirs » se soustraire à cette obligation au prétexte que l’irrégularité de la procédure de première instance tenant au défaut d’invitation à régulariser n’aurait pas été invoquée en appel (CE, Sect., 29 décembre 2000, Caisse primaire d’assurance maladie de Grenoble, n° 188378, Rec.).

Les larges possibilités de régularisation des irrecevabilités et les obligations subséquentes du juge témoignent des facilités d’accès au juge administratif et de l’intérêt porté à la situation du requérant (v. B. Seiller, « Une efficacité renforcée par un accès accru aux prétoires : approche juridique », in R. Matta Duvignau et M. Lavaine (dir.), L’efficacité de la justice administrative, Paris, Mare & Martin, 2016, p. 185). Elles sont également la manifestation de l’importance reconnue aux règles de recevabilité dans le cadre du procès administratif. Le régime de la régularisation des irrecevabilités illustre finalement parfaitement combien le droit de la procédure administrative contentieuse est un droit au service des justiciables et d’une justice de qualité.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 245

   Send article as PDF   
ParJDA

De la régularisation en marché public

par Mme Pauline GALLOU

Doctorante en droit public à l’université Toulouse 1 Capitole
membre de l’Institut Maurice Hauriou (EA 4657)

S’interroger sur les liens qu’entretiennent la régularisation et les marchés publics peut sembler surprenant. Il est en effet très souvent reproché aux marchés publics d’être caractérisés par la grande rigidité de leurs procédures et un formalisme excessif. D’ailleurs, quel juriste n’a jamais entendu que l’efficacité économique de l’achat public était sacrifiée sur l’autel de sécurité juridique ? Cette affirmation doit cependant être relativisée. La preuve en est avec la possibilité offerte à l’acheteur public, sous certaines conditions, de procéder à des régularisations en matière de marché public. Par cette action, il opère une mise en conformité a posteriori d’un acte de procédure ou d’un acte juridique (le contrat). Or, opérer une régularisation en marché public implique que l’acheteur public prenne le risque d’amoindrir la sécurité du processus d’achat ou, tout au moins, qu’il prenne le risque d’une contestation de celui-ci. Pourtant, il convient de démontrer que la balance entre l’appréciation de la légalité et la stabilité du processus d’achat ne penche pas toujours en faveur d’une orthodoxie de la légalité. Parfois, le pragmatisme de l’acheteur motive une régularisation de l’achat public. Aussi, il n’est pas toujours aisé pour l’acheteur de déterminer avec certitude les contours d’une irrégularité.

Néanmoins, le mécanisme de régularisation bénéficie d’un espace limité en matière de marché public. Auparavant, l’article 52 du code des marchés publics donnait la possibilité à l’acheteur public de régulariser les candidatures pour lesquelles il constatait que des pièces réclamées étaient absentes ou incomplètes. Le terme de régularisation était uniquement employé concernant les candidats n’ayant pas justifié de leur capacité juridique. L’acheteur, s’il optait pour une régularisation des candidatures (lato sensu), devait demander à tous les candidats concernés de compléter leur dossier de candidature dans un délai identique et n’excédant pas dix jours. Alors que la régularisation des candidatures pouvait être mise en œuvre pour toutes les procédures, le code des marchés publics ne permettait pas de régulariser les offres en procédure d’appel d’offre. En vertu de l’article 59 du code des marchés publics, l’acheteur public pouvait uniquement demander aux candidats de préciser ou de compléter la teneur de leur offre lors d’un appel d’offre. L’offre irrégulière devait être éliminée sans être analysée, ni classée. Le juge avait cependant admis la régularisation d’erreurs purement matérielles (CE, 21 septembre 2001, Département des Hauts-de-Seine, n° 349149, Rec.). Lorsqu’à la suite d’un appel d’offres ou dialogue compétitif, seules des offres irrégulières ou inacceptables étaient proposées, le pouvoir adjudicateur qui était tenu de les rejeter pouvait relancer la procédure avec un marché négocié après publicité préalable et mise en concurrence (I, 1° art. 35 du code des marchés publics).

En revanche si l’acheteur avait lancé un appel d’offres pour lequel aucune candidature ou aucune offre n’avait été déposée ou pour lequel seules des offres inappropriées ont été déposées, la procédure pouvait être relancée par un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence (II, 3° art. 35 du code des marchés publics). En procédure adaptée, la régularisation des offres irrégulières était admise lors de la négociation, à condition toutefois de préserver l’égalité entre les candidats et de ne pas neutraliser un critère (CE, 27 avril 2011, n° 344244, T.). Alors que la doctrine administrative semblait exclure de la régularisation les offres inappropriées, c’est-à-dire sans rapport avec le marché public (Rép. du Min. de l’économie à la QE n° 70215 de D. Fidelin, JO AN du 4 mai 2010, p. 5009), le juge n’avait semble-t-il pas retenu cette limitation. Ainsi, l’acheteur public pouvait admettre les candidats ayant remis des offres inappropriées, irrégulières ou inacceptables à négocier et ne pas les éliminer d’emblée. Si, à l’issue de la négociation, l’offre conservait son caractère irrégulier, inacceptable ou inapproprié, l’acheteur devait la rejeter sans la classer (CE, 30 novembre 2011, n° 353121, T.). En revanche, le V de l’article 66 du code des marchés publics imposait pour les procédures négociées que les offres inappropriées au sens du 3° du II de l’article 35 du code des marchés publics soient éliminées.

Ainsi, une distinction était opérée en matière de régularisation selon d’une part la procédure de passation et d’autre part la nature de l’irrégularité.

De son côté, la nouvelle réglementation des marchés publics emploie expressément le mot « régularisation » à deux reprises. Tout d’abord, l’article 45 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics énonce pour certaines exclusions aux marchés publics la possibilité dans certains cas pour le soumissionnaire de régulariser sa situation (hypothèses du 4° et 5° de l’art. 45) et d’éviter que sa candidature ne soit rejetée conformément au IV de l’article 55 du décret n° 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics.

Ensuite, l’article 59 du décret du 25 mars 2016 envisage la régularisation des offres. Les acheteurs identifient cependant d’avantage de cas de régularisation que ceux expressément qualifiés par la législation. Si la régularisation en marché public reste en théorie marginale, on ne peut toutefois nier son existence. Étudier la régularisation en matière de marché public nécessite de s’intéresser à la polysémie du mot et à la grande diversité des mécanismes pouvant être utilisés par les acheteurs publics. Pour avoir une photographie d’ensemble, il pourrait être nécessaire d’élargir l’étude à d’autres hypothèses que celles expressément visées par les textes et développées ci-après. Seule sera abordée ici la régularisation utilisée par l’acheteur lors de la passation du marché public.

Il conviendra alors de rappeler dans un premier temps le raisonnement de l’acheteur conduisant à une possible régulation et les caractères de cette dernière (I) avant d’étudier les deux principales régularisations pouvant être utilisées par l’acheteur public au stade de la passation (II).

I) Le raisonnement de l’acheteur et les caractéristiques de la régularisation

A) Le raisonnement juridique menant à une possible régularisation

La régularisation peut être regardée comme l’aboutissement du raisonnement juridique de l’acheteur public. La première étape du raisonnement de l’acheteur en matière de régularisation vise à déterminer si le fait qu’il observe peut-être qualifié d’irrégularité. Cela nécessite d’opérer une qualification juridique du fait. Ce fait est ensuite confronté à une règle de droit afin de déterminer sa légalité. La nature et la source de cette dernière peuvent être multiples puisqu’il peut s’agir d’une norme extrinsèque (une norme internationale, législative, réglementaire) ou d’une règle intrinsèque, définie dans les pièces du marché ou de la consultation visant à traduire le besoin de l’acheteur public.

Cette étape cruciale de qualification juridique n’est pas toujours aisée en matière de marché public car elle implique notamment que la définition des besoins soit parfaitement réalisée en amont et qu’elle soit ensuite fidèlement traduite dans les pièces du marché. Un arrêt du tribunal administratif de Paris du 4 septembre dernier illustre cette difficulté (TA Paris, 4 septembre 2018, n° 1815042/3-5). En l’espèce le ministère de la défense avait lancé un accord-cadre mono-attributaire pour l’acquisition d’appareils portatifs de radiographie avec générateur de rayons X. Conformément à une recommandation de l’Autorité de sûreté nucléaire, le ministère désirait acheter un équipement pouvant être déclenché à distance. Pour traduire cette exigence technique, l’acheteur a introduit dans son cahier des charges une référence à une norme technique (NF C 74-100) en pensant que cette norme contenait cette exigence. Lors de l’examen des offres, l’acheteur a rejeté une offre d’un candidat comme irrégulière car ce dernier proposait le déclenchement de l’équipement au moyen d’un retardateur et non pas un déclanchement à distance. Or, la norme visée par le cahier des charges n’imposait qu’un dispositif de commande sans préciser son emplacement.

Ainsi, un appareil présentant un déclanchement à distance ou un appareil se déclenchant à retardement pouvaient être admis. La mauvaise définition du besoin a conduit le ministère à commettre une erreur de droit en rejetant une offre irrégulière d’un candidat qui ne l’était pas au regard de la norme visée dans le cahier des charges. Cette jurisprudence illustre le risque de contestation qu’encourt le rejet d’une offre pour irrégularité. Le juge administratif a pu encourager le pragmatisme de l’acheteur public en jugeant que l’utilisation du mauvais BPU n’entraîne pas nécessairement l’irrégularité de l’offre (CE, 16 avril 2018, Collectivité de Corse n° 417235, inédit).

La deuxième étape du raisonnement mené par l’acheteur consiste à se demander si l’irrégularité identifiée est susceptible d’être régularisée. Si tel est le cas, l’acheteur doit choisir la méthode la plus appropriée. Si la régularisation n’est pas possible ou qu’il ne la souhaite pas, l’acheteur public détermine et applique la sanction appropriée. Cette sanction se manifeste par le rejet de la candidature ou de l’offre.

B) Les caractères communs de la régularisation

La régularisation implique une action de l’acheteur réalisée a posteriori du dépôt des plis des candidats. La régularisation est une initiative de l’acheteur public qui bénéficie au candidat. Cependant, la mise en œuvre de la régularisation est une simple faculté laissée à l’appréciation de l’acheteur public (CE, 21 mars 2018, Département des Bouches-du-Rhône, n° 415929, inédit ; CE, 26 avril 2018, Département des Bouches-du-Rhône, n° 417072, inédit). L’acheteur n’a donc pas l’obligation de régulariser une offre irrégulière, ni ne doit motiver sa décision.

S’il choisit d’opter pour une régularisation, celle-ci doit respecter les principes de la commande publique et notamment les principes d’égalité entre les candidats et de transparence. L’acheteur doit donc inviter l’ensemble des candidats irréguliers à régulariser leur situation dans des conditions identiques et appropriées. C’est ensuite au candidat d’agir, l’acheteur ne peut procéder seul à une régularisation.

Voyons plus précisément les différences entre une régularisation intervenant lors de la phase de candidature et une régularisation au stade de l’offre.

II) La régularisation des candidatures et des offres

A) Le maintien de la faculté de régularisation des candidatures

L’article 55 du décret du 25 mars 2016 dispose que « l’acheteur qui constate que des pièces ou informations dont la présentation était réclamée au titre de la candidature sont absentes ou incomplètes peut demander à tous les candidats concernés de compléter leur dossier de candidature dans un délai approprié et identique pour tous ». L’acheteur n’a qu’une alternative : tout ou rien.

En effet, soit il demande à tous les candidats concernés de fournir les pièces ou informations manquantes, soit il ne leur demande pas et élimine leurs candidatures après les avoir jugées irrecevables. Si à l’issue de la demande effectuée par l’acheteur une candidature demeure incomplète ou irrégulière, le candidat est éliminé.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que le décret du 25 mars 2016 ne qualifie pas de régularisation ce mécanisme, contrairement aux acheteurs publics. S’il ne bouleverse pas l’état du droit antérieur concernant ce mécanisme, il allège l’obligation de l’acheteur. En effet, il ne prévoit plus l’obligation pour l’acheteur public d’informer les candidats dont la candidature est régulière lors de la mise en œuvre de la régularisation. À côté de la suppression de cette obligation contribuant à la transparence de la procédure, les candidats ne bénéficient plus de la possibilité de compléter leur candidature complète.

En outre, lorsque la vérification des candidatures intervient après la sélection des candidats ou l’analyse des offres, le candidat ou le soumissionnaire pressenti qui ne peut fournir les éléments demandés dans le délai imparti est éliminé. Le décret du 25 mars 2016 prévoit que l’acheteur décline ce mécanisme en cascade tant qu’il reste des offres qui ne sont pas sont inappropriées, irrégulières ou inacceptables.

La nouvelle règlementation établit la possibilité de régulariser les offres.

B) L’extension de la régularisation au stade de l’analyse des offres

Le décret du 25 mars 2016 consacre la possibilité de régulariser les offres des candidats sans toutefois faire de cette possibilité le principe (art. 59 du décret du 25 mars 2016). Il transpose ainsi l’opportunité offerte par les directives européennes de 2014 (art. 56.3 de la directive 2014/24/UE ; art. 76 de la directive 2014/25UE) sous réserve de respecter les principes d’égalité de traitement et de transparence. Cette évolution vient mettre fin à des situations dans lesquelles des oublis ou des erreurs mineures conduisaient notamment l’acheteur à exclure des offres économiquement avantageuses.

Le texte rappelle tout d’abord que les offres arrivées hors délais sont éliminées et que l’acheteur vérifie ensuite que les offres reçues sont régulières, acceptables et appropriées. Le décret du 25 mars 2016 définit ensuite les typologies d’irrégularités :

« Une offre irrégulière est une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale. / Une offre inacceptable est une offre dont le prix excède les crédits budgétaires alloués au marché public tels qu’ils ont été déterminés et établis avant le lancement de la procédure. / Une offre inappropriée est une offre sans rapport avec le marché public parce qu’elle n’est manifestement pas en mesure, sans modification substantielle, de répondre au besoin et aux exigences de l’acheteur formulés dans les documents de la consultation ».

Comme sous le code des marchés publics, le principe reste celui de l’élimination des offres irrégulières, inappropriées ou inacceptables, quel que soit la procédure. La grande nouveauté se situe dans l’introduction de la régularisation en matière d’appel d’offre. Lors des procédures d’appel d’offres et des procédures adaptées sans négociation, les acheteurs peuvent, s’ils le souhaitent, régulariser les offres irrégulières stricto sensu. La régularisation ne peut donc s’étendre pour ces procédures aux offres inappropriées ou inacceptables. Pour les autres procédures, l’acheteur peut choisir de régulariser les offres irrégulières ou inacceptables. Les offres anormalement basses et les offres inappropriées ne peuvent donner lieu à régularisation. À noter que l’acheteur dispose également toujours en appel d’offre ouvert (art. 67 du décret du 25 mars 2016) et restreint (art. 70 du décret du 25 mars 2016) de la faculté de demander aux candidats des précisions sur la teneur de leur offre.

En revanche, la mise en œuvre de la régularisation n’est pas sans limite. Le IV de l’article 59 du décret du 25 mars 2016 dispose que « la régularisation des offres irrégulières ne peut avoir pour effet de modifier des caractéristiques substantielles des offres ». La jurisprudence donnera très certainement un éclairage sur les éléments pouvant donner lieu à régularisation et ceux ne pouvant être régularisés. La dématérialisation des offres à compter du 1er octobre 2018 qui a d’ores et déjà suscité de nombreuses questions sur la possible régularisation des offres papiers en sera peut-être une illustration.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 244

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation en droit de l’urbanisme

par M. Henri BOUILLON

Maître de conférences à l’université de Bourgogne Franche-Comté – membre du CRJFC (EA 3225)

Le droit de l’urbanisme est un laboratoire idéal pour analyser la régularisation des actes administratifs. La régularisation est désormais une technique incontournable en droit administratif, et elle est en conséquence de plus en plus étudiée par la doctrine. La constitution de ce dossier par le JDA en atteste. Mais en dépit de cette attention doctrinale croissante, la régularisation reste difficile à circonscrire tant elle est polymorphe. La diversité des domaines où elle s’inscrit, et dont les articles ici rassemblés montrent l’hétérogénéité, révèle aussi la plasticité de cette technique, dont les multiples facettes ne se laissent pas percevoir aisément.

Il convient de cerner la notion de régularisation par opposition à celle, qui lui est sœur, de réfection. Au sens strict, la régularisation est la régularisation d’un acte juridique : c’est le mécanisme qui consiste à purger un acte administratif, unilatéral ou contractuel, d’un vice qui l’entache, afin de lui épargner une censure qui le ferait disparaître de l’ordre juridique. Cette régularisation permet de faire perdurer l’acte juridique (protection de la sécurité juridique), tout en le purgeant de ses irrégularités (protection de la légalité) : la légalité de l’acte est rétablie sans que l’ordre juridique s’en trouve modifié. Avec cette première technique, coexiste la régularisation d’une situation de fait. En ce second cas, l’acte juridique entaché d’irrégularité est banni de l’ordre juridique mais, pour que la situation de fait qu’il régissait ne soit pas privée de base juridique, l’administration adopte un nouvel acte pour couvrir juridiquement cette situation : il s’agit là d’une réfection de l’acte, qui « procède (…) à la confirmation d’une situation factuelle par octroi d’une nouvelle base juridique » (E. Langelier et A. Virot-Landais, « Mérites et limites du recours à la régularisation des actes viciés », JCP A 2015, n° 30-34). La différence fondamentale entre ces deux hypothèses est que, dans la régularisation stricto sensu, l’acte juridique perdure, alors que la réfection consiste en l’adoption d’un nouvel acte pour assurer le maintien d’une situation de fait. Tiré du droit de la fonction publique, l’exemple de l’arrêt Cavallo (CE, Sect., 31 décembre 2008, n° 283256, Rec.) fait saisir cette distinction. L’arrêt impose à l’administration de proposer à l’agent public contractuel, dont le contrat est irrégulier, « une régularisation de son contrat afin que son exécution puisse se poursuivre régulièrement » ; il s’agit là d’une régularisation de l’acte. Mais « si le contrat ne peut être régularisé », l’administration doit, dans la limite des droits résultant du contrat initial, proposer à l’agent un emploi de niveau équivalent ou, à défaut, tout autre emploi, « afin de régulariser sa situation » ; il s’agit alors d’une réfection, destinée à remplacer le contrat initial pour pérenniser la situation de l’agent. Il ne sera présentement question que de la régularisation des actes.

Même ainsi délimité – et réduit –, le sujet reste vaste. Car le droit de l’urbanisme connaît diverses hypothèses de régularisation d’un acte administratif : la régularisation peut y intervenir à l’initiative de l’administration ou à l’initiative du juge administratif, soit a priori, c’est-à-dire durant l’instance et avant le jugement définitif de l’affaire (articles L. 600-5-1 et L. 600-9 du code de l’urbanisme), soit a posteriori, c’est-à-dire après annulation conditionnelle de l’acte par le juge administratif (article L. 600-5 du même code). C’est pour ce motif que l’étude du droit de l’urbanisme est riche d’enseignements et que, compte tenu du recul que l’on commence à avoir sur ces techniques, il permet d’apprécier les tenants et aboutissants de la régularisation.

Il n’est pas douteux que l’objectif de ces hypothèses de régularisation est, en toute occurrence, de préserver la sécurité juridique, qui avait pu être précarisée par des recours contentieux nombreux et parfois abusifs. La régularisation d’un acte permet en effet de le maintenir en vigueur, en le purgeant des illégalités détectées. Elle évite la censure totale ou partielle de l’acte, avec l’effet rétroactif qui s’attache à l’annulation juridictionnelle, et favorise ainsi la stabilité du droit. Or pour des opérations d’urbanisme, qui engagent le plus souvent des travaux et des frais importants, la permanence des règles encadrant ces opérations est de la toute première importance. Le rapport Pelletier, intitulé Propositions pour une meilleure sécurité juridique des autorisations d’urbanisme, de février 2005, y insistait (il est à l’origine de certains des mécanismes que nous allons évoquer).

Mais, comme tout ce qui est humain est imparfait, cet avantage de la régularisation est contrebalancé par un inconvénient qu’on ne doit pas négliger : l’oubli de la révérence due au principe de légalité, principe traditionnel du droit administratif, cœur de l’État de droit et qui impose à l’administration le plein respect des règles de droit. Certes, de prime abord, l’atteinte à ce vénérable principe paraît bénigne : la légalité est respectée puisque les vices entachant l’acte administratif sont régularisés. Mais la purification de l’acte n’équivaut pas à son immaculée conception. Régulariser un vice de procédure, par exemple, n’est jamais totalement équivalent au respect préalable de cette procédure. Une règle de forme n’a en effet de sens que si elle précède l’adoption de l’acte et concourt à la qualité de celui-ci. Si une autorité administrative qui doit émettre un avis n’est consultée, pour régularisation, qu’après la mise en œuvre de l’acte, l’avis n’aura en rien amélioré la formation de l’acte adopté : la finalité de l’avis, quelle qu’elle soit (autorisation, recommandation, prise en compte d’intérêts différents, etc.), est méconnue. Ainsi, par exemple, de la régularisation de l’avis omis de l’Architecte des bâtiments de France (CAA Paris, 11 juillet 1997, Serane, Kahn-Shriber et Hamel, n° 95PA03910). La vanité de cette régularisation est comparable, si l’on nous permet ce futile rapprochement, à celle que fait l’automobiliste qui n’actionne son clignotant qu’après avoir changé de voie sur l’autoroute, car la finalité de cette obligation est d’avertir les autres automobilistes de ses intentions. La légalité est formellement respectée, mais on ne peut néanmoins s’empêcher de penser qu’il y a là un artifice peu satisfaisant, qui méconnaît l’utilité et la finalité de la règle violée.

En présentant les mécanismes de régularisation en droit de l’urbanisme, il ne paraît donc pas inutile de s’interroger incidemment sur l’équilibre établi entre la légalité et la sécurité juridique. Or il est très net que, ces dernières années, la sécurité juridique est avantageusement promue au détriment de la légalité. Le législateur a joint ses efforts à ceux du juge pour favoriser la sécurité juridique des différents actes d’urbanisme et sécuriser ainsi les opérations qu’ils permettent ou encadrent.

Pour expliquer le plus simplement possible les subtilités de la régularisation en droit de l’urbanisme, cette présentation s’appuiera sur la distinction entre régularisation a priori et régularisation a posteriori. Seront d’abord évoqués les différents mécanismes de régularisation a priori, c’est-à-dire intervenant avant la décision du juge administratif (I). Pourra ensuite être étudié l’article L. 600-5, qui institue un mécanisme de régularisation a posteriori, effectuée après la censure de l’autorisation d’urbanisme par le juge administratif (II).

I) La régularisation a priori

La régularisation a priori intervient avant la décision du juge administratif, le plus souvent en cours d’instance. Contrairement à la régularisation a posteriori donc, cette régularisation n’intervient pas à la suite d’une annulation juridictionnelle. « Elle est toutefois intimement liée à un risque d’annulation puisqu’en l’absence de régularisation dans le délai imparti par le juge, l’annulation interviendra immanquablement » (S. Roussel et C. Nicolas, « Documents d’urbanisme : régulariser à tout prix », AJDA 2018, p. 272). Plus concrètement, « la régularisation a pour effet de purger le vice affectant l’acte : la conséquence pour le litige est radicale, il perd son objet » (R. Noguellou, « Régularisation et droit de l’urbanisme. Note sous CE, Sect., 22 décembre 2017, Commune de Sempy », RFDA 2018, p. 370).

Deux articles du code de l’urbanisme consacrent la faculté pour le juge d’offrir à l’administration la possibilité de régulariser son acte durant l’instance : l’article L. 600-5-1 pour les autorisations d’urbanisme (A) et l’article L. 600-9 pour les documents d’urbanisme (B). Le juge a aussi admis que l’administration puisse, durant l’instance, procéder spontanément à cette régularisation (C).

Le grand avantage de ces techniques est que la régularisation est aux mains de l’administration. C’est elle qui procède à la régularisation – quoique ce ne soit pas toujours spontanément –, ce qui évite tout soupçon de juge-administrateur, même si la régularisation s’opère toujours sous le contrôle du juge qui appréciera si celle-ci suffit à couvrir les irrégularités. Toutefois la question de l’articulation entre légalité et sécurité juridique perdure, puisque la régularisation colmate les fissures faites à la légalité afin de maintenir l’acte en vigueur, sans que cette réparation soit équivalente à un plein respect de la légalité de l’acte dès son édiction.

A) La régularisation a priori des autorisations d’urbanisme

L’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 a introduit dans le code de l’urbanisme un article L. 600-5-1. Il institue un mécanisme particulier de régularisation a priori des autorisations d’urbanisme, c’est-à-dire des permis de construire, permis de démolir et permis d’aménager. Selon cet article, « le juge administratif qui, saisi de conclusions dirigées contre un permis de construire, de démolir ou d’aménager, estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés, qu’un vice entraînant l’illégalité de cet acte est susceptible d’être régularisé par un permis modificatif peut, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, surseoir à statuer jusqu’à l’expiration du délai qu’il fixe pour cette régularisation. Si un tel permis modificatif est notifié dans ce délai au juge, celui-ci statue après avoir invité les parties à présenter leurs observations ». L’article dispose ainsi que le juge peut, par un jugement avant-dire-droit, surseoir à statuer et demander la régularisation du permis à l’administration. Si, dans le délai imparti par le juge, l’administration délivre un permis modificatif pour supprimer l’illégalité relevée, la régularisation ainsi opérée permet au juge de déclarer l’acte légal et de mettre fin à l’instance, qui a perdu son objet. La sécurité juridique est ainsi pleinement garantie, puisque l’acte, même irrégulier, se trouve pérennisé suite à sa comparution devant le juge.

Dans quelles conditions peut jouer l’article L. 600-5-1 ? L’arrêt SCI Rivera Beauvert (CE, 30 décembre 2015, n° 375276, inédit) a précisé ces conditions dans un considérant de principe clair : le juge administratif doit « apprécier si le vice qu’il a relevé peut être régularisé par un permis modificatif. Un tel permis ne peut être délivré que si, d’une part, les travaux autorisés par le permis initial ne sont pas achevés – sans que la partie intéressée ait à établir devant le juge l’absence d’achèvement de la construction ou que celui-ci soit tenu de procéder à une mesure d’instruction en ce sens – et si, d’autre part, les modifications apportées au projet initial pour remédier au vice d’illégalité ne peuvent être regardées, par leur nature ou leur ampleur, comme remettant en cause sa conception générale » (point 4).

De façon générale donc, l’article L. 600-5-1 ne peut être mis en œuvre que si l’autorisation d’urbanisme peut être régularisée par un permis modificatif. Le permis modificatif est un acte de régularisation : il s’incorpore au permis initial, dont les irrégularités sont effacées, qu’il s’agisse de la méconnaissance d’une règle de fond (CE, 9 décembre 1994, Sarl Séri, n° 116447, T.) ou d’un vice de forme ou de procédure (CE, 2 février 2004, SCI La Fontaine de Villiers, n° 238315, T.). Le permis modificatif modifie – comme son nom l’indique – le permis initial sans s’autonomiser de lui. Et à compter du jugement avant-dire-droit prononcé sur le fondement de l’article L. 600-5-1, seuls des moyens dirigés contre le permis modificatif pourront être invoqués (CE avis, 18 juin 2014, Société Batimalo, n° 376760, Rec. point 4). Cette restriction est logique dans la mesure où les autres dispositions du permis initial (celles qui n’ont pas à être régularisées) ont été reconnues légales par ce jugement avant-dire droit, l’article L. 600-5-1 précisant que le juge ne peut permettre la régularisation qu’« après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés » ; ces dispositions ne pourront plus être remises en cause dans la suite de l’instance, alors même que la nouvelle articulation dont elles feront l’objet avec les dispositions régularisées par le permis modificatif pourrait faire douter de leur légalité future. Par un arrêt Association NARTECS (CE, 6 avril 2018, Association Nature, aménagement réfléchi, territoire, environnement, culture sauvegardés, n° 402714, T. point 8), le Conseil d’État a précisé les conditions de la contestation du permis modificatif : les parties peuvent le contester, non seulement pour ses vices propres, mais encore pour « le motif que le permis initial n’était pas régularisable », notamment s’il était entaché d’un vice d’une telle gravité qu’il ne pouvait être régularisé.

Toute la question est alors de savoir dans quelles hypothèses un permis de construire modificatif peut être émis. La jurisprudence SCI Rivera Beauvert subordonne cette édiction à deux conditions :

Premièrement, cette jurisprudence imposait que « les travaux autorisés par le permis initial ne [soient] pas achevés ». Cette condition était logique dans la mesure où l’achèvement des travaux implique en principe que l’autorisation d’urbanisme n’ait plus lieu d’être, puisqu’elle n’a plus d’objet. Cette condition a toutefois été abandonnée par la jurisprudence. Un arrêt Bonhomme (CE, 22 février 2017, n° 392998, Rec. point 3) indique que l’article L. 600-5-1 ne subordonne pas « par principe, cette faculté de régularisation à la condition que les travaux autorisés par le permis de construire initial n’aient pas été achevés ». L’objectif est clair : les travaux ayant été réalisés, la régularisation du permis les ayant autorisés permet de mettre les constructions à l’abri de toute remise en cause ultérieure. La sécurité juridique des travaux se trouve ainsi garantie par la régularisation de l’acte les ayant autorisés. Toutefois, l’autorisation d’urbanisme disparaissant en principe avec l’achèvement des travaux qu’elle permet, on se trouve ici à la frontière entre réfection (régularisation de la situation, des constructions ici) et régularisation de l’acte administratif : la régularisation d’un acte devenu sans objet, qui vise à assurer une base juridique légale à des constructions, ne se confond-elle pas avec une réfection spécifique, consistant à faire revivre un acte éteint (et non pas seulement à régulariser un acte en vigueur) pour éviter la remise en cause des constructions ?

La deuxième condition, logique au regard de la technique de régularisation par l’entremise d’un permis modificatif, est que la régularisation ne porte pas atteinte à la conception générale de l’ouvrage. L’idée est qu’un permis modificatif qui bouleverserait la conception générale des travaux autorisés serait en réalité un nouveau permis, puisqu’il concernerait en quelque sorte des travaux de facture différente (CE, Sect., 26 juillet 1982, Le Roy, n° 23604, Rec.). Le Conseil d’État retient toutefois une conception très souple de ce qu’est la conception générale de la construction, en jugeant par exemple que l’implantation, les dimensions ou l’apparence de la construction ne sont pas à intégrer dans sa conception générale et peuvent ainsi faire l’objet d’un permis modificatif (CE, 30 décembre 2015, SCI Rivera Beauvert, n° 375276, inédit).

Ce mécanisme présente une parenté étroite avec celui institué à l’article L. 600-9 du code de l’urbanisme, qui ne porte néanmoins pas sur les mêmes actes.

B. La régularisation a priori des documents d’urbanisme

Issu de l’article 137 de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové (dite loi ALUR), l’article L. 600-9 du code de l’urbanisme s’inspire du dispositif fixé à l’article L. 600-5-1, à cette différence importante qu’il ne vise pas les mêmes actes : tandis que l’article L. 600-5-1 concerne les autorisations d’urbanisme, l’article L. 600-9 permet la régularisation des schémas de cohérence territoriale (SCOT), des plans locaux d’urbanisme (PLU) et des cartes communales. Hormis cette notable distinction, l’article L. 600-9 permet, à l’instar de l’article L. 600-5-1, à cette régularisation d’intervenir devant le juge, dans le cadre d’une instance unique. « Régulariser plutôt qu’annuler, donner plus rapidement, dans le cadre de l’instance initiale, une solution définitive au litige : tels sont les objectifs de ce texte » (J. Burguburu, « Régularisation et droit de l’urbanisme. Conclusions sur CE, Sect., 22 décembre 2017, Commune de Sempy », RFDA 2018, n° 2, p. 357).

Lorsque le juge estime qu’une telle régularisation est possible, il peut, de sa propre initiative ou à la demande d’une partie, après avoir invité les parties à présenter leurs observations sur le principe de l’application de l’article L. 600-9, constater, par une décision avant-dire-droit, que les autres moyens ne sont pas fondés et surseoir à statuer jusqu’à l’expiration du délai qu’il fixe pour permettre, selon les modalités qu’il détermine, la régularisation du vice relevé (CE, 12 octobre 2016, Kerwer, n° 387308, Rec.). Le juge est, dans ce dispositif, le « maître du jeu » (S. Roussel et C. Nicolas, « Documents d’urbanisme : régulariser à tout prix », AJDA 2018, p. 272) : il n’a pas besoin d’être saisi d’une demande des parties pour faire application de l’article L. 600-9. Il a, en outre, « le dernier mot, d’une part et en amont, sur la qualification du caractère régularisable de l’illégalité viciant l’acte litigieux, d’autre part et en aval, sur la régularisation à laquelle il est procédé » (ibid.). Par ailleurs, le Conseil d’État a autorisé le juge d’appel à faire application de l’article L. 600-9 alors que le premier juge n’avait pas estimé nécessaire ou possible de le faire (CE, Sect., 22 décembre 2017, Commune de Sempy, n° 395963, Rec. point 4). Cela « témoigne de la volonté du Conseil d’État de prolonger autant que possible le temps de la régularisation devant les juges du fond, en dérogeant au besoin aux règles générales du contentieux administratif » (R. Bonnefont, « Possibilité de régulariser en appel une autorisation d’urbanisme annulée en première instance », AJCT 2018, p. 351). La sécurité juridique se trouve ici promue avec une vigueur toute particulière. Elle l’est d’autant plus que cette possibilité de régularisation évite que d’anciennes dispositions, parfois obsolètes, soient remises en vigueur suite à une annulation contentieuse : l’article L. 600-12 du même code précise en effet que « l’annulation ou la déclaration d’illégalité d’un schéma de cohérence territoriale, d’un plan local d’urbanisme, d’un document d’urbanisme en tenant lieu ou d’une carte communale a pour effet de remettre en vigueur le schéma de cohérence territoriale, le plan local d’urbanisme, le document d’urbanisme en tenant lieu ou la carte communale immédiatement antérieur ». La régularisation du document d’urbanisme évite ainsi de faire revivre l’ancien document.

Néanmoins, le problème de la conciliation entre légalité et sécurité juridique est ici plus pressant encore que dans le cadre de l’article L. 600-5-1, puisque les actes concernés ne sont pas individuels mais ont une portée générale. Modifier un SCOT, un PLU ou une carte communale, applicables par définition à différentes situations, n’est pas nécessairement sans impact sur la sécurité juridique, pourtant visée au premier chef par ce mécanisme, puisque la modification peut se répercuter sur d’autres autorisations d’urbanisme délivrées conformément au document modifié. Quant à la légalité, elle fait l’objet de la même révérence artificielle : elle n’est prise en considération que parce qu’elle a été initialement méconnue. D’ailleurs, le mécanisme de l’article L. 600-9 soulève une difficulté importante : il paralyse le principe selon lequel l’administration est tenue de ne pas appliquer un règlement illégal, puisque l’administration a bel et bien fait application d’un acte de portée générale qui était irrégulier au moment où il a servi de base légale à la délivrance d’une autorisation individuelle, celui-ci faisant simplement l’objet d’une correction a posteriori en vue de gommer – rétroactivement – l’illégalité commise.

En revanche, comme pour compenser la majoration de ces difficultés, l’article L. 600-9 limite les régularisations possibles, contrairement à l’article L. 600-5-1 précédemment évoqué. L’article distingue en effet les cas selon qu’est identifié un vice de forme ou de procédure ou un autre type de vice. En cas d’illégalité pour vice de forme ou de procédure (article L. 600-9, 2°), l’illégalité n’est régularisable que si elle a eu lieu « après le débat sur les orientations du projet d’aménagement et de développement durables ». Pour les vices qui ne sont ni de forme ni de procédure (article L. 600-9, 1°), les SCOT et les PLU ne peuvent être régularisés que par une modification respectant la procédure imposée par le code de l’urbanisme à cette fin ; dans ce second cas, il ne s’agit que d’une limite procédurale aux possibilités de régularisation.

La distinction entre ces deux catégories de vices a aussi une incidence sur la date à laquelle l’administration doit se placer pour connaître les règles applicables à la régularisation. L’arrêt Commune de Sempy (CE, Sect., 22 décembre 2017, n° 395963, Rec. point 6) indique que, pour les vices de forme ou de procédure, l’administration doit appliquer les dispositions en vigueur à la date à laquelle elle a pris sa décision ; en cas de vice de fond au contraire, l’administration doit faire application des règles en vigueur au moment de la régularisation. « Il existe en effet une différence significative entre les deux : la régularisation d’un vice de forme se traduit par la réparation de l’acte ; la régularisation d’une illégalité de fond prend la forme d’une réédition de celui-ci. Dans le premier cas, s’appliquent les règles existantes à la date d’édiction de l’acte. Dans le second devraient s’appliquer les règles existantes au jour où la réfection intervient » (O. Le Bot, « Chronique de contentieux administratif. Décisions d’octobre à décembre 2017 », JCP A 2018, n° 18-19).

Le Conseil d’État a enfin précisé que la légalité de l’acte de régularisation doit être contestée dans le cadre de la même instance et que les parties ne sont « pas recevables à présenter devant le tribunal administratif une requête tendant à l’annulation de cet acte » (CE, 29 juin 2018, Commune de Sempy, n° 395963, Rec. point 4). Il ajoute que les parties peuvent, pour contester l’acte de régularisation, « invoquer des vices affectant sa légalité externe et soutenir qu’il n’a pas pour effet de régulariser le vice que le juge a constaté dans sa décision avant-dire droit. Elles ne peuvent soulever aucun autre moyen, qu’il s’agisse d’un moyen déjà écarté par la décision avant-dire droit ou de moyens nouveaux, à l’exception de ceux qui seraient fondés sur des éléments révélés par la procédure de régularisation » (point 4). Cette formulation rejoint la solution dégagée, à propos de l’article L. 600-5-1, par l’arrêt Association NARTECS, avec ces différences néanmoins que la jurisprudence Commune de Sempy exclut explicitement les moyens nouveaux et ne dit rien du caractère régularisable ou non du vice détecté dans le document initial.

C) La régularisation a priori à l’initiative de l’administration

Hors ces hypothèses textuelles, le juge a aussi admis que l’administration puisse régulariser spontanément l’acte administratif vicié durant l’instance.

En premier lieu, de manière générale et somme toute classique, l’administration peut spontanément régulariser l’acte qui fait l’objet du recours, durant l’instance et avant même que le juge se prononce. De même qu’un litige relatif au refus de l’administration de délivrer un agrément s’éteint si l’administration délivre finalement l’agrément au requérant, la régularisation de l’acte, à la supposer complète, met un terme à l’instance. La régularisation coupe en quelque sorte l’herbe sous le pied du requérant, puisque la régularisation anticipée par l’administration prive le recours de son objet. Un permis modificatif peut ainsi régulariser en cours d’instance le permis initial entaché d’un vice de procédure ou de fond (CE, 9 décembre 1994, SARL Seri, n° 116447, T. ; CE, 7 mars 2018, Commune de Wissembourg, n° 404079, Rec. point 8), à condition toutefois que ce permis modificatif soit sans influence sur la conception générale du projet initial et ne constitue pas en réalité un nouveau permis de construire. « Lorsqu’un permis de construire a été délivré en méconnaissance des dispositions législatives ou réglementaires relatives à l’utilisation du sol ou sans que soient respectées des formes ou formalités préalables à la délivrance des permis de construire, l’illégalité qui en résulte peut être régularisée par la délivrance d’un permis modificatif dès lors que celui-ci assure le respect des règles de fond applicables au projet en cause, répond aux exigences de forme ou a été précédé de l’exécution régulière de la ou des formalités qui avaient été omises » (CE, 30 mars 2015, Société Eole-Res, n° 369431, T. point 3). En application de la jurisprudence SCI La Fontaine de Villiers (CE, 2 février 2004, n° 238315, T.), les illégalités régularisées ne peuvent plus être utilement invoquées à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre le permis initial. Et si la régularisation intervient après l’ordonnance de clôture de l’instruction, l’acte de régularisation permet de rouvrir l’instruction (CE, 28 avril 2017, Commune de Bayonne, n° 395867, T. point 3).

Deuxièmement, la régularisation spontanée faite par l’administration peut, pour les autorisations d’urbanisme, intervenir dans le cadre de l’article L. 600-5-1 du code de l’urbanisme : le Conseil d’État a admis que l’administration peut régulariser le permis spontanément, sans y avoir été préalablement invitée par le juge (CE, 22 février 2018, SAS Udicité, n° 389518, T.). Si l’administration transmet au juge des éléments visant à la régularisation du vice, le juge n’est pas « tenu de surseoir à statuer » : il peut directement prendre acte de la régularisation effectuée, « dès lors qu’il a préalablement invité les parties à présenter leurs observations sur la question de savoir si ces éléments permettent une régularisation » ; en revanche, si les éléments transmis sont insuffisants pour regarder le vice comme régularisé, le juge peut « surseoir à statuer en vue d’obtenir l’ensemble des éléments permettant la régularisation » (point 16). Laisser ainsi l’administration prendre l’initiative est a priori peu conforme au texte, qui réserve l’initiative au juge ; on voit par là que le juge favorise autant que possible la régularisation des autorisations d’urbanisme, en reconnaissant cette faculté à l’administration. Et ce d’autant plus que, dans l’arrêt SAS Udicité, l’initiative de l’administration intervenait en appel, alors que le juge de première instance avait annulé le permis initial, ce qui paraît en contradiction avec la position du Conseil d’État selon laquelle un permis modificatif ne saurait faire revivre un permis annulé (CE, 29 décembre 1997, SCI Résidence Isabella, n° 104903, inédit).

Enfin, la régularisation spontanément effectuée par l’administration peut intervenir dans le cadre de l’article L. 600-9. Là aussi, l’administration peut proposer au juge des éléments de régularisation des vices de forme ou de procédure qui affectent un SCOT, un PLU ou une carte communale. Et, là encore, le juge est dispensé de prononcer un jugement avant-dire-droit et il pourra recueillir les observations des parties avant le jugement définitif ou le prononcé du non-lieu à statuer. C’est ce qu’a permis l’arrêt Commune de Sempy (CE, Sect., 22 décembre 2017, n° 395963, Rec. point 5). Il semble que cette possibilité ne soit pas en correspondance avec la lettre de l’article L. 600-9. Mais, selon le professeur Le Bot, « la mise à l’écart de la première phase (à savoir la discussion sur le principe même du recours à cet article) est parfaitement justifiée : en effet, il n’y a pas lieu de surseoir à statuer pour permettre une régularisation qui, selon les écritures de l’administration, a d’ores et déjà été réalisée » (O. Le Bot, « Chronique de contentieux administratif. Décisions d’octobre à décembre 2017 », JCP A 2018, n° 18-19). Dans ce cas, le juge peut apprécier librement la pertinence de la régularisation opérée et, éventuellement, considérer que les éléments fournis ne suffisent pas à opérer la régularisation nécessaire ; il peut alors revenir au principe initial, c’est-à-dire « surseoir à statuer en vue d’obtenir l’ensemble des éléments permettant la régularisation» (point 5). Sur ce point, les jurisprudences interprétant les articles L. 600-5-1 et L. 600-9 se recoupent.

La possibilité offerte à l’administration de régulariser spontanément l’autorisation d’urbanisme ou le document d’urbanisme illégal favorise indéniablement les possibilités de régularisation. Mais celle-ci est également accrue par la possibilité – étroite – d’opérer une régularisation a posteriori.

II) La régularisation a posteriori

La régularisation a posteriori ou « post-juridictionnelle » (R. Thiele, « Annulations partielles et annulations conditionnelles », AJDA 2015, p. 1364) intervient après une censure juridictionnelle, totale ou partielle, d’un acte administratif entaché d’une ou plusieurs irrégularités. En régularisant l’acte vicié, l’administration neutralise en quelque sorte la censure juridictionnelle et l’anéantissement de son acte, en remédiant aux irrégularités qui ont justifié la censure. Cette régularisation est donc très particulière puisque, en principe, un acte censuré par le juge est banni totalement ou partiellement de l’ordre juridique et ne peut plus faire l’objet d’une modification par l’administration. La régularisation a posteriori n’est donc possible que si elle a été expressément autorisée par le juge. Aussi la régularisation a posteriori ne peut-elle « exister que parce que la décision du juge administratif, plutôt que d’annuler purement et simplement l’acte en raison des irrégularités relevées, admet que l’administration puisse procéder à sa régularisation : on dira alors que l’annulation prononcée par le juge est conditionnelle, car elle ne prendra effet que si l’administration n’opère pas les modifications prescrites par le juge. L’annulation conditionnelle consiste, pour le juge, à prononcer l’annulation, totale ou partielle, d’un acte ou la résiliation d’un contrat, sous réserve de régularisation par l’administration » (H. Bouillon, « La régularisation d’un acte administratif après annulation conditionnelle : une technique en gestation », AJDA 2018, p. 142). La sécurité juridique est donc préservée en dépit de l’intervention de la décision juridictionnelle, car l’acte va être réparé.

En droit de l’urbanisme, cette technique a été introduite à l’article L. 600-5 du code de l’urbanisme par l’article 11 de la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement (dite ENL). L’article L. 600-5 dispose : « Lorsqu’elle constate que seule une partie d’un projet de construction ou d’aménagement ayant fait l’objet d’une autorisation d’urbanisme est illégale, la juridiction administrative peut prononcer une annulation partielle de cette autorisation. L’autorité compétente prend, à la demande du bénéficiaire de l’autorisation, un arrêté modificatif tenant compte de la décision juridictionnelle devenue définitive ». Relatif aux autorisations d’urbanisme (comme l’article L. 600-5-1), ce mécanisme associe donc deux techniques : une annulation partielle (A) et une annulation conditionnelle (B). Il faudra également dire un mot des pouvoirs détenus ici par le juge (C).

A) Un mécanisme induisant une annulation partielle

L’article L. 600-5 du code de l’urbanisme induit tout d’abord une censure partielle de l’acte : l’article permet en effet à la juridiction administrative (c’est une faculté) de limiter l’annulation d’une autorisation d’urbanisme à la partie du projet affectée par l’illégalité relevée, après avoir vérifié qu’aucun moyen ne justifiait une annulation totale (CE, 16 octobre 2017, SARL Promialp, n° 398902, T. point 2). Une annulation partielle peut être prononcée à l’endroit de tout acte administratif, y compris des actes relevant du droit de l’urbanisme. Mais l’annulation partielle permise par l’article L. 600-5 diffère des annulations partielles classiques de par les conditions particulières qui sont les siennes. Relatif à un permis de construire, l’arrêt Époux Fritot (CE, 1er mars 2013, n° 350306, Rec.) prend bien soin de distinguer les deux hypothèses d’annulation partielle et d’en mentionner les critères.

Selon la jurisprudence Époux Fritot et en conformité avec la lettre de l’article L. 600-5 (par opposition aux annulations partielles classiques), le juge peut « procéder à l’annulation partielle d’une autorisation d’urbanisme dans le cas où une illégalité affecte une partie identifiable du projet et où cette illégalité est susceptible d’être régularisée par un arrêté modificatif de l’autorité compétente, sans qu’il soit nécessaire que la partie illégale du projet soit divisible du reste de ce projet » (point 6). Pour que l’article L. 600-5 soit mis en œuvre, l’illégalité décelée doit remplir une double condition : elle doit affecter une partie identifiable du projet d’autorisation et, d’autre part, elle doit pouvoir être couverte par l’intervention d’un nouvel acte – de régularisation – adopté par l’autorité compétente.

La première condition est que l’illégalité soit restreinte à une partie identifiable du projet d’autorisation, c’est-à-dire d’une partie divisible du reste du projet. Cette condition paraissait être une restriction à l’utilisation de cet article, puisqu’elle semblait induire que toute illégalité affectant l’ensemble de l’acte (indivisible) empêche l’application de cet article et ne puisse conduire qu’à l’annulation totale de l’acte sans possibilité de le régulariser. Pourtant, le juge a admis que l’article L. 600-5 concerne tant les vices de fond que les vices de forme et de procédure : l’incompétence elle-même ne fait pas obstacle à l’application de ces dispositions (CE, 27 novembre 2013, Association Bois-Guillaume Réflexion, n° 358765, T. point 5), alors même que ce vice est par définition attaché à l’intégralité de l’acte et n’est pas limité à une part de l’autorisation d’urbanisme, comme l’impose pourtant l’article L. 600-5 et la jurisprudence Fritot. Contrairement aux annulations partielles classiques, la divisibilité n’est donc plus une condition nécessaire. En réalité, « le Conseil d’État a remplacé la condition légale de la première phrase selon laquelle ‘‘seule une partie d’un projet de construction’’ doit être illégale par celle de ‘‘seule une irrégularité non substantielle même non localisée’’ peut donner prise à une résection partielle » (J.-M. Staub, « Le permis de construire confronté à la normativité du SCOT et à une annulation partielle. Note sous CAA Lyon, 8 novembre 2011, Société investissements internationaux et participations », LPA 2012, n° 114, p. 14).

La seconde condition dévoile toutes les particularités de l’annulation partielle prévue par l’article L. 600-5. En principe, une annulation partielle classique n’est envisageable que pour les dispositions d’un acte administratif qui, divisibles du reste de l’acte, peuvent en être retranchées sans porter atteinte à la viabilité de l’acte subsistant (H. Bouillon, « Pour une subjectivisation de l’annulation partielle des actes administratifs unilatéraux », AJDA 2017, p. 217). Or l’application de l’article L. 600-5 n’est possible – et c’est sa seconde condition – que si l’illégalité entachant le permis est régularisable par un permis modificatif. Il en résulte que le juge peut délaisser la question de la divisibilité des dispositions viciées (comme l’indique l’interprétation jurisprudentielle de la première condition), puisque la régularisation permettra de toute façon de combler les lacunes créées dans l’acte par l’ablation de certaines de ses dispositions. « Cette disposition peut trouver à s’appliquer alors même que l’autorisation contestée serait indivisible » (E. Vital-Durand, « Régularisation du permis de construire en cours d’instance : le Conseil d’État étend opportunément le recours au permis modificatif », JCP A 2017, n° 42).

Une telle spécificité rejaillit nécessairement sur la question de la légalité et permet de cerner une autre spécificité de l’annulation partielle permise par l’article L. 600-5. En principe, l’annulation partielle classique n’est possible que si la partie de l’acte qui demeurera applicable est légale : le juge doit donc s’inquiéter de la légalité de l’acte, une fois que celui-ci aura été délesté des dispositions viciées. Normalement, une annulation partielle ne peut donc être prononcée que si la partie de l’acte qui subsiste est légale. Or, dans le cadre de l’article L. 600-5, le juge n’a pas à se préoccuper de cette question de la légalité future de l’acte partiellement laissé en vie, car l’acte ainsi survivant, qu’il soit alors illégal ou non, devra être régularisé par son auteur. Ce sera donc à l’autorité administrative de se soucier de sa légalité au stade de la régularisation, et non au juge de l’intégrer à sa réflexion au stade de la censure juridictionnelle.

L’effet majeur de cette technique est donc que le juge n’hésite plus à prononcer des annulations partielles, sachant que la partie de l’acte qui subsistera sera viable grâce à la régularisation. La sécurité juridique est ainsi mieux assurée. L’inconvénient est toutefois de sacrifier le strict respect de la légalité, puisque son analyse se voit repoussée à une phase ultérieure de la procédure et que son respect est laissé aux bons soins de l’administration qui régularisera le permis. Toutefois, la légalité, si elle n’est pas immédiatement garantie, est au moins préservée par le fait que « l’annulation de l’article L. 600-5 du code de l’urbanisme interdit toute exécution du permis jusqu’à ce que celui-ci ait été régularisé. Il s’agit donc d’une annulation sous réserve de non-régularisation » (R. Thiele, « Annulations partielles et annulations conditionnelles », AJDA 2015, n° 24, p. 1362). Cette spécificité assure que le reliquat de l’acte amputé, illégal ou non, ne sera pas appliqué en l’état. Cette annulation sous réserve de non-régularisation est précisément ce que l’on appelle une annulation conditionnelle. Telle est la seconde technique présente au sein de l’article L. 600-5.

B) Un mécanisme induisant une annulation conditionnelle

L’article L. 600-5 retient encore l’attention par la seconde technique qu’il enferme. Sa mise en œuvre est en effet conditionnée par le fait que l’illégalité relevée soit régularisable, après l’instance, par la délivrance d’un permis modificatif. L’annulation est alors dite conditionnelle, car elle n’interviendra que si l’administration ne régularise pas l’illégalité ; elle est conditionnée à l’absence de régularisation. Et tant que la régularisation n’est pas faite, l’application de l’acte est suspendue.

Sont ici intimement liées les annulations partielles et conditionnelles : il y a « annulation partielle à caractère conditionnel » (J.-M. Staub, « L’annulation partielle du permis de construire », Dr. Adm. 2014, n° 2, comm. 16). En effet, le juge administration a lié les deux aspects de l’article, puisque la faculté de prononcer une annulation partielle d’un permis de construire est reconnue au juge si et seulement si l’illégalité qu’il contient peut être corrigée par l’obtention d’un permis modificatif (CE, 23 février 2011, SNC Hôtel de la Bretonnerie, n° 325179, T.). Nous avons indiqué que c’était là la seconde condition posée par la jurisprudence Fritot.

La délivrance de ce permis modificatif doit répondre à des conditions très proches de celles établies dans le cadre de l’article L. 600-5-1, puisque la jurisprudence SCI Rivera Beauvert précitée (CE, 30 décembre 2015, n° 375276, inédit) s’applique aux deux articles. En principe, un permis modificatif ne peut être délivré qu’à deux conditions, déjà citées :

D’une part, les travaux autorisés par le permis initial ne doivent pas être achevés, car l’achèvement des travaux rend caduc le permis de construire initial (qui n’a plus d’objet), de telle sorte que sa régularisation est impossible. La partie intéressée n’a pas à démontrer que la construction n’est pas achevée et le juge n’est pas tenu de procéder à une mesure d’instruction en ce sens (CE, 1er octobre 2015, Commune de Toulouse, n° 374338, Rec. ; CE, 30 décembre 2015, SCI Rivera Beauvert, n° 375276, inédit). Nous avons indiqué que cette condition a été supprimée pour l’article L. 600-5-1, dans le cadre de la régularisation a priori. Elle ne perdure que pour la régularisation a posteriori. Si la différence de traitement s’explique mal, la solution toujours applicable pour la régularisation a posteriori semble plus conforme à la logique juridique, dans la mesure où l’achèvement des opérations de travaux fait perdre son objet à l’autorisation d’urbanisme et que sa régularisation paraît anachronique (nous en avons dit les motifs). On peut se demander si cette différence va perdurer ou si le juge va supprimer aussi cette condition pour l’article L. 600-5.

D’autre part, les modifications apportées au projet initial pour remédier à l’illégalité ne doivent pas, en raison de leur nature ou de leur ampleur, remettre en cause sa conception générale. Si le permis modificatif affectait l’économie générale du permis initial, il constituerait lui-même un nouveau permis. « Si l’économie générale du projet est atteinte, seule une annulation totale, et par voie de conséquence le dépôt d’un nouveau permis, se conçoivent » (J.-M. Staub, « L’annulation partielle du permis de construire », Dr. Adm. 2014, n° 2, comm. 16). Mais, comme nous l’avons indiqué, le Conseil d’État retient une conception souple de la notion de conception générale de la construction projetée, ce qui accroît les possibilités de régularisation.

C) Les pouvoirs du juge dans le cadre de l’article L. 600-5 du code de l’urbanisme

Relativement aux pouvoirs du juge, l’article L. 600-5, et particulièrement son alinéa 2, ne lui confère par lui-même aucun pouvoir d’exécution (CAA Lyon, 8 novembre 2011, Société investissements internationaux et participations, n° 10LY01628). En outre, pour statuer, le juge n’est pas tenu de solliciter l’avis des parties pour savoir s’il peut ou non procéder à une annulation partielle et si l’illégalité pourra être régularisée par la suite, contrairement à ce qui est nécessaire pour les moyens soulevés d’office (CE, 4 octobre 2013, Andrieu et Perrée, n° 358401, T. point 10) : dans le cadre de l’article L. 600-5, « le juge administratif, compte tenu de son expérience de la vie administrative, est parfaitement à même de mesurer seul si l’illégalité décelée, qui est d’ailleurs connue des requérants et sur laquelle ils ont pu échanger leurs points de vue, est susceptible d’être corrigée ensuite par l’autorité administrative » (J.-M. Staub, « L’annulation partielle du permis de construire », Dr. Adm. 2014, n° 2, comm. 16).

Une fois que le juge a prononcé l’annulation partielle à caractère conditionnel, l’article L. 600-5 précise que « l’autorité compétente prend, à la demande du bénéficiaire de l’autorisation, un arrêté modificatif tenant compte de la décision juridictionnelle devenue définitive ». C’est au bénéficiaire du permis d’en demander la régularisation à l’administration, mais celle-ci est tenue de délivrer le permis modificatif demandé, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la décision juridictionnelle : elle est en situation de compétence liée. Le juge peut, le cas échéant, s’il l’estime nécessaire, assortir sa décision d’un délai pour que le pétitionnaire dépose une demande d’autorisation modificative afin de régulariser l’autorisation subsistante, partiellement annulée (CE, 1er mars 2013, Fritot, n° 350306, Rec.).

Un tel mécanisme, on le voit, sauvegarde la sécurité juridique de l’opération envisagée en garantissant la pérennité de l’autorisation d’urbanisme qui, sans ce mécanisme, serait remise en cause par la détection d’illégalités par le juge. Rappelons que l’article L. 600-6 du code de l’urbanisme dispose que « lorsque la juridiction administrative, saisie d’un déféré préfectoral, a annulé par une décision devenue définitive un permis de construire pour un motif non susceptible de régularisation, le représentant de l’État dans le département peut engager une action civile en vue de la démolition de la construction ». L’article L. 600-5 constitue donc une échappatoire possible à cette conséquence radicale qu’est la démolition de la construction réalisée. L’inconvénient, comme nous y avons insisté, est bien sûr que la légalité n’est qu’artificiellement respectée, par une régularisation qui n’est jamais équivalente au plein respect de la légalité ab initio.

Conclusion

Il est certain que, en droit de l’urbanisme, la recherche d’une régularisation des actes administratifs fait la part belle à la sécurité juridique, à tel point que l’on a pu redouter une « absolution automatique » (F. Bouyssou, « La sécurisation des autorisations d’urbanisme. Du territoire contentieux à l’absolution automatique », AJDA 2006, p. 1268) des irrégularités commises par l’administration.

Un tel constat peut être mis en perspective avec d’autres dispositifs juridiques qui cherchent à préserver les permis de construire de toute remise en cause. Il en est ainsi de la définition donnée de l’intérêt à agir par l’article L. 600-1-2 du code de l’urbanisme, qui prévoit qu’une personne ne peut demander l’annulation de l’autorisation d’urbanisme « que si la construction, l’aménagement ou les travaux sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe ». Or l’arrêt Brodel (CE, 10 juin 2015, n° 386121, Rec.) a interprété cette disposition comme imposant au requérant « de préciser l’atteinte qu’il invoque pour justifier d’un intérêt lui donnant qualité pour agir, en faisant état de tous éléments suffisamment précis et étayés de nature à établir que cette atteinte est susceptible d’affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation et de jouissance de son bien », même si le voisin immédiat possède en principe un intérêt à agir (CE, 13 avril 2016, Bartolomei, n° 389798, Rec.). La restriction de l’intérêt à agir ainsi opérée, en limitant le risque contentieux, est un facteur indéniable de la sécurité juridique des autorisations d’urbanisme.

Néanmoins, on peut s’inquiéter de cette prévalence de la sécurité juridique au détriment de la légalité. M. Benjamin Hachem s’est fait l’écho de ces préoccupations : « Depuis déjà plusieurs années, on constate ce qu’il faut bien appeler une dérive visant à museler les contestations à l’encontre des autorisations d’urbanisme. Ce phénomène est d’autant plus inquiétant que les différents gouvernements, mais également les différents groupes de travail, généralement présidés par un conseiller d’État, donnent de la résonance à ce mouvement de fond instigué par les professionnels de l’immobilier. (…) Pour ces derniers la lutte contre les recours en matière d’urbanisme, notamment dirigés contre les permis de construire autorisant la création de logements collectifs, constitue une grande cause nationale au motif que ces recours seraient le principal frein à la production de logements neufs en France » (B. Hachem, « Lettre ouverte à ceux qui souhaitent (encore) restreindre le droit au recours en matière d’urbanisme », JCP A 2018, n° 24).

Il s’opère ainsi un mouvement qui dépasse assez largement le seul droit de l’urbanisme : la prévalence d’une conception instrumentale du droit, mis au service d’intérêts divers, notamment économiques, au détriment des exigences du principe de légalité et de l’intérêt général que sert ce principe. « La conception classique du droit de l’urbanisme était en effet la prééminence de la règle, sur laquelle devaient s’aligner les projets individuels, sous peine d’illégalité. Or, de plus en plus, le projet préexiste, de manière collective ou individuelle : la règle est écrite pour permettre la réalisation de ce projet, ou la révision simplifiée est ordonnée en vue de permettre un projet déterminé » (F. Bouyssou, « La sécurisation des autorisations d’urbanisme. Du territoire contentieux à l’absolution automatique », AJDA 2006, p. 1268). Il est bien évident que le droit ne doit pas être un frein au développement urbanistique et qu’il doit au contraire sécuriser les opérations immobilières. Il faut toutefois éviter l’écueil inverse, qui subordonnerait le maintien des règles juridiques à la réalisation de différents projets et placerait ainsi le droit dans une situation d’instabilité qui, outre l’atteinte qu’elle porterait au paradigme du principe de légalité, serait in fine néfaste à la sécurité juridique elle-même.

Il s’opère ainsi un mouvement qui dépasse assez largement le seul droit de l’urbanisme : la prévalence d’une conception instrumentale du droit, mis au service d’intérêts divers, notamment économiques, au détriment des exigences du principe de légalité et de l’intérêt général que sert ce principe. « La conception classique du droit de l’urbanisme était en effet la prééminence de la règle, sur laquelle devaient s’aligner les projets individuels, sous peine d’illégalité. Or, de plus en plus, le projet préexiste, de manière collective ou individuelle : la règle est écrite pour permettre la réalisation de ce projet, ou la révision simplifiée est ordonnée en vue de permettre un projet déterminé » (F. Bouyssou, « La sécurisation des autorisations d’urbanisme. Du territoire contentieux à l’absolution automatique », AJDA 2006, p. 1268). Il est bien évident que le droit ne doit pas être un frein au développement urbanistique et qu’il doit au contraire sécuriser les opérations immobilières. Il faut toutefois éviter l’écueil inverse, qui subordonnerait le maintien des règles juridiques à la réalisation de différents projets et placerait ainsi le droit dans une situation d’instabilité qui, outre l’atteinte qu’elle porterait au paradigme du principe de légalité, serait in fine néfaste à la sécurité juridique elle-même.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 241

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation dans le contentieux des documents d’urbanisme : source de sécurité juridique ?

par Mme Caroline BARDOUL

Docteure en droit public de l’université d’Orléans & avocate au barreau de Nantes

La pratique généralisée de la régularisation en droit de l’urbanisme se manifeste, notamment, au travers du sursis à statuer prévu à l’article L. 600-9 du code de l’urbanisme. Né de la volonté de préserver un juste équilibre entre le droit au recours et la sécurité juridique, ce récent mécanisme laisse des questions en suspens.

I) Le sursis à statuer : un dispositif destine à circonscrire la présence d’une illégalité au sein d’un document d’urbanisme

A) La volonté de « réparer » plutôt que d’annuler l’acte illégal

Lorsque le juge administratif est amené à annuler un acte, dans le cadre d’un recours en excès de pouvoir, l’objectif premier est d’« assurer le rétablissement de la légalité méconnue. Si l’intérêt du requérant s’en trouve satisfait, ce sera par surcroît » (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Paris, Montchrestien, 2008, p. 224).

L’effet couperet du principe de légalité connaît, de plus en plus, des limitations au bénéfice du principe de sécurité juridique. En droit de l’urbanisme, la volonté d’assurer la sécurité des autorisations d’urbanisme implique une conception plus souple du principe de légalité. La régularisation intervient alors pour parer « aux effets dévastateurs de l’annulation contentieuse » (L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « La régularisation, nouvelle frontière de l’excès de pouvoir », AJDA 2016, p. 1859).

L’annulation d’un document d’urbanisme emporte de tels effets puisqu’en application de l’article L. 600-12 du code de l’urbanisme, le document immédiatement antérieur se trouve remis en vigueur. Cela engendre, alors, de lourdes répercussions pour la collectivité. Des projets d’urbanisme en cours d’exécution ou sur le point de débuter peuvent s’en trouver ralentis, voire compromis.

L’application de la jurisprudence Danthony (CE, Ass., 23 novembre 2011, n° 335033, Rec.) permet d’éviter des annulations trop fréquentes puisque certains vices de procédure, réputés n’avoir ni exercé « une influence sur le sens de la décision prise » ni « privé les intéressés d’une garantie », n’entraîneront pas l’annulation du plan local d’urbanisme (PLU).

Le juge administratif doit se prononcer sur le caractère « Danthonysés », ou non, du vice, avant d’indiquer la manière d’y remédier (CE, Sect., 22 décembre 2017, Commune de Sempy, n° 395963, Rec.). L’article L. 600-9 du code de l’urbanisme a introduit un mécanisme permettant d’éviter l’annulation systématique d’un document d’urbanisme entaché d’illégalité.

Cette disposition marque le passage d’une « annulation-sanction » à une « annulation-réparation » (F. Rolin, « La régularisation des documents d’urbanisme à la demande du juge – Quelques problèmes pratiques… et théoriques », AJDA 2017, p. 25).

B) Le sursis à statuer : un mécanisme étroitement délimité

Aux termes des dispositions de l’article L. 600-9 du code de l’urbanisme, le juge va pouvoir surseoir à statuer afin de permettre la correction du vice entachant le document d’urbanisme.

Cet article dispose en effet que : « Si le juge administratif, saisi de conclusions dirigées contre un schéma de cohérence territoriale, un plan local d’urbanisme ou une carte communale, estime, après avoir constaté que les autres moyens ne sont pas fondés, qu’une illégalité entachant l’élaboration ou la révision de cet acte est susceptible d’être régularisée, il peut, après avoir invité les parties à présenter leurs observations, surseoir à statuer jusqu’à l’expiration du délai qu’il fixe pour cette régularisation et pendant lequel le document d’urbanisme reste applicable, sous les réserves suivantes : / 1° En cas d’illégalité autre qu’un vice de forme ou de procédure, pour les schémas de cohérence territoriale et les plans locaux d’urbanisme, le sursis à statuer ne peut être prononcé que si l’illégalité est susceptible d’être régularisée par une procédure de modification prévue à la section 6 du chapitre III du titre IV du livre Ier et à la section 6 du chapitre III du titre V du livre Ier ; / 2° En cas d’illégalité pour vice de forme ou de procédure, le sursis à statuer ne peut être prononcé que si l’illégalité a eu lieu, pour les schémas de cohérence territoriale et les plans locaux d’urbanisme, après le débat sur les orientations du projet d’aménagement et de développement durables. / Si la régularisation intervient dans le délai fixé, elle est notifiée au juge, qui statue après avoir invité les parties à présenter leurs observations. / Si, après avoir écarté les autres moyens, le juge administratif estime que le vice qu’il relève affecte notamment un plan de secteur, le programme d’orientations et d’actions du plan local d’urbanisme ou les dispositions relatives à l’habitat ou aux transports et déplacements des orientations d’aménagement et de programmation, il peut limiter à cette partie la portée de l’annulation qu’il prononce ».

Les possibilités offertes par les dispositions susvisées demeurent circonscrites. En effet, seuls certains documents d’urbanisme, à savoir les schémas de cohérence territoriale (SCOT), les PLU et les cartes communales, sont concernés par ce dispositif.

Au surplus, lorsqu’il s’agit d’un vice de fond, ce sursis à statuer ne peut ensuite être prononcé que si l’illégalité est susceptible d’être régularisée par une procédure de modification du PLU.

En outre, lorsqu’il s’agit d’un vice de forme ou de procédure entachant un SCOT ou un PLU, le sursis à statuer n’est possible que pour les illégalités commises après le débat sur les orientations du projet d’aménagement et de développement durables.

II) L’ambivalence du sursis à statuer

A) La régularisation entourée de garanties

Dans un certain nombre d’hypothèses, l’annulation partielle et le sursis à statuer semblent pouvoir être utilisées de manière concurrente. Ce sont deux manières différentes d’éviter l’annulation d’un document d’urbanisme, mais elles ne présentent pas de garanties comparables comme le montrent les exemples ci-après.

Une annulation partielle permet, par exemple, de remédier à une erreur de délimitation de zones. L’annulation ne portera alors que sur le seul zonage illégal et le reste du PLU restera en vigueur (Rép. du Min. du logement à la QE n° 11992 de J.-L. Masson, JO Sénat du 7 août 2014, p. 1892).

Dans un récent exemple jurisprudentiel, une annulation partielle a été prononcée. Le cas était le suivant : les auteurs du plan local d’urbanisme intercommunal avait créé en zone N un secteur de taille et de capacité d’accueil limitées NhMB03, d’une superficie de 50 000 m², lequel a été jugé illégal. La délibération attaquée été annulée seulement en tant qu’elle a créé le secteur de taille et de capacité d’accueil limitées NhMB03 (TA Versailles, 4 mai 2018, n° 1702800). Sauf difficulté dans l’exécution du jugement, le juge ne sera pas amené à porter d’appréciation sur la modification du PLU effectuée en application du jugement susvisé. Celle-ci se déroulera, alors, en dehors de tout contrôle juridictionnel.

Dans un cas similaire, la cour administrative d’appel de Nantes a, en revanche, prononcé un sursis à statuer. En effet, après avoir relevé l’erreur manifeste d’appréciation commise dans le classement de parcelles en zone d’urbanisation future (zone 2AU), la cour a sursis à statuer et a imparti un délai de sept mois à la collectivité pour procéder à une régularisation (CAA Nantes, 4 mai 2018, n° 17NT00863).

Dans l’exemple jurisprudentiel susvisé, l’arrêt avant-dire droit prononçant le sursis à statuer n’a donc pas eu à expliciter, en détail, les modalités de la régularisation. Celle-ci était simple à mettre en œuvre puisqu’elle impliquait la seule modification du zonage pour remédier au vice décelé.

Dans un tel cas de figure, l’utilisation du sursis à statuer présente d’indéniables avantages : « Le juge administratif indique précisément les vices affectant l’acte et donne un délai de régularisation à l’issue duquel il prononce, ou non, l’annulation de l’acte ; à l’issue de ce délai, le juge peut ainsi apprécier si l’acte a été réellement régularisé ; en outre, l’acte attaqué régularisé subsiste sans discontinuité ni amputation dans l’ordre juridique » (R. Thiele, « Annulations partielles et annulations conditionnelles », AJDA 2015, p. 1357).

En outre, les parties à l’instance, ayant donné lieu à la décision de sursis à statuer en vue de permettre la régularisation de l’acte attaqué, ne peuvent contester la légalité de l’acte de régularisation que dans le seul cadre de cette instance.

Elles ne pourront pas présenter une nouvelle requête pour contester cet acte (CE, 29 juin 2018, n° 395963, Rec.). Sont, ainsi, évités des recours successifs de la part des partie à l’instance.

Le sursis à statuer est une alternative à l’annulation, laquelle est entourée de limites et d’un contrôle juridictionnel en aval de la régularisation opérée.

B) Les contours flous du sursis à statuer : un vecteur d’insécurité juridique ?

Le sursis à statuer a pour effet de renouveler en profondeur l’office du juge de l’excès de pouvoir. La possibilité de surseoir à statuer pour permettre de pallier une irrégularité ouvre, dans bien des hypothèses, un débat sur la teneur de cette régularisation.

Dans les exemples cités auparavant, les modalités de la régularisation permettant de remédier au vice décelé s’avéraient simples à mettre en œuvre. En revanche dans d’autres cas de figure, le juge a dû préciser la manière dont pouvait s’opérer la régularisation.  Certains jugements ont dû faire preuve d’une grande pédagogie en indiquant explicitement quelles pièces constitueraient des moyens de régularisation appropriés.

Au surplus, le juge doit accorder un délai à l’administration pour régulariser. Cependant, pour accorder un juste délai, ni trop court, ni trop long, le juge se voit obligé de tenir compte de l’aléa et des contraintes procédurales liés à l’adoption d’un PLU.

Accorder un délai insuffisant obère tout effet utile à la régularisation. En effet, si la régularisation n’est pas effectuée, le document d’urbanisme demeure donc illégal et le juge ne peut que l’annuler. Le but étant d’éviter l’annulation, il convient de laisser un délai adéquat permettant la régularisation.

À l’inverse, l’objectif de ce dispositif n’est pas de pallier un manque de diligences de la collectivité, accorder un délai trop important ferait perdre tout son sens au sursis à statuer. Les modalités permettant la régularisation, tout comme le délai imparti pour y procéder sont, par définition, susceptibles de varier en fonction du vice décelé, ce qui laisse nécessairement une part à l’incertitude. Plus les juridictions vont prononcer des sursis à statuer, plus la manière de régulariser telle ou telle illégalité entachant un document d’urbanisme sera connue à l’avance. À terme, le délai nécessaire devrait être moins sujet à question. Dans cette attente, règne une forme d’insécurité juridique. En témoignent les exemples cités ci-après.

Ainsi, après avoir relevé l’absence de preuve par une commune de transmission du projet de PLU à la communauté de communes dont elle relève, le tribunal administratif a prononcé un sursis à statuer avant d’inviter la commune à produire la preuve que le projet avait effectivement été transmis. Le tribunal a précisé que cette preuve pouvait lui être apportée sous la forme, soit d’une attestation régulière du président de la communauté de communes, soit d’une délibération du conseil communautaire certifiant que cette formalité a été accomplie.

À défaut de rapporter cette preuve, la formation de jugement a indiqué qu’il conviendrait de reprendre l’ensemble de la procédure d’élaboration du PLU à compter de l’accomplissement de cette formalité, en veillant à compléter le dossier d’enquête publique sur ce point.

Le tribunal a sursis à statuer en attendant la production des éléments demandés ou, à défaut, la régularisation de ce vice par la reprise de la partie de procédure entachée d’illégalité. Un délai de neuf mois a été imparti à la commune pour satisfaire à cette régularisation (TA Versailles, 10 juillet 2015, n° 1301549).

Par une décision du 21 septembre 2017, le tribunal administratif de Nantes a relevé que le PLU d’une commune était entaché d’illégalité (TA Nantes, 21 septembre 2017, n°1605079).

En premier lieu, à la date de clôture de l’instruction, il ne ressortait pas des pièces du dossier qu’une note de synthèse aurait été jointe à la convocation des conseillers municipaux, cela en méconnaissance des dispositions de l’article L. 2121-12 du code général des collectivités territoriales.

En second lieu, une erreur de droit entachait le règlement du plan local d’urbanisme et était susceptible d’être régularisée par l’application de la procédure de modification du PLU.

Les juges nantais ont donc sursis à statuer et ont imparti à la commune un délai de trois mois pour procéder à la régularisation de la délibération par laquelle la commune avait approuvé son PLU. Le conseil municipal a de nouveau approuvé son PLU, une note de synthèse a été jointe à la convocation des conseillers municipaux. La nouvelle délibération du 18 décembre 2017 a été regardée comme ayant régularisé la précédente, et en outre, par cette même délibération, le règlement du PLU a été modifié et, ainsi, purgé de l’erreur de droit relevée.

Par un jugement du 13 juillet 2018, la formation de jugement a considéré qu’il avait été remédié aux illégalités relevées, par voie de conséquence, la requête a été rejetée (TA Nantes, 13 juillet 2018, n° 1605079). Dans les cas de figure précédemment évoqués, les régularisations ont permis sous le contrôle du juge d’éviter l’annulation du document d’urbanisme. Une nuance s’impose toutefois puisque les modalités de régularisation jugées effectives en première instance ne le seront pas forcément en appel.

Au surplus, malgré le succès des régularisations intervenues dans les exemples précités, force est d’admettre qu’il est difficile d’estimer, lorsque le vice est décelé, si la régularisation est, ou non, envisageable et sous quelle forme elle est susceptible d’intervenir.

Il est également difficile d’anticiper d’éventuelles « anicroches dans la procédure » qui auraient pour effet d’engendrer une régularisation, valable, mais postérieure au délai fixé par le juge. (F. Rolin, « La régularisation des documents d’urbanisme à la demande du juge – Quelques problèmes pratiques… et théoriques », AJDA 2017, p. 25).

La mise en œuvre du sursis à statuer permettra certainement de limiter l’insécurité juridique afférente à ce mécanisme. Encore faut-il espérer une absence de discordances entre les juridictions sur les moyens mis en œuvre pour opérer la régularisation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 243

   Send article as PDF   
ParJDA

L’illusion de la régularisation en droit des étrangers

par Mme Saskia DUCOS-MORTREUIL

Avocate au barreau de Toulouse

La législation sur l’immigration, codifiée au sein du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), prévoit l’admission exceptionnelle au séjour, procédure de régularisation au cas par cas pour les étrangers non européens en situation irrégulière.

Depuis une quarantaine d’années, la régularisation des ressortissants étrangers sans papiers est devenue une pratique qui permet de prendre en considération les situations humaines les plus dramatiques mais aussi de contrôler la situation des ressortissants de pays tiers en situation irrégulière.

Une politique de régularisation par circulaire s’est peu à peu développée, avec en dernier lieu la publication de la circulaire relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière, dite circulaire « Valls », du 28 novembre 2012 (NOR : INTK1229185C).

Dans ce cadre, des efforts ont été déployés afin de définir juridiquement la régularisation en droit des étrangers. Ces efforts avaient notamment pour but de répondre aux vives critiques dénonçant le caractère aléatoire de la pratique de la régularisation par les différentes préfectures et ainsi assurer davantage de sécurité juridique aux ressortissants étrangers souhaitant y prétendre.

Pour autant, la faible portée des moyens juridiques employés a conduit à rendre le droit à la régularisation totalement illusoire.

I) La tentative de définition d’un droit de la régularisation

La régularisation est définie par le CESEDA de manière pour le moins vague. En effet, l’admission exceptionnelle au séjour, définition juridique de la pratique de la régularisation en droit des étrangers, est régie principalement par les dispositions de l’article L. 313-14 du CESEDA précité aux termes desquelles :

« La carte de séjour temporaire mentionnée à l’article L. 313-1 ou la carte de séjour temporaire mentionnée aux 1° et 2° de l’article L. 313-10 peut être délivrée, sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, à l’étranger ne vivant pas en état de polygamie dont l’admission au séjour répond à des considérations humanitaires ou se justifie au regard des motifs exceptionnels qu’il fait valoir sans que soit opposable la condition prévue à l’article L. 313-2 ».

Ces dispositions permettent ainsi la délivrance d’une carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale », « salarié » ou « travailleur temporaire », même dans le cas où le ressortissant étranger demandeur ne présente pas de visa d’entrée régulière sur le territoire français. Elles consacrent ainsi la possibilité pour les ressortissants étrangers en situation irrégulière d’accéder à un droit au séjour en France.

Si le principe est ainsi posé, restent les difficultés causées par l’impossible définition de ce que sont des « considérations humanitaires » ou des « motifs exceptionnels ». De telles notions conduisent nécessairement à des appréciations aléatoires et à une insécurité juridique dans la mise en œuvre des dispositions relatives à l’admission exceptionnelle au séjour des ressortissants étrangers.

C’est dans ce cadre que ce sont développées les circulaires de régularisation.

Comme toutes les précédentes, la circulaire du 28 novembre 2012, présentée comme une circulaire « de régularisation », était donc très attendue. Nombre de ressortissants étrangers ont espéré que leur situation administrative, source de précarité et d’insécurité, s’améliorerait.

Les objectifs annoncés étaient ambitieux : « Définir des critères objectifs et transparents pour permettre l’admission au séjour des étrangers en situation irrégulière, (…) guider les préfets dans leur pouvoir d’appréciation et ainsi limiter les disparités ».

Ainsi, la circulaire prévoit, par exemple, que la demande de régularisation émanant du ou des parents d’un enfant scolarisé est examinée au vu de deux critères cumulatifs :

  • une installation durable du demandeur sur le territoire français (cinq ans ou exceptionnellement moins),
  • une scolarisation en cours à la date du dépôt de la demande d’au moins un des enfants depuis au moins trois ans.

La circulaire prévoit également par exemple la possibilité d’être régularisé au titre du travail lorsque le ressortissant étranger justifie :

  • détenir un contrat de travail ou une promesse d’embauche,
  • avoir travaillé huit mois, consécutifs ou non, sur les vingt-quatre derniers mois ou trente mois, consécutifs ou non, sur les cinq dernières années,
  • une ancienneté de séjour en France d’au moins cinq ans.

La régularisation semble ainsi fondée sur des critères précis et objectifs et permettre une pratique de l’autorité administrative assurément transparente et uniforme sur l’ensemble du territoire français. À la lecture de la circulaire, tout laisse à croire qu’il suffit de remplir les conditions définies pour se voir délivrer une carte de séjour et voir sa situation administrative régularisée.

Cette introduction d’une apparente objectivité dans le cadre de l’appréciation des demandes de régularisation a conduit des milliers de ressortissants étrangers à se rendre aux guichets des préfectures.

Il faut toutefois mesurer la portée d’une simple circulaire et la distinguer de dispositions législatives ou réglementaires. Parmi les différents types de circulaires, celles qui visent à une régularisation sont des circulaires dites interprétatives, dénuées de tout caractère impératif.

Ainsi, les moyens employés pour définir un droit de la régularisation en apparence fondé sur des critères objectifs font en réalité obstacle à l’existence d’un droit à la régularisation au bénéfice des ressortissants étrangers.

II) Le refus de reconnaissance d’un droit à la régularisation

Dès 1996, le Conseil d’État, alors interrogé par le gouvernement sur l’existence d’un droit à la régularisation des ressortissants étrangers en situation irrégulière, introduisait son avis ainsi :

« Il convient, tout d’abord, d’observer qu’il ne peut exister un « droit à la régularisation », expression contradictoire en elle-même. (…) Si donc le demandeur de régularisation a un droit, c’est celui de voir son propre cas donner lieu à examen » (CE avis, 22 août 1996 n° 359622).

Le choix de définir des critères de régularisation par circulaire n’est pas neutre : elle laisse en effet une grande liberté à l’administration et ne permet aucune contestation, ni aucun contrôle juridictionnel des critères qu’elle pose.

Elle ne confère pas de droits aux personnes concernées mais donne seulement des consignes, plus ou moins floues, à l’administration. L’appréciation discrétionnaire de l’administration prend le pas sur l’apparente objectivité des critères de régularisation et confronte nécessairement les demandeurs de régularisation à une situation d’insécurité juridique.

La circulaire fait en définitive l’objet d’une mise en œuvre aléatoire sur l’ensemble de territoire, au gré notamment des sensibilités politiques ou encore des « pratiques » locales.

Surtout, l’absence totale de contrôle dans la mise en œuvre des critères de régularisation, pourtant précisément définis par la circulaire, laisse aux ressortissants étrangers souhaitant faire valoir leurs « droits » un profond sentiment d’injustice.

Le non-respect par l’autorité administrative des critères de régularisation prévus par la circulaire n’est pas sanctionné par le juge administratif.

Le contrôle de légalité n’est pas un contrôle de l’opportunité.

Les conditions de traitement des dossiers soulèvent plus que jamais la question de l’évolution de la jurisprudence administrative sur la nature des circulaires de régularisation et donc sur l’opposabilité de ces dernières.

La réponse du Conseil d’État a été sans équivoque.

Alors que plusieurs cours administratives d’appel avaient reconnu le caractère invocable de la circulaire du 28 novembre 2012, en énonçant qu’elle contenait des « lignes directrices », le Conseil d’État, statuant au contentieux, a considéré que ce texte n’est pas invocable à l’appui d’un recours formé devant le juge administratif (CE, 4 février 2015, n° 373267, T.).

La régularisation est une mesure d’exception et relève d’une appréciation par l’administration de l’opportunité d’en faire bénéficier le ressortissant étranger demandeur.

De quels droits peuvent dès lors encore se prévaloir les demandeurs de régularisation ?

La protection face à l’erreur manifeste d’appréciation de l’administration.

Ignorant les critères objectifs de régularisation, le juge administratif limite son contrôle à celui de la proportionnalité entre les buts en vue desquels les mesures défavorables sont prises par l’administration et le droit des personnes qui en font l’objet.

Ce contrôle s’exercera souvent à l’aune des stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Le droit à la protection de la vie privée et familiale des ressortissants étrangers semble en définitive être la seule contrainte imposée à l’administration dans le cadre de l’appréciation des demandes de régularisation.

C’est en tout cas en ce sens que le Conseil d’État concluait son avis en 1996 en indiquant :

« Il est d’autant plus utile que le gouvernement exerce, dans les situations où ce droit est en cause, l’examen individuel qui lui incombe de toute façon que les mesures de régularisation éventuelles cessent alors de relever de l’opportunité pour se situer sur le terrain de la légalité » (CE avis, 22 août 1996, n° 359622).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 242

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation en droit administratif camerounais


par M. Éric Stéphane MVAEBEME

Docteur/Ph.D en droit public &
Moniteur au département de droit public interne à l’université de Yaoundé II-Soa (Cameroun)

L’administration est organisée de manière à agir rationnellement et efficacement (R. Degni Segui, 2012). Ce qu’elle fait recouvre principalement ce qu’on pourrait appeler « l’action administrative ». Le vocable « action » dérive étymologiquement du mot latin (ago, agere, actum), qui signifie « agir », faire avancer, faire quelque chose, exprimer par le mouvement. L’action désigne la manifestation de volonté, tout ce que l’on fait. De ce fait, l’action administrative peut s’entendre largo sensu, de tous les actes accomplis par l’administration, aussi bien les actes ou opérations matériels que les actes juridiques.

L’action de l’administration est soumise au respect d’un principe fondamental, le principe de légalité. C’est justement ce principe qui peut ne pas être respecté par des procédures et actes unilatéraux et contractuels de l’administration. On dit alors qu’ils sont irréguliers. La complexité de l’intervention de l’administration, la nécessité de tenir compte d’intérêts divergents, les difficultés qui sont liées à la collecte des informations complexes, mais aussi l’évolution rapide des règles de fond, ce qu’on appelle l’inflation normative, tout ceci fait qu’assez souvent les actes administratifs, qu’il s’agisse d’actes réglementaires, de décisions de planification, de mesures relatives à des infrastructures ou des décisions individuelles classiques, sont entachées de certains vices (J.-M. Woehrling, 2004). Pour ce genre d’actes et de procédures, l’annulation par le juge a souvent été recherchée, mais aujourd’hui émerge de plus en plus une technique exceptionnelle appelée régularisation.

La régularisation est prima facie une technique juridique, c’est-à-dire « une activité pratique adaptant des normes juridiques à des besoins sociaux réels » (A.-J. Arnaud,1993). Elle est une correction destinée à éviter des conséquences démesurées, telles que l’irrecevabilité d’un recours contentieux ou l’annulation d’un acte (A. Van Lang, G. Gondouin et V. Inserguet Brisset, 2005). La régularisation est davantage un mécanisme opératoire grâce auquel un acte ou une situation juridique contraire au droit peut, avant ou après l’intervention du juge, se perpétuer ou revivre dans la légalité pleinement retrouvée (J.-J. Israël, 1981). Il s’agit d’une technique fluctuante, plastique dont tous les contours ne sont pas encore totalement définis tant par la doctrine que par la jurisprudence. En droit administratif, elle demeure même un territoire encore relativement inexploré. Mais tout compte fait, elle se traduit par une rectification de l’acte ou de la situation irrégulière, c’est-à-dire par la suppression ou la correction du vice qui le rend irrégulier (O. Fuchs, 2017). Théoriquement, il est possible de systématiser les types de régularisation. L’on peut ainsi identifier d’un côté une régularisation préventive ou celle opérée par l’administration, qui fait en sorte que l’acte de régularisation se borne à venir conforter les effets produits par un acte préexistant ; de l’autre côté, l’on aperçoit les contours d’une régularisation curative ou juridictionnelle, c’est-à-dire celle où l’acte de régularisation se substitue à l’acte annulé afin de fournir une base légale aux effets que celui-ci a produits (V. Daumas, 2017). La régularisation envisagée sous toutes ses facettes a pour but de concilier légalité et sécurité juridique. Elle permet à l’administration de régulariser son acte unilatéral ou contractuel avant l’action du juge dès lors que l’irrégularité est constatée, et après l’intervention du juge sur la base de la décision d’annulation. La sécurité juridique est ainsi préservée, car l’acte est maintenu en vigueur, mais la légalité est assurée puisque l’acte est épuré de son irrégularité.

Le droit administratif dans son acception large est le droit de l’administration. Il comprend toutes les normes qui s’appliquent à son activité. Stricto sensu, le droit administratif correspond aux seules règles différentes des règles du droit privé applicables, en principe, aux relations entre particuliers (P. Chretien, N. Chifflot et M. Tourbe, 2016). Le droit administratif camerounais qui est différent du droit administratif au Cameroun est une adaptation dans ce pays des règles et mécanismes existants dans la théorie générale du droit administratif, conçue en France. Cette adaptation n’a pas lieu, de manière à établir automatiquement une ressemblance entre l’imitation et le modèle étranger. Tout au contraire, elle se fait de manière progressive, en transformant quelques fois certaines règles générales en des règles originales au point où certaines tendances « endogènes » sont visibles (P. Moudoudou, 2009). Ce droit administratif camerounais repose sur des sources formelles (textes et jurisprudence) qui lui sont propres au point d’en dégager une originalité certaine.

L’étude qui a trait à l’application de la théorie de la « reconstruction » (J.-F. Lafaix, 2009) des actes et situations juridiques au Cameroun permet de dégager l’interrogation majeure suivante : comment la technique de la régularisation est-elle traitée en droit administratif camerounais ? En guise d’idée directrice, il y a lieu de relever que le traitement réservé à la régularisation en droit administratif camerounais est ambivalent. L’ambivalence est la tendance à éprouver ou à manifester simultanément deux sentiments opposés à l’égard d’un même objet. Dans le cadre de la présente étude, la régularisation est tantôt admise, tantôt refusée. La part belle est faite à l’administration pour régulariser. Cela atteste du caractère « a-libéral » (P.-E. Abané Engolo, 2016) du droit administratif camerounais qui trahit une inclination vers la primauté de l’administration.

L’intérêt de l’étude sur la régularisation en droit administratif camerounais est à la fois théorique et pratique. Théoriquement, elle vise à rendre visible quelques linéaments d’un mécanisme encore exceptionnel au Cameroun, et dans la pratique elle permet de voir le degré de fracture administrativiste d’avec le droit français.

Le traitement réservé à la régularisation en droit camerounais est orienté vers une admission sectorielle de ce mécanisme (I), tout en constatant son exclusion totale après annulation conditionnelle du juge (II).

I) L’admission sectorielle de la régularisation

Le vocable « régularisation » est souvent utilisé en vue de décrire des pratiques qui présentent un lien direct avec la correction d’une irrégularité. L’essentiel est qu’il y ait au préalable quelque irrégularité qui mérite d’être corrigé. Il est ainsi important de distinguer la régularisation des situations de celle des actes qui relèvent de logiques différentes. La première vient donner un titre juridique à une situation de fait, elle vient aussi attribuer un couvert juridique à une situation qui ne l’avait pas. Tandis que la seconde vient lever le vice qui entachait un acte, tout en reprenant le dispositif qui demeure inchangé.

Le droit administratif camerounais qui est encore peu généreux en matière de systématisation des cas de régularisation, permet tout de même d’identifier et de reconnaitre ceux-ci dans quelques rares secteurs. Ainsi, la régularisation est admise exceptionnellement pour certains actes juridiques (A) et pour certaines situations de fait (B).

A) L’admission de la régularisation préventive de certains actes juridiques

L’acte juridique est une « opération juridique (negotium) consistant en une manifestation de la volonté (publique ou privée, unilatérale, plurilatérale ou collective) ayant pour objet et pour effet de produire une conséquence juridique » (G. Cornu, 2014). En droit administratif, les actes juridiques sont l’acte administratif unilatéral, l’acte contractuel et par extension doctrinale les mesures d’orientation (D. Truchet, 2015).

Il est utile de signaler que pour qu’il y ait régularisation, il faudrait qu’il y ait aussi des actes régularisables. Ces derniers sont ceux qui en principe peuvent faire l’objet d’une correction positive. Ainsi, pour être régularisé, ces actes doivent être entachés d’illégalités externes, c’est-à-dire porter sur l’incompétence, le vice de forme et de procédure (H. Bouillon, 2018). Contrairement aux illégalités internes qui ont trait à la violation de la loi, les erreurs et le détournement de pouvoir. En droit camerounais, l’acte unilatéral (1) et l’acte contractuel (2) peuvent être régularisés.

1) L’admission de la régularisation préventive d’un acte administratif unilatéral : le titre foncier

Le droit administratif camerounais, bien qu’il soit majoritairement codifié est partiellement jurisprudentiel. C’est dans cet élan que la définition de l’acte administratif unilatéral a été dégagée. Pour le juge administratif, « l’acte administratif est un acte juridique unilatéral pris par une autorité administrative dans l’exercice d’un pouvoir administratif et créant des droits et des obligations pour les particuliers » (affaire AP/CFJ, arrêt n° 20 du 20 mars 1968, Ngongang Njanke Martin c/ État du Cameroun). Ainsi « l’on retient un certain nombre d’éléments principaux : l’acte administratif unilatéral, c’est d’abord un acte juridique ; l’unilatéralité en est la condition deuxième, puis intervient son émanation de la part d’une autorité administrative, pour enfin s’identifier à un mode de modification de l’ordonnancement juridique par des obligations qu’il impose ou par des droits qu’il confère » (J.-C. Aba’a Oyono, 1994).

En droit camerounais, le titre foncier dont la nature juridique a souvent fait l’objet de discussions doctrinales (A. Mpessa, 2004) est défini comme « la certification officielle de la propriété foncière ». Il est indubitablement un acte administratif. Primo, le titre foncier est un acte normatif, c’est-à-dire créateur du Droit. Secundo, c’est un acte pris par une autorité administrative dans l’exercice d’un pouvoir administratif ; il est délivré par le conservateur qui est un fonctionnaire du ministère des domaines, du cadastre et des affaires foncières. Qui plus est, une kyrielle d’autorités administratives intervient dans la procédure d’immatriculation au Cameroun. Tertio, c’est un acte faisant grief, et créateur de droits et obligations.

En tant qu’acte administratif, le titre foncier fait l’objet d’une exceptionnelle possibilité de régularisation. Celle-ci est prévue dans le décret n° 2005/481 du 16 décembre 2005 modifiant et complétant certaines dispositions du décret n° 76/165 du 27 avril 1976 fixant les conditions d’obtention du titre foncier. Le texte ancien ne contenait pas d’ailleurs cette possibilité. Désormais, avec le décret du 16 décembre 2005, « lorsque les omissions ou des erreurs ont été commises dans le titre de propriété ou dans les inscriptions, les parties intéressées peuvent en demander la rectification. Le conservateur foncier peut en outre rectifier d’office, sous sa responsabilité, les irrégularités provenant de son fait ou du fait d’un ses prédécesseurs, dans les documents ayant servi à l’établissement du titre ou autres inscriptions subséquentes » (art. 39 nouveau). Dans un alinéa 3, il est prévu que « la rectification est autorisée par décret du Premier ministre si elle porte atteinte aux droits des tiers) ». Visiblement, l’on est en présence d’une régularisation préventive car le texte autorise l’administration à corriger positivement son acte entaché d’illégalités externes, plus précisément de vice de forme. À proprement parler, le droit camerounais autorise la régularisation sur la base d’une illégalité régularisable qu’est le vice de forme.

En outre de cela, le droit camerounais admet aussi un type de régularisation brutal et aussi exceptionnel qu’est la validation législative. Elle est une opération qui consiste pour le législateur à inscrire dans une loi le contenu d’un acte (administratif) irrégulier ou susceptible d’être reconnu comme tel par une juridiction, afin de prévenir son annulation par un juge (M. Touzeil-Divina, 2017). Par ce mécanisme de contournement, l’acte litigieux est alors rendu ‘valide’ et régulier au regard de la hiérarchie des normes. Cette technique sulfureuse est notamment utilisée pour régulariser un vice de procédure qui pourrait engager un contentieux de masse (M. Touzeil-Divina, 2017). In situ, sur la base du décret du 15 juillet 1977 qui régit les chefferies traditionnelles (conforté par le décret n° 2013/332 du 13 septembre 2013 modifiant et complétant celui de 1977), il est prévu à l’article 16 que « les contestations soulevées à l’occasion de la désignation d’un chef sont portées devant l’autorité investie du pouvoir de désignation qui se prononce et premier et dernier ressort ». Malgré cette barrière réglementaire qui empêche le juge administratif de contrôler la légalité des actes administratifs de désignation des chefs traditionnels, ce dernier s’est toujours déclaré compétent. Tantôt il a donné raison à l’État (CS/CA, 25 septembre 1980, Collectivité Deido-Douala c/ État du Cameroun ; CS/CA/78/79, 31 mai 1979, Kouang Guillaume), tantôt il a annulé la décision des autorités administratives désignant les chefs traditionnels (Enfants du chef Banka, CS/CA jugement n° 40/79-80 du 29 mai 1980, Monka Tientcheu David). Mais, le 27 novembre 1980, la loi n° 80/31 dans son article 1er vient dessaisir les juridictions des affaires relatives aux contestations soulevées à l’occasion de la désignation des chefs traditionnels en ces termes : « les juridictions de droit commun et de l’ordre administratif sont dessaisies d’office de toutes les affaires pendantes devant elles et relatives aux contestations soulevées à l’occasion de la désignation des chefs traditionnels ».À bien y regarder, cette loi du 27 novembre est une loi de validation ou de régularisation car pour le juge administratif dont des affaires sont pendantes, c’est-à-dire non jugées, étant donné que la Loi a été prise avant qu’il ne juge l’affaire, il ne peut que constater que l’acte administratif de désignation attaqué est bien conforme à la Loi qui le considère valide et régulier. Telle qu’elle est appliquée, la loi de validation porte clairement atteinte à la fonction juridictionnelle, à la hiérarchie des normes ainsi qu’au principe de séparation des pouvoirs et des autorités (M. Touzeil-Divina, 2017). Il ne pouvait en être autrement car, la désignation des chefs traditionnels au Cameroun déchaine beaucoup de passion et les autorités administratives chargées de la nomination ne brillent pas toujours par leur respect des procédures. Le choix des chefs traditionnels met en imbrication la corruption, le trafic d’influence, et la violation des textes.

Certains actes administratifs contractuels sont aussi concernés par la régularisation.

2) L’admission de la régularisation préventive d’un acte contractuel : le marché public

Les contrats administratifs font aussi partie des actes juridiques de l’administration qui peuvent aussi bénéficier des mesures exceptionnelles de régularisation. En droit administratif camerounais, il y a un contrat administratif qui concentre majoritairement l’attention de l’administration : c’est le marché public. Il fait partie des contrats de l’administration les plus importants (R. Degni Segui, 2012). Le marché public se définit comme un « contrat écrit, passé conformément aux dispositions du présent Code, par lequel un entrepreneur, un fournisseur, ou un prestataire de service s’engage envers l’État, une collectivité territoriale décentralisée ou un établissement public, soit à réaliser des travaux, soit à fournir des biens ou des services moyennant un prix » (décret n° 2018/366 du 20 juin 2018 portant code des marchés publics).

La régularisation des marchés publics ou des contrats est tout aussi exceptionnelle que celle des actes unilatéraux, c’est peut-être la raison pour laquelle un précurseur comme le professeur Israël ne l’a même pas évoquée dans ses travaux. Elle est aussi importante que celle des actes unilatéraux. Elle a pour finalité majeure la consolidation par correction du contrat initial (J.-F. Lafaix, 2009). La régularisation du contrat se traduit par une rectification de l’acte ou de la situation irrégulière, c’est-à-dire par la suppression ou la correction d’un vice qui le rend irrégulier. Ce vice peut ainsi apparaitre soit dans la phase de passation, soit dans la phase de l’exécution.

Dans le cadre du droit administratif camerounais, la régularisation du marché public est beaucoup plus administrative. Cette catégorie de régularisation a lieu avant l’intervention du juge, c’est-à-dire qu’elle peut être imposée ou suggérée par l’administration. Cette régularisation s’opère en vertu du nouveau code des marchés publics (décret n° 2018/366 du 20 juin 2018) dans la phase de la passation (a) et dans celle de l’exécution (b). Dans tous les cas, cette nouvelle codification réelle (G. Cornu, 2011) vient une fois de plus consolider la règle du recours administratif préalable qui est même parfois une condition de saisine du juge administratif. Il faut noter qu’en France, le droit administratif ne connait pas de règle générale de recours administratif préalable obligatoire avant que l’on ne saisisse le juge administratif (J.-M. Woerhling, 2004).

a) La régularisation préventive dans la phase de la passation

La passation désigne un ensemble d’opérations relatives à la formation du marché public. La doctrine administrativiste considère que les réclamations formulées pendant cette phase, constituent le contentieux de la formation du contrat. Si des irrégularités sont alors constatées pendant la phase de formation du marché publics, les candidats ou soumissionnaires doivent au préalable produire des recours administratifs (A. Van Lang, G. Gondouin et V. Inserguet-Brisset, 2009). Le droit camerounais impose dans ce sillage la production d’un recours gracieux préalable qui est un mécanisme de déclenchement du procès administratif. Il constitue une sorte de préalable qui permet aux particuliers d’éviter le recours au juge (C. Keutcha Tchapnga, 2013). Dans ce cadre, l’on parle aussi de décision préalable, parce que celle-ci « présente des avantages tant pour l’administration, le juge, que l’administré. Elle assure à l’administration une sécurité en lui offrant la possibilité d’examiner le litige avant le juge et, s’il y a lieu, de lui donner une solution conforme au droit » (A. Sango, 2017). L’enjeu étant d’arrêter la position de l’administration sur la question querellée avant que le juge ne statue (jugement n° 65 du 22 avril 1976, Edimo Jean Charles c/ État du Cameroun).

In concreto, la régularisation dont il s’agit à ce niveau peut s’opérer par la mobilisation du recours gracieux préalable. D’après le code des marchés publics (CMP) dans son article 170 (1), il est précisé que « tout candidat ou soumissionnaire qui s’estime lésé dans la procédure de passation des marchés publics peut introduire un recours en fonction de l’étape de la procédure, soit auprès du maître d’ouvrage ou du Maître d’ouvrage délégué, soit auprès du Comité d’examen des Recours ». C’est dire clairement que tout soumissionnaire qui conteste la régularité de la procédure de la formation du marché public, doit saisir le chef de département ministériel ou assimilé, le chef de l’exécutif d’une collectivité territoriale décentralisée, le directeur général d’un établissement public ou d’une entreprise publique, représentant l’administration bénéficiaire des prestations prévues dans le marché public en cause. La saisine peut aussi être faite auprès du maître d’ouvrage délégué qui n’est rien d’autre que la personne exerçant en qualité de mandataire du maître d’ouvrage, une partie des attributions de ce dernier (le maître d’ouvrage délégué peut être gouverneur de région, préfet de département, chef de mission diplomatique du Cameroun à l’étranger). D’après la lettre de l’article 170 (1) du CMP, les recours sont aussi dirigés vers un organe appelé Comité d’examen des recours qui est une « instance établie auprès de l’organisme chargé de la régulation des marchés publics, appelée à examiner les recours des soumissionnaires qui s’estiment lésés, et à proposer le cas échéant à l’Autorité chargée des marchés publics, des mesures appropriées ». Ce comité qui est basé au sein de l’organisme de régulation appelé Agence de régulation des marchés publics. Cette agence se présente comme un établissement public administratif doté de la personnalité juridique et de l’autonomie financière avec pour mission d’assurer la régulation, le suivi et l’évaluation du système des marchés publics au Cameroun. L’autorité administrative, qu’elle soit maître d’ouvrage ou maître d’ouvrage délégué ou même Comité d’examen des recours, saisie d’un recours dispose non seulement du pouvoir d’apprécier le caractère fondé ou non de la réclamation, mais surtout d’ordonner le cas échéant, soit la reprise, soit l’annulation de la procédure, soit alors des mesures diverses. Dans tous les cas si l’organe administratif décide de la poursuite de marché public, il s’agira forcement d’une régularisation qui aura été opérée. L’irrégularité doit donc forcément porter sur un fait ou un manquement au CMP quant à la phase de pré-qualification, la publication d’appel d’offres et ouverture des plis, la phase d’analyse des offres techniques lorsque l’ouverture se fait en deux temps, ou sur la publication des résultats et la notification du marché. Des délais impératifs doivent aussi être respectés (art. 171 à 175 du CMP). Ce procédé préventif qui permet la poursuite des relations contractuelles est aussi prévu dans la phase d’exécution du marché public.

b) La régularisation préventive dans la phase d’exécution

Concernant la phase d’exécution du marché public, la technique de la régularisation est encore présente et possible. In situ, il est prévu que « tout cocontractant de l’administration qui s’estime lésé dans l’exécution de son contrat peut introduire un recours non juridictionnel, soit auprès du maître d’ouvrage ou maître d’ouvrage délégué, soit auprès de l’Autorité chargée des marchés publics » (art. 186 du CMP). Ainsi, dans la phase d’exécution des prestations contractuelles, le cocontractant peut aussi constater des irrégularités dans les agissements de l’administration. C’est dans cette logique qu’il peut être amené à produire un recours gracieux auprès de l’autorité contractante qui englobe ici le maître d’ouvrage et le maître d’ouvrage délégué. Mais l’on constate aussi que le cocontractant peut formuler un recours hiérarchique en saisissant immédiatement l’Autorité chargée des marchés publics. En droit des marchés publics camerounais, l’Autorité chargée des marchés publics désigne l’autorité placée à la tête de l’administration publique compétente dans le domaine des marchés publics. En l’occurrence, il s’agit du ministre délégué à la présidence de la République chargé des marchés publics. C’est quasiment l’autorité administrative camerounaise au-dessus de la chaîne des marchés publics, à ce titre il signe les textes d’application du CMP, prononce les sanctions des auteurs des mauvaises pratiques et des litiges résultant des marchés publics ainsi que des désaccords entre les agents publics, dispose de pouvoirs en matière d’autorisation des procédures exceptionnelles. C’est justement le dernier point de ses compétences qui intéresse car par interprétation téléologique (M. Troper, 2008), le texte règlementaire a pour finalité de lui attribuer des pouvoirs spéciaux en matière de régularisation. En autorisant ces procédures exceptionnelles, il peut demander la poursuite de façon extraordinaire de l’exécution du marché public entaché d’irrégularités notoires.

À tout prendre, la régularisation administrative a pour finalité majeure de conforter les privilèges contractuels de l’administration, mais aussi de protéger l’administration au détriment du cocontractant (A. Akono Ongba, 2008). Quid des situations de fait ?

B) L’admission de la régularisation d’une situation de fait

La régularisation en droit administratif camerounais ne s’opère pas uniquement sur certains actes juridiques précis, elle est également admise pour certaines situations juridiques. Par le truchement de cette catégorie de régularisation, « il s’agit de passer de l’exclusion à une possible insertion » (F. Mallol, 1997).

De façon générale, il est utile d’opérer un distinguo entre ce qui est conforme à la norme et qui mérite la protection projetée d’une part, et ce qui ne satisfait pas aux conditions prévues par la norme et ne peut donc être éligible au chapitre de la protection de la loi, d’autre part (F. Biboum Bikay, 2009). Il faut garder à l’esprit que toute situation qui, lorsqu’elle remplirait certaines conditions exigées par la loi, pourrait endosser la qualification de situation de droit. A contrario, les situations en porte-à-faux avec les exigences légales sont des situations de fait. Ces dernières renvoient à un ensemble de situations juridiques irrégulières, dégradées, dégénérées, constituant des doublets de situations régulières, mais ne remplissant en général pas leurs conditions de formalisme (J. Carbonnier, 2001). Le Droit peut alors agir au travers d’une alternative, soit il les qualifie de situations de fait et les laisse ainsi, soit il les régularise pour les ériger en situations régulières ou de droit.

Une situation de fait a défrayé la chronique au Cameroun il y a de cela quelques mois. C’est la situation dite du « doctorat professionnel ». Dépourvu de tout fondement juridique au regard de la directive communautaire n° 02/06-UEAC-019-CM-14 du 10 mars 2006 portant organisation des études universitaires de l’espace CEMAC (communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) dans le cadre du système LMD et de l’arrêté ministériel n° 19/0081/MINESUP/DDES du 23 décembre 1999 portant organisation du cycle de doctorat ou Doctor of philosophy (Ph.D) dans les universités d’État au Cameroun, le « doctorat professionnel » était irrégulier. À l’université de Yaoundé II, il reposait indûment sur la décision décanale n° 14/419/UYII/FSJP/CAB-D/VD-PAAc/nnma portant sélection en doctorat professionnel au titre de l’année académique 2014-2015, tandis qu’à l’université de Yaoundé I, celui-ci se fondait sur la décision n° 14-0016/UYI/VREPDTIc/DAAc/DEPE/SPD/CRFD du 8 janvier 2014 portant sélection des candidats au cycle de doctoral professionnel. La Conférence des recteurs des universités d’États, de concert avec le ministre de l’enseignement supérieur ayant pris acte du caractère irrégulier du « doctorat professionnel », décida d’interdire toute soutenance. De ce fait, le « doctorat professionnel » se retrouve ainsi dans une situation de fait car dépourvu de tout ancrage juridique et d’effets de droit.

Face à ce genre de cas, l’administration peut décider de « donner un titre juridique à une situation de fait qui en manquait » (L. Dutheillet de Lamotte, G. Odinet, 2016). C’est justement ce que vont faire les recteurs des universités de Yaoundé I et II. Celui de Yaoundé I va prendre une note datée du 1er mars 2018 autorisant les candidats concernés par la décision n° 14-0016/UYI/VREPDTIc/DAAc/DEPE/SPD/CRFD susmentionnée « à s’inscrire à titre de régularisation, au cycle de Doctorat Ph.D dans les centres de recherche et formation doctorale de l’université de Yaoundé I pour le compte de l’année académique 2013-2014 ». Par cet acte, ce recteur cherche à régulariser la situation de fait des étudiants inscrits en « doctorat professionnel » en les faisant migrer vers le seul doctorat légal (Doctorat Ph.D) mais, ceux-ci doivent se conformer à ses exigences, c’est-à-dire être titulaire de plano d’un master recherche. Par contre pour le recteur de l’université de Yaoundé II, la possible régularisation est visible au travers de la décision n° 18/317/UYII/CAB/R/VREPDTIc/DAAC du 21 juin 2018 portant organisation des études doctorales dans cette institution. Ainsi, l’article 11 (3) de cette décision précise que : « Les titulaires d’un master professionnel ou d’un diplôme reconnu équivalent peuvent, exceptionnellement, être autorisés à s’inscrire en thèse, s’ils ont obtenu au moins la moyenne de 15/20 au Master et ont effectivement soutenu leur mémoire ».

Tout compte fait, face à la situation de fait relative au « doctorat professionnel », l’administration a trouvé des formules de régularisation assez dures au point où l’on peut évoquer l’hypothèse d’une régularisation-exclusion du fait de la rigidification des conditions d’inscription en doctorat. Pourtant, par la régularisation, il s’agit de passer de l’exclusion à une possible insertion. Ce qui est digne d’être retenu, ce sont les actes régularisateurs des recteurs pour tenter d’ériger cette situation de fait en situation de droit.

In fine, il est possible d’indiquer que la régularisation est et demeure un procédé exceptionnel. Le droit camerounais semble ne pas s’éloigner de cette mystique, car il admet de façon singulière cette technique dans une approche sectorielle bien précise. La régularisation administrative et préventive est toujours sujette à caution car elle hisse l’administration dans une posture de « juge et partie ». C’est pour cette raison que la régularisation doit être confiée au juge. Mais le droit administratif camerounais a refusé au juge la mission d’orientation et de conduite de la régularisation.

II) L’exclusion totale de la régularisation après annulation conditionnelle

Il existe une régularisation qui s’effectue avant l’intervention du juge, elle est appelée « régularisation a priori ». La technique de la régularisation peut aussi s’effectuer après que le juge ait statué, dans ce cas on parle plutôt de régularisation a posteriori. La régularisation a posteriori ou après annulation conditionnelle est celle où l’administration modifie un acte afin de faire disparaitre les illégalités que le juge y a détectées. L’on peut ainsi inférer que cette régularisation s’opère sur la base d’une injonction conditionnelle que le juge administratif adresse à l’administration. La régularisation peut aussi s’opérer par le juge lui-même.

Le droit français est hautement permissif quant à la régularisation après annulation conditionnelle, c’est-à-dire qu’il est autorisé au juge administratif de donner des ordres à l’administration pour que celle-ci régularise les actes dans le sens indiqué. Par contre, le droit camerounais ne se caractérise pas par cette permissivité. Il est plutôt hostile à l’idée d’une régularisation sur la base d’injonctions conditionnelles en se situant à la lisière du déni de justice. Le juge administratif camerounais ne peut non plus de son propre chef se substituer à l’administration pour régulariser un acte, il ne peut que se contenter de faire annuler ce dernier.

L’exclusion de la régularisation a posteriori est totale, elle est le fait de la prohibition des voies d’exécution contre l’administration camerounaise (A), et du respect scrupuleux du principe de séparation des autorités judiciaires et administratives et de la chose jugée (B).

A) Une exclusion du fait de la prohibition des voies d’exécution contre l’administration

L’on évoque les voies d’exécution pour désigner un ensemble de procédures permettant à un particulier d’obtenir, par la force, l’exécution des actes et des jugements qui lui reconnaissent des prérogatives ou des droits (S. Guinchard et T. Debard, 2017). Transposé dans le champ du droit administratif, le syntagme renvoie aux procédés qui permettent de contraindre l’administration à s’exécuter. Dans cette lancée l’injonction et l’astreinte s’illustrent comme des voies d’exécution contre l’administration.

L’injonction en effet peut être appréhendée comme étant l’ordre d’adopter un comportement déterminé, adressé par le juge à une personne physique ou morale, quelle qu’en soit la qualité (L. Echemot, 2017). Il est possible de différencier les « injonctions de procédure » des « injonctions de jugement ». Les premières sont adressées aux parties dans le cadre d’une bonne organisation du procès, compte tenu du caractère inquisitorial de la procédure administrative qui la place sous la direction du juge saisi. Quant aux injonctions de jugement, elles sont contenues dans le dispositif même de la décision de justice et elles bénéficient à ce titre de l’autorité de la chose jugée. Prosaïquement, il peut s’agir d’un ordre donné d’accomplir une action ou de la faire cesser, élaborer un acte (A. Van Lang, G. Gondouin et V. Inserguet-Brisset, 2009). C’est justement ce dernier aspect qui nous intéresse, car régulariser après l’annulation conditionnelle renvoie à un ordre adressé à l’administration pour qu’elle corrige son acte. Contrairement à la France où le pouvoir d’enjoindre l’administration est formellement prescrit par la loi du 8 février 1995, au Cameroun la loi a formulé cette proscription. Jean Rivero estimait même qu’« il n’est pas besoin d’un texte lorsque la nature des choses commande ; et la nature des choses veut que la fonction de juger soit, au sein de l’exécutif, distincte de celle d’agir ». C’est en effet l’article 126 de la loi n° 2016/007 du 12 juillet 2016 portant code pénal, qui pose ce principe en punissant d’un emprisonnement de six mois à cinq ans, « le magistrat qui intime des ordres ou des défenses à des autorités exécutives ou administratives ». Interprétant cette disposition, la doctrine publiciste a affirmé, sans ambages, que « le juge ne peut donner ni ordre ni injonction à l’autorité administrative » (J.-M. Bipoun Woum,1975). Nonobstant quelques hésitations du juge du fait de certains contentieux de l’urgence, celui-ci est resté quasi constant dans le respect de la prohibition d’enjoindre l’administration. Dans le jugement n° 87 du 30 juin 1983, Onambele Germain c/ État du Cameroun, le juge administratif en vidant sa saisine a dit ceci : « Attendu qu’il convient, de prime abord, de rappeler que le juge de l’excès de pouvoir, lorsqu’il est saisi, se contente de constater l’illégalité de l’acte qui lui est déféré et prononce son annulation ; (…) qu’il ne peut (…) adresser des injonctions à l’administration en la condamnant à des obligations de faire ». C’est ainsi que le juge administratif s’interdit de confirmer ou d’ordonner la confirmation d’un fonctionnaire à un grade de la fonction publique dans l’espèce CS/CA, du 16 janvier 2008, Alola Dieudonné c/ État du Cameroun. Dans des espèces relativement récentes, le juge reconnait même de façon implicite qu’il ne peut adresser des injonctions à l’administration ; pour ce faire, il élude tout simplement les chefs de demande où les requérants voudraient l’amener à enjoindre l’administration (CS/CA, n° 71/2010 du 22 février 2010, Njini Borno David c/ État du Cameroun ; CS/CA, jugement n° 254/2011/CA/CS du 2 novembre 2011, Kamto Maurice c/ Université de Yaoundé ; ordonnance n° 98/OSE/CA/CS/2012 du 14 septembre 2012, Alhadji Bahba Ahmadou Danpoulos c/ État du Cameroun).

L’analyse qui peut être faite de ces espèces est que, la jurisprudence sur la prohibition des injonctions est quasi constante, car le juge se refuse automatiquement à intimer des ordres à l’administration active. Cela a donc pour conséquence de néantiser toutes les possibilités de régularisation après annulation conditionnelle où l’administration reçoit l’injonction juridictionnelle de régulariser un acte. L’interdiction de l’astreinte ne vient que conforter et consolider la position d’exclusion de la régularisation après annulation conditionnelle par le juge. La décision Nana Jean Claude qui est une référence en la matière entérine la position du juge (CS/CA, jugement n° 206/2009 du 25 novembre 2009, Nana Jean Claude c/ Communauté urbaine de Douala).

Quelle est alors la prise en compte du principe de la séparation des autorités et de celui de la chose jugée ?

B) Une exclusion inhérente au respect du principe de séparation des autorités judiciaires et administratives et de la chose jugée

La régularisation après annulation conditionnelle est encore impossible dans la logique du droit administratif camerounais. Ce corpus de normes empêche la régularisation du fait du respect du principe de séparation des autorités (1) et de la chose jugée (2).

1) La régularisation infaisable du fait de la séparation des autorités

Prima facie il faut indiquer que, le principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire est le fondement, la règle juridique de base qui correspond au « principe implicite du droit », régissant alors la distinction, la scission entre le « pouvoir administratif » chargé d’agir, notamment en prenant des décisions administratives d’une part, et « le pouvoir judiciaire », c’est-à-dire l’ensemble des magistrats assurant le service de la justice civile et pénale d’autre part (R. Nga Nyebe, 2016). En d’autres termes, ce principe désigne le cloisonnement né entre les administrateurs et les magistrats de l’ordre judiciaire. Ainsi, c’est une distinction qui pèse tant sur le corps administratif, que sur le corps judiciaire : autant les juges judiciaires et administratifs ont la restriction de ne pas empiéter sur le domaine des administrateurs, autant ces derniers ne peuvent prendre des décisions de justice faisant ombrage aux juges.

Principe « d’origine jurisprudentielle et de formulation doctrinale» (J. Chevallier, 1972), la séparation de la juridiction administrative et de l’administration active, n’est pas absente au Cameroun. Tout comme en France, ce principe n’a aucune base textuelle. Il constitue cependant, un élément ou plus exactement, un corollaire indispensable au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires.

Le principe de séparation des autorités a pour corollaire l’interdiction du pouvoir de substitution à l’administration. Ainsi, en raison de la séparation de l’administration active et des fonctions juridictionnelles, le juge ne peut se substituer à l’administration. Il lui est interdit de faire autre chose que la simple annulation de l’acte qui est déféré devant lui. Le juge administratif camerounais ne peut donc lorsqu’il est appelé à statuer sur un recours en annulation, se substituer à l’administration pour prononcer lui-même la décision régulière en échange de celle qu’il annulée. La régularisation juridictionnelle d’un acte en droit administratif camerounais serait ainsi une trahison du principe de séparation des autorités. Le juge exerce seulement la fonction juridictionnelle qui consiste à annuler un acte, de ce fait il viendrait à outrepasser sa fonction en voulant « remettre en selle » un acte en extirpant son irrégularité ou vice. Il est de ce point de vue rigoureusement défendu au juge d’exercer, même minimalement des fonctions législative, exécutive ou administrative. En maintenant ce curseur, « il reste juge ; il ne se fait pas administrateur » (L. Duguit, 1913). Le respect de l’autorité de la chose jugée est aussi un élément inhibiteur de la régularisation après annulation conditionnelle.

2) La régularisation irréalisable du fait du respect de l’autorité de la chose jugée

La chose jugée a et doit avoir autorité, c’est-à-dire s’imposer à tous pour la simple raison qu’il ne servirait à rien de juger, si ce qui a été jugé pouvait ne pas être respecté et notamment être rejugé. Elle désigne l’autorité attachée à un acte juridictionnel, qui en interdit la remise en cause en dehors des voies de recours légalement ouvertes.

Dans CS/CA, jugement n° 88/03-04 du 30 juin 2004 affaire Amenchi Martin c/ État du Cameroun (SESI), le juge administratif camerounais a fait montre d’un respect scrupuleux et soigneux de l’autorité de la chose jugée. Dans son avant dernier attendu, le juge précise qu’en cas d’autorité de la chose jugée, l’administration « doit non seulement s’abstenir d’exécuter l’acte annulé, ou de le refaire, mais encore prendre des mesures nécessaires pour tirer toutes les conséquences de l’annulation prononcée par le juge. La décision d’annulation règle une fois pour toute, le sort de l’acte administratif reconnu illégal. L’acte se trouve annulé erga omnes ». Pour le juge administratif, lorsqu’un acte administratif est annulé, l’autorité de chose jugée dont est revêtue la décision interdit à l’administration de le refaire. Cette décision du juge est instructive à plus d’un titre. D’une part, elle permet de jauger le respect de l’autorité de chose jugée par le juge administratif. De ce point de vue, l’on constate que le juge dans cette affaire a un respect souverain envers l’autorité de la chose jugée. D’autre part, elle permet de constater le caractère infaisable de la régularisation après annulation juridictionnelle. Cela fortifie et consolide la position selon laquelle, cette technique est encore plus qu’exceptionnelle, c’est-à-dire que l’on ne mobilise pas de façon impromptue.

En guise de propos conclusifs, il est question de dire qu’en droit administratif camerounais, la technique de la régularisation bénéficie d’un traitement quasi ambivalent. Il en est ainsi parce que d’une part la régularisation est admise pour certains actes juridiques (comme le titre foncier) et même souvent sous la forme de validations législatives, et de situations de fait. Quoi qu’on dise, cette régularisation est sectorielle car elle n’est que mobilisable pour des cas précis. D’autre part, elle est totalement exclue après l’intervention du juge administratif. Cette situation a trait au fait que les voies de recours contre l’administration sont proscrites, et au rigorisme du principe de la séparation des autorités et de l’autorité de chose jugée. Au vu de tout cela l’on peut arguer que le droit camerounais est encore très peu permissif à la régularisation, contrairement au droit français. Cela atteste aussi du faux procès en mimétisme fait au droit administratif camerounais vis-à-vis du droit français.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 248

   Send article as PDF   
ParJDA

La régularisation en droit public : aspects français & étrangers (édito)

Art. 240.

par Mme Lucie SOURZAT
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 785 – Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication (IDETCOM)

& M. Clemmy FRIEDRICH
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – EA 4657 – Institut Maurice Hauriou (IMH)

Dans la prolongation des principes de légalité et de sécurité dont il est une synthèse, la régularisation est un concept en vogue de notre droit public. L’article L. 123-1 du code des relations entre le public et l’administration (créé par la loi n° 2018-727 du 10 août 2018) en donne une illustration emblématique. Consacrant un véritable droit à l’erreur au profit des administrés (v. not. M.-C. de Montecler, « Le droit à l’erreur reconnu par la loi », AJDA 2018, p. 1580), ceux-ci ont désormais la garantie de ne pas être sanctionné au titre d’une erreur commise une première fois, dès lors qu’ils régularisent leur situation de leur propre initiative ou après avoir été invités en ce sens par l’Administration. La régularisation est surtout employée à l’avantage de l’administration lorsque celle-ci est engagée dans des entreprises complexes. L’on pense notamment à l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 qui permet de régulariser les cessions de biens du domaine public. C’est tout particulièrement en droit de l’urbanisme que le concept de régularisation est opérant. Dans une matière où le législateur appréhende avant tout le droit comme un obstacle dirimant aux aménagements urbanistiques, plusieurs lois sont intervenues pour permettre à l’administration de corriger ses erreurs. C’est l’article L. 600-9 du code de l’urbanisme (créé par loi n° 2014-366 du 24 mars 2014) qui confère au juge administratif la faculté de surseoir à statuer pendant un délai déterminé pour permettre à l’administration de régulariser les illégalités qui entacheraient le schéma de cohérence territoriale litigieux. Ce sont des prérogatives analogues que confèrent les articles L. 600-5 et L. 600-5-1 du même code (créés par l’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013) à propos des permis de construire, de démolir ou d’aménager ou bien l’article L. 181-18 du code de l’environnement (créé par l’ordonnancen° 2017-80 du 26 janvier 2017) en matière d’autorisation environnementale. Le droit de la commande publique – dont les enjeux économiques sont au moins aussi importants que ceux liés à l’urbanisme – est un terreau tout aussi favorable à la régularisation, ainsi qu’en témoigne son contentieux tel que l’a esquissé la jurisprudence administrative.

Tandis qu’il n’envisage plus que le principe de légalité qu’à l’aune du principe de sécurité juridique, le Conseil d’État est tout naturellement un promoteur essentiel de la régularisation. Ainsi, par exemple, il a co-organisé (avec le conseil national des barreaux) la huitième édition des états généraux du droit administratif consacrés sur le thème suivant : « Droit à l’erreur, régularisation et office du juge ». Ce n’est pas un hasard si l’arrêt Rodière (1925) a été mis en exergue sur le site du Conseil d’État dans la rubrique des grandes décisions du Conseil d’État.

Dans le sillage d’autres manifestations doctrinales (v. par. ex. le colloque organisé à l’université de Bourgogne Franche-Comté à Dijon, les 7 et 8 mars 2017), le JDA se propose de consacrer à la régularisation un dossier spécifique pour l’aborder à partir de regards différents – universitaires et praticiens – ainsi qu’à des points de vue différents alliant au droit français des droits étrangers.

Une première partie – consacrée au droit français – réunie des contributions thématiques sur plusieurs des matières de notre droit public. Le droit de l’urbanisme figure en première place et a pu justifier deux approches, l’une généraliste (v. la contribution de M. Henri Bouillon, « La régularisation en droit de l’urbanisme ») et l’autre spéciale (v. la contribution de Me Caroline Bardoul, « La régularisation dans le contentieux des documents d’urbanisme »). Suivent le contentieux administratif et le droit des marchés publics, ainsi que le droit des étrangers auquel l’on pense ne pas immédiatement.

Une seconde partie regroupe des contributions qui soulignent la place importante de la régularisation dans certains droits étrangers. Cela est tout particulièrement vrai en ce qui concerne la passation et l’exécution des contrats d’affaires (v. les contributions de M. Zaouaq, « La régularisation des marchés publics en droit administratif marocain » et de Mme Ndjobo Mani, « La régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun »). À l’instar du contentieux administratif français, le contentieux administratif turc développe lui aussi de nombreuses techniques de régularisation qui interrogent (v. la contribution de Mme Sevgili Gencay, «La régularisation en droit du contentieux administratif Turc »). Finalement qu’il s’agisse du droit marocain, du droit turc ou encore du droit camerounais, tous envisagés dans le présent dossier, la régularisation se justifie – comme en droit français – par la quête permanente d’une conciliation et d’un équilibre optimal entre les principes de légalité et de sécurité juridique.

La régularisation fait intervenir différents acteurs : qu’il s’agisse de l’Administration elle-même, du juge administratif ou encore d’instances spéciales comme cela est le cas en droit administratif marocain. Quoi qu’il en soit, les techniques de régularisation demeurent encadrées. Ainsi, tout en admettant des techniques de régularisation, le droit administratif camerounais n’admet des techniques de régularisation que de manière sectorielle et elle est tout à fait « exclue après l’intervention du juge administratif » (v. la contribution de M. Mvaebeme, « La régularisation en droit administratif camerounais »). L’exemple du droit du contentieux administratif turc rappelle ainsi les limites de la régularisation : tout n’est pas régularisable. Combien même la régularisation se trouve-t-elle en développement, et ce même hors des limites du droit public français, il convient néanmoins de lui reconnaître un caractère encore dérogatoire.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019,
Dossier 06 : « La régularisation en droit public » (dir. Sourzat & Friedrich) ; Art. 240.

Image : un contrôleur … régularisateur d’autrefois : John Law de Lauriston (1671-1729)

I. La régularisation en droit français

Art. 241 – La régularisation en droit de l’urbanisme

par M. Henri BOUILLON
Maître de conférences à l’université de Bourgogne Franche-Comté – membre du CRJFC (EA 3225)

Art. 242 – L’illusion de la régularisation en droit des étrangers

par Mme Saskia DUCOS-MORTREUIL
Avocate au barreau de Toulouse

Art. 243 – La régularisation dans le contentieux des documents d’urbanisme : source de sécurité juridique

par Mme Caroline BARDOUL
Docteure en droit public de l’université d’Orléans & avocate au barreau de Nantes

Art. 244 – De la régularisation en marché public

par Mme Pauline GALLOU
Doctorante en droit public à l’université Toulouse 1 Capitole -membre de l’Institut Maurice Hauriou (EA 4657)

Art. 245 – La régularisation des irrecevabilités devant le juge administratif

par M. Antoine CLAEYS
Professeur de droit public à l’université de Poitiers – membre de l’Institut de droit public (EA2623)

II. La régularisation illustrée à l’étranger 

Art. 246 – La régularisation en droit du contentieux administratif turc

par Mme Fatma Didem SEVGİLİ GENÇAY
Docteure en droit public de l’université Jean Moulin-Lyon 3 & enseignante à l’université de Bursa Uludağ (Turquie)

Art. 247 – La régularisation des marchés publics en droit administratif marocain

par M. Mohammed ZAOUAQ
Doctorant à la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de Salé (université Mohamed V de Rabat, Maroc)

Art. 248 – La régularisation en droit administratif camerounais

par M. Éric Stéphane MVAEBEME
Docteur/Ph.D en droit public & Moniteur au département de droit public interne à l’université de Yaoundé II-Soa (Cameroun)

Art. 249 – La régularisation des décisions illégales d’exécution des contrats de la commande publique au Cameroun

par Mme Tatiana Georgia Love NDJOBO MANI
Étudiante en master 2 à la faculté des sciences juridiques et politiques de l’université de Yaoundé II (Cameroun)

   Send article as PDF   
ParJDA

La réquisition en droit administratif français (I / II)

par Eloïse Beauvironnet
Docteur en droit public, Université Paris 5 Descartes,
ATER en droit public, Université de Cergy Pontoise, UFR Droit UCP,
Membre associé, CERSA-CNRS-Paris II, UMR 7106

Art. 250.

« Limitation des droits de liberté individuelle et de propriété (…) qu’impose l’intérêt général[1] », la réquisition présente plusieurs visages. « Prononcée pour surmonter l’épreuve du désastre, elle suscite généralement l’adhésion. Le sentiment du devoir s’y mêle à l’ordre de l’autorité légitime[2] ». Elle s’apparente alors à « une intervention exceptionnelle de l’Etat pour faire face à un besoin exceptionnel[3] ». Par cette opération, l’autorité administrative contraint en la forme unilatérale des personnes physiques ou morales à fournir, soit à elle-même soit à des tiers, des prestations de service, l’usage de biens où, plus rarement, la propriété de biens mobiliers en vue de satisfaire un besoin d’intérêt général[4]. Elle constitue donc, par nature, une manifestation type de la prérogative de puissance publique[5]. Pour autant, il a parallèlement pu être observé que son exercice correspond moins à une limitation qu’à une « privation des droits de libertés individuelles et de propriété privée détenus par le requis[6] ». Lorsqu’elle vient, en particulier, prendre place au cœur d’un conflit que l’on nomme social, où qu’elle interfère avec le droit de propriété des personnes requises, la réquisition se fait plus « menaçante, moins aimable[7] » et, partant, « ambigu[8] » dans l’esprit des citoyens. Elle se révèle alors comme un procédé exorbitant du droit commun, attentatoire aux droits et libertés individuels.

A titre liminaire toutefois, une clarification conceptuelle s’impose, tant il a pu être observé que « notre droit ne connaît pas une procédure unique de réquisition ». Il « juxtapose » au contraire « diverses procédures reposant sur des fondements différents et comportant des règles de mise en œuvre différentes[9] ». Héritée des temps anciens, cette technique contraignante s’est en effet construite à travers les âges. D’abord, procédé « sporadique et supplétif au bénéfice des armées en temps de guerre[10] », elle trouve historiquement son origine dans la loi du 3 juillet 1877 relative aux réquisitions militaires[11]. Son emploi est alors réservé à l’acquisition de biens meubles pour les besoins de l’armée et limité, en principe, au temps de guerre[12]. Par le jeu combiné de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la Nation en temps de guerre et de l’ordonnance du 6 janvier 1959 relative aux réquisitions de biens et de services, elle acquit, ensuite, un caractère civil. Outre qu’avec ces deux textes, la « vieille idée de la réquisition, mode d’acquisition des meubles » disparut littéralement au profit d’une « procédure à objets multiples[13] », son domaine d’application dans le temps s’en trouva également pérennisé aux temps de paix. Ces deux procédures – civile et militaire – sont désormais regroupées au sein du code de la défense où elles forment le régime général du droit de réquisition[14]. Néanmoins, ce nouveau corpus ignore bon nombre de textes venus postérieurement parfaire le droit des réquisitions civiles[15]. Depuis la Seconde guerre mondiale, cette procédure tend, enfin, à s’apparenter à une prérogative ordinaire des autorités de police administrative. Elle est en définitive devenue un moyen à part entière pour la puissance publique de garantir l’ordre public[16]. Il en résulte ainsi un « maquis peu déchiffrable[17] » de textes dont la summa divisio principale est constituée par la distinction entre réquisitions militaires et réquisitions civiles. Toutefois au sein de ces secondes doivent encore être distinguées, par souci de clarté, les réquisitions civiles pour les « besoins généraux de la Nation[18] », de police[19], ainsi que les divers régimes particuliers[20].

En dépit de son ancienneté, le droit de réquisition n’en est donc aucunement désuet et affiche, au contraire, « une vigueur remarquable justifiée par l’exigence d’efficacité de l’action publique[21] ». Reste que cette modernité « assez inattendue[22] » s’est accompagnée d’une dispersion de ses sources juridiques, d’un élargissement continu de son objet et d’une apparente banalisation de son recours, qui interpellent le juriste à l’aune de sa confrontation croissante aux droits et libertés des particuliers. Cette situation du droit soulève, plus spécifiquement, la problématique du régime désormais applicable à cette prérogative « sui generis » de puissance publique[23] et de l’encadrement dont elle fait l’objet afin de prévenir tout abus. Les conditions d’exercice du droit de réquisition permettent-elles de concilier la sauvegarde de l’intérêt général et la protection des droits et libertés individuels ?

Répondre à cette prémisse suppose d’interroger la situation du droit (I.), qui signale l’existence d’un régime peu propice à l’encadrement de cette opération (II.).

I. La juxtaposition des procédures : les conditions d’exercice du droit de réquisition

Prérogative de puissance publique, la réquisition n’en constitue pas pour autant un procédé habituel d’action. L’Administration n’est fondée à y recourir que de manière exceptionnelle (A.), lorsque la satisfaction de l’intérêt général l’exige (B.)

A. L’intangibilité : un dispositif exceptionnel et temporaire

Créé pour « répondre à des besoins urgents et exceptionnels et parer à l’insuffisance des moyens juridiques habituels[1] », l’ouverture du droit de réquisition est conditionnée à l’occurrence de circonstances particulières. Celles-ci se rapportent au constat d’une situation d’urgence (2.) et de l’incapacité corrélative de l’Administration d’y remédier par ses propres moyens (1.).

1.L’impuissance publique

La réquisition est un procédé subsidiaire (b.) qui ne peut être employé que lorsque l’Administration ne peut assurer le même résultat par l’emploi des moyens dont elle dispose de manière ordinaire (a.).

a. Un droit de la nécessité

Conçue comme une mesure exceptionnelle[2] destinée à faire face à une situation d’exception, la réquisition figure par nature au titre des prérogatives de puissance publique, « parfois qualifiées de dérogations, voire de privilèges alors même qu’elles semblent en déclin[3] », exorbitantes du droit commun. Son recours n’est par conséquent autorisé « que dans les cas exceptionnellement graves, quand les pouvoirs publics ne possèdent plus ni les moyens matériels ni les moyens légaux de faire autrement[4] ». Elle est, en d’autres termes, un « droit de la nécessité[5] », qui ne peut être actionné que lorsque l’Administration est frappée d’impuissance quant aux moyens dont elle dispose pour assurer l’ordre public[6].

En 2007, la Cour administrative d’appel de Lyon a, par exemple, validé sur ce fondement la réquisition préfectorale d’une société d’équarrissage, en vue de procéder à la collecte et l’élimination de viandes et cadavres d’animaux impropres à la consommation saisis à l’abattoir[7]. L’ordre avait, en effet, été prononcé après l’échec de plusieurs procédures d’appels d’offres destinées à choisir l’entreprise qui serait chargée de ce service dans le département concerné. A défaut de disposer de moyens légaux propres à garantir l’exécution du service public de l’équarrissage, les autorités préfectorales avaient dès lors choisit de requérir une société afin de prévenir les graves problèmes d’hygiène qui menaçaient d’intervenir.

L’« impuissance publique », qui est au fondement de l’ouverture du droit de réquisition dont elle justifie la mise en œuvre, en cantonne ainsi parallèlement l’exercice. Un recours trop aisé à cette opération, qui fait participer les citoyens aux missions de l’Administration témoignerait en effet de l’incapacité de celle-ci à agir avec ses propres moyens[8]. C’est la raison pour laquelle cette procédure possède par nature un caractère subsidiaire.

b. Un caractère subsidiaire

Le droit de réquisition s’apparente à une « arme d’ultime recours[9] », qui ne peut être utilisée que lorsque « toutes les autres solutions juridiquement possibles ont échoué[10] ». Ce caractère subsidiaire ressort clairement de la lecture du 4° de l’article L. 2215-1 du CGCT qui ouvre un droit de réquisition au profit du préfet lorsque « les moyens dont [il] dispose (…) ne permettent plus de poursuivre les objectifs pour lesquels il détient des pouvoirs de police ». Il conditionne similairement la réquisition de biens et de services « nécessaires pour assurer les besoins du pays » dont la fourniture doit, d’abord, être obtenue « par accord amiable[11] » et, à défaut, par réquisition. Il en résulte, en pratique, l’obligation pour l’autorité requérante de rechercher des solutions alternatives propres à assurer le maintien ou le rétablissement de l’ordre public, prioritairement à la mise en œuvre du droit de requérir.

Le principe de subsidiarité est par conséquent l’objet d’un contrôle du juge administratif qui peut, le cas échéant, être amené à invalider l’ordre de réquisition concerné. Le Conseil d’Etat a, par exemple, annulé sur ce fondement la réquisition d’un logement destiné au relogement d’une famille dont l’appartement avait été sinistré par un incendie, alors que le maire n’avait pas « fait la moindre tentative pour rechercher par voie amiable si cette famille pouvait être relogée, notamment par les soins de l’office public communal d’habitation à loyer modéré[12] », propriétaire du logement détruit. Pour un motif analogue, le juge des référés a, également, invalidé un arrêté préfectoral portant réquisition nominative de l’ensemble des sages-femmes d’une clinique privée dans le contexte d’un mouvement de grève, sans que des solutions alternatives n’aient été préalablement recherchées, telle qu’un redéploiement d’activités vers d’autres établissements de santé, ou encore le fonctionnement réduit du service[13]. Plus récemment, la Haute juridiction a, en revanche, validé la décision des dirigeants de la société EDF réquisitionnant certains employés des centrales nucléaires à l’occasion d’une grève du personnel intervenue au printemps 2009. Selon les magistrats, la limitation apportée en l’espèce au droit de grève se justifiait, en effet, du fait de l’absence de « solutions alternatives à l’exercice d’un tel pouvoir[14] ». En raison du conflit social, d’importants retards dans la production d’électricité faisaient en particulier craindre à une menace dans l’approvisionnement en électricité compte tenu, notamment, des « prévisions météorologiques », des caractéristiques inhérentes à l’énergie électrique[15], des « capacités de production électrique françaises mobilisables », des « importations possibles » et de « la mise en œuvre des procédures de diminution volontaire ou contractuelle de la demande d’électricité[16] ». La réquisition des salariés grévistes, décidée après que des sommations interpellatives aient été adressées aux représentants syndicaux, se justifiait, par conséquent, à défaut de solutions plus respectueuses de leurs libertés individuelles mobilisables.

Néanmoins, l’appréciation du caractère subsidiaire de la mesure de réquisition par les magistrats peut parfois faire débat. L’arrêt du 27 octobre 2010, par lequel le juge des référés du Conseil d’Etat a validé la réquisition préfectorale de certains personnels de l’établissement pétrolier de Gargenville, exploité par la société Total, dans le contexte du conflit social de 2010 contre la réforme des retraites abonde, en particulier, en ce sens[17]. Selon les magistrats, la réquisition de l’établissement se justifiait en effet par « l’absence d’autres solutions disponibles » qui, pourtant, existaient[18] et « plus efficaces ». Bien qu’isolée, cette jurisprudence laisse ainsi supposer que la réquisition ne constitue pas nécessairement une solution de dernier recours, mais « un outil susceptible d’être légalement mobilisé lorsque le bilan coûts-avantages est (suffisamment) positif[19] ». Or compte tenu de son caractère exorbitant et, notamment, de la philosophie qui doit présider à son usage, la subsidiarité est de l’essence même de cette opération qui ne peut être activée qu’en cas d’épuisement des autres moyens disponibles, face à une situation d’urgence.

2. L’urgence à agir

Outre le manque de moyens de l’Administration, l’ouverture du droit de réquisition doit être légitimée par l’existence d’une situation d’urgence. Ainsi que le résumait le commissaire du Gouvernement Romieu en 1902, « il est de l’essence même de l’Administration d’agir immédiatement et d’employer la force publique sans délai ni procédure, lorsque l’intérêt immédiat de la conservation de l’ordre public l’exige ; quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers[20] ». Pour les réquisitions de police, cette condition est expressément requise par l’article L. 2215-1, 4° du CGCT en application duquel le préfet peut requérir tout bien, service, ou personne « en cas d’urgence ». La difficulté consiste alors à définir en droit cette notion, qui « se rebelle à toute tentative de conceptualisation ou de réglementation rigoureuse[21] », mais « se laisse domestiquer par le juge[22] ». Pour le juge des référés du Conseil d’Etat, l’urgence doit, en particulier, « être considérée comme remplie lorsque la décision administrative litigieuse préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre[23] ».

L’urgence contentieuse se compose, dès lors, de deux éléments[24]. Le premier, d’ordre matériel, suppose la nécessité d’une action rapide liée à l’écoulement du temps, c’est-à-dire l’existence d’une atteinte grave à l’ordre public (a.). Le second, d’ordre temporaire, implique quant à lui un préjudice dans le retard à agir, c’est-à-dire une certaine immédiateté ou, à tout le moins, prévisibilité de l’atteinte d’ordre public (b.).

a. La matérialité : une atteinte d’une intensité particulière à l’ordre public.

L’urgence est avant tout « un contexte, un climat, une ambiance qui suscitent par eux même un comportement approprié à la préservation d’un intérêt (général ou/et particulier) menacé[25] ». Elle s’entend plus précisément d’une situation où « le respect du droit normal fait courir à l’ordre public (…) des risques graves[26] ». Dans le cadre de la procédure de réquisition, elle suppose donc que l’intervention de l’Administration soit justifiée par la nécessité de prévenir un trouble grave à l’ordre public. Celui-ci doit, en d’autres termes, se révéler être d’une intensité particulière.

La jurisprudence n’admet, ainsi, la légalité du recours à la réquisition de personnels grévistes qu’à la condition que la grève soit de nature à porter une « atteinte suffisamment grave[27] » à la continuité d’un service public « essentiel[28]», ou à l’ordre public. A, en conséquence, été annulé l’arrêté d’un maire portant réquisition de certains agents d’un service de restauration scolaire, alors que la grève n’avait été engagée que pour une seule journée[29]. En matière de droit au logement, la réquisition ne peut, de même, être prononcée que sur le territoire de communes affectées par une « crise grave du logement[30] ». Tel est notamment le cas des villes où existent d’importants déséquilibres entre l’offre et la demande de logements, au détriment de certaines catégories sociales[31]. Il a, similairement, été jugé que se trouvait dans une situation d’urgence, l’autorisant à user du droit de requérir un terrain afin d’y permettre le déroulement d’une rave-partie, un préfet ayant tenté d’obtenir vainement la mise à disposition de celui-ci par voie contractuelle. Pour le tribunal administratif de Poitiers, « compte tenu de ce que l’expérience acquise au plan national a montré que ce type de manifestation n’était pas de nature à assurer qu’elle ne se tiendrait pas[32]», l’urgence habilitait en effet l’autorité préfectorale à prévenir, au cas d’espèce, les troubles à l’ordre public inhérents au rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personnes par la réquisition d’un aérodrome.

Dans cette perspective, il peut, en définitive, être conclu que l’urgence repose, en son aspect matériel, sur une triple fonction[33]. Elle remplit, d’abord, une fonction de justification qui fonde l’intervention de l’Administration. Elle possède, ensuite, une fonction d’adaptation, dès lors qu’elle permet de distinguer une situation juridique, dite « normale », relative à une autre, dérogatoire, qui légitime le recours à la procédure de réquisition. Elle dispose, enfin, d’une fonction de dérogation, en ce qu’elle permet de contourner les exigences du droit en vigueur – notamment en ce qui concerne les règles de compétence et de forme – au profit d’un procédé exorbitant du droit commun.

Pour autant, la gravité du trouble à l’ordre public est à elle seule insuffisante pour caractériser une situation d’urgence. Encore faut-il que les intérêts publics affectés le soient rapidement ou à brève échéance.

b. La temporalité : une atteinte immédiate à l’ordre public

Outre la gravité, l’urgence contentieuse renferme un second élément de nature temporaire, défini comme le préjudice dans le retard à agir. Pour justifier le recours à la procédure de réquisition, l’atteinte à l’ordre public doit, en d’autres termes, se révéler immédiate, ou à tout le moins prévisible[34].

Il a, par exemple, été jugé que des difficultés structurelles d’organisation de la filière pétrolière aux Antilles ne permettaient pas au préfet d’utiliser sur une période de quatre années successives son pouvoir de réquisition. L’accumulation de tels arrêtés, sur une durée aussi longue, ne pouvait en effet se justifier par une situation d’urgence[35].

Dans le même sens, le juge des référés a considéré que ne pouvait être regardée comme justifiée par l’urgence la réquisition d’un aérodrome ordonnée en juin 2006 pour la tenue d’un Teknival dans le département du Morbihan, alors qu’il était établi que l’organisation de cette manifestation avait était envisagée dès le mois de septembre 2005 par les autorités préfectorales[36].

Il existe en effet une étroite corrélation entre la consécration législative en 2003 d’un pouvoir de réquisition au profit des préfets qui, de jure, appartenait « d’ores et déjà à l’autorité préfectorale en cas d’urgence[37] » lorsque le rétablissement à l’ordre public l’exige et le « phénomène des rave-parties[38] ». Le 4° de l’article L. 2215-1 du CGCT est à cet égard le fruit d’un amendement gouvernemental déposé lors de la première lecture de la loi n°2003-239 du 18 mars 2003 par l’Assemblée nationale[39], « grandement motivée par le souci[40] » de tirer les enseignements de l’intervention de l’Etat lors d’une rave-partie organisée en décembre 2002 près de Rennes. A défaut d’emplacement disponible, le préfet avait alors dû procéder à la réquisition d’un terrain, puis à celle d’entreprises de nettoyage afin d’« éviter une catastrophe », alors que plus de 10 000 personnes s’étaient réunies en marge du festival « les Transmusicales » pour écouter de la musique techno[41]. L’amendement gouvernemental visait, dans cette perspective, à attribuer un fondement juridique solide à ce type de réquisition.

Cependant, au cas d’espèce, le préfet ne s’était pas « borné à encadrer l’organisation du Teknival » par la mise en œuvre de son pouvoir de réquisition, mais avait « pris l’initiative de cet événement » dont il avait assuré seul la préparation[42]. Dès le mois d’octobre 2005, il avait ainsi fait procéder à la recherche, par les services de l’Etat, de terrains susceptibles d’accueillir un tel rassemblement dans le département. D’avril à juin 2006, il avait, ensuite, reçu les représentants du collectif organisateur afin d’en préparer le déroulement et procédé, enfin, à la réquisition d’un aérodrome pour y accueillir le Teknival. Pour la juridiction administrative, il n’existait donc « aucun trouble avéré à l’ordre public » à la date de l’édiction de l’arrêté contesté puisque, notamment, « les participants au Teknival n’étaient pas présents sur le site de l’aérodrome » et que « le risque que des rassemblements « sauvages » aient lieu en cas d’annulation du Teknival n’était pas réalisé à cette date[43] ». Faire usage du pouvoir de requérir dans ces conditions était, par conséquent, constitutif « au mieux d’une erreur de droit, car il n’existait pas de trouble à l’ordre public à la date à laquelle l’arrêté a été pris, au pire d’un détournement de pouvoir, car le préfet a sciemment détourné le pouvoir de réquisition de son seul but, à savoir l’impérieuse nécessité de faire cesser immédiatement un trouble à l’ordre public, pour l’utiliser aux fins de satisfaire des intérêts privés, en l’occurrence ceux des teknivaliers[44] ».

Sur ce dernier point, il convient en effet d’observer que prioritairement à l’adoption de la loi n°2007-297 du 5 mars 2007[45], l’article L. 2215-1, 4° du CGCT prévoyait uniquement le recours à la réquisition en cas de trouble avéré ou constitué à l’ordre public. Cette formulation restrictive invalidait ainsi la possibilité de mobiliser un tel pouvoir à titre préventif, ce qui n’a pas été sans soulever plusieurs critiques. En janvier 2007, le commissaire du Gouvernement T. Olson proposait ainsi que le préfet puisse également prendre des mesures de réquisition « en cas de risques graves et immédiats même non réalisés (…) justifiées par les menaces et risques identifiés[46] ». Le législateur est donc à nouveau intervenu en 2007 afin d’élargir la possibilité pour l’autorité préfectorale de recourir à cette procédure en cas d’atteinte « constatée ou prévisible » à l’ordre public[47]. Désormais, ce procédé peut, par conséquent, être mobilisé afin de « prévenir[48] » une « menace[49] », ou des « risques[50] » de troubles à l’ordre public. Il suffit que le  trouble à l’origine de la réquisition soit manifeste, ou même probable[51] sans pour autant être hypothétique. Un tel risque doit être réel.

Au travers de cette évolution transparaît ainsi, en filigrane, l’une des caractéristiques les plus marquantes du droit de réquisition, l’élargissement continu des circonstances habilitant son recours.

B. L’évolution : un dispositif toujours plus étendu

Le droit de réquisition compose parmi les institutions du droit administratif français qui s’est le plus transformée depuis l’origine[52]. Son évolution a, plus précisément, été marquée par une extension continue de son champ d’application, en raison d’une assimilation fictive du temps de paix au temps de guerre (1.) et d’une interprétation extensive de l’intérêt général (2.).

1.L’assimilation fictive du temps de paix au temps de guerre

La réquisition constitue historiquement une « institution du temps de guerre[53] ». Son application aux périodes de paix est le fruit d’une fiction, dont rappeler les contours (a.) permet de saisir les applications actuelles de ce procédé (b.).

a. La fiction 

Le droit de réquisition civile trouve son assise juridique dans la loi du 11 juillet 1938[54], élaborée pour le temps de guerre et à des fins économiques. Il s’agissait d’ « assurer la mobilisation civile de toutes les ressources humaines et matérielles de la Nation[55] » pour les périodes de préparation du pays à un conflit, puis de guerre. Il était donc bien établi que ce texte ne saurait avoir d’effet en temps de paix[56]. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, il apparut cependant que les réquisitions « étaient encore nécessaires pour solder les reliquats du conflit[57] », notamment pour assurer le ravitaillement de la population et le logement des réfugiés[58]. Le Gouvernement obtint ainsi d’en prolonger l’application au grès d’ « artifices techniques[59] », « dans le but avoué de faire redémarrer une économie minée par des années de guerre, mais dans le secret espoir de trouver là un instrument permettant d’agir en cas de désordre[60] ».

Ainsi entre 1945 et 1951, il fut, en premier lieu, procédé à une prorogation provisoire de ces dispositions, par l’adoption annuelle d’un texte par le Parlement assimilant une période de douze mois au temps de guerre[61]. Il était bien précisé, au demeurant, que cette prorogation aurait vocation à s’arrêter une fois que l’économie de pénurie aurait pris fin. Cette fiction servit à assurer la relance économique et garantir la satisfaction des besoins sociaux, d’administration, ou encore de police, mais dû cesser aux environs de l’année 1949 à mesure que la situation économique revenait à la normale et que les réquisitions de biens devenaient, par conséquent, « inutiles et intolérables[62] ».

Tel ne fut pas, en revanche, le cas des réquisitions personnelles. Dès 1948, le Gouvernement découvrit en effet dans les dispositions de la loi du 11 juillet 1938 un « havre salvateur[63] » lui permettant de contraindre les personnels grévistes à une reprise accélérée du travail[64]. Pour faire face à la multiplication des mouvements sociaux qui ponctuèrent la période, il s’employa en conséquence à convaincre le Parlement de la nécessité de faire de cette législation un instrument permanent destiné à remédier aux « conflits internes[65] » soulevés par les grèves[66]. La demande fut exaucée par le législateur qui, par l’intermédiaire de la loi du 28 février 1950[67] procéda, en second lieu, à une prorogation indéfinie et sans limitation de durée des dispositions précitées. Leur application s’en trouva de la sorte pérennisée « sine die, mais provisoirement[68] » en dehors de tout conflit armé.

Le « caractère d’éphémérité, sciemment conservé dans l’application de ce texte[69] » fut, enfin, atténué par l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959[70] qui vint parachever ce processus. En son article 47, désormais codifié à l’article L. 2211-2 du code de la défense, celle-ci prévoit « qu’indépendamment des cas » de mobilisation générale, de mise en garde ou de menace particulière prévus en son article 5, ouvrant au profit du Gouvernement le droit de réquisitionner des biens, des services et des personnes, celui-ci « continue à disposer des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi du 11 juillet 1938 ». Par l’insertion dans un texte permanent d’un article qui confirme la valeur pour le temps de paix d’un texte conçu pour le temps de guerre, les parlementaires ont, ainsi, entendu faire participer celui-ci à la valeur de celui-là[71].

Ces deux hypothèses fondées sur la loi du 11 juillet 1938, telle que complétée par l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959, continuent aujourd’hui de coexister sous l’empire du code de la défense. Aux côtés des réquisitions militaires « pour les besoins propres des forces armées et formations rapprochées[72] », celui-ci organise en effet deux hypothèses de réquisitions pour les « besoins généraux de la Nation », les premières centrées sur des « préoccupations de défense nationale » et, les secondes, dotées d’une « connotation plus civile[73] », « pour les besoins du pays ». Pour autant, cette utilisation du droit de requérir aux fins de résoudre les problèmes posés par la grève en a parallèlement durablement infléchi les contours. D’une part, en ce que la réquisition « pour les besoins généraux de la Nation » s’en est ainsi trouvée « détournée de son but[74] ». D’autre part, et corrélativement, en ce que ce dévoiement en a précipité la désuétude au profit d’autres types de réquisition.

b. Le détournement

Dès les années 1960, une doctrine avisée a pu observer qu’ « il n’était que trop évident que la réquisition entre les mains des pouvoirs publics n’était pas faite pour se substituer à une réglementation de la grève[75] ». Il y avait là un « détournement de pouvoir » équivalent, pour les travailleurs, à « la négation de leur droit de recourir à la grève[76] ». De facto, cet artifice démontra rapidement ses limites lorsque, aux fins de briser le mouvement social initié en 1963 par les mineurs, le Gouvernement tenta vainement de réquisitionner, au nom de l’intérêt national, le personnel des mines et des cokeries[77].En dépit des sanctions pénales encourues, les ouvriers refusèrent alors à deux reprises d’obtempérer, laissant l’Administration impuissante et l’exécutif en position de discrédit.

Une réquisition gouvernementale de grévistes pour les « besoins généraux de la Nation » ne peut en effet être suivie d’effet immédiat « que si les personnes visées obéissent spontanément à l’ordre de réquisition[78]  ». A contrario, « la désobéissance n’est sanctionnée qu’indirectement au terme d’une procédure pénale[79] », de sorte qu’il existe un risque pour que l’autorité de l’Etat s’en trouve compromise[80]. Au demeurant, il convient encore d’observer que ce type de réquisition impose un formalisme « assez pesant[81] ». Son ouverture est, d’abord, subordonnée à l’adoption d’un décret en Conseil des ministres[82]. La faculté offerte à l’Administration doit, ensuite, se concrétiser sous la forme d’un arrêté adopté par le ministre concerné. Les ordres de réquisition doivent, enfin, être pris individuellement par le préfet, qui les notifiera aux intéressés ou, en cas de réquisition collective, au maire de la commune, au chef de service, ou à celui de l’entreprise concernée. Depuis la mise en œuvre infructueuse de cette procédure en 1963, elle n’a par conséquent plus jamais été employée, ni envisagée à l’encontre de grévistes. Elle est, en définitive, appréhendée depuis lors comme une réponse « peu adaptée et désuète à l’égard d’une liberté fondamentale[83] ».

Pour autant, le sort réservé à cette procédure a durablement marqué le droit des réquisitions. En premier lieu, le motif ayant conduit à la pérennisation, au temps de paix, d’un procédé initialement conçu pour le temps de guerre éclaire l’usage désormais réservé à celui-ci. Si la procédure de réquisition demeure peu usitée, force est, en effet, de constater que dans la plupart des cas de mise en œuvre, ce pouvoir est principalement utilisé à l’endroit d’entreprises privées en cas de grève du personnel. En second lieu et en conséquence, l’échec marquant du recours à la réquisition fondée sur les « besoins généraux de la Nation » lors de la grève de 1963 en a parallèlement précipité la désuétude au profit de deux autres catégories de réquisition, celles de police administrative et de service. En dépit de conditions de mise en œuvre analogue, il convient de distinguer celles-ci en fonction du critère de leur finalité.

2. L’interprétation extensive de l’intérêt général

Quel que soit le type de réquisition mobilisé, la légalité de leur recours est toujours subordonnée à la satisfaction de l’intérêt général. Cependant, cette satisfaction repose sur des considérations distinctes selon le régime de réquisition concerné. Outre les réquisitions militaires conditionnées à la réalisation d’un intérêt proprement militaire[84] doivent, à cet égard, être distinguées celles dont la finalité est l’ordre public général (a.), ou la continuité du service public (b.).

a. La préservation de l’ordre public

Deux formes de réquisition ont pour finalité de satisfaire à des considérations d’ordre public général, celles pour les « besoins généraux de la Nation » et de police.

S’agissant des premières, fondées sur les dispositions de la loi du 11 juillet 1938 et de l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959, la mesure de réquisition doit, plus précisément, être légitimée par la satisfaction des « besoins du pays ». Cette expression nouvelle, introduite à dessein par le législateur en 1938 marquait ainsi sa volonté d’élargir, au-delà du service public, les bénéficiaires des réquisitions[85]. Il n’en a, dès lors, pas précisé la portée, laissant le soin à la jurisprudence de s’y substituer. Or en pratique, les juridictions ont conféré une interprétation extensive à celle-ci[86], de sorte qu’il en a pu être conclut que « les réquisitions pour les besoins généraux de la Nation poursuivent un but d’ordre public général[87] ».

La mise en œuvre des secondes relève, en revanche, d’un pouvoir implicite[88] reconnu de longue date par les juridictions administratives et judiciaires au Premier ministre[89], au préfet[90], ainsi qu’au maire[91], consacré législativement en 2003 au profit des seconds[92], qui se présente comme le « corollaire logique à toute compétence de police administrative[93] ». Les réquisitions de police ont, dès lors, pour seul but légitime l’ordre public[94].

Ces deux formes de réquisition partagent donc une finalité commune, l’ordre public général, mais restent cependant distinctes de par leur régime. La difficulté résulte alors de l’enchevêtrement de ces deux procédures[95], d’autant que la terminologie employée par le juge, qui recourt indistinctement aux notions de besoins essentiels de la « population[96] », du « pays[97] », ou de la « Nation[98] » pour justifier de l’emploi de l’une ou l’autre, est propre à accentuer la confusion entre celles-ci. Or si toutes deux peuvent être exercées virtuellement à l’endroit de toute personne physique ou morale – qu’elle appartienne où non à l’Administration – et de tout bien, meuble ou immeuble, dans une mesure nécessaire à la satisfaction de l’ordre public, il convient d’observer que le formalisme inhérent aux réquisitions de police est moindre par rapport à celui des réquisitions pour les « besoins généraux de la Nation ». En particulier, l’ouverture des premières n’est pas, contrairement aux secondes, subordonnée à l’adoption d’un décret en Conseil des ministres, ce qui impose de clarifier leur domaine respectif d’application.

A cette fin, il peut être avancé que le critère émergeant de la distinction semble être constitué par la notion « d’intérêt national[99] ». Une « certaine gradation[100] » de l’intérêt général doit, en d’autres termes, être envisagée afin de déterminer le régime de réquisition applicable. Lorsque la mise en péril s’identifie à l’intérêt national stricto sensu, compris comme celui de la Nation entière, soit qu’il s’étend à l’ensemble du territoire national, soit qu’il engage la France à l’étranger, la forme de réquisition qu’il convient de mobiliser est celle pour les « besoins généraux de la Nation ». Lorsqu’a contrario l’urgence s’identifie à un intérêt « local[101] », soit qu’elle ne concerne qu’une fraction du territoire national, il doit en revanche être procédé à une réquisition de police. Un tel critère présente, ainsi, l’intérêt d’apporter un éclairage aux mises en œuvre récentes de ce procédé.

Depuis la consécration législative en 2003 du pouvoir de réquisition des préfets, celui fondé sur les besoins généraux de la Nation n’a, en effet, été activé qu’à une seule reprise en 2004. Il s’agissait de requérir des compagnies aériennes françaises lors du conflit en Côte d’Ivoire, afin de procéder au rapatriement des ressortissants français en métropole[102]. L’urgence s’identifiait donc à la mise en péril des intérêts nationaux du fait de l’engagement de la France dans une crise politique et militaire à l’étranger. A contrario, depuis cette date, les réquisitions de police ont, principalement, été mobilisées à l’encontre de salariés grévistes, dans le cadre de mouvements sociaux affectant le secteur de la santé[103] ou de l’énergie[104]. Elles ont, en outre, été utilisées aux fins de réquisitionner des terrains et des immeubles, pour y permettre le déroulement de rave-parties[105], l’hébergement d’urgence de personnes mal-logées[106], ou l’accueil de gens du voyage[107]. Dans chacune de ces affaires, le péril justifiant le recours à cette procédure était, par conséquent, localisé sur une fraction du territoire.

Le critère fondé sur la notion d’intérêt national se révèle ainsi pertinent, en ce qu’il apporte une importante clarification aux droits des réquisitions. Pour autant, il doit être complété en raison de son caractère lacunaire. Bien qu’opérante, une telle distinction ignore, en effet, certaines formes de réquisitions qui ne sont pas légitimées par des considérations d’ordre public général, mais par la continuité du service public.

b. La continuité du service public

Il résulte de la combinaison des arrêts Jamart[108] et Dahaene[109] du Conseil d’Etat la possibilité, pour un chef de service, de recourir en cette qualité à la réquisition dans le cadre d’un service public. Ce pouvoir de réquisition relève, plus précisément, du rapport hiérarchique qui s’établit entre les autorités qui organisent le service et les personnes qui le mettent en œuvre[110]. A l’image des réquisitions de police, il s’agit donc d’un pouvoir implicite mais qui est, cette fois, le corollaire du « pouvoir d’organisation du service, prérogative de puissance publique qui présente une certaine analogie avec celle, de puissance privée, qu’exerce l’employeur de droit privé sur la communauté de travail[111] ». Au contraire des autres formes de réquisition[112], il peut, par conséquent, être exercé par l’organe dirigeant d’un organisme de droit privé, sous réserve qu’il soit responsable d’un service public[113]. Il est, dès lors, impératif de distinguer juridiquement cette forme de réquisition des autres procédures, en particulier de police[114].

D’une part, en ce que son champ d’application est plus restreint. La réquisition de service ne peut, en effet, être exercée que sur les seuls personnels, de droit public ou de droit privé, affectés à l’exécution du service concerné. Un chef de service ne saurait, en revanche, requérir un bien, ou un service de sorte qu’en droit, cette forme de réquisition s’assimile à une assignation[115].

D’autre part, en ce que sa finalité est distincte de celles des autres formes de réquisitions. Bien que l’ordre public figure au titre des motifs légitimes susceptibles de justifier l’assignation, celle-ci a, en effet, pour principal but de garantir la continuité d’un service public[116], qui doit de surcroît être « essentiel[117] » à la préservation de l’ordre public. Cette dernière notion ne joue donc pas le même rôle selon la procédure mobilisée. Alors que l’ordre public constitue le seul but légitime des réquisitions de police ou pour les « besoins généraux de la Nation », il n’est que subsidiaire dans le cadre de l’assignation, dont la finalité essentielle est la continuité du service public[118].

Cette dernière distinction revêt, par conséquent, une utilité particulière en ce qu’elle constitue un critère pertinent susceptible de réguler les conflits de réquisitions. Ces derniers peuvent, plus précisément, apparaître lorsqu’une autorité de police administrative, tel un maire ou un préfet, possède également la qualité de chef de service et procède à la réquisition d’agents essentiels à l’exercice d’un service public, par exemple lors d’une grève. Dans un jugement du 2 mars 2000, le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a, ainsi, considéré, s’agissant d’une réquisition de sapeurs-pompiers grévistes par le maire de Nouméa pour le 14 juillet, qu’il appartenait à ce dernier, « responsable tant du bon fonctionnement des services placés sous son autorité, que, en matière de police municipale, de la sûreté et de la sécurité publique et du bon ordre (…) de prévoir lui-même, sous le contrôle du juge (…) la nature et l’étendue » des limites à apporter au droit de grève[119]. La difficulté consiste alors à déterminer le fondement juridique applicable à une telle mesure, qui peut résulter de la mise en œuvre d’un pouvoir de police ou d’organisation du service. Or si la solution de l’arrêt précité pourrait laisser à entendre que le maire aurait le choix entre invoquer l’une ou l’autre de ces qualités, il y a, au contraire, lieu de considérer en pareilles circonstances « comme un détournement de procédure le fait de procéder à une réquisition de police et que seule la réquisition de service doit être possible[120] ». La mesure devra, en conséquence, être analysée comme visant à rétablir le fonctionnement d’un service public essentiel dont l’objet est la préservation de l’ordre public, et non comme ayant pour objet immédiat l’ordre public lui-même[121].

Tout l’enjeu de cet arbitrage et de l’obligation de recourir, en cette hypothèse, à l’assignation se rapporte aux droits des personnes requises. Ceux-ci sont davantage préservés dans le cadre de cette dernière procédure, dont le champ d’application est plus restreint que celui des réquisitions de police. Cependant, la protection dont bénéficient les destinataires de l’acte de requérir reste faible, quel que soit le régime mobilisé.

Cliquez ICI
pour lire la suite de l’article !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2019 ; chronique administrative ; Art. 250.


[1] R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition, op. cit., p. 31.

[2] V. par exemple CE, 11 décembre 1991, Société d’HLM Le logement familial du bassin parisien, n°192673, Rec., Leb., p. 427.

[3] J-P. Chevènement, « Difficultés et légitimité de la contrainte, discours d’ouverture », AJDA, 1999, p. 6.

[4] J-P. Dorly, Les réquisitions personnelles, op. cit., p. 20.

[5] Ibidem.

[6] Sur la notion d’impuissance publique, V. notamment E. Picard, « L’impuissance publique en droit », AJDA, 1999, p. 11. L’auteur identifie, en particulier, quatre formes d’impuissance publique quant aux moyens ; D’abord, lorsque des procédés normatifs ou coercitifs qui existent en droit ne peuvent être mis en œuvre, (1) soit pour des raisons extra-juridiques, par exemple dans l’hypothèse d’une grève, (2) soit en ce que leur utilisation comporte trop de risques ou d’incertitudes pour l’autorité publique qui en fait usage ; Ensuite, (3) lorsque l’utilisation des pouvoirs juridiques se heurte à des contraintes formelles ou substantielles si rigoureuses que le recours à ces procédés par l’autorité publique s’en trouve entravé ; Enfin, (4) lorsque les moyens juridiques mis à la disposition de la puissance publique se révèlent réellement insuffisants au regards des fins qui lui sont assignées ou des obligations qui lui sont imposées.

[7] CAA Lyon, 10 mai 2007, Société Etablissements Verdannet, n°02LYO1154 et 02LYO1650, AJDA, 2007, p. 1986, concl. D. Besle.

[8] R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », loc. cit., p. 1033.

[9] A. Sayede Hussein, « Réquisition d’immeubles et hébergement d’urgence », DA, no 8‑9, Aout 2014, comm. 52.

[10] N. Tronel, « L’affaire du  « Teknival » », concl. sous TA de Rennes, 10 mai 2007, Ville de Vannes c/ Préfet du Morbihan, RFDA, 2007, p. 1086.

[11] Art. L. 2213-1 du C. défense.

[12] CE, 11 décembre 1991, Société d’HLM Le logement familial du bassin parisien, loc. cit..

[13] CE, ord., 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, n°262186, Rec., Leb., p. 497 ; AJDA 2004, p. 148, obs. C. Moniolle et p. 1138, note O. Le Bot ; D. 2004, IR p. 538 ; RFDA, 2004, p. 306, concl. J.-H. Stahl et p. 311, note P. Cassia ; JCP A, 2004, 1054 note J. MOREAU ; DA, n°2/2004, n°33 ; RFAP, n°109, 2004/1, p. 167.

[14] CE, Ass., 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et mines et autre, n°329570, 329683, 330539 et 330847, Rec., Leb., p. 94 ; AJDA, 2013, p. 766 et 1052, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. soc., 2013, p. 608, note P-Y. Gadhoun ; RFDA, 2013, p. 637, concl. F. Aladjidi et p. 663, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau.

[15] En particulier son caractère non directement substituable et l’impossibilité de la stocker en quantité importante.

[16] Ibid., pt. 15. V. également en ce sens CE, 23 mai 2011, Ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration n°349215, inédit au Rec., Leb.

[17] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, n°343966, Rec., Leb. p. 422 ; AJDA 2010, p. 2026 ; AJDA, 2011, p. 388, note P. S. Hansen et N. Ferré ; JCP A, n°45-46, novembre 2010, act. 817, comm. G. Bricker ; Dr. ouv., n°752, mars 2011, p. 153, obs. G. Koubi et G. L. Guglielmi ; RJEP, n°685, avril 2011, comm. 21, obs. A. Lallet ; RDT, 2011, p.9, comm. A. Martinon, F. Leconte et I. Taraud.

[18] G. Koubi et G. Guglielmi, « Réquisitions « stratégiques » et effectivité du droit de grève », Dr. ouv., n°752, mars 2011, p. 155 relèvent à cet égard que « l’entrée du gouvernement dans une négociation pour amender sensiblement le projet de loi », ou encore « la réouverture de l’oléoduc du Havre à Roissy » auraient pu constituer d’autres solutions alternatives.

[19] A. Lallet, « « There has been blood » : le juge, la réquisition et le pétrole », RJEP, n°685, avril 2011, comm. 21.

[20] Concl. sous T.C., 2 décembre 1902, Société immobilière de Saint Just, S. 1904.3.17, concl. Romieu, n. Hauriou ;

[21]G.Pambou Tchivounda, « Recherche sur l’urgence en droit administratif français », RDP, 1983, p. 132.

[22] Ibidem. Pour l’auteur, « l’urgence, c’est l’affaire du juge ».

[23] CE, sect., 19 janvier 2001, Confédération nationale des radios libres, n°228815, Rec. CE, 2001, p. 29 ; Gaz. Pal., n°23, janvier 2005, p. 31, obs. D. Véret, A. Vève ; RDP, n°3, 2002, p. 711, chron. C. Guettier ; D., n°18, 2001, p. 1414, note B. Seiller ; Procédures, n°5, 2001, p. 17, note S. Deygas ; CMP, n°5, 2001, p. 26, obs. J-P. Pietri.

[24] Nous reprenons ici les deux éléments constitutifs de la condition d’urgence identifiés par A. Sayede Hussein, « Réquisition d’immeubles et hébergement d’urgence », loc. cit.

[25] G.Pambou Tchivounda, « Recherche sur l’urgence en droit administratif français », loc. cit., p. 83.

[26] P-L. Frier, L’Urgence, Paris : LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, Tome 150, 1987, p. 76.

[27] CE, 26 février 1961, Isnardon, Rec., Leb., p. 150 ; AJDA 1961, p. 204, chron. Galabert et Gentot ; Dr. soc., 1961, p. 357, note Savatier. V. dans le même sens, Cass., soc., 24 janvier 1960, Dr. soc., 1960, p. 491.

[28] CAA Marseille, 12 décembre 2005, Commune de Béziers, n°01MA00258 ; AFJP, 2006, p. 82 ; Coll. terr., 2006, n°21, note P. Bentolila.

[29] Ibidem.

[30] Art. L. 612-1 du CCH. Sur ce point, V. notamment S. Theron, « La réquisition administrative de logement », AJDA, 2005, p. 247.

[31] CE, Ass., 11 juillet 1980, Lucas, Rec., Leb., p. 317 ; AJDA, 1981, p. 216, concl. M. Rougevin-Baville ; DA, n°315.

[32] TA Poitiers, 11 octobre 2007, Aéroclub de France, n°0602114, AJDA, 2007, p. 1957 ; Dalloz Actualité, 23 octobre 2007, note M-C. de Montecler.

[33] G.Pambou Tchivounda, « Recherche sur l’urgence en droit administratif français », loc. cit., p. 108 à 132. V. également sur ce point R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », loc. cit., p. 1037.

[34] A. Sayede Hussein, « Réquisition d’immeubles et hébergement d’urgence », loc. cit.

[35] CE, 28 décembre 2016, Ministre des Outres mer, n°397422, Rec., Leb., 2016 ; JCP A, 2016, act. 51, comm. H. Pauliat. Dans cette affaire, le préfet avait en effet retenu une conception extensive de la condition d’urgence, en contraignant sur une période de 4 ans par plusieurs ordres successifs de réquisition  la société EDF à s’approvisionner en fioul lourd auprès de la société anonyme de la raffinerie des Antilles (SARA), au prix maximum fixé par un arrêté préfectoral. Cette obligation se justifiait, en particulier, par le fait que la SARA disposait de capacités de stockage limitées à 20 000m3, ce qui impliquait qu’en cas d’incapacité de celle-ci à trouver des débouchés satisfaisants pour ce produit, la raffinerie aurait dû s’arrêter, entrainant de lourdes conséquences sociales pour les salariés de celle-ci. Le préfet a, dès lors, utilisé son pouvoir de réquisition afin de mettre un terme au problème de débouchés de la société, c’est-à-dire non pas pour faire face à une situation d’urgence mais régler un problème récurrent et structurel propre à la filière pétrolière en Martinique.

[36] TA Rennes, 28 juin 2006, Commune de Vannes, n°0602705 et TA de Rennes, 10 mai 2007, Ville de Vannes c/ Préfet du Morbihan,  n° 06-02702, n° 06-2729, n° 06-2738, n° 06-2742, n° 06-2745 ; RFDA, 2007, p. 1086, concl. N. Tronel. Sur cette affaire, V. également M-C De Montecler, « L’Etat de droit, de Washington à Vannes », AJDA, 2006, p. 1409 et M-C. De Montecler, « Après Vannes, Hélas, Saint-Brieuc », AJDA, 2007, p. 1377. Sur le droit applicable aux raves-parties, V. en particulier D. Bordier, « Rave-parties, free-parties, teknivals, le cauchemar du maire », AJDA, 2010, p. 185 et J-C. Videlin, « Le régime juridique des rave parties », AJDA, 2004, p. 1070.

[37] Décision n°2003-467 DC du 13 mars 2003, loi pour la sécurité intérieure, JORF du 19 mars 2003, p. 4789, Rec., p. 211, pt. 4.

[38] N. Tronel, concl. sous TA de Rennes, 10 mai 2007, Ville de Vannes c/ Préfet du Morbihan, loc. cit.

[39] Loi n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, JORF n°66 du 19 mars 2003, p. 4761, texte n°1, art. 3.

[40] N. Tronel, loc. cit.

[41] Intervention du Ministre de l’intérieur au cours de la séance du 16 janvier 2003 devant l’Assemblée nationale, citée par N. Tronel, loc. cit.

[42] N. Tronel, loc. cit.

[43] TA de Rennes, 10 mai 2007, Ville de Vannes c/ Préfet du Morbihan, loc. cit.

[44] N. Tronel, loc. cit.

[45] Loi n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, JORF n°56 du 7 mars 2007, p. 4297, texte n°1, art. 29.

[46] T. Olson, concl. sous CE, 17 janvier 2007, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, n°294789, AJDA, 2007, p. 484.

[47] Sur ce point, V. notamment G. Bligh, « De la grève comme d’un conflit civil : l’évolution du pouvoir de réquisition des grévistes en droit administratif », RFDA, 2017, p. 958, note 80 et J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 9.

[48] TA Poitiers, 11 octobre 2007, Aéroclub de France, loc. cit.

[49] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.

[50] CAA de Douai, 13 novembre 2013, Préfet de la Seine-Maritime, n°12DA00904, inédit au Rec., Leb.

[51] A. Sayede Hussein, « Réquisition d’immeubles et hébergement d’urgence », loc. cit.

[52] Y. Gaudemet, Droit administratif des biens, tome 2, Paris : LGDJ, 15ème ed., 2014, p. 503.

[53] Ibid., p. 504.

[54] Loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre, loc. cit.

[55] J. Salomon, Les réquisitions de police, op. cit., p. 178.

[56] Ibid., p. 13. V. également en ce sens P. Duez, G. Debeyre, Traité de droit administratif, Paris : Dalloz, 1952, p. 862.

[57] Ibidem. Sur ce point, V. également J. Salomon, « Grèves et réquisitions (Etude d’une évolution) », JCP G, 1963, n°1749, pt. 13 et s.

[58] Cette dernière considération a d’ailleurs été au fondement de l’adoption de l’Ordonnance n°45-2394 du 11 octobre 1945, Crise du logement, loc. cit., instituant un régime spécifique de réquisition afin de faire face à la crise du logement résultant des destructions de la guerre.

[59] G. Lyon-Caen, « La réquisition des salariés en grève selon le Droit positif français », Dr. soc., n°4, avril 1963, p. 216.

[60] J. Salomon, Les réquisitions de police, op. cit., p. 178.

[61] V. en ce sens la loi n°49-991 du 10 mai 1946 portant fixation de la date légale de cessation des hostilités au 1er juin 1946 pour l’exécution des lois, décrets et contrats, JORF du 12 mai 1946, p. 4090 ; la loi n°47-344 du 28 février 1947 maintenant au delà du 1er mars 1947 certaines dispositions prorogées par la loi du 10 mai 1946 portant fixation de la date légale de cessation des hostilités pour l’exécution des lois, décrets et contrats, JORF du 1er mars 1947, p. 1903 ; la loi n°48-341 du 28 février 1948 maintenant provisoirement en vigueur au-delà du 1er mars 1948 certaines dispositions législatives et règlementaires prorogées par la loi du 28 février 1947 et la loi du 30 mars 1947 et relative à la fixation de la date légale de cessation des hostilités pour l’exécution des lois, décrets et contrats, JORF du 29 février 1948, p. 2125 ; et la loi n°49-266 du 26 février 1949 locaux occupés par les administrations, JORF du 27 février 1949, p. 2100.

[62] J. Salomon, « Grèves et réquisitions (Etude d’une évolution) », loc. cit., pt. 14 ; Du fait de la multiplication des abus par l’administration, le législateur dû en effet intervenir. Ainsi que l’expose l’auteur, « un décret du 28 février 1947 (…) interdit [les réquisitions de biens] au profit des services publics. De son côté, une loi du 26 février 1948 [décida] que les réquisitions d’appartement [devraient] désormais se fonder uniquement sur l’ordonnance du 19 octobre 1945, c’est-à-dire sur un texte spécialement consacré aux questions de l’habitat ».

[63] J. Salomon, Les réquisitions de police, op. cit., p. 14. Le premier cas de réquisition de personnels grévistes est, cependant, bien antérieur. Dans son arrêt du 18 juillet 1913, Syndicat national des chemins de fer de France et des colonies, Rec., Leb., p. 875, concl. Helbronneur, le Conseil d’Etat a, ainsi, validé l’appel sous les drapeaux par le Gouvernement Briand pour une période militaire de 21 jours de la totalité du personnel de la compagnie des chemins de fer du Nord, concessionnaire de service public, dans le but avoué de briser une grève. La Haute juridiction suivit en l’espèce les recommandations du commissaire du Gouvernement, qui l’invitait à juger que l’exécutif avait le droit et le devoir d’assurer « par tous les moyens légaux dont il pouvait disposer », la continuité du service public des transports (cité dans RDP, 1913, p. 506, note G. Jèze). Bien que la juridiction n’évoque pas alors l’existence d’un pouvoir de réquisition des personnes, qui ne sera introduit qu’avec la loi du 11 juillet 1938 en droit français, cette affaire est considérée par certains auteurs comme un authentique cas de réquisition de personnes, V. en ce sens R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition, op. cit., p. 98, n°5 et J. Salomon, « Grèves et réquisitions (Etude d’une évolution », loc. cit., pt. 1.

[64] En 1948, l’administration eu ainsi recours avec succès à la réquisition du personnel des cokeries. Par suite, la loi du 11 juillet 1938 fut également utilisée pour réquisitionner ; en 1950 des employés du gaz et de l’électricité ; en 1953 des cheminots ; en 1957 des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire ; en 1959 des employés de la SNCF ; en 1960 des conducteurs de la RATP et des employés d’Air France ; en 1961 des fonctionnaires et agents des services de la météorologie nationale, du personnel de la SNCF, des internes des hôpitaux publics et de certains personnels de la Société nationale des transports d’Aquitaine ; en 1962 des personnels nécessaires à l’exploitation de navires de commerce, des personnels assurant la sécurité aérienne, des conducteurs de la RATP et des personnels d’Air France ; et en 1963 des mineurs des Houillères de bassin et des charbonnages de France et des personnels assurant la sécurité aérienne. Sur ce point, V. notamment P. Terneyre, La grève dans les services publics, Paris : Sirey, 1991, coll. Droit public, p. 98 et G. Bligh, « De la grève comme d’un conflit civil… », loc. cit., p. 958. V. également en ce sens J. Rivero,  « Le droit positif de la grève dans les services publics d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat », Dr. soc., 1951, p. 501 et Y. Struillou, « Conflits sociaux et réquisition: Finalité et modalités du contrôle exercé par le juge administratif », Dr. ouv., n°757, Aout 2011, p. 485.

[65] Pour une approche éclairante de la grève comme d’un « conflit » civil, V. M. Houriou, Commentaire de la décision Winkell du Conseil d’Etat du 7 aout 1909, Rec. p. 826, concl. Tardieu, Sirey, IIIème partie, 1909, p. 145, « Si la coalition et la grève des fonctionnaires sont des faits révolutionnaires, des faits de guerre, on ne s’étonnera pas que le Gouvernement leur ait appliqué le droit de la guerre et ait usé vis-à-vis d’eux des représailles. De même que, dans les relations internationales, il y a un droit de la paix et un droit de la guerre, de même, dans les relations de la vie nationale, en cas de troubles intérieurs, une ville ou un département peuvent être mis en état de siège, avec suspension des garanties constitutionnelles. Pour comprendre la grandeur révolutionnaire de la coalition et de la grève, il faut se référer aux doctrines syndicalistes modernes (…) La coalition et la grève signifient la lutte des classes ; elles signifient qu’une partie de la Nation se dresse contre l’autre et ne reconnait plus ni ses lois, ni sa justice ; la classe prolétaire répudie la justice de l’Etat bourgeois ; elle entend se rendre justice à elle même par l’action directe et, par là, se pose en souveraine. Le droit de grève c’est le droit de guerre privé qui réparait. Et ce n’est pas une guerre privée accidentelle, c’est une guerre privée systématique, menée par une classe qui aspire à la souveraineté ».

[66] J. Salomon, « Grèves et réquisitions (Etude d’une évolution) », loc. cit., pt. 14.

[67] Loi n°50-244 du 28 février 1950 maintenant provisoirement en vigueur au-delà du 1er mars 1950 certaines dispositions législatives et règlementaires prorogées par la loi du 26 février 1949, JORF du 1er mars 1950, p. 2359. Il convient, par ailleurs, d’observer qu’aucune disposition de l’ordonnance n°59-63 du 6 janvier 1959 relative aux réquisitions de biens et de services, loc. cit., ni de l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense, loc. cit., n’ont abrogé cette loi qui ne le sera, qu’en 2004, par l’ Ordonnance n°2004-1374 du 20 décembre 2004 relative à la partie législative du code de la défense, loc. cit.

[68] J. Salomon, « Grèves et réquisitions (Etude d’une évolution) », loc. cit., pt. 14.

[69] Ibidem.

[70] Ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense, loc. cit.

[71] J. Salomon, loc. cit.

[72] Art. L. 2221-1 à L. 2223-19 du C. défense.

[73] J-H. Stahl, « Juridiction compétente pour indemniser un médecin réquisitionner par un préfet », loc. cit., p. 1891. Les réquisitions civiles nécessaires pour assurer les « besoins de la défense » sont codifiées aux arts. L. 2211-1 et s. du C. défense, alors que celles destinées à assurer les « besoins du pays » sont régies par les dispositions des arts. L. 2211-2 et s. du même code.

[74] G. Lyon-Caen, « La réquisition des salariés en grève selon le Droit positif français », loc. cit., p. 216.

[75] Ibidem.

[76] Ibid., p. 217.

[77] Décret n°63-208 du 27 février 1963 autorisant la réquisition des personnels des houillères de bassin nécessaires à la production et à l’émission de gaz, JORF du 28 février 1963, p. 2043 et décret n°63-220 du 2 mars 1963 autorisant la réquisition du personnel des houillères du bassin et des charbonnages de France, JORF du 3 mars 1963, p. 2148. Sur ce point, V. en particulier G. Bligh, « De la grève comme d’un conflit civil… », loc. cit., p. 958.

[78] G. Bligh, « De la grève comme d’un conflit civil… », loc. cit., p. 958.

[79] Ibidem.

[80] P. Terneyre, « Réquisition de personnes », Rep. trav., mars 2012, pt. 34.

[81] P. Terneyre, La grève dans les services publics, op. cit., p. 99.

[82] Art. 2 du Décret du 28 novembre 1938 portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre, abrogé par l’art. 3 du décret n°2009-254 du 4 mars 2009 relatif à certaines dispositions réglementaires de la deuxième partie du code de la défense, JORF n°55 du 6 mars 2009, p. 4233, texte n°23, désormais codifié à l’art. L. 2211-4 du C. défense. 

[83] P. Ortscheidt, « Droits collectifs des travailleurs dans le secteur public », RIDC, n°46‑2, 1994, p. 539. Depuis 1963, le droit en vigueur cherche ainsi à éviter les situations qui contraindraient l’administration à recourir à la réquisition, en imposant par exemple un préavis de grève, en interdisant les grèves tournantes dans les services publics grève (V. par exemple la loi n°63-777 du 31 juillet 1963 relative à certaines modalités de la grève dans les services publics, JORF du 2 aout 1963, p. 7156, adoptée suite à la victoire des mineurs), ou encore en instituant ponctuellement un service minimum dans certains services publics (Loi n°2007-1224 du 21 aout 2007 sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs, JORF n°193 du 22 aout 2007, p. 13956, texte n°2, Loi n°2008-790 du 20 aout 2008 instituant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaires, JORF n°194 du 21 aout 2008, p. 13076, texte n°2, loi n°2012-375 du 19 mars 2012 relative à l’organisation du service et à l’information des passagers dans les entreprises de transport aérien de passagers et à diverses dispositions dans le domaine des transports, JORF n°68 du 20 mars 2012, p. 5026, texte n°2). Sur ce point, V. notamment G. Bligh,  « De la grève comme d’un conflit civil… », loc. cit., p. 958.

[84] CE, 25 juillet 1947, Société publication Elysées, Rec. 1947, p. 348. La seule référence à l’intérêt national ne saurait, en conséquence, suffire ; V. en ce sens CE, 31 mai 1946, Perquel, Rec. 1946, p. 155.

[85] R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition…, op. cit., p. 188.

[86] CE, avis du 31 mai 1945, RDP, 1947, p. 22 ; « Il résulte de l’ensemble des dispositions de la loi du 11 juillet 1938 relative à l’organisation de la Nation pour le temps de guerre que si le législateur s’y est proposé comme but premier la mobilisation de toutes les ressources nécessaires à la conduite de la guerre, il a également en vue le maintien, pendant toute la période durant laquelle la loi demeure applicable, des activités essentielles à la vie du pays mais dans la mesure seulement ou leur maintien est reconnu indispensable pour faire face aux exigences de la défense nationale, en raison soit des prestations qu’elles sont appelées à fournir, soit du trouble grave que leur disparition apporterait à l’ordre public ».

[87] R. Capart, « Réquisitions : police générale versus besoins généraux de la Nation », loc. cit., p. 134.

[88] V. en ce sens F. Mauger, Les pouvoirs implicites en droit administratif, Paris 2, 2013, p. 261, selon lequel « le pouvoir implicite est l’habilitation à prendre une mesure nécessaire à l’accomplissement d’une mission ou à l’exercice d’un pouvoir exprès ».

[89] CE, 8 aout 1919, Labonne, GAJA, 19ème ed., n°35, confirmé par CE, Ass., 13 mai 1960, SARL Restaurant Nicolas, Rec. 1960, p. 324, CE, Sect., 22 décembre 1978, Union des chambres syndicales d’affichage et de publicité extérieure, Rec. 1978, p. 530 et par le Conseil constitutionnel, décision n°2000-434 DC du 20 juillet 2000, Loi sur la chasse, JORF du 20 juillet 2000, p. 11550, Rec. p. 107, pt. 19

[90] Conseil constitutionnel, Décision n°2003-467 DC du 13 mars 2003, loi pour la sécurité intérieure, loc. cit., pt. 4. Pour une application antérieure, V. par exemple CAA Bordeaux, 27 juin 2002, Commune de Manses, n°00BX02614.

[91] CE, 5 juillet 1919, Bourlier, Rec. 1919, p. 599, CE, 2 décembre 1949, Société des transports automobiles de Villeneuve-sur-Lot, Rec. 1949, p. 526 et Cass., 1ère civ., 2 juin 1874, Ville de sens. Cette reconnaissance est fondée sur l’art. L. 2212-2 du CGCT.

[92] Loi n°2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, loc. cit., art. 3.

[93] B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », JCP A, n°18, 5 mai 2015, étude 2130, pt. 5.

[94] Ibid., pt. 17.

[95] V., par exemple CAA Lyon, 10 mai 2007, Société Etablissements Verdannet, loc. cit., dans laquelle l’arrêté de réquisition contesté avait été adopté sur le double fondement, d’une part, de la loi du 11 juillet 1938 et de l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959, c’est-à-dire pour les « besoins généraux de la nation » et, d’autre part, de l’art. L. 2215-1, 3° du CGCT, soit du pouvoir de réquisition de police.

[96] V. par exemple CE, 26 février 1961, Isnardon, loc. cit., à l’occasion duquel le Conseil d’Etat annula le décret de réquisition du Gouvernement au motif qu’il n’était pas établi que les perturbations produites par un mouvement de grève sur le trafic « aient eu pour effet de porter, soit à la continuité du service des transports, soit à la satisfaction des besoins de la population, une atteinte suffisamment grave pour justifier la réquisition du personnel ». Plus récemment, la formule des « besoins essentiels de la population » a, également, été employée pour annuler la réquisition préfectorale de l’ensemble des sages-femmes d’une clinique privée lors d’un mouvement de grève (CE, ord., 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, loc. cit.) et de certains personnels grévistes de l’établissement pétrolier de Gargenville exploité par la société Total (CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.). Elle a, en revanche, permis de justifier la réquisition préfectorale de certains agents en grève d’une centrale thermique située sur l’île de la Réunion afin « d’assurer le maintien d’un effectif suffisant pour garantir les besoins essentiels de la population » (CE, 23 mai 2011, Ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, loc. cit.), de certains personnels grévistes d’une polyclinique (CAA Nantes, 21 octobre 2016, Syndicat CFDT Santé-Sociaux Cholet 49, n°15NT00372, 21 octobre 2016), ou encore de trois médecins libéraux, afin qu’ils assurent la permanence départementale de soins ambulatoires, dans le contexte du mouvement social de la profession médicale d’octobre 2014 (CAA Bordeaux, 29 mars 2018, M. CB, associations SOS Médecin La Rochelle et SOS Médecin France, n°16BX00013).

[97] V., par exemple, CE, 26 octobre 1962, Sieur le Moult et Syndicat Union des navigants de ligne, AJDA, 1962, p. 673 ; Dr. soc., 1963, p. 225, dans lequel la Haute juridiction a admis la légalité d’un décret du Ministre réquisitionnant la totalité du personnel naviguant d’Air France, jugeant que l’atteinte par la grève à la « satisfaction des besoins du pays » était suffisamment grave, alors même qu’étaient uniquement affectées certaines liaisons assurées par des appareils Boeing et que le personnel naviguant en grève se limitait à 200 personnes sur un effectif total de 2000. Dans le même sens, V. également TA Lille, 2 mai 2002, Société France Manche The Channel Tunnel Group, n°01-3573, AJDA, 2002, p. 933, concl. C. Bauzerand, par lequel le Tribunal administratif a considéré que la réquisition d’un bien par le préfet – en l’occurrence l’usine désaffectée de Voussoirs – afin de garantir l’hébergement provisoires d’étrangers désirant se rendre en Grande Bretagne par Calais « répondait aux besoins du pays » au sens de la loi du 11 juillet 1938 et de l’ordonnance  du 6 janvier 1959. V. de même CE, Ass., 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et mines et autre, loc. cit., dans le cas d’une réquisition de service décidée par les dirigeants de la société EDF et justifiée par les « besoins essentiels du pays ».

[98] CAA Marseille, 12 décembre 2005, Commune de Béziers, loc. cit. Il convient, par ailleurs, d’observer qu’avant sa codification, l’art. 14 de la loi du 11 juillet 1938 ne faisait pas référence aux besoins généraux de la « Nation » mais aux besoins du « pays ». Le Conseil d’Etat se référait donc de manière indistincte aux besoins du pays ou de la population. V. en ce sens G. Bligh, « De la grève comme d’un conflit civil… », loc. cit., p. 958.

[99] R. Capart, « Réquisitions : police générale versus besoins généraux de la Nation », loc. cit., p. 134. Dans le même sens, V. également J-H. Stahl, « Juridiction compétente pour indemniser un médecin réquisitionné par un préfet », loc. cit., p. 1891, P. Cassia, « Le pouvoir de réquisition du préfet à l’épreuve du référé-liberté », RFDA, 2004, p. 311 et P. Planchet, « Réquisitions de biens. Exercice du droit de réquisition », loc. cit., pt. 50, selon lequel « à défaut de base légale mieux adaptée, la jurisprudence  a admis les réquisitions fondées sur la loi de 1938 et l’ordonnance de 1959 de façon plutôt extensive. La multiplication ces dernières décennies de textes accordant aux autorités de police administrative générale et spéciale de nouvelles prérogatives en matière de réquisition devrait avoir pour conséquence de redonner aux dispositions issues de l’ordonnance du 6 janvier 1959 leur vocation initiale : garantir les besoins essentiels de la population en cas de dangers ou de troubles particulièrement graves mettant en péril l’intérêt national ».

[100] R. Capart, « Réquisitions : police générale versus besoins généraux de la Nation », loc. cit., p. 134.

[101] P. Cassia, « Le pouvoir de réquisition du préfet à l’épreuve du référé-liberté », loc. cit., p. 311.

[102] Décret n°2004-1190 du 10 novembre 2004 portant ouverture du droit de réquisition des compagnies aériennes françaises, JORF n°263 du 11 novembre 2004, p. 19105, texte n°28.

[103] V. en ce sens CE, ord., 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, loc. cit., CAA Nantes, 21 octobre 2016, Syndicat CFDT Santé-Sociaux Cholet 49, loc. cit., et CAA Bordeaux, 29 mars 2018, M. CB, associations SOS Médecin La Rochelle et SOS Médecin France, loc. cit.

[104] V. en ce sens CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit., et CE, 23 mai 2011, Ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, loc. cit.

[105] V. en ce sens, TA Rennes, 28 juin 2006, Commune de Vannes, loc. cit., TA Poitiers, 11 octobre 2007, Aéroclub de France, loc. cit., TA de Rennes, 10 mai 2007, Ville de Vannes c/ Préfet du Morbihan, loc. cit., et CE, 17 janvier 2007, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, loc. cit.

[106] TA Montreuil, 5 juin 2014, Commune de Saint Denis, DA, n°8-9, Aout 2014, comm. 52, obs. A. Sayede Hussein.

[107] CE, 4 décembre 2017, Commune de Sainte-Croix-en-Plaine, n°405598, AJDA, 2018, p. 542.

[108] CE, 7 février 1936, Jamart, n°43321, Rec., Leb., p. 172.

[109] CE, Ass., 7 juillet 1950, Dehaene, n°01645, Rec., Leb., p. 426.

[110] B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », loc. cit., pt. 6.

[111] Ibidem. Sur ce point, V. également R. Schwartz, « Le pouvoir d’organisation du service », AJDA, 1997, n° spécial, p. 47.

[112] La Cour de cassation refuse en effet la possibilité à l’employeur de procéder à la réquisition de salariés de droit privé pour des motifs d’ordre public ; Cass. Soc., 7 juin 1995, Transports Seroul, Bull. civ. 1995, V, n°180 ; JCP G, 1995, IV, n°1863, p. 236 ; RJS, 1995, p. 564, note J. Deprez ; Dr. soc., 1995, p. 835, obs. J-E. Ray, 1996, p. 37, note C. Radé ; RDSS, 1996, p. 115, obs. J-M. Lhuillier ; RTD civ., 1996, p. 153, obs. J. Mestre ; RJS, 1995, n°933 ; Cass. Soc., 12 mars 1996, Laiterie de l’Abbaye, n°93-41.670, Bull. civ. 1996, V, n°88 ; JCP G, IV, n°1040, p. 139 ; RJS, 1996, n°439 ; Cass. Soc., 17 juillet 1996, n°94-42.964 et 94-44.439 à 94-44.442 ; RJS, 10/96, n°1079 ; Cass. Soc., 15 décembre 2009, Lebahy / Société AGC France, n°08-43.603, Bull. civ. 2009, V, n°283 ; D, 2010, p. 154, obs. B. Ines ;

[113] CE, Ass., 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et mines et autre, loc. cit. Le Conseil d’Etat a, dans cette affaire, reconnu la compétence des dirigeants d’EDF de requérir certains des agents en grève des centrales nucléaires en leur qualité de responsable du service public de production d’électricité par l’exploitation des réacteurs nucléaires. Il doit, a contrario, être précisé qu’il en aurait été autrement dans le cas de dirigeants d’une entreprise privée uniquement gestionnaire d’une mission de service public. V. en ce sens CE, ord., 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, loc. cit.

[114] Sur cette distinction, V. en particulier B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », loc. cit.

[115] Ibid., pt. 3. V. dans le même sens, D. Jean-Pierre, « Le droit de grève dans la fonction publique hospitalière », JCP A, n°7, 25 novembre 2002, p. 1207, spéc. pt. 13, pour lequel « la terminologie employée dans ce domaine n’est pas des plus claire. Là où l’on parle habituellement et pratiquement de réquisition, il faut juridiquement comprendre assignation ».

[116] Reconnu principe à valeur constitutionnelle par la Décision n°79-105 DC du 25 juillet 1979 du Conseil constitutionnel, Loi modifiant les dispositions de la loi n°74-696 du 7 aout 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, JORF du 27 juillet 1979, Rec., p. 33, JCP G, 1981, 19457, note L. Favoreu ; D., 1980, p. 101, note C. Leymarie, p. 336, obs. J-C. Béguin ; AJDA, 1980, p. 191, note L. Hamon ; Dr. soc., 1980, p. 7, comm. A. Legrand, p. 441, com. M. Paillet ; Pouvoirs, n°11, 1979, p. 196, note D. Turpin ; RDP, 1979, p. 1705, note P. Avril et J. Gicquel.

[117] CAA Marseille, 12 décembre 2005, Commune de Béziers, loc. cit.

[118] B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », loc. cit., pt. 19.

[119] TA de Nouvelle-Calédonie, 2 mars 2000, n°9900345 et 9900346, AFJP, 2000, p. 92, note J. Mekhantar.

[120] B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », loc. cit., pt. 21.

[121] Ibidem. V. également en ce sens R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », loc. cit., p. 1066 ; Citant l’arrêt CE, 9 juillet 1965, Pouzenc, D. 1966.J.720, note Gilli, dans lequel les magistrats ont reconnu au maire le pouvoir de réquisitionner un agent gréviste en tant que « responsable, en ce qui concerne l’administration communale, du bon fonctionnement des services publics placés sous son autorité », l’auteur relève ainsi qu’en l’espèce, « le Conseil d’Etat (…) n’a pas visé le texte du Code des communes mais a préféré invoquer sa qualité de chef de service ».


[1] R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition. Théorie générale et régime juridique, Paris : LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, tome 4, 1957, p. 83.

[2] A. Martinon, F. Leconte et I. Taraud, « Réquisitionner ? », RDT, 2011, p. 9.

[3] R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition, op. cit., p. 83.

[4] Ibidem. Sur ce point, V. également P. Levaye, « Les pouvoirs de réquisition », AJDA, 1999, p. 22, et J. Quastana, « Réquisition: état du droit et perspectives », AJDA, 1999, p. 25.

[5] P. Levaye, « Les pouvoirs de réquisition », loc. cit., p. 22. La nature « toute spéciale » du droit de réquisition a également été reconnue par la Cour de cassation, Cass., civ., 6 mars 1917, Ministre de la guerre / Société Erichsen, D.P. 1917-I-33, « les réquisitions militaires sont des actes de puissance publique consistant dans la mainmise de l’Etat, indépendamment de tout consentement ou accord sur le prix et sans indemnité préalable, sur les choses nécessaires aux besoins de l’armée pour suppléer à l’insuffisance des moyens ordinaires d’approvisionnement ; dépendant de la volonté seule de l’Etat agissant pour cause de nécessité publique, elles n’ont le caractère ni d’un achat commercial ou d’u marché de fourniture, ni d’aucun contrat de droit commun ».

[6] R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », RDP, no 4, 2003, p. 1026.

[7] A. Martinon, F. Leconte et I. Taraud, « Réquisitionner ? », loc. cit., p. 9.

[8] P. Levaye, « Les pouvoirs de réquisition », loc. cit., p. 22.

[9] J-H. Stahl, « Juridiction compétente pour indemniser un médecin réquisitionné par un préfet », concl. sous T.C., 26 juin 2006, n°3524, AJDA, 2006, p. 1891.

[10] J. Quastana, « Réquisition : état du droit et perspectives », loc. cit., p. 25.

[11] Loi du 3 juillet 1877 relative aux réquisitions militaires, JORF du 6 juillet 1877, p. 5053 et règlement d’administration publique du 2 aout 1877, telle que complétés, plus tard, par l’ordonnance n°59-147 du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense, JORF du 10 janvier 1959, p. 691.

[12] A. Laubadère, Traité de droit administratif, Tome 2, 7ème ed., Paris : LGDJ, 1983, p. 274.

[13] Ibid., p. 275.

[14] Ordonnance n°2004-1374 du 20 décembre 2004 relative à la partie législative du code de la défense, JORF n°296 du 21 décembre 2004, p. 21675, texte n°30. Les dispositions applicables aux réquisitions militaires sont désormais codifiées aux articles L. 2221-1 à L. 2223-19 du C. défense. Celles applicables aux réquisitions civiles pour les besoins généraux de la nation sont fixées aux articles L. 2211-1 à L. 2213-9 du C.  défense. Enfin, les articles L. 2231-1 à L. 2236-7 du C. défense prévoient les dispositions communes à ces deux types de réquisition.

[15] Par soucis d’exhaustivité peuvent être mentionnées :

D’une part, au titre des réquisitions de biens ; les réquisitions de logements (Ordonnance n°45-2394 du 11 octobre 1945, Crise du logement, JORF du 19 octobre 1945, codifiée aux arts. L. 641-1 à L. 641-14 du C. urb.) et de logements avec attributaire (Loi  n°98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, JORF n°175 du 31 juillet 1998, p. 11679, codifiée aux arts. L. 642-1 à L. 642-28 du CCH) ; d’immeubles au profit de la police (Ordonnance n°61-108 du 1er février 1961 autorisant l’exercice du droit de réquisition immobilière au profit des forces de police en déplacement pour le maintien de l’ordre, JORF du 2 février 1961, p. 1271, dont l’application est précisée par le décret n°63-529 du 28 mai 1963 pris pour l’application de l’ordonnance n°61-108 du 1er février 1961, JORF du 1er juin 1963, p. 4980) et de logements au profit des douanes (art. 52 du C. douanes) ; de terrains pour le relogement temporaire de personnes occupant un logement insalubre (Ordonnance n°61-106 du 1er février 1961 autorisant la réquisition temporaire des terrains nécessaires à l’installation provisoire de logements destinés aux personnes évacuées de locaux impropres à l’habitation situés dans des agglomérations de français musulmans, JORF du 2 février 1961, p. 1267 et décret n°62-11 du 8 janvier 1962 portant application de l’ordonnance n°62-106 du 1er février 1961, JORF du 12 janvier 1962, p. 364, visées à l’art. L. 614-1 du CCH) ; de locaux utilisés pour l’hébergement collectif (Loi n°76-632 du 13 juillet 1976 complétant la loi n°73-548 du 27 juin 1973 relative à l’hébergement collectif, JORF du 14 juillet 1976, p. 4219, telle que précisée par le décret n°77-868 du 27 juillet 1977 déterminant les mesures d’application des articles 7-1 à 7-6 de la loi n°73-548 du 27 juin 1973 relative à l’hébergement collectif, complétée par la loi n°76-632 du 113 juillet 1976, JORF du 30 juillet 1977) ; et de parcelles ou de terrains pour les besoins des JO d’Albertville (Loi n°87-1132 du 31 décembre 1987 autorisant, en ce qui concerne la prise de possession des immeubles nécessaires à l’organisation ou au déroulement des XVIème jeux Olympiques d’hiver d’Albertville et de la Savoie, l’application de la procédure d’extrême urgence et la réquisition temporaire, JORF du 1er janvier 1988, p. 12, spéc. art. 3 et s.) et de Grenoble (Loi n°67-592 du 4 juillet 1967 autorisant la réquisition temporaire de terrains nécessaires aux aménagements et installations provisoires destinés au déroulement des Xème Jeux olympiques d’hiver de Grenoble, JORF du 6 juillet 1967, p. 6755) ;

D’autre part, au titre des réquisitions de personnes et de services ; les réquisitions applicables aux évènements de sécurité civile (Loi n°87-565 du 22 juillet 1987 relative à l’organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l’incendie et à la prévention des risques majeurs, JORF du 23 juillet 1987, p. 8199, abrogée par la loi n°2004-811 du 13 aout 2004 de modernisation de la sécurité civile, JORF n°190 du 17 aout 2004, p. 14626, texte n°3, codifiées aux art. L. 742-12 à L. 742-15 du C. défense) ; les réquisitions des comptables publics (art. L. 1617-3 du CGCT) ; de médecins (art. L. 3131-8 et L. 4163-7 du CSP) ; de vétérinaires (art. L. 241-15 du C. rur.) ; d’habitants avec armes et chiens (art. L. 2122-21, 9° du CGCT) ; de professionnels de la mer en cas de pollution du milieu marin (Instruction du 11 janvier 2006 portant adaptation de la règlementation relative à la lutte contre la pollution du milieu marin (POLMAR), JORF n°11 du 13 janvier 2006, texte n°3) ; ainsi que celles de l’autorité judiciaire (art. R. 642-1 du C. pén.) ;

[16] P. Planchet, « Réquisitions de biens. Exercice du droit de réquisition », Jcl. Adm., Fasc. 480, 13 mai 2008, pt. 9. Ce pouvoir de réquisition de police administrative trouve son assise juridique aux arts. L. 2212-1 (pour le maire) et L. 2215-1, 4° (pour le préfet) du CGCT ; V. sur ce point, J. Salomon, Les réquisitions de police, Paris : Librairies techniques, 1960, 207 p. Sur le pouvoir de réquisition du préfet, V. notamment R. Capart, « Réquisition : police générale versus besoins généraux de la Nation », AJDA, 2016, p. 134, F. Chauvin, « Les nouveaux pouvoirs du préfet dans la loi pour la sécurité intérieure », AJDA, 2003, p. 667, D. Maillard Desgrées Du loû, « L’encadrement législatif du pouvoir de réquisition des préfets et la police administrative générale », JCP A, n°21, 19 mai 2003, p. 649, J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets. Premier bilan de la loi du 18 mars 2003 », JCP A, n°37, 17 septembre 2012, n°2306, ainsi que nos développements infra.

[17] J-H. Stahl, « Juridiction compétente pour indemniser un médecin réquisitionné par un préfet », loc. cit., p. 1891.

[18] C’est-à-dire celles fondées sur la Loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre, loc. cit., et l’Ordonnance n°59-63 du 6 janvier 1959 relative aux réquisitions de biens et de services, loc. cit., désormais codifiées aux arts. L. 2211-1 à L. 2213-9.

[19] C’est-à-dire celles fondées sur les arts. L. 2212-1 et L. 2214-1, 4° du CGCT.

[20] Sur ce point, V. Supra, note 16.

[21] P. Planchet, « Réquisitions de biens. Exercice du droit de réquisition », loc. cit., pt. 9.

[22] Ibidem. Le caractère « inattendu » de cette modernité est d’ailleurs perceptible en doctrine, où les études consacrées au droit de réquisition demeurent anciennes. V. en particulier R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition, op. cit., J-P. Dorly, Les réquisitions personnelles, Paris : LGDJ, 1965, 362 p. et J. Salomon, Les réquisitions de police, op. cit.

[23] J-P. Dorly, Les réquisitions personnelles, op. cit., p. 31. V. également en ce sens P. Planchet, « Réquisitions de biens. Exercice du droit de réquisition », loc. cit., pt. 2.

   Send article as PDF   
ParJDA

La réquisition en droit administratif français (II / II)

par Eloïse Beauvironnet
Docteur en droit public, Université Paris 5 Descartes,
ATER en droit public, Université de Cergy Pontoise, UFR Droit UCP,
Membre associé, CERSA-CNRS-Paris II, UMR 7106

Art. 251.

Cliquez ICI
pour lire la 1ère partie de l’article !

II. L’encadrement des procédures : l’exécution du droit de réquisition

La protection des personnes requises est indispensable à deux titres. D’une part, en ce que l’acte de réquisition se présente comme un acte de contrainte, dont le non-respect expose le destinataire à des sanctions. D’autre part, et corrélativement, en ce que celui-ci porte atteinte à différents droits et libertés individuels. Toutefois, le statut juridique des requis se révèle être, dans les faits, largement défavorable à ceux-ci (A.). C’est donc au juge administratif qu’il revient, in fine, d’arbitrer entre les nécessités de l’intérêt général et la protection des droits et libertés de ces derniers  (B.).

A. Une protection juridique amoindrie des destinataires

Acte de puissance publique par essence, la réquisition se présente, pour l’autorité publique qui l’exerce, comme un instrument lui permettant de satisfaire à des besoins d’intérêt général. L’Administration doit donc pouvoir trouver dans ce procédé « la certitude de n’être arrêtée par aucun obstacle juridique dès l’instant où une impérieuse nécessité s’impose à elle[1] », ce qui implique que les destinataires se soumettent spontanément à l’ordre de réquisition (1.), en échange de contreparties (2.).

1.Une contrainte affermie

Pour les personnes requises qui en sont destinataires, l’ordre de réquisition s’analyse comme un acte de contrainte. Le caractère contraignant de l’ordre est perceptible au travers de la sanction de son non-respect, dont l’intensité est variable selon qu’il soit fait recours à une assignation (a.) ou une réquisition (b.).

a. L’assignation

L’intensité de la sanction est la plus faible dans le cas de l’assignation. L’ordre de réquisition adopté par un chef de service ne peut en effet en être assorti qu’à la condition que la sanction soit prévue par le règlement intérieur, proportionnée au fait fautif et que la procédure disciplinaire ait été respectée[2]. Ces mesures relèvent, en d’autres termes, du droit disciplinaire, « qui impose aux membres d’une institution le respect des ordres édictés par les supérieurs hiérarchiques[3] ».

b. La réquisition

Les sanctions applicables aux autres formes de réquisition relèvent, en revanche, le plus souvent du droit pénal.

Le refus d’obtempérer en temps de paix à un ordre de réquisition civil pour les « besoins généraux de la Nation » est, d’abord, puni d’un an d’emprisonnement et de 4 500€ d’amende[4], portés à 5 ans d’emprisonnement en temps de guerre[5]. Les réquisitions militaires peuvent, quant à elles, donner lieu à une exécution forcée, la loi prévoyant que le recouvrement des prestations peut être assuré « au besoin, par la force[6] ».

L’obstruction à une réquisition de logement est, ensuite, réprimée d’un an d’emprisonnement et de 15 000€ à 80 000€ d’amende, selon qu’elle soit prononcée avec attributaires ou d’office[7]. Cette dernière procédure peut en outre faire l’objet d’une exécution d’office, sous réserve qu’elle soit fondée sur les dispositions de l’ordonnance n°45-2394 du 11 octobre 1945[8].

La sanction applicable aux réquisitions de police doit, enfin, être distinguée en fonction de l’autorité publique requérante concernée. Alors que le non-respect de l’ordre de réquisition du maire se voit sanctionné des amendes prévues pour les contraventions de première classe[9] – soit 38€[10] -, le refus de se soumettre à une réquisition préfectorale est à l’inverse constitutif d’un délit, puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000€ d’amende[11]. En cas d’inexécution volontaire de l’arrêté préfectoral, le président du tribunal administratif dispose, de surcroît, de la faculté de prononcer une astreinte dans les conditions prévues aux articles L. 911-6 à L. 911-8 du code de justice administrative[12].

Le régime du droit de réquisition se révèle, par conséquent, peu favorable aux personnes requises, qui se voient contraintes de déférer à l’ordre de l’autorité requérante sous peine de sanctions. Cet état du droit interroge, dès lors, sur l’étendue des garanties dont elles bénéficient en échange.

2. Des garanties résiduelles

Toutes les réquisitions présentent ceci de commun que leur exercice ouvre droit à des contreparties pour leurs destinataires. Celles-ci concernent le formalisme encadrant l’exécution de cette procédure (a.) et le droit à indemnisation dont bénéficient les personnes requises (b.).

a. Le formalisme

Pour ses destinataires, la première garantie du droit de réquisition concerne le formalisme inhérent à ce procédé exorbitant du droit commun. En effet, « si, en l’espèce, la forme n’est pas « la sœur jumelle de la liberté », selon la célèbre formule de Ihering, du moins limite-t-elle sensiblement les atteintes qui sont portées celle-ci[13] ».

Parce qu’il constitue un acte de contrainte, l’ordre de réquisition doit, premièrement, être connu de son destinataire. Le droit en vigueur impose par conséquent qu’il prenne la forme d’un écrit, signé par l’autorité requérante et qu’il soit notifié de façon individuelle ou collective à la personne requise[14]. Une exigence supplémentaire de motivation s’impose, en outre, au préfet lorsqu’il met ainsi en œuvre sa compétence de police administrative[15]. L’objet de la contrainte doit, deuxièmement, être précisé, afin que son destinataire ait connaissance de ce qui est attendu de lui. Il est, dès lors, exigé que l’ordre de réquisition précise la nature, la quantité et l’objet des prestations requises, notamment s’il s’agit d’une réquisition de propriété, d’usage, ou de service[16].

Néanmoins, il convient d’observer qu’en pratique, ce formalisme peut être amené à céder dans les hypothèses ou l’urgence de l’action, qui est de l’essence même de la réquisition, y fait obstacle[17]. La jurisprudence tient, ainsi, pour valable un ordre émis oralement lorsque les circonstances l’exigent[18]. L’autorité requérante devra, par suite, le confirmer par écrit, sans que cela ne signifie que cet acte confirmatif corresponde à l’ordre de réquisition. Le destinataire devra, par conséquent, obtempérer immédiatement à la contrainte qui lui a été adressée verbalement, sous peine de s’exposer à des sanctions[19]. La protection dont est porteur ce formalisme à l’endroit des personnes requises se révèle donc dans les faits être particulièrement limitée.

b. L’indemnisation

Plus importante apparaît, en revanche, la seconde garantie dont bénéficient les destinataires de l’ordre de réquisition, relative à leur droit à rétribution. Fondée sur le principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques[20], cette indemnité est commune à l’ensemble des réquisitions[21].Il s’agira, plus précisément, d’une rémunération due par la personne morale dont relève l’autorité requérante dans le cas d’une assignation et d’une indemnité due par l’Etat dans le cas des autres formes de réquisitions. Toutefois, force est une fois encore de constater que celle-ci se révèle être, dans les faits, peu favorable aux requis.

Cette situation du droit résulte, d’abord, du caractère purement indemnitaire de cette rétribution. L’ensemble des préjudices subis par ces derniers dans le cadre de la procédure ne seront, dès lors, pas couverts. Tel est, notamment, le cas du préjudice moral ou du profit que l’utilisation du bien ou service requis aurait pu produire[22]. Dans le cas d’une réquisition de personne, la procédure n’ouvre ainsi droit « à aucune indemnité autre qu’un traitement ou salaire[23] ». Dans le cas d’une réquisition de bien ou de service, les indemnités dues aux prestataires doivent uniquement compenser « la perte matérielle, directe et certaine que la réquisition lui impose[24] » et « les frais matériels, directs et certains résultant de l’application de l’arrêté de réquisition[25] ». La rétribution versée par l’Etat n’indemnise donc pas ce qui précède, entoure et suit l’application de l’ordre de réquisition[26].

De surcroît, un principe d’interdiction de cumul de rétribution s’applique, enfin, dans le cas des réquisitions préfectorales de police[27], ce qui « laissera sans doute insatisfaite la personne requise dans bien des cas[28] ». En pratique, celui-ci pourrait en effet faire notamment obstacle à ce que cette dernière engage, par exemple, la responsabilité d’un organisateur de rave-partie devant les juridictions civiles, pour la partie du préjudice non-indemnisée que la réquisition lui aurait causé[29]. La seule garantie offerte aux destinataires de ce type de réquisition réside, en définitive, dans la faculté de pouvoir bénéficier de la procédure de référé provision. Ces derniers pourront ainsi obtenir très rapidement, dans la plupart des cas, tout ou partie de l’indemnité à laquelle ils ont droit[30].

Au total, c’est donc pour l’essentiel par la voie d’une contestation juridictionnelle de l’ordre de réquisition litigieux que les destinataires pourront chercher à obtenir la préservation de leurs droits.

B. Un contrôle juridictionnel assoupli

En 1948, certains auteurs relevaient déjà que la protection assurée par le Conseil d’Etat aux requis ne pourrait être « pleinement respectée » que s’il existait un « référé administratif[31] » de nature à permettre au juge de se prononcer sur la légalité de la mesure de réquisition en temps utile, c’est-à-dire au mieux avant, ou au pire pendant qu’elle produit ses effets, mais pas après[32]. A présent que cette procédure existe[33], il convient d’en analyser la portée à l’endroit des personnes requises (1.) afin d’en mesurer les limites (2.).

1.Les apories d’un contrôle originellement ambitieux

Les personnes requises peuvent contester l’ordre de réquisition litigieux en formant un recours pour excès de pouvoir devant les juridictions administratives. La difficulté reste, cependant, que cette voie de droit est dépourvue de caractère suspensif, de sorte que le jugement n’interviendra que longtemps après les faits[34].

Il leur est dès lors loisible de joindre à leur action un référé-suspension qui leur permettra, en cas d’urgence et sous réserve du sérieux de leur moyen, de suspendre l’acte de réquisition dans l’attente d’un jugement au fond. Cette procédure est subordonnée à la démonstration d’une situation d’urgence, d’une part, et d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté, commise par une personne publique ou privée chargée d’une mission de service public, d’autre part. La condition d’urgence ne pose généralement pas de difficulté, en raison de la proximité temporelle de la requête et l’ordre de réquisition contesté. Tout l’enjeu du débat porte par conséquent sur le point de savoir si l’atteinte est grave et manifestement illégale, ce qui conduit le juge à examiner la nécessité (a.) et la proportionnalité (b.) de la mesure[35].

a. L’écueil de l’urgence

Au titre du contrôle de la nécessité de la mesure, les magistrats sont amenés à vérifier que seuls des motifs d’ordre public justifiaient la réquisition et l’inexistence de solutions alternatives. Or sur ce point, la motivation des différentes ordonnances, qui procèdent souvent par voie de généralités, peine à convaincre.

Dans son arrêt du 27 octobre 2010, le Conseil d’Etat indique, par exemple, que la réquisition de certains personnels en grève de l’établissement pétrolier de Gargenville « constituait une solution nécessaire, dans l’urgence, à la prévention du risque de pénurie totale de carburant aérien à l’aéroport, en l’absence d’autres solutions disponibles et plus efficaces ». Il ajoute « qu’en raison de sa situation, cet établissement représentait également une solution nécessaire à l’approvisionnement en urgence de la région Île-de-France en essence et en gazole[36] », sans que d’autres éléments ne viennent étayer cette motivation. Il reste par conséquent impossible de déterminer, à la lecture de cet arrêt, quels pourraient être les motifs de cette « nécessité ». Un autre exemple en est donné à travers l’ordonnance du 25 octobre 2010 du tribunal administratif de Melun, par lequel celui-ci a validé l’ordre de réquisition contesté au motif que la grève compromettait « sérieusement l’approvisionnement en carburants des véhicules d’urgence et de secours aux personnes ». Plus précisément, les magistrats en concluent à la nécessité de la mesure litigieuse à l’aune de deux justifications. D’une part, en ce qu’il ne ressortait pas de l’instruction que « le préfet disposait d’autres moyens en vue d’obtenir le résultat recherché ». D’autre part, en ce que « la circonstance, à la supposer établie, que les points de distribution alimentés permettraient à d’autres véhicules que ceux des services [d’urgence et de secours] de se ravitailler n’[était] pas, à elle seule, de nature à entacher d’illégalité » l’ordre de réquisition litigieux[37]. La référence à ces éléments vagues et généraux tend ainsi à accréditer la thèse selon laquelle le contrôle de la nécessité des mesures de réquisition se révèle, dans les faits, peu exigeant. A l’analyse, il peut en être conclut que seuls les cas d’illégalités manifestes risquent de se trouver censurés[38].

Cette lacune trouve, notamment, à s’expliquer en raison de la condition d’urgence inhérente à cette procédure, qui implique que « l’Administration d’abord et le juge ensuite doivent se prononcer très rapidement et dans des circonstances souvent difficiles[39] ». Dans le cadre d’une procédure de référé, les magistrats doivent ainsi apprécier la légalité des mesures contestées « à l’aune d’éléments souvent parcellaires », alors même « qu’ils ne sont pas sur le terrain[40] ». Comme il leur est, par définition, impossible de réaliser dans ce cadre des mesures d’instructions complémentaires, il est vraisemblable que les motifs invoqués par l’autorité publique requérante seront, dans la plupart des cas, admis par ceux-ci, spécialement lorsque la sécurité publique est menacée. Une illustration en est, à ce titre, donnée par l’ordonnance de référé du Conseil d’Etat du 27 octobre 2010 précitée. L’arrêté de réquisition litigieux incluait en effet des fonctions de « réception de carburants et de réception et livraison de fioul domestique[41] » étrangers aux nécessités d’ordre public invoquées. Ce point aurait, dès lors, dû conduire à l’annulation de cette partie de l’arrêté, voire au prononcé d’une injonction. Pour autant, ces deux options ont été écartées de façon péremptoire par les magistrats au seul motif qu’à l’audience, « l’Administration a indiqué (…) que ces mentions étaient erronées, n’étaient pas appliquées et ne pouvaient pas l’être[42] ». L’urgence risque ainsi d’amener le juge « à statuer sur la base d’une appréciation purement subjective et, pratiquement, à confronter les décisions prises par le Gouvernement au vu des circonstances avec celles qu’ils eut prises lui-même à partir des mêmes données[43] ».

b. L’écueil de la proportionnalité

Le contrôle de la proportionnalité de la mesure apparaît, en revanche, faire l’objet d’une attention plus rigoureuse de la part des juridictions administratives.

Dans le cadre des réquisitions de biens, les magistrats sont ainsi amenés à contrôler la stricte proportionnalité de la mesure à l’objectif qu’elle poursuit et censurent, le cas échéant, celles qui présentent un caractère excessif. Le tribunal administratif de Lille a, par exemple, jugé que la réquisition temporaire d’une usine désaffectée pour y loger des exilés n’apportait pas une atteinte disproportionnée au droit d’usage des propriétaires de celle-ci[44].

Dans le cadre des réquisitions de personnes, le contrôle de proportionnalité conduit les juridictions administratives à vérifier in concreto que le nombre de réquisitionnés est proportionné aux tâches indispensables à accomplir. A ce titre, ont, par exemple, été annulées les mesures adressées à l’ensemble du personnel d’une clinique[45] ou d’une raffinerie[46], en ce qu’elles revenaient à instaurer un service complet et non minimum, caractérisant une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève des salariés. Il en a été de même s’agissant de la réquisition de 650 agents d’un centre hospitalier sur les 958 figurants au plan de travail de la journée concernée par la grève, au motif que l’effectif requis dépassait le nombre de personnels strictement nécessaire pour l’exécution des services indispensables, dont le fonctionnement ne pouvait être interrompu[47]. A contrario, la proportionnalité de la mesure de réquisition est acquise dès lors qu’elle est limitée à une fraction du personnel, encore qu’une réquisition totale puisse être admise, sous réserve que l’effectif requis soit indispensable au fonctionnement des services nécessaire au maintien de l’ordre public[48].

            La difficulté résulte alors de l’interprétation des impératifs de l’ordre public, qui sont entendus de plus en plus largement par les juridictions, voir supplantés par d’autres considérations.

2. Les limites d’un contrôle désormais lacunaire

L’analyse de la jurisprudence laisse transparaître deux incertitudes concernant le contrôle des mesures de réquisition. La première se rapporte au droit à un recours effectif des requis (a.). La seconde concerne l’interprétation extensive de l’intérêt général, qui porte atteinte à leurs droits et libertés individuels (b.).

a. L’atteinte au droit à un recours effectif

Le droit à un recours effectif, garanti par les articles 6§1 et 13 de la CEDH et consacré par le Conseil d’Etat[49] subit deux séries d’atteintes dans le cadre du droit de réquisition.

Les premières résultent de la condition d’urgence inhérente à cette procédure. Elles peuvent, par exemple, apparaître lorsqu’un arrêté préfectoral portant réquisition d’un salarié ne fixe pas les conditions de son indemnisation. Afin d’obtenir son indemnité, celui-ci peut alors saisir les juridictions administratives d’un référé provision[50], sous réserve qu’il agisse dans les 48 heures, étant observé que le juge devra également statuer dans ce même délai. Dans l’hypothèse où plusieurs salariés seraient concernés, l’effectivité d’un tel recours risque, par conséquent, d’être illusoire. Il leur sera, en effet, particulièrement difficile de parvenir à réunir dans un tel délai les éléments nécessaires à leur requête. Et quand bien même ils y parviendraient, il reste possible que les salariés se heurtent à un rejet de leur demande, si leur employeur prend entre temps l’engagement auprès de la préfecture de les rémunérer comme dans le cadre de l’exécution de leur contrat de travail[51]. Leur recours s’en trouverait alors privé d’objet, quand bien même cet engagement resterait en deçà des exigences d’indemnisation requises par les textes en matière de réquisition[52].

Par ailleurs, et plus fondamentalement, une seconde série d’atteintes a pu résulter du comportement même de l’Administration.

En 2006, le préfet du Morbihan a ainsi saisi l’occasion du pourvoi en cassation formé par le Ministre de l’intérieur à l’encontre de l’ordonnance du tribunal administratif de Rennes du 28 juin 2006 suspendant l’exécution de l’une de ses décisions, à savoir la réquisition de l’aérodrome de Vannes pour la tenue d’un Teknival, pour ne pas respecter le caractère exécutoire de cette ordonnance[53]. Le haut fonctionnaire a, par conséquent, violé « consciemment, délibérément et ouvertement (…) une ordonnance d’un juge des référés[54] » en poursuivant les préparatifs inhérents à l’organisation de cette manifestation, alors qu’il ne pouvait ignorer que le pourvoi en cassation n’est pas suspensif, au mépris du respect du droit et des décisions de justice. 

Dans le cadre du conflit d’octobre 2010 sur les retraites, certains préfets ont, de même, eu recourt à des pratiques contestables. Plusieurs préfectures ont, en particulier, multiplié les réquisitions de grévistes dans le secteur pétrolier, l’un des plus mobilisés, en prenant des arrêtés pour des durées très courtes, qu’elles faisaient appliquer quelques jours avant de les abroger juste avant les audiences, c’est-à-dire avant que les juridictions ne se prononcent sur leur légalité, de façon à éviter toute condamnation[55]. De la sorte, le juge ne pouvait prononcer qu’un non-lieu à statuer, puisque l’arrêté litigieux avait cessé de produire ses effets lors de l’instruction de l’affaire[56]. Or immédiatement après ont été repris de nouveaux arrêtés de réquisition. Les salariés concernés subirent ainsi une violation manifeste de leur droit de grève dès lors qu’ils se virent contraints, menacés de poursuites pénales et privés de toute sécurité juridique, de déférer à la réquisition qui leur avait été notifiée. Juridiquement, leur droit à un recours effectif s’en trouvait donc « purement illusoire[57] ».

Bien qu’elle soit restée apparemment limitée, cette utilisation abusive du droit de requérir interpelle, cependant, à l’aune du danger qu’elle comporte à l’égard des droits et libertés individuels.

b. L’atteinte aux droits et libertés individuels

Les utilisations récentes du droit de réquisition, essentiellement mobilisé à l’encontre de personnels grévistes dans le cadre de conflits sociaux, laissent entrevoir les insuffisances du contrôle juridictionnel exercé à son endroit. Il peut, plus exactement, être avancé que les impératifs d’ordre public, qui seuls peuvent justifier en théorie l’ouverture de cette procédure, ont été entendus très largement, voir supplantés par d’autres considérations[58]. S’il a, certes, pu être soutenu que ce « critère (…) est incertain et vague[59] », il convient néanmoins d’observer que les textes en vigueur le définissent avec précision comme « l’atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité et à la sécurité publics[60] ». A l’occasion des débats parlementaires relatifs à la consécration législative du pouvoir de réquisition de préfets, le ministre de l’intérieur soutenait, plus particulièrement, qu’il s’agissait de faire face à des situations « d’urgence, telles que les catastrophes naturelles » et « exceptionnelles – catastrophes industrielles, risques sanitaires, urgences sociales » en faisant appel à des moyens exceptionnels[61]. Or à l’occasion du conflit social de 2010 sur les retraites, les mesures de réquisition des salariés grévistes adoptées par les préfectures avaient pour objectif unique de rétablir l’activité économique. Il s’agissait, plus précisément, de garantir l’approvisionnement normal et régulier en carburant de l’ensemble de la population et des acteurs économiques de la région d’Île-de-France. Les réquisitions ne concernaient donc pas un secteur relevant des « services essentiels » au sens des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) et visaient à faire face à des perturbations restreintes à une fraction limitée du territoire[62].

Dans son jugement du 22 octobre 2010, le tribunal administratif de Melun a ainsi conditionné la légalité de l’arrêté préfectoral de réquisition des salariés grévistes de la raffinerie Total de Grandpuits à la nécessité « d’assurer l’approvisionnement en carburants des véhicules des services d’urgence et de secours du département » et de prévenir « les troubles à l’ordre et à la sécurité publics que générerait une pénurie prolongée[63] ». Pourtant, le nouvel ordre de réquisition du préfet de la Seine-et-Marne, adopté après que cette ordonnance ait suspendu l’exécution du premier, s’est vu validé sans même qu’il ne soit plus fait référence à des considérations d’ordre public. Le tribunal administratif a en effet conclu à la légalité de la réquisition litigieuse au motif que la grève compromettait « sérieusement l’approvisionnement en carburants des véhicules d’urgence et de secours aux personnes », que les mesures édictées étaient « exclusivement destinées à assurer cet approvisionnement » et que « seuls quatorze agents sur les cent soixante-dix environ » affectés au site faisaient l’objet de la réquisition[64].

Un raisonnement analogue a été suivi par le Conseil d’Etat qui, dans son ordonnance du 27 octobre 2010, a rappelé que des salariés grévistes – au cas d’espèce ceux de la raffinerie Total de Gargenville – pouvaient être réquisitionnés lorsque l’activité de leur entreprise présente « une importance particulière pour le maintien de l’activité économique, la satisfaction des besoins essentiels de la population ou le fonctionnement des services publics, lorsque les perturbations résultant de la grève créent une menace pour l’ordre public[65] ». La légalité de l’arrêté de réquisition contesté s’est ainsi vue confirmée sur un double fondement. La juridiction a, d’abord, observé que la pénurie de carburant aérien qui menaçait l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle « pouvait conduire au blocage de nombreux passagers (…) et menacer la sécurité aérienne en cas d’erreur de calcul des réserves d’un avion ». Pour autant, force est de constater qu’un tel blocage n’emporte aucun danger pour l’ordre public. Il oblige simplement à prévoir des mesures d’hébergements et des modalités alternatives de transport pour les passagers en transit. A titre de comparaison, lors de l’éruption volcanique de 2010 en Islande qui avait entraîné la fermeture de plusieurs aéroports, l’annulation de nombreux vols et le blocage de milliers de voyageurs en correspondance, les perturbations avaient concerné l’ensemble de l’Europe sans qu’aucun risque d’atteinte à l’ordre public ne soit invoqué[66]. Enfin, les magistrats relèvent que « la pénurie croissante d’essence et de gazole en Île-de-France menaçait le ravitaillement des véhicules de services publics et de services de première nécessité et créait des risques pour la sécurité routière et l’ordre public[67] ». Or ici encore, il est difficile de saisir en quoi une pénurie de carburant est susceptible de menacer la sécurité routière et, ainsi, justifier le recours à une procédure exorbitante du droit commun.

Une nouvelle fois, la référence à l’ordre public ne vient donc qu’« en clôture pour consolider l’analyse[68] », alors que ces différentes motivations n’ont « qu’un rapport parfois lointain avec [sa] protection[69] ». Certes, il peut être aisément admis qu’ « il s’agit d’ordonnances de référé, rendues très rapidement dans un contexte social troublé[70] ». Cependant, « les décisions rendues font finalement peu de cas du droit de grève des salariés en cause[71] ». Celles-ci procèdent, au contraire, d’une conception extrêmement « édulcorée et pacifiée[72] » de ce droit à valeur constitutionnelle et semblent perdre de vue une vérité fondamentale. La « grève authentique », soit « l’acte de force par lequel les salariés tentent de causer, à l’employeur, un dommage assez lourd pour le contraindre à céder[73]» se doit, par définition, de porter atteinte à l’intérêt général, voir aux nécessités de protection de l’ordre public.

*

*     *

Le lien direct ainsi établi par les décisions précitées entre le maintien de l’activité économique et la notion d’ordre public soulève, dès lors, une interrogation structurelle inhérente au pouvoir de réquisition, identifiée dès 2012 par un auteur ; « dans un contexte de crise économique et de restrictions budgétaires, faut-il admettre que d’autres motifs que le maintien de l’ordre public puissent justifier des réquisitions et donc des limitations au droit de grève[74] » et, plus largement, aux droits et libertés individuels ?

Sans prétendre mettre un terme à ce débat, un argument essentiel nous semble devoir militer à l’encontre d’une telle extension : la philosophie inhérente au droit de réquisition et qui doit présider à son usage. Elle est en effet conçue comme une mesure exceptionnelle destinée à faire face à une situation d’exception, de crise. Partant, s’il devait être procédé à un nouvel élargissement des motifs justifiant son recours, l’exception serait appelée à devenir le principe : banalisation[75]. Il n’y aurait dès lors plus besoin d’une situation d’urgence et d’impuissance publique pour faire usage de ce procédé dérogatoire, déjà incorporé de manière permanente dans le droit commun. C’est donc une nouvelle étape de relativisation entre les périodes normale et celles de crise qui s’en trouverait, de la sorte, franchie[76] et, plus généralement, une nouvelle évolution du droit de réquisition, en un instrument de prévention permanente d’un danger généralisé.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2019 ; chronique administrative ; Art. 251.


[1] R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », loc. cit., p. 1071.

[2] E. Jeansen, « Validité de la restriction à l’exercice du droit de grève dans le secteur public », JCP S,2013, act. 1283

[3] B. Schmaltz, « La distinction entre la réquisition de grévistes par une autorité de police et par un chef de service », loc. cit., pt. 13.

[4] Pour les réquisitions militaires, V. en ce sens les arts. L. 2236-2, L.2236-3 et L. 2236-5 à L. 2236-6 du C. défense ; Pour les réquisitions civiles pour les « besoins généraux de la Nation », V. en ce sens l’art. L.2236-2, al. 1 en conjonction avec l’art. L. 2211-2 du C. défense.

[5] Art. L. 2236-4 du C. défense.

[6] Art. L.2221-10 du C. défense.

[7] V. en ce sens les arts. L. 651-3 du CCH (procédure du logement d’office) et L. 642-28 du CCH (procédure de réquisition de logement avec attributaire).

[8] T.C., 12 mai 1949, Dumont, Rec. 596 ; RDP 1949, p. 371, note M. Waline ; JCP, 1949.II.4908, note Fréjaville. L’exécution d’office n’est, en d’autres termes, possible que pour la procédure de logement d’office de l’ordonnance n°45-2394 du 11 octobre 1945, Crise du logement, loc. cit., codifiée aux art. L. 641-1 à L. 641-14 du C. urb.

[9] Art. R. 610-5 du C. pén.

[10] Art. 131-13 du C. pén.

[11] Art. L. 2215-1, 4° du CGCT.

[12] Art. 2215-1, 8° du CGCT

[13] G. Lyon-Caen, « La réquisition des salariés en grève selon le Droit positif français », loc. cit., p. 219.

[14] V. en ce sens l’art. L. 2221-5 du C. défense (réquisitions militaires), l’art. L. 2213-4 du C. défense (réquisitions civiles), l’art. L. 2215-1, 4° du CGCT (réquisitions préfectorales de police), l’art. L. 2212-1 du CGCT (réquisitions de police du maire), les arts. L. 641-1 et L. 641-5 (réquisition de logements) et les arts. L. 642-9 à L. 642-13 (réquisition de logements avec attributaires) du CCH.

[15] Art. L. 2215-1, 4° du CGCT.

[16] Art. L. 2213-4 du C. défense, art. L. 2214-1, 4° du CGCT.

[17] R. De Bellescize, « Réquisitions de personnes et de services », Jcl. Adm.,Fasc. 252, 31 aout 2007, pt. 114.

[18] V. par exemple CE, 5 mars 1943, Chavat, Rec., Leb., 1943, p. 62, Gaz. Pal., 1943, n°2, p. 33.

[19] R. Weclawiak, « Sécurité civile et réquisition », loc. cit., p. 1045.

[20] Y. Gaudemet, Droit administratif des biens, op. cit., p. 510.

[21] V. en ce sens l’art. L. 2215-1, 4° du CGCT, al. 4 à 6 et les arts. L. 2234-1 à L.2234-9 du C. défense.

[22] V. en ce sens l’art. L. 2215-1, 4° du CGCT, al. 5 et l’art. L. 2213-1, al. 1 et 2 du C. défense.

[23] Art. L. 2234-7 du C. défense. La même solution est applicable s’agissant des réquisitions de police.

[24] Art. L. 2213-1, al. 1 du C. défense.

[25] Art. L. 2215-1, 4°, al. 5 du CGCT.

[26] D. Maillard Desgrées Du Loû, « L’encadrement législatif du pouvoir de réquisition des préfets…», loc. cit., pt. 16.

[27] L’art. L. 2215-1, 4°, al. 4 dispose en ce sens que « la rétribution par l’Etat de la personne requise ne peut se cumuler avec une rétribution par une autre personne physique ou morale ».

[28] D. Maillard Desgrées Du Loû, « L’encadrement législatif du pouvoir de réquisition des préfets…», loc. cit., pt. 16.

[29] Ibidem.

[30] Art. L. 2215-1, 4°, al. 7.

[31] V. par exemple en ce sens F. Gazier, « L’œuvre jurisprudentielle du Conseil d’Etat en matière de réquisition », EDCE, 1948, pp. 67 à 72.

[32] F. Leconte, « Conflits sociaux et réquisitions : la défense syndicale face aux réquisitions préfectorales », Dr. ouv., n°757, Aout 2011, p. 501.

[33] Art. L. 521-1 à L. 521-3 du code de justice administrative, institués par la loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, JORF n°151, 1er juillet 20000, p. 9948, texte n°3.

[34] Sur ce point, V. l’analyse de J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 12 et s.

[35] Ibid., pt. 12.

[36] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.

[37] TA Melun, 25 octobre 2010, FNIC-CGT et a. contre Préfet de la Seine-et-Marne, n°1007348, 1007358.

[38] J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 25. V. également en ce sens Combarnous et Galabert, chron. Sous CE, sect., 28 novembre 1958, Lepouse, AJDA, 1959, I., p. 125.

[39] Ibid., pt. 25.

[40] Ibidem.

[41] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.

[42] Ibidem.

[43] J. Rivero, « Le droit positif de la grève dans les services publics…», loc. cit., p.595.

[44] TA de Lille, 2 mai 2002, n°01-3573, Société France Manche et société The Channel Tunnel Group, associées de la société en participation Eurotunnel, loc. cit.

[45] CE, ord., 9 décembre 2003, Mme Aiguillon et autres, loc. cit.

[46] TA Melun, 22 octobre 2010, CGT et s. contre Préfet de la Seine-et-Marne, n°1007329.

[47] CE, 7 janvier 1976, Centre hospitalier régional d’Orléans, n°92162, Rec. CE 1976, p. 10.

[48] V. par exemple TA Melun, 25 octobre 2010, loc. cit., réquisition de 14 agents sur les 170 que comptait la raffinerie ; CE, 23 mai 2011, Ministre de l’intérieur, de l’Outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration, loc. cit., réquisition d’une partie des salariés d’une centrale thermique ; CE, Ass., 12 avril 2013, Fédération Force Ouvrière Energie et mines et autre, loc. cit., réquisition limitée aux « salariés dont l’intervention était strictement nécessaire à la bonne exécution » de 6 des huit réacteurs affectés par la grève ; CAA Nantes, 21 octobre 2016, Syndicat CFDT Santé-Sociaux Cholet 49, loc. cit., réquisition limitée à 6 infirmières, 3 aides soignantes et 1 brancardier d’une polyclinique ;

[49] V. notamment CE, 21 décembre 2001, M et Mme Gautier X, n°222862 ; Dans le cadre d’un référé liberté, V. également CE, 13 mars 2006, Bayrou et association de défense des usagers des autoroutes publiques de France, n°291118.

[50] Art. L. 2215-1, 4°, al. 8 du CGCT.

[51] F. Leconte, « Conflits sociaux et réquisitions… », loc. cit., p. 506. V. par exemple, TA Nantes, ord., 12 novembre 2010, n°107847, 107935, 107952 ; n°107769, 107829 ; n°107910, 107938 ; n°1007909 ; n°1007940 ; n°1007841 ; n°107771, 107826 ; n°1007770, 107830, 107844 ; n°107772, 107824, 107937 ; n°107843, 107936, 107951 ; n°107942, 107950.

[52] Peuvent, à titre d’exemple, être mentionnés les frais de trajet domicile-travail, qui ne sont pas systématiquement défrayés par l’employeur alors qu’ils doivent l’être dans le cadre d’une réquisition, puisqu’ils constituent des frais matériels, directs et certains résultant de l’application de l’arrêté de réquisition. Sur ce point, V. F. Leconte, « Conflits sociaux et réquisitions… », loc. cit., p. 506.

[53] CE, 17 janvier 2007, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, loc. cit. Sur ce point, V. en particulier M-C. de Montecler, « Après Vannes, Hélas, Saint-Brieux », loc. cit., p. 1377.

[54] T. Olson, concl. sous CE, 17 janvier 2007, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, loc. cit., p. 484.

[55] F. Leconte, « Conflits sociaux et réquisitions… », loc. cit., p. 502 et J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 23. Cette situation a fait l’objet d’une plainte de la CGT le 17 février 2011 devant l’OIT ; OIT, Cas n°2841, France / Confédération Générale du Travail, 17 février 2011. V. en particulier OIT, Rapport n°362 où le comité demande à être informé de l’évolution de la situation, novembre 2011, pt. 969.

[56] V. par exemple TA Nantes, ordonnance du 25 octobre 2010, n°1007827 et 1007828.

[57] J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 23.

[58] Ibid., pt. 18 et s.

[59] G. Lyon-Caen, « La réquisition des salariés en grèves selon le droit positif français », loc. cit., p. 218.

[60] Art. L. 2215-1, 4° du CGCT.

[61] AN, 2ème séance du jeudi 16 janvier 2003, Compte rendu intégral, JOAN, 17 janvier 2003, p. 232.

[62] OIT, Rapport n°362 où le comité demande à être informé de l’évolution de la situation, loc. cit., pt. 1043 : au vu des différentes conclusions, le comité recommande au Gouvernement français « de privilégier à l’avenir, devant une situation de paralysie d’un service non essentiel mais qui justifierait l’imposition d’un service minimum de fonctionnement, la participation des organisations de travailleurs et d’employeurs concernés à cet exercice, et de ne pas recourir à l’imposition de la mesure par voie unilatérale ».

[63] TA de Melun, 22 octobre 2010, loc. cit.

[64] TA de Melun, 25 octobre 2010, loc. cit.

[65] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.

[66] OIT, Rapport n°362 où le comité demande à être informé de l’évolution de la situation, loc. cit., pt. 979.

[67] CE, 27 octobre 2010, Fédération nationale des industries chimiques CGT et autres, loc. cit.

[68] G. Koubi, G. Guglielmi, « Réquisition « stratégiques » et effectivité du droit de grève », loc. cit., p. 155.

[69] J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 21.

[70] Ibidem.

[71] Ibidem.

[72] J. Rivero, « Le droit positif de la grève dans les services publics…», loc. cit., p.595.

[73] Ibidem.

[74] J. Travard, « Le pouvoir de réquisition des préfets… », loc. cit., pt. 27.

[75] Sur ce point, V. en particulier E. Millard, « Permanence de l’ « exception » : vers une troisième forme de démocratie ? », in J-L. Halpérin, S. Hennette-Vauchez et E. Millard (dir.), L’état d’urgence, de l’exception à la banalisation, Nanterre : Presses universitaires de Paris Nanterre, 2017, p. 255.

[76] V. par exemple la loi n°2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, JORF n°255, 31 octobre 2017, texte n°1, AJ pénal, 2017, p. 468, comm. O. Cahn et J. Leblois-Happe.

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (concession) : Quelques nouveautés textuelles et jurisprudentielles

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 239.

Le droit des concessions bénéficie également des évolutions générales concernant le droit de la commande publique et, notamment, de l’arrivée du nouveau code. Pourtant, au-delà de ces évolutions, des changements spécifiques concernent ces contrats. Comme pour les marchés publics il s’agit pour l’essentiel d’évolutions – ou plutôt de précisions – jurisprudentielles mais la loi pour un nouveau pacte ferroviaire permet de considérer que le droit des concessions intègre également des nouveautés textuelles !

Les contrats de service public de transport ferroviaire de voyageurs : nouveaux contrats de concession

La loi du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire (L. n° 2018-515, 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire : JO 28 juin 2018, texte n° 1 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 175, note G. Clamour ; RFDA 2018, n°5, dossier pp. 857 et s.) crée une nouvelle catégorie de contrats de concession : les contrats de service public de transport ferroviaire de voyageurs. Ces contrats doivent permettre la mise en œuvre concrète de l’ouverture à la concurrence des services domestiques de transports ferroviaires de voyageurs. Cette ouverture à la concurrence doit être réalisée en deux temps. Dans un premier temps, jusqu’au 24 décembre 2023, la SA SNCF Mobilités continue de disposer d’un monopole de principe sur les services publics de transport ferroviaire mais les autorités organisatrices de transport ferroviaire (AOT) – c’est-à-dire l’Etat et les régions – peuvent, par dérogation, attribuer des contrats de service public par voie de mise en concurrence. Dans un second temps, à partir du 25 décembre 2023, le principe sera inversé : les AOT devront attribuer les contrats de service public de transport ferroviaire de voyageurs à la suite d’une procédure de mise en concurrence, même si des dérogations permettront exceptionnellement de déroger à cette obligation. Ces contrats de service public de voyageurs sont des contrats de concession soumis en principe au respect des dispositions du code de la commande publique. Toutefois, ils constituent une catégorie spécifique parmi les contrats de concession et dérogent à ce titre à un certain nombre de disposition. Ainsi, l’article L. 2121-17 du code des transports prévoit des exceptions à la procédure de mise en concurrence par renvoi aux 2,4,4 ter et 5 de l’article 5 du règlement (CE) n° 1370/2007 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route. Parmi les dérogations, on retrouve notamment l’hypothèse dans laquelle l’autorité décide de fournir le service elle-même, celle du contrat « in house », les contrats inférieurs à un certain montant ou qui porte sur un nombre de kilomètres de services inférieur à un certain seuil, les contrats exclus de la mise en concurrence après avis conforme de l’ARAFER pour des raisons techniques, géographiques ou structurelles afin d’améliorer les services, ainsi que les contrats attribués à l’opérateur qui gère la totalité ou la majeure partie de l’infrastructure ferroviaire sur laquelle les services sont fournis. En-dehors de ces hypothèses d’attribution directe, la passation des contrats de service public de voyageurs devra respecter la quasi-totalité des règles prévues pour l’ensemble des contrats de concession (même si certaines exceptions sont expressément prévues (en ce sens, v. l’analyse de Guylain Clamour, préc.). L’apparition de ces contrats de service public de transport ferroviaire de voyageurs confirme l’extrême diversité des contrats intégrant la catégorie des contrats de concession. Cette diversité a pour avantage de permettre la prise en compte des particularités liées à un certain nombre de contrats de concession mais elle complexifie la lecture d’ensemble à l’heure où l’objectif des réformes semblait pourtant être la simplification.

Des précisions sur les conditions de recours à une concession provisoire

Le Conseil d’Etat a dû se prononcer sur la passation d’une concession de services provisoire par la ville de Paris et qui était relative à l’exploitation de mobiliers urbains d’information (CE, 5 févr. 2018, n° 416581 , Ville de Paris c/ Sté des mobiliers urbains pour la publicité et l’information ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 87 ; AJDA 2018, p. 1338, note M.-C. Vincent-Legoux ; JCP A, 20128, 2124, note J. Martin ; DA 2018, comm. 20, note L. Seurot). Cette affaire lui permet de préciser la jurisprudence Société de manutention portuaire d’Aquitaine (CE, 14 févr. 2017, n° 405157, Sté de manutention portuaire d’Aquitaine ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, obs. G. Eckert ; DA 2017, comm. 16, obs. L. Richer ; JCP A 2017, 2126, obs. J.-B. Vila ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 193 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1873 ) s’agissant des conditions qui permettent aux autorités concédantes de passer des contrats de concession provisoires en cas d’urgence.

Cette concession provisoire a été conclue à la suite de l’annulation par le juge des référés du tribunal administratif de Paris, confirmée par le Conseil d’Etat (CE, 18 sept. 2017, n° 410336, Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 259, obs. M. Ubaud-Bergeron), de la procédure de passation d’une convention de service relative à l’exploitation des mobiliers urbains d’information à caractère général ou local supportant de la publicité lancée par la ville de Paris en mai 2016. Cette convention devait prendre la suite du marché conclu en 2007 pour l’exploitation de mobiliers urbains d’information et la mise en place des Vélib’. Le Conseil de Paris a en effet décidé d’attribuer sans publicité ni mise en concurrence un contrat à la Somupi, titulaire du précédent marché. Ce contrat est désigné comme un contrat de concession de service provisoire pour une durée courant du 13 décembre 2017 au 13 août 2019.

Les sociétés Clear Channel France et Exterion Media ont saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris qui a annulé la procédure de passation par deux ordonnances rendues le 5 décembre 2017. Il considérait en effet que les conditions permettant de conclure un contrat de concession provisoire sans publicité ni mise en concurrence préalables n’étaient pas remplies en l’espèce. Le Conseil d’Etat se prononce donc en cassation sur saisine de la ville de Paris et de la Somupi.

La première question posée de manière indirecte, et largement commentée par les observateurs (v. notamment les analyses de Marie-Caroline Vincent-Legoux à l’AJDA, préc., et de Laurent Seurot dans la revue Droit administratif, préc.), est celle de la qualification des contrats de mobiliers urbains. Le juge administratif a longtemps hésité mais, en l’espèce, la qualification ne semble pas faire de doute. Il s’agit déjà, par anticipation, d’une application de la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Philippe Védiaud publicité où il considère que le risque d’exploitation assumé par le cocontractant permet de qualifier le contrat en cause de concession de service (CE, 25 mai 2018, Philippe Védiaud Publicité, AJDA 2018, p. 1725, note M. Haulbert). Ces solutions correspondent à la définition des contrats de concession telle qu’elle est désormais formulée par l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 (définition reprise par l’article L. 1121-1 du Code de la commande publique).

Surtout, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la légalité du recours à une concession de service provisoire sans publicité ni mise en concurrence préalables. Il confirme la possibilité de passer de tels contrats mais vient circonscrire les conditions imposées pour pouvoir le faire.

Dans sa décision Société de manutention portuaire d’Aquitaine, le Conseil d’Etat avait confirmé la solution déjà rendue à propos des délégations de service public, toujours avec des conclusions de Gilles Pellissier (CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique (Cacem) ; AJDA 2016, p. 698 ; BJCP 2016, p. 264, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 161, obs. Eckert). Le Conseil d’Etat confirme cette solution dans la présente affaire en reprenant le considérant de principe de l’arrêt Société de manutention portuaire et en indiquant « qu’en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, elle peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de service sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ; que la durée de ce contrat ne saurait excéder celle requise pour mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence, si la personne publique entend poursuivre l’exécution de la concession de service ou, au cas contraire, lorsqu’elle a la faculté de le faire, pour organiser les conditions de sa reprise en régie ou pour en redéfinir la consistance ». Ce considérant ne constitue donc pas une nouveauté. En réalité, c’est l’interprétation stricte retenue par le Conseil d’Etat qui mérité l’attention. Plusieurs éléments sont ainsi précisés.

Tout d’abord, le juge examine le motif d’intérêt général avancé pour justifier la passation d’un contrat de concession provisoire. En l’espèce, le motif qui avait été avancé par la ville de Paris était « la nécessité d’éviter une rupture dans la continuité du service public d’information municipale ». Dans l’absolu, la condition selon laquelle la passation du contrat doit être justifiée par un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public pouvait donc sembler remplie. Le Conseil d’Etat apporte toutefois des précisions importantes. D’une part, il confirme la solution retenue par le juge des référés du tribunal administratif en considérant que ce dernier n’a pas commis d’erreur de droit en refusant de prendre en compte les intérêts financiers avancés par la ville de Paris. L’intérêt général tenant à la continuité du service public ne peut donc pas être un intérêt financier. D’autre part, il confirme que cette condition devait uniquement être appréciée au regard des effets que pouvait avoir l’interruption du service d’information sur le mobilier urbain sur la continuité du service public de l’information municipale. Or, comme l’a justement apprécié le juge des référés du tribunal administratif de Paris, ces effets ne sont pas suffisants dans la mesure où la ville dispose d’une « grande diversité des moyens de communication, par voie électronique ou sous la forme d’affichage ou de magazines » pour assurer le service public de l’information municipale. Il n’y avait donc pas de motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public qui justifiait la conclusion d’un tel contrat.

Pourtant, le Conseil d’Etat ne s’arrête pas là et circonscrit davantage les conditions de recours aux concessions provisoires en s’attardant sur la notion d’urgence. Il confirme là aussi la solution retenue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris considérant que l’urgence de la situation n’était pas indépendante de la volonté de la ville de Paris. Il s’agit d’une appréciation très stricte car, selon les juges, la ville de Paris aurait dû lancer une nouvelle procédure de passation dès l’annulation de la procédure de passation initiale en avril 2017. Ayant attendu le mois de novembre, ils considèrent que le caractère d’urgence de la situation ne peut pas être regardé comme étant indépendant de la volonté de la ville. On peut toutefois relever que le Conseil d’Etat ne s’est prononcé sur les ordonnances rendues en avril 2017 qu’au mois de septembre, ce qui explique le délai pris avant que la ville ne décide de passer une concession provisoire. On en déduit donc que lorsque le juge des référés précontractuels annule une procédure de passation, les autorités concédantes doivent réagir immédiatement et ne pas attendre de savoir quel sera, le cas échéant, la solution retenue par le Conseil d’Etat en cassation.

Cette interprétation stricte des conditions tenant au motif d’intérêt général tenant à la continuité du service public et à la condition d’urgence s’expliquent à n’en pas douter par le fait que la conclusion de tels contrats déroge aux principes fondamentaux de la commande publique sans que cette dérogation ne soit prévue par les textes. D’ailleurs, dans ses conclusions, le rapporteur public Gilles Pellissier considère que la conclusion de ces contrats de concession provisoires ne doit être possible que dans les « cas exceptionnels où un intérêt général supérieur le justifie absolument et dans la seule mesure de cette justification ». Cette même logique se retrouve dans la seconde partie de l’arrêt lorsque le Conseil d’Etat se prononce sur la mise en œuvre de l’article 11 du décret n° 2016-86 du 1er février 2016 relatif aux contrats de concession. Le 1° de cet article prévoit en effet que les autorités concédantes peuvent passer des contrats sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque le contrat « ne peut être confié qu’à un opérateur économique déterminé pour des raisons techniques, artistiques ou tenant à la protection de droits d’exclusivité ». Le Conseil d’Etat précise ici que c’est à l’autorité concédante d’apporter la preuve de l’impossibilité de confier le contrat à un autre opérateur économique, ce que ne fait pas la ville de Paris. Il rejette donc également l’application de cet article.

En toutes hypothèses, la passation de contrats de concession sans publicité ni mise en concurrence préalables ne saurait être admise trop facilement.

La possibilité de modifier le contrat est conditionnée par ses règles de passation

Les principes fondamentaux de la commande publique trouvent principalement à s’appliquer lors de la passation des marchés publics et des contrats de concession mais ils produisent également des effets importants lors de la « vie » des contrats, notamment lorsque ces derniers doivent être modifiés (v. notamment, « Le régime de la modification des contrats de concession et des marchés publics : La mutabilité des contrats et la logique concurrentielle », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 05 : « La réforme de la commande publique, un an après : un bilan positif ? » (dir. Hœpffner, Sourzat & Friedrich) ; Art. 220. http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2095 ). C’est ce que le Conseil d’Etat vient de rappeler à propos de la modification d’une délégation de service public (CE, 9 mars 2018, n° 409972, Cie des parcs et passeurs du Mont-Saint-Michel ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 120, note G. Eckert ; AJDA 2018, p. 1104, note H. Hoepffner ; RTD Com. 2018, p. 623, note F. Lombard ; JCP A 2018, 2195, note J.-B. Vila). Il précise en effet que « pour assurer le respect de ces principes, les parties […] ne peuvent, par simple avenant, apporter des modifications substantielles au contrat en introduisant des conditions qui, si elles avaient figuré dans la procédure de passation initiale, auraient pu conduire à admettre d’autres candidats ou à retenir une autre offre que celle de l’attributaire ; qu’ils ne peuvent notamment ni modifier l’objet de la délégation ni faire évoluer de façon substantielle l’équilibre économique du contrat, tel qu’il résulte de ses éléments essentiels, comme la durée, le volume des investissements ou les tarifs ».  Or, si cette solution a été rendue sous l’empire du droit antérieur, le rapporteur public Gilles Pellissier a précisé qu’elle s’appliquait de la même manière aux contrats de concession. Le juge administratif confirme ici que les concessions de service, y compris lorsqu’elles portent sur un service public, sont avant tout des contrats de la commande publique. Leur objet particulier ne saurait donc les faire échapper aux principes fondamentaux de la commande publique là où, auparavant, le juge faisait « montre d’une certaine souplesse […] dès lors qu’il (s’agissait) là de contrats de longue durée (devant) pouvoir s’adapter à l’évolution des besoins du service public » (G. Eckert, « Modification substantielle des tarifs d’une délégation de service public », note sous l’arrêt, préc.).

En l’espèce, le recours présenté au Conseil d’Etat portait sur la délégation de service public conclue en 2009 par le Syndicat mixte de la baie du Mont-Saint-Michel avec la société Véolia Transport, cette dernière ayant depuis été remplacée par la compagnie des parcs et passeurs du Mont-Saint-Michel. Cette délégation de service public portait sur la construction et la gestion des équipements d’accueil du Mont-Saint-Michel. Or, en 2013, le comité syndical du syndicat mixte a autorisé son président à signer un avenant modifiant cette convention. Parmi ces modifications, l’avenant prévoyait une révision de la grille tarifaire augmentant les tarifs à la charge des usagers. Ce sont alors la commune du Mont-Saint-Michel et un concurrent évincé de la procédure de passation initiale – la société Sodetour – qui ont saisi le tribunal administratif de Caen d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la délibération du conseil syndical autorisant la signature de l’avenant et de la décision de signer l’avenant. Le juge de premier ressort ayant annulé la délibération du conseil syndical et la décision du président, la compagnie des parcs et passeurs du Mont-Saint-Michel a interjeté appel auprès de la cour administrative d’appel de Nantes. Cette dernière ayant rejeté son appel, la compagnie s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat. Après avoir précisé quelles sont les règles applicables en cas de modification d’une délégation de service public, le juge administratif suprême s’est donc penché sur le cas d’espèce pour déterminer si les modifications de la grille tarifaire étaient ou non possibles. Sans surprise, il considère que les augmentations prévues « allaient très au-delà de la compensation des augmentations de charges liées aux modifications des obligations du délégataire convenues par ailleurs ». En effet l’avenant prévoyait une augmentation des tarifs allant de 31 à 48% avec une augmentation de plus d’un tiers des recettes ! Le raisonnement retenu est toutefois intéressant car, au-delà de l’ampleur de ces augmentations, le Conseil d’Etat met l’accent sur le fait que celles-ci sont bien supérieures à ce que peuvent exiger les augmentations de charges prévues par l’avenant. C’est donc l’équilibre économique du contrat qui importe et non une approche « purement arithmétique » comme le soulignait la compagnie des parcs et passeurs du Mont-Saint-Michel.

.

Chronique (choisie) de jurisprudence concernant les contrats de concession

Recours pour excès de pouvoir irrecevable contre l’avis d’appel public à la concurrence

Le Conseil d’Etat a dû se prononcer sur la possibilité d’intenter un recours pour excès de pouvoir contre un avis d’appel public à la concurrence publié par l’Etat à propos d’une délégation de service public (CE, 4 avril 2018, n° 414263 , Ministre d’État, Ministre de la Transition écologique et solidaire ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 139, note G. Eckert). Le juge administratif était saisi d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la décision de l’État de déléguer l’exploitation et l’entretien de l’aéroport d’Aix-Les-Milles par une association de riverains. La question posée était alors de savoir si un tel recours pouvait être admis. En effet, dans le cadre des procédures lancées par les collectivités territoriales, le juge administratif admet que la délibération par laquelle l’assemblée délibérante se prononce sur le recours à un contrat de concession peut faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir (CE, 24 novembre 2010, n° 318342, Association fédérale d’action régionale pour l’environnement (FARE); BJCP 2011, p. 72 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 21, obs. G. Eckert). Or, s’agissant des contrats passés par l’Etat, il n’existe pas d’acte « équivalent » à la délibération. Le Conseil d’Etat devait donc déterminer si l’avis de concession, qui est le premier acte par lequel l’Etat manifeste son intention de conclure un contrat de concession, est susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir. Pour le juge administratif la solution est claire : l’avis d’appel public à la concurrence « manifeste l’intention de l’État de passer une convention de délégation de service public pour la gestion de cet aérodrome » mais « il ne saurait en soi constituer une décision sur le principe du recours à une telle délégation ». Par conséquent, le recours pour excès de pouvoir contre cet acte ne peut pas être admis et les requérants pourront seulement, et ultérieurement, intenter un recours au fond en contestation de la validité du contrat s’ils remplissent les conditions pour ce type de recours.

Le manque de concurrence justifie de renoncer à la conclusion du contrat

Le Conseil d’Etat est venu rappeler l’un des aspects essentiels de la liberté contractuelle des personnes publiques : la liberté de conclure ou de ne pas conclure un contrat (CE, 17 septembre 2018, n° 407099, Société Le Pagus ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 253, note G. Eckert ; AJContrat 2018, p. 536, F. Lepron ; AJDA 2018, p. 1750 ; JCP A 2018, 2313, note J. Martin). En l’espèce il était question d’une concession pour l’aménagement et l’exploitation de lots de plages pour laquelle la commune de Fréjus a publié un avis d’appel public à la concurrence. Or, s’agissant du lot n°5, seule la société Le Pagus – qui était titulaire de ce lot auparavant – a présenté une offre. Le conseil municipal a alors déclaré la procédure infructueuse en se fondant sur l’insuffisance de concurrence et sur le caractère incomplet de l’offre déposée. A la suite de cette décision, la commune a lancé une nouvelle procédure et le lot en question a été attribué une autre société, la société Madatech. La société Le Pagus a alors demandé la condamnation de la commune de Fréjus : le tribunal administratif de Toulon a rejeté sa demande et la cour administrative d’appel de Marseille a rejeté son appel. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait donc déterminer si la société avait droit à une indemnisation en raison de son éviction. Il commence par rappeler dans un considérant pédagogique dans quelles conditions une indemnisation est possible. Il précise ainsi que « lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat, il appartient au juge de vérifier d’abord si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat ; que, dans l’affirmative, il n’a droit à aucune indemnité ; que, dans la négative, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre ; qu’il convient, d’autre part, de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat ; que, dans un tel cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique ; qu’en revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général » (cons. 2). Or, c’est ce dernier point qui amène notamment le Conseil d’Etat à rejeter le pourvoi présenté par la société et qui constitue l’apport essentiel de l’arrêt rendu. Il considère en effet que « l’insuffisance de la concurrence constitue un motif d’intérêt général susceptible de justifier la renonciation à conclure un contrat de délégation de service public » (cons. 6). Il s’agit d’une précision importante qui rappelle aux opérateurs économiques qu’ils ne bénéficient pas d’un droit à conclure les contrats publics et que les personnes publiques restent maîtresses de leurs décisions lorsqu’il s’agit de choisir ou non de contracter. Une solution contraire reviendrait à admettre que les personnes publiques sont tenues de contracter, y compris avec de mauvais candidats, lorsqu’ils sont les seuls à candidater !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 239.

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (marchés publics) : le renouvellement des textes n’empêche pas l’activisme jurisprudentiel !

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 238.

Au-delà des évolutions textuelles concernant l’ensemble du droit de la commande publique, c’est la jurisprudence qui fait l’actualité du droit des marchés publics stricto sensu de ces derniers mois. Preuve que les textes nécessitent d’être précisés ou sont sujets à interprétation, l’activité jurisprudentielle de ces derniers mois est extrêmement riche. Faute de pouvoir revenir sur toutes les décisions rendues, certaines des plus marquantes ont été retenues soit de manière individuelle, soit au travers de développements plus concis dans le cadre de la chronique de jurisprudence.

Portée et réalité du contrôle sur les délais de réception des candidatures et des offres au-delà des délais minimaux fixés par les textes

La question des délais de réception des candidatures et des offres fait l’objet d’un encadrement variable suivant la procédure de passation utilisée. Ainsi, l’article 43 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics prévoit que les acheteurs fixent « les délais de réception des candidatures et des offres en tenant compte de la complexité du marché public et du temps nécessaire aux opérateurs économiques pour préparer leur candidature et leur offre » (articles R 2143-1 et R 2151-1 du code de la commande publique). Or, lorsque le marché public est passé selon une procédure formalisée, ce même texte introduit une contrainte supplémentaire pour les acheteurs en indiquant qu’ « en procédure formalisée, ces délais ne peuvent être inférieurs aux délais minimaux propres à chaque procédure décrite aux articles 66 à 76 ». Les textes semblent donc distinguer les obligations imposées pour les marchés passés selon une procédure formalisée et ceux passés selon une procédure adaptée : pour les premiers des délais minimaux doivent être respectés, tandis que pour les seconds les acheteurs doivent veiller au caractère « adapté » des délais de réception des candidatures et des offres. Pourtant, cette dichotomie d’apparence simple est en réalité plus complexe et le Conseil d’Etat est venu apporter d’utiles précisions à ce sujet dans son arrêt du 11 juillet 2018 (CE, 11 juillet 2018, n° 418021, Communauté d’agglomération du Nord Grande-Terre ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 218, note S. Hul ; AJContrat 2018, p. 434, note J.-D. Dreyfus ; AJDA 2018, p. 1476). En l’espèce, la communauté d’agglomération du Nord Grande-Terre avait publié le 13 octobre 2017 un avis d’appel public à concurrence en vue de la conclusion d’un marché public de transport scolaire. Le règlement de la consultation du marché prévoyait que 20 points étaient attribués en fonction de l’âge des véhicules proposés. Or, en application de ce critère, les propositions comportant des véhicules neufs ou de moins de deux ans devaient recevoir des notes substantiellement supérieures que celles comportant des véhicules de plus de deux ans. Les candidats avaient donc tout intérêt à présenter des offres comportant des véhicules neufs ou quasiment neufs. C’est la raison pour laquelle le juge des référés du tribunal administratif de la Guadeloupe a annulé la procédure de passation en estimant que le délai de consultation du marché en litige n’était pas suffisant « pour permettre aux candidats de passer une commande de véhicules avec une date de livraison ferme en Guadeloupe après avoir obtenu le financement de ces véhicules, et que cette insuffisance était de nature à empêcher certains candidats d’obtenir la note maximale sur le critère de l’âge des véhicules dont ils disposaient ». Pourtant, la communauté d’agglomération avait respecté les délais minimaux de réception des candidatures fixés par les textes : un délai de trente jours était prévu dans la mesure où les offres pouvaient être transmises par voie électronique. La question posée au Conseil d’Etat était alors de savoir si le respect des délais minimaux fixés par les textes pour la réception des candidatures et des offres dans le cadre des procédures formalisées est suffisant ou si les acheteurs doivent, en toutes hypothèses, vérifier si les délais de réception des candidatures et des offres sont suffisants pour permettre aux opérateurs économiques de préparer leurs candidatures ou leurs offres au regard de la complexité du marché public. Comme le juge des référés du tribunal administratif, le Conseil d’Etat considère que le respect des délais minimaux fixés par les textes pour les marchés n’est pas suffisant et qu’il revient aux acheteurs de vérifier au cas par cas que les délais qu’ils imposent permettent aux opérateurs économiques de présenter leurs candidatures ou leurs offres. Pour autant, le Conseil d’Etat considère que le contrôle exercé par le juge sur les délais de réception des candidatures et des offres ne doit pas le conduire à vérifier, comme l’avait fait le juge des référés du tribunal administratif de Guadeloupe, que les délais impartis ont bien permis aux candidats de présenter la meilleure candidature possible. Le Conseil d’Etat censure ainsi pour erreur de droit le raisonnement retenu et précise que le juge du référé précontractuel doit seulement vérifier que le délai fixé par l’acheteur n’est « pas manifestement inadapté à la présentation d’une offre compte tenu de la complexité du marché public et du temps nécessaire aux opérateurs économiques pour préparer leurs candidatures et leurs offres ». En réalité, le Conseil d’Etat reconnaît la nécessité d’un contrôle du juge sur les délais de réception des candidatures et des offres mais il préserve également – en partie – la marge d’appréciation des acheteurs en limitant le contrôle effectué à ce qui semble être un simple contrôle de l’absence d’erreur manifeste d’appréciation.

Des précisions sur la notion d’offre anormalement basse

Les textes imposent aux acheteurs de détecter les offres qui paraissent anormalement basses et de demander des justifications aux opérateurs économiques qui les ont présentées (art. 53 de l’ordonnance du 23 juillet 2015, repris par l’art. L. 2152-6 du CCP ; et art. 60 du décret du 25 mars 2016, repris aux art. R. 2152-3 à R. 2152-5 du CCP). Les acheteurs n’ont pas le choix : ils ne peuvent pas accepter les offres anormalement basses mais ils ne peuvent pas non plus rejeter les offres des opérateurs économiques comme étant anormalement basses sans leur avoir au préalable donné la possibilité de donner des justifications permettant de considérer que leurs offres ne sont pas anormalement basses. En revanche, lorsque les acheteurs considèrent que les justifications fournies ne sont pas suffisantes et qu’une offre apparaît effectivement comme étant anormalement basse, ils doivent obligatoirement la rejeter. Ce rejet automatique repose sur la nécessité de respecter les principes fondamentaux de la commande publique. Le Conseil d’Etat considère en effet que « le fait pour un pouvoir adjudicateur de retenir une offre anormalement basse porte atteinte à l’égalité entre les candidats à l’attribution d’un marché public » (CE, 30 mars 2017, n°406224, Région Réunion ; Contrats Marchés publ. 2017, comm. 158, note Ubaud-Bergeron). Pour autant, le contrôle juridictionnel opéré sur l’appréciation qui est portée par les acheteurs sur le caractère anormalement bas des offres et sur les justifications fournies par les opérateurs économiques n’est pas un contrôle normal. Il s’agit seulement d’un contrôle restreint limité à l’erreur manifeste d’appréciation.

C’est ce que rappelle le Conseil d’Etat dans son arrêt du 22 janvier 2018, lequel permet de circonscrire davantage la notion d’offre anormalement basse (CE, 22 janvier 2018, n° 414860, Société Comptoir de négoce d’équipements ; Contrats-Marchés publics 2018, comm. 62, obs. H. Hoepffner ; JCP A 2018, 2155, note J.-R. Mauzy). Il était question, dans cette affaire, d’un marché public de fourniture de matériel d’éclairage public à leds pour la place d’Armes de la commune de Vitry-le-François. La commune avait décidé de passer le marché selon une procédure adaptée. A l’issue de la consultation, elle a adressé deux courriers le 23 août 2017 : l’un à la société Comptoir de négoce d’équipements pour l’informer du rejet de son offre et l’autre à la société CVELUM pour l’informer qu’elle avait été désignée comme attributaire du marché. La société Comptoir de négoce a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne pour contester la procédure de passation du marché public. Ce dernier avait alors annulé la procédure par une ordonnance du 20 septembre 2017 en considérant que la commune aurait dû considérer l’offre de la société attributaire comme irrecevable car elle n’avait produit un certificat attestant de la régularité de sa situation au regard de l’emploi des travailleurs handicapés.

Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat considère que le tribunal administratif a commis une erreur de droit car la production de ce certificat ne s’impose pas aux sociétés qui ne sont pas concernées par l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés parce qu’elles emploient moins de vingt salariés. Il annule donc l’ordonnance rendue et se prononce sur l’affaire. Le Conseil d’Etat commence par rejeter plusieurs arguments avancés par la société Comptoir de négoce d’équipements en considérant que la commune a effectué un examen correct des candidatures, en rappelant que la société attributaire n’était pas soumise à l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés et n’était donc pas tenue de produire un certificat attestant du respect de cette obligation, et en considérant que les critères et sous-critères de sélection des offres étaient convenablement définis et ne conféraient pas « une liberté de choix discrétionnaire » à l’acheteur. Il rejette également l’argument selon lequel la notification du rejet de l’offre de la société ne contenait pas d’informations suffisantes.

Surtout, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la question de savoir si la commune n’a pas commis une erreur manifeste d’appréciation en considérant que l’offre présentée par la société CVELUM n’était pas anormalement basse. Cette société avait présenté une offre d’un montant de 79 090 euros HT alors que la société Comptoir de négoce d’équipement avait présenté une offre de 80 331,90 euros HT. En soi, la différence de prix pouvait paraître assez minime mais, on le sait, le caractère anormalement bas d’une offre ne s’apprécie pas par comparaison (CE, 30 mars 2017, n° 406224, GIP Formation continue insertion professionnelle ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 158, note M. Ubaud-Bergeron ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 230 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2287 ). En réalité, l’argument soulevé par la société Comptoir de négoce était différent. Selon elle, l’offre de la société CVELUM devait être considérée comme anormalement basse car le montant de son offre correspond au prix d’achat des matériels et ne lui permet pas de réaliser un bénéfice. Pour le Conseil d’Etat, le problème était alors de savoir si une offre qui ne permet pas de réaliser de bénéfices doit en tant que telle être considérée comme anormalement basse. Ce n’est pas la solution retenue : le juge considère que « cette seule circonstance n’est pas suffisante pour que le prix proposé soit regardé comme manifestement sous-évalué et de nature, ainsi, à compromettre la bonne exécution du marché ». Le fait qu’elle permette ou non la réalisation de bénéfices est donc sans incidence sur l’appréciation du caractère anormalement bas d’une offre.

En réalité, la solution rendue permet d’affiner la définition de l’offre anormalement basse, telle qu’elle est codifiée par le code de la commande publique. En effet, l’article L. 2152-5 du CCP propose une définition de l’offre anormalement basse et indique qu’il s’agit d’ « une offre dont le prix est manifestement sous-évalué et de nature à compromettre la bonne exécution du marché public ». Le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 22 janvier 2018, confirme que les deux conditions posées par cette définition sont cumulatives : pour qu’une offre soit considérée comme anormalement basse son prix doit être manifestement sous-évalué – ce qui était probablement le cas en l’espèce – et ce prix sous-évalué doit compromettre la bonne exécution du marché – ce qui n’est pas démontré en l’espèce. La solution est toutefois surprenante : elle permet de retenir des offres qui ne sont pas économiquement viables pour les opérateurs économiques. Ces derniers ont probablement des raisons de présenter de telles offres mais, dans l’absolu, ne doit-on pas considérer qu’il s’agit là de pratiques anticoncurrentielles de la part des opérateurs économiques ? Le Conseil d’Etat confirme donc que le respect de la concurrence, si cher au droit de la commande publique, s’impose surtout aux acheteurs et ne doit pas empêcher la meilleure gestion possible des deniers publics !

Respect des principes fondamentaux de la commande publique pour la passation des marchés exclus du champ d’application de l’Ordonnance relative aux marchés publics

Le Conseil d’Etat a rappelé le caractère transversal des principes fondamentaux de la commande publique et leur application au-delà des textes régissant les marchés publics et les contrats de concession à l’occasion de l’affaire concernant les marchés passés par le Centre national d’études spatiales (CNES) pour la maintenance des installations et les moyens de fonctionnement du Centre spatial guyanais (CE, 5 févr. 2018, n° 414846, Centre national d’études spatiales ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 78, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2018, 2317, note F. Linditch). Après s’être prononcé sur la nature administrative du contrat et sur la compétence du juge du référé précontractuel (cf. dans cette même chronique), le Conseil d’Etat a dû se prononcer sur la procédure de passation mise en œuvre par le CNES pour ces deux marchés. En effet, ces contrats font partie des marchés expressément exclus de l’ordonnance du 23 juillet 2015 et n’ont donc pas à respecter les règles de passation qu’elle impose, notamment les règles de publicité et de mise en concurrence. Dès lors, une fois le contrat qualifié d’administratif et sa compétence reconnue, le Conseil d’Etat devait déterminer quelles étaient les règles que le CNES devait respecter pour passer lesdits marchés afin de pouvoir vérifier si ces règles avaient été correctement respectées. Or, en l’absence de dispositions textuelles expressément applicables à de tels contrats, leur exclusion du champ d’application de l’ordonnance relative aux marchés publics aurait pu signifier que la passation de tels marchés ne nécessite pas le respect de règles particulières.

Ce n’est pas la solution retenue par le Conseil d’Etat qui considère que le fait que ces marchés « ne relèvent pas de l’ordonnance relative aux marchés publics est sans incidence, ces contrats étant […] régis par la loi française et donc soumis aux principes de liberté d’accès à la commande publique et d’égalité de traitement des candidats et à la règle de transparence des procédures qui en découle ». Le juge affirme donc clairement que les marchés exclus du champ d’application de l’ordonnance relative aux marchés publics – qui étaient envisagés comme des marchés publics soumis à un régime particulier dans le cadre du projet de code de la commande publique et qui deviennent les « autres marchés publics » dans le nouveau code – doivent respecter les principes fondamentaux de la commande publique. Le Conseil d’Etat confirme ainsi la solution récemment retenue à propos d’un contrat de concession de services de transport aérien exclu du champ d’application de l’Ordonnance relative aux contrats de concession (CE, 15 déc. 2017, n° 413193, Synd. Mixte de l’aéroport de Lannion-Côte de Granit ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 46, note P. Devillers ; JCP A 2018, act. 29, obs. C. Friedrich).

Cette solution « renoue avec la jurisprudence « Telaustria » » (H. Hoepffner et F. Llorens, « Dans quoi les contrats exclus des ordonnances marchés publics et concessions sont-ils inclus ? », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 4) et s’explique assez facilement : les principes fondamentaux de la commande publique sont des principes généraux – à valeur constitutionnel – qui s’appliquent à tous les contrats de la commande publique, peu importe que ces contrats relèvent ou non des règles législatives spéciales applicables à telle ou telle catégorie de contrats de la commande publique. De plus, ces principes « ont vocation à s’étendre de plus en plus aux contrats de l’offre publique, bien au-delà du Code de la commande publique » (G. Eckert, « Quelle place pour les principes de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 10).  On pourrait même pousser le vice et considérer que ces principes s’appliquent à l’ensemble des contrats publics… (v. notre thèse, La notion de contrat administratif. L’influence du droit de l’Union européenne, Bruylant 2014).

Pourtant, une fois cette solution retenue, la question sous-jacente est celle des implications concrètes des principes fondamentaux de la commande publique pour les acheteurs et les autorités concédantes lorsque ces derniers décident de passer des contrats qui ne relèvent pas des textes applicables aux marchés publics et aux contrats de concession mais soumis aux principes fondamentaux. En l’espèce, même si cela n’épuise pas le champ des règles applicables à de tels contrats, le Conseil d’Etat affirme que ces principes impliquent une « information appropriée des candidats sur les critères d’attribution » du contrat « dès l’engagement de la procédure d’attribution ». Ainsi, l’acheteur est tenu d’indiquer les critères d’attribution du contrat « et les conditions de leur mise en œuvre selon les modalités appropriées à l’objet, aux caractéristiques et au montant du marché concerné ». De plus, si l’acheteur choisit d’utiliser également des sous-critères afin de mettre en œuvre les critères de sélection des offres, il doit également informer les candidats sur les conditions de mise en œuvre de ces sous-critères si ceux-ci « sont susceptibles d’exercer une influence sur la présentation des offres par les candidats ainsi que sur leur sélection et doivent en conséquence être eux-mêmes regardés comme des critères de sélection ». En l’espèce, le CNES n’avait pas mis en place de sous-critères assimilables à des critères distincts et il avait énoncé et pondéré les critères de sélection des offres. Le principe de transparence des procédures était donc respecté, ce qui explique que le Conseil d’Etat rejette les arguments de la société requérante. Les précisions proposées par le Conseil d’Etat sont d’autant plus intéressantes : en l’absence de sous-critères assimilables à des critères, il n’était pas nécessaire de préciser que de tels sous-critères nécessitent d’être portés à la connaissance des candidats. Le juge trahit ici sa volonté d’ériger – progressivement – un régime minimum applicable à l’ensemble des contrats soumis aux principes fondamentaux de la commande publique. Cette volonté est louable mais le problème reste toujours le même : il ne faudrait pas que cela conduise à une extension continue des règles contraignantes applicables aux marchés publics passés selon une procédure formalisée.

Dérogation au droit des marchés publics pour motifs de sécurité : interprétation stricte de la Cour de justice

Les principes fondamentaux de la commande publique bénéficient d’une protection importante mais ils admettent un certain nombre de dérogations, au nombre desquelles figure la possibilité de déroger à l’obligation de publicité et de mise en concurrence pour des motifs de sécurité. La question est alors de déterminer quelle est l’étendue des dérogations admises car il ne faudrait pas que celles-ci conduisent à une remise en cause pure et simple des objectifs poursuivis par les traités. C’est justement en tenant compte de cette articulation entre principe et exception que la Cour de justice de l’Union européenne a dû régler l’affaire qui opposait l’Autriche à la Commission européenne à la suite de l’attribution de marchés de services sans procédure de publicité et de mise en concurrence (CJUE, 20 mars 2018, aff. C-187/16, Comm . c/ Autriche ; AJDA 2018, p. 1650, note P. Bourdon ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 128, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 190, note E. Daniel). En effet, ces marchés de services portaient sur la production de documents tels que les passeports à puce, les passeports de secours, les titres de séjour, les cartes d’identité, les permis de pyrotechnie, les permis de conduire au format carte de crédit et les certificats d’immatriculation au format carte de crédit et avaient été directement attribués par l’Etat autrichien à Österreichische Staatsdruckerei GmbH. Or, eu égard à leur objet – ce sont des marchés de services – et à leur montant – qui dépasse les seuils communautaires – ces contrats auraient dû être attribués après la mise en œuvre des règles de publicité et de mise en concurrence prévues par les directives européennes. Afin de justifier cette dérogation aux principes fondamentaux de la commande publique, l’Autriche avance la mise en œuvre des dérogations prévues tant par les directives que par le Traité lui-même. En effet, ce dernier prévoit, à l’article 346, paragraphe 1, sous a), TFUE qu’ « aucun État membre n’est tenu de fournir des renseignements dont il estimerait la divulgation contraire aux intérêts essentiels de sa sécurité ». Dans le même sens, l’article 14 de la directive 2004/18 – applicable en l’espèce mais dont le contenu se retrouve à l’article 15 de la directive 2014/24 tout en étant formulé plus strictement – précise que les dispositions de la directive ne s’appliquent pas «aux marchés publics lorsqu’ils sont déclarés secrets ou lorsque leur exécution doit s’accompagner de mesures particulières de sécurité, conformément aux dispositions législatives, réglementaires ou administratives en vigueur dans l’État membre considéré, ou lorsque la protection des intérêts essentiels de cet État membre l’exige ». Les contrats attribués par l’Autriche semblaient pouvoir relever de ces dérogations mais, on le comprend tout de suite, ce n’était pas l’avis de la Commission européenne. La Cour de justice a donc dû préciser quelles sont les conditions de mise en œuvre de ces dérogations en déterminant, notamment, si ces dérogations sont d’application large ou d’interprétation stricte. Or, de manière tout à fait classique, c’est la seconde solution qui est retenue en l’espèce. La Cour commence par expliquer que les marchés d’impression tels que ceux sont en cause en l’espèce font bien partie de ceux susceptibles de relever de l’article 346, paragraphe 1, sous a), TFUE (cons. 72) et admet également que les dérogations prévues par les directives peuvent elles aussi s’appliquer (cons. 73). Elle indique ensuite que, conformément à sa jurisprudence antérieure, les Etats sont seuls compétents pour définir leurs intérêts essentiels de sécurité (cons. 75, la Cour cite CJCE, 8 avr. 2008, aff. C-337/05, Commission c/ Italie : Rec. CJCE 2008, I, p. 2173 ; Europe 2008, comm. 188, note D. Simon). Toutefois, elle rappelle également – et toujours en application de sa jurisprudence antérieure – que les dérogations précitées « doivent faire l’objet d’une interprétation stricte » (cons. 77 ; la Cour cite ici CJCE, 7 juin 2012, aff. C-615/10, Insinööritoimisto InsTiimi Oy; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 273, note W. Zimmer) et qu’un Etat ne peut pas se contenter d’invoquer la protection des intérêts essentiels de sa sécurité pour mettre en œuvre de telles dérogations : il « doit démontrer la nécessité de recourir à celles-ci dans le but de protéger les intérêts essentiels de sa sécurité » (cons 78 ; la Cour cite CJUE, 5e ch., 4 sept. 2014, aff. C-474/12, Schiebel Aircraft ; Europe 2014, comm. 448, note E. Daniel). Or, pour démontrer la nécessité de mettre en œuvre de telles dérogations, l’Etat doit prouver « que le besoin de protéger de tels intérêts n’aurait pas pu être atteint dans le cadre d’une mise en concurrence telle que prévue par les directives » (cons 79 ; la Cour cite à nouveau CJCE, 8 avr. 2008, aff. C-337/05, Commission c/ Italie). Pour ce faire, l’Autriche avance plusieurs arguments qui sont tous rejetés par la Cour de justice : les procédures de mise en concurrence n’empêchent pas que l’exécution des marchés soit confiée à un opérateur unique (cons. 82) ; la nécessité de confier l’impression des passeports et des documents de voyage à un organisme unique ne fait pas obstacle à ce que celui-ci soit choisi après mise en concurrence (cons. 83) ; les contrôles administratifs pourraient tout aussi bien concerner d’autres opérateurs que celui choisi (cons. 84 à 86) ; l’Autriche ne démontre pas que la mise en concurrence mettrait en péril l’approvisionnement (cons. 87) ; les procédures de mise en concurrence n’empêchent pas de choisir des opérateurs économiques fiables et permettent au contraire d’imposer un haut-niveau de confidentialité (cons. 88 à 93). Par conséquent, la Cour de justice considère que l’Autriche aurait dû respecter les procédures de publicité et de mise en concurrence prévues par les directives. En réalité, elle ne fait qu’appliquer à la dérogation prévue par l’article 346, paragraphe 1, sous a), TFUE les règles qu’elle a déjà dégagées s’agissant de la dérogation prévue par l’article 346, paragraphe 1, sous b), TFUE (pour rappel cette dérogation, qui est parfois qualifiée de réserve générale de souveraineté pour les questions de défense, permet à tout État membre de prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre). La Cour confirme surtout qu’il ne faut pas surestimer les dérogations admises par les directives et par le Traité et que celles-ci restent d’interprétation stricte.

Critères de sélection des offres : possibilité de prendre en compte les frais de déplacement de l’acheteur pour se rendre chez l’opérateur économique mais pas la distance les séparant

A l’heure où nombre d’acheteurs se demandent comment mettre en place des circuits courts dans le cadre de leurs marchés publics afin, notamment, de favoriser les entreprises locales, le Conseil d’Etat a rendu un arrêt tout en nuances qui semble offrir certaines perspectives à ces acheteurs (CE, 12 sept. 2018, n° 420585, Société la Préface ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 243, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2018, act. 733, veille M. Touzeil-Divina ; AJDA 2018, p. 2375). En l’espèce, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur un pourvoi formé contre une ordonnance rendue par le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Toulouse. Par cette ordonnance, le juge des référés avait annulé la procédure de passation du lot n° 1 d’un accord-cadre passé par le département de la Haute-Garonne ayant pour objet l’acquisition de documents pour la médiathèque de la Haute-Garonne. Plus précisément, ce lot concernait l’acquisition de « romans adultes en langue française, imprimés (y compris gros caractères) ou enregistrés sauf science-fiction, fantastique, fantasy, romans policier ». La société La Préface a présenté une offre pour ce lot mais celle-ci a été rejetée par le département. Elle a alors saisi le juge du référé précontractuel sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative pour qu’il annule la procédure de passation, en relevant notamment le caractère discriminatoire d’un des critères de sélection des offres. Au-delà du critère en cause – qui constitue le principal point d’intérêt – cet arrêt permet de mettre en lumière les difficultés que peuvent rencontrer les acheteurs lorsqu’ils doivent établir des critères de sélection des offres pour acquérir des fournitures dont les prix ne permettent pas de départager les opérateurs économiques. En effet, et pour revenir à l’espèce, on sait bien que le prix du livre est réglementé. C’est sans doute l’une des raisons qui ont conduit le département de la Haute-Garonne à retenir parmi les critères de sélection des offres un critère relatif aux frais de déplacement engendrés par l’exécution du marché. En effet, parmi ses conditions d’exécution, l’accord-cadre imposait au titulaire du marché de permettre aux bibliothécaires de la médiathèque de venir consulter ses fonds d’ouvrages dans ses locaux au moins une fois par mois. Or, pour évaluer ce critère de sélection des offres, le règlement de la consultation prévoyait de prendre en compte la distance séparant la médiathèque et les candidats à l’attribution du lot. La société La Préface estimait que ce critère, fondé sur la localisation géographique des candidats, était discriminatoire. Le juge des référés du Tribunal administratif de Toulouse l’ayant suivie sur ce point, le Conseil d’Etat devait à son tour s’interroger sur la légalité d’un tel critère. Plus précisément, il devait répondre à la question de savoir si un opérateur économique peut intégrer parmi les critères de sélection des offres un critère relatif aux frais de déplacement supportés par l’acheteur pour se rendre dans les locaux de l’attributaire du marché public ou si un tel critère doit être considéré comme discriminatoire. Or, si le Conseil d’Etat valide le raisonnement et la solution retenus par le juge toulousain, l’arrêt rendu est assez surprenant dans la mesure où il ne condamne pas en tant que telle l’utilisation d’un critère de ce type. En effet, le Conseil d’Etat précise qu’ « il était loisible au département de la Haute-Garonne de prévoir une consultation mensuelle, par les agents de la médiathèque, des fonds dans les locaux du titulaire du marché et, par suite, de retenir un critère de sélection des offres prenant en compte le coût de ces déplacements ». En revanche, en retenant la distance comme moyen d’évaluation, le critère retenu en l’espèce « ne permettait pas de valoriser effectivement l’offre représentant le moindre coût de déplacements ». Dès lors, le juge administratif semble faire appel à l’ingéniosité des acheteurs s’ils souhaitent favoriser les entreprises locales : ils ne peuvent pas départager les offres en retenant la distance comme critère de sélection mais ils peuvent – à condition que l’objet du marché public le justifie – imposer des visites des locaux de l’opérateur économique parmi les conditions d’exécution du marché et faire du coût de ces visites un critère de sélection. Il suffit alors de préciser que ce coût ne reposera pas exclusivement sur la distance : on peut notamment imaginer qu’un candidat propose dans son offre de prendre en charge ses frais de déplacements. Dans une telle hypothèse, le juge administratif considèrera que le critère n’est pas discriminatoire même si, en pratique, il est plus que probable que les entreprises proches de l’acheteur d’un point de vue géographique seront favorisées… Reste toutefois à savoir si un tel critère serait validé par le juge européen : rien n’est moins sûr quand on connaît l’importance que la Cour accorde au principe d’égalité et à son pendant négatif, le principe de non-discrimination !

Chronique (choisie) de jurisprudence

Une fois de plus, les décisions rendues ont été regroupées par thèmes afin d’en faciliter la lecture.

Documents exigés pour apprécier la valeur des offres

Le Conseil d’Etat est venu rappeler dans quelles hypothèses les acheteurs peuvent demander des justificatifs pour apprécier la valeur des offres. Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue dans le cadre d’un référé précontractuel, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la procédure de passation d’un accord-cadre ayant pour objet l’exécution de services de transport public de voyageurs à vocation scolaire lancé par la Métropole Nice Côte d’Azur (CE, 5 févr. 2018, n° 414508 , Métropole Nice Côte d’Azur ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 81, obs. H. Hoepffner ; AJDA 2018, p. 474). La société Compagnie d’autocars des Alpes-Maritimes, concurrent évincé lors de l’attribution du lot 8 de cet accord-cadre, a saisi le juge du référé précontractuel de conclusions tendant à l’annulation de la décision par laquelle la commission d’appel d’offres de la métropole Nice Côte d’Azur a retenu comme régulière l’offre de la société Flash Azur Voyages. Le juge des référés du tribunal administratif de Nice a fait droit à sa demande et annulé la procédure de passation du lot en retenant notamment l’argument selon lequel la métropole avait manqué à ses obligations de publicité et de mise en concurrence en ne demandant pas aux candidats de justificatifs concernant l’âge des véhicules alors que le règlement de consultation faisait de l’âge des véhicules une exigence particulière sanctionnée par le système d’évaluation des offres. C’est l’occasion pour le Conseil d’Etat de rappeler que « lorsque, pour fixer un critère ou un sous-critère d’attribution du marché, le pouvoir adjudicateur prévoit que la valeur des offres sera examinée au regard d’une caractéristique technique déterminée, il lui incombe d’exiger la production de justificatifs lui permettant de vérifier l’exactitude des informations données par les candidats » (CE, 7e et 2e sous-sect., 9 nov. 2015, n° 392785, Sté des autocars de l’Île de Beauté ;  rec. , tables p. 746 ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 2, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2016, act. 965, veille M. Touzeil-Divina ; JCP A 2017, 2006, note F. Linditch). Il considère toutefois qu’une telle exigence ne s’imposait pas en l’espèce. En effet, le Conseil d’Etat censure la décision rendue car, contrairement à ce qui était avancé par le juge des référés, le règlement de la consultation ne faisait pas de l’âge des véhicules une exigence particulière sanctionnée par le système d’évaluation des offres. Il censure donc la décision en considérant que le juge des référés a dénaturé les pièces du dossier. Réglant l’affaire au titre de l’article L. 821-2 du CJA, le Conseil d’Etat écarte également les autres arguments avancés par la société : absence de vérification de l’objet social de l’entreprise attributaire, erreur manifeste d’appréciation concernant les capacités de l’attributaire, offre anormalement basse par comparaison à sa propre offre, manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence en corrigeant une erreur de plume dans le calcul du prix final proposé par l’attributaire, informations insuffisantes lors de la communication des caractéristiques de l’offre retenue.

Marchés portant sur des activités réglementées : appréciation des capacités d’un groupement

Le Conseil d’Etat est venu préciser comment s’articule l’appréciation des capacités des candidats participant à un groupement et l’objet particulier de certains marchés publics qui nécessitent que les cocontractants relèvent d’une profession réglementée (CE, 4 avr. 2018, n° 415946, Sté Altraconsulting ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 130, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2018, act. 358, veille L. Erstein). En l’espèce, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur une procédure de passation lancée par un office public de l’habitat pour conclure un marché public de services. Or, parmi les missions confiées dans le cadre de ce marché public, certaines relèvent de la loi du 31 décembre 1971 qui réserve l’exercice de certaines activités aux professionnels du droit. Le marché ayant été attribué à un groupement d’opérateurs économiques dont un seul membre est un professionnel du droit, le Conseil d’Etat devait déterminer si un tel montage est possible. Il commence par préciser que les pouvoirs adjudicateurs, lorsqu’ils passent un marché public portant sur des activités dont l’exercice est réglementé, doivent s’assurer que les soumissionnaires remplissent les conditions requises pour les exercer. Il s’agit d’une précision importante car, en-dehors d’une telle hypothèse, le juge du référé précontractuel ne contrôle pas si l’objet social des opérateurs économiques leur permet de candidater à tel ou tel marché public. Pour autant, le Conseil d’Etat ne retient pas une solution trop rigide et admet ce que l’on pourrait qualifier de semi-exception « lorsque les prestations qui font l’objet du marché n’entrent qu’en partie seulement dans le champ d’activités réglementées », ce qui lui permet de valider la procédure de passation telle qu’elle a été menée en l’espèce. Il considère en effet que, dans une telle hypothèse, « l’article 45 du décret du 25 mars 2016 autorise les opérateurs économiques à présenter leur candidature et leur offre sous la forme d’un groupement conjoint, dans le cadre duquel l’un des cotraitants possède les qualifications requises ». Une seule condition est alors posée : l’acheteur doit s’assurer que ce cotraitant sera le seul à exercer les missions relevant d’activités réglementées et il doit donc vérifier « que la répartition des tâches entre les membres du groupement n’implique pas que celui ou ceux d’entre eux qui n’a pas cette qualité soit nécessairement conduit à effectuer des prestations ».

Information des candidats : oui pour les sous-critères, non pour les éléments d’appréciation des sous-critères

La question du niveau d’information des candidats à l’attribution d’un marché public est une question sensible. Les obligations imposées aux acheteurs en termes d’information des candidats reposent en effet directement sur les principes fondamentaux de la commande publique et, notamment, sur les principes d’égalité d’accès et de transparence des procédures. Ainsi ce sont ces principes qui justifient que les acheteurs soient tenus d’indiquer dans les documents de la consultation quels seront les critères d’attribution utilisés ainsi que leurs modalités de mise en œuvre (art. 62, IV du décret du 25 mars 2016 ; art. R. 2152-11 du code de la commande publique). Pour autant, les principes fondamentaux ne sauraient entraîner des contraintes trop importantes. Ainsi, par principe, les acheteurs ne sont pas tenus d’indiquer quels sont les sous-critères. Ce n’est que si les sous-critères peuvent être assimilés à de véritables critères qu’ils devront informer les candidats sur ce point (CE, 18 juin 2010, n° 337377, Commune de Saint-Pal-de-Mons  ; Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 271, note Ph. Rees ; CE, 2 août 2011, n° 348711, Syndicat mixte de la Vallée Orge Aval ; Lebon, p. 1006 ; BJCP 2011, p.435, concl. B. Dacosta ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 286, note W. Zimmer ; RJEP 2012, comm. 8, note F. Brenet). Le Conseil d’Etat est venu confirmer les limites des contraintes imposées par les principes de la commande publique. Ainsi, interrogé sur la question de savoir si les acheteurs doivent informer les candidats sur les éléments qui permettent la notation des sous-critères, le juge administratif confirme que les éléments d’appréciation des sous-critères n’ont pas à être communiqués aux candidats (CE, 4 avril 2018, n° 416577, Société Archimed ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 133, obs. H. Hoepffner ; JCP A 2018, act. 359, veille M. Touzeil-Divina ; dans le même sens CE, 6 avril 2016, n° 388123, Commune de Bohalle ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 147, note M. Ubaud-Bergeron). En réalité, le Conseil d’Etat semble indiquer que de tels éléments d’appréciation ne peuvent, en toutes hypothèses et à la différence des sous-critères eux-mêmes, être envisagés comme susceptibles de constituer des critères de sélection « déguisés ».

Candidatures d’entreprises liées à un même marché public

Les entreprises liées ne peuvent pas être envisagées comme n’importe quels opérateurs économiques lorsqu’elles candidatent à l’attribution d’un même marché public. C’est ce que vient de rappeler la Cour de justice de l’Union européenne en réponse à une question préjudicielle introduite par la Cour suprême de Lituanie à propos de l’attribution d’un marché public de collecte des déchets et de transport vers leur lieu de traitement (CJUE, 17 mai 2018, aff. C-531/16, Specializuotas transportas ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 154, note M. Ubaud-Bergeron ; AJ Contrat 2018, p. 290, note P. Grimaud et O. Villemagne). Dans cette affaire, la société attributaire est une filiale appartenant au même groupe qu’un autre soumissionnaire. Or, l’un des concurrents évincés en déduit que leurs candidatures ne peuvent pas être envisagées séparément mais doivent être prises en compte comme des variantes, sachant que les variantes sont interdites par l’avis de marché. La Cour de justice devait donc préciser comment les acheteurs doivent apprécier les candidatures présentées pour un même marché public par des entreprises liées. Elle apporte des précisions utiles sur ce point. Tout d’abord et par principe, les entreprises liées ont le droit de candidater à l’attribution d’un même marché public. Ainsi, la Cour rappelle qu’ « il ressort de la jurisprudence que, eu égard à l’intérêt de l’Union que soit assurée la participation la plus large possible de soumissionnaires à un appel d’offres, il serait contraire à une application efficace du droit de l’Union d’exclure systématiquement les entreprises liées entre elles du droit de participer à une même procédure de passation de marchés publics » (cons. 21). Ensuite, la Cour précise que « des soumissionnaires liés, soumettant des offres séparées dans une même procédure, ne sont pas tenus de déclarer, de leur propre initiative, leurs liens au pouvoir adjudicateur » (cons. 26). En revanche, elle rappelle que « qu’un rôle actif est attribué aux pouvoirs adjudicateurs dans l’application des principes de passation des marchés publics » et notamment du principe d’égalité de traitement (cons. 31). Elle en déduit donc, en établissant un parallèle avec sa jurisprudence sur les conflits d’intérêt (cons. 32) qu’ « un pouvoir adjudicateur qui prend connaissance d’éléments objectifs mettant en doute le caractère autonome et indépendant d’une offre, est tenu d’examiner toutes les circonstances pertinentes ayant conduit à la présentation de l’offre concernée afin de prévenir, de détecter les éléments susceptibles d’entacher la procédure d’adjudication et d’y remédier, y compris, le cas échéant, en demandant aux parties de fournir certaines informations et éléments de preuve » (cons. 33). Les entreprises liées n’ont donc pas à démontrer qu’elles sont autonomes et indépendantes, tandis que les acheteurs sont tenus de vérifier cette autonomie. Enfin, la Cour distingue l’existence de liens entre les entreprises et le contrôle exercée sur ces dernières par une même entité (cons. 38). Ainsi, lorsque le pouvoir adjudicateur constate des liens entre les entreprises qui ont une influence sur le contenu de leurs offres il doit les écarter de la procédure de passation en ce qu’elles ne sont pas autonomes et indépendantes. Pour autant, la seule existence d’un rapport de contrôle entre deux entreprises ne suffit pas pour considérer que les liens qui les unissent ont une influence sur le contenu de leurs offres. Le principe reste donc la liberté de candidater pour les entreprises liées mais, par exception, elles peuvent être exclues de la procédure lorsque leurs liens influencent le contenu de leurs offres et risquent de porter atteinte au principe d’égalité de traitement !

Portée du contrôle juridictionnel en matière d’allotissement

Le Conseil d’Etat est venu rappeler sa jurisprudence traditionnelle en matière d’allotissement en l’appliquant à propos d’un marché public passé conformément à l’Ordonnance du 23 juillet 2015 (CE, 25 mai 2018, n° 417428, OPH du département des Hauts-de-Seine ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 156, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, l’office public de l’habitat du département des Hauts-de-Seine avait lancé un appel d’offres ouvert en vue de la passation d’un marché public portant sur l’entretien courant « tous corps d’état » et la remise en état des logements de son patrimoine. L’OPH avait décidé de diviser ce marché public en neuf lots correspondant à neuf zones géographiques distinctes. Le groupement de sociétés MPPEA, concurrent évincé, a saisi le juge du référé précontractuel pour faire annuler la procédure de passation. Le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a fait droit a sa demande en considérant que l’OPH avait méconnu les obligations imposées par l’article 32 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 en matière d’allotissement (articles L. 2113-10 et L. 2113-11 du code de la commande publique). Le juge du référé précontractuel a en effet estimé que l’OPH a « manqué […] à ses obligations de publicité et de mise en concurrence » en retenant un découpage géographique des lots sans justifier par des « motifs techniques ou économiques […] l’absence d’allotissement par corps d’état ». Le Conseil d’Etat censure l’ordonnance rendue par le tribunal administratif en rappelant sa jurisprudence traditionnelle. Il considère en effet que « saisi d’un moyen tiré de l’irrégularité de la décision de ne pas allotir un marché, il appartient au juge du référé précontractuel de déterminer si l’analyse à laquelle le pouvoir adjudicateur a procédé et les justifications qu’il fournit sont, eu égard à la marge d’appréciation dont il dispose pour décider de ne pas allotir lorsque la dévolution en lots séparés présente l’un des inconvénients que les dispositions précitées mentionnent, entachées d’appréciations erronées ; que, par ailleurs, lorsqu’un marché public a été alloti, le juge ne peut relever un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence du fait de la définition du nombre et de la consistance des lots que si celle-ci est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation, compte tenu de la liberté de choix dont le pouvoir adjudicateur dispose en ce domaine » (cons. 5). Il faut donc distinguer deux contrôles en fonction du choix réaliser par l’acheteur. En premier lieu, lorsque l’acheteur décide de ne pas procéder à l’allotissement et de recourir à un marché global au sens large du terme, le juge exerce un contrôle normal sur cette décision (CE, 29 décembre 2009, Département de l’Eure, rec. p. 832 ; RDI 2010, p. 155, obs. R. Noguellou ; CE, 27 octobre 2011, n° 350935, Département des Bouches-du-Rhône, rec. p. 1009 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 343, note G. Eckert ; BJCP 2012, p. 9, concl. N. Boulouis ; CE, 26 juin 2015, n° 389682, Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 232, note J.-P. Pietri). Dans une telle hypothèse, le contrôle du juge porte sur les éléments précis qui ont servi à fonder la décision de ne pas allotir pour déterminer si ces éléments justifiaient bien la décision prise. Ce contrôle normal est justifié par les principes fondamentaux de la commande publique : l’obligation d’allotir doit susciter la concurrence la plus large possible. En revanche, et en second lieu, lorsque l’acheteur décide de recourir à l’allotissement, la portée du contrôle juridictionnel sur les modalités de l’allotissement est sensiblement réduite. Le Conseil d’Etat rappelle ainsi que le contrôle du juge sur « la définition du nombre et de la consistance des lots » n’est qu’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Il confirme ici aussi sa jurisprudence antérieure (CE, 21 mai 2010, n° 333737, Commune d’Ajaccio ; Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 239, note P. Devillers ; DA 2010, comm. 110, note F. Brenet ; JCP A 2010, 2215, note F.Linditch) pour l’appliquer dans le cadre de la nouvelle réglementation. La liberté reconnue aux acheteurs en matière d’allotissement l’emporte donc sur les risques d’atteintes portées à l’obligation de mise en concurrence.

Contrôle de l’indépendance des opérateurs économiques en cas de limitation du nombre maximal de lots attribuables à un même opérateur

Dans l’affaire relative au marché public de transport scolaire passé par la communauté d’agglomération du Nord Grande-Terre (CE, 11 juillet 2018, n° 418021, Communauté d’agglomération du Nord Grande-Terre ; préc), le Conseil d’Etat est également venu préciser de quelle manière devaient être appréciées les candidatures d’opérateurs économiques faisant appel aux mêmes moyens lorsque l’acheteur a décidé de limiter le nombre de lots susceptibles d’être attribués à un même opérateur économique. En effet, l’article 12 du décret du 25 mars 2016 prévoit que « l’acheteur indique dans les documents de la consultation si les opérateurs économiques peuvent soumissionner pour un seul lot, plusieurs lots ou tous les lots ainsi que, le cas échéant, le nombre maximal de lots qui peuvent être attribués à un même soumissionnaire. Dans ce cas, les documents de la consultation précisent les règles applicables lorsque la mise en œuvre des critères d’attribution conduirait à attribuer à un même soumissionnaire un nombre de lots supérieur au nombre maximal » (repris par l’article R 2113-1 du code de la commande publique). Ce dispositif a pour objectif de permettre aux acheteurs de faciliter l’accès des petites et moyennes entreprises à la commande publique tout en suscitant une concurrence la plus large possible. Or, en l’espèce, le règlement de la consultation prévoyait que les opérateurs économiques ne pouvaient présenter de candidatures que pour cinq lots au maximum et qu’ils ne pourraient se voir attribuer que trois lots au maximum. Le hasard faisant bien les choses, le fils de la gérante de la société Transports les 6F, candidate à l’attribution du marché, avait créé une société de transport en juillet 2017 : la société Transka. Or, ces deux sociétés se sont portées candidates à l’attribution du marché public. Jusqu’ici, cette situtation ne pose pas, en apparence, de difficultés : en dépit des liens entre leurs dirigeants et en l’absence d’entente démontrée entre ces derniers, rien ne semble pouvoir interdire que ces deux sociétés candidatent à l’attribution du marché. Le problème posé était cependant de savoir si ces candidatures distinctes ne contreviennent pas à la limitation du nombre de lots susceptibles d’être attribués à un même opérateur économique. En effet, la société Transka n’avait pas de moyens propres et se prévalait uniquement des moyens de la société les 6F : celle-ci s’était « engagée à mettre à sa disposition les véhicules nécessaires à l’exécution des marchés en question » et « la quasi-totalité des moyens matériels de la société Transka étaient ceux de la société Transports les 6F ». Le Conseil d’Etat valide le raisonnement retenu par le juge des référés sur ce point et considère que ces deux sociétés « devaient être regardées comme un seul et même candidat pour l’application des dispositions » relatives à la limitation du nombre de lots susceptibles d’être attribués à un même candidat. En effet, si le hasard fait bien les choses, il ne faudrait pas que les opérateurs économiques se servent de la possibilité de faire appel aux capacités de tiers pour contourner artificiellement les dispositions permettant de favoriser les PME par l’allotissement.

Possibilité d’accepter la régularisation des offres irrégulières : liberté de choix de l’acheteur

La régularisation des offres irrégulières n’a, pendant longtemps, été autorisée que pour les marchés publics passés selon une procédure négociée ou pour rectifier certaines erreurs purement matérielles. Le nouveau droit de la commande publique est plus souple sur ce point. Les textes conservent les possibilités de régularisation antérieures et permettent également aux acheteurs d’« autoriser tous les soumissionnaires concernés à régulariser les offres irrégulières dans un délai approprié, à condition qu’elles ne soient pas anormalement basses » dans le cadre des procédures d’appel d’offres et des procédures adaptées sans négociation (article 59, II du décret du 25 mars 2016 ; article R. 2152-2 du code de la commande publique). Saisi dans le cadre d’un pourvoi contre une ordonnance rendue par le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Marseille, le Conseil d’Etat est venu préciser les conditions de mise en œuvre de ces dispositions (CE, 26 avril 2018, n° 417072, Dpt Bouches-du-Rhône ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 157, note P. Devillers). La procédure de passation contestée concernait des marchés ayant pour objet l’exécution de travaux d’entretien, de rénovation, de réparation et d’amélioration des bâtiments du patrimoine immobilier du département des Bouches-du-Rhône. Lors de cette procédure, une société a vu son offre pour le lot n°10 rejetée comme irrégulière car elle ne comportait pas certaines justifications demandées par l’article 6.2 du règlement de la consultation à propos du personnel nécessaire à l’exécution du marché. Cette société a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Marseille, lequel a considéré que le Département aurait dû inviter la société à régulariser son offre en application de l’article 59, II du décret. Le Conseil d’Etat censure cette solution pour erreur de droit. C’est l’occasion pour lui de préciser « que si, dans les procédures d’appel d’offre, l’acheteur peut autoriser tous les soumissionnaires dont l’offre est irrégulière à la régulariser, dès lors qu’elle n’est pas anormalement basse et que la régularisation n’a pas pour effet d’en modifier des caractéristiques substantielles, il ne s’agit toutefois que d’une simple faculté qui lui est offerte, non d’une obligation ». Le Conseil d’Etat confirme ici la logique des nouvelles règles introduites par le droit de la commande publique : les dispositions en matière de régularisation doivent offrir davantage de « souplesse » aux acheteurs et ne doivent pas devenir de nouvelles sources de contraintes. Elles accroissent donc la liberté des acheteurs sans renforcer les droits reconnus aux opérateurs économiques.

Preuve de l’équivalence des spécifications techniques

La Cour de justice de l’Union européenne a dû se prononcer sur le moment auquel les soumissionnaires à un marché public doivent apporter la preuve de l’équivalence des spécifications techniques proposées dans leur offre par rapport à celles exigées par le marché public (CJUE, 12 juillet 2018, aff. C-14/17, VAR et ATM ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 223, obs. H. Hoepffner ; Europe 2018, comm. 372, note F. Peraldi-Leneuf). En l’espèce, la Cour était saisie par le Conseil d’Etat italien à propos d’un litige naît à la suite d’une procédure d’appel d’offres ouvert lancée par ATM pour la passation d’un marché portant sur la « fourniture de pièces de rechange d’origine et/ou de première monte et/ou équivalentes pour autobus et trolleybus IVECO ». Deux sociétés ont candidaté à l’attribution de ce marché : la société Iveco Orecchia, concessionnaire exclusif du groupe producteur des pièces de rechange d’origine pour le nord-ouest de l’Italie, et la société VAR – cette dernière ne pouvant évidemment pas proposer des pièces d’origine. Pourtant, au terme de la procédure d’appel d’offres, c’est la société VAR qui a été classée première. La société Iveco Orecchia a alors formé un recours devant le tribunal administratif régional de Lombardie qui a annulé la décision d’attribution en considérant que la société VAR n’avait pas apporté la preuve de l’équivalence des pièces de rechange qu’elle proposait par rapport aux pièces d’origine lors de la soumission de son offre, pas plus que lors de la procédure de passation du marché. VAR et ATM ont alors interjeté appel devant le Conseil d’Etat italien. Ce dernier a alors saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle afin de savoir à quel moment les candidats à l’attribution d’un marché public doivent fournir la preuve de l’équivalence entre les produits qu’ils s’engagent à fournir et le produit d’origine auquel le marché fait référence. Plus précisément, il demandait à la Cour si les soumissionnaires doivent apporter cette preuve dans le cadre de leurs offres. La Cour apporte une réponse claire à cette question et considère que « lorsque les spécifications techniques qui figurent dans les documents du marché font référence à une marque, à une origine ou à une production déterminée, l’entité adjudicatrice doit exiger que le soumissionnaire apporte, déjà dans son offre, la preuve de l’équivalence des produits qu’il propose par rapport à ceux définis dans lesdites spécifications techniques ». La vérification du respect des spécifications techniques l’emporte donc – de manière relativement surprenante – sur la nécessité d’ouvrir les marchés publics à la concurrence.

Possibilité d’éliminer des offres en appel d’offres ouvert

La Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser la part de liberté dont disposent les acheteurs lorsqu’ils passent des marchés publics en utilisant la procédure classique de l’appel d’offres ouvert (CJUE, 20 sept. 2018, aff. C-546/16, Montte SL c/ Musikene ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 264, note W. Zimmer ; Europe 2018, comm. 422, note S. Cazet). En l’espèce, Musikene, une fondation du secteur public de la Communauté autonome du Pays basque, avait lancé la procédure de passation d’un marché public de fournitures ayant pour objet l’acquisition « de mobilier et de matériel signalétique, de mobilier musical spécifique, d’instruments de musique, d’un équipement électroacoustique, d’un équipement d’enregistrement et d’un équipement audiovisuel, d’un équipement informatique et de reprographie ». La valeur estimée étant supérieure à un million d’euros, le marché a été passé selon une procédure formalisée et Musikene a décidé d’utiliser la procédure de l’appel d’offres ouvert. Rien de particulier jusque-là mais, en réalité, le cahier des charges du marché public prévoyait une évaluation des offres en deux temps. En effet, ce cahier des charges prévoyait deux critères : un critère technique et un critère prix, bénéficiant tous deux d’une pondération à 50%. Toutefois, le critère technique prévu imposait une évaluation des offres en deux temps car il prévoyait des exigences minimales conduisant à éliminer les offres soumises n’atteignant pas un seul de points minimum prédéterminé. Ce n’est que dans un second temps que les offres non éliminées devaient être évaluées au travers des critères techniques et grâce au critère du prix pour déterminer quelle est l’offre économiquement la plus avantageuse. La société Monte a saisi l’organe administratif de la Communauté autonome du Pays basque compétent en matière de recours dans le domaine des marchés publics pour contester ce cahier des charges en estimant que Musikene ne pouvait pas introduire des critères techniques éliminatoires dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres ouvert. Elle considérait en effet, de manière assez logique, que la procédure d’appel d’offres ouvert se distingue en cela des procédures restreintes et qu’elle doit normalement permettre à tous les soumissionnaires qui disposent des capacités suffisantes de voir leurs offres évaluées. N’étant pas certain que cette faculté de prévoir des critères éliminatoires lors de la phase de sélection des offres – autorisée par la législation espagnole – soit conforme au droit de l’Union, l’organe administratif de la Communauté autonome du Pays basque a adressé plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Cette dernière, conformément aux conclusions de son avocat général et aux observations de la Commission européenne, va considérer que la réglementation européenne « ne s’oppose pas à la possibilité, au stade de l’attribution du marché, d’exclure dans un premier temps des offres soumises qui n’atteignent pas un seuil de points minimum prédéterminé quant à l’évaluation technique ». Pour la Cour, « une offre qui n’atteint pas un tel seuil ne correspond, en principe, pas aux besoins du pouvoir adjudicateur et ne doit pas être prise en compte lors de la détermination de l’offre économiquement la plus avantageuse. Le pouvoir adjudicateur n’est donc, dans un tel cas, pas tenu de déterminer si le prix d’une telle offre est inférieur à ceux des offres non éliminées qui atteignent ledit seuil et correspondent donc aux besoins du pouvoir adjudicateur ». Les acheteurs peuvent donc prévoir de tels critères et la législation espagnole prévoyant cette possibilité est conforme au droit de l’Union. Pour autant, et comme l’a souligné Willy Zimmer (note sous l’arrêt, préc.), par cet arrêt la Cour de justice a inventé « la procédure ouverte « restreinte » »

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 238.

   Send article as PDF   
ParJDA

La notion de contrat administratif et son régime : quelques évolutions

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 237.

Les critères jurisprudentiels de définition de la notion de contrat administratif continuent de susciter des décisions importantes alors même qu’en pratique ces critères ont un champ d’application de plus en plus limité. D’autres décisions méritent toutefois l’attention, qu’il s’agisse de celles relatives au contentieux contractuel ou de celles concernant le pouvoir de résiliation reconnu aux personnes publiques contractantes.

Contrat administratif ou de droit privé : la clause exorbitante n’a pas fini de faire parler d’elle…

Le droit des contrats publics s’organise essentiellement autour de contrats nommés dont le régime juridique règle généralement la question de la nature administrative ou de droit privé des contrats en cause. Les exemples les plus significatifs découlent des Ordonnances relatives aux contrats de la commande publique – dont les dispositions sont reprises par le code – qui précisent que les marchés publics et les contrats de concession passés par des personnes publiques sont des contrats administratifs (articles 3 des deux ordonnances, article L6 du CCP).

Ce n’est donc qu’en-dehors de telles qualifications législatives que la question de la qualification des contrats est susceptible de se poser (pour un rappel récent : TC, 8 octobre 2018, n° 4125, Société Total Marketing France c/ Commune de Saint-Nazaire en Roussillon ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 269, obs. H. Hoepffner). Si tel est le cas, il faut mettre en œuvre les critères jurisprudentiels classiques. Ces critères imposent de combiner le critère organique avec l’un des critères matériels de définition. Pour être qualifié d’administratif, le contrat doit donc être passé par une personne publique et ce critère organique n’admet que des « semi-exceptions ». De plus, le contrat doit répondre à l’un des critères matériels de définition : soit parce que son objet présente un lien suffisamment étroit avec le service public (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. p. 94, concl. Romieu ; S. 1903.3.25, concl., note Hauriou ; CE, 4 mars 2010, Thérond ; rec. p.193, concl. Pichat ; S. 1911.3.17, concl., note Hauriou ; RD publ. 1910.249, note Jèze ; CE, sect., 20 avril 1956, Époux Bertin ; rec. p. 167 ; AJ 1956. II. 272. concl. Long et 221, chr. Fournier et Braibant ; RD publ. 1956.869, concl., note M. Waline ; D. 1956.433, note de Laubadère) ; soit parce qu’il contient une clause exorbitante du droit commun (CE 31 juill. 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges, rec. 909, concl. L. Blum) ; soit parce qu’il est soumis à un régime juridique du droit commun (CE, 19 janvier 1973, Société d’exploitation électrique de la Rivière du Sant, n°82338, CJEG 1973, p. 239, concl. M. Rougevin- Baville ; AJDA 1973, p. 358, chron. D. Léger et M. Boyon ; JCP 1974, 17629, A. Pellet ; Rev. Adm. 1973, p. 633, P. Amselek). La présentation des critères jurisprudentiels de définition des contrats administratif reste relativement stables depuis la reconnaissance de chacun des critères mais, du point de vue de leur contenu, certains de ces critères ont considérablement évolué. C’est notamment le cas du critère de la clause exorbitante du droit commun.

Traditionnellement, la clause exorbitante était définie par opposition aux clauses présentes dans les contrats de droit privé. On la définissait alors comme une clause qui impossible ou illicite dans un contrat de droit privé, mais on pouvait parfois considérer qu’il s’agissait simplement d’une clause inhabituelle ou anormale en droit privé (G. Vedel, « Remarques sur la notion de clause exorbitante » , Mél. A. Mestre, Sirey, 1956, p. 527 ; J. Lamarque, « Le déclin du critère de la clause exorbitante » , Mél. M. Waline, 1974, t. 2, p. 497). Pour pallier cette définition particulièrement absconse, l’habitude avait été prise de citer la formule de l’arrêt Stein définissant la clause exorbitante comme une « clause ayant pour objet de conférer aux parties des droits ou de mettre à leur charge des obligations étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d’être librement consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales » (CE, sect., 20 octobre 1950, Stein, rec. p. 505). La définition de la clause exorbitante n’en restait pas moins difficile à saisir et donnant finalement le sentiment d’être une notion à la libre appréciation du juge, ce dernier étant susceptible de la mobiliser au gré des affaires en fonction de sa volonté de capter ou non le contrat dans son champ de compétences…

C’est la raison pour laquelle le Tribunal des conflits a proposé une définition renouvelée de la clause exorbitante ! Dans son arrêt SA Axa France IARD, le Tribunal des conflits définit la clause exorbitante comme une « clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs » (TC, 13 octobre 2014, SA Axa France IARD, n°3963 ; BJCP n° 98/ 2015, p. 11, concl. F. Desportes ; AJDA 2014, p. 2180, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; DA 2015, comm. 3, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 322, note G. Eckert ; RFDA 2015, p. 23, note J. Martin). Selon le Rapporteur public Frédéric Desportes cette formule permet de définir la clause exorbitante par rapport « à ce qui fait la spécificité de l’action administrative : l’accomplissement d’une mission d’intérêt général par la mise en œuvre de prérogatives de puissance publique ». Elle doit également rendre la notion de clause exorbitante plus objective mais, malgré tout, il est difficile d’affirmer que la nouvelle notion de clause exorbitante serait plus précise dans sa définition que celle qui était utilisée auparavant et des questions demeurent. En effet, comment mesurer si une clause confie des prérogatives ou crée des obligations tellement spécifiques qu’elles impliquent la qualification administrative du contrat ? De plus, comment savoir si une clause est justifiée par l’intérêt général alors qu’il est déjà délicat de définir l’intérêt général ? C’est à ces questions que le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits tentent de répondre dans deux arrêts rendus en février 2018 mais, autant le dire tout de suite, ils peinent à convaincre.

C’est le Conseil d’Etat qui a tout d’abord eu à se prononcer sur la notion de clause exorbitante dans son arrêt du 5 février 2018 à propos de deux marchés passés par le Centre national d’études spatiales (CNES) pour la maintenance des installations et les moyens de fonctionnement du Centre spatial guyanais (CE, 5 févr. 2018, n° 414846, Centre national d’études spatiales ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 78, note M. Ubaud-Bergeron ; JCP A 2018, 2317, note F. Linditch). Saisi à propos des procédures de passation de ces deux marchés, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Guyane avait accepté d’en connaître et avait annulé les procédures de passation de deux des lots contenus dans ces marchés par deux ordonnances. Saisi dans le cadre d’un pourvoi contre ces ordonnances, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la compétence du juge du référé précontractuel du tribunal administratif. En effet, il n’était pas certain que les marchés en cause relèvent de la compétence de ce juge. Les marchés avaient été conclus par le CNES en application d’un accord passé entre le Gouvernement de la République française et l’Agence spatiale européenne, relatif au Centre spatial guyanais et aux prestations associées qui a été signé le 18 décembre 2008.

Cet accord international prévoit que le CNES, établissement public industriel et commercial de l’Etat, est l’autorité chargée, au nom du Gouvernement français, de l’exécution de l’accord pour les fonctions techniques et opérationnelles qui relèvent de sa compétence. En application de cet accord, une convention a été conclue entre le CNES et l’Agence spatiale européenne pour préciser les prestations à fournir par le CNES. Or, cette convention prévoit que les actes d’achat relatifs à ces prestations sont passés « en conformité avec les règles de passation des contrats du CNES dans la mesure où ces dispositions ne sont pas contraires aux obligations du CNES au titre du présent contrat ». En apparence, les choses peuvent sembler simples : les contrats passés par le CNES en application de la convention appliquant l’accord international sont passés comme tous les contrats passés par le CNES. Or, le CNES étant un établissement public industriel et commercial de l’Etat, les contrats passés pour répondre à ses besoins en termes de travaux, de fournitures ou de services et pour lesquels le cocontractant n’assume pas un risque d’exploitation sont des marchés publics. Mais, on le sait, les apparences sont souvent trompeuses. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, « les contrats du CNES, passés selon une procédure convenue entre le CNES et l’Agence spatiale européenne et financés majoritairement par celle-ci, relèvent du b) du 13° de l’article 14 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et ne sont, comme tels, pas soumis à ladite ordonnance ». En effet, cette disposition exclut expressément du champ d’application de l’ordonnance « Les marchés publics qui sont conclus […] Selon la procédure convenue entre une organisation internationale et l’acheteur lorsque le marché public est cofinancé majoritairement par cette organisation internationale ».

Pour résumer, les marchés conclus par le CNES en application de la convention sont passés comme tous les contrats passés par le CNES et devraient donc être des marchés publics relevant de l’ordonnance relative aux marchés publics, mais cette même ordonnance exclut expressément de tels contrats de son champ d’application. Dès lors, pour déterminer si le juge du référé précontractuel était bien compétent pour se prononcer sur la validité de tels contrats, le Conseil d’Etat devait d’abord s’interroger sur leur qualification juridique. En effet, comme le relève le juge, l’exclusion de ces marchés du champ d’application de l’ordonnance signifie que « ces contrats n’ont pas le caractère de contrats administratifs par détermination de la loi ». C’est ce qui explique que le Conseil d’Etat cherche à appliquer les critères jurisprudentiels de définition des contrats administratifs.

En réalité, le juge ne s’embarrasse pas et ne détaille pas les différents critères. D’abord, il ne précise expressément que le critère organique est rempli même si l’arrêt indique clairement que le CNES est un établissement public industriel et commercial de l’Etat, c’est-à-dire une personne publique. Ensuite, et surtout, il n’envisage pas les différents critères matériels utilisables pour qualifier un contrat passé par une personne publique de contrat administratif. Il n’envisage pas une qualification fondée sur l’objet du contrat – alors même que le lien avec une mission de service public aurait pu être recherché même s’il est vrai que celui-ci est rarement suffisant pour le juge – ni une qualification fondée sur la soumission à un régime exorbitant. C’est donc le critère de la clause exorbitante, conformément à la nouvelle définition retenue, que le Conseil d’Etat applique ici. Et il considère que le « renvoi au cahier des clauses administratives générales des marchés de fournitures courantes et de services et l’application du cahier des clauses administratives particulières du CNES doivent être regardés comme introduisant dans ces contrats des clauses impliquant dans l’intérêt général qu’ils relèvent d’un régime exorbitant de droit public ». Cette solution peut paraître surprenante car le renvoi à des cahiers des clauses n’est pas propre aux contrats administratifs : les marchés publics de droit privé renvoient fréquemment à de tels documents. En réalité, c’est donc le contenu du cahier des clauses administratives particulières du CNES qui semble justifier la reconnaissance de clauses exorbitantes car, comme le relève le juge, ce CCAP « confère à l’établissement public des prérogatives particulières à l’égard de ses cocontractants pour assurer, pour le compte de l’État, sa mission régalienne tendant à l’exécution des engagements internationaux liant la France à l’Agence spatiale européenne ». Le juge administratif en déduit donc que le contrat est un contrat administratif, avant de reconnaitre la compétence du juge du référé précontractuel en interprétant largement son office. Il considère en effet que l’exclusion de l’ordonnance relative aux marchés publics n’empêche pas la compétence de ce juge du référé précontractuel dès lors que l’objet du contrat correspond aux « prestations de services dont le juge du référé précontractuel peut connaître en vertu de l’article L. 551-1 du code de justice administrative ».

Pour autant, l’identification d’une clause exorbitante ne nous informe pas réellement sur la définition de cette notion. Le juge ne précise pas quels sont les prérogatives particulières reconnues, tant et si bien que l’on semble comprendre que c’est la relation inégalitaire entre les cocontractants qui justifie l’identification de clauses exorbitantes du droit commun. Si tel est le cas, le problème reste le même que lorsque l’ancienne définition de la clause exorbitante était retenue : il s’agit simplement de clauses inhabituelles dans les contrats de droit privé (et encore !) et c’est donc le juge qui a véritablement le dernier mot pour les identifier comme des clauses exorbitantes ou non.

Un même reproche peut être adressé au Tribunal des conflits. En effet, il a lui aussi dû appliquer la nouvelle définition de la notion de clause exorbitante dans son arrêt du 22 février 2018 (TC, 12 février 2018, n° 4109, SCP Ravisse, mandataire liquidateur judiciaire de la SARL The Congres House c/ Cne Saint-Esprit ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 77, note J.-P. Pietri ; JCP A 2018, act. 176, veille F. Tesson ; AJDA 2018, p. 1721, note J.-M. Pontier). Le litige en cause concernait un contrat conclu le 15 juin 2001 par la commune de Saint-Esprit avec la SARL The Congres House. Ce contrat avait pour objet la mise à disposition de la salle de spectacle communale pour que cette société programme et organise des manifestations culturelles. Ce contrat avait été conclu pour une durée de trois ans avec renouvellement par tacite reconduction d’une durée d’un an. Après plusieurs renouvellements tacites, la commune a décidé de ne pas renouveler le contrat à compter de son échéance le 1er juin 2007. Le mandataire liquidateur judiciaire de la SARL a contesté cette décision de non-renouvellement devant les juridictions judiciaires mais, la cour d’appel de Fort-de-France puis la Cour de cassation, ont décliné leur compétence. Le mandataire a dès lors saisi le tribunal administratif de Basse-Terre qui a rejeté sa demande sur le fond. Il a dès lors interjeté appel et la cour administrative d’appel de Bordeaux a quant à elle estimé que le contrat n’était pas administratif et renvoyé l’affaire au Tribunal des conflits pour qu’il règle la question de compétence. Il devait dès lors se prononcer sur la question de savoir si un contrat passé par une commune avec une société et ayant pour objet la mise à disposition d’une salle pour que cette société organise des manifestations culturelles peut être considéré comme un contrat administratif.

En l’espèce, le critère organique de définition des contrats administratifs est rempli même si cela n’est pas explicitement indiqué. Surtout, le Tribunal des conflits ne s’embarrasse pas à détailler quels sont les critères matériels susceptibles d’être mobilisés pour qualifier le contrat en cause. Il s’interroge en effet directement sur la présence ou non d’une clause exorbitante, sans envisager la possibilité que le contrat présente un lien suffisant avec le service public – ou même qu’il soit soumis à un régime exorbitant du droit commun. Le juge départiteur se contente de relever que le contrat permettait à la commune d’ «  intervenir de façon significative dans l’activité de la société, d’une part, en imposant à celle-ci la communication préalable de ses programmes à la commune et, d’autre part, en lui imposant de laisser la commune organiser douze manifestations pendant l’année ainsi que, avec de très courts préavis, deux manifestations mensuelles à sa convenance ». Il en déduit donc « que compte tenu des prérogatives ainsi reconnues à la personne publique, le contrat litigieux devait être regardé comme comportant des clauses qui impliquaient, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ».

Ainsi, une clause qui permet une intervention « significative » de la personne publique dans les activités de son cocontractant dans un but d’intérêt général semble devoir être considérée comme une clause exorbitante. L’arrêt rendu a ainsi le mérite d’opérer une distinction incidente entre les clauses prévoyant des interventions « significatives » et celles qui ne prévoiraient que des interventions « non significatives », même si le juge ne les envisage pas ici. Les premières sont, à la différence des secondes, des clauses exorbitantes. Pour autant, la clarté n’est toujours pas de mise et il est possible de demander sur quels fondements le juge peut-il distinguer ce qui est significatif et ce qui ne l’est pas… 

Contrat administratif ou de droit privé : le lien avec le service public ne saurait être apprécié trop largement…

La clause exorbitante n’est pas la seule à faire parler d’elle lorsqu’il est question de la qualification jurisprudentielle de contrats passés par des personnes morales de droit public. Le critère matériel fondé sur l’objet en lien avec le service public est également susceptible d’être invoqué, comme le démontre l’arrêt rendu par le Tribunal des conflits le 12 février 2018 (TC, 12 février 2018, n° 4108, Pierre c/ Crédit municipal de Paris ; AJDA 2018, p. 307, obs. E. Maupin ; Contrats-marchés publ. 2018, comm. 90, note P. Devillers). La question posée au Tribunal des conflits concernait un contrat de vente conclu par un crédit municipal avec une personne privée consécutivement à une vente aux enchères. En l’espèce, Monsieur K. avait placé en dépôt une statue en bronze de Bacchus au crédit municipal de Paris. Il avait obtenu en contrepartie un prêt d’un montant de 1 400 000 euros mais, sans attendre le terme du prêt, il a sollicité la vente du bien remis en gage. Celui-ci a été vendu aux enchères et acquis par Monsieur M. pour un prix de 1 800 000 euros. Toutefois, des expertises ont mis en doute l’authenticité de la statue et l’acquéreur s’est retourné contre la Caisse de crédit municipal de Paris, le groupement d’intérêt économique des commissaires-priseurs appréciateurs de la caisse, l’expert ayant évalué la statue ainsi que leurs assureurs pour obtenir l’annulation de la vente et la réparation de ses préjudices. La caisse de crédit municipal de Paris a alors assigné Monsieur K. en intervention forcée. Le TGI de Paris a annulé la vente pour erreur sur les qualités substantielles de l’œuvre, ce qui a été confirmé en appel. Monsieur K s’est pourvu en cassation – principalement pour obtenir le remboursement de sommes par le crédit municipal – mais la Cour de cassation a renvoyé au Tribunal des conflits la question de la compétence en estimant qu’elle soulevait une difficulté sérieuse. Le Code monétaire et financier (CMF) définit les caisses de crédit municipal comme des « établissements publics communaux de crédit et d’aide sociale ». Les contrats passés par ces personnes publiques sont donc susceptibles d’être qualifiés de contrats administratifs lorsque l’un des critères matériels de définition est rempli. La présence d’une clause exorbitante ou la soumission à un régime exorbitant du droit commun ne sont pas envisagées en l’espèce, à n’en pas douter parce que le contrat conclu à la suite de la vente aux enchères est un contrat tout ce qu’il y a de plus classique au sens du droit privé. En revanche, la question de la présence du critère matériel fondé sur l’objet de service public se posait en l’espèce, ce qui justifie le renvoi opéré par la Cour de cassation. En effet, comme le soulignait Hauriou, les établissements publics sont des services publics personnifiés. Cette définition de l’établissement public n’est plus vraiment admise aujourd’hui mais elle continue de traduire une réalité : en principe, un établissement public gère une mission de service public. C’est le cas des caisses de crédit municipal qui « ont notamment pour mission de combattre l’usure par l’octroi de prêts sur gages corporels dont elles ont le monopole » (art. L. 514-1 du Code monétaire et financier). La question posée était alors assez simple en définitive : est-ce que le contrat conclu à la suite de la vente aux enchères présentait un lien suffisant avec cette mission de service public pour pouvoir qualifier ce contrat de contrat administratif ? Assez simple dans sa formulation, cette question n’appelait pas une réponse évidente si l’on considère le choix de renvoyer effectué par la Cour de cassation. L’hésitation de la Cour s’explique sans doute par le fait que dans d’autres domaines le Tribunal des conflits a reconnu la compétence du juge administratif pour des contrats à propos de contrats passés par les caisses de crédit municipal (TC, 22 sept. 2003, n° 3349 ; Thomas c/ Crédit municipal de Dijon ; JCP G. 2004, 1251). Il s’agissait toutefois de contrats de recrutements d’agents ou des contrats de nomination et de révocation des appréciateurs (CE, 29 novembre 1946, Charles : rec. p. 373). Ces solutions ne trouvent pas de prolongement en l’espèce. Le Tribunal des conflits affirme en effet sans ambages que « la mise en vente aux enchères publiques des biens remis en gage ne participe pas à l’accomplissement de cette mission de service public de prêts sur gages corporels » et conclut donc à la nature privée du contrat ainsi qu’à la compétence de la juridiction judiciaire. Pourtant, si elle se détache des solutions relatives aux agents recrutés et aux appréciateurs nommés par les caisses de crédit municipal, cette décision s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence concernant le critère matériel fondé sur l’objet du contrat en lien avec le service public. Un contrat passé par une personne publique ne sera qualifié d’administratif que si son objet présente un lien suffisamment étroit avec un service public (par exemple : TC, 8 février 2015, Société Senseo, n°3982, Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 81, obs. H. Hoepffner), ce qui n’est clairement pas le cas du contrat conclu par une caisse de crédit municipal et un acquéreur à la suite d’une vente aux enchères portant sur un bien mis en gage.

Contrat administratif ou de droit privé : interprétation stricte de la notion de marché public justifiant la mise en œuvre des critères jurisprudentiels pour un contrat portant sur la cession de droits à certificat d’économies d’énergie

Les marchés publics passés par des personnes morales de droit public sont, depuis longtemps, qualifiés de contrats administratifs par détermination de la loi. Actuellement, c’est l’article 3 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 qui prévoit cette qualification pour les marchés publics. Elle sera reprise par l’article L. 6 du code de la commande publique pour l’ensemble des contrats soumis au code passés par des personnes morales de droit public. Dès lors, lorsqu’une personne publique passe un marché public, ce contrat est automatiquement soumis au régime juridique des contrats administratifs et, notamment, au régime contentieux de ces contrats. Pour autant, la notion de marché public est interprétée strictement par le juge administratif afin de ne pas susciter un accroissement trop important du nombre de contrats qualifiables d’administratifs par détermination de la loi. C’est précisément ce qu’est venu rappeler le Conseil d’Etat dans son arrêt du 7 juin 2018 (CE, 7 juin 2018, n° 416664, Sté Géo France ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 180, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2018, p. 2278). En l’espèce, il s’agissait d’un contrat passé par le syndicat intercommunal pour le recyclage et l’énergie par les déchets et ordures ménagères (SIREDOM). Le SIREDOM a conclu un marché de conception-réalisation avec la société Eiffage. Ce marché vise à adapter une unité d’incinération gérée par le syndicat pour qu’elle produise de la chaleur et aliment le réseau urbain de la communauté d’agglomération Grand Paris Sud. Le SIREDOM a alors décidé de céder des certificats d’économie d’énergie produits par l’opération. Il a alors publié une consultation publique dans un journal d’annonces légales visant à conclure un accord d’incitation financière CEE et c’est la société Capital Energy qui a été retenue comme cocontractant. La société Géo France Finance, dont l’offre a été rejetée, a saisi ke juge du référé contractuel du tribunal administratif de Versailles qui a rejeté sa demande en considérant que le contrat conclu ne faisait pas partie de ceux susceptibles de justifier sa saisine. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait donc se prononcer sur la compétence du juge du référé contractuel et, plus largement, sur la qualification administrative du contrat. En effet, l’article L. 551-1 du code de justice administrative – auquel renvoie l’article L. 551-13 – précise que le juge des référés contractuel et précontractuel « peut être saisi en cas de manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles est soumise la passation par les pouvoirs adjudicateurs de contrats administratifs ayant pour objet l’exécution de travaux, la livraison de fournitures ou la prestation de services, avec une contrepartie économique constituée par un prix ou un droit d’exploitation, la délégation d’un service public ou la sélection d’un actionnaire opérateur économique d’une société d’économie mixte à opération unique ». Dès lors, le Conseil d’Etat précise que, pour savoir s’il est compétent, le juge du référé contractuel doit avant tout vérifier si le contrat en cause est un contrat administratif. Or, pour vérifier cette qualification, le Conseil d’Etat retient un raisonnement en deux temps : il rejette d’abord la qualification législative du contrat, avant de vérifier – pour rejeter cette option également – si les critères jurisprudentiels de définition sont remplis. Il commence en effet par préciser qu’un contrat portant sur la cession de certificats d’économies d’énergie par un syndicat intercommunal chargé du recyclage des déchets n’est pas un marché public. En effet, le juge considère qu’un tel contrat « qui ne comporte ni exécution de travaux, ni livraison de fournitures, ni prestation de services de la part du cocontractant, n’a pas pour objet de satisfaire un besoin du SIREDOM au moyen d’une prestation en échange d’un prix ». On retrouve la définition restrictive du droit français selon laquelle les marchés publics doivent répondre directement aux besoins de l’acheteur en termes de travaux, de fournitures ou de services.  En réalité, ce qui bloque le juge c’est la position de la personne publique qui, en l’espèce, « n’est pas en position de demandeur sur un tel montage contractuel, mais en position d’offreur » (M. Ubaud-Bergeron, note sous l’arrêt, préc.). Le juge en conclut donc que le contrat passé n’est pas un marché public et que, par conséquent, il n’est pas un contrat administratif par détermination de la loi. Il va donc, dans un second temps, et de manière extrêmement laconique, s’intéresser aux critères jurisprudentiels de définition des contrats administratifs. Le SIREDOM étant une personne publique, la question était donc de savoir si les critères matériels de définition étaient remplis. Sur ce point, le Conseil d’Etat se contente de renvoyer à l’analyse menée par le juge du tribunal administratif de Versailles pour relever que le contrat « ne fait pas non plus participer la société cocontractante à l’exécution du service public et ne comporte pas de clauses qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, impliquent, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs ». Le lien avec le service public n’est donc pas suffisant en l’espèce et les clauses du contrat ne sont pas exorbitantes du droit commun : le juge en conclut donc que le contrat est de droit privé et que le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit en rejetant la demande présentée devant lui. Pour autant, ce n’est pas tant l’absence des critères jurisprudentiels qui mérite l’intérêt dans cette affaire mais bien la conception restrictive de la notion de marché public qui est retenue pour rejeter la qualification légale de contrat administratif. Il convient d’ailleurs de souligner que, sur le fond et du point de vue du droit de l’Union européenne, un tel contrat devrait être – au minimum – soumis aux règles et principes fondamentaux qui découlent du TFUE, c’est-à-dire aux principes fondamentaux de la commande publique. En effet, la position d’offreur ou de demandeur n’a pas d’incidence sur la soumission à ces règles lorsque la passation du contrat a des effets vis-à-vis de la concurrence sur le marché. Reste à savoir si, saisi d’un tel contrat, le juge judiciaire mettra en œuvre ces principes.

Recours pour excès de pouvoir des tiers au contrat : redéfinition de la clause réglementaire

Le Conseil d’Etat poursuit son travail de redéfinition du contentieux en matière de contrats publics en le recentrant autour du contentieux contractuel au détriment du recours pour excès de pouvoir (CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération ; AJDA 2018, p. 1168, note Q. Alliez ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 88, note G. Eckert). Ce travail a démarré avec l’arrêt Tarn-et-Garonne lorsque le juge a permis aux tiers intéressés de saisir le juge du contrat d’un recours au fond en contestation de validité, tout en leur fermant la porte du recours pour excès de pouvoir (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta, p. 438, note P. Delvolvé ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, note J.-F. Sestier ; JCP A 2014, 2153, note S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, note F. Llorens et P. Soler-Couteaux, étude 5, Ph. Rees ; JCP G 2014, doctr. 732, étude P. Bourdon ; RDI 2014, p. 344, note S. Braconnier ; RJEP 2014, comm. 31, note J.-F. Lafaix). Ce mouvement a été confirmé par l’abandon de la jurisprudence LIC concernant la possibilité de contester par la voie du recours pour excès de pouvoir le refus de résilier un contrat : là encore le Conseil d’Etat a préféré permettre aux tiers de saisir le juge du contrat en leur fermant l’accès au juge de l’excès de pouvoir contre les actes détachables de l’exécution du contrat (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche-SMPAT ; AJDA 2017, p. 1359 et p. 1669, chron. G. Odinet et S. Roussel ; AJ contrat 2017, p. 387, obs. J.-D. Dreyfus ; AJCT 2017, p. 455, obs. S. Hul ; RFDA 2017, p. 937, concl. G. Pellissier ; DA 2017, comm. 51, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 249, note J.-P. Pietri ; repère 8, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 229 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2285 ). En l’espèce, le contentieux concernait un contrat passé entre l’Etat et la SANEF (la Société des Autoroutes du Nord et de l’Est de la France). Le président de la communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération a demandé au Premier ministre d’abroger les annexes de l’article 47.2 g) du cahier des charges de la convention car ces annexes ne prévoyaient pas la réalisation du barreau de liaison entre l’autoroute A4 et la RN 36 déclarée d’utilité publique par un arrêté préfectoral du 27 juillet 2012. Le Premier ministre n’ayant pas répondu à sa demande, il a saisi le juge d’un recours pour excès de pouvoir visant à faire annuler la décision de refus implicite. Le fond de l’affaire importe peu. Le Conseil d’Etat devait surtout se prononcer sur deux questions : celle de savoir si un tiers peut contester par la voie de l’excès de pouvoir le refus d’abroger des clauses réglementaires illégales, et celle de la définition desdites clauses réglementaires. Sur la première question, le Conseil d’Etat répond clairement et par l’affirmative. Il rappelle d’abord la jurisprudence Cayzeele (CE, 10 juill. 1996, n° 138536, Cayzeele ; rec. p. 274 ; AJDA 1996, p. 807, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RFDA 1997, p. 89, note P. Delvolvé ; CJEG 1996, p. 381, note Ph. Terneyre) admettant le recours pour excès de pouvoir des tiers contre les clauses réglementaires des contrats administratifs en précisant « qu’indépendamment du recours de pleine juridiction dont disposent les tiers à un contrat administratif pour en contester la validité, un tiers à un contrat est recevable à demander, par la voie du recours pour excès de pouvoir, l’annulation des clauses réglementaires contenues dans un contrat administratif qui portent une atteinte directe et certaine à ses intérêts ». Il admet ensuite que les tiers peuvent également contester par la voie du recours pour excès de pouvoir le refus d’abroger de telles clauses en indiquant que tout tiers est « également recevable à demander, par la même voie, l’annulation du refus d’abroger de telles clauses à raison de leur illégalité ». Comme le souligne Gabriel Eckert, « cette précision est importante car une telle voie de droit n’est pas enfermée dans des délais de procédures aussi rigoureux que ceux du recours pour excès de pouvoir direct ou du recours en contestation de la validité du contrat » (G. Eckert, « Clauses réglementaires : définition et régime contentieux », note sous CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération, préc.). En l’espèce, cela impliquait donc que le président de la communauté d’agglomération pouvait bien saisir le juge de l’excès de pouvoir…à condition que les clauses contestées soient des clauses réglementaires. Et c’est pour cela que le Conseil d’Etat a dû répondre à la seconde question. Il devait déterminer si les clauses du cahier des charges qui étaient contestées étaient ou non des clauses réglementaires. Cette affaire lui donne l’occasion de donner une nouvelle définition de la clause réglementaire, plus précise, qui restreint l’accès des tiers au juge de l’excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat précise en effet que « que revêtent un caractère réglementaire les clauses d’un contrat qui ont, par elles-mêmes, pour objet l’organisation ou le fonctionnement d’un service public ». Or, il définit strictement ce que sont de telles clauses dans le cadre d’une convention de concession autoroutière. Le juge administratif considère en effet que font « notamment » partie « de cette catégorie les clauses qui définissent l’objet de la concession et les règles de desserte, ainsi que celles qui définissent les conditions d’utilisation des ouvrages et fixent les tarifs des péages applicables sur le réseau concédé » mais « qu’en revanche, les stipulations relatives notamment au régime financier de la concession ou à la réalisation des ouvrages, qu’il s’agisse de leurs caractéristiques, de leur tracé, ou des modalités de cette réalisation, sont dépourvues de caractère réglementaire et revêtent un caractère purement contractuel ». Le Conseil d’Etat en déduit donc, en l’espèce, que les clauses contestées « qui portent sur la reconfiguration de l’échangeur autoroutier de Bailly-Romainvilliers et déterminent les conditions de réalisation d’un aménagement complémentaire à cet échangeur, et sont ainsi relatives à la réalisation d’ouvrages, ne présentent pas un caractère réglementaire » et il en déduit que les conclusions présentées sont donc irrecevables. Cette définition de la clause réglementaire ne constitue pas une innovation totale mais elle permet « une systématisation (des clauses réglementaires) autour du fonctionnement et de l’organisation du service » tout en « les distinguant de la réalisation de l’ouvrage qui recouvre les stipulations prévoyant les caractéristiques, le tracé ou encore les modalités de la réalisation » (Q. Alliez, « Une définition de la clause réglementaire ? Oui. Une simplification du contentieux ? Non », note sous CE, 9 févr. 2018, n° 404982, Communauté d’agglomération Val d’Europe agglomération, préc.). Comme cela a été souligné, cette solution confirme surtout la volonté du juge administratif de réduire le champ d’application du recours pour excès de pouvoir en matière contractuelle au bénéfice du recours de plein contentieux devant le juge du contrat. Bénéfique en apparence car il met en avant la volonté de permettre aux tiers de saisir un juge aux pouvoirs étendus, ce mouvement doit toutefois être apprécié avec réalisme : les recours ouverts devant le juge du contrat restent des recours subjectifs alors que le recours pour excès de pouvoir constitue le recours objectif par excellence (en ce sens, v. F. Lafaille, « La jurisprudence Tarn-et-Garonne ou le tiers « sans qualité », AJDA 2018, p. 1201). En développant les premiers au détriment du second, le Conseil d’Etat risque – au moins dans certains cas – d’affaiblir la protection de la légalité objective.

Pas de Béziers II contre le refus de renouveler une convention d’occupation du domaine public

L’installation des équipements de téléphonie mobile est à l’origine d’un nombre important de contentieux. Dans son arrêt du 6 juin 2018, le Conseil d’Etat rappelle que les collectivités sont libres d’autoriser ou non l’installation de ces équipements sur leur domaine et qu’il n’existe pas de droit au maintien des équipements installés pour les opérateurs (CE, 6 juin 2018, n° 411053, Sté Orange ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 202, note G. Eckert ; AJCT 2018, p. 572, note J.-D. Dreyfus ; AJDA 2018, p. 1189). En l’espèce, la commune de Languidic avait signé en 2002 une convention avec la société Orange l’autorisant pour une durée de douze ans à installer des équipements techniques de radiotéléphonie mobile sur le château d’eau de Lanveur et sur une partie du terrain d’assiette de cet ouvrage. Cette convention prévoyait la mise en œuvre de reconductions de plein droit par périodes successives de deux ans, sauf dénonciation par l’une des parties, par lettre recommandée avec accusé de réception, six mois avant la date d’expiration de la période en cours. Or, par un courrier du 28 novembre 2013, le président de la communauté d’agglomération Lorient Agglomération – qui s’était substituée à la commune de Languidic à compter du 1er janvier 2012 – a justement décidé de s’opposer à la reconduction de la convention et a proposé à la société Orange de conclure une nouvelle convention ou de procéder au retrait de ses équipements. La société a alors saisi le tribunal administratif de Rennes pour contester la décision de ne pas renouveler la convention et demander la reprise des relations contractuelles. Elle contestait également la validité de la mise en demeure du 23 juin 2014 de procéder au démontage des équipements de radiotéléphonie. Le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ayant rejeté ses arguments, la société Orange s’est pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat devait déterminer si la jurisprudence dite « Béziers II » (CE, sect., 21 mars 2011, n° 304806, Commune de Béziers ; rec. p. 117 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 150, obs. J.-P. Pietri ; DA 2011, comm. 46, obs. F. Brenet et F. Melleray ; RFDA 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher ; RJEP 2011, comm. 44, obs. Ph. Cossalter) – c’est-à-dire l’action en reprise des relations contractuelles – s’applique au refus de reconduire une convention d’occupation du domaine public. Cette question se posait notamment au regard de l’arrêt Commune de Port-Vendres dans lequel le Conseil d’Etat accepte de contrôler la décision de l’administration qui refuse de faire droit à une demande de renouvellement d’un contrat domanial en vérifiant si cette décision a été prise pour un motif d’intérêt général suffisant (CE 25 janv. 2017, n° 395314, Commune de Port-Vendres ; AJDA 2017, p. 1232, note N. Foulquier ; DA 2017, comm. 21, note F. Brenet). Le Conseil d’Etat rejette, malgré tout, les arguments avancés par la société et la possibilité de demander la reprise des relations contractuelles. Il précise en effet qu’ « eu égard à la portée d’une telle décision, qui n’a ni pour objet, ni pour effet de mettre unilatéralement un terme à une convention en cours, le juge du contrat peut seulement rechercher si elle est intervenue dans des conditions de nature à ouvrir droit à une indemnité ». Cette solution, si elle peut être regrettée par les requérants, permet malgré tout de protéger les droits dont disposent les personnes publiques propriétaires sur leurs dépendances. Elle leur permet, notamment, de renégocier les conventions conclues de manière régulière afin de valoriser au mieux l’exploitation économique de leur domaine.

Le pouvoir de résiliation pour faute des personnes publiques s’efface devant la loi

Parmi les droits et devoirs spécifiques des cocontractants induits par la théorie générale des contrats administratifs, on retrouve le pouvoir de sanction de l’administration. Elle peut ainsi prononcer des sanctions pécuniaires, des sanctions coercitives, mais également des sanctions résolutoires. Ces dernières permettent à la personne publique de prononcer la résiliation du contrat administratif en cas de faute du cocontractant. Il faut alors distinguer ce pouvoir de résiliation pour faute ou pouvoir de prononcer des sanctions résolutoires, du pouvoir de résiliation unilatérale qui ne nécessite pas l’existence d’une faute. Ce pouvoir de résiliation pour motif d’intérêt général est lui-même encadré, comme le démontre la condamnation récente de l’Etat pour faute à la suite de la résiliation non justifiée des contrats passés avec la société Ecomouv après que l’Etat ait renoncé à l’écotaxe (TA Cergy-Pontoise, 18 juill. 2018, n° 1507487, Sté A ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 247, note M. Ubaud-Bergeron ; AJDA 2018, p. 1523 ; p. 2302, concl. G. Mornet ; AJCT 2018, p. 623, note J.-D. Dreyfus). Le pouvoir de résiliation pour faute repose quant à lui sur une logique différente car il vient sanctionner un comportement fautif du cocontractant. Son existence peut être reconnue au profit de la personne publique par les dispositions du contrat mais, même en l’absence de dispositions contractuelles, les personnes publiques peuvent prononcer des sanctions résolutoires (CE, 30 septembre 1983, SARL Comexp, n°26611, rec. p. 393). Or, dans son arrêt du 27 juin 2018, le Conseil d’Etat a dû rappeler que ce pouvoir de résiliation pour faute n’est pas sans limites et doit notamment céder face à des dispositions législatives expresses contraires (CE, 27 juin 2018, n° 408061, Société GPE ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 222, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, il était question d’un marché public passé par l’office public de l’habitat (OPH) Nord Deux-Sèvres avec la société Groupement Perspectives et Entreprises (GPE) Audit et Conseil. L’objet de ce contrat portait sur des missions de commissariat aux comptes pour les six exercices 2010 à 2015 et sur une mission d’audit. Toutefois, un peu plus d’un an après la signature du contrat, l’OPH a décidé de prononcer la résiliation pour faute du contrat conformément au pouvoir de sanction qui lui était reconnu par le cahier des clauses administratives particulières et par le cahier des clauses administratives générales applicables au contrat. La société a contesté cette résiliation pour faute mais le tribunal administratif de Poitiers et la cour administrative d’appel de Bordeaux ont rejeté ses arguments. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat retient un raisonnement différent en raison de l’objet spécifique du marché public en cause. En effet, l’exercice des missions de commissariat aux comptes relève de dispositions spécifiques du code de commerce. Or, les articles L. 823-7 et R. 823-5 du code de commerce prévoient que les commissaires aux comptes ne peuvent être relevés de leurs fonctions qu’en application d’une décision du tribunal de commerce. Le Conseil d’Etat en déduit donc que la personne publique ne pouvait pas résilier le contrat sans obtenir au préalable une décision du tribunal de commerce. Cela signifie donc que le contrat ne peut pas déroger à des dispositions législatives expresses mais également que le pouvoir de résiliation pour faute cède le pas face à de telles dispositions !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 237.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les évolutions du droit de la commande publique : entre (r)évolutions textuelles et précisions jurisprudentielles

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 236.

Le droit de la commande publique a connu des changements importants au cours de l’année 2018. Parmi ces changements, ce sont les évolutions textuelles qui focaliseront l’attention des observateurs lors des prochains mois. Trois changements d’importance inégale sont en effet survenus. Tout d’abord, la loi de programmation militaire est venue modifier les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité afin de mieux tenir compte de la spécificité de ces contrats et des potentialités offertes par le droit de l’Union à ce sujet. Ensuite, la dématérialisation imposée par les directives de 2014 est entrée en vigueur le 1er octobre 2018 – après une période d’adaptation fixée par les textes de transposition. Il est difficile de déterminer si cette dématérialisation permettra d’atteindre les bénéfices escomptés : facilitera-t-elle notamment l’accès des opérateurs économiques aux procédures de passation en entraînant un accroissement de la concurrence ? Permettra-t-elle vraiment aux acheteurs de réaliser des économies ? Enfin et surtout, le code de la commande publique a été publié le 5 décembre 2018 pour une entrée en vigueur le 1er avril 2019. Cette publication éait attendue depuis l’adoption de la loi Sapin 2 mais la consultation publique organisée au printemps 2018 permettait de s’interroger sur le contenu exact de ce code. Comme pour la dématérialisation, ce sont les mois voire les années à venir qui permettront de saisir véritablement l’impact de la codification opérée. De plus, une analyse plus détaillée du contenu du code devrait être proposée avant son entrée en vigueur. Malgré tout, quelques remarques initiales méritent d’être formulées dès à présent.

Au-delà des révolutions textuelles, la jurisprudence de ces derniers mois mérite elle aussi l’attention des observateurs. Elle permet, notamment, de mieux saisir le contenu des textes adoptés lors de la réforme de la commande publique de 2015 et 2016 et d’anticiper certaines interprétations qui seront données des dispositions du code lorsqu’il entrera en vigueur. Les décisions rendues permettent par ailleurs, comme à leur habitude, de croiser les points de vue des juges français et européen et de mesurer la convergence progressive des solutions retenues.

Première (r)évolution : des modifications substantielles pour les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité

La loi de programmation militaire est venue modifier – entre autres dispositions – un certain nombre de règles fixées par l’Ordonnance du 23 juillet 2015 (L. n° 2018-607, 13 juill. 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense : JO 14 juill. 2018, texte n° 1 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 206, note G. Clamour). Les réformes introduites s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité poursuivent une double logique : la volonté de remettre en cause les sur-transpositions opérées par l’Ordonnance et la recherche de davantage de souplesse pour les acheteurs qui passent de tels marchés. Parmi les changements introduits, la loi modifie la définition organique des marchés publics de défense ou de sécurité fixée par l’article 6 de l’Ordonnance pour permettre la prise en compte des marchés passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. Auparavant, les seuls acheteurs susceptibles de passer de tels marchés étaient l’Etat et ses établissements publics administratifs, ce qui signifiait que les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat passaient en principe des marchés publics « ordinaires », y compris lorsque ces marchés portaient sur la défense ou la sécurité. Cette distinction parmi les établissements publics de l’Etat n’étant pas imposées par les directives, la loi corrige la définition sur ce point. De la même manière, la loi modifie l’article 47 de l’Ordonnance. Cet article, qui concerne les dérogations possibles aux interdictions de soumissionner, envisageait de la même manière les marchés publics « ordinaires » et les marchés publics de défense et de sécurité en fixant trois conditions cumulatives. Or, les directives européennes n’imposaient ces trois conditions que pour les marchés publics « ordinaires » : il faut que l’admission de l’opérateur économique normalement exclu soit justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, que le marché public en cause ne puisse être confié qu’à ce seul opérateur économique et qu’un jugement définitif d’une juridiction d’un Etat membre de l’Union européenne n’exclut pas expressément l’opérateur concerné des marchés publics. A l’inverse, les textes européens n’exigent qu’une seule condition pour les marchés de défense et de sécurité. Cette distinction est désormais reprise et l’article 47 permet aux acheteurs d’admettre des dérogations aux interdictions de soumissionner sans exiger d’autres conditions que des raisons impérieuses d’intérêt général pour les marchés de défense et de sécurité. La sur-transposition est, sur ce point également, gommée par la loi. De plus, la loi est venue introduire de nouvelles exclusions spécifiques pour les marchés publics de défense ou de sécurité à l’article 16 de l’Ordonnance (16, 3° et 16, 4° de l’Ordonnance). Ces exclusions sont prévues par les directives européennes mais elles avaient été « oubliées » lors de la transposition en 2015 et 2016… Enfin, la loi supprime l’obligation de communiquer les données essentielles fixée par l’article 56 de l’Ordonnance s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité car les textes européens n’imposaient cette communication, là encore, que pour les marchés publics « ordinaires ». Ces différentes modifications assurent une simplification des règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité mais elles permettent aussi de mesurer à quel point les opérations de transposition peuvent conduire à adopter des règles contraignantes en avançant des exigences européennes, y compris lorsque ces dernières n’existent pas. Espérons donc que le législateur français continuera d’œuvrer en ce sens, les rapports avec le droit de l’Union ne s’en porteront que mieux.

Deuxième (r)évolution : la dématérialisation entre en vigueur !

Longtemps annoncée, la dématérialisation des marchés publics est devenue une réalité depuis le 1er octobre 2018. La direction des affaires juridiques de Bercy propose deux guides complets, l’un à destination des acheteurs (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-A.pdf ), l’autre pour les opérateurs économiques ( https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-OE.pdf ). Pour les acheteurs, l’entrée en vigueur de la dématérialisation implique tout d’abord de se doter d’un « profil d’acheteur ». Ils doivent en effet utiliser cette plateforme pour publier les documents de la consultation de tous leurs marchés publics dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 25 000 € HT. Les communications et échanges d’informations doivent également être effectués par voie dématérialisée. Toutes ces obligations n’admettent que des dérogations limitées. Pour les opérateurs économiques, en-dehors là aussi de quelques exceptions, la dématérialisation impose que les candidatures et les offres soient communiquées par voie dématérialisée. Par ailleurs, il faut souligner que la signature électronique n’est – pour l’heure – pas encore imposée. Les guides semblent toutefois indiquer que la signature électronique de l’offre finale s’impose en quelque sorte lorsque la procédure de passation est dématérialisée dans la mesure où toutes les communications et les échanges d’information sont dans ce cas dématérialisés. Les acheteurs et les opérateurs économiques ont donc tout intérêt à suivre ces conseils et ils devront, pour signer électroniquement, utiliser une signature avancée reposant sur un certificat qualité (Arrêté du 12 avril 2018 relatif à la signature électronique dans la commande publique ; JO 20 avril 2018, texte n° 30). Enfin, au-delà des obligations liées à la dématérialisation, les acheteurs sont également tenus depuis le 1er octobre de transmettre par voie électronique les informations concernant leurs marchés de plus de 90 000 € HT à l’Observatoire économique de la commande publique (OECP). Une application dénommée « REAP » (Recensement économique de l’achat public) a été créée pour permettre ces transmissions (https://www.reap.economie.gouv.fr/reap/servlet/authentificationAcheteur.html ).

Troisième – et véritable – (r)évolution : adoption du « nouveau » code de la commande publique !

Le code de la commande publique vient enfin d’être publié (Ordonnance n° 2018-1074 du 26 novembre 2018 portant partie législative du code de la commande publique et Décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018 portant partie réglementaire du code de la commande publique ; JORF du 5 décembre 2018). Il entrera en vigueur le 1er avril 2019 ce qui signifie que, jusqu’à cette date, ce sont les règles des ordonnances de 2015 et de 2016 relatives aux marchés publics et aux contrats de concession, ainsi que leurs décrets d’application, qui continueront de s’appliquer. Parmi les arguments avancés par la Direction des affaires juridiques (L. Bédier, « Une boîte à outils organisée selon la vie du contrat », AJDA 2018, p.2364) pour justifier la codification, le principal est le souci de simplifier une matière dont les effets économiques sont particulièrement importants. En effet, « les marchés publics et les concessions représentent environ 200 Md€ par an, soit 8 % du PIB et un débouché très important pour les PME » (ibidem).  Pour atteindre cet objectif de simplification, la DAJ s’est appuyée sur des experts et sur les praticiens du droit de la commande publique, ainsi que sur la consultation publique organisée au printemps 2018. La question principale reste de savoir si le code atteint ses objectifs : permet-il vraiment une simplification de la matière ? Va-t-il permettre une meilleure concurrence et, notamment, un accès facilité des PME à la commande publique ? Il n’est pas possible, dans l’immédiat, de répondre de manière tranchée à ces questions. L’adoption du code méritera en effet de faire l’objet d’une chronique spéciale ou d’un dossier spécial au sein du Journal du droit administratif. Pour autant, plusieurs remarques peuvent d’ores et déjà être formulées.

Tout d’abord, le code de la commande publique n’introduit pas d’innovations qui bouleversent la matière par rapport aux textes de 2015 et 2016. Ce constat est tout à fait logique dans la mesure où la codification a été effectuée à droit constant : les auteurs du code ne pouvaient donc pas aller au-delà du droit existant.

Par ailleurs, le code adopté a tenu compte des suggestions effectuées lors de la consultation publique ainsi que des modifications suggérées par le Conseil d’Etat. Il ne correspond donc pas exactement au projet de code de la commande publique tel qu’il avait été soumis à la consultation. Parmi les changements principaux, il faut noter la rédaction d’un titre préliminaire qui fait la part belle aux principes fondamentaux de la commande publique, là où le projet de code ne faisait que les intégrer parmi les dispositions spécifiques applicables aux marchés publics et aux contrats de concession. Il en ressort donc que tous les contrats de la commande publique sont soumis à ces principes fondamentaux, y compris lorsqu’il s’agit de « contrats exclus » tels qu’ils sont désignés par le code. Ce champ d’application étendu paraissait évident si l’on tient compte de l’ascendance européenne des principes fondamentaux de la commande publique et de leur application au-delà des contrats intégrant strictement le droit de la commande publique. La Cour de justice avait eu l’occasion de nous le rappeler très clairement dans son arrêt Promoimpresa qui a conduit aux évolutions que l’on connaît en matière de passation des conventions d’occupation du domaine public (CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15 : JurisData n° 2016-015812 ; AJDA 2016, p. 2176, note R. Noguellou ; Contrats-Marchés publ. 2016 comm. 291 et repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; sur ce sujet, v. Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 03 ; Art. 128 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1385 ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). Malgré tout, l’intégration de ce titre préliminaire constitue une avancée et la question du régime juridique des contrats exclus est d’ores et déjà posée (G. Clamour, « Les marchés exclus », Contrats-Marchés publ. 2015, dossier 3 ; S. de la Rosa, « Les exclusions », RFDA 2016, p. 227 ; H. Hoepffner et F. Llorens, « Dans quoi les contrats exclus des ordonnances marchés publics et concessions sont-ils inclus ? », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 4 ; G. Eckert, « Quelle place pour les principes de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 10 ; M. Ubaud-Bergeron, « Champ d’application du code de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2019, dossier 5) .

Il faut aussi relever qu’un certain nombre de règles jurisprudentielles ont été intégrées dans le code, tant en matière de marchés publics que pour les contrats de concession. Tout d’abord, en matière de marchés publics, la jurisprudence relative à la notion d’offre anormalement basse a été intégrée à l’article L. 2152-5 du code.  Par ailleurs, s’agissant des contrats de concession, l’article L. 3121-2 codifie la possibilité d’attribuer sans publicité ni mise en concurrence des concessions en cas d’urgence et pour une durée limitée, tandis que les articles L. 3132-4 et L. 3132-5 reprennent la jurisprudence relative au sort des biens de retour ! Enfin, quel que soit le contrat de la commande publique concerné, le code rappelle à l’article L. 6 certains pouvoirs reconnus aux autorités contractantes lorsque leurs contrats sont des contrats administratifs : le pouvoir de contrôle, ainsi que les pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale. Ce même article codifie également la théorie de la force majeure en matière de contrats administratifs et précise que « les contrats qui ont pour objet l’exécution d’un service public respectent le principe de continuité du service public ».  

Enfin, il faut d’ores et déjà préciser que l’adoption du code ne signifie pas que nous assisterons, après lui, à une forme de stabilité normative. Preuve en est : la secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’économie et des finances, Delphine Gény-Stephann, a présenté les grands axes de la stratégie du gouvernement en matière de commande publique le 1er octobre 2018. Or, ces grands axes appellent des réformes importantes qui vont, dans le courant de l’année 2019, venir modifier le code de la commande publique ( https://www.economie.gouv.fr/grands-axes-reforme-commande-publique ). Parmi les réformes annoncées, on trouve pêle-mêle : l’abaissement de la durée d’archivage des pièces justificatives des marchés publics ; la possibilité de recourir librement à un avocat lors d’une procédure juridictionnelle sans passer un marché public ; l’amélioration de la trésorerie des PME pour faciliter leur accès à la commande publique (augmentation du taux des avances pour les marchés de l’Etat, diminution du taux de la retenue de garantie, expérimentation de la procédure de gré à gré pour les achats innovants de moins de 100000 euros, recours à l’affacturage inversé) ; obligation d’insérer des clauses de révision des prix dans les marchés de matières premières agricoles et alimentaires ; suppression des ordres de services à zéro euros dans les marchés publics de travaux. Certaines de ces réformes étaient annoncées pour le mois de décembre mais il n’est pas certain qu’elles puissent toutes être intégrées au Code de la commande publique avant son entrée en vigueur… Les commentateurs n’ont donc pas fini de s’intéresser à ce droit qui reste, on le voit bien, extrêmement mouvant !

Contrats de mobilier urbain : des concessions de services ?

La qualification des contrats de mobilier urbain continue de susciter des interrogations qui mériteraient davantage d’attention de la part du législateur. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 25 mai 2018 bouleverse la jurisprudence antérieure et renforce les incertitudes liées à la qualification de tels contrats (CE, 25 mai 2018, n° 416825, Société Philippe Védiaud Publicité  ; AJDA 2018, p. 1725, note M. Haulbert ; JCP A 2018, act. 495 ; JCP A 2018, 2260, note J.-B. Vila ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 165, note G. Eckert). Il y a cependant un élément que le Conseil d’Etat confirme dans cet arrêt : la jurisprudence sur cette question est loin d’être fixée !!! La question de la qualification des contrats de mobilier urbain se pose depuis un certain temps. En 1980, déjà, le Conseil d’Etat rendait un avis dans lequel il qualifiait ces contrats de « marchés publics […] assortis d’une autorisation d’occupation du domaine public » (CE, sect., avis, 14 octobre 1980, n° 327449 ; EDCE 1981, n° 32, p. 196 ; GACE, Dalloz, 3e éd., 2008, 142, comm. L. Richer). A l’époque, il refusait que ces contrats soient qualifiés de délégations de service public en l’absence de redevances perçues sur les usagers. C’est donc en quelque sorte « par défaut » que la qualification de marché public était retenue ! Elle a toutefois été confirmée en 2005, mais avec une argumentation différente (CE, ass., 4 novembre 2005, n° 247298, Société Jean-Claude Decaux ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005. 1083, concl. D. Casas ; DA 2006, comm. 25, note J.-M. Auby). Pour le Conseil d’Etat, les contrats de mobilier urbain devaient être considérés comme des marchés publics car ils répondent à un besoin de la personne publique et prévoient le versement d’un prix négatif : l’autorisation d’exploiter à titre exclusif une partie du mobilier urbain à des fins publicitaire et l’exonération de redevance pour occupation domaniale. A cette époque, les contrats de mobilier urbain devaient donc respecter les procédures de passation prévues pour les marchés publics, c’est-à-dire les règles de passation les plus contraignantes parmi celles applicables aux différents contrats publics. Or, en 2013, le Conseil d’Etat est en partie revenu sur cette solution dans un arrêt plus que discutable (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de ; JCP A 2013, 2180, obs. J.-F. Giacuzzo ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, obs. G. Eckert ; DA 2013, comm. 63, obs. F. Brenet ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta ; RDP 2013, p. 1403, note C. Roux ; RDI 2013, p. 367, note S. Braconnier ; LPA, 2 oct. 2013, p. 6) où il considère qu’un contrat de mobilier urbain qui ne prévoit pas le renoncement de la personne publique au versement de la redevance d’occupation et qui ne fait qu’imposer des obligations réglementaires – et non des obligations contractuelles – est une simple convention d’occupation du domaine public. Ainsi, un tel contrat relevait de la jurisprudence Jean Bouin (CE, sect., 3 décembre 2010, n° 338272-338527, Association Paris Jean Bouin ; rec. p. 472, concl. N. Escault ; AJDA 2010, p. 2343 ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, note G. Eckert ; DA 2011, comm. 17, note F. Brenet et F. Melleray) et échappait aux règles de publicité et de mise en concurrence. Cette solution était toutefois critiquable dans la mesure où le contrat en cause semblait pouvoir être qualifié de concession de service au sens de la réglementation européenne… Or, c’est justement la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Société Védiaud Publicité. En l’espèce, la commune de Saint-Thibault-des-Vignes avait lancé une procédure de passation d’un contrat de mobilier urbain, à l’issue de laquelle la société Philippe Védiaud Publicité avait été désignée comme attributaire. Un concurrent évincé, la société Girod Médias, a toutefois saisi le juge du référé précontractuel pour demander l’annulation de la procédure de passation. Le tribunal administratif de Melun a fait droit à sa demande, qualifiant le contrat en cause de marché public conformément à la jurisprudence Jean-Claude Decaux de 2005 en considérant « qu’il confiait à titre exclusif l’exploitation des mobiliers à des fins publicitaires à son attributaire ». Ce raisonnement est censuré par le Conseil d’Etat qui considère qu’en procédant ainsi le juge des référés du tribunal administratif de Melun n’a pas suffisamment vérifié si un risque était transféré à l’attributaire du contrat. Or, le transfert d’un risque d’exploitation constitue désormais le critère essentiel pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CJCE, 13 octobre 2005, aff. C-458/03, Parking Brixen ; JCP A 2005, 1021, p. 141, note D. Szymczak; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 306, obs. G. Eckert ; CE, 7 novembre 2008, n° 291794, Département de la Vendée; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296 , obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 62/2009, p. 55 , concl. M. Boulais ; CJUE, 10 septembre 2009, aff. C-206/08, Eurawasser ; Contrats-Marchés publ. 2010, repère 1 , note F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; CJUE, 21 mai 2015, aff. C-269/14, Kansaneläkelaitos ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 180, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2015, comm. 264 , obs. A. Bouveresse). Ce critère est désormais expressément repris par les textes, comme le précise le Conseil d’Etat en rappelant la définition des contrats de concession telle qu’elle est posée par l’article 5 de l’ordonnance du 29 janvier 2016 (définition reprise à l’article L. 1121-1 du code de la commande publique). En l’espèce, le juge administratif relève deux éléments qui lui permettent de conclure que le titulaire du contrat allait être soumis à un réel risque d’exploitation. Tout d’abord, il précise que le contrat de mobilier urbain passé « ne comporte aucune stipulation prévoyant le versement d’un prix à son titulaire ». Or, on le sait, le versement d’un prix est l’un des critères d’identification des marchés publics – même si le versement d’un tel prix n’empêche pas systématiquement l’existence d’un risque d’exploitation. Ensuite, et surtout, le Conseil d’Etat précise que le titulaire du contrat « est exposé aux aléas de toute nature qui peuvent affecter le volume et la valeur de la demande d’espaces de mobilier urbain par les annonceurs publicitaires sur le territoire de la commune, sans qu’aucune stipulation du contrat ne prévoie la prise en charge, totale ou partielle, par la commune des pertes qui pourraient en résulter ». Il en déduit donc que l’attributaire du contrat « se voit transférer un risque lié à l’exploitation des ouvrages à installer », ce qui justifie que ce dernier soit qualifié de contrat de concession. La solution retenue par le Conseil d’Etat permet donc de considérer qu’un tel contrat de mobilier urbain doit respecter les procédures de passation prévues pour les contrats de concession, lesquelles sont moins contraignantes que celles applicables aux marchés publics tout en assurant le respect d’un minimum d’obligations de publicité et de mise en concurrence. Elle confirme par ailleurs que la solution rendue en 2013 n’est plus d’actualité dans le cadre de la nouvelle réglementation et que les contrats publics passés dans le secteur concurrentiel n’échappent que rarement à l’application des principes fondamentaux de la commande publique. Pour autant, si  « la dimension concessive de la grande majorité des contrats de mobilier urbain est […] reconnue par le Conseil d’État » (G. Eckert, note sous l’arrêt, préc.), la solution retenue n’est pas totalement satisfaisante. Elle confirme en effet le caractère incertain de la qualification des contrats de mobilier urbain et, partant, des règles de publicité et de mise en concurrence qui doivent être respectées lors de leur passation. L’appréciation du risque d’exploitation mériterait en effet d’être davantage explicitée et certains commentateurs critiquent d’ores et déjà l’analyse retenue par le juge. Il s’agit en effet d’une analyse purement juridique, qui se contente de constater l’absence de stipulations prévoyant la prise en charge des pertes par la commune, sans effectuer une analyse économique du contrat en cause (M. Haulbert, « La qualification des contrats de mobilier urbain ou le mythe de Sisyphe revisité », note sous l’arrêt, préc.). En toutes hypothèses, et même si la notion de concession de service permet de dépasser les limites antérieurement posées par la notion de délégation de service public, la qualification des contrats de mobilier urbain devrait continuer à susciter un nombre important de décisions et de commentaires qui permettront – peut-être – de sécuriser davantage les procédures de passation de ces contrats.

Application des principes européens : le critère reste l’intérêt transfrontalier certain

La Cour de justice (CJUE, 19 avr. 2018, aff. C-65/17, Oftalma Hospital Srl ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 153, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 229, note F. Peraldi-Leneuf) est venue rappeler et préciser le champ d’application des règles fondamentales et des principes généraux posés par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce rappel est particulièrement important car il permet d’éclairer le droit français à ce sujet, notamment s’agissant de la prise en compte des principes fondamentaux de la commande publique. En l’espèce, le juge devait se prononcer sur une question préjudicielle transmise par la Cour de cassation italienne à propos d’un contrat conclu entre la commission des établissements hospitaliers vaudois – qui est un organisme de droit public au sens des directives européennes –, la région Piémont, et la société Oftalma Hospital Srl. L’exécution de ce contrat a fait naître un litige financier devant les juridictions italiennes lesquelles, après avoir identifié le contrat passé comme un marché public de services sanitaires relevant de l’annexe I,B de l’ancienne directive 92/50, se sont interrogées sur le fait de savoir si la passation de ce contrat n’était pas illégale en application du droit de l’Union européenne. C’est en effet la solution retenue par la Cour d’appel de Turin qui a considéré que le marché public de services sanitaires aurait dû être précédé d’une publicité et d’une mise en concurrence. Cette solution interroge la Cour de cassation car la directive de 1992 prévoyait que les marchés relevant de l’annexe I,B – qui sont aujourd’hui des marchés publics passés selon une procédure adaptée en raison de leur objet – n’étaient soumis qu’au respect de certains articles de la directive. Or, parmi ces articles, aucun ne prévoit l’obligation de procéder à publicité et à une mise en concurrence préalables. En réalité, comme le révèle l’arrêt, la Cour d’appel de Turin a retenu cette solution conformément à « la jurisprudence des juridictions administratives italiennes selon laquelle les marchés de prestations de services sanitaires, bien que ne relevant pas directement de la réglementation applicable en matière de marchés publics de services, n’en demeurent pas moins soumis à un appel préalable à la concurrence, même informel, en application des règles générales de droit interne et des principes de droit de l’Union découlant des articles 49, 56 et 106 TFUE » (cons. 26). C’est donc cette jurisprudence des juridictions administratives italiennes qui justifie la question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne. On retrouve ici la particularité du droit italien des contrats publics dont le contentieux est réparti entre les juridictions administratives – chargées de contrôler la passation – et les juridictions judiciaires, lesquelles demeurent les véritables juges du contrat et donc de son exécution. En réalité, la Cour de cassation se demandait si elle était tenue de consacrer une solution identique à celle retenue par les juges administratifs ou non. Or, pour trancher cette question, il lui fallait déterminer si le respect de règles de publicité et de mise en concurrence est imposé par le droit de l’Union ou par le seul droit national. La Cour de justice devait donc préciser si un pouvoir adjudicateur qui attribue un marché public portant sur des services sanitaires ou sociaux peut se contenter de respecter les seuls articles dont l’application est expressément prévue par les directives ou s’il est « également tenu de se conformer aux règles fondamentales et aux principes généraux du traité FUE, en particulier aux principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité ainsi qu’à l’obligation de transparence qui en découle » (cons. 31). En réalité, c’est la question du champ d’application des principes fondamentaux du droit européen des contrats publics qui est posée : est-ce que le TFUE impose leur respect pour tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices ou est-ce qu’ils ne s’appliquent qu’aux seuls contrats soumis aux directives, c’est-à-dire à des réglementations sectorielles. La réponse de la Cour est sans ambigüité et conforme à sa jurisprudence traditionnelle en la matière : les principes qui découlent du TFUE ne s’appliquent pas uniquement au travers des réglementations sectorielles et possèdent un champ d’application beaucoup plus large. En principe, tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices doivent respecter ces principes. Pour autant, ce principe rencontre certaines exceptions dont une exception classique: le droit de l’Union européenne n’impose l’application de ces principes que pour les contrats qui présentent un intérêt transfrontalier certain. Or, comme la Cour le relève, en excluant l’application de la plupart des règles relatives aux marchés publics aux marchés de services sanitaires et sociaux, « le législateur de l’Union a présumé que » ces marchés « ne présentent pas, a priori, eu égard à leur nature spécifique, un intérêt transfrontalier suffisant susceptible de justifier que leur attribution se fasse au terme d’une procédure d’appel d’offres censée permettre à des entreprises d’autres États membres de prendre connaissance de l’avis de marché et de soumissionner » (cons. 35 ; la Cour renvoie également à CJUE, 17 mars 2011, Strong Segurança, C‑95/10). Il ne s’agit toutefois que d’une présomption qui peut être renversée lorsque le marché présente un intérêt transfrontalier certain. Dans une telle hypothèse, un appel d’offres ne s’impose pas mais le principe de transparence « implique de garantir un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution » (cons. 36). La Cour de justice confirme donc que les principes européens, notamment la transparence et la non-dsicrimination, s’appliquent au-delà des règlementations sectorielles et y compris aux exceptions prévues par de telles réglementations dès lors que le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain. Cette solution éclaire le droit français de la commande publique car les principes en cause ne sont rien d’autre que ceux qui ont justifié l’identification de principes fondamentaux de la commande publique par le Conseil constitutionnel à la suite de la jurisprudence Telaustria. Elle permet de justifier la solution retenue dans le nouveau code de la commande publique et qui consiste à appliquer ces principes fondamentaux à l’ensemble des marchés publics et contrats de concession, y compris les « autres marchés publics » relevant du livre V de la deuxième partie du code. Elle rejoint également la solution retenue pour les conventions d’occupation du domaine public qui justifie que les principes fondamentaux de la commande publique s’appliquent à des contrats qui ne relèvent pas à proprement parler de la « commande » publique : ces principes sont avant tout des principes européens qui sont indifférent à la notion française de commande publique. Pourtant, la Cour de justice n’ignore pas les droits nationaux et l’affaire en cause l’illustre parfaitement. Elle ne précise pas si le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain qui imposerait le respect d’obligations de transparence : elle renvoie cette appréciation à la Cour de cassation italienne ce qui signifie que, dans la mise en œuvre des principes, les juges nationaux ont toujours un rôle fondamental à jouer.

Accès des PME aux marchés publics en outre-mer

Le décret du 31 janvier 2018 (D. n° 2018-57 pris pour l’application du troisième alinéa de l’article 73 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique : JORF du 2 février 2018, texte n° 31 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 55, note G. Clamour) est venu préciser le dispositif expérimental mis en place par la loi du 28 février 2017 pour favoriser l’accès des « petites et moyennes entreprises locales » aux marchés publics passés par certaines collectivités d’outre-mer. Ce dispositif doit s’appliquer jusqu’au 31 mars 2023 et favoriser la relance de l’économie locale en permettant aux acheteurs de réserver à ces entreprises une partie de leurs marchés publics (la part des marchés réservés peut atteindre au maximum un tiers des marchés passés à condition que le montant total de ces marchés ne dépasse pas 15% du montant annuel moyen des marchés du secteur économique concerné conclus par l’acheteur). Ce dispositif prévoit également que, dans le cadre des procédures de passation des marchés publics dont la valeur estimée est supérieure à 500 000 euros hors taxes, les soumissionnaires doivent produire dans leurs offres un plan de sous-traitance indiquant « le montant et les modalités de participation des petites et moyennes entreprises locales ». Le décret du 31 janvier est cependant décevant au regard des attentes qui pouvaient être placées dans la loi. Outre le fait qu’il donne une définition des petites et moyennes entreprises locales dans son article 3 – en combinant la définition classique des petites et moyennes entreprises avec une définition du caractère local –, le décret précise surtout quel doit être le contenu du plan de sous-traitance. Or, sur ce point, les exigences sont loin des attentes escomptées : le décret ne fixe pas une part minimale à sous-traiter et il permet aux soumissionnaires de ne pas prévoir cette sous-traitance en le justifiant. Ainsi, « au slogan de l’égalité réelle répondent ainsi des mécanismes peinant à embrasser l’étendue des réalités politiques et économiques locales » (G. Clamour, préc.).

Pour la Cour de justice, la procédure de délivrance d’un agrément n’est pas un marché public…même si elle répond à la définition !

Il n’est pas toujours facile de savoir si l’on se trouve ou non face à un marché public. Au-delà de la question de la distinction entre les marchés publics et les contrats de concession – qui repose sur l’existence ou non d’un risque d’exploitation – la Cour de justice de l’Union européenne a dû se prononcer sur la qualification à retenir pour des agréments délivrés par une agence finlandaise (CJUE, 1er mars 2018, aff. C-9/17, Maria Tirkkonen ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 101, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 191, note S. Cazet). Dans l’absolu, la question de la qualification ne devrait pas se poser : un agrément ne devrait pas pouvoir être qualifié de marché public. Pourtant, les conditions de délivrance de l’agrément posaient de sérieuses difficultés de qualification.

En l’espèce, l’Agence finlandaise pour les affaires rurales a lancé une procédure d’appel d’offres par un avis de marché publié le 16 septembre 2014. Cette procédure a pour objet la conclusion de contrats portant sur des services de conseil, dans le cadre du système de conseil agricole Neuvo 2020, pour la période s’étendant du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2020. Ces contrats s’inscrivent dans le cadre du programme de développement de la zone rurale de la Finlande continentale pour la période 2014-2020, pour lequel l’Agence. Cette procédure prévoit que tous les candidats participant à la procédure d’appel d’offres et démontrant qu’ils sont qualifiés, régulièrement formés et expérimentés en qualité de conseillers dans les domaines dans lesquels ils entendent fournir des conseils seront sélectionnés comme conseillers et pourront prodiguer des conseils aux agriculteurs avec, en contrepartie, le paiement d’une rétribution par l’Agence pour les affaires rurales.

Telle qu’elle est présentée cette procédure semble aboutir à la conclusion de contrats qualifiables de marchés publics. En effet, les marchés publics sont définis par les directives comme « des contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l’exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services » (article 2 de la directive 2014/24). La procédure d’appel d’offres aboutissant à la délivrance des agréments semblait donc répondre à cette définition : la procédure est lancée par un pouvoir adjudicateur, elle doit aboutir à la conclusion de contrats avec des opérateurs économiques. Ces contrats ont pour objet des prestations de services et remplissent la condition d’onérosité dans la mesure où il est prévu que les prestataires conseillers seront rétribués par l’Agence pour les affaires rurales. La Cour de justice retient toutefois une solution différente et refuse de qualifier la procédure de procédure de passation de marchés publics.

Le raisonnement retenu par la Cour repose sur le fait que la procédure d’appel d’offre n’a pas pour objet de procéder à une sélection parmi les offres recevables en classant ces dernières. La procédure doit en effet permettre à l’agence de retenir tous les candidats qui répondent aux exigences posées et de leur délivrer l’agrément nécessaire afin de disposer d’un vivier suffisant de conseillers auprès des agriculteurs. Or, sur ce point, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de préciser « que le choix d’une offre, et donc d’un adjudicataire, constitue un élément intrinsèquement lié à l’encadrement des marchés publics […] et, par conséquent, à la notion de « marché public » ». Elle renvoie sur ce point à son arrêt Falk Pharma de 2016 (CJUE, 2 juin 2016, aff. C-410/14, Falk Pharma : Europe 2016, comm. 285, obs. A. Bouveresse, point 38). En effet, la Cour considère que « l’absence de désignation d’un opérateur économique auquel l’exclusivité d’un marché serait accordée a pour conséquence qu’il n’existe pas de nécessité » d’appliquer les directives relatives aux marchés publics car il n’y a pas de risque que le pouvoir adjudicateur favorise les opérateurs nationaux. Le juge en déduit donc que le système de conseil agricole mis en place ne constitue pas un marché public…au sens des directives ! Et c’est bien là toute la nuance.

En effet, cela a été relevé, les contrats conclus répondent à la définition de la notion de marché public. Ainsi que le relève Marion Ubaud-Bergeron « il y a une différence significative entre un contrat qui ne relève pas des directives parce qu’il n’est pas un marché public, et un marché public qui ne relève pas des directives parce qu’il est conclu dans des circonstances particulières : un marché public exclu ou dispensé des procédures de passation prévues par les directives n’échappe pas à tout le droit des marchés publics ! » (M. Ubaud-Bergeron, « Précisions sur la distinction entre l’agrément et le marché public : la qualification suit la procédure ? », note sous l’arrêt, préc.). En l’espèce les contrats passés sont donc des marchés publics mais qui ne sont pas soumis aux règles spécifiques prévues par les directives en l’absence de risque d’atteintes au principe de non-discrimination selon la nationalité (car la procédure ne vise pas à effectuer un choix). On retrouve ici toute la limite de la réglementation européenne qui peut se trouver écarter lorsqu’il n’existe pas de risques d’atteintes à la concurrence sur le marché de l’Union. Il s’agit de la même logique que celle mise en œuvre lorsque la Cour cherche à déterminer si un marché public présente ou non un intérêt transfrontalier certain pour savoir si les directives lui sont applicables. Et c’est ce qui lui permet ici de conclure au fait que la procédure d’agrément n’est pas assimilable à la procédure de passation d’un marché public au sens des directives.

Une question reste toutefois en suspens : est-ce que le juge français pourra retenir une solution identique et sur quel fondement ? En effet, la Cour de justice justifie sa solution par le fait ques directives européennes n’ont pas vocation à régir des situations dans lesquelles il n’y a pas de risques de discriminations au détriment des opérateurs provenant d’autres Etats membres de l’Union. Certes, mais du point de vue français, le droit de la commande publique ne s’applique pas uniquement lorsque des discriminations sont susceptibles de se produire vis-à-vis des opérateurs économiques étrangers. Ainsi, si « la CJUE se heurte ici aux mêmes interrogations que le droit français » avec « l’épineuse question des contrats exclus » (M. Ubaud-Bergeron, ibidem), ces interrogations ne se posent pas de la même manière et la question reste ouverte sur le fait de savoir si de telles procédures de délivrance d’agréments ne peuvent pas être assimilées à la passation de marchés publics. En tout cas, le droit de l’Union européenne ne s’opposerait pas à une telle solution !

Clauses Molières : le retour ?

Ce n’est pas le Conseil d’Etat mais la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 13 mars 2018, n° 17PA03641 ; concl. J.-F. Baffray, JCP A 2018, 2132 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 107, obs. H. Hoepffner) qui a dû se prononcer à propos de ce que l’on qualifie injustement de « clauses Molière » ( sur cette question, v. notamment : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2282 ). En l’espèce, la Cour devait se prononcer à propos d’une procédure d’appel d’offres lancée le 22 juin 2016 par le syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP). Cette procédure devait permettre au syndicat de sélectionner l’actionnaire opérateur économique de la société d’économie mixte à opération unique créée par le syndicat pour l’exploitation de l’usine d’épuration de Seine-Amont. C’est la société Véolia Eau – Compagnie générale des eaux qui a été sélectionnée pour un montant de 397 253 586 euros HT sur une période de douze ans. Ce choix a été validé par une délibération du syndicat en date du 6 juillet 2017. A la suite de cette procédure, le président du syndicat a signé l’acte d’engagement du marché d’exploitation de l’usine Seine-Amont le 7 septembre 2017. Le préfet de la région de la région d’Ile-de-France a saisi le Tribunal administratif de Paris d’un déféré tendant à l’annulation de ce contrat.  Il s’agissait ici d’un recours au fond en contestation de la validité du contrat, c’est-à-dire d’un recours Tarn-et-Garonne que le préfet a assorti d’un référé-suspension afin que l’exécution du contrat ne se poursuive pas en attendant l’examen de l’affaire au fond. Mécontent de la solution retenue par le tribunal administratif dans son ordonnance, le Préfet et la société Suez – concurrent évincé dont la demande d’intervention avait été rejetée – ont interjeté appel auprès de la CAA de Paris. La question posée à la Cour, outre celle de savoir s’il fallait admettre l’intervention de la société Suez, portait sur le fait de savoir si le contenu du règlement de la consultation justifiait ou non la suspension de l’exécution du marché. Plus précisément, il s’agissait pour la Cour de se prononcer à propos de l’article 8.5 du règlement de la consultation, intitulé : « Langue et rédaction de propositions et d’exécution des prestations », selon lesquelles : « La langue de travail pour les opérations préalables à l’attribution du marché et pour son exécution est le français exclusivement » afin de déterminer si la contrariété potentielle avec les libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne créait un doute sérieux sur la validité du contrat qui était susceptible de justifier une suspension de son exécution dans le cadre de la procédure de référé. Les conclusions du rapporteur public sont, sur ce point, particulièrement éclairantes. Après s’être référé à la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre d’État, ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la Loire ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, repère F. Llorens, et P. Soler-Couteaux), Jean-François Baffray souligne que « la clause du marché litigieux est extrêmement discriminatoire et contraignante, à la fois à l’égard des opérateurs de l’UE non francophones, mais aussi pour les sociétés françaises qui peuvent légalement recourir à des travailleurs non francophones » (préc.). Il considère également que le vice n’est pas régularisable et qu’il n’existe pas de motifs d’intérêt général justifiant la poursuite de l’exécution du contrat. Sur tous ces points, la Cour administrative d’appel va suivre le rapporteur public et prononcer la suspension de l’exécution du contrat. Surtout, si cet arrêt de Cour administrative d’appel est intéressant, c’est parce que cette dernière semble retenir une approche plus stricte des « clauses Molière »  que le Conseil d’Etat. Espérons que, poussé par les juges du fond, ce dernier fera évoluer sa jurisprudence sur ce point afin de la rendre plus conforme aux exigences du droit de l’Union européenne !

Notion de pouvoir adjudicateur : les comités d’entreprise et les CHSCT des pouvoirs adjudicateurs ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs !

Il n’est pas toujours facile de déterminer si certaines entités relèvent ou non de la notion de pouvoir adjudicateur. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans un arrêt concernant les CHSCT (Cass. soc., 28 mars 2018, n° 16-29.106, FS-P+B ; JCP Social 2018, 1169, note L. Dauxerre) et un avis concernant les comités d’entreprise (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002, avis n° 15005, FS-P+B ; Contrats-Marchés publ. 2018, note M. Ubaud-Bergeron). Les questions posées étaient proches dans les deux cas car il ne s’agissait pas de n’importe quels CHSCT ou comités d’entreprises : les structures en question relevaient de pouvoirs adjudicateurs et il fallait donc déterminer si elles pouvaient être elles-mêmes qualifiées de pouvoir adjudicateur au sens de l’article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015, c’est-à-dire en tant qu’organismes de droit public (article 2, 4° de la directive 2014/24/UE). Dans le premier cas – l’arrêt rendu le 28 mars 2018 – il était question du recours à un expert par le CHSCT d’un établissement public de santé, le Centre hospitalier de Chartres. Mécontent de la décision du CHSCT de recourir à un expert, le centre hospitalier avait saisi le président du TGI d’un référé afin qu’il annule cette décision au motif que le CHSCT aurait dû respecter les dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, et notamment les principes fondamentaux de la commande publique. Selon le requérant, le CHSCT d’un établissement public de santé peut être qualifié de pouvoir adjudicateur. Il considère en effet qu’une telle entité fait partie des « personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel et commercial, dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur soumis à la réglementation des marchés publics ». La Cour de cassation ne suit cependant pas le centre hospitalier dans son raisonnement et vient réitérer une solution déjà consacrée avant la réforme du droit de la commande publique (Cass. soc., 14 déc. 2011, n° 10-20.378; JCP Social 2012, 1102, note J.-B. Cottin ; RJS 2012, n° 258). Ainsi elle ne rejette pas l’argument selon lequel le CHSCT d’un acheteur public est bien une personne morale de droit privée dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur qui relève du droit de la commande publique, mais elle justifie le rejet de la qualification d’organisme de droit public au regard de la mission du CHSCT. La Cour de cassation relève en effet que la mission du CHSCT telle qu’elle est définie par le code du travail est « de contribuer à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs de l’établissement et de ceux mis à disposition par une entreprise extérieure ». Or, une telle mission ne constitue pas – selon elle – une mission d’intérêt général, ce qui implique de considérer que le CHSCT n’est pas un organisme créé « pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ». Dès lors, les CHSCT ne sont pas des organismes de droit public qualifiables de pouvoirs adjudicateurs et leurs contrats ne peuvent donc pas être considérés comme des marchés publics. Cette solution peut paraître désuète si l’on considère que les CHSCT ont vocation à disparaître mais l’avis rendu le 4 avril permet d’assurer « sa pérennité » (L. Dauxerre, « L’expertise décidée par le CHSCT d’un centre hospitalier public n’est pas soumise à l’obligation d’appel d’offres », note sous l’arrêt du 28 mars, préc.). En effet, un même raisonnement se retrouve dans l’avis rendu le 4 avril de cette année. Dans cette seconde espèce, la Cour de cassation devait se prononcer sur une demande d’avis transmise par le TGI de Nanterre à propos d’une instance opposant un comité d’établissement – le comité d’établissement des Etablissements FCES de Perpignan, de Salle d’Aude et de Gruissan – à la fondation Partage et Vie. La question posée à la Cour de cassation était ainsi formulée : « Un comité d’entreprise d’une personne morale, soumise à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics en qualité de pouvoir adjudicateur, est-il considéré comme ayant été créé pour satisfaire spécifiquement à des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de ladite ordonnance ? ». Pour y répondre, la Cour va reprendre le même raisonnement que celui retenu pour refuser de qualifier les CHSCT de pouvoirs adjudicateurs. En effet, elle ne s’intéresse pas à la question de savoir si les comités d’entreprise sont des personnes dont « Soit l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; Soit la gestion est soumise à un contrôle par un pouvoir adjudicateur ; Soit l’organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur » (article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015). Elle se contente de rappeler qu’ « aux termes de l’article L. 2323-1, alinéa 1, du code du travail, alors applicable, le comité d’entreprise a pour objet d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production » et que, par conséquent, « eu égard à la mission du comité d’entreprise définie par cette disposition, le comité d’entreprise ne relève pas des personnes morales de droit privé créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, quand bien même il exerce sa mission au sein d’une personne morale visée audit article ». L’argumentation retenue apparaît ainsi comme suffisamment claire : les missions des CHSCT et des comités d’entreprise empêchent purement et simplement de les envisager comme des pouvoirs adjudicateurs, y compris lorsqu’ils exercent leurs missions au sein d’une entité qui est elle-même un pouvoir adjudicateur… « Lapidaire » (M. Ubaud-Bergeon, « Les comités d’entreprises sont-ils des pouvoirs adjudicateurs ? », note sous l’avis du 4 avril 2018, préc.), le raisonnement de la Cour de cassation nous semble surtout lacunaire. Comme le rappelle Marion Ubaud-Bergeron (ibidem), la Cour de justice de l’Union européenne retient une définition large de la notion de « besoins d’intérêt général » (v. notamment : CJCE, 10 nov. 1998, aff. C-360/96, BFI Holding : Rec CJCE 1998, I, p. 6846, pt 29 ; BJCP 1999, p. 155 ; CJCE, 10 mai 2001, aff. C-223/99, Agorà et Excelsior : Rec CJCE 2001, I, p. 3626, pt 26. – CJCE, 27 févr. 2003, aff. C-373/00, Adolf Truley, pt 34 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 94, note G. Eckert ; CJCE, 22 mai 2003, aff. C-18/01, Arkkitehtuuritoimisto Riitta Korhonen Oy et autres, point 32 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 168, note G. Eckert). Il est donc possible de considérer que, si la question lui était posée, la Cour de justice de l’Union européenne ne rejetterait pas si fermement toute possibilité de qualifier ces entités de pouvoirs adjudicateurs. Surtout, au-delà de la question de savoir quel serait l’avis de la Cour de justice sur ce point, les solutions retenues interrogent la notion de « besoins d’intérêt général ». En effet, en refusant de qualifier les entités en cause de pouvoirs adjudicateurs, la Cour de cassation affirme en substance que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ne constituent pas des besoins d’intérêt général, pas plus que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés. Or, en procédant ainsi le juge judicaire met l’accent sur la notion de « besoin » en retenant une interprétation restrictive et erronée de la jurisprudence de la Cour de justice. Dans son avis, elle considère en effet, citant la décision Adolf Truley comme justification (préc.), que « constituent des besoins d’intérêt général des besoins que l’État choisit de satisfaire lui-même ou à l’égard desquels il entend conserver une influence déterminante » (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002 (avis n° 15005, FS-P+B), préc.). Or, la question de l’influence déterminante est réglée par la seconde partie de l’article 10, 2 de l’Ordonnance et consiste à vérifier si l’organisme est « contrôlé » par un pouvoir adjudicateur soit parce que son activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; soit parce que sa gestion est soumise à un contrôle de la part d’un pouvoir adjudicateur ; soit parce que l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de cet organisme est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur. Pour rappel, la Cour de cassation n’envisage ces questions ni dans l’arrêt ni dans l’avis car elle considère que les entités envisagées n’ont pas été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général. En réalité, ce qui importe dans la notion de « besoins d’intérêt général » ce n’est pas la notion de besoins mais celle d’intérêt général. Or, sur ce point, il est plus que surprenant de constater que les solutions retenues par la Cour de cassation amènent à considérer que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ainsi que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés ne constituent pas des activités d’intérêt général. Il s’agit d’une interprétation particulière de la notion d’intérêt général qui pourrait laisser à penser que le juge judiciaire envisage de manière extrêmement restrictive (pour ne pas dire rétrograde) les motifs d’intervention des personnes publiques. Fort heureusement il s’agit à n’en pas douter de solutions d’opportunité visant uniquement à éviter que les structures envisagées échappent aux règles contraignantes de la commande publique !

Impartialité : une appréciation concrète s’impose !

Le Conseil d’Etat est venu rappeler le contenu exact du principe d’impartialité, envisagé comme un principe consubstantiel aux principes fondamentaux de la commande publique (CE, 12 septembre 2018, n° 420454, Syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse ; JCP A 2018, 2316, note F. Linditch ; AJDA 2018, p. 2246, note S. Agresta et S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 241, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, le syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour attribuer un marché public ayant pour objet la collecte des déchets ménagers et assimilés. A l’issue de la procédure, le syndicat a informé la société Otus, titulaire d’un précédent marché ayant le même objet, du rejet de son offre pour le lot n°1 et de l’attribution de ce lot à la société Sepur. La société Otus a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Versailles. Ce dernier a annulé la procédure de passation en estimant que la procédure faisait apparaître des manquements au principe d’impartialité. Pour bien comprendre le raisonnement retenu, il faut préciser certains faits de l’espèce. Le syndicat intercommunal avait en effet fait appel à une société pour l’accompagner dans la rédaction et la passation du marché en cause en lui confiant une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage en avril 2017. Or, le chef de projet qui avait été affecté au projet du syndicat intercommunal a quitté cette société en décembre 2017 pour rejoindre la société Sepur, qui a finalement été retenue comme attributaire du lot n°1. Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a considéré que ces faits faisaient naître un doute sur l’impartialité de la procédure et justifiaient son annulation. Saisi d’un pourvoi contre l’ordonnance rendue, le Conseil d’Etat retient une solution beaucoup plus nuancée qui le conduit à annuler l’ordonnance du juge du référé précontractuel et rejeter la demande d’annulation de la procédure. Pour cela, le juge commence par rappeler toute l’importance accordée au principe d’impartialité en indiquant « qu’au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ». Il rappelle en cela sa jurisprudence récente qui semble faire de ce principe l’un des principes cardinaux du droit de la commande publique (CE, 14 octobre 2015, n° 390968, Région Nord-Pas-de-Calais ; BJCP 2016, p. 34, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 279, note G. Eckert). Pour autant, l’application qu’il en fait ensuite démontre que ce principe n’emporte pas des conséquences trop strictes pour les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices. En effet, l’impartialité doit s’apprécier de manière concrète en fonction des faits de chaque espèce. Ainsi, le Conseil d’Etat sanctionne le raisonnement extrêmement strict retenu par le juge des référés en l’espèce alors même que ce dernier avait également relevé que le chef de projet débauché  « n’avait pas participé à la rédaction du dossier de consultation des entreprises, que sa mission était cantonnée à la collecte des informations préalables à l’élaboration de ce dossier, qu’il avait quitté (la) société à la mi-juin 2017 et n’avait rejoint la société Sepur qu’en décembre 2017 ». En réalité, c’est une appréciation concrète qui s’impose aux juges en matière d’impartialité (dans le même sens, à propos de la concession du service de restauration de la Tour Eiffel : TA Paris, ord., 22 août 2018, n° 183709/4, Sté Excelsis ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 252, note G. Eckert). En l’espèce, le Conseil d’Etat rejette l’argument lié au manque d’impartialité en deux temps. Tout d’abord, il précise que l’impartialité de l’acheteur ne pouvait être remise en cause qu’à condition de prouver que la société à laquelle il avait fait appel avait elle-même manqué d’impartialité dans l’établissement des documents de la consultation, ce que le juge des référés n’a pas fait en l’espèce. Ensuite, et surtout, il précise que l’impartialité de l’acheteur public s’apprécie en tant que telle. Dès lors, le fait que l’employé débauché ait pu faire bénéficier son nouvel employeur d’informations avantageuses n’indique pas un manque d’impartialité de l’acheteur public. En somme, pour le Conseil d’Etat, l’acheteur n’y est pour rien et la situation ne doit donc pas pouvoir lui être reprochée ! Le respect objectif de la concurrence ne s’impose donc pas de manière systématique et les acheteurs restent relativement protégés lorsqu’ils mènent de bonne foi leurs procédures de passation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 236.

   Send article as PDF   
ParJDA

Le domaine public du marché

Vincent CRESSIN,
Juriste, attaché principal d’administration
Laurent QUESSETTE,
Docteur en droit, attaché principal d’administration *

Art. 235.

Le domaine public du marché.

Pour une critique du droit domanial de la concurrence.

« Aussitôt après nous commence le monde que nous avons nommé, que nous ne cesserons pas de nommer le monde moderne. Le monde qui fait le malin. Le monde des intelligents, des avancés, de ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas, de ceux à qui on n’en fait pas accroire.
Le monde de ceux à qui on n’a plus rien à apprendre »

Charles PÉGUY, Notre jeunesse (1910)

            La dolce vita sur les plages du lac de Garde ou des côtes de Sardaigne ne saurait occulter les enjeux économiques et financiers du domaine public. Son attractivité, objet de convoitise, est désormais largement régulée et érigée en modèle de valorisation financière pour les personnes publiques dans un contexte de contrainte budgétaire généralisée et durable. Par une décision en date du 14 juillet 2016 concernant l’Italie – mais également applicable en France comme dans l’ensemble des pays de l’Union européenne -, la Cour de Justice de l’Union européenne impose une procédure de sélection préalable à l’attribution des concessions à objet économique relatives à une exploitation domaniale[1].

            Cette décision de la Cour ne paraît pourtant pas constituer une véritable surprise. En effet, la construction progressive du Marché unique en vue d’assurer l’interpénétration des économies des États membres et la réalisation concrète de la libre circulation des travailleurs, des marchandises, des services et des capitaux s’est déployée en d’innombrables instrumenta juridiques, à l’instar de la directive n°2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur[2] et dont la Cour fait application en l’espèce. Aussi semble-t-il de prime abord plutôt logique et cohérent d’appliquer aux titres d’occupation du domaine public emportant une activité économique, une procédure d’attribution et de traitement équitable des candidats à ladite attribution, à l’instar des obligations de publicité et de mise en concurrence pesant sur les marchés et concessions publics[3]. Un tel encerclement du domaine public par la Weltanschauung du marché n’a certes pas attendu le droit de l’Union et a été progressive et conséquente sur le territoire national. Par petites touches jurisprudentielles[4], liberté du commerce et de l’industrie et droit de la concurrence ont fini par aplanir le domaine (public) où prévalait le gré à gré et une certaine unilatéralité[5]. Il ne manquait plus que la petite poussée décisive de la Cour de Justice pour opérer le basculement irréversible, à tout le moins sur le domaine public ; le domaine privé connaissant paradoxalement un sursis en France, bien que la jurisprudence de la Cour ne distingue pas les deux domaines…

Ce sont ces problématiques que le Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques évoque : la nécessité de “poursuivre un réel objectif de valorisation des propriétés publiques” que les modifications précédentes du droit domanial n’ont pas permis, et l’“impératif de mise en cohérence avec la jurisprudence européenne issue de la décision dite Promoimpressa Srl du 14 juillet 2016 de la Cour de justice de l’Union européenne[6]. Le Rapport précise ainsi que l’article 3 “impose, à la lumière de la décision de la Cour de justice du 14 juillet 2016 dite Promoimpresa Srl, de soumettre la délivrance de certains titres d’occupation du domaine public et privé à une procédure de sélection entre les candidats potentiels ou de simples obligations de publicité préalable, lorsque leur octroi a pour effet de permettre l’exercice d’une activité économique sur le domaine. Il s’agit, par là-même, d’assurer la meilleure valorisation du domaine mais également de permettre un égal traitement entre les opérateurs économiques intéressés”. L’ordonnance vient donc intégrer dans le droit positif un mouvement de fond sous-jacent et consacre l’arraisonnement du domaine public par le droit de la concurrence[7].

Il y a plus de 30 ans, le Professeur Didier Linotte évoquait les trois stades du droit public de la concurrence : de l’indifférence originelle du droit public et du droit de la concurrence au XIXe siècle, à la rencontre des personnes publiques et des personnes privées sur le champ économique des années 1920 à 1960, pour aboutir à ce que l’éminent auteur nommait la “confusion des activités publiques et privées[8]. Le marché, entendu au sens de l’économie de marché et de l’idéologie libérale la sous-tendant de marché, a fini par imposer son paradigme, tant d’un point de vue molaire – et l’influence des institutions internationales du type de l’OCDE ou de l’OMC et a fortiori de l’Union européenne a été déterminante -, que d’un point de vue moléculaire, entendu comme la rencontre de l’offre et de la demande. Et “le plus souvent c’est la notion moléculaire de marché que le droit prend en compte lorsqu’il s’agit de saisir une relation de sujet de droit à sujet de droit[9]. Au train où vont les choses, et à l’heure de l’accélération des transformations de l’action publique, nous serions tentés d’y déceler un quatrième stade du droit public de la concurrence. Probablement le stade ultime, celui de la disparition des spécificités du droit public en général et du droit administratif en particulier, au profit d’une ratio exclusivement privée. D’une matrice en passe de devenir totale, voire totalitaire, et se heurtant encore à de rares restrictions (im)posées par la puissance publique[10].

C’est ainsi que la logique de concurrence présidant à la délivrance des actes juridiques à objet économique sur le domaine public a rencontré celle de la valorisation de ses biens[11] : une logique de valorisation essentiellement financière conduisant à un droit de la propriété publique[12], certes toujours orné de protections particulières, mais irrémédiablement tourné dans une quête d’efficience économique[13] et que consacre le Code général de la propriété des personnes publiques de 2006[14]. Pour concilier le régime protecteur du domaine avec une telle logique, le droit domanial aboutit à une sophistication juridique de plus en plus poussée[15], permettant non seulement la dissociation du propriétaire de l’affectataire[16] ou la superposition du domaine public et de la propriété privées par la technique de la division en volume[17],  mais encore l’émergence de montages contractuels assortis de droits réels pour obtenir de précieuses sûretés pour les créanciers des occupants, limitant ainsi les rigueurs protectrices du domaine : baux emphytéotiques, baux à construction, autorisations d’occupation temporaires – AOT[18]. La possibilité de constituer des fonds de commerce sur le domaine public renforcera “le passage à une vision « propriétariste » du droit des biens publics[19]. Dans un tel contexte sonnant et trébuchant, la cession n’apparaît pratiquement plus intéressante pour le propriétaire public en quête de profitabilité[20]. D’autant que le principe de la redevance pour occupation a été étendu aux collectivités territoriales par le Code général de la propriété des personnes publiques[21]. Sans préjudice de (rares) exceptions, le principe de non gratuité du domaine public s’impose[22]. En conséquence, l’extension du domaine du marché s’accompagne inéluctablement de la juridicisation des relations humaines et d’une bureaucratie de marché[23], corollaire de la tension propre au capital de la liberté des échanges et de la sécurité des transactions, de l’innovation financière et de la novation juridique. En effet, “un marché est, à l’évidence, un ensemble de règles du jeu. Or qui, en dehors de la puissance publique, peut créer, imposer et administrer ces règles ?[24]. D’où – par un paradoxe apparent – la machinerie administrative mobilisant force fonctionnaires et formalités bureaucratiques pour assurer des mécanismes de publicité et des processus de mise en concurrence visant à promouvoir la sélection de la meilleure offre. Toute production de liberté marchande requiert des règles[25].

Aussi pour faciliter les activités privatives d’occupation domaniale afin de proposer des services (payants) au public, la logique de la gestion l’a-t-elle emporté de manière progressive et irrémédiable au détriment de la logique de la protection du domaine[26]. Le pouvoir de police originel s’est effacé devant le pouvoir de gestion domanial[27]. Le marché est devenu le maître. C’est de cette production d’un droit domanial toujours plus ouvert aux exigences du marché dont il va être question. D’un droit domanial basculant vers l’appropriation privative.

Si les marchands ont fini par conquérir le Temple (I), ce sont ses propres gardiens qui en ont ouvert les portes (II).

L’ordonnancement marchand du domaine public

L’assomption du droit de la concurrence marque non seulement la construction européenne mais encore le droit administratif qui a dû intégrer la légalité de prescriptions de droit commun pour des actes et activités susceptibles de limiter des initiatives privées[28]. Pour résumer ce phénomène désormais classique par une métonymie, les lois de l’offre et de la demande se sont ainsi progressivement imposées aux personnes publiques : en demande tout d’abord, en qualité d’acheteur, par les règles de la commande publique, puis de plus en plus en offre, par la soumission de la gestion des titres d’occupation domaniale à objet économique aux procédures du marché[29].

Une telle matrice ordolibérale[30] a ainsi irrigué le domaine public (A) et la volonté de faire du domaine public un levier de valorisation et de financiarisation patrimoniales a renforcé le basculement de sa gestion dans un mouvement de banalisation (B).

 

A) Le domaine public du marché 

L’extension du domaine du marché vient de loin. La liberté du commerce et de l’industrie a été inauguralement consacrée par le décret dit d’Allarde[31] et, par suite, élevée en principe général du droit par le Conseil d’État[32]. C’est dire si les libertés économiques ont fait très tôt irruption dans notre corpus juridique. C’est une conception négative, bien qu’elle ne soit pas la seule, qui a néanmoins longtemps prévalu et conduit à limiter l’interventionnisme public susceptible d’entraver de telles libertés. Il s’agissait avant tout d’éviter des limitatives excessives et disproportionnées dans la réglementation d’une profession et qui ne seraient pas justifiées par des motifs légitimes tirés de la protection de l’ordre public, de la salubrité ou encore de la protection du domaine public. De la même manière, l’action des pouvoirs publics demeurait notamment subordonnée à la carence ou la défaillance de l’initiative privée[33]. En d’autres termes, l’initiative privée reste la règle, l’initiative publique l’exception[34].

Un tel mouvement de fond a alimenté et s’est renforcé sous l’effet de l’unification européenne, dont le moteur est une intégration économique de plus en plus poussée entre les États membres : le paradigme de la mise en concurrence s’est transformé en une véritable loi d’airain de la nouvelle doxa économique[35]. Cette nouvelle donne économique a contaminé peu à peu toutes les activités et échanges entre les acteurs qu’ils soient économiques ou pas d’ailleurs. La dilatation du marché qui en résulte, et l’érosion corrélative du secteur non-marchand dans lequel s’inséraient naturellement les occupations domaniales, a été rendue possible par une interprétation particulièrement extensive de la notion d’échanges économiques qui attrait dans son champ d’application toute activité de production de biens, de fournitures et de services[36] et ce, indépendamment de la nature publique ou privée du domaine sur lequel elle s’exerce. Pour ce faire, la construction d’un Marché unique a requis la levée des obstacles nationaux au droit d’établissement et aux flux commerciaux et financiers par une régulation juridique efficace, en particulier sous l’égide de la Cour de Justice de l’Union européenne[37] qui “a accéléré l’intégration commerciale entre les États membres en favorisant le rapprochement de leurs arsenaux juridiques[38].

La délivrance des titres d’occupation domaniale ne pouvait rester indemne à une telle attraction par le droit de la concurrence. La prise en compte de ce nouveau paradigme a été progressive, ne s’est pas faite sans heurt et revirement jurisprudentiel. Si le juge administratif censure le pouvoir de l’autorité domaniale restreignant de manière générale et absolue les activités économiques sur le domaine public[39], il reconnaît à l’autorité domaniale le pouvoir de fixer les conditions relatives à l’occupation privative tant en vertu de l’intérêt et de l’affectation du domaine que de l’intérêt général. Le pouvoir de gestion du domaine public ne semble plus désormais représenter une digue face à des considérations de prime abord étrangères à l’intérêt du propriétaire public[40]. Certes, l’État, les établissements publics et les collectivités territoriales recouraient à des procédures de publicité et de mise en concurrence afin, le cas échéant, susciter des propositions alternatives et effectuer un choix au lieu de recourir à une décision unilatérale. Mais la décision Million et Marais va circonscrire un tel pouvoir discrétionnaire en contrôlant davantage le gestionnaire domanial,  sanctionnant le caractère abusif d’une position dominante résultant d’une occupation domaniale[41]. Lorsque les dépendances domaniales sont le siège d’activités économiques, l’autorité gestionnaire doit tenir compte de la liberté du commerce et de l’industrie et de l’ordonnance du 1er décembre 1986[42]. Une telle transformation du principe de légalité administrative, présentée comme un enrichissement[43] (sic), sera inexorable et va venir tout à la fois rencontrer et conforter l’application de la célèbre jurisprudence de la Cour de justice Telaustria[44] imposant le respect des règles fondamentales du Traité et en particulier le principe de non-discrimination en raison de la nationalité pour la conclusion de contrats non soumis à une obligation de publicité et de mise en concurrence. Cerné par l’Autorité en charge de la concurrence[45], la jurisprudence administrative[46] et la majorité de la doctrine[47], le domaine public finira par rejoindre le socle de cette nouvelle ratio, ou plutôt d’une épistémè telle que l’entendait Michel Foucault en tant que “champ épistémologique (…) où les connaissances, envisagées hors de tout critère se référant à leur valeur rationnelle ou à leurs formes objectives, enfoncent leur positivité[48], imposant ainsi une certaine naturalisation à un nouveau comportement[49] : la soumission du domaine public au marché et à une procédure de sélection préalable censée assurer l’effectivité de la concurrence[50]. La position Jean Bouin précisant “qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public” semblait donc condamnée[51].  L’arrêt de la CJUE tempère cette relative immunité[52] et rappelle les conditions et limites dans lesquelles le droit de la concurrence peut finalement prévaloir sur la conclusion des titres domaniaux. En France, sur le seul domaine public pour l’instant.

Paradoxalement, c’est le domaine privé – épargné par l’ordonnance du 19 avril 2017 du fait que la loi d’habilitation n’invitait pas l’exécutif à prendre par ordonnance des mesures concernant cette part de propriété publique pourtant importante – qui tend à devenir le champ d’élection de l’unilatéralité et du gré à gré !  En dépit de l’importance d’enjeux commerciaux souvent considérables, la conclusion de baux commerciaux et leur renouvellement automatique, ou la cession de biens du domaine privé, continueront de relever (pour l’instant[53]) du bon vouloir du propriétaire public et d’une certaine discrétion[54]. Le législateur a donc souhaité favoriser la transparence dans la délivrance des titres d’occupation sur le domaine public tout en laissant de larges pans de l’activité des propriétaires publics sur leur domaine privé dans l’unilatéralité de la décision gestionnaire. Comme si le domaine privé, de par sa nature, permettait d’assurer ab initio un comportement de recherche de la meilleure valorisation possible. Sans pour autant permettre l’assurance et la garantie de la procédure de dévolution de titre privatif la plus… transparente possible. Par une étrange inversion contemporaine, le domaine privé, qui est celui de la satisfaction de ses propres besoins, demeure dans le clair-obscur du bon vouloir de son propriétaire. Censé être le support de ressources financières, il échappe aux mécanismes du marché, tandis que le domaine public présuppose désormais la recherche de son utilisation la plus rentable par des mesures de publicité et de sélection. L’usage marchand du domaine public en assure dorénavant sa compatibilité avec son affectation économique… On nous (é)change notre domaine !

Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt relève que, dès l’Antiquité, le domaine public – entendu dans le sens de la relation à l’autre[55] – est celui non seulement qui nous est commun mais encore celui de l’individualité, de la rivalité entre les rares citoyens et de la distinction[56], d’une aristocratie dans la distribution des charges et des fonctions politiques ; tandis que dans le domaine privé, tourné vers la reproduction et la survie, l’être humain est privé de la relation à l’autre[57].  Pour reprendre à grands frais cet ordre d’idées, la multiplication des occupations privatives renoue avec l’idée de rivalité mais cette fois, non plus pour occuper une fonction sociale ou conquérir une fonction comme dans l’Antiquité arendtienne, mais pour privatiser le domaine public qui insensiblement se dépublicise

Sur le domaine public, la compétition politique a laissé la place à la concurrence marchande.

B) Valorisation domaniale et patrimonialisation des titres d’occupation

Ce sont avant tout des nécessités financières qui ont poussé les collectivités à valoriser indirectement leur domaine aux fins de sa rénovation et de perception d’une redevance, avec l’espoir en fin de convention d’un retour gratuit des biens dans l’escarcelle du propriétaire public. Nécessité (pécuniaire) faisant loi, le domaine public tend inéluctablement à devenir le siège d’activités économiques ou commerciales[58], les personnes publiques affichant leur volonté clairement assumée de tirer profit de son utilisation. Cet impératif de valorisation trouve l’une de ses formulations les plus adéquates dans l’exigence de proportionnalité de la redevance versée au gestionnaire du domaine. Cette dernière doit désormais tenir compte “des avantages de toute nature que procure l’occupation[59]. Parallèlement, la gratuité voit son champ d’application sinon resserré, du moins encadré. Les conditions de détermination de la redevance font l’objet en outre d’un contrôle assez poussé du juge administratif qui opère un contrôle normal sur les déterminants de la redevance et un contrôle dit restreint sur le montant de celle-ci limité à l’erreur manifeste d’appréciation[60], mais dont la pratique apparaît en réalité relativement voisine d’un contrôle de type bilan coûts/avantages[61]. Cette commercialisation du domaine public trouve un épanouissement dans l’actuelle vogue des appels à projet aboutissant à des cessions ou occupations domaniales et, au final, à une fabrication de la ville par des acteurs privés[62].

Cette acculturation du droit de la domanialité publique à un nouveau contexte économique a aussi, et incidemment, plaidé en faveur d’une sécurisation accrue des titres domaniaux de manière à faciliter le financement et, partant les investissements, de leurs bénéficiaires. Ces exigences ont amorcé un mouvement ascendant de “patrimonialisation” des titres domaniaux. En effet, les occupations domaniales sont par nature précaires et révocables dans la mesure où elles préemptent le domaine public, lequel appartient à tous en vertu d’une affectation à l’usage direct du public ou à un service public. Leur révocabilité résulte avant tout des garanties constitutionnelles qui entourent la protection du domaine public[63] en raison de son affectation, lequel ne saurait être durablement grevé sans condition. Cette précarité qui obère fortement la situation du preneur s’est traduit, traditionnellement, par l’absence de réelles prérogatives attachées aux titres domaniaux et, en particulier, par leur incessibilité. L’impossibilité de procéder à une telle cession[64] tirée du caractère personnel de l’occupation délivrée, selon l’adage canonique intuitu personae, voulait avant tout signifier qu’elle était regardée comme un attribut extrapatrimonial insusceptible de tomber dans le commerce. Par ailleurs, et si l’on excepte certains contrats, cette tendance était confortée par la relative absence de droits réels reconnus au preneur, dépourvu des qualités constitutives du propriétaire et dont la lente promotion illustre tout l’attachement, pour ne pas dire l’enracinement séculaire dans une conception non marchande des actes administratifs. Ces restrictions conduisaient en outre à concentrer les risques sur les preneurs, lors même que les personnes publiques attendaient des investissements significatifs de leur part. Ce qui s’est avéré être un obstacle aux ambitions dorénavant décomplexées des personnes publiques de valoriser leur domaine et qui réclamait une économie juridique renouvelée et revalorisée de leur régime.

Transposant les principes applicables aux contrats de la commande publique[65], les réticences ont définitivement cédé devant l’intérêt économique lié à la cession d’un tel titre désormais pleinement consacrée[66]. En posant le principe selon lequel “il ne peut y avoir transfert d’une autorisation ou d’une convention domaniale (…) à un nouveau bénéficiaire que si le gestionnaire de ce domaine a donné son accord écrit”, la Haute juridiction administrative transfigure le régime de l’occupation domaniale. Elle parachève une évolution en brisant des réticences qui reposaient sur des fondements théoriques contestables et d’ailleurs contestés[67]. La reconnaissance d’un droit de type patrimonial sur le domaine n’implique donc en rien une remise en cause quelconque de son affectation que sanctuarise justement une telle dualité de régime. Elle en encadre la réalisation en conditionnant la cession à son acceptation par le gestionnaire de la dépendance en question de manière à en protéger l’affectation. En permettant au surplus aux autorisations de circuler, cette décision contribuera indéniablement à alimenter un marché des obligations source d’enrichissement pour les personnes publiques. En effet, la plus-value qu’est susceptible d’en retirer le cédant pourrait valablement, à notre sens, être intégrée au calcul de la redevance qui, rappelons-le, doit tenir compte des avantages de toute nature que lui procure l’occupation. Incontestablement, la cessibilité des titres d’occupation s’avèrera susceptible de façonner un environnement propice au développement de relations commerciales[68] dont les retombées économiques ne manqueront pas de rejaillir sur le domaine public. Inexorablement, un nouveau modèle économique des occupations domaniales se dessine dont les personnes publiques pourront indéniablement tirer avantage.

La cession est désormais bien ancrée dans notre réalité juridique même si elle ne s’inscrit pas encore assez dans les répertoires de l’action publique. En la matière, la possibilité de constituer et de céder un fonds de commerce sur le domaine public instituée par la loi dite Pinel[69] devrait donner un relief nouveau au transfert des titres domaniaux[70]. La cession des titres d’occupation devrait ainsi connaître un essor nouveau. La “patrimonialisation” des titres domaniaux promet certainement des lendemains qui chantent[71] sauf à ce que, et paradoxalement, ce soit le droit de la concurrence qui viennent en limiter l’expansion quand on sait la position divergente développée par la Cour de Justice qui assimile assez largement l’effet translatif de la cession des contrats de la commande publique à de nouveaux contrats conclus dès lors illégalement. C’est sur ce point, entre autres, que l’on peut mesurer les injonctions paradoxales du droit de la concurrence qui appelle une patrimonialisation accrue des droits domaniaux et, conséquemment, la faculté de pouvoir les céder à un tiers, lequel s’il devait être choisi après une mise en concurrence, reviendrait à en anéantir le principe même. On comprendrait effectivement difficilement qu’une telle position ne trouve pas à s’appliquer aux titres d’occupation domaniale conclus après une mise en concurrence.

Mais le marché n’en est pas à de telles contradictions compte tenu du gisement domanial à exploiter.

Le droit domanial de la concurrence

L’application de l’ordonnance du 19 avril 2017 témoigne de la nouvelle matrice marchande à l’œuvre dans le droit domanial et renforce le basculement de sa gestion dans un mouvement de banalisation patrimoniale (A) et ce, au nom d’un principe largement ininterrogé en raison de sa présentation comme une évidence : la transparence (B).

A) Le droit de la concurrence des occupations domaniales

C’est pour l’essentiel la directive 2006/123 relative aux services dans le marché intérieur qui fixe l’environnement normatif entourant la conclusion des occupations domaniales. Cette dernière encadre notamment les régimes d’autorisation instaurés par les États membres pour l’accès à une activité de service, entendue comme toute activité économique non salariée, ou à son exercice. Plus précisément, ces régimes consistent dans l’institution d’une procédure obligeant un prestataire ressortissant d’un État membre de l’Union européenne à effectuer une démarche auprès d’une autorité compétente en vue d’obtenir un acte formel autorisant l’exercice d’une activité économique. L’on songe ainsi sans peine aux titres dévolutifs portant occupation du domaine public visés par les articles R. 2122-1 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques, résultant d’une décision unilatérale ou d’une convention. Or, lorsque le nombre d’autorisations disponibles pour une activité donnée est limité en raison de la rareté des ressources naturelles ou des capacités techniques utilisables[72], les États membres doivent appliquer une procédure de sélection entre les candidats potentiels qui prévoit toutes les garanties d’impartialité et de transparence, notamment la publicité adéquate de l’ouverture de la procédure, de son déroulement et de sa clôture[73].

La soumission des propriétaires publics à de tels impératifs revient à transformer les agents publics en charge de l’administration du domaine public à intégrer les mécanismes du marché entendus au sens de la transparence des procédures de publicité et de mise en concurrence, d’attribution impartiale et d’égalité de traitement des candidats à l’occupation. Une telle intériorisation ne s’effectue pas sans heurts tant l’intérêt général s’est longtemps défini par rapport au non-marchand. Une telle intériorisation aboutit à une disciplinarisation des fonctionnaires quant à l’application de ces procédures de sélection. Le fonctionnaire se voit transformé en une sorte d’Autorité de la concurrence à son insu. Cette individuation professionnelle débouche sur un contrôle du respect des lois du marché quant à l’attribution des titres domaniaux à objet économique. Mais, ici encore, Kafka rejoint Foucault car, si l’extension du domaine marchand requiert une normation sans cesse accrue pour la favoriser et une bureaucratisation pour la contrôler[74], une certaine instabilité du régime juridique de la mise en concurrence domaniale provoque un mouvement qui repousse sans cesse les limites de l’imagination juridique pour opérer la sélection des candidatures.

En effet, l’ordonnance ajoute au Code général de la propriété des personnes publiques l’article L. 2122-1-1 disposant que “Sauf dispositions législatives contraires, lorsque le titre mentionné à l’article L. 2122-1 permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester”. En somme, la procédure de principe laisse une marge d’appréciation à l’autorité gestionnaire dans le choix du support de publicité utilisé, faute de précisions. Le champ d’application de cette procédure est potentiellement vaste compte tenu de l’attractivité de la notion d’exploitation économique qui, telle un trou noir, aspire des activités sociales à faible coloration économique. Le second alinéa ajoute au flou puisque “Lorsque l’occupation ou l’utilisation autorisée est de courte durée ou que le nombre d’autorisations disponibles pour l’exercice de l’activité économique projetée n’est pas limité, l’autorité compétente n’est tenue que de procéder à une publicité préalable à la délivrance du titre, de nature à permettre la manifestation d’un intérêt pertinent et à informer les candidats potentiels sur les conditions générales d’attribution”. La rédaction malaisée de l’ordonnance (mais combien dure une courte durée[75] ?), et dans l’attente des précieuses précisions jurisprudentielles, tout en laissant place aux capacités créatives du gestionnaire pour une meilleure valorisation domaniale, place les services des autorités domaniales dans une situation inconfortable, les obligeant à relancer une véritable mise en concurrence en cas de manifestation d’un intérêt pertinent pour une occupation sans réelle enjeu financier ou à devoir évaluer des projets pas comparables… Une troisième procédure est enfin prévue à l’article L. 2122-1-4 dudit Code “Lorsque la délivrance du titre mentionné à l’article L. 2122-1 intervient à la suite d’une manifestation d’intérêt spontanée, l’autorité compétente doit s’assurer au préalable par une publicité suffisante, de l’absence de toute autre manifestation d’intérêt concurrente”. Le gestionnaire domanial est ainsi dans l’obligation de procéder à un avis d’appel à manifestation d’intérêt concurrent avec la fragilité de recevoir une manifestation d’intérêt alternative difficilement comparable pour les départager. Progrès du droit ou byzantinisme pathogène ?

De telles incertitudes se retrouvent également dans les exceptions plutôt générales à la sélection préalable[76] qui ne viennent pourtant pas atténuer ou contredire l’impératif de valorisation patrimoniale puisque les exceptions sont d’interprétation stricte et que face à un tel flou juridique[77], les services gestionnaires opteront pour la procédure la plus émulative. Dans Le Procès, Kafka évoque l’épuisement du condamné à chercher les règles de droit qu’il aurait enfreintes. Avec la schizophrénie du capital[78] qui repousse sans cesse les limites du droit pour se développer, il s’agit de chercher sans arrêt l’application de la règle de droit qui pourrait assurer la plus grande concurrence possible et souhaitable. L’extension du domaine du marché fait donc le procès du droit administratif. Mais d’un procès non au sens d’accusation mais au sens de son développement en vue de favoriser l’extension de la raison marchande[79]

            Avant certainement à terme une promoimpresation du domaine privé[80].

B. Les bornes de la transparence

Le Conseil d’État, dans son étude annuelle de 2015 intitulée L’action économique des personnes publiques, synthétisait parfaitement ce nouvel état du droit : “un droit exogène ne s’est pas insinué dans notre tradition juridique, car le droit de l’Union est bien le nôtre, nous prenons part à son élaboration et à son application, et il sert la promotion de nos intérêts[81]. Aussi l’imprégnation par capillarité de la logique du marché dans la délivrance des titres d’occupation à objet économique est œuvre nationale dans la participation à la construction progressive d’un marché unique de plus en plus intégré. Un des moteurs de cette consolidation est la transparence, qui opère telle une idéologie au sens où l’entendait Louis Althusser, “le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence[82]. Idéologie qui permet la reproduction des rapports sociaux sous le sceau du marché. Idéologie qui masque l’aliénation induite par cette quête de la transparence. Idéologie enfin qui donne un sens – ô combien illusoire – à ce rapport imaginaire. Ce rapport imaginaire toutefois, pour qu’il puisse fonctionner, doit être pourvu “d’une existence matérielle[83]. D’où pour soutenir et alimenter un tel rapport, des actes matériels tournés vers la technicité juridique, une sophistication à hauteur de la croyance en la transparence. Raffinement des procédures internes dans une autopoïétique sans fin. Scrutation de la vérité jurisprudentielle pour alimenter ce cercle de vertu. Déférence à l’égard du formalisme du rapport d’analyse. C’est qu’avec l’idéologie, “le sujet agit en tant qu’il est agi par le système[84]… De quoi cette idéologie[85] est-elle le nom ?

Le nouveau droit du domaine public repose sur le postulat selon lequel la concurrence libre et non faussée est vertueuse, et ses défenseurs d’en dresser notamment la liste des bienfaits : meilleure incitation à l’innovation, augmentation de la productivité au travers de la mise en œuvre d’une organisation scientifique du travail, bonne allocation des ressources, réduction des gaspillages, etc. C’est au XIXe siècle, d’ailleurs en plein essor de la pensée positiviste, que la science économique obtiendra ses lettres de noblesse et bénéficiera d’une caution épistémologique qui lui permettra de rivaliser avec le matérialisme historique à prétention scientifique qu’incarnera la marxisme, grâce notamment aux travaux des économistes Léon Walras (1834-1910) et Vilfredo Pareto (1848-1923). Ces derniers ont en effet tenté de démontrer que la loi naturelle de l’offre et de la demande conduisait tout à la fois à un équilibre général sur les marchés et à une situation d’optimum. Depuis, le paradigme de la concurrence pure et parfaite qui en constituait le soubassement a été révisé dans ses fondements épistémiques et la théorie des marchés contestables qui lui a succédé inspirera directement le droit européen de la concurrence. Un marché concurrentiel est désormais un marché contestable, lequel suppose la libre entrée et sortie pour un opérateur sur un marché donné. Cette théorie gouvernera la libéralisation des marchés de la poste et des communications et, plus récemment des transports. Elle fonctionne en opérant un découplage entre l’infrastructure, dont les coûts exorbitants à l’entrée justifient qu’elle reste propriété publique, et la gestion du réseau qui peut dès lors faire l’objet d’une appropriation privative.

Mutatis mutandis, c’est à cette logique que s’abreuve le nouveau droit domanial de la concurrence qui entend dorénavant ouvrir à la concurrence les infrastructures publiques. Sauf qu’en pratique, peu d’opérateurs disposeront de la capacité financière pour assumer notamment une telle gestion publique En effet, la concurrence, loin de favoriser des marchés contestables, aboutit souvent à des situations oligopolistiques de groupes puissants contrôlant des secteurs d’activité économique[86]. Sans une étude publique d’envergure nationale ou européenne pour en justifier justement les bienfaits… L’idéologie de la transparence fonde le droit de la commande publique et désormais irrigue le droit de l’occupation du domaine public. Originellement, l’obligation de transparence a été (im)posée par la Cour de Justice de l’Union européenne afin que les États membre s’assurent du respect du principe de non-discrimination en raison de la nationalité des entreprises[87]. Pour la Cour, “cette obligation de transparence qui incombe au pouvoir adjudicateur consiste à garantir, en faveur de tout soumissionnaire potentiel, un degré de publicité adéquat permettant une ouverture du marché des services à la concurrence ainsi que le contrôle de l’impartialité des procédures d’adjudication[88]. La transparence a ainsi été conçue pour assurer le principe d’égalité entre les opérateurs de l’Union en proscrivant les discriminations entre entreprises nationales et ressortissantes de l’Union[89], telles que les restrictions d’établissement (art. 49 TFUE). Dans sa communication interprétative du 23 juin 2006, la Commission européenne précise ainsi que l’obligation de transparence impose l’accès aux informations pertinentes du marché pour qu’une entreprise située sur un territoire d’un autre État membre puisse soumissionner[90]. La transparence, parée de la vertu de la lutte contre les discriminations, a pour moyen la concurrence.

Pour autant, l’objectif est-il réellement atteint ? Les procédures déployées, par leur degré de sophistication et leur contrôle juridictionnel, assortie d’incriminations pénales en cas d’infractions, atteignent-elles la finalité assignée ? la récurrence des affaires en matière de commande publique, liées à des ententes entre soumissionnaires ou de corruption des décideurs permet d’en douter[91]. Sauf à considérer que, au contraire, de telles règles permettent désormais de mieux prévenir et prohiber de tels agissements. Mais force est néanmoins de constater, de manière pragmatique, que le marché et la transparence, cette dernière assurée par des mécanismes de commande publique, sont à la fois opposés et complémentaires, le premier ayant besoin de la seconde pour lui octroyer brevet de respectabilité et de vérité. L’économie de marché est consubstantiellement liée au secret[92], à l’entente et à des concentrations pour fuir les mécanismes de la libre concurrence. Le marché est aux mains des marchands et ce mouvement vers l’appropriation est permanent, tempéré toutefois par les actions publiques visant à le réguler et en assurer sa fluidité pour qu’il puisse fonctionner. De cette manière de voir, les règles mises en œuvre par les autorités et acheteurs publics permettent d’assurer dans une certaine mesure les conditions théoriques d’un marché libre et non faussé. L’administration est à l’origine du fonctionnement libéral de l’économie. La contrainte procédurale comme condition de la liberté. Le marché et la transparence sont dès lors dans un rapport inversé et articulé, à l’image de la bouteille de Klein. Si “l’apparent est (…) tout à la fois ce qui se montre clairement aux yeux, ou à l’esprit, et ce qui ne correspond pas à la réalité[93], l’idéologie de la (trans)apparence permet de résoudre une telle contradiction.

L’idéologie de la transparence imprègne dorénavant le droit des occupations domaniales[94] dont la détermination de la vocation économique est décisive et laisse entendre qu’une activité marchande marginale puisse procurer un quelconque avantage[95]. Ce que l’on peut appeler la télaustrialisation des occupations domaniales devra probablement s’apprécier à l’aune d’autres critères, ainsi de la rareté ou de l’intérêt transfrontalier. Ce dernier syntagme ne saurait simplement signifier la localisation d’un marché à la proximité de la frontière d’un autre État membre. Il n’est pas réductible à un simple critère géographique mais attrait toute activité susceptible d’attirer des opérateurs potentiels situés dans un autre État membre, un tel intérêt est présumé si le montant dépasse les seuils communautaires.

La transparence a fini par enserrer les règles d’attribution des titres d’occupation domaniale dans la commande publique[96].

 Que reste-t-il du domaine public ? Un repli prévisible sur un noyau dur afin de favoriser l’extension du domaine du marché et des libertés économiques[97] ? Le lieu de la sécurité[98] ? Le (non) lieu de la marchandisation de la ville[99] ? Lieu ouvert au public, le domaine est aussi le lieu de l’occupation privative sous réserve du versement en principe d’une redevance[100] et de sa compatibilité avec son affectation. Désormais cependant, le terme affectation doit être compris dans son acception métajuridique et commune : en le valorisant, le management domanial l’a définitivement affecté.

* Les propos tenus dans cet article relèvent de la responsabilité de leurs auteurs et ne sauraient engager l’institution à laquelle ils appartiennent.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 235.

[1] CJUE, 14 juillet 2016, Promoimpresa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro, Regione Lombardia, aff. C-458/14 et Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo, Provincia di Olbia Tempio, en présence de Alessandro Piredda e.a., aff. C-67/15 ; note R. Noguellou, AJDA, 2016, p. 2176 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, CMP, 2016, comm. 291 et repère 11 ; P. Proot, CP-ACCP, 2016, p. 70 ; O. Didriche, AJCT, 2017, p. 109 ; F. Lombard, RTD Com., 2017, p. 51 ; P. Terneyre, BJCP, 2017, n°110, p. 40.

[2] Directive n°2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, JOUE, L 376, 27 décembre 2006, pp. 36-68 ; Europe, dossier, juin 2007, pp. 6-34.

[3] De telles obligations s’imposant pour des contrats de la commande publique emportant occupation domaniale. Sur ces délicates distinctions, Rémi Rouquette, “La passation des conventions domaniales”, DA, n°3, mars 2003, chron. 100000 ; Aurélien Burel, “Contrats d’occupation du domaine public et contrats de la commande publique, quelle articulation ?”, AJCT, décembre 2016, p. 605 et s.

[4] Sur ce mouvement de fond, Sophie Comellas, Les titres d’occupation du domaine public à des fins commerciales, Réflexion sur la mise en place de formalités préalables à la délivrance, préface de Françoise Fraysse, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2014.

[5] CE, Sect., 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean-Bouin, Rec., p. 472 avec les concl. N. Escaut ; S. Nicinski, AJDA, 2010, p. 2343 ; E. Glaser, AJDA, 2011, p. 18 ; S. Braconnier et R. Noguellou, RDI, 2011, p. 162 ; J.-D. Dreyfus, AJCT, 2011, p. 37 ; J.-P. Kovar, RTDE, 2011, p. 496 ; G. Eckert, CMP, 2011, n° 25 ; F. Brenet et F. Melleray, DA, 2011, n° 17 ; P. Hansen, CP, 2011, p. 56 ; CE, 15 mai 2013, Ville de Paris, Rec., p. 144 ; X. Domino et A. Bretonneau, AJDA, 2013, p. 1271 ; S. Braconnier, RDI, 2013, p. 367 ; S. Hul, AJCT, 2013, p. 470 ; F. Brenet, DA, 2013, n° 63.

[6] Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques, JO, 20 avril 2017, texte n°7.

[7] Ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques, JO, 20 avril 2017, texte n°8. Pour une présentation, Guylain Clamour, “La mise en concurrence domaniale”, BJCP, 2017, p. 205 et s. ; “Une nouvelle donne pour l’occupation domaniale”, CMP, mai 2017, comm. 114 ; Philippe S. Hansen, “La réforme du Code général de la propriété des personnes publiques”, JCP A, 2017, n°17-18, p. 33 et s. ; Jean-Philippe Borel, “Le point sur l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques”, AJDI, 2017, p. 828 et s. ; Christine Maugüé et Philippe Terneyre, “Ordonnance domaniale : un bel effort pour la modernisation du CGPPP ! ”, AJDA, 2017, p. 1606 et s. ; Christophe Roux, “La dévolution transparente des titres d’occupation du domaine public”, DA, juin 2017, p. 15 et s. ; Philippe Guellier et Julien Brulas, “Sécurisation et simplification des règles de gestion du domaine public dans le cadre de l’ordonnance du 19 avril 2017”, CP, n°178, juillet-août 2017, pp. 50-53 ; Jean-Gabriel Sorbara,  “La modernisation du droit des propriétés publiques par l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017”, RFDA,  2017, p. 705 et s.

[8] Didier Linotte, “Le droit public de la concurrence”, AJDA, 1984, pp. 64-65.

[9] Jean-Arnaud Mazères, “L’un et le multiple dans la dalectique marché-nation, essai d’approche juridique”, in Brigitte Stern (dir.), Marché et Nation, Regards croisés, Montchrestien, 1995, p. 91.

[10] Voir Jacques Caillosse, “Personnes publiques et concurrence : quels enjeux théoriques ?”, AJDA, 2016, p. 761 et s.

[11] Conseil d’État, Réflexion sur l’orientation du droit des propriétés publiques, EDCE, n°38, 1987.

[12] Ce basculement n’est pas neutre : “le terme de propriété publique (ou encore de patrimoine public) est venu remplacer celui, historiquement usité, de domaine pour désigner, en droit public français, l’ensemble des propriétés des collectivités publiques”, Michaël Bardin, “L’aménagement indispensable et la modernité de la domanialité publique”, JCP A, n°24, 10 juin 2013, 2171.

[13] Voir le chapitre “Une propriété publique en quête de rentabilité”, Jacques Caillosse, La constitution imaginaire de l’administration, PUF, coll. Les voies du droit, 2008, p. 76 et s.

[14] Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, JO, 22 avril 2006, p. 6024 ; Christine Maugüé et Gilles Bachelier, “Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques”, AJDA, 2006, p. 1073.

[15] Stéphane Manson, “L’occupation contractuelle du domaine public : essai de clarification et de remise en ordre”, RDP, 2009, p. 19 et s.

[16] De tels mécanismes (conventions de superposition d’affectation ou de transfert de gestion) ont pour objectif d’assurer une gestion efficiente du domaine par un tiers tout en conservant sa propriété. Sur ce point, Philippe Proot, “Les outils de gestion du domaine public”, CP, n°119, mars 2012, pp. 34-36 ; et sur l’analyse de cette dissociation, Jean Dufau, “Propriété publique et domanialité publique”, AJDA, 2012, p. 1381-1387.

[17] Quant au droit de superficie, il “confère à une autre personne que le propriétaire du sol, la propriété des installations édifiées sur ou sous une parcelle”, Laurent Eisenman, “Propriété privée et domanialité publique virtuelle”, LPA, 18 août 1997, n°99, p. 4 et s.

[18] Sur ces aspects, Conseil d’État, La valorisation économique des propriétés des personnes publiques, colloque du 6 juillet 2011, Direction de l’information légale et administrative, La documentation française, coll. Droits et Débats, 2012,  spéc. p. 41 ; Charles Albouy, “Le bail emphytéotique administratif ou les prémices de la valorisation du domaine public”, Construction-Urbanisme, mars 1998, pp. 5-7 ; Philippe Proot, “Bail emphytéotique administratif et domanialité public”, CP, n°108, mars 2011, pp. 39-42 ; Nil Symchowicz, “Droits réels et contrats domaniaux”, CP, n°54, avril 2006, pp. 33-37 ; Christine Combe, “Les droits réels sur le domaine public, Ambiguïtés et limites”, DA, décembre 2001, p. 4 et s.

[19] Philippe Yolka, “Propriété commerciale des occupants du domaine public : crever l’abcès”, JCP A, n°25, 25 juin 2012, 2209.

[20] Nonobstant des vagues de cession immobilière pour renflouer les caisses. En ce sens, Philippe Yolka, “Un État sans domaine ? ”, AJDA, 2003, p. 1017.

[21] Christophe Mondou, Le domaine public des collectivités territoriales, Territorial éditions, coll. Dossier d’experts, 2016, p. 127.

[22] Sur ce point, Samuel Deliancourt, “L’occupation privative du domaine public : de l’occupation payante à la gratuité, du droit à la réalité”, Mélanges en l’honneur du Professeur Dominique Turpin, État du droit, état des droits, LGDJ-Lextenso éditions, coll. des Mélanges du Centre Michel de l’Hospital, 2017, p. 815 et s.

[23] Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Cahiers libres, 2012.

[24] Éloi Laurent, Nos mythologies économiques, Les Liens qui libèrent, coll. Babel essai, 2016, p. 18.

[25] Sur ce phénomène, l’analyse de Jean Terrel, Politiques de Foucault, PUF, coll. Pratiques théoriques, 2010, spéc. pp. 104-105.

[26] Sur ce phénomène, Patrice Chrétien, “Public et privé dans le Code général de la propriété des personnes publiques”, Études en l’honneur du Professeur Jean-Arnaud Mazères, LexisNexis SA, 2009, spéc. p. 141.

[27] Christian Lavialle, “Regard sur l’appropriation publique”, in Daniel Tomasin (dir.), Qu’en

est-il de la propriété ? L’appropriation en débat, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, Toulouse, 2006, § 21 et s. (http://books.openedition.org/putc/1758>. ISBN : 9782379280252. DOI : 10.4000/books.putc.1758).

 

[28] À la suite de l’article 53 de l’ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence disposant que “Les règles définies à la présente ordonnance s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques notamment dans le cadre de conventions de délégation de service public”, JO, 9 décembre 1986, p. 14773 ; codifié à l’art. L. 410-1 du Code de commerce ; CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. J.-H. Stahl ; CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. J.-H. Stahl ; chron. T.-X. Girardot et F. Raynaud, AJDA, 1997, p. 945 ; note O. Guézou, AJDA, 1998, p. 247 ; note Y. Gaudemet, RDP, 1998, p. 256 ; GAJA, n° 94. Voir Michaël Karpenschif, “Dix ans après l’arrêt Million et Marais : et après ?”, JCP A, n°44, 29 octobre 2007, 2281.

[29] Benoît Delaunay, Droit public de la concurrence, LGDJ, Lextenso éditions, coll. Manuel, 2015, § 841, pp. 389-390 ; qui renvoie notamment à Philippe Yolka, “L’offre et la commande”, JCP A, 24 décembre 2012, p. 2.

[30]Il s’agit littéralement d’institutionnaliser l’économie de marché dans la forme d’une « constitution économique » elle-même partie intégrante du droit constitutionnel positif de l’État, de manière à développer la forme de marché la plus complète et la plus cohérente”, Pierre Dardot, Christian LavalLa nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Poche, 2009, 2010, p. 198.

[31] Loi du 2-17 mars 1791 portant suppression de tous les droits d’aides, de toutes les maîtrises et jurandes et établissement des droits de patente (article 7 : “à compter du 1er avril prochain, il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, d’en acquitter le prix suivant les taux ci-après déterminés et de se conformer aux règlements de police qui sont ou pourront être faits”).

[32] CE, Ass., 22 juin 1951, (1ère esp.), Sieur Daudignac ; (2e esp.), Fédération nationale des photographes-filmeurs, Rec., pp. 362 et 363 ; concl. F. Gazier, (1ère esp.), D., 1951, II, p. 589 ; GAJA, 21e éd., n° 61 ; Gérard Gonzalez, “Domaine public et droit de la concurrence”, AJDA, 1999, p. 387 et s. ; Olivier Amiel, “Vers la fin du particularisme du droit de la domanialité publique ?”, RRJ, 2007, p. 743 et s.

[33] CE, Sect., 30 mai 1930, (2e esp.), Chambre syndicale du commerce de détail de Nevers et sieur Guin, Rec., p. 583 ; concl. Josse, note Alibert, S., 1931, III, p. 73 ; GAJA, n° 41.

[34] L’action économique publique étant désormais subordonnée à une égale concurrence, CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, Rec., p. 272 ; concl. D. Casas, RFDA, 2006, p. 1 048 ; chron. C. Landais et F. Lenica, AJDA, 2006, p. 1 592 ; note M. Bazex, DA, août-septembre 2006, p. 21 ; chron. B. Plessix, JCP G, 2006, I, p. 1 754.

[35] Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, L’Harmattan, coll. Logiques politiques, 1994.

[36] CJCE, 16 juin 1987, Commission c/Italie, aff. n°118/85, Rec., p. 2599.

[37]La Cour apparaît alors, justement, comme étant à l’origine, au moins partiellement, de l’ordre juridique qu’elle est chargée d’appliquer”, Joseph H.H. Weiler, “Une révolution tranquille. La Cour de justice des communautés européennes et ses interlocuteurs”, Politix, n°32, 1995, p. 120.

[38] Éloi Laurent, Nos mythologies économiques, op. cit., p. 20.

[39] CE, 29 janvier 1932, Société des autobus Antibois, Rec., p. 117.

[40] Dans une décision du 5 mai 1993, Association “Liberté dans les gares”, le Conseil d’État juge que “ni les dispositions de lordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, ni le principe de la liberté du commerce et de lindustrie, ne font obstacle à lexercice de ce pouvoir de gestion” (req. n°91772).

[41] Si la solution mérite d’être soulignée, sa portée, en revanche, doit être relativisée puisque ce n’est qu’incidemment et eu égard à ses effets que le droit de la concurrence est susceptible de saisir le droit de la propriété publique.

[42] CE, Sect., 26 mars 1999, Société Eda, Rec., p. 96 ; concl. J.-H. Stahl, note M. Bazex, AJDA, 1999, p. 427 et s. ; CE 23 mai 2012, Régie autonome des transports parisiens, Rec., p. 232 ; concl. N. Boulouis, BJCP, 2012, p. 291 et s. ; note S. Nicinski, RFDA, 2012, p. 1181.

[43] Sophie Nicinski, “Les évolutions du droit administratif de la concurrence”, AJDA,  2004, p. 751 et s. ; Jean-Marc Sauvé, allocution d’ouverture du colloque “À quoi sert la concurrence ?”, Assemblée nationale, 4 décembre 2014 (http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/A-quoi-sert-la-concurrence).

[44] CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria Verlags GmbH et Telefonadress GmbH contre Telekom Austria AG, aff. C-324/98, Rec., 2000, p. I-10745 (cf. infra).

[45] Conseil de la concurrence, 21 octobre 2004, avis n° 04-A-19
relatif à l’occupation du domaine public pour la distribution de journaux gratuits.

[46] TA Nîmes, 24 janvier 2008, req. n°0620809, Société des trains touristiques G. Eisenreich ; note J.-D. Dreyfus, AJDA, 2008, p. 2172.

[47] De manière générale, sur la difficile place d’une lecture critique à l’Université, Duncan Kennedy, L’enseignement du droit et la reproduction des hiérarchies, Une polémique autour du système, (1982), éd. française établie par Thomas Déri, Marie-Ève Lamy et Claude-Catherine Lemoine, Lux Éditeur, 2010.

[48] Michel Foucault, Les mots et les choses, Une archéologie des sciences humaines, Éditions Gallimard, coll. Tel, 1966, p. 13 ;

[49]Dévoilant les déterminismes qui commandent une partie considérable des idées et des actions, la notion d’épistémè fait apparaître les comportements prétendument libres et raisonnés comme relevant en définitive bien davantage du simple réflexe que de la réflexion proprement dite”, Jean-Claude Vuillemin, “Réflexions sur l’épistémè foucaldienne”, Cahiers philosophiques, 2012/3, p. 40 (https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2012-3-page-39.htm).

[50] Charles Vautrot-Schwarz, “La publicité et la mise en concurrence dans la délivrance des titres d’occupation domaniale”, AJDA, 2009, p. 568 et s. Les articles juridiques sur ce sujet sont légion. Pour une bibliographie, Philippe Hansen, “Modalités d’attribution des autorisations d’occupation et d’utilisation des biens publics”, JurisClasseur Propriétés publiques, fasc. 77-50 (18 mars 2018) ; Norbert Foulquier, Droit administratif des biens, 4e éd., LexisNexis, coll. Manuel, 2018, note 323, p. 356.

[51] Alexandre Vandepoorter, “Montages immobiliers et concurrence, 3, Les « principes généraux de la commande publique »”, La Gazette, 4 juillet 2011, pp. 50-52.

[52] Sur l’interdiction de discrimination d’une redevance domaniale sur le fondement de l’article 86 du Traité de Rome, TPI, 12 décembre 2000, Aéroports de Paris c/Commission européenne et Alpha Flight Service, aff. T/128-98, Rec., p. II-03929.

[53] Nelly Sudres, “Occupation du domaine privé, ordonnance du 19 avril 2017 et mise en concurrence”, AJDA, 2017, p. 2110 et s.

[54] Sauf lorsque la vente s’accompagne d’obligations à la charge de l’acquéreur, Olivier Didriche, “Ventes avec charges et mise en concurrence”, AJCT, 2014, p. 98 et s.

[55] Vincent Lefebve, “Hannah Arendt nous aide-t-elle à penser l’espace public ?”, Scènes, n°29, automne 2010, p. 31 (http://www.philodroit.be/Hannah-Arendt-nous-aide-t-elle-a); Jean-Arnaud Mazères, “Public et privé dans l’œuvre d’Hannah Arendt : de l’opposition des termes aux termes de l’opposition”, RDP, 2005, p. 1047 et s.

[56] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, (1958), traduit de l’anglais par Georges Fradier, préface de Paul Ricœur, Calmann-Lévy, coll. Agora, 1961 et 1983, p. 80 et p. 92.

[57] Ibid., p. 99.

[58] Yves Gaudemet, “À propos de la valorisation économique des propriétés publiques”, RDP, n°5, 2012, p. 1223 et s. Tendance qu’a accompagnée le Code général de la propriété des personnes publiques avec le passage d’une logique de conservation à une logique de valorisation du domaine public.

[59] Art. L. 2125-1 du Code général de la propriété des personnes publiques.

[60] CE, 1er février 2012, RTE EDF Transports, req. n° 338665.

[61] CAA Paris, 17 octobre 2013, Ville de Paris c/ Fédération française de tennis, req. n° 13PA00911.

[62] Bruno Depresle, “L’aménagement de la Ville, une affaire publique”, Urbanisme, n°408, printemps 2018, pp. 72-73.

[63] CC, déc. n° 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social, Rec. CC, p. 61 ; note J. Rivero, AJDA, 1986, p. 575 ; Yves Gaudemet, “Constitution et biens publics”, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°37, octobre 2012 (en ligne).

[64] CE, 10 mai 1989, Munoz, req. n° 73146.

[65] CE, avis du 8 juin 2000, n° 141654.

[66] CE, 18 septembre 2015, Société Prest’Air, req. n° 387315.

[67] Yves Gaudemet, “À propos de la valorisation économique des propriétés publiques”, art. préc. Aussi le régime de l’occupation domaniale est-il davantage fonctionnel que foncier et donc par nature compatible avec une telle évolution.

[68] Sur ce mouvement plus général, Thibault Soleilhac, “Vers une commercialité des autorisations administratives”, AJDA, 2007, p. 2178 et s.

[69] Loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 relative à l’artisanat, au commerce et aux très petites entreprises, JO, 19 juin 2014, p. 10105.

[70] Sur ce mouvement de fond, Robert Rezenthel, “L’exploitation du fonds de commerce sur le domaine public : vers la fin d’un malentendu”, Gazette du Palais, 10 février 1998, p. 196 et s.

[71] En ce sens, Odile de David Beauregard-Berthier, “Statut du commerçant installé sur le domaine public, Faut-il mettre fin à l’exclusion de la propriété commerciale sur le domaine public ? ”, AJDI, 2005, p. 633 et s. ; Robert Rezenthel et David Blondel, “L’avenir du bail commercial et le déclin de l’exception de la domanialité publique“, JCP Entreprise et Affaires, 15 novembre 2001, p. 1807 et s.

[72] Sur ces aspects, la thèse de Jean-François Calmette, La rareté en droit public, préface de Lucien Rapp, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2004.

[73] Article 12 de la directive préc.

[74] Sur cette bureaucratie de marché, Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Éditions La Découverte, coll. Cahiers libres, Paris, 2012.

[75] La circulaire de la DGFIP du 19 octobre 2017 évoque l’application de cette procédure de publicité simplifiée pour un grand nombre de de demandes d’installations lors de fêtes foraines et de cirques sans toutefois indiquer une quelconque durée (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/11/cir_42752.pdf) ; JCP A, n° 51-52, décembre 2017, 2321.

[76] Une dérogation à cette mise en concurrence est ainsi admise par l’article L. 2122-1-3 lorsque l’organisation de cette procédure s’avère impossible ou non justifiée en raison notamment du fait qu’une “seule personne est en droit ou susceptible d’occuper la dépendance du domaine public en cause” ou “lorsque les caractéristiques particulières de la dépendance, notamment géographiques, physiques, techniques ou fonctionnelles, ses conditions particulières d’occupation ou d’utilisation, ou les spécificités de son affectation, le justifient”.

[77] Alors que d’éminents juristes justement plaidaient pour une mise en concurrence en vue d’une plus grande sécurité juridique de dévolution des titres. En ce sens, Philippe Hansen, ”L’instabilité jurisprudentielle en matière d’occupation privative du domaine public”, AJDA, 2009, p. 1078 et s.

[78] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’anti-Œdipe, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », nouvelle éd. augmentée, 1972/1973.

[79] Sur ce débat, Frédéric Rolin, “Le droit administratif est-il au service du Grand Capital ? ”, AJDA, 2016, p. 921 ; Aurélien Antoine et Thomas Perroud, “Le « Capital au XXIe siècle » et le droit administratif”, AJDA, 2016, p. 1361.

[80] Philippe Terneyre, Rozen Noguellou, “Ordonnances domaniales : encore un effort pour les cessions ! ”, AJDA, 2017, p. 1102 et s.

[81] Jean-Marc Sauvé, Avant-propos, in Conseil d’État, L’action économique des personnes publiques, étude annuelle, La Documentation française, 2015, p. 6.

[82] Louis Althusser, “Idéologie et appareils idéologiques d’État, (Notes pour une recherche)”, Positions, (1964-1975), Éditions sociales, 1976, p. 101.

[83] Ibid., p. 106.

[84] Ibid., p. 109.

[85] Pour Achille Rossi, “l’économie s’est identifiée à la réalité : il n’existe rien en dehors d’elle”. Drapée de certains atours relevant de l’idéologie, elle est “ce à quoi nous croyons sans en être conscient, cette espèce de creuset qui définit pour nous les limites de la réalité”, Le mythe du marché, traduit de l’italien par Alain Martin, Climats, coll. Essais, Castelnau-le-Lez, 2005, (1ère éd. 2002), p. 30.

 

[86] Sur ce point, les démonstrations de Jacques Généreux, Les vraies lois de l’économie, Éditions du Seuil, coll. Points économie, 2005, pp. 121-129 ; La grande régression, 3, À la recherche du progrès humain, Éditions du Seuil, coll. Points économie, 2010, 2011, pp. 63-69.

[87] CJCE, 18 novembre 1999, Unitron Scandinavia A/S et 3 S, aff. C-275/98, Rec., I, p. 8291, point 31 : “II convient toutefois de noter que le principe de non-discrimination en raison de la nationalité ne saurait être interprété restrictivement. Il implique, notamment, une obligation de transparence afin de permettre au pouvoir adjudicateur de s’assurer de son respect”.

[88] CJCE, 7 décembre 2000, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH et Telekom Austria AG, aff. C-324/98, point 62.

[89] CJCE, 18 juin 1985, Steinhauser c/Ville de Biarritz, Rec., p. 1819. Sur ce sujet, Rémy HernuPrincipe d’égalité et principe de non-discrimination dans la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 232, 2003.

[90] Commission européenne, Communication interprétative relative au droit communautaire applicable aux passations de marchés non soumises ou partiellement soumises aux directives marchés publics, 2006/C 179/02, JOUE, 1er août 2006, pp. 3 et 5.

[91] Pour un exemple récent, Franck Johannès, “Révélations sur des soupçons de corruption sur le marché parisien de l’eau”, Le Monde, 13 mars 2018 (http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2018/03/13/revelations-sur-des-soupcons-de-corruption-sur-le-marche-de-l-eau-parisien_5270068_1653578.html).

[92] Aurélien Colson, “Gérer la tension entre secret et transparence, Les cas analogues de la négociation et de l’entreprise”, Revue française de gestion, n° 153, 2004/6, p. 87 et s. (en ligne).

[93] Agnès Rabagny, L’image juridique du monde, Apparence et réalité, PUF, coll. Droit, Éthique, Société, 2003, p. 11

[94] Alors que les principes dégagés par la décision Telaustria ne devraient s’appliquer qu’au domaine de la commande publique, selon Cyrille Bardon et Yann Simonnet, “Telaustria : quel périmètre ? ”, DA, janvier 2009, pp. 14-18.

[95] Pour apprécier le caractère de l’exploitation économique, on se réfère aux critères dégagés par le juge fiscal quant à l’application de la TVA : “ il résulte de ces dispositions que les associations qui poursuivent un objet social ou philanthropique, sont exonérées de la taxe sur la valeur ajoutée dès lors, d’une part, que leur gestion présente un caractère désintéressé, et, d’autre part, que les services qu’elles rendent ne sont pas offerts en concurrence dans la même zone géographique d’attraction avec ceux proposés au même public par des entreprises commerciales exerçant une activité identique ; que, toutefois, même dans le cas où l’association intervient dans un domaine d’activité et dans un secteur géographique où existent des entreprises commerciales, l’exonération de taxe sur la valeur ajoutée lui est acquise si elle exerce son activité dans des conditions différentes de celles des entreprises commerciales, soit en répondant à certains besoins insuffisamment satisfaits par le marché, soit en s’adressant à un public qui ne peut normalement accéder aux services offerts par les entreprises commerciales, notamment en pratiquant des prix inférieurs à ceux du secteur concurrentiel et à tout le moins des tarifs modulés en fonction de la situation des bénéficiaires, sous réserve de ne pas recourir à des méthodes commerciales excédant les besoins de l’information du public sur les services qu’elle offre”, CE, Sect., 1er octobre 1991, Association “Jeune France, req. n° 170289.

[96] Efthymia Lekkou, “Vers un Code de la commande publique : l’obligation de mettre en concurrence les titres d’occupation du domaine public”, JCP A, n°1, 8 janvier 2018, pp. 1-6.

[97] Selon Michèle Raunet et Raphaël Leonetti, ne pourrait-on pas, à partir des principes constitutionnels qui protègent l’affectation, établir dans la loi des principes directeur qui garantissent la meilleure valorisation du domaine entendu comme la conciliation entre la protection des libertés et services publics et le développement d’activités économiques porteuses, elles aussi, de libertés et de services”, “Les réels enjeux de la valorisation du domaine public”, EFE, Le blog du droit des contrats publics (https://droit-des-contrats-publics.efe.fr/2018/03/02/4557/).

[98] Sur ce point, Laure Ortiz, “L’espace public en état d’urgence”, Multitudes, 2017/2, n°67, pp. 3-7.

[99] Sur cet aspect, et de manière générale, les travaux de Robert Castell, Marc Augé ou Mike Davis.

[100] Il ne faut pas oublier en effet que “l’utilisation privative d’un bien public donne à son bénéficiaire un avantage par rapport aux autres administrés ; en contrepartie, il doit à l’administration une somme qui, en quelque sorte, rétablit l’égalité”, Pierre Delvolvé, “L’utilisation privative des biens publics, Essai de synthèse”, RFDA, 2009, p. 229 et s., spéc. § 20.

   Send article as PDF   
ParJDA

L’image du domaine public déchirée

Maxime Boul
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 234.

note sous CE, ass., 13 avril 2018, Établissement public du domaine national de Chambord

Il est vrai que pour rejoindre l’Hôtel de Girancourt, à Rouen, depuis le château de Chambord, il n’est pas utile de passer par Tours et son musée des Beaux-arts. Le Conseil d’État, tout à son objectif, ne s’est d’ailleurs pas autorisé ce détour avec son arrêt d’Assemblée du 13 avril 2018[1] relatif à l’image du domaine public immobilier en général, et du château de Chambord en particulier. Alors que le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur la constitutionnalité de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[2] issu de l’amendement « Chambord » sur l’image des domaines nationaux, le Conseil d’État a en effet pris le contrepieds des décisions des juridictions administratives du fond et de sa propre jurisprudence sur l’image des biens du domaine public issu désormais célèbre arrêt du 29 octobre 2012, « Commune de Tours c. Eurl Photo Josse » [3], rendu au sujet de l’image des œuvres du musée des Beaux-arts de Tours.

Les faits de l’affaire sont déjà bien connus. Le Conseil d’État devait statuer sur les titres exécutoires émis en 2011 par l’établissement public du domaine national de Chambord à l’encontre de la société Kronenbourg relatif au paiement de redevances domaniales pour l’utilisation de l’image du château à l’occasion d’une campagne publicitaire pour la bière « 1664 ». Dans un jugement du 6 mars 2012, le tribunal administratif d’Orléans avait, dans un premier temps, annulé les titres de recettes au motif que l’image du domaine public immobilier n’était assimilable ni au domaine public[4], ni à un accessoire de celui-ci. La Cour administrative d’appel de Nantes s’était détachée du raisonnement tenu en première instance certainement parce que le Conseil d’État s’était entretemps prononcé pour le domaine public mobilier, avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, en assimilant des prises de vues à une utilisation privative. Ainsi, pour le juge administratif d’appel nantais, si l’image du bien ne pouvait être confondue avec le domaine public immobilier, elle était tout de même soumise à un régime « quasi-domanial »[5]. Sans être dans le domaine public, l’utilisation commerciale de l’image des immeubles devait donner lieu à « une autorisation préalable délivrée par le gestionnaire de ce domaine dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique ». Cette solution a, entre temps, été reprise en substance par le législateur dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (dite « LCAP »)[6] créant l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[7]. Ces dispositions s’appliquant aux domaines nationaux, personnes publiques, mais également personnes privées[8], voient alors leurs droits renforcés sur l’image de leurs biens.

Cette loi, la très récente décision QPC du Conseil constitutionnel ainsi que la jurisprudence concernant l’image du domaine public mobilier laissaient supposer que le Conseil d’État continuerait à façonner un régime spécifique de l’image du domaine public en alignant le statut de l’image des immeubles sur celui des meubles. Il n’en est rien. Bien au contraire, le Conseil d’État vient d’effacer d’un trait de plume toute la construction prétorienne des juges du fond pour aligner le régime de l’image des immeubles du domaine public sur celui de l’image des biens privés. Il aligne sa position avec la jurisprudence de la Cour de cassation issue de l’arrêt de 2004 « Hôtel de Girancourt »[9], mettant fin au rattachement de l’image au droit exclusif du propriétaire, reconnu en 1999 par l’arrêt « Café Gondrée » [10], qui ne peut alors demander que la réparation du « trouble anormal » causé par sa reproduction. Mieux, le Conseil d’État réécrit certains passages puisqu’il substitue ce « motif de pur droit » à celui de l’arrêt de la CAA de Nantes pour fonder sa décision. Ce faisant, il crée une distinction au sein du domaine public entre l’image des meubles et celle des immeubles. L’image du domaine public est ainsi déchirée.

Déchirée d’abord en ce qu’il existe désormais deux régimes de l’image de biens du domaine public : un régime domanial pour les meubles pour lesquels les prises de vue à des fins commerciales sont des utilisations privatives soumises à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances, et un régime de responsabilité pour les immeubles permettant uniquement aux personnes publiques de demander la réparation d’un « trouble anormal ». Déchirée, enfin, par son alignement des biens immobiliers sur le régime de l’image des biens privés, ce qui ne constitue pas une surprise étant donné qu’un bien du domaine public est avant tout objet de propriété d’une personne publique.

Que l’image des immeubles appartenant à une personne publique soit soumise au même régime que celle des immeubles des personnes privées ne fait que conforter la thèse du rapprochement entre les propriétés publiques et privées. Cette affaire concentre les tensions contradictoires qui travaillent la question de l’image des biens du domaine public : d’une part, le principe d’une libre utilisation par les professionnels de l’image pour garantir une large diffusion et, d’autre part, l’affirmation d’une logique de valorisation économique au bénéfice des gestionnaires publics. Autrement dit, le Conseil d’État était appelé à faire le choix entre l’image entendue comme une « valeur collective » ou comme une « valeur commerciale »[11]. La propriété des personnes publiques sur leur domaine public n’est pas plus absolue que celle des personnes privées et rencontre, elle aussi, des limites malgré les objectifs de valorisation[12]. Ainsi, comme l’a souligné le rapporteur public M. Romain Victor (que nous remercions pour l’aimable communication de ses conclusions) : « le pourvoi impose de trancher une controverse d’une certaine importance théorique sur la consistance du droit de propriété des personnes publiques sur leurs immeubles. Enfin, pas seulement « théorique », car nous avons pu mesurer, en préparant nos conclusions, que la valorisation des propriétés publiques était dans de nombreux esprits ». Les prétentions des personnes publiques sur le potentiel de l’image, trésor caché parmi les trésors, sont alors ralenties par cet arrêt. Le Conseil d’État suit en effet les contours du régime l’image de la propriété privée esquissé par la Cour de cassation (I), au risque de découper le régime de l’image du domaine public en deux (II).

L’image calquée sur la propriété privée

Le Conseil d’État reproduit à bien des égards le mouvement jurisprudentiel opéré par la Cour de cassation entre 1999 et 2004. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait en effet abandonné l’approche propriétariste de l’arrêt « Café Gondrée » pour lui préférer les mécanismes de responsabilité dans l’« Hôtel de Girancourt », après seulement trois années, l’Assemblée du Conseil d’État change également de paradigme pour l’image des biens du domaine public immobilier. L’arrêt du 13 avril a le mérite d’être clair et rompt tout lien entre l’image et la domanialité publique des immeubles. Sur ce point les juges du Palais Royal n’innovent pas, ils ne font que confirmer ce que la CAA de Nantes avait mis en avant dans son arrêt du 16 décembre 2015[13]: l’image ne peut directement être soumise au régime domanial, car les prises de vues, c’est-à-dire la captation de l’image, ne constituent pas une utilisation privative qui excède le droit d’usage appartenant à tous, pas plus que l’emprise physique du domaine public pour la réalisation de cette opération. L’image étant autonomisée de son support, le Conseil d’État reprend la position du juge administratif d’appel nantais, en considérant qu’il s’agit d’une chose différente dissociée de l’immeuble domanial. Il ne peut donc pas s’agir d’une utilisation du domaine public, tout comme la réalisation matérielle de cette utilisation. L’utilisation privative de l’image, du et sur le domaine public, n’est donc pas réglementée[14], ce qui n’est pas sans appeler au retour des logiques de la jurisprudence administrative des photographes-filmeurs[15].

Par cette décision, le Conseil d’État évite de concurrencer le régime mis en place avec l’article L. 642-21 du Code du patrimoine pour l’image des domaines nationaux. Il rappelle que « l’autorité administrative ne saurait, en l’absence de disposition législative le prévoyant, soumettre à un régime préalable l’utilisation à des fins commerciales de prises de vues d’un immeuble appartenant au domaine public, un tel régime étant constitutif d’une restriction à la liberté d’entreprendre et à l’exercice du droit de propriété ». Outre le fait qu’il s’agissait d’un régime créé par la CAA de Nantes et non pas par les autorités administratives elles-mêmes, le Conseil d’État abandonne toute velléité de création d’un régime prétorien plus large que celui adopté par la loi du 7 juillet 2016. Le législateur, en reprenant la solution de la CAA de Nantes de 2015, empêche sa confirmation en cassation. L’action législative semble avoir eu pour effet d’annihiler l’œuvre créatrice du juge administratif suprême et de lui rappeler que seul le législateur est habilité pour fixer les règles concernant « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » et déterminer les principes fondamentaux « du régime de la propriété ».

Le Conseil d’État appréhende donc l’image comme une chose  « dissociée de son objet »[16] dans le seul but de contourner l’obligation de soumettre son utilisation commerciale à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances domaniales. Par conséquent, si les dispositions de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine ne s’appliquent pas en l’espèce, l’image du domaine public immobilier doit répondre au même régime que celle des biens privés tel qu’il en résulte de l’arrêt de la Cour de cassation « Hôtel de Girancourt » de 2004. La position du Conseil d’État est nouvelle puisqu’elle fait expressément référence à l’application de ce régime construit par les juges du quai de l’Horloge. En effet, le TA d’Orléans, en 2012, avait seulement annulé les titres exécutoires[17], alors que la CAA de Nantes avait retenu la responsabilité des personnes privées ayant utilisé l’image sans autorisation, mais « qu’en l’absence de disposition législative contraire, il n’appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique ». La réparation des dommages causés par la faute commise par l’utilisateur pour une « quasi-occupation » sans titre ne relève donc pas de la compétence du juge administratif contrairement au « véritable » domaine public[18]. La personne publique « frustrée »[19] devait donc saisir le juge judiciaire. Dans la présente décision, le Conseil d’État ne retient pas la liaison officieuse de l’image et du domaine public pour considérer qu’il n’est pas compétent. Tout comme la Cour de cassation en 2003 avait jugé « erroné » le rattachement du droit à l’image au droit de propriété[20], le Conseil d’État substitue le motif de la « quasi-domanialité », retenu par le juge nantais, par celui de la responsabilité entraînant a fortiori la compétence du juge judiciaire.

Par conséquent, et sur les conclusions conformes du rapporteur public, le mouvement de rapprochement des propriétés publique et privée se poursuit. Le « voile » de la domanialité publique est levé pour faire apparaître que l’image est avant tout celle d’un bien approprié. Dans ces circonstances, rien ne justifie que le régime diffère de celui applicable aux biens privés et aux biens publics dans le domaine privé[21] Ainsi, l’image d’un immeuble appartenant à une personne publique incorporé dans le domaine public ou dans le domaine privé, et celle d’un immeuble appartenant à une personne privée est soumise à un régime unique sous le contrôle d’un seul et même juge : le juge judiciaire. Le Conseil d’État corrige les contradictions de la CAA de Nantes qui, en distinguant l’image de son objet immobilier, l’avait exclue de toute propriété en considérant que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle et le Code général de la propriété des personnes publiques ne pouvaient s’appliquer[22]. Mais, dans cet effort correcteur, la haute juridiction administrative n’échappe pas non plus aux contradictions reprochées, en son temps, à la Cour de cassation pour l’arrêt « Hôtel de Girancourt ». La substitution de la responsabilité pour « trouble anormal » à la propriété de l’image est avant tout empreinte de pragmatisme afin de concilier les intérêts des professionnels avec ceux des propriétaires[23]. Elle a mis fin aux incertitudes concernant le champ de la reproduction de l’image[24] (l’immeuble devait-il être l’objet principal ?) et limité les abus de droit « dernier rempart contre les excès redoutés de l’égoïsme des propriétaires »[25]. Cependant, l’Assemblée plénière, tout en reconnaissant « que le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci », invoque la propriété pour fonder le mécanisme de responsabilité[26] puisqu’« il [le propriétaire] peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ». Le propriétaire n’a donc pas de droit exclusif sur l’image de son bien, mais c’est en sa qualité de propriétaire qu’il bénéficie de l’action en responsabilité en cas de trouble anormal. La « quasi-domanialité » fait place à une « quasi-propriété » publique. Une contradiction peut en cacher une autre. Celle « importée » par le Conseil d’État fait fi de la domanialité publique de l’immeuble porté à la vue des photographes. Elle a toutefois le mérite de favoriser l’exercice des libertés, notamment de la liberté du commerce et de l’industrie, au détriment de la valorisation économique du domaine public[27], ce qui satisfera les tenants d’un accès libre à l’image pour une plus large diffusion[28] ou pour constituer, à leur tour, des droits exclusifs sur les reproductions.

L’image découpée sur le domaine public

L’image des domaines publics mobilier et immobilier n’est pas traitée de la même manière. Elle est largement floutée à la suite de cette décision. Le Conseil d’État a tranché « le débat métaphysique », pour reprendre les termes du rapporteur public[29], de la condition juridique de l’image des biens. Il confirme expressément la position des juges du fond en considérant que « l’image d’un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d’accessoire indissociable »[30]. Il ne l’avait encore jamais fait. Il avait même évité cette « redoutable question »[31] pour le domaine public mobilier, dans les arrêts « Photo Josse »[32], en considérant que « la prise de vues d’œuvres relevant des collections d’un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l’article L. 2122-1 » du Code général de la propriété des personnes publiques. N’est pas visée l’« occupation » physique du domaine public, comme avait pu l’avancer Nathalie Escaut dans ses conclusions[33], mais bien l’« utilisation » privative[34] de l’image induite de l’activité de reproduction et de commercialisation[35]. La haute juridiction administrative nie pourtant l’existence de l’image comme un bien autonome. Il s’agit d’une utilité immatérielle du bien corporel, « une dimension de la chose »[36]. Le professeur Zénati estime en effet que la « chose est un atome constellé d’une multitude d’utilités »[37] pour fonder l’extension du droit exclusif sur l’image. En ce sens, la jurisprudence administrative adapte l’arrêt « Café Gondrée » aux spécificités domaniales, car c’est la domanialité publique des meubles qui emporte le régime de l’utilisation privative. Si le meuble public avait été dans le domaine privé, le juge administratif aurait très probablement appliqué la solution de 2004. La domanialité publique du meuble cristallise l’image comme utilité immatérielle qui ne peut s’en détacher que dans le domaine privé. Avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, le statut juridique de l’image n’est donc pas clairement établi, puisqu’« en écartant toute dissociation du bien et de l’image, le Conseil d’État ramasse la problématique en une question unique, celle de l’utilisation privative »[38].

L’arrêt « Photo Josse » de 2016 n’a pas renseigné davantage sur ce point, quand bien même il s’agissait d’articuler les règles de la domanialité publique avec celles du droit d’auteur prévues à l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, une œuvre dans le domaine public d’une personne publique peut également faire l’objet d’un droit exclusif d’exploitation au profit de son auteur, ou de ses ayants droit pendant les soixante-dix années qui suivent l’année de son décès. L’image est ici au cœur de ce second arrêt « Photo Josse » puisque l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « la propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». La question était de savoir si la personne publique disposait des droits sur l’image des œuvres sans être cessionnaire des droits patrimoniaux surtout après leur extinction. Le Conseil d’État s’inscrit, pour cette affaire, dans le prolongement de la solution rendue par le juge d’appel nantais[39] en considérant que « les dispositions de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle (…) n’ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’application à des œuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d’une autorisation devant être regardée comme tendant à l’utilisation privative de ce domaine public mobilier »[40]. La domanialité publique est ici l’instrument de réappropriation des droits sur l’image de l’œuvre[41] contrairement au principe selon lequel l’extinction des droits patrimoniaux « ne provoque (…) aucun retour de l’utilité au propriétaire du bien corporel »[42]. M. Victor, ayant également conclu sur l’arrêt « Photo Josse » de 2016, n’avait pourtant, à cette occasion, guère hésité à dire « que la liberté d’exploiter l’œuvre dans le domaine public doit être conciliée avec les règles relatives à l’utilisation et à la protection du domaine public des personnes publiques »[43]. La domanialité publique du support mobilier permet alors d’absorber l’image qui en redevient une utilité soumise au droit exclusif de la personne publique. Le sort de l’image n’est pas le même en fonction de la nature immobilière ou mobilière de son support corporel.

Plusieurs raisons de fait ont entraîné à cette distinction. Elle résulte d’abord de la nature du support de l’image entre les immeubles, biens « visibles », et les meubles, « biens clos »[44]. Il est d’abord bien plus aisé d’empêcher un opérateur d’accéder et photographier un meuble dans un musée, que de recouvrir le château de Chambord pour le protéger des flashs. Les faits de ces affaires permettent ensuite d’éclairer les solutions divergentes. Pour le domaine public mobilier, l’image n’est pas immédiatement au centre de l’affaire puisque l’EURL Photo Josse contestait la décision implicite de refus du maire de Tours de photographier à des fins commerciales des œuvres du musée des Beaux-arts de la commune. Il fallait alors de concilier les objectifs de valorisation économique du domaine public avec la liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’État a donc assimilé les prises de vues à des utilisations privatives soumises au cadre concurrentiel posé quelques mois auparavant dans l’arrêt « RATP»[45]. En revanche, le contentieux entre le domaine de Chambord et la société Kronenbourg prend directement sa source dans l’utilisation privative de l’image du château pour laquelle les titres exécutoires ont été émis. Ainsi pour les meubles, l’image n’a pas eu le temps d’exister du fait du refus du maire, alors que pour les immeubles, elle existe, la société Kronenbourg agissant comme un « passager clandestin » rattrapé par l’établissement public.

Le Conseil d’État aligne donc sa position avec celle de la Cour de cassation, mais il loupe corrélativement l’occasion d’harmoniser sa jurisprudence sur l’image du domaine public. La solution de la CAA de Nantes de décembre 2015 était certes « excessive »[46], mais sans « trancher la question de la nature juridique des prises de vue »[47], elle constituait une étape dans le rapprochement de l’image des immeubles et des meubles du domaine public. Les « exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public » retenues par le juge d’appel nantais renvoient à celle consacrées par la jurisprudence constitutionnelle, à savoir : « l’existence de la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l’usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l’article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées ». Selon le raisonnement de la CAA de Nantes, l’image ne trouvait donc pas son fondement dans la propriété mais dans la domanialité publique, ce qui explique que les autorisations devaient être délivrées « par le gestionnaire de ce domaine public dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique », et non dans le cadre du droit de propriété, rappelant le droit de garde ou de surintendance « proudhonien »[48].

Sans disposition législative prévoyant la mise en place d’un tel régime, la CAA ne pouvait créer un régime d’autorisation préalable pour l’image du domaine public immobilier. Ce raisonnement mène à un dernier paradoxe : le régime d’autorisation créé par la CAA de Nantes n’a pas de base légale, alors le Conseil d’État refuse de le confirmer, pour finalement lui substituer un motif de droit qui repose sur la jurisprudence de la Cour de cassation. À défaut de trouver une base légale, le Conseil d’État a abandonné sa compétence au profit du juge judiciaire, car « il n’appartient pas à la juridiction administrative, en l’absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique, une telle action indemnitaire relève de la compétence judiciaire »[49]. Le champ de compétence du juge administratif est alors substantiellement réduit au contrôle de légalité du refus d’une personne publique de saisir le juge judiciaire pour réparer un « trouble anormal » causé par l’utilisation commerciale de l’image des immeubles du domaine public.

La valorisation économique au détriment d’une valorisation qualitative du domaine public atténue sans conteste sa particularité de chose publique au profit d’une approche patrimoniale[50] à tel point que le juge administratif a préféré l’abandonner pour assurer les libertés. Cela ne justifie pas pour autant les contradictions de cette solution qui n’est cohérente qu’avec le mouvement de renforcement du libre accès aux biens publics immatériels. La photo du domaine public est désormais coupée en deux. Les 80 km qui séparent le château de Chambord du musée des Beaux-Arts de Tours ne suffiront peut-être pas à éviter que les effets de Kronenbourg atteignent l’image du domaine public mobilier pour faire tourner la tête du juge administratif.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 234.

[1] CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord.

[2] Cons. const., n° 2017-687 QPC du 2 févr. 2018, Association Wikimédia France et autre.

[3] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse.

[4] J. Francfort, « Valorisation du patrimoine immatériel : l’image du monument n’est pas le monument », AJDA 2012, p. 1227.

[5] N. Foulquier, « Hors CGPPP, le pouvoir quasi domanial sur l’image des biens du domaine public », AJDA 2016, p. 435.

[6] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

[7] H. Delesalle, « L’image, le juge et la loi », AJDA 2016, p. 2345.

[8] Art. L. 621-35 C. patr.

[9] Ass. plén., 7 mai 2004, SCP Hôtel de Girancourt c. SCIR Normandie et autre ; cf. égal. 1re civ., 5 juill. 2005, Mlle Massip c. SARL Flohic Editions.

[10] Civ. 1re, 10 mars 1999, Mme Gondrée ép. Pritchett c. Sté Éditions Dubray n° 96-18699, Bull. civ. I, n° 87.

[11] F. Tarlet, « L’image des biens publics », AJDA 2017, p. 2069.

[12] En ce sens voir M. Levy, J.-P. Jouyet, L’économie de l’immatériel. La croissance de demain, Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Paris, La Doc. fr., 2006, p. 111.

[13] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 6.

[14] J.-F. Giacuzzo, « L’utilisation réglementée », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 39.

[15] CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac et Féd. nat. des photographes filmeurs (2 espèces).

[16] N. Foulquier, art. préc.

[17] TA Orléans, 6 mars 2012, n° 1102187, Société les Brasseries Kronenbourg c. Domaine national de Chambord ; AJDA 2012, p. 1227, concl. J. Francfort.

[18] CE, sect., 25 mars 1960, n° 44533, SNCF c. Dame Barbey ; CE, 15 avr. 2011, n° 308014, SNCF ; CE, 11 févr. 2013, n° 347475, Voies navigables de France.

[19] M. Douence, « L’utilisation irrégulière du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 75.

[20] Civ. 2e, 5 juin 2003, Sté du Figaro, n° 01.12.583, Bull. civ. II, n° 175.

[21] En ce sens, notre thèse : Le patrimoine immatériel des personnes publiques, th. Toulouse 1, 2017, n° 305-309.

[22] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 7.

[23] En ce sens cf. B. Gleize, La protection de l’image des biens, préf. J.-M. Bruguiere, Paris, Defrénois, 2008, n° 367 et s., p. 233 et s.

[24] Cf. Civ. 1re, 25 janv. 2000, n° 98-10671, Bull. civ. I, n° 24.

[25] W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, LGDJ, 2012, n° 20-4, p. 29.

[26] Th. Revet, obs. Ass. plén., 7 mai 2004, RTD civ. 2004, p. 528.

[27] Cf. not. J.-P. Brouant, « Domaine public et libertés publiques : instrument, garantie ou atteinte ? », LPA 15 juill. 1994, p. 25 ; P. Caille, « Domaine public et libertés publiques », Gaz comm., cahier détaché n° 2, 19/2125, 7 mai 2012, p. 7 ;

[28] J.-M. Bruguiere, « Au secours, l’image des biens revient ! », CCE 2013, n° 2, p. 7 ; P. Noual, « Photographie au musée : imbroglio sur le domaine public », Juris art 2017, n° 46, p. 35.

[29] R. Victor, concl. sur CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord, pt 3.2.1.

[30] Cons. 2.

[31] F. Melleray, « L’utilisation privative du domaine public. De quelques difficultés illustrées par la jurisprudence récente », AJDA 2013, p. 992.

[32] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse. ; CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[33] N. Escaut, concl. sur CE, 29 oct. 2012, Commune de Tours c. EURL Photo Josse, BJCL 2013, p. 54.

[34] P. Delvolve, « L’utilisation privative des biens publics », RFDA 2009, p. 229.

[35] S. Boussard, « Le droit à l’utilisation du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 29.

[36] V.-L. Benabou, « La propriété schizophrène, propriété du bien et propriété de l’image du bien », Droit et patrimoine, n° 91, mars 2001, p. 85.

[37] F. Zenati, obs. Civ. 1re, 10 mars 1999, RTD civ. 1999, p. 861-862.

[38] M. Ubaud-Bergeron, « Pouvoirs du propriétaire public versus liberté du commerce et de l’industrie ? », RJEP avr. 2013, p. 26.

[39] CAA Nantes, 28 févr. 2014, n° 12NT02907, Société Photo JL Josse.

[40] CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse, cons. 12.

[41] N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 4e éd., Paris, LGDJ, 2016, n° 949, p. 584 ; du même auteur : « Instruments contractuels de mise à disposition des œuvres d’art », Juris art 2015, n° 23, p. 18. Cf. égal. P. Noual, « Le domaine public à l’épreuve des revendications abusives », Juris art 2014, n° 18, p. 38.

[42] W. Dross, op. cit., n° 19-1, p. 26.

[43] R. Victor, concl. sur CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[44] B. Gleize, op. cit., n° 418, p. 274.

[45] CE, 23 mai 2012, RATP.

[46] Ph. Hansen, « Sur l’autorisation requise pour photographier les monuments appartenant au domaine public », JCP A 2016, n° 3, 2016.

[47] M. Douence, « La réalisation d’une photo du château de Chambord à des fins publicitaires est soumise à autorisation sans être une utilisation domaniale », Légipresse 2016, n° 342, p. 545.

[48] N. Foulquier, art. préc.

[49] Cons. 13.

[50] Ch. Lavialle, « Le domaine public : chose publique ou patrimoine public ? », in Pouvoir et Gestion, Presses UT1, 1997, p. 281.

   Send article as PDF   
ParJDA

Transplantation d’un organe humain et infection nosocomiale, quand l’ONIAM tente vainement, de ne pas indemniser la victime

par Arnaud LAMI
Maître de conférences HDR,
Université d’Aix-Marseille

Art. 233.

Transplantation d’un organe humain et infection nosocomiale,
quand l’ONIAM tente vainement, de ne pas indemniser la victime
note sous CE, 30 juin 2017, n°401497

En 1837, la société de médecine de Lyon s’émouvait de constater que « la responsabilité médicale n’est écrite nulle part dans les lois françaises », et qu’il « fallut pour l’établir remonter au droit romain »[1]. Il faut dire que le milieu du XIXe siècle était une période relativement critique pour les praticiens qui se voyaient régulièrement attraire devant les juridictions pour répondre des dommages qu’ils avaient causés à leurs patients.  Cette période où le silence de la loi était une source d’incertitude et d’inquiétude pour l’ensemble de la communauté médicale, semble aujourd’hui révolue. Au titre des symboles, on pourra, par exemple, relever que l’occurrence « responsabilité », prise dans son acception la plus large, se retrouve dans environ 340 articles du seul Code de la santé publique. Le nombre exponentiel de lois et de textes règlementaires traitant de la responsabilité médicale pourrait laisser à penser que l’état du droit est aujourd’hui relativement complet. De là à dire qu’il est achevé, il n’y a qu’un pas qu’il serait malvenu d’effectuer. L’insuffisance des lois, en ce domaine, a laissé place à une surabondance de celles-ci, qui, a priori, n’est pas toujours plus sécurisante sur le plan juridique.

Malgré des avancées significatives, ces dernières années, le droit de la responsabilité médicale se caractérise par ses aspects mouvants et évolutifs. Les raisons de ce phénomène sont plurales mais se retrouvent essentiellement dans la relation, qu’entretiennent, en ce domaine, le droit et la science médicale. L’amélioration des moyens servant à l’expertise des dommages et l’innovation thérapeutique influent, à n’en pas douter, sur l’évolution régulière des règles juridiques applicables en la matière. Cette réalité « médico-juridique » est de nature à créer des situations complexes dans lesquelles l’intérêt du patient doit se concilier avec un système institutionnel d’indemnisation, dont les rouages ne sont pas toujours évidents à appréhender pour les victimes. Il suffit d’ailleurs, pour abonder en ce sens, de constater le nombre toujours plus important de décisions juridictionnelles qui viennent fixer, modifier ou expliciter l’état du droit sur ce point. Certains dommages médicaux, comme ceux résultant des maladies nosocomiales, semblent particulièrement sensibles à cette tendance[2].

La décision du Conseil d’Etat du 30 juin 2017 mérite, à ce titre, une attention particulière. Affecté d’une insuffisance rénale, Monsieur L, a bénéficié le 21 novembre 2012- dans un hôpital public marseillais- d’une greffe du rein droit. Suite à cette opération, une infection a été décellée d’où s’en sont suivis de lourds traitements et deux nouvelles interventions chirurgicales. L’équipe médicale a dû finalement se résoudre à explanter l’organe, en pratiquant une opération qui, de l’avis de la communauté médicale, est jugée complexe. Il résulte de ces faits, tragiques, que le patient doit désormais vivre avec de graves séquelles. Suivant une procédure devenue classique en la matière, le requérant décide de saisir la Commission régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI), dont l’expertise ne fait qu’acter la situation et conclut que les dommages subis résultent d’une contamination du liquide ayant servi à conserver le greffon avant la greffe. La succession de ces événements devait entraîner, pour le patient, « un taux de déficit fonctionnel permanent évalué à 30 % ». La gravité des dommages subis, jointe à leur supposée nature nosocomiale, poussait donc le patient – en toute logique contentieuse- à saisir les juridictions administratives dans le cadre d’un référé provision, afin que l’office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM), l’indemnise -dans un premier temps de façon provisionnelle- au titre de la solidarité nationale. Le requérant entendait que soient mises en œuvre les dispositions de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique (CSP), qui ouvrent droit à réparation au titre de la solidarité nationale, pour « les dommages résultant d’infections nosocomiales dans les établissements, … correspondant à un taux « d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à 25 % ».

Alors que le tribunal administratif refusait de faire droit à la demande au motif de son caractère infondé, la cour administrative d’appel de Marseille, pour sa part, allouait au requérant une provision de 81 000 euros. L’ONIAM, qui conteste le bien-fondé de l’arrêt d’appel, décide de se pourvoir en cassation devant le Conseil d’Etat.

A priori dramatiquement anodine, cette affaire n’en reste pas moins d’un intérêt certain pour le juriste, qui y trouva d’utiles explications sur l’étendue de l’indemnisation au titre de la solidarité nationale. Indépendamment de l’aspect procédural (qui ne retiendra pas, ici, notre propos), l’arrêt du Conseil d’Etat mérite une attention particulière en ce qu’il permet de clarifier la compétence de l’ONIAM lorsque l’infection nosocomiale est le résultat d’une transplantation d’organe. Une telle problématique renvoie à une réalité complexe où le régime de responsabilité doit considérer les souffrances des victimes, mais aussi les contraintes d’un régime d’indemnisation fondé sur la solidarité nationale. Le Conseil d’Etat devait donc s’atteler à démêler cet enchevêtrement de questions, il devait aussi et surtout faire face à la stratégie d’évitement de l’ONIAM qui souhaitait, par diverses interprétations juridiques, voir sa compétence exclue.

Bien que l’Office déniât la qualification juridique de l’infection comme revêtant un caractère nosocomial, en raison de l’origine du dommage, de l’infection, que le Conseil d’Etat décida d’aller dans le sens contraire de la position soutenue par l’ONIAM (I.). Alors que l’état du droit en vigueur pouvait sur ce point laisser planer des doutes, la Haute juridiction précise l’étendue de l’indemnisation au titre de la solidarité nationale en matière de maladie nosocomiale (II.). Une telle précision est d’autant bienvenue que les contentieux ne cessent de voir le jour et mettent en jeu une conception claire du statut des greffes et des greffons.

La tentation pour l’ONIAM de décliner sa responsabilité

L’enjeu premier du présent arrêt était de définir la nature de l’infection. Dans cette affaire, comme dans tous les contentieux similaires, la nature du dommage est d’une importance capitale. Selon que l’origine du dommage est d’origine nosocomiale ou non, le régime d’indemnisation va grandement différer. Conscient de ce fait, l’ONIAM s’est efforcé de démontrer que l’origine du dommage résultant d’une greffe, ou de son liquide de conservation, ne présente pas les caractéristiques d’une infection nosocomiale (A.). En refusant d’abonder en ce sens, le Conseil d’Etat apporte une précision utile et refuse, de facto, d’engager la responsabilité sans faute de l’établissement public de santé dans lequel l’intervention a été pratiquée (B.).

La stratégie contentieuse de l’ONIAM pour contester sa responsabilité

L’institution de l’ONIAM, par l’intermédiaire de la désormais célèbre loi du 4 mars 2002, a pu être jugée comme une véritable innovation pour l’indemnisation des victimes de certains dommages de santé. Bien que ce caractère novateur mériterait d’être longuement discuté, il n’en demeure pas moins vrai que depuis sa création l’Office joue un rôle, qui ne cesse de s’accroitre, dans l’indemnisation des dommages qui relèvent de sa compétence. Pour la seule année 2016, les indemnisations versées représentent 103,14 millions d’euros[3], chiffre en augmentation régulière depuis 2002.

L’importance du chiffre évoqué s’explique, entre autres, par l’accroissement grandissant du champ de compétence de l’Office. Indépendamment des nouvelles attributions souhaitées par le législateur, l’Office doit continuer à indemniser les victimes de dommages qui dès sa création entraient dans son giron et qui n’en sont jamais sortis. Tel est notamment le cas des infections nosocomiales.

A ce titre, l’ONIAM est seul tenu d’assurer la réparation des dommages résultant d’une maladie nosocomiale, « l’établissement de santé dans lequel l’infection a été contractée peut uniquement, en cas de faute, être appelé à indemniser l’ONIAM, au titre d’une action récursoire ou subrogatoire, de tout ou partie des sommes ainsi mises à sa charge »[4]. Lorsque l’ONIAM « a indemnisé la victime ou ses ayants droit, celui-ci ne peut exercer une action en vue de reporter la charge de la réparation sur l’établissement où l’infection s’est produite ou sur un professionnel de santé »[5].

Les juridictions administratives et judiciaires sont largement enclines, une fois que la solidarité nationale a joué son rôle, à ce que l’Office exerce une action subrogatoire pour récupérer les sommes versées. Ainsi, les juges entendent autant préserver les intérêts de la victime, en favorisant une indemnisation rapide, que les intérêts financiers de l’Office. Enfin, cette approche permet de ne pas déresponsabiliser les acteurs du monde de la santé.

La présente affaire est sur ce point extrêmement intéressante. Alors que l’on aurait pu légitimement s’attendre à ce que l’Office indemnise la victime, et s’engage par la suite dans une action subrogatoire à l’encontre de l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille, elle a décidé de contester dès le départ la mise en cause de sa responsabilité et donc le versement de la créance réclamée.

Bien que le principe de l’action subrogatoire soit, au plan de l’équité, relativement satisfaisant, il présente de sérieux inconvénients pour l’Office. En effet, dans ces hypothèses, l’Office s’expose non seulement au risque de ne pas récupérer l’intégralité des sommes versées, mais il s’engage également dans des procédures longues et à l’issue toujours incertaine.

Pour toutes ces raisons, on peut donc légitimement comprendre que les responsables de l’établissement public se montrent particulièrement attentifs quant au montant et la nature des demandes indemnitaires qui lui sont soumises. Dans une conjoncture où le nombre d’indemnisations est mécaniquement amené à augmenter, la vigilance sur les cas où la solidarité nationale doit intervenir semble être de vigueur.

Pour atteindre son objectif, l’ONIAM trouvait dans les faits de l’espèce deux possibilités lui permettant de soutenir la mise hors de cause de sa responsabilité et donc de ne pas indemniser la victime. Soit il tentait de démontrer que les critères ouvrant droit à la prise en charge des dommages au titre de la solidarité nationale n’étaient pas satisfaits, soit il démontrait qu’en raison de son origine, le dommage ne pouvait pas être qualifié d’infection nosocomiale. La première hypothèse a, semble-t-il, été rapidement écartée par la défense. Face au rapport de la CRCI, qui avait conclu à un taux d’incapacité fonctionnel du patient de 30%, alors que l’indemnisation est légalement ouverte dès 25%, l’Office ne pouvait guère espérer voir cet argument prospérer. Même si la tendance, générale est à la remise en cause, par l’ONIAM, du fonctionnement et des avis de la CRCI[6], cette solution n’a pas été en l’espèce retenue, car probablement vouée à l’échec.

C’est donc avec un certain pragmatisme que l’Office tente de démontrer que la contamination d’un organe transplanté, ou de son liquide de conservation, doit conduire à ce que soit retenue la seule responsabilité de l’établissement dans lequel l’acte a été pratiqué.

La vaine recherche de la responsabilité de l’Etablissement transplanteur

Pour aboutir à cette conclusion, il fallait démontrer que l’organe et son liquide de conservation sont des « produits de santé », de la sorte, en avançant cette hypothèse, l’Office espérait voir s’appliquer le régime de responsabilité des produits défectueux. Cette vision des choses qui a été retenue, en première instance, par le Tribunal administratif de Marseille aurait eu pour conséquence de faire peser sur le seul service public hospitalier l’intégralité de la réparation, et surtout d’éviter à l’ONIAM d’indemniser la victime. L’argumentaire reposait sur une équation dont les éléments pris isolément pouvaient laisser à penser que la solidarité nationale n’aurait pas à jouer.

De jurisprudence constante, les juridictions administratives admettent, que « le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu’il utilise »[7]. Cette position prolonge celle de la Cour de cassation qui considère, pour sa part, que les médecins ou établissements de santé relevant du droit privé sont soumis à une obligation de sécurité et de résultat des appareils de santé qu’ils utilisent[8].

En ce sens, pour les juridictions nationales ainsi que pour la Cour de justice de l’Union européenne, les mécanismes de responsabilité énoncés par la directive du 25 juillet 1985, relatifs aux produits défectueux, ne font pas « obstacle à l’application du principe selon lequel, sans préjudice des actions susceptibles d’être exercées à l’encontre du producteur, le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers de la défaillance des produits et appareils de santé qu’il utilise »[9].

Le maintien d’une responsabilité sans faute, à la charge de l’utilisateur professionnel du produit, présente classiquement un réel avantage pour les victimes. Outre la simplicité et la visibilité de la procédure, les demandeurs bénéficient, dans ce cas, du régime de prescription décennale à compter de la date de consolidation du dommage -tel que prévu par l’article L. 1142-28 du Code de la santé publique-, alors que l’action contre le producteur est prescrite par trois ans (à compter de la connaissance de l’identité du producteur ou de la connaissance du dommage). Au reste, assimiler l’organe à un produit de santé n’aurait en théorie soulevé aucune difficulté indemnitaire pour la victime, puisqu’ auraient été préservées toute ses chances d’indemnisation. Ces deux conséquences auraient pu constituer des arguments solides pour  décider de ne pas mettre, en l’espèce, l’indemnisation du dommage à la charge de l’Office.

Toutefois, si cette option ne présentait pas un désavantage pour le requérant, celui-ci n’en aurait pour autant tiré aucun bénéfice procédural. D’abord, parce qu’en l’espèce la question des délais de recours ne faisait pas débat. Ensuite, parce qu’en extrapolant à d’autres litiges similaires, et en les anticipant, une telle solution n’aurait pas eu d’utilité contentieuse dans la mesure où, en cas d’indemnisation au titre de la solidarité nationale, les délais de prescription sont également de dix ans. Cette projection, sur des cas similaires à venir, n’est pas dénuée de sens tant on sait que pour la société et pour le juge, le souci d’indemnisation des victimes de dommages est une préoccupation majeure. Dans ce cadre, les juridictions n’hésitent pas à s’accommoder de certains arguments si l’intérêt des patients le justifie. Or, ici, rien de tel n’aurait pu être retenu, le seul vrai bénéficiaire aurait été l’Office.

En élargissent notre propos, nous aurions pu nous demander, au regard des récents rapports mettant en cause la politique de l’Office et ses nombreuses défaillances, si les victimes sont réellement gagnantes à solliciter l’ONIAM[10] ? Cependant, envisager ces critiques dans le cadre de la présente affaire aurait conduit à déresponsabiliser juridiquement et politiquement l’Office et ses représentants. Il aurait été extrêmement condamnable que la remise en cause du régime d’indemnisation, mettant en jeu la solidarité nationale, ait pour conséquences de conduire le juge à reporter vers d’autres acteurs du monde de la santé la charge de l’indemnisation du dommage subi par la victime.

Le Conseil d’Etat, en soulignant, en l’espèce, « qu’une infection survenant au cours ou au décours de la prise en charge d’un patient et qui n’était ni présente, ni en incubation au début de cette prise en charge présente un caractère nosocomial », coupe court à toute tentative visant à reporter l’indemnisation du requérant sur l’établissement de santé dans lequel l’infection a été contractée.

La spécificité de l’organe transplanté ne fait nullement obstacle à l’indemnisation au titre de la solidarité nationale

D’un point de vue de la stratégie contentieuse, la position de l’Office n’était pas incongrue et cela même si elle a échoué. Indépendamment de la volonté de se dessaisir de  la charge de l’indemnisation, la proposition de l’Office était habile. En proposant de qualifier l’organe ou son produit de conservation de produits de santé, elle entendait démontrer que les spécificités des organes transplantés justifient que le régime d’indemnisation au titre de la solidarité nationale soit exclu (A.). Néanmoins, le Conseil d’Etat en refusant cette solution opte, comme il a pu le faire par le passé, pour une approche bienveillante à l’égard des victimes (B.).

L’organe une greffé n’est pas un produit de santé

Les juridictions administratives ont pu se montrer hésitantes sur la qualification juridique qu’il fallait retenir pour les organes humains dans le cadre de transplantations. Cette question recouvre un vaste enjeu philosophique et métaphysique : tout organe composant le corps humain doit-il, ou non, avoir la même nature juridique que ce corps lui-même ? Peut-on dissocier la nature d’un ensemble et celle de ses sous-ensembles le composant alors que ni les uns ni les autres ne peuvent exister sans solidarité organique entre les uns et les autres ? Au terme d’un bras de fer entre les juridictions du fond, preuve de l’importance et de la gravité de l’enjeu, le Conseil d’Etat a dû trancher définitivement entre  les différentes interprétations. En 2006, la Cour administrative d’appel de Lyon a jugé « qu’un organe transplanté doit être regardé comme un produit de santé » à la réserve que cet organe ait été « infecté antérieurement à la transplantation »[11]. De son côté, la Cour administrative d’appel de Paris avait retenu la solution inverse, en estimant, pour sa part, que la contamination d’un greffon ne peut avoir comme conséquence la mise en œuvre « du régime général de responsabilité du fait des produits défectueux »[12].

Ces différences d’interprétations, voire de considérations sur la nature juridique et donc sur le statut de l’organe humain, devaient conduire le Conseil d’Etat à trancher en direction de la dernière hypothèse. Les juges du Palais-Royal estiment que les organes de transplantation ne peuvent pas être assimilés à un produit défectueux, au sens de la directive de 1985[13].

Le choix opéré par la Haute juridiction n’était pourtant pas marqué par l’évidence. La lecture de certaines dispositions législatives aurait parfaitement pu militer pour une solution inverse. Par exemple, l’article L.5311-1 du CSP indique que les organes humains entrent dans les missions de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, ce qui devrait ou pourrait impliquer que les organes sont des produits de santé. Par ailleurs, l’article 1245-11 du Code civil, qui refuse l’exonération de la responsabilité du producteur « lorsque le dommage a été causé par un élément du corps humain ou par les produits issus de celui-ci », aurait lui aussi pu justifier que les organes utilisés dans le cadre des greffes soient assimilés à des produits de santé.

Pourtant, selon la solution retenue par le Conseil d’Etat il n’en est rien. En se détachant des textes en vigueur, ou plutôt en les interprétant finement, les juges du Palais-Royal ont clairement entendu protéger l’activité médicale de la greffe et la protection de la dignité, à la fois, du corps humain considéré, in globo, que chacun de ces organes pris ut singuli. Ils ont, au passage, distingué dans la grande catégorie des organes humains, celle des organes vitaux qui se singularise notamment par l’extrême difficulté, pour ne pas dire impossibilité, de les reproduire. Faire d’un organe vital un produit de santé aurait complétement bouleversé l’idée que l’on peut se faire de ces produits. Ces derniers sont avant tout la conséquence de l’action de l’homme et non celle de la nature comme cela est le cas pour les organes humains. En poussant le raisonnement jusqu’à ses conséquences ultimes, toute autre solution que celle retenue aurait soulevé des difficultés quant à l’identification de critères permettant de juger de la défectuosité d’un organe. « Les greffes et les transplantations (qui) nous ont appris qu’on pouvait arracher la vie à la mort »[14], demeurent des pratiques médicales, éminemment, complexes. Les rejets des organes, les défauts non visibles de ceux qui ont été transplantés, ne sont pas toujours scientifiquement identifiables. Reconnaitre la défectuosité d’un organe et en tirer les conséquences juridiques est une pratique bien trop incertaine pour qu’elle s’impose comme une règle.

Il s’agit alors d’un « choix de politique jurisprudentielle destinée à envoyer un signal positif à l’égard du monde de la greffe qu’il convient de soutenir plutôt que de déstabiliser, compte tenu du nombre insuffisant de greffons et de la dérive gestionnaire de cette ressource rare qui risquerait, à terme, de se manifester »[15]. Il est évident que, par cette interprétation, le Conseil d’Etat entend faire primer, en ce domaine, les considérations éthiques et pratiques sur la construction de catégories légales, qui, si elles étaient interprétées littéralement en matière de greffe, soulèveraient à n’en pas douter de nombreuses et surtout de graves difficultés.

Malgré son intérêt indéniable, la jurisprudence traditionnelle et la solution de principe qui en découle, reposent sur des faits antérieurs à la création de l’Office, ce qui pouvait laisser présager d’une possible évolution en ce domaine. Évolution souhaitée et espérée par l’Office.

Néanmoins, sur le fond du problème ici exposé -à savoir celui de l’assimilation d’un organe à un produit de santé- l’instauration d’une indemnisation par la solidarité nationale devait rester sans effet. Il aurait été surprenant que le Conseil d’Etat revienne sur sa position initiale fondée sur des arguments solides et pérennes. De plus et de façon très prosaïque, il faut aussi relever qu’une autre solution aurait eu pour effet de pousser la victime à devoir réorienter sa demande, ce qui, corrélativement, aurait eu pour conséquence de retarder son indemnisation. Or, les exigences de célérité qu’impose ce type de situation et les objectifs mêmes du référé, n’étaient pas favorable pour que la solution de l’espèce soit autre que ce qu’elle est en définitive.

Le Conseil d’Etat par un syllogisme implacable, reposant sur sa jurisprudence, traditionnelle, vient rappeler que si l’action de transplantation est bien susceptible de relever de la responsabilité d’un établissement de santé, en revanche, n raison de sa nature, l’organe transplanté ne peut pas être considéré comme un produit de santé, ce qui revient à exclure la responsabilité de ce dernier sur ce fondement. En conséquence de quoi, en l’absence de cause exonératoire, l’Office devait indemniser seul la victime du dommage.

Une position jurisprudentielle favorable à la victime

Alors que le choix de qualifier un organe de produit de santé paraissait, in fine, aller dans la logique des choses, on aurait pu s’attendre à ce que la solution soit nuancée concernant le liquide de conservation. En effet, de l’aveu du Conseil d’Etat, à l’origine le germe infectieux était, « soit (…) déjà présent dans l’organisme du donneur avant le prélèvement, soit s’est développé, en raison d’un défaut d’asepsie, dans le liquide de conservation de l’organe prélevé ».

Curieusement, et par un raccourci dont la rapidité était certainement préméditée, la Haute juridiction n’a pas opéré, dans sa décision, de distinction entre les deux causes possibles du dommage, étant précisé que la CRC, lors de son expertise, avait conclu que le dommage résultait d’une contamination du liquide.

 D’un point de vue juridique, ce silence peut surprendre, car les conséquences qui lui sont attachées auraient pu être importantes pour l’issue du litige. Admettre que la défectuosité du liquide de conservation ait été le fait générateur du dommage aurait, probablement, induit la responsabilité de l’Hôpital. Dans pareille situation, il est beaucoup plus compliqué pour les juridictions de dénier l’application du régime de la responsabilité en raison des produits défectueux. A cet égard, la CJCE[16] retient la responsabilité d’un établissement de santé, en raison de la défectuosité d’un liquide de perfusion lors d’une transplantation rénale.

Alors que la nature juridique de l’organe et les conséquences indemnitaires en découlant, prêtaient à débat, et ont focalisé l’attention des juges, la question de la contamination du liquide de conservation a tout simplement été tue. Un tel constat, qui peut juridiquement surprendre, s’avère, dans les faits, particulièrement bienveillant pour la victime et pour ses ayants droit.  Le Conseil d’Etat[17] a, par le passé, indiqué que « seule une infection survenant au cours ou au décours d’une prise en charge et qui n’était ni présente ni en incubation au début de la prise en charge peut être qualifiée de nosocomiale ».  Ce critère lapidaire, permet d’identifier la maladie nosocomiale de manière très large. Cette dernière peut donc survenir à propos de tout événement infectieux subi à l’occasion de soins auprès d’un professionnel ou dans un établissement de santé.

En formalisant sa solution comme il l’a fait, le Conseil d’Etat fait clairement prévaloir le soucis d’indemnisation de la victime sur toute autre considération. Le système d’indemnisation, comme nous le montre cette espèce, est souvent d’une complexité folle pour les spécialistes et, a fortiori, pour les victimes qui sont, la plupart du temps, profanes en la matière. Il est inutile de rajouter à la douleur un contentieux qui s’avère pesant pour les protagonistes.

Dans un système de responsabilité où le patient cumule les souffrances, il serait mal venu de lui faire subir, outre ses douleurs physiques et morales, un combat juridique pour qu’il obtienne réparation. La bienveillance des juges, même si elle est, sur un strict plan juridique, critiquable, est sur un plan humain et moral à saluer. Le droit, auquel il est régulièrement reproché son manque d’humanisme, rappelle, par l’intermédiaire du présent arrêt, que l’Humain en est bien la première motivation. En outre, au-delà de ces problématiques indemnitaires, le présent arrêt doit inviter à s’interroger sur la complexité de notre système indemnitaire, et surtout sur la nécessité de réformer urgemment les mécanismes de solidarité nationale, dont l’inefficacité devient de plus en plus criante. Une telle conclusion est facile dans un contexte où l’Office est attaqué et remis en cause de toutes parts. Toutefois, n’oublions pas que derrière le constat de carence institutionnelle, se dissimule la souffrance de victimes, qu’il est essentiel de protéger, ce que fait, à notre sens, parfaitement bien le présent arrêt….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; Art. 233.

 

[1] Rapport sur une question de responsabilité médicale, fait à la Société de médecine de Lyon, Lyon Louis Perrin, 1837, p.7

[2] Voir pour des exemples récents : CE 9 décembre 2016, n° 390892 ; Civ. 1re, 8 févr. 2017, n° 15-19.716

[3] ONIAM, Rapport d’activité pour 2016, p.63

[4] Civ. 1re, 19 juin 2013, no 12-20.433

[5] Civ, 1ère 28 septembre 2016, n°15-16-17

[6] Cour des comptes, Rapport public annuel 2017, p.75

[7] CE, 9 juillet 2003, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c/ Mme M…, req. n°220437, Rec. p. 338

[8] Civ. 1re, 9 nov. 1999, n° 98-10.010, D. 2000. 117, JCP 2000. II. 10251, note Brun

[9] CE, 12 mars 2012, req. n° 327449 , CHU de Besançon, RDSS 2012. 716, note Peigné

[10] Cour des comptes, Rapport public annuel 2017, op. cit. ; Un rapport de l’IGAS de fin 2017, non publié se montre lui aussi extrêmement critique sur l’organisation et le fonctionnement de l’Office.

[11] Voir également, le tribunal administratif de Lyon a indiqué dans un jugement du 28 mai 2006, Consorts Juhel, qui n’a pas jamais été frappé d’appel, que « la transplantation d’un organe infecté engage la responsabilité de l’établissement hospitalier même en l’absence de faute de sa part ».

[12] CAA Paris, 18 octobre 2006, Véronique X., req. n° 03PA00636

[13]  CE, 27 janvier 2010, Hospices civils de Lyon et CHU de Besançon, req. n° 313568

[14] RUSS (J.) LEGUIL (C.), « La bioéthique : comment faire vivre ? Comment laisser mourir ? », in, La pensée éthique contemporaine, Presses Universitaires de France, 2012, p. 65

[15] PEIGNE (J.), « l’inapplicabilité de la jurisprudence M…. (n°220437) à la réparation des dommages résultant de la transplantation d’un organe contaminé », RDSS, 2010, p.501

[16] CJCE 10 mai 2001, Veedfald, aff. C-203/99, D. 2001. Jur. 3065, note P. Kayser

[17] CE 21 juin 2013, Centre hospitalier du Puy-en-Velay, req. n°347450

   Send article as PDF   
ParJDA

Note sous TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

par Jonas Guilbert
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 232.

Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants…[1]

La commune de Besançon propose un certain nombre de services périscolaires, notamment l’accueil des enfants le matin et l’après-midi, avant et après la classe, ainsi qu’un service de cantine scolaire. La requérante, qui voulut profiter de tels services pour son fils, vit sa demande d’inscription rejetée par la commune en raison d’un manque de places disponibles tant à la cantine qu’aux services d’accueil du matin et de l’après-midi. Le tribunal administratif de Besançon[2] fut alors saisi d’une demande d’annulation de ces décisions de refus, il lui était demandé également d’enjoindre à la commune d’inscrire le fils de la requérante aux services périscolaires de restauration scolaire et d’accueil ou, subsidiairement, que celle-ci réexamine la situation de l’enfant dans un délai de sept jours à compter de la notification du jugement. L’article L. 551-1 du code de l’éducation prévoit notamment que « des activités périscolaires prolongeant le service public de l’éducation, et en complémentarité avec lui, peuvent être organisées dans le cadre d’un projet éducatif territorial ». Ces services sont donc purement facultatifs pour les personnes publiques compétentes. Cependant, en ce qui concerne le service public de la restauration scolaire, le droit applicable se complexifie.

Effectivement, outre des moyens tenant à la légalité externe, il était soutenu par la requérante que le règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année 2017/2018, sur le fondement duquel a été pris la décision refusant l’inscription de son fils à la cantine, méconnaissait les dispositions de l’article L.131-13 du Code de l’éducation issu de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

Cet article prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». La principale problématique posée au tribunal était donc de savoir dans quelle mesure le droit d’être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe, peut-il être subordonné à l’existence de places disponibles.

Contrairement aux autres activités périscolaires, le juge administratif a décidé que le service de restauration scolaire des écoles primaires institue, pour chaque élève, le droit d’y être inscrit. Concrètement, la requérante est fondée à invoquer, par la voie de l’exception, l’illégalité de l’article 10 du règlement d’accueil en tant qu’il limite le nombre de places disponibles dans les cantines. La décision par laquelle le maire de Besançon a refusé d’inscrire le fils de la requérante au service de restauration scolaire est annulée par le tribunal. En ce qui concerne l’inscription aux accueils du matin et de l’après-midi, en vertu de l’article L. 551-1, il s’agit de services purement facultatifs qui n’instituent pas un droit à être inscrit pour chaque élève, la commune peut à bon droit rejeter les demandes d’inscription à de tels services lorsque la capacité d’accueil, qu’elle a elle-même fixée, est atteinte. Par ailleurs, les critères de priorité d’accueils des enfants, prévus par le règlement des accueils périscolaires de la commune, ne trouvent à s’appliquer, selon le tribunal, que lorsque des places sont disponibles. Or, à la date de la réception de la demande par la commune, la limite de places était atteinte. Les critères de priorité n’étant pas applicables en l’espèce, le juge administratif ne contrôle pas leur conformité au principe d’égalité.

La décision du tribunal administratif de Besançon est particulièrement intéressante du point de vue du droit affirmé, pour les élèves, à être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe. Ce service public administratif facultatif institue un droit nécessairement conditionné (I), entretenant un rapport complexe avec l’un des éléments constitutifs du service public, le principe d’égalité (II).

I. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné

L’inscription à la cantine des écoles primaires constitue, au terme d’un énoncé législatif paradoxal (A), un véritable droit conditionné par l’existence d’un service public administratif à caractère facultatif (B), lequel garantit ce droit en plus de l’instituer.

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit résultant d’un énoncé législatif paradoxal

La disposition législative prévue à l’article L.131-13 du Code de l’éducation est apparemment contradictoire. D’une part, elle prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque le service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés ». L’énoncé ne semble souffrir d’aucune difficulté d’interprétation, ce droit ne fait l’objet d’aucun aménagement et vise effectivement l’ensemble des enfants scolarisés dans une école primaire. Pourtant, d’autre part, la disposition précise « qu’il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». Or, l’inscription étant un droit reconnu pour chaque enfant, comment une discrimination pourrait-elle être opérée entre eux quant à la jouissance de cette faculté ? Cela suppose-t-il que ce droit pourrait être en fait aménagé, notamment en raison de difficultés matérielles insurmontables, à la condition que le choix des élèves au regard des places disponibles ne se fasse pas sur la base d’un critère discriminatoire tenant à leur situation ou à celle de leur famille ? Telle est, en tout cas, l’interprétation de la commune de Besançon.

Au contraire, le tribunal, reprenant en ce sens les conclusions du rapporteur public[3], retient que ces dispositions « éclairées par les travaux parlementaires[4] ayant précédé l’adoption de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté dont elles sont issues, impliquent que les personnes publiques ayant choisi de créer un service de restauration scolaire pour les écoles primaires dont elles ont la charge sont tenues de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit ». En conséquence, selon le juge administratif, les personnes publiques ayant choisi de créer un tel service « doivent adopter et proportionner le service à cette fin et ne peuvent, au motif du manque de place disponible, refuser d’y inscrire un élève qui en fait la demande ». Ces prescriptions prétoriennes indiquent clairement que la commune ne peut invoquer des arguments référant à des contraintes matérielles ou financières. Néanmoins, le tribunal administratif de Besançon n’enjoint pas la commune à inscrire le fils de la requérante à la cantine. Effectivement, son jugement est fondé sur l’illégalité d’une disposition réglementaire – l’article 10 du règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année scolaire 2017/2018 en tant qu’il subordonne l’inscription à la cantine à l’existence de places vacantes. Or, « ce motif d’annulation n’implique pas nécessairement que la commune procède à cette inscription, mais seulement qu’elle réexamine la demande de l’intéressée ». Le rapporteur public avait proposé au tribunal d’enjoindre la commune à procéder directement à l’inscription en ce que le refus initial violait directement l’article L. 131-13 du code de l’éducation. Ses conclusions se justifiaient par le caractère « absolu » du droit à l’inscription, tel que prévu par cette disposition législative. Au regard de l’argumentation du tribunal, il n’y aurait, en tout état de cause, d’autres possibilités pour la commune que de procéder à l’inscription du fils de la requérante à la cantine municipale.

Sans le nommer, la décision approuve la conception d’un droit absolu. Une conception qui, ne se confondant pas immédiatement avec la fondamentalité tout en reprenant sa fonction de légitimation performative, semble bien saugrenue s’agissant d’un droit conditionné, a priori, par l’existence d’un service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné par l’instauration d’un service public facultatif

« Le service de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public constitue un service public administratif à caractère facultatif, dont la gestion peut être assurée directement par les collectivités territoriales qui en sont responsables dans le cadre d’une régie, confiée à la caisse des écoles ou déléguée à une entreprise privée dans le cadre de la passation d’une convention de délégation de service public »[5].

Le caractère facultatif de ce service public n’est absolument pas remis en cause. Dans sa décision du 26 janvier 2017, mentionnée dans les visas du jugement du tribunal, le Conseil constitutionnel affirme que l’article L. 131-13 du code de l’éducation issu de la loi du 27 janvier 2017 n’a ni pour effet ni pour objet de rendre obligatoire la création d’un service public de restauration scolaire[6]. La juridiction constitutionnelle précise bien que cette disposition prévoit que tous les enfants scolarisés en école primaire ont le droit d’être inscrits à la cantine, mais cette obligation législative ne vaut qu’à la condition que ce service existe. La collectivité locale reste entièrement libre de créer ou non un tel service, seulement si elle le fait, elle doit prévoir les conditions matérielles et financières pour assurer l’inscription de l’ensemble des élèves scolarisés en école primaire. Les sénateurs avaient saisi le Conseil constitutionnel sur cette disposition, soutenant qu’elle entraînait, à la charge des collectivités territoriales, des dépenses nouvelles qui ne font l’objet d’aucune compensation financière, en méconnaissance de l’article 72-2 de la Constitution. Or, le Conseil constitutionnel le rappelle, cet article n’est pas applicable dans le cas du service public de restauration scolaire, puisqu’il ne vise que les créations et extensions de compétences qui ont un caractère obligatoire.

L’article L. 131-13 ne prévoit donc pas un droit ex nihilo, mais un droit conditionné par une compétence facultative de la collectivité territoriale. En l’occurrence, la mise en place de politiques publiques volontaristes à l’échelon local, matérialisées par l’instauration d’un service public, ne permet pas seulement de garantir l’effectivité d’un droit, elles le créent de manière réflexive. Selon le rapporteur public, « dès lors qu’un service de restauration scolaire a été créé, tous les enfants scolarisés dans une école primaire ont un droit absolu à être inscrits à la cantine si leurs parents le demandent »[7].

Quelle est la nature de ce droit absolu dont l’existence même dépend a priori d’institutions facultatives de concrétisation ? La relativité induite de son conditionnement ne peut que rappeler la contingence de la rhétorique fondamentaliste[8]. D’ailleurs, les débats parlementaires[9] ayant précédé l’adoption de la loi laissent supposer que ce droit se rattacherait aux droits fondamentaux de l’enfant à la santé et au bon développement[10].

Le lien supposé avec de tels droits fondamentaux paraît pour le moins distendu d’autant que le conditionnement a priori du droit à être inscrit à la cantine rend son effectivité extrêmement aléatoire à l’échelle du territoire national. D’ailleurs, devant le Conseil constitutionnel, les parlementaires requérants reprochèrent à l’article L. 131-13 de méconnaître le principe d’égalité devant la loi dès lors que le droit des élèves de l’enseignement primaire à être inscrits à la cantine est subordonné à l’existence préalable d’un service de restauration scolaire.

II. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit à l’épreuve du principe d’égalité

Devise de la république, le principe d’égalité est un principe constitutionnel[11] véritablement matriciel en ce qui concerne le régime juridique du service public, que ce soit dans l’accès ou dans le fonctionnement du service. Au-delà de son importance du point de vue du lien social, l’égalité dans le service public est somme toute un démembrement de l’égalité générale et abstraite des citoyens devant la loi[12]. Si une disposition législative prévoit un droit, le service public le concrétise dans le respect du principe d’égalité. Or, si le droit est créé par un service public de proximité, l’égalité abstraite devant la loi et à l’échelle du territoire se trouve inévitablement mise à mal (A). Suivant les limites de l’égalité abstraite dans l’application du droit et donc de son effectivité, le bénéfice concret d’un tel droit doit être relativisé (B).

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires et la différence de traitement entre les élèves de différentes communes

Le principe d’égal accès aux services publics trouve à s’appliquer autant pour les services publics obligatoires que pour ceux facultatifs[13]. S’agissant du droit à l’inscription à la cantine prévu à l’article L. 131-13 du code de l’éducation, dans sa décision précitée, le Conseil constitutionnel avait dû se prononcer sur le moyen tiré de la rupture d’égalité devant la loi entre les élèves inscrits dans une école dont la commune instaure un service public de restauration scolaire et ceux dont la commune n’en dispose pas. Ce moyen fut écarté par le juge constitutionnel sans souci de véritable motivation. À l’aune de l’article 6 de la DDHC, il énonce sans explication que de tels élèves connaissent une différence de traitement du fait d’une différence de situation objective et alors même que la différence de traitement est en rapport direct avec la loi. On a du mal à comprendre la rationalité de l’argumentation qui postule que l’objet de la loi est de constater la différence de situation. Au regard de cette déduction monologique, il devient difficile de savoir si la différence objective de situation fonde la différence de traitement ou si la différence de traitement n’est que le seul référent rationnel, bien que tautologique, d’une différence de situation. Il apparaît alors que le lien auto-constituant entre différence de traitement et différence de situation se trouve être en rapport direct avec l’objet de la loi, raison pour laquelle cette disposition législative est conforme à la Constitution. Il est vrai qu’en matière d’attribution d’un droit pour les enfants, le Conseil constitutionnel ne pouvait sortir de son chapeau le motif d’intérêt général pour justifiait une telle différence de traitement. Le droit des enfants à être inscrit à la cantine scolaire dans une école primaire dépend donc étroitement de la politique d’aménagement du territoire et de la répartition géographique des services publics. Elle dépend aussi, concrètement, de la liberté dont peut jouir la commune dans la gestion de son service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, une égalité abstraite au risque de l’inefficacité du droit proclamé

Le service public de restauration scolaire, tout comme sa tarification[14], relève de la compétence réglementaire de la commune. Celle-ci pouvait auparavant limiter le nombre d’inscrits sur le fondement de la capacité d’accueil du service[15].  La loi faisant de l’inscription à la cantine un droit lorsque ce service existe, elle précise que les élèves ne peuvent être discriminés selon le critère des ressources familiales. Bien que le moyen fût écarté par le Conseil constitutionnel, cette disposition législative semble bien constituer une limite pratique dans la liberté de gestion du service public par la collectivité compétente. En l’espèce, la commune arguait que la création d’un service de restauration scolaire étant facultatif, il ne saurait lui être imposé de faire fonctionner un service public qui soit capable d’accueillir l’ensemble des élèves scolarisés souhaitant s’inscrire à la cantine. Il est évidemment contraignant et coûteux d’instaurer un tel service public, qui plus est, non obligatoire. Il ne paraît donc pas aberrant de corréler la capacité d’accueil de ce service aux propres capacités financières et matérielles de la commune. Or, à travers la prescription faite aux communes, de proportionner le service aux fins de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit, le juge administratif, suivant sans doute l’intention du législateur, semble paradoxalement aller à l’encontre d’une égalité concrète et d’une véritable solidarité sociale par le service public. L’affirmation ainsi faite d’une égalité abstraite est louable, mais cette jurisprudence peut-elle décourager les collectivités locales à créer un tel service public, notamment pour ceux qui en ont effectivement besoin – incapacité financière, sociale ou matérielle des familles – en faisant peser sur elles la nécessité impérative de pouvoir accueillir l’ensemble des enfants[16]. Cette obligation risque d’aggraver la différence entre les collectivités riches et pauvres et, de manière générale, de rendre difficile l’effectivité du droit à l’inscription dans les cantines des écoles primaires, dans la mesure où les petites communes n’auront pas les moyens d’assumer un tel service tandis que les grandes pourront être découragées devant le nombre d’enfants susceptibles d’en bénéficier. La situation objective et personnelle de l’enfant risque de ne pas être prise en compte[17] puisque, finalement, il est erroné d’affirmer que tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine, cette faculté dépendra de la politique de la collectivité compétente. Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 232.

[1] Référence à Mme Marie-Anne Chapdelaine (parti socialiste), rapporteur thématique de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « égalité et citoyenneté » qui avait déclaré lors de la séance de l’Assemblée nationale du 23 novembre 2016 : « Tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine ! s’il ne devait rester qu’un seul budget, ce serait celui- la ! On ne peut négocier avec la nourriture des enfants »[1].

[2] TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

[3] Conclusion de Madame Isabelle Marrion, rapporteur public, audience plénière du 27 novembre 2017, Mme G c. Commune de Besançon

[4] Le juge administratif peut, sans commettre d’erreur de droit, se référer aux débats parlementaires précédant son adoption aux fins de l’interpréter : CE, 27 octobre 1999, commune de Houdan ; CE, 14 janvier 2004, Couderc ; CE, 30 janvier 2013, Société Ambulances de France

[5] CE, 3ème/8ème SSR, 11 juin 2014, 359931, publié au recueil Lebon. Aussi, CE S. 5 octobre 1984, Commissaire de la République de l’Ariège contre Commune de Lavelanet, req. n° 47875 ; CAA Versailles 28 décembre 2012, Commune de Neuilly-Plaisance, req. nos 11VE04083 et 11VE04121.

[6] Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 concernant la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, §122

[7] Conclusion de Madame Isabelle Marrion préc.

[8] E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France » AJDA 1998 p.6

[9] M. Razzy Hammadi, rapporteur général de la commission spéciale de l’’Assemblée nationale chargée d’examiner le texte, déclare au cours de la première séance le 22 novembre 2016 : « le retour du texte à l’Assemblée nationale constitue pour tous les enfants de France le droit absolu à l’école primaire d’être inscrit à la cantine ». Selon lui, « aucune contingence matérielle ou financière ne peut justifier que l’on refuse de nourrir les enfants ».

[10] Articles 3, 5 et 18 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Il s’agit aujourd’hui sans doute aussi de protection sociale de l’enfant, voir les conclusions d’E. Geffray sous CE, 23 octobre 2009, FCPE du Rhône, req. n°329076

[11] Décision n° 73-51 DC du 27 décembre 1973 relative à la loi de finances pour 1974 ; principe général du droit (CE sect. 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire)

[12] Articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; article 1 de la Constitution de 1958

[13] CE, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Rec.,p.151

[14] L’article R. 531-52 du code de l’éducation : « les tarifs de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles, des écoles élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public sont fixés par la collectivité qui en a la charge ».

[15] CE 27 février 1981, req. nos 21987 et 21988 , CE 2 juin 1993, req. nos 64071, 64157 et 71986, CE (ord.) 25 octobre 2002, req. n° 251161

[16]  A la déclaration de Mme Marie-Anne Chapdelaine (citée plus haut), Mme Marie-Christine Dalloz (parti Les Républicains) répondra : « L’intention est louable mais aucune compensation financière n’est prévue pour les communes qui devront donc supporter de nouvelles charges financières importantes alors qu’elles sont déjà financièrement étranglées ».

[17] Le juge administratif avait pu favoriser cette prise en compte, voir CAA Versailles (2ème ch.), 18 décembre 2014, Commune d’Aubervilliers, et les conclusions sous cet arrêt du rapporteur public, Mme H. lepetit-Collin

 

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (concession) : Une stabilité textuelle et (quelques) nouveautés jurisprudentielles

Art. 231.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Les textes organisant le droit des concessions sont plus souples que ceux applicables aux marchés publics. Or, cette souplesse apparente pourrait se révéler contreproductive. En effet, les contentieux relatifs aux contrats de concession commencent déjà à apparaître et le juge, contraint de statuer au regard des principes fondamentaux de la commande publique, tend à aligner les règles imposées dans le cadre de ces contrats sur celles applicables en matière de marchés publics. Comme pour ces derniers, c’est l’actualité jurisprudentielle qui retient donc le plus l’attention mais il convient, avant tout, d’évoquer le rehaussement des seuils de procédure.

Application des nouveaux seuils aux contrats de concession

Comme pour les marchés publics (voir les développements dans cette même chronique), l’avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171) fixe de nouveaux seuils applicables à la passation des contrats de concession depuis le 1er janvier 2018. Désormais, doivent être passés selon une procédure que l’on peut qualifier de « formalisée » tous les contrats de concession dont la valeur estimée hors taxe est égale ou supérieure à 5 548 000 euros hors taxes.

Comme en matière de marchés publics, les textes procèdent à un rehaussement des seuils qui ne devrait cependant pas conduire à davantage de souplesse. Or, s’agissant de cette souplesse, la jurisprudence confirme qu’elle n’est pas absolue en ce qui concerne les contrats de concession.

Chronique (choisie) de jurisprudence
concernant les contrats de concession

La jurisprudence de ces derniers mois est plus riche concernant les contrats de concession : plusieurs précisions ont ainsi été apportées.

Modification des conditions de mise en concurrence en cours de procédure

A l’intérieur du droit de la commande publique, le nouveau droit des concessions est sans doute celui qui va impliquer le plus de nouveautés dans les années à venir. Au-delà du fait que les anciennes délégations de service public aient partiellement disparues et aient été supplantées par les nouveaux contrats de concession de services, le régime juridique de ces nouveaux contrats implique de nombreux changements. Le droit des délégations de service public n’était en effet, jusqu’alors, que peu réglementé par les textes et faisait montre d’une souplesse importante par rapport au droit des marchés publics. Les nouveaux textes perpétuent cette logique mais seulement en partie. Le droit des contrats de concession reste un droit beaucoup plus souple que le droit des marchés publics. Pour autant, cette souplesse est en recul par rapport à celle qui prévalait pour la passation des délégations de service public sous l’empire de la loi Sapin de 1993.

Cet accroissement des contraintes est justement mis en avant par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 24 mai 2017 (CE, 24 mai 2017, n° 407431, SAUR ; AJDA 2017, p. 1145 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 194, note M. Ubaud-Bergeron). Le Conseil d’Etat était ici saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue par le tribunal administratif de Montpellier dans le cadre d’un référé précontractuel. Le recours concernait la procédure de passation d’une délégation de service public passée par la commune de Limoux afin de déléguer le service public de l’eau potable. La question posée au juge administratif suprême concernait l’étendue de la négociation qui peut être engagée par une autorité concédante avec les différents soumissionnaires.

En l’espèce, la commune avait indiqué les critères de sélection des offres aux candidats avant d’engager des négociations avec certains d’entre eux. A l’issue de cette négociation, elle leur avait demandé de formuler une offre finale puis, dans un courrier ultérieur, elle leur avait demandé de formuler une nouvelle offre finale tenant compte de la possibilité de se voir attribuer dans le même temps un autre contrat. En effet, parallèlement à la procédure de passation engagée par la commune, le syndicat intercommunal à vocation unique (SIVU) de la station d’épuration du Limouxin avait lancé une procédure de délégation du service public de l’assainissement. C’est ce qui a conduit la commune à demander aux candidats admis lors des négociations de présenter une nouvelle offre « compte tenu de l’unicité de facturation des services de l’eau potable et de l’assainissement ». Le Conseil d’Etat devait donc déterminer si, en procédant de la sorte, la commune n’a pas dépassé les frontières du champ de la négociation telles qu’elles sont définies dans le cadre du droit des concessions.

Cette question était d’autant plus pertinente que, dans le cadre de la réglementation antérieure, le juge administratif retenait une conception libérale de la négociation dans le cadre des délégations de service public (CE, 18 juin 2010, n° 336120 et n° 336135, Communauté urbaine de Strasbourg et Sté Seche Eco Industrie ; Dr. adm. 2010, comm. 128, obs. F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 293, obs. G. Eckert). Le Conseil d’Etat avait toutefois posé certaines limites en considérant notamment que l’autorité concédante ne pouvait « apporter des adaptations à l’objet du contrat » qu’à condition que ces adaptations soient « d’une portée limitée, justifiées par l’intérêt du service et qu’elles ne présentent pas, entre les entreprises concurrentes, un caractère discriminatoire » (CE, 21 juin 2000, n° 209319, Syndicat intercommunal de la Côte d’Amour et de la presqu’île guérandaise ; Rec. p. 283 ; RFDA 2000, p. 1031, concl. C. Bergeal ; CE, 21 févr. 2014, n° 373159, Sté Dalkia France : Lebon T., p. 740 ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 111, note G. Eckert). L’arrêt rendu le 24 mai 2017 permet de considérer que cette approche libérale mais encadrée est définitivement abandonnée dans le cadre de la nouvelle réglementation.

Dans son arrêt, le juge prend soin de rappeler les dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 qui encadrent désormais le pouvoir de négociation des autorités concédantes lorsqu’elles décident de passer de tels contrats. Ainsi, l’article 46 de l’Ordonnance rappelle la liberté dont disposent ces autorités dans le choix de recourir ou non à la négociation, tout en indiquant que celle-ci ne peut jamais « porter sur l’objet de la concession, les critères d’attribution ou les conditions et caractéristiques minimales indiquées dans les documents de la consultation ». Par ailleurs, l’article 47 précise que « le contrat de concession est attribué au soumissionnaire qui a présenté la meilleure offre au regard de l’avantage économique global pour l’autorité concédante sur la base de plusieurs critères objectifs, précis et liés à l’objet du contrat de concession ou à ses conditions d’exécution » et que ces critères « n’ont pas pour effet de conférer une liberté de choix illimitée à l’autorité concédante et garantissent une concurrence effective ». C’est donc un nouveau cadre – davantage contraignant que celui qui s’appliquait antérieurement aux négociations dans le cadre des délégations de service public – qui s’impose aux autorités concédantes lorsqu’elles ont recours à la négociation.

Or, c’est ce nouveau cadre qui est utilisé par le Conseil d’Etat pour se prononcer sur la négociation menée par la commune de Limoux. Il considère « qu’il résulte de ces dispositions qu’une autorité concédante ne peut modifier en cours de procédure les éléments d’appréciation des candidatures ou des offres en remettant en cause les conditions de la mise en concurrence initiale », mais également « qu’elle ne peut non plus, sans méconnaître l’objet de la concession qu’elle entend conclure et l’obligation de sélectionner la meilleure offre au regard de l’avantage économique global que présente pour elle cette offre, demander aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante ou prendre en compte, pour choisir un délégataire, des éléments étrangers à ce contrat ». C’est donc l’offre économiquement la plus avantageuse qui doit systématiquement être retenue, celle-ci étant définie selon des critères liés au contrat et sans que la négociation ne puisse modifier les conditions de la mise en concurrence initiale.

S’agissant du cas d’espèce, le juge relève que « la commune de Limoux a demandé aux candidats de lui remettre une offre conditionnelle tenant compte d’une procédure de passation mise en œuvre par une autre autorité concédante, portant sur la délégation d’un service public dont tant l’objet que le périmètre géographique étaient différents du service public en cause ». Il considère donc que la commune a déterminé quel était l’avantage économique global des différentes offres en se fondant « sur des éléments étrangers au service public concédé et sans lien avec cet avantage économique global », c’est-à-dire sans lien avec l’objet du contrat de concession. Ce faisant, la commune a « méconnu les règles qu’elle avait elle-même fixées en vue de l’attribution du contrat de délégation du service public de l’eau potable », ce qui signifie qu’elle a modifié les conditions de la concurrence initiale. Par conséquent, le Conseil d’Etat rejette le pourvoi introduit par la commune et confirme l’ordonnance rendue par le Tribunal administratif de Montpellier décidant de l’annulation de la procédure de passation.

Dans son arrêt du 24 mai 2017, le Conseil d’Etat effectue donc une application logique des dispositions de l’Ordonnance du 29 janvier 2016. Il confirme ainsi que le nouveau droit des concessions met en place des règles plus contraignantes que celles qui existaient auparavant pour les seules délégations de service public et que le cadre concurrentiel mis en place se rapproche de plus en plus de celui applicable aux marchés publics.

Possibilité de prendre en charge une activité économique

La cour administrative d’appel de Douai a eu à se prononcer sur la question de la prise en charge d’un service de téléassistance aux personnes âgées par le département du Nord (CAA Douai, 30 mars 2017, n° 14DA01579, Sté SEDECA , Dpt Nord ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 174, obs. H. Hoepffner). La cour applique ici la jurisprudence classique du Conseil d’Etat en la matière en rappelant « que les personnes publiques sont chargées d’assurer les activités nécessaires à la réalisation des missions de service public dont elles sont investies et bénéficient à cette fin de prérogatives de puissance publique ; qu’en outre, si elles entendent, indépendamment de ces missions, prendre en charge une activité économique, elles ne peuvent légalement le faire que dans le respect tant de la liberté du commerce et de l’industrie que du droit de la concurrence ; qu’à cet égard, pour intervenir sur un marché, elles doivent, non seulement agir dans la limite de leurs compétences, mais également justifier d’un intérêt public, lequel peut résulter notamment de la carence de l’initiative privée ; qu’une fois admise dans son principe, une telle intervention ne doit pas se réaliser suivant des modalités telles qu’en raison de la situation particulière dans laquelle se trouverait cette personne publique par rapport aux autres opérateurs agissant sur le même marché, elle fausserait le libre jeu de la concurrence sur celui-ci ». Il convient donc de vérifier successivement l’intérêt public à intervenir, le respect de la liberté du commerce et de l’industrie du point de vue du principe de l’intervention, et le respect de la concurrence au travers des modalités de l’intervention (CE, ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris ; RFDA 2006, p. 1048, concl. D. Casas).

En l’espèce, la solution retenue est la même que celle adoptée par le Conseil d’Etat dans son arrêt Département de la Corrèze, rendu également à propos de la prise en charge d’un service de téléassistance (CE, 3 mars 2010, Département de la Corrèze, n° 306911 : AJDA 2010, n° 17, p. 957, concl. N. Boulouis et n° 22, p. 1251, chron. E. Glaser ; Contrats – Marchés publ. 2010, n° 4, comm. 146, G. Eckert ; Rev. Lamy dr. conc. 2010, n° 24, p. 30, note G. Clamour ; JCP G 2010, n° 28, p. 1476, chron. B. Plessix). La prise en charge d’un tel service par un département est justifiée par un intérêt public local et ne contrevient pas à la liberté du commerce et de l’industrie. Elle peut donc avoir lieu si, par ses conditions de mise en œuvre, elle ne fausse pas la concurrence.

Cet arrêt, rendu à propos de la passation d’un contrat de délégation de service public, est l’occasion de préciser qu’une solution identique doit s’appliquer dans le cadre des concessions de services : avant même de déterminer les règles de publicité et de mise en concurrence à respecter, l’autorité concédante doit s’assurer qu’elle peut effectivement prendre en charge l’activité économique concernée. Heureusement pour les personnes publiques, l’intérêt public pour intervenir reste assez largement admis tout comme le respect de la liberté du commerce et de l’industrie. Il convient donc surtout de s’assurer que les conditions de prise en charge de l’activité ne faussent pas la concurrence, ce qui est rarement le cas du point de vue des juges administratifs.

Annulation de la procédure lorsqu’une clause d’un contrat de concession est contraire à la réglementation en vigueur

Confirmant que la jurisprudence tend à nuancer la souplesse attendue du droit des concessions, le Conseil d’Etat est venu préciser le régime juridique de certaines offres irrégulières dans le cadre du droit des concessions conformément aux solutions retenues en matière de marchés publics (CE, 18 sept. 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron). En effet, l’article 59 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics distingue les offres irrégulières, les offres inacceptables et les offres inappropriées pour déterminer celles qui doivent nécessairement être éliminées et celles qui peuvent faire l’objet d’une régularisation sur proposition de l’acheteur ou à l’issue d’un dialogue ou d’une négociation. Or, le nouveau droit des concessions ne connaît pas un triptyque identique. Au stade de l’examen des offres, l’article 25 du décret du 1er février 2016 se contente en effet d’imposer l’élimination des offres inappropriées (l’article 23 de ce texte prévoyant quant à lui l’élimination des candidatures incomplètes ou irrecevables). Il n’envisage donc ni les offres irrégulières, ni les offres inacceptables. Or, dans son arrêt du 18 septembre 2017, le Conseil d’Etat a eu connaître d’offres irrégulières. Il devait en effet se prononcer à propos d’une procédure de passation d’une concession de services relative à l’exploitation de mobiliers urbains d’information à caractère général ou local supportant de la publicité engagée par la ville de Paris. Après l’examen des offres, la Somupi – filiale de JC Decaux – a été désignée comme attributaire de cette concession de services et deux sociétés – Clear Channel France et Extérion Média France – ont alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris afin qu’il annule la procédure de passation. Le problème posé en l’espèce concernait le contenu de l’avis de concession et, par conséquent, du futur contrat. Cet avis et le règlement de la consultation prévoyaient le recours à la publicité lumineuse sur les mobiliers urbains objets du contrat de concession alors que le règlement local de publicité adopté par la ville de Paris, en application des dispositions du code de l’environnement. L’avis de concession ne respectait donc pas la réglementation en vigueur et conduisait nécessairement les soumissionnaires à proposer des offres contraires à cette réglementation, c’est-à-dire des offres irrégulières du point de vue de la réglementation applicable aux marchés publics. En effet, le décret relatif aux marchés publics définit l’offre irrégulière comme « une offre qui ne respecte pas les exigences formulées dans les documents de la consultation notamment parce qu’elle est incomplète, ou qui méconnaît la législation applicable notamment en matière sociale et environnementale ». La question se posait alors de savoir si les juges allaient retenir une qualification identique en matière de concessions. Or, sur ce point, le Conseil d’Etat a validé le raisonnement retenu par le tribunal administratif de Paris. Ce dernier a en effet considéré que le non-respect du règlement local de publicité dans les documents de la consultation par la ville de Paris « a conduit à retenir une offre irrégulière en tant qu’elle propose de la publicité numérique pour 15 % des mobiliers urbains à mettre en place ». Si elle semble tout à fait logique dans la mesure où il est juridiquement inconcevable qu’une autorité concédante impose le non-respect de la législation applicable au travers des procédures de passation des contrats de concession qu’elle décide de lancer, « cette solution montre, s’il en était besoin, que la plus grande liberté laissée par les textes relatifs aux concessions en matière de choix des offres n’est pas illimitée et que la convergence vers certaines solutions du droit des marchés publics est inévitable » (M. Ubaud-Bergeron, note précitée).

Encadrement de l’indemnisation des biens de retour non amortis dans le cadre des contrats de concession passés entre personnes publiques

Dans son arrêt Commune de Douai (CE, ass., 21 déc. 2012, n° 342788, Commune de Douai ; Lebon, p. 477, concl. B. Dacosta ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 42, obs. G. Eckert ; RFDA 2013, p. 25, concl. ; AJDA 2013, p. 457, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; Dr. adm. 2013, comm. 20, comm. G. Eveillard ; JCP A 2013, 2044, obs. J.-B. Boda et Ph. Guellier ; JCP A 2013, 2045, obs. J.-B. Vila), le Conseil d’Etat a précisé quelles doivent être les conditions d’indemnisation des biens de retour qui n’ont pas pu être totalement amortis en cas de résiliation d’une concession avant son terme normal. Il distingue ainsi deux situations. Tout d’abord, « lorsque l’amortissement de ces biens a été calculé sur la base d’une durée d’utilisation inférieure à la durée du contrat, cette indemnité est égale à leur valeur nette comptable inscrite au bilan ». Par ailleurs « dans le cas où leur durée d’utilisation était supérieure à la durée du contrat, l’indemnité est égale à la valeur nette comptable qui résulterait de l’amortissement de ces biens sur la durée du contrat ». Enfin, le Conseil d’Etat a précisé dans le même considérant de principe « que si, en présence d’une convention conclue entre une personne publique et une personne privée, il est loisible aux parties de déroger à ces principes, l’indemnité mise à la charge de la personne publique au titre de ces biens ne saurait en toute hypothèse excéder le montant calculé selon les modalités précisées ci-dessus ». Or, c’est cette possibilité que le Conseil d’Etat est venu encadrer dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 402921, Commune du Croisic ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 281, note G. Eckert ; repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux) . Il précise ainsi que la dérogation envisagée par l’arrêt Commune de Douai ne peut pas « être prévue par le contrat lorsque le concessionnaire est une personne publique ». Dès lors, le Conseil d’Etat confirme qu’en cas de résiliation du contrat pour un motif d’intérêt général, « la fixation des modalités d’indemnisation de la part non amortie des biens de retour dans un contrat de concession obéit, compte tenu de la nature d’un tel préjudice, à des règles spécifiques », tout en précisant que celles-ci diffèrent selon la nature du cocontractant.

Ces différentes affaires permettent de considérer que le droit des concessions n’est encore qu’un droit en devenir, qui devrait progressivement se calquer sur le droit des marchés publics (en se basant, a minima, sur les règles applicables aux marchés passés en procédure adaptée). Les évolutions observées en augurent donc de nouvelles, qu’il conviendra de ne pas rater !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 231.

   Send article as PDF   
ParJDA

Procédures de passation (marchés publics) : peu de nouveautés textuelles mais des éclaircissements jurisprudentiels !

Art. 230.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

L’actualité du droit des marchés publics confirme le sentiment préexistant : les textes n’ont pas vraiment simplifié la situation ou, pour le moins, ils n’enlèvent pas son utilité à la jurisprudence. C’est cette dernière qui retient en effet l’essentiel de l’attention même si, pour l’essentiel, les décisions rendues n’apportent que des précisions sans bouleverser les règles applicables. Il convient toutefois, et avant tout, de relever une nouveauté textuelle : la publication de nouveaux seuils de passation ! Certaines précisions seront ensuite apportées quant au contenu des profils d’acheteur et s’agissant de la maîtrise d’œuvre dans les marchés publics globaux, avant de présenter une chronique de jurisprudence couvrant l’actualité de ces derniers mois.

De nouveaux seuils de passation pour les marchés publics

La Commission européenne a publié de nouveaux seuils de procédure pour les marchés publics et les contrats de concession au travers de quatre règlements délégués publiés au Journal officiel de l’Union européenne le 19 décembre 2017. Ces règlements mettent les directives « marchés publics » et « contrats de concession » en conformité avec l’amendement apporté à l’accord sur les marchés publics dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Ces seuils ont été repris par un nouvel avis du ministère de l’économie et des finances relatif aux seuils de procédure et à la liste des autorités publiques centrales en droit de la commande publique publié le 31 décembre 2017 (JORF du 31 déc. 2017, texte 171). Depuis le 1er janvier 2018, les nouveaux seuils imposant le recours à une procédure formalisée de passation sont les suivants :

  • 144 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales. L’avis du 31 décembre 2017 reprend la liste de ces autorités : il s’agit de l’Etat, des établissements publics administratifs de l’Etat autres que les établissements publics de santé, des autorités administratives indépendantes (AAI) dotées de la personnalité juridique, de la caisse des dépôts et consignations, de l’ordre national de la Légion d’honneur, de l’Union des groupements d’achats publics (UGAP), de la fondation Carnegie et de la fondation Singer-Polignac.
  • 221 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par d’autres pouvoirs adjudicateurs (ainsi que pour certains marchés publics de fournitures et de services passés par les autorités publiques centrales dans le domaine de la défense sans être des marchés publics de défense ou de sécurité)
  • 443 000 euros HT pour les marchés publics de fournitures et de services passés par des entités adjudicatrices, ainsi que pour les marchés publics de défense ou de sécurité portant sur des fournitures ou des services
  • 5 548 000 euros HT pour les marchés publics de travaux

Ces nouveaux seuils sont un peu plus élevés que leurs prédécesseurs, ce qui étend un peu plus le champ d’application de la procédure adaptée dans le cadre des marchés publics. Pour autant, si l’on admet que la procédure adaptée n’est rien d’autre qu’une procédure « semi-formalisée » (M. Amilhat, « La nouvelle procédure adaptée : le maintien d’une singularité en trompe l’œil, Contrats-Marchés publ. 2017, étude 5), les nouveaux seuils ne doivent pas être analysés comme facteurs de davantage de souplesse !

Au-delà de cette (légère) évolution textuelle, l’accent doit en réalité être mis sur un certain nombre de précisions jurisprudentielles.

Des précisions sur le contenu des profils d’acheteur

La dématérialisation des procédures de passation des marchés publics et des contrats de concession est au cœur de la nouvelle réglementation afin, notamment, de faciliter les candidatures des opérateurs économiques et l’ouverture à la concurrence des contrats de la commande publique. Or, parmi les nouveautés introduites, l’utilisation obligatoire des profils d’acheteurs – que cela soit par les acheteurs au sens strict dans le cadre des marchés publics ou par les autorités concédantes dans le cadre des contrats de concession – apparaît comme l’évolution la plus notable. La publication de la fiche de la DAJ à ce sujet est l’occasion d’apporter certaines précisions (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/fiche_profil_acheteur.pdf ).

En effet, le principe est désormais que, dans le cadre des procédures de passation, « les documents de la consultation sont gratuitement mis à disposition des opérateurs économiques sur un profil d’acheteur à compter de la publication de l’avis d’appel à la concurrence selon des modalités fixées par arrêté du ministre chargé de l’économie » (art. 39 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics). Actuellement, cette obligation ne concerne pas l’ensemble des marchés publics : seuls sont concernés ceux passés par des centrales d’achat, les marchés passés par l’Etat, ses établissements publics autres que ceux ayant un caractère industriel et commercial, les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements s’ils répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 90 000 euros HT, ainsi que tous les marchés passés qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est égale ou supérieure aux seuils de procédure formalisée. Elle sera néanmoins applicable à l’ensemble des acheteurs à compter du 1er octobre 2018, ce qui explique l’adoption de l’arrêté du 14 avril 2017 relatif aux fonctionnalités et exigences minimales des profils d’acheteurs (JORF n°0099 du 27 avril 2017 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 153, obs. G. Clamour).

Cet arrêté entrera en vigueur le 1er octobre 2018 mais l’utilisation du profil d’acheteur ne concernera pas les marchés publics qui répondent à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 25 000€ HT (article 107 du Décret relatif aux marchés publics, modifié par le Décret n° 2017-516 du 10 avril 2017 portant diverses dispositions en matière de commande publique, JORF n°0087 du 12 avril 2017).

Ce texte précise quelles sont les fonctionnalités que le profil d’acheteur doit offrir à la fois à l’acheteur et aux opérateurs économiques (art. 1er). Outre la possibilité de s’identifier et de s’authentifier, de nombreuses fonctions sont imposées. Du côté des acheteurs et des autorités concédantes, il est possible de relever que ce profil doit notamment permettre la publication des avis d’appel à la concurrence, la mise à disposition des documents de la consultation, la réception et la conservation des candidatures et des offres (y compris lorsque les candidatures passent par l’utilisation du DUME, document unique de marché européen). Du côté des opérateurs économiques, le profil d’acheteur doit notamment leur permettre de s’assurer que les moyens techniques utilisés sont compatibles avec ce profil, mais également d’effectuer des recherches leur permettant d’accéder aux avis d’appel à la concurrence, aux consultations et aux données essentielles, de consulter et de télécharger gratuitement et librement les documents de la consultation, les avis d’appel à la concurrence et leurs éventuelles modifications, d’accéder à un espace permettant de simuler le dépôt de documents, de déposer leurs candidatures et leurs offres, mais aussi de consulter et de télécharger les données essentielles relatives aux marchés publics. Le contenu de ces dernières est défini par un autre arrêté du 14 avril 2017 (A. du 14 avril 2017 relatif aux données essentielles dans la commande publique : JO 27 avr. 2017, texte n° 25 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 154, obs. G. Clamour). Par ailleurs, afin de s’assurer que l’utilisation de l’outil numérique ne soit pas un facteur de discrimination à l’égard des opérateurs économiques peu habitués à ce genre de dispositifs, le profil d’acheteur doit prévoir une assistance ou un support utilisateur afin d’apporter des réponses aux problématiques techniques ainsi que la possibilité de formuler des questions à l’acheteur. Dans le même sens, l’article 2 de l’arrêté précise que le profil d’acheteur doit respecter les exigences fixées dans les référentiels généraux de sécurité, d’interopérabilité et d’accessibilité (prise en charge des différents formats de fichiers communément utilisés, horodatage standardisé, interopérabilité avec les autres outils et dispositifs de communication électronique et d’échanges d’informations utilisés dans le cadre de la commande publique…). Le profil d’acheteur doit aussi assurer la sécurité des informations échangées. Ainsi, il est précisé que ce profil doit garantir « la confidentialité des candidatures, des offres et des demandes de participation » en ayant recours « à des moyens de cryptologie ou à un outil de gestion des droits d’accès et des privilèges ou à une technique équivalente » (art. 1er ).  Enfin, les droits des opérateurs économiques sont protégés au travers de l’obligation d’envoyer un accusé réception automatique avec certaines mentions obligatoires à chaque dépôt de documents sur le profil d’acheteur (art. 2, III).

Les fonctionnalités du profil d’acheteur sont sensiblement les mêmes pour la passation des contrats de concession (art. 3). Dans tous les cas, les profils d’acheteurs doivent être déclarés auprès d’un portail unique interministériel destiné à rassembler et à mettre à disposition librement l’ensemble des informations publiques (art. 4).

A en croire la Direction des affaires juridiques, l’utilisation des profils d’acheteurs et l’accès aux données essentielles des marchés publics devrait favoriser la transparence et permettre de mener des études sur la commande publique afin d’offrir, en retour, des conseils aux acheteurs et aux autorités concédantes. La révolution numérique est donc « en marche » concernant la passation des contrats de la commande publique, mais il reste à savoir si le seuil minimal de 25 000 € HT sera suffisant pour rassurer les acheteurs et les autorités concédantes, notamment lorsqu’il s’agit de collectivités territoriales de « petite taille ».

Marchés publics globaux : le retour de la maîtrise d’œuvre ?

Dans sa version initiale, l’Ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics n’envisageait pas la question de la maîtrise d’œuvre dans le cadre de la passation des marchés publics globaux. Ce silence signifiait donc que les candidats à l’attribution de marchés publics globaux n’étaient pas tenus d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre à l’appui de leur candidature. Il s’agissait donc d’une dérogation à l’article 7 de la loi MOP qui précise que « pour la réalisation d’un ouvrage, la mission de maîtrise d’œuvre est distincte de celle d’entrepreneur » (Loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d’ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d’oeuvre privée, JORF du 13 juillet 1985, p. 7914).

Cette situation ne pouvait satisfaire les maîtres d’œuvres. Leurs revendications ont été entendues et la loi du 7 juillet 2016 (Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, JORF n°0158 du 8 juillet 2016) est venue modifier l’Ordonnance en intégrant un nouvel article « 35 bis » qui intègre « l’obligation d’identifier une équipe de maîtrise d’œuvre chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation » au travers des conditions d’exécution des marchés publics globaux. Ce même article précise que la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre doit être définie par voie réglementaire, ce que fait précisément le décret du 7 mai 2017 portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux (D. n° 2017-842, 5 mai 2017, portant adaptation des missions de maîtrise d’œuvre aux marchés publics globaux : JO 7 mai 2017, texte n° 134 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 151, note G. Clamour).

En réalité, les obligations imposées par ce nouveau texte ne rejoignent qu’en partie celles imposées dans le cadre de la loi MOP. En effet, le décret impose aux candidats à l’attribution d’un marché public global d’identifier, à l’appui de leurs candidatures, l’équipe de maîtrise d’œuvre qui sera chargée de la conception de l’ouvrage et du suivi de sa réalisation (art. 1 du décret). Néanmoins, cette obligation n’implique pas nécessairement que la candidature prévoit qu’une entreprise réalisera les travaux et qu’une autre, distincte, sera chargée de la maîtrise d’œuvre. Ainsi que cela a pu être relevé, « rien n’interdit […] à une entreprise d’identifier, à l’appui de sa candidature ou dans les conditions d’exécution du marché, une équipe de maîtrise d’œuvre qui lui est intégrée et sur laquelle – au moins de facto – elle exerce son pouvoir » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Marchés globaux et maîtrise d’œuvre : derniers développements de relations tendues », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 6). De ce point de vue, le décret ne fait que se rapprocher du dispositif de la loi MOP en incitant les candidats à distinguer clairement les fonctions d’entrepreneur et de maître d’œuvre, sans que cela ne constitue une obligation pour eux. Les intérêts défendus par les maîtres d’œuvres ne sont donc que partiellement protégés.

Or, une même problématique se retrouve s’agissant des missions qui doivent être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre en application du décret. En effet, les missions qui doivent nécessairement être confiées à l’équipe de maîtrise d’œuvre sont moins nombreuses que celles prévues par le décret de 1993 en application de la loi MOP (D. n° 93-1268, 29 nov. 1993, relatif aux missions de maîtrise d’œuvre confiées par des maîtres d’ouvrage publics à des prestataires de droit privé, JORF 1er déc. 1993, p. 16603), même si elles vont plus loin que ces dernières par certains aspects. Le décret du 7 mai 2017 prévoit ainsi que « la mission confiée à l’équipe de maîtrise d’œuvre identifiée dans le marché public global comprend, au minimum, quelle que soit la valeur estimée du besoin », les études d’avant-projet définitif, les études de projet, les études d’exécution, le suivi de la réalisation des travaux et, le cas échéant, de leur direction, ainsi que la participation aux opérations de réception et à la mise en œuvre de la garantie de parfait achèvement (art. 2 du décret). Les études d’esquisse et la réalisation de l’avant-projet sommaire peuvent également être confiées au maître d’œuvre mais il ne s’agit que d’une simple faculté alors qu’il s’agissait d’une obligation dans le cadre du dispositif résultant de la loi MOP.

En définitive, les nouveaux textes permettent un retour de la maîtrise d’œuvre dans le cadre des marchés publics globaux mais les obligations imposées par le décret du 7 mai 2017 ne vont pas aussi loin que ce qui pouvait être attendu en se référant au dispositif de la loi MOP. La question reste alors de savoir si ce retour partiel est à saluer ou à regretter : en voulant satisfaire les maîtres d’œuvre sans trop restreindre la marge de manœuvre des candidats, le législateur et le pouvoir réglementaire retiennent une solution qui ne devrait véritablement satisfaire personne.

Chronique (choisie) de jurisprudence :
les procédures de passation des marchés publics

Une fois de plus, les décisions rendues ont été regroupées par thèmes afin d’en faciliter la lecture.

Offres anormalement basses

Le Conseil d’Etat est d’abord venu préciser que la comparaison n’est pas possible pour déterminer si une offre est anormalement basse ; il est nécessaire de procéder à une appréciation au cas par cas. Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation à l’encontre d’une ordonnance rendue dans le cadre d’un référé précontractuel, le Conseil d’Etat a apporté des précisions utiles s’agissant de l’appréciation des offres anormalement basses dans le cadre de la passation des marchés publics (CE, 30 mars 2017, n° 406224, GIP Formation continue insertion professionnelle ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 158, note M. Ubaud-Bergeron). Il en profite pour préciser que les règles concernant les offres anormalement basses s’appliquent « quelle que soit la procédure de passation mise en œuvre », c’est-à-dire y compris dans le cadre des marchés passés en procédure adaptée.

Pour rappel, l’article 53 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 prévoit que l’appréciation de ces offres doit être effectuée en deux temps. Dans un premier temps, l’acheteur qui considère qu’une offre est anormalement basse ne peut pas le rejeter immédiatement : il est tenu de demander à l’opérateur économique des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas » ou si, au contraire, il est justifié. Ce n’est que dans un second temps, si l’acheteur considère que l’offre est anormalement basse au regard des informations fournies par l’opérateur économique (en application de l’article 60 du Décret relatif aux marchés publics), que l’offre devra être rejetée.

Dans le cadre de l’affaire dont il était saisi, le Conseil d’Etat devait se prononcer à propos d’une offre rejetée car l’opérateur économique concerné n’avait pas fourni les précisions demandées par l’acheteur afin de justifier que son offre n’était pas anormalement basse. Or, il s’avère que l’offre qui a été retenue à l’issue de la procédure proposait un prix inférieur à celui de l’offre rejetée. Simplement, l’attributaire du marché public avait correctement justifié son offre auprès de l’acheteur pour démontrer qu’elle n’était pas anormalement basse, ce qui le différenciait donc de l’opérateur économique qui n’avait pas fourni les informations demandées.

La question posée au juge administratif était donc de savoir si la justification du montant d’une offre suspectée d’être anormalement basse implique que toutes les offres proposant un prix supérieur à cette offre ne soient pas considérées comme des offres anormalement basses. Le concurrent évincé considérait en effet que son offre aurait dû être considérée comme régulière par comparaison avec les autres offres retenues. Le Conseil d’Etat rejette clairement un tel raisonnement en considérant qu’un tel raisonnement « n’apporte […] aucun élément de nature à justifier de manière satisfaisante le bas niveau du prix de sa propre offre ». Il en ressort donc que l’appréciation des offres suspectées d’être anormalement basses doit être effectuée au cas par cas par les acheteurs : les justifications apportées pour réfuter le caractère anormalement bas d’une offre ne permettent pas de considérer les offres d’un montant supérieur comme recevables.

Cette décision « conforte la dimension objective de l’offre anormalement basse, qui est nécessairement appréciée en elle-même, et non en comparaison des autres offres concurrentes » (M. Ubaud-Bergeron, comm. préc.). Le Conseil d’Etat confirme ainsi que l’examen des offres suspectées d’être anormalement basses ne se confond pas avec l’appréciation au regard des critères de sélection des offres qui, au contraire, repose sur une comparaison.

Confirmant ce mode de raisonnement, la cour administrative d’appel de Nantes est venue rappeler que la comparaison ne suffit pas non plus pour suspecter une offre anormalement basse. En effet, la comparaison entre les offres n’est pas seulement exclue au moment de l’appréciation des justifications permettant de considérer qu’une offre doit être rejetée comme étant anormalement basse. Il a récemment été rappelé qu’une offre ne peut pas être considérée comme anormalement basse au seul motif que le prix proposé est inférieur de 30% à celui proposé par son concurrent (CAA Nantes, 6 oct. 2017, n° 15NT03533, Sté Lytec ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 275, obs. H. Hoepffner). Pour demander des précisions et des justifications pour vérifier si le montant de l’offre est effectivement « anormalement bas », l’acheteur ne peut pas se fonder uniquement sur une comparaison de montants entre les offres présentées par les différents soumissionnaires. Il doit apprécier de manière autonome le prix proposé par chaque soumissionnaire afin de déterminer s’il est « en lui-même, manifestement sous-évalué et, ainsi, susceptible de compromettre la bonne exécution du marché ».

Sous-traitance

Limitation du recours à la sous-traitance. De manière assez surprenante, la Cour de justice de l’Union européenne est venue considérer qu’une législation nationale « qui prévoit que, en cas de recours à des sous-traitants pour l’exécution d’un marché de travaux, l’adjudicataire est tenu de réaliser lui-même les travaux principaux » doit être considérée comme « susceptible d’empêcher, de gêner ou de rendre moins attrayant la participation d’opérateurs économiques établis dans d’autres États membres à la procédure de passation ou à l’exécution d’un marché public ». La législation en cause est en effet appréciée comme constituant « une restriction à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services ». Le juge rappelle qu’une telle restriction ne peut être justifiée que si elle poursuit un objectif légitime d’intérêt général et à condition qu’elle respecte le principe de proportionnalité, ce qui n’est pas le cas en l’espère car il s’agit d’une interdiction générale qui « ne laisse pas de place à une appréciation au cas par cas par ladite entité » (CJUE, 5 avr. 2017, aff. C-298/15 , « Borta » UAB ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 159, note M. Ubaud-Bergeron). Si cette solution est surprenante, c’est en ce qu’elle prend le contrepied des directives de 2014, lesquelles prévoient justement la possibilité d’exiger « que certaines tâches essentielles soient effectuées directement par le soumissionnaire lui-même ou, si l’offre est soumise par un groupement d’opérateurs économiques […], par un participant dudit groupement » (art. 63 de la directive 2014/24 et art. 79 de la directive 2014/25). L’arrêt rendu par la Cour de justice permet donc de penser qu’il convient d’apprécier les nouvelles dispositions des directives – tout comme l’article 62 de l’Ordonnance relative aux marchés publics – de manière stricte. Il convient donc de conseiller aux acheteurs de faire preuve d’une certaine prudence s’ils souhaitent mettre en œuvre un tel dispositif et de ne considérer comme des « tâches essentielles » que celles pour lesquelles il apparaît que leur réalisation par le soumissionnaire est indispensable.

Le droit au paiement direct du sous-traitant, un droit encadré !

La jurisprudence récente du Conseil d’Etat est venue confirmer que, si le droit au paiement direct des sous-traitants est effectivement reconnu et protégé par les textes, il ne s’agit pas d’un droit sans limites.

Ainsi, le Conseil d’Etat est d’abord venu se prononcer sur la question du droit au paiement direct des sous-traitants réguliers dans le cadre de l’exécution des marchés publics (CE, 19 avr. 2017, n° 396174, Sté Angles et Fils ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 160, note M. Ubaud-Bergeron). La question posée concernait la nécessité de respecter les dispositions de l’article 116 du Code des marchés publics abrogé, repris à l’article 136 du décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics. Il est d’ailleurs opportun de relever que, dans cette affaire, le juge administratif se prononce explicitement sur le fondement de « la combinaison de ces dispositions », alors même que le marché en cause avait été conclu en 2008 (ce qui est particulièrement intéressant du point de vue de l’application temporelle des textes issus de la réforme de la commande publique). En l’espèce, le marché de travaux avait été résilié suite à la liquidation judiciaire de l’entreprise titulaire dudit marché. Une entreprise sous-traitante avait alors adressé sa demande de paiement direct au pouvoir adjudicataire sans respecter la procédure prévue par les textes, c’est-à-dire sans adresser préalablement cette demande à l’entreprise principale. Si son attitude peut s’expliquer par la liquidation judiciaire de cette dernière, le Conseil d’Etat ne la valide pas et considère que « le bénéfice du paiement direct est subordonné au respect de la procédure prévue par les dispositions de l’article 8 de la loi du 31 décembre 1975 et de l’article 116 du Code des marchés publics et que, faute d’avoir respecté une telle procédure, un sous-traitant ne peut utilement se prévaloir d’un droit au paiement direct ». Il affirme ainsi le caractère obligatoire de la procédure prévue par les articles 116 du code des marchés publics et 136 du décret du 25 mars 2016 s’agissant du droit au paiement direct des sous-traitants.

Confirmant cette volonté de fixer des limites au droit au paiement direct, le Conseil d’Etat est venu confirmer et préciser « que, dans l’hypothèse d’une rémunération directe du sous-traitant par le maître d’ouvrage, ce dernier peut contrôler l’exécution effective des travaux sous-traités et le montant de la créance du sous-traitant » (CE, 9 juin 2017, n° 396358, Sté Keller fondations spéciales ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 207, note M. Ubaud-Bergeron). Le pouvoir de contrôle du maître d’ouvrage lui permet de vérifier que les travaux réalisés par le sous-traitant correspondent bien à ce qui était prévu par le marché. Si ce n’est pas le cas, le maître d’ouvrage peut refuser de procéder au paiement direct du sous-traitant. En revanche, cette possibilité de refus doit être strictement entendue. En effet, le Conseil d’Etat considère par ailleurs « qu’en l’absence de modification des stipulations du contrat de sous-traitance relatives au volume des prestations du marché dont le sous-traitant assure l’exécution ou à leur montant, le maître de l’ouvrage et l’entrepreneur principal ne peuvent, par un acte spécial modificatif, réduire le droit au paiement direct du sous-traitant dans le but de tenir compte des conditions dans lesquelles les prestations sous-traitées ont été exécutées » (CE, 27 janv. 2017, n° 397311, Sté Baudin Châteauneuf Dervaux ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 88, note M. Ubaud-Bergeron). En réalité, dans les deux situations le juge fait prévaloir les engagements contractuels initiaux sur d’autres considérations, qu’il s’agisse du droit au paiement direct reconnu par les textes ou de l’étendue des modifications que les cocontractants peuvent apporter aux stipulations du contrat.

Les solutions présentées n’ont cependant pas pour objet de mettre à mal le droit au paiement direct du sous-traitant. Le Conseil d’Etat vient en effet de confirmer qu’il s’agissait d’un droit protégé dans la mesure où, lorsque la demande de paiement direct a été effectuée en temps utile, il ne saurait être remis en cause ni par l’établissement du décompte général, ni par le fait que les prestations effectuées par le sous-traitant ont été réglées au titulaire (CE, 23 oct. 2017, n° 410235, Sté Colas Île-de-France Normandie c/ Cne Vivier-au-Court ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 273, note P. Devillers).

Preuve de la capacité économique et financière des candidats à l’attribution d’un marché public

La Cour de justice de l’Union européenne a dû rappeler sa position s’agissant des moyens de preuve utilisables par les candidats dans le cadre d’une procédure de passation d’un marché public (CJUE, 13 juill. 2017, aff. C-76/16, Ingsteel spol . s r. o. et Metrostav a.s. c/ Úrad pre verejné obstarávanie ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 227, note W. Zimmer). Elle rappelle ainsi que les textes offrent « une assez grande liberté aux pouvoirs adjudicateurs » pour déterminer quels sont « les références probantes qui doivent être produites par les candidats ou les soumissionnaires en vue de justifier de leur capacité économique et financière ». Cette liberté se retrouve également « en ce qui concerne les niveaux minimaux de capacité économique et financière » (pt. 32). Pour autant, cette liberté des pouvoirs adjudicateurs n’est pas inconditionnée et la Cour rappelle que « les niveaux minimaux de capacités exigés pour un marché déterminé doivent être liés et proportionnés à l’objet du marché », ce qui implique que les exigences en termes de capacité économique et financière soient « adaptées à l’importance du marché concerné en ce sens qu’elles constituent objectivement un indice positif de l’existence d’une assise économique et financière suffisante pour mener à bien l’exécution de ce marché, sans toutefois aller au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire à cette fin » (pt. 33). En l’espèce, la Cour de justice considère que l’association slovaque de football pouvait légalement exiger des soumissionnaires qu’ils justifient leurs capacités économiques et financières en présentant « une attestation émanant d’un établissement bancaire aux termes de laquelle ce dernier s’engage à consentir un prêt à hauteur du montant fixé dans cet avis de marché et à garantir à ce soumissionnaire la disponibilité de ce montant pendant toute la durée de l’exécution du marché » (pt. 41). Cette solution est assez classique mais la Cour a également dû préciser dans quelles hypothèses un soumissionnaire pouvait légitimement apporter la preuve de sa capacité économique et financière par un autre moyen que celui demandé par le pouvoir adjudicateur. Les directives autorisent en effet les candidats qui ne peuvent pas fournir les éléments de preuve demandés « pour une raison justifiée » à prouver leurs capacités en utilisant d’autres documents appropriés. Ici, la Cour renvoie la balle aux juridictions nationales en considérant que ce sont ces dernières qui doivent vérifier que l’opérateur économique se trouvait dans « l’impossibilité objective de produire les références demandées » (pt. 48). Cette solution permet donc de rappeler que les pouvoirs adjudicateurs ne sont pas tenus d’admettre tous les moyens de preuve produits par les soumissionnaires : ils ne doivent accepter des moyens de preuve différents de ceux exigés que lorsque des raisons objectives empêchent certains soumissionnaires de produire de telles preuves. Cette solution permet de préserver le principe d’égalité sans dénier une capacité de choix aux pouvoirs adjudicateurs et aux entités adjudicatrices.

Qu’il s’agisse d’évolutions « purement internes » ou d’évolutions provoquées par la jurisprudence ou par la législation européenne, le droit des marchés publics reste un droit dont les contours ne cessent de devoir être précisés. Ces changements s’expliquent sans doute à la fois par la sophistication des règles applicables et par l’importance des enjeux financiers en cause.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 230.

   Send article as PDF   
ParJDA

La notion de contrat administratif et son régime : quelques évolutions

Art. 229.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Comme annoncé (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 191. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1870), la notion de contrat administratif continue de faire parler d’elle ! Du point de vue de cette notion elle-même, le développement des qualifications législatives devrait avoir pour conséquence de ne plus devoir se prononcer qu’à la marge sur la question de la qualification des contrats. Pourtant, des incertitudes demeurent. Ainsi, s’agissant de la qualification comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé, la convention passée par la commune de Fontvieille afin de confier l’exploitation de deux sites touristiques continue de faire parler d’elle et démontre toutes les difficultés qui peuvent surgir dans certaines hypothèses. Par ailleurs, le contentieux des contrats passés par des personnes privées dans le cadre des concessions d’aménagement permet de confirmer la rigidité du critère organique retenu dans le cadre de la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif. Enfin, le développement de la contractualisation amène à s’interroger davantage sur la distinction entre les vrais contrats et les « faux » contrats. Le Conseil d’Etat a dû rendre un arrêt en ce sens au mois de juillet 2017, refusant de voir un contrat là où les textes semblaient en reconnaître un.

Au-delà des interrogations que continue de susciter ponctuellement la notion même de contrat administratif, c’est son régime juridique qui continue d’évoluer. Le contentieux contractuel a en effet connu de nouveaux développements au détriment du recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat vient en effet de reconnaître l’existence d’un nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers. Par ailleurs, les décisions rendues concernant le régime juridique des contrats administratifs confirment qu’il ne s’agit pas de contrats comme les autres. Ainsi, le Conseil d’Etat continue de façonner l’intérêt général susceptible d’être invoqué pour préserver le contrat en intégrant désormais les conséquences financières qu’une résiliation peut avoir pour la personne publique contractante. Enfin, il sera fait état d’un arrêt de cour administrative d’appel qui confirme que ce même intérêt général irrigue le régime juridique des contrats administratifs en refusant que l’exception d’inexécution ne soit largement admise.

Retour de Fontvieille : des difficultés de qualifier une convention confiant la gestion d’un site touristique à un tiers !

La Cour administrative d’appel de Marseille a dû se prononcer à propos de la convention par laquelle la commune de Fontvieille avait confié à Madame B la gestion et l’exploitation de deux sites touristiques (CAA Marseille, 29 mai 2017, n° 16MA04745, B. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 216, note G. Eckert). Cet arrêt fait suite à celui rendu par le Conseil d’Etat à la fin de l’année 2016 (CE, 9 décembre 2016, n° 396352, Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 52, note G. Eckert ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 02 ; Art. 109, note C. Cubaynes, http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1191; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). En effet, le juge administratif suprême avait cassé l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel en février 2015 avant de renvoyer l’affaire devant elle.

La question posée à la Cour était, une fois de plus, celle de la qualification de la convention liant Mme B à la commune de Fontvieille. Sur ce point, la Cour commence par rejeter la qualification de délégation de service public en reprenant la solution retenue par le Conseil d’Etat. Elle s’appuie pour cela sur l’ « absence d’implication dans l’organisation de l’exploitation touristique des sites en cause de la commune » mais également sur « la faculté donnée à la preneuse de révoquer la convention à tout moment » et sur « la brièveté du préavis applicable ». Elle en déduit donc que le contrat « n’avait pas pour objet de faire participer directement Mme B…à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux ; qu’elle ne saurait, dès lors, être regardée comme une délégation de service public ». Pour autant, la Cour ne s’arrête pas là et s’interroge plus largement sur la possibilité de qualifier cette convention de contrat administratif. Elle va, sur ce point, rejeter tour à tour les différentes possibilités permettant de retenir une telle qualification. C’est ainsi en premier lieu la qualification de convention d’occupation du domaine public qu’elle rejette. Elle précise ainsi que l’un des deux sites touristiques appartient à des personnes privées, tandis que le second ne constitue pas une dépendance du domaine public de la commune mais relève de son domaine privé. Sur ce fondement la Cour en déduit donc que « la convention en litige ayant pour objet, pour partie, la sous-location d’immeubles privés et pour partie, la mise en valeur, par sa mise à la disposition d’une personne privée, d’une dépendance du domaine privé communal, n’affectant ni son périmètre, ni sa consistance, ne peut être regardée comme une convention d’occupation du domaine public ». Cette solution est néanmoins discutable car, pour rejeter l’appartenance du second site au domaine public communal, la Cour relève l’absence d’affectation à un service public ou à l’usage direct du public. Or cette même Cour, pour rejeter la qualification de délégation de service public, a considéré que la convention ne faisait pas participer « directement » Mme B au service public culturel, ce qui laisse à penser qu’il y avait donc bien un service public dans cette affaire…

Quoi qu’il en soit, la Cour administrative d’appel de Marseille rejette cette seconde possibilité de qualification du contrat. Elle va ensuite successivement préciser que la convention « ne porte pas sur la réalisation de travaux publics » et « qu’elle ne comporte aucune clause exorbitante du droit des communes » afin d’exclure – définitivement ? – sa qualification comme contrat administratif. Partant de ce constat, la Cour considère que le litige est porté devant une juridiction incompétente pour en connaître. Ce sont donc les juridictions judiciaires qui doivent en connaître, « sans que puisse y faire obstacle la clause d’attribution de compétence à la juridiction administrative figurant à son article 9, ni la circonstance que le Conseil d’État, se prononçant comme juge de cassation dans sa décision susvisée du 9 décembre 2016, n’a pas relevé d’office un moyen d’ordre public tiré de l’incompétence de la juridiction administrative pour connaître du présent litige ». Cette solution est surprenante à deux points de vue. Tout d’abord, comme le souligne le commentaire de Gabriel Eckert sous cet arrêt, parce qu’ « une telle solution, adoptée après sept années de procédures et cinq décisions des juridictions administratives, illustre la complexité des qualifications juridiques du droit des contrats publics et la difficulté de la situation des parties qui peut en découler » (préc.). Ensuite, et peut-être surtout, parce qu’il n’est pas certain que la qualification retenue par la Cour soit confirmée par la suite. En effet, le premier arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille en 2015 envisageait la qualification du contrat comme convention d’occupation du domaine public, même si c’était pour considérer qu’il avait « pour objet essentiel de faire participer Mme B. à l’exécution du service public culturel en raison de la dimension historique et littéraire des lieux » et n’emportait que « de manière accessoire occupation du domaine public » (CAA Marseille, 13 févr. 2015, n° 13MA02242, D. c/ Cne Fontvieille ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 96, obs. H. Hoepffner). Enfin, il n’est pas certain que les juridictions judiciaires retiennent un même raisonnement et qualifient le contrat de droit privé, d’autant que, comme le relève la Cour, le Conseil d’Etat n’a pas relevé un tel moyen qui est pourtant d’ordre public… Cet arrêt, s’il n’offre pas une solution nouvelle, permet donc de mesurer qu’il existe encore des hypothèses dans lesquelles la qualification d’un contrat passé par une personne publique comme contrat administratif ou comme contrat de droit privé continue de poser des difficultés !

Contrat administratif ou de droit privé : quand le Conseil d’Etat rappelle la prévalence du critère organique de définition…

Dans son arrêt du 25 octobre 2017 (CE, 25 oct. 2017, n° 404481, Sté Les Compagnons Paveurs ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 269, obs. H. Hoepffner), le Conseil d’Etat est venu rappeler toute l’importance du critère organique de définition pour qualifier un contrat d’administratif. En l’espèce, était en cause un marché conclu par la société d’économie mixte d’aménagement Brest Métropole Aménagement (BMA) avec la société  » Les Compagnons Paveurs « . Il s’agissait donc d’un marché conclu entre deux personnes morales de droit privé même si l’une d’entre elles, la société d’économie mixte, était chargée de réaliser une zone d’aménagement concertée (ZAC) par une personne publique. En effet, la société d’économie mixte avait conclu une concession d’aménagement avec la communauté urbaine Brest Métropole Océane. Or, cette société avait décidé de résilier le marché passé avec la société « Les compagnons paveurs » pour un motif d’intérêt général. C’est donc afin d’obtenir réparation du préjudice résultant de la résiliation de ce contrat que l’attributaire du marché a décidé de saisir le tribunal administratif de Rennes. Ce dernier a rejeté la demande en raison de l’incompétence de la juridiction administrative tandis que, saisie en appel, la cour administrative d’appel de Nantes a rejeté la requête d’appel. Après avoir cassé l’ordonnance rendue par la cour administrative d’appel de Nantes, le Conseil d’Etat a choisi de régler l’affaire au fond et de se prononcer sur la qualification du contrat.

De manière classique, le Conseil d’Etat refuse de qualifier le marché en cause de contrat administratif en rappelant l’absence du critère organique de définition. En effet, la présence d’une personne publique au contrat est un critère quasiment indispensable pour qualifier un contrat de contrat administratif (TC, 3 mars 1969, Société Interlait ; rec. 682 ; AJDA 1969, p. 307, concl. J. Kahn, note A. de Laubadère), ce qui est confirmé par le Conseil d’Etat en plusieurs étapes.

Il commence par envisager l’une des seules hypothèses permettant de contourner le critère organique en s’interrogeant sur l’existence d’un mandat confié par une personne publique à la société d’économie mixte. Cette possibilité est admise depuis longtemps (CE, sect., 30 mai 1975, Société d’équipement de la région montpelliéraine ; rec. p. 326 ; AJDA 1975, p. 345, chron. M. Franc et M. Boyon ; D. 1976, jurispr. p. 3, note F. Moderne ; RDP 1976, p. 1730 ; TC, 7 juill. 1975, Commune d’Agde ; rec. p. 798 ; D. 1977, jurispr. p. 8, note C. Bettinger ; JCP G 1975, II, 18171, note F. Moderne) mais ses conditions de mise en œuvre sont désormais resserrées. Or, le juge administratif considère de façon classique que les conventions d’aménagement ne constituent pas des mandats lorsqu’elles n’ont pas pour seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement (CE, 11 mars 2011, n° 330722, Communauté d’agglomération du Grand Toulouse ; BJDU 2011, p. 198, concl. N. Boulouis ; AJDA 2011, p. 534 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 130, obs. P. Devillers ; RDI 2011, p. 278, note R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 238, obs. O. Didriche). C’est justement ce qui justifie le rejet de la présence d’un mandat en l’espèce. En effet, le Conseil d’Etat indique que la concession d’aménagement en cause « n’a pas comme seul objet de faire réaliser des ouvrages destinés à être remis à la communauté urbaine Brest Métropole Océane dès leur achèvement ou leur réception ; que, dès lors, la société BMA ne peut être regardée comme un mandataire agissant pour le compte de la communauté urbaine, y compris lorsqu’elle conclut des marchés de travaux ayant pour objet la réalisation d’équipements destinés à être remis à la personne publique dès leur achèvement ». Il considère alors que  « le contentieux relatif à l’exécution et à la résiliation du marché de travaux conclu entre la société BMA et la société  » Les Compagnons Paveurs « , qui sont deux personnes morales de droit privé, ne relève pas de la compétence du juge administratif ».

Pour autant, le Conseil d’Etat prend soin de préciser – ce qui ne semblait nullement indispensable en l’espèce – que les prérogatives de puissance publique confiées à la société d’économie mixte, la qualité de pouvoir adjudicateur au sens de l’ordonnance du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics, le fait que le marché fasse référence au cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux, les clauses exorbitantes contenues dans ce marché, et le fait qu’il ait pour objet l’exécution de travaux publics sont sans incidence sur sa qualification comme contrat de droit privé. Ce faisant, le juge administratif suprême rappelle plusieurs choses. Tout d’abord, contrairement à ce qui est possible s’agissant des actes administratifs unilatéraux, l’exercice de prérogatives de puissance publique par une personne privée ne permet pas de dépasser le critère organique de définition du point de vue du droit des contrats administratifs. L’existence de clauses exorbitantes est également sans incidence (TC, 6 mars 1990, AFPA ; Dr. adm. 1990, comm. 341). Par ailleurs, le caractère attractif de la notion de travail public ne permet pas non plus de passer outre ce critère. En effet, « le critère organique a un effet attractif au profit de l’ordre judiciaire qui prime sur l’effet attractif au profit du juge administratif des travaux publics » (H. Hoepffner, Droit des contrats administratifs, Dalloz 2016, p. 77 ; l’auteur rappelle la jurisprudence Solon : TC, 7 janvier 1972, SNCF c/Solon, rec. p.844). Enfin, et surtout, l’unité du droit de la commande publique ne permet pas de dépasser le clivage entre contrats administratifs et contrats de droit privé même si, sur le fond, ces contrats obéissent en grande partie à un régime juridique identique.

Cette solution, rendue sous l’empire de la réglementation antérieure à la réforme de la commande publique, ne devrait cependant pas évoluer dans l’immédiat. Le contentieux des contrats de la commande publique reste partagé entre les deux ordres de juridiction sur le fondement de la qualification administrative ou de droit privé du contrat. Or, la définition jurisprudentielle de la notion de contrat administratif reste strictement encadrée, notamment au travers du critère organique de définition.

Vrai contrat et faux contrat : prévalence de la situation légale et réglementaire des usagers d’un service public administratif géré par une personne publique

Le contrat est partout et l’action publique ne semble plus en mesure de se passer de l’utilisation de l’outil contractuel. A cette « époque du tout contractuel » (L. Richer, « La contractualisation comme technique de gestion des affaires publiques », AJDA 2003, p. 973), la question de la qualification des actes utilisés dans le cadre de la contractualisation continue d’interroger. Or, ce sont souvent les administrés qui se trouvent placés au cœur de ces interrogations, les habillages contractuels ayant tendance à obscurcir les situations. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 5 juillet 2017 en constitue une parfaite illustration (CE, 5 juill. 2017, n° 399977, A… ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 226, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 2418, note G. Clamour ).

Dans cette affaire le juge devait se prononcer sur la situation de Madame B, une personne âgée prise en charge par le centre communal d’action sociale (CCAS) de Quimper et bénéficiant à ce titre d’une prestation d’aide à domicile. A l’occasion d’un transfert sur fauteuil roulant par un agent du CCAS, Madame B. a été victime d’une chute entraînant une intervention chirurgicale et son hospitalisation. Madame B, puis sa fille intervenant en sa qualité d’ayant-droit, ont donc cherché à engager la responsabilité du CCAS. Le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes ont successivement rejeté leurs demandes d’indemnisation sur le fondement de la responsabilité contractuelle. En effet, Madame B avait signé un « contrat de prise en charge » avec le CCAS conformément à l’article L. 311-4 du code de l’action sociale et des familles, lequel prévoit que, dans une telle situation, « un contrat de séjour est conclu ou un document individuel de prise en charge est élaboré avec la participation de la personne ». Les juges de première instance et d’appel ont donc considéré que ce contrat de prise en charge constituait le fondement de la relation entre Madame B et le CCAS et que, par conséquent, l’action en responsabilité était engagée sur le terrain contractuel. Ce n’est cependant pas la position retenue par le Conseil d’Etat dans cette affaire, rappelant la précarité des qualifications retenues par les textes dans le cadre de la contractualisation.

Il rappelle en effet que le CCAS est un établissement public administratif prenant en charge un service public administratif, ce qui induit « que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge ». Ainsi, le Conseil d’Etat considère que la qualification retenue par le code de l’action sociale et des familles doit céder le pas face au principe selon lequel les usagers d’un service public administratif géré par une personne publique sont dans une situation légale et réglementaire de droit public. Afin de faire prévaloir cette règle et pour justifier l’annulation de l’arrêt attaqué, il précise d’ailleurs « que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public ». Dès lors, il est possible d’affirmer que, pour le Conseil d’Etat, le contrat signé n’en est pas véritablement un. Il confirme ainsi que, dans le cadre de l’action publique, l’habillage contractuel ne suffit pas et qu’il existe à la fois de « vrais » contrats administratifs et de « faux » contrats.

Du changement pour les tiers : fin du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables de l’exécution du contrat et admission du recours en résiliation du contrat

Depuis 1964 les tiers au contrat bénéficiaient de la possibilité de contester les actes détachables de l’exécution du contrat par la voie du recours pour excès de pouvoir (CE, sect., 24 avr. 1964, SA de livraisons industrielles et commerciales : Lebon, p. 239 ; AJDA 1964, p. 293, chron. J. Fourré et M. Puybasset et p. 308, concl. M. Combarnous). Le principal intérêt de ce recours était de leur permettre de contester le refus de la personne publique de résilier le contrat. Toutefois, le maintien de cette solution semblait peu cohérent au regard des évolutions du contentieux de la passation des contrats administratifs. En effet, « ce contentieux relève désormais pour l’essentiel de la pleine juridiction qu’il soit engagé à l’initiative des parties (CE, ass., 28 déc. 2009, n° 304802, Cne Béziers : JurisData n° 2009-017292) ou à celle des tiers (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 359994, Dpt Tarn-et-Garonne) », ce qui rendait « donc paradoxal que le recours pour excès de pouvoir subsistât dans le contentieux de l’exécution où son existence est toujours apparue comme peu naturelle » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Le nouveau recours en résiliation du contrat ouvert aux tiers », Contrats-Marchés publ. 2017, repère 8).

C’est donc la raison pour laquelle le Conseil d’Etat a abandonné sa jurisprudence de 1964 dans son arrêt SMPAT du 30 juin 2017 (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Synd. mixte de promotion de l’activité transmanche-SMPAT ; AJDA 2017, p. 1359 et p. 1669, chron. G. Odinet et S. Roussel ; AJ contrat 2017, p. 387, obs. J.-D. Dreyfus ; AJCT 2017, p. 455, obs. S. Hul ; RTD com. 2017, p. 587, obs. F. Lombard ; RFDA 2017, p. 937, concl. G. Pellissier ; JCP A 2018, n°2, 2015, obs. F. Linditch ; DA 2017, comm. 51, note F. Brenet ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 249, note J.-P. Pietri ; repère 8, préc.). Dans cet arrêt, était en cause la délégation de service public conclue par le SMPAT avec la société Louis Dreyfus Armateurs SAS pour l’exploitation d’une liaison maritime entre Dieppe et l’Angleterre. Probablement mécontentes de la concurrence que cette liaison faisait peser sur leurs activités, les sociétés qui exploitent le tunnel sous la Manche ont demandé au SMPAT de prononcer la résiliation de ce contrat en considérant qu’il ne s’agissait pas d’une délégation de service public mais d’un marché public, lequel aurait dû être passé en application des dispositions du code éponyme. Le silence gardé par le président du SMPAT pendant plus de deux mois ayant fait naître une décision implicite de rejet, les sociétés exploitant le tunnel sous la Manche ont alors cherché à mettre en œuvre la jurisprudence LIC de 1964 afin que le juge impose au SMPAT de résilier le contrat. Leur recours pour excès de pouvoir contre la décision implicite refusant de résilier le contrat a d’abord été rejetée par le tribunal administratif de Rouen avant d’être, en appel, accueillie par la Cour administrative d’appel de Douai. Appliquant la jurisprudence classique en la matière, cette dernière a en effet considéré que le contrat passé devait être qualifié de marché public et que la décision implicite de refus devait être annulée en raison du non-respect des dispositions du code. Elle a donc enjoint au SMPAT de résilier le contrat dans un délai de six mois. Le SMPAT a alors saisi le Conseil d’Etat. Afin d’éviter que cette solution n’entraîne des conséquences trop importantes avant que l’avenir de la convention ne soit envisagé en cassation, le juge administratif suprême a décidé d’ordonner le sursis à exécution de l’arrêt de la cour administrative d’appel en attendant de statuer sur le pourvoi. C’est donc ce pourvoi qui a été examiné par la section du contentieux le 30 juin 2017.

En toute logique, et si l’on s’en tient à sa jurisprudence antérieure, le Conseil d’Etat aurait dû valider la solution retenue par la cour administrative d’appel, ne serait-ce que du point de vue de la recevabilité du recours (la qualification du contrat pouvant être sujette à davantage de discussions). Il a cependant préféré abandonner sa jurisprudence antérieure au profit d’une solution nouvelle qui semble plus cohérente au regard des évolutions récentes du contentieux contractuel. Le Conseil d’Etat affirme ainsi, dans un nouveau considérant de principe, « qu’un tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par une décision refusant de faire droit à sa demande de mettre fin à l’exécution du contrat, est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction tendant à ce qu’il soit mis fin à l’exécution du contrat ; que s’agissant d’un contrat conclu par une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, cette action devant le juge du contrat est également ouverte aux membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu’au représentant de l’Etat dans le département ».

Il consacre ainsi un nouveau recours de plein contentieux ouvert aux tiers aux contrats administratifs pour contester les mesures d’exécution de ces derniers, ainsi qu’aux membres des organes délibérants des collectivités territoriales et au représentant du département. Il s’inscrit dans la lignée directe de sa jurisprudence Tarn et Garonne confirmant que le contentieux contractuel doit désormais se régler avant tout devant le juge du contrat et non devant le juge de l’excès de pouvoir. En effet, en consacrant l’existence d’un tel recours, le Conseil d’Etat abandonne la possibilité pour les tiers de saisir le juge de l’excès de pouvoir afin de faire annuler les mesures d’exécution du contrat, et notamment les décisions refusant de le résilier. Cette nouvelle solution permet d’ « éviter que les tiers au contrat disposent de plus de droits que les parties elles-mêmes et puissent obtenir des annulations auxquelles ces dernières ne peuvent prétendre » (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, préc.). En effet, le juge encadre strictement les conditions d’utilisation de ce nouveau recours, tant du point de vue des moyens invocables que de l’intérêt à agir.

Tout d’abord, le Conseil d’Etat offre une énumération stricte des moyens susceptibles d’être invoqués par les tiers devant le juge du contrat. Trois hypothèses sont ainsi envisagées. En premier lieu, ils peuvent demander la résiliation du contrat lorsque « la personne publique contractante était tenue de mettre fin à son exécution du fait de dispositions législatives applicables aux contrats en cours » et qu’elle ne l’a pas fait. En deuxième lieu, la demande de résiliation peut intervenir lorsque « le contrat est entaché d’irrégularités qui sont de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Enfin, et en dernier lieu, la résiliation peut être demandée au nom de l’intérêt général, le juge précisant qu’il faut alors que « la poursuite de l’exécution du contrat (soit) manifestement contraire à l’intérêt général » et que « les requérants peuvent se prévaloir d’inexécutions d’obligations contractuelles qui, par leur gravité, compromettent manifestement l’intérêt général ». Dès lors, les moyens à la disposition des tiers requérants apparaissent comme davantage limités qu’auparavant dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il n’est notamment plus question pour eux de fonder leur demande sur l’illégalité de la procédure de passation – ce qui semble logique dans la mesure où de tels moyens sont utilisables dans le cadre du recours Tarn et garonne –, comme le précise le Conseil d’Etat de manière superfétatoire à la fin de son arrêt. Il n’est pas non plus possible de fonder les recours devant le juge du contrat sur des irrégularités « tenant aux conditions et formes dans lesquelles la décision de refus a été prise ».

Par ailleurs, confirmant sa jurisprudence récente, le Conseil d’Etat choisit d’encadrer strictement l’intérêt à agir des requérants. Il considère en effet par principe que « les moyens soulevés doivent […] être en rapport direct avec l’intérêt lésé dont le tiers requérant se prévaut ». Cela signifie pour le juge que les requérants ne peuvent pas se présenter devant lui comme des défenseurs objectifs de la légalité (on serait tenté de dire comme des justiciers de la légalité !). Il n’en va autrement que lorsque le recours en résiliation émane du représentant de l’Etat dans le département ou de l’un des membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales qui a passé le contrat, cette solution étant justifiée « compte-tenu des intérêts dont ils ont la charge ». Ces derniers sont en effet supposés agir au nom de l’intérêt général, qu’il soit national ou local, afin notamment de préserver les finances des personnes publiques cocontractantes (même si l’on a vu, dans le cadre de cette même chronique, que l’appréciation de leur intérêt à agir n’est pas sans limite : voir les développements sur les règles de la commande publique). En l’espèce, c’est justement cette question de l’intérêt à agir qui justifie que le Conseil d’Etat casse l’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Douai. Le juge considère en effet qu’en se fondant seulement sur « l’atteinte portée par l’exécution de la convention en litige » aux intérêts commerciaux des sociétés requérantes « compte tenu de la situation de concurrence existant entre la liaison maritime transmanche objet du contrat et l’exploitation du tunnel sous la Manche », sans rechercher si la poursuite de l’exécution du contrat « était de nature à léser les intérêts de ces sociétés de façon suffisamment directe et certaine, la cour administrative d’appel de Douai a entaché son arrêt d’une erreur de droit ».

Enfin, il convient de souligner que même dans l’hypothèse où le recours s’avèrerait recevable et fondé, le juge du contrat n’est pas tenu d’ordonner la résiliation du contrat. Il peut renoncer à le faire si sa décision porte « une atteinte excessive à l’intérêt général ». De plus, même lorsqu’il décide qu’il doit être mis fin au contrat, le juge a la possibilité d’ordonner cette résiliation avec un effet différé. Le juge administratif apparaît ainsi comme le garant de l’intérêt général au travers de la stabilité des relations contractuelles.

Dans son arrêt du 30 juin le Conseil d’Etat n’a cependant pas eu à s’interroger sur la nécessité de maintenir le contrat au-delà de certaines illégalités. Il a en effet considéré que c’était à bon droit que le tribunal administratif de Rouen avait rejeté les demandes des deux sociétés exploitant le tunnel sous la Manche dans la mesure où « leur seule qualité de concurrent direct sur les liaisons transmanche de courte durée […] ne suffit pas à justifier qu’elles seraient susceptibles d’être lésées dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l’exécution du contrat […] pour être recevables à demander au juge du contrat qu’il soit mis fin à l’exécution de celui-ci ». Il s’agit d’une solution relativement stricte dans la mesure où – en dépit des différents modes de transport utilisés – les sociétés requérantes se trouvent en concurrence avec l’attributaire du contrat sur les liaisons transmanche. Elle démontre ainsi que ce qui importe réellement c’est le lien qui doit exister entre les moyens soulevés et les intérêts lésés, ce qui confirme la volonté du juge du contrat de ne pas ouvrir trop facilement son prétoire aux tiers.

En abandonnant la voie du recours pour excès de pouvoir contre les décisions refusant la résiliation et en encadrant strictement les possibilités d’action des tiers dans le cadre du nouveau recours en résiliation du contrat, le Conseil d’Etat tend à asseoir l’idée selon laquelle les contrats administratifs sont avant tout des contrats, ce qui implique que leur contentieux soit en principe réservé aux parties.

L’intérêt général intègre les considérations financières lorsqu’il s’agit de refuser la résiliation du contrat

Saisi en cassation d’un recours contre la délibération d’un conseil municipal approuvant l’attribution d’un contrat de partenariat, le Conseil d’Etat va confirmer que la procédure de passation était irrégulière mais refuser d’ordonner la résiliation du contrat (CE, 5 juill. 2017, n° 401940, Cne Teste-de-Buch ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 250, note G. Eckert ; AJDA 2017, note D. Riccardi). Il rappelle en effet « qu’il appartient au juge de l’exécution, après avoir pris en considération la nature de l’illégalité commise, soit de décider que la poursuite de l’exécution du contrat est possible, éventuellement sous réserve de mesures de régularisation prises par la personne publique ou convenues entre les parties, soit, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, d’enjoindre à la personne publique de résilier le contrat, le cas échéant avec un effet différé, soit, eu égard à une illégalité d’une particulière gravité, d’inviter les parties à résoudre leurs relations contractuelles ou, à défaut d’entente sur cette résolution, à saisir le juge du contrat afin qu’il en règle les modalités s’il estime que la résolution peut être une solution appropriée ». Il s’agit là d’une reprise de son considérant classique en la matière (CE 21 février 2011, n° 337349, Société Ophrys ; AJDA 2011, p. 356 ; RDI 2011, p. 277, obs. R. Noguellou ; AJCT 2011, p. 419, obs. F. Scanvic ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 226, obs. F. Llorens, et comm. 123, note. J.-P. Pietri).

Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat considère que la cour administrative d’appel de Bordeaux a entaché son arrêt d’erreur de qualification juridique en en jugeant que la résiliation ne portait pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Le juge administratif suprême considère en effet que les conséquences importantes qu’aurait la résiliation pour les finances de la commune portent une atteinte excessive à l’intérêt général. Les intérêts financiers des collectivités intègrent donc, en matière contractuelle, la notion plus large d’intérêt général.

Maintien (relatif) du rejet de l’exception d’inexécution

Dans son arrêt Grenke Location (CE, 8 oct. 2014, n° 370644, Sté Grenke location : Contrats-Marchés publ. 2014, repère 11, F.L. et P.S-C. et comm. 329, note G. Eckert ; AJDA 2015, p. 396, note F. Melleray ; BJCP 2015, n° 98, p. 3, concl. G. Pellissier ; Dr. adm. 2015, comm. 12, note F. Brenet ; RFDA 2015, p. 47, Ch. Pros-Phalippon), le Conseil d’Etat a admis la possibilité pour les parties à un contrat administratif de prévoir « les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut résilier le contrat en cas de méconnaissance par cette dernière de ses obligations contractuelles ». Cette possibilité n’est cependant ouverte que si le contrat « n’a pas pour objet l’exécution même d’un service public ».

Néanmoins, et c’est ce qu’est venu rappeler la Cour administrative d’appel de Nantes (CAA Nantes, 12 avr. 2017, n° 16NT00758 , A c/ Cne Rivière Saint-Sauveur ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 163, obs. H. Hoepffner), si le contrat ne prévoit pas une telle possibilité dans ses clauses, il est impossible pour le cocontractant de l’administration de se prévaloir d’une quelconque exception d’inexécution. Cette solution, déjà exprimée par le Conseil d’Etat (CE, 19 juill. 2016, n° 399178, Sté Schaerer Mayfield France ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 238, obs. H. Hoepffner), confirme que « le cocontractant lié à une personne publique par un contrat administratif est tenu d’en assurer l’exécution, sauf en cas de force majeure, et ne peut notamment pas se prévaloir des manquements ou défaillances de l’Administration pour se soustraire à ses propres obligations contractuelles ou prendre l’initiative de résilier unilatéralement le contrat ».

Les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’administration justifient donc le maintien du contrat administratif même en cas de défaillance de cette dernière. Ce principe ne souffre d’aucune exception lorsqu’il tire son fondement de l’objet de service public du contrat, et il n’admet que des dérogations limitées dans les autres hypothèses sur le fondement de la liberté contractuelle.

Ces différentes affaires permettent de mesurer à quel point la notion de contrat administratif peut se révéler déterminante. Même si cela ne représente qu’une part infime du contentieux contractuel, elle permet encore dans un certain nombre d’hypothèse de déterminer quel doit être le régime juridique applicable. Surtout, elle continue d’entraîner l’application d’un nombre important de règles spécifiques fondées sur la poursuite de l’intérêt général et qui ne concernent pas les contrats de droit privé, même lorsque ces derniers constituent des contrats publics ou de la commande publique. Cette dernière situation peut cependant surprendre si l’on considère que les contrats publics de droit privé cherchent également – mais sans doute de manière moins directe – à satisfaire l’intérêt général.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 229.

   Send article as PDF   
ParJDA

Les évolutions du droit de la commande publique (chronique de février 2018)

Art. 228.

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Les évolutions du droit de la commande publique :
Molière n’est pas tout

Le protectionnisme est-il compatible avec le droit de la commande publique ? Jusqu’à présent la réponse semblait évidente : non, les principes fondamentaux de la commande publique comme le droit de l’Union européenne ne le permettent pas. Le débat européen sur les travailleurs détachés a cependant relancé la question. Il a en effet conduit certains exécutifs locaux à chercher à utiliser le droit de la commande publique comme un outil au service du protectionnisme. Ils ont alors décidé d’intégrer des clauses d’interprétariat ou imposant la maîtrise du français dans leurs marchés publics. Il est difficile de savoir si les personnes à l’origine de ces clauses espéraient réellement que le dispositif soit validé par le juge ou s’il ne s’agissait là que d’une posture politique afin de pouvoir, une fois de plus, affirmer leur défiance à l’égard de l’Union européenne. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de l’époque a entendu dénoncer de tels dispositifs en demandant aux préfets de déférer les clauses dites « Molière » au juge administratif (http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2017/05/cir_42125.pdf ; AJDA 2017, p. 910, obs. J.-M. Pastor). Les juridictions administratives ont donc été saisies et le Conseil d’Etat a été amené à rendre un premier arrêt sur la question. Une solution surprenante a été retenue, ce qui nous fait dire que rien n’est en définitive réglé et que les débats devraient se poursuivre encore pendant quelques temps…

Molière ne doit cependant pas faire oublier les autres évolutions, dont certaines devraient marquer plus profondément le droit de la commande publique. Les plus remarquables concernent le contentieux des contrats de la commande publique. Le juge administratif est ainsi venu préciser comment apprécier l’intérêt à agir dans le cadre du référé précontractuel, mais également comment apprécier l’urgence dans le cadre d’un référé-suspension introduit par les membres de l’organe délibérant d’une collectivité. Il poursuit ainsi son travail de redéfinition et de systématisation du contentieux contractuel. Par ailleurs, le tribunal administratif de Toulouse est venu relancer les débats sur la qualification des contrats de mobilier urbain dans le cadre de la nouvelle réglementation. Enfin, le Conseil d’Etat a fait une première application de la notion de risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession, tout en maintenant l’esprit de sa jurisprudence antérieure.

Clauses « Molière » : le politique, le juge et le droit

Les clauses « Molière » ont fait couler beaucoup d’encre et elles continueront, à n’en pas douter, de le faire (v. notamment : P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; DA n°4, avril 2017, repère 4 ; O. Didriche, « Un peu de prose au sujet de la clause « Molière »…, AJCT 2017, p. 173 ; A. Mangiavillano, « La clause Molière, une tartufferie ? », D. 2017, p. 968 ; F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « Molière si tu savais ! », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1). S’il est possible de considérer que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 4 décembre 2017 n’est que la première étape d’un long feuilleton (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la ; JCP A 2017, act. 809 ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; AJDA 2017, p. 2383 ; JCP Social, n°51-52, décembre 2017, 1423, note J.-P. Lhernould) c’est parce que l’argumentation retenue n’est pas franchement convaincante. Néanmoins, avant d’aborder cette question, il convient de faire état d’une difficulté terminologique qui doit être dépassée, n’en déplaise à Molière.

En effet, les débats récents centrés autour de la « clause » Molière offrent une seule certitude : il est difficile de définir ce qu’est une clause « Molière » et l’on a tendance à confondre sous cette appellation des choses qui ne sont en réalité pas comparables. Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat était en cause un marché public de travaux passé par la région Pays de la Loire dont le cahier des clauses administratives particulières contient deux clauses « d’interprétariat ». La première permet que soit demandée « l’intervention d’un interprète qualifié […] aux frais du titulaire du marché, afin que la personne publique responsable puisse s’assurer que les personnels présents sur le chantier et ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, quelle que soit leur nationalité, comprennent effectivement le socle minimal de normes sociales qui […] s’applique à leur situation ». La seconde « prévoit que, pour garantir la sécurité des travailleurs et visiteurs sur le chantier lors de la réalisation de tâches signalées comme présentant un risque pour la sécurité des personnes et des biens, une formation est dispensée à l’ensemble des personnels affectés à l’exécution de ces tâches, quelle que soit leur nationalité ; que cette formation donne lieu, lorsque les personnels concernés par ces tâches ne maîtrisent pas suffisamment la langue française, à l’intervention d’un interprète qualifié ». Le Conseil d’Etat a considéré ces deux clauses comme légales. Il précise en effet qu’elles sont suffisamment liées à l’objet du marché (cons. 8 et 12), mais également qu’elles ne sont pas susceptibles, par leurs effets, « de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union » (cons. 9 et 13). Quelques jours plus tard, c’est le tribunal administratif de Lyon qui a été amené à se prononcer sur une autre clause qualifiée de « Molière » (TA Lyon, 13 déc. 2017, n° 1704697, Préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes ; JCP A 2017, act. 874, veille L. Erstein). En l’espèce, ce n’était pas un marché public précis qui était visé mais la délibération du conseil régional de la région Auvergne-Rhône-Alpes du 9 février 2017 approuvant le dispositif régional de lutte contre le travail détaché. Cette délibération modifie le CCAP des marchés de travaux de la région en introduisant deux clauses. La première demande aux entreprises attributaires des marchés de travaux de fournir une attestation sur l’honneur justifiant qu’elles n’ont pas recours au travail détaché. La seconde est une « clause de langue française » par laquelle les titulaires des marchés de travaux s’engagent à ce que tous leurs personnels « maîtrisent la langue française » (et ce « quel que soit leur niveau de responsabilité et quelle soit la durée de leur présence sur le site », le Conseil régional semblant avoir eu à cœur d’expliquer qu’il s’agit là d’une mesure à portée générale ne pouvant souffrir d’aucune exception…). Des sanctions sont également prévues en cas de non-respect de ces clauses. Ainsi, le tribunal souligne notamment que le non-respect de la clause de langue française devra entraîner une pénalité de 5% du montant du marché et que des contrôles sur site seront prévus, ce qui tend à démontrer que le conseil régional souhaitait véritablement faire appliquer de telles clauses et ne pas se limiter à des effets d’annonce. Le tribunal administratif de Lyon a annulé cette délibération pour détournement de pouvoir en considérant que les clauses n’avaient pas pour objet d’assurer la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs mais d’ « exclure les travailleurs détachés des marchés publics régionaux » et de « favoriser les entreprises régionales ».

La présentation rapide de ces deux situations permet donc de mesurer que derrière la clause « Molière » se cachent en réalité des clauses aux contenus très différents (même si l’on peut considérer que les objectifs politiques poursuivis, qu’ils soient ou non assumés, restent les mêmes :  favoriser les opérateurs nationaux ou locaux dans l’attribution des marchés publics). L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne concerne qu’une hypothèse parmi d’autres. Dès lors, l’expression « clause Molière » doit être rejetée en raison de son caractère imprécis, à moins de distinguer les vraies clauses « Molière » d’un côté et les fausses ou les « ersatz » de l’autre (L. Robert, « Clause Molière, Acte II : le coup de théâtre du tribunal administratif de Nantes », note sous TA Nantes, ord., 7 juill. 2017, n° 1704447, Préfet Région des Pays de la Loire ; JCP A 2017, 2218). Il nous semble cependant préférable de n’utiliser qu’une terminologie juridique rigoureuse et de parler de clauses d’interprétariat dans la première hypothèse (celle du marché passé par le conseil régional des Pays de la Loire) et de clauses imposant la maîtrise du français et interdisant le recours au travail détaché dans la seconde (celle de la délibération de la région Auvergne-Rhône-Alpes).

Pour autant, la question centrale dans cette affaire ne porte pas sur la terminologie retenue par les commentateurs mais bien sur l’argumentation développée par le juge. En effet, et au risque d’apparaître comme un censeur (P. Lignères, « Clause Molière : le juriste peut-il se contenter d’être un censeur ? » ; préc.), il est évident que l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat est contraire tant aux principes fondamentaux de la commande publique (qui sont, rappelons-le, constitutionnellement protégés…) qu’au droit de l’Union européenne (dont la primauté n’est, en principe, plus discutée…). Dans la mesure où les principes français ne constituent que la reprise des obligations fondamentales imposées au niveau européen depuis l’arrêt Telaustria (CJCE, 7 déc. 2000, aff. C-324/98, Telaustria Verlags GmbH, Telefonadress GmbH : Rec. CJCE 2000, I, p. 10745 ; Contrats-Marchés publ. 2001, comm. 50, note F. Llorens ; AJDA 2001, p. 106, note L. Richer ; AJDA 2001, p. 329, chron. H. Legal, C. Lambert et J.-M. Belorgey), c’est sur ce dernier point qu’il convient d’apporter quelques précisions.

Contrairement à ce que soulignait à juste titre Loïc Robert à propos de l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nantes le 7 juillet 2017 (préc.), le droit de l’Union européenne n’est pas « un grand absent » dans l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat. Il aurait toutefois peut-être mieux valu que tel soit le cas tant le raisonnement retenu semble discutable du point de vue du droit de l’Union européenne. D’ailleurs, il semble possible d’affirmer que le Conseil d’Etat est conscient du caractère discutable de la solution qu’il retient. En effet, après avoir affirmé que les clauses ne sont pas discriminatoires et ne constituent pas des entraves à la libre circulation, il n’arrête pas son raisonnement. Il prend en effet soin de préciser que « le juge des référés n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en jugeant qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union, elle poursuit un objectif d’intérêt général dont elle garantit la réalisation sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre ». Pourtant, dans ses conclusions sur cette affaire, Gilles Pellissier invitait la formation contentieuse à censurer les clauses d’interprétariat en se référant. Il justifiait notamment sa position par renvoi à la jurisprudence de la Cour de justice. Il considérait ainsi qu’il existait de « sérieux doutes quant à la possibilité d’introduire de telles clauses au titre des conditions d’exécution du marché ». Surtout, même en envisageant la possibilité que de telles clauses soient justifiées par la poursuite d’un motif impérieux d’intérêt général, il estimait qu’elles ne pouvaient pas être considérées comme proportionnées à l’objectif poursuivi. C’est pour cela qu’il invitait le Conseil d’Etat à annuler l’ordonnance du tribunal administratif et de régler l’affaire au fond en annulant la procédure de passation engagée. Or, ce n’est pas la solution qui a été retenue par le juge.

Le Conseil d’Etat a préféré valider de telles clauses en considérant qu’elles sont, par principe, non discriminatoires et qu’elles ne constituent pas des entraves à la libre circulation. Cette position est particulièrement étonnante tant le contenu de ces clauses semble, au contraire, discriminatoire. Le juge administratif suprême en a d’ailleurs probablement conscience car il prend soin de répondre aux arguments avancés par le ministre de l’intérieur en indiquant, « qu’à supposer même que la clause litigieuse puisse être susceptible de restreindre l’exercice effectif d’une liberté fondamentale garantie par le droit de l’Union », le tribunal administratif n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits en considérant qu’elles sont proportionnées aux objectifs poursuivis. Et il s’agit là d’un nouveau motif de surprise. S’il est éventuellement possible de considérer, à l’image de Jean-Philippe Lhernould (note précitée), que l’une des deux clauses d’interprétariat en cause dans le litige pourrait « passer le test de proportionnalité » du point de vue du droit de l’Union européenne, ce n’est qu’à condition de vérifier que certaines conditions sont réunies et il n’est pas certain qu’elles soient présentes en l’espèce. Surtout, s’agissant de l’autre clause, il est certain qu’elle ne passera pas un tel test en l’état actuel du droit de l’Union.

L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat ne cesse donc pas de surprendre et il n’est pas possible, à la lecture des conclusions du rapporteur public, d’imaginer que les juges n’aient pas anticipé cette surprise. Dès lors, l’arrêt rendu ne peut être qu’un appel du pied adressé au juge européen. En effet, la Cour de justice de l’Union européenne finira nécessairement par être saisie de la question. Le Conseil d’Etat espère ainsi sans doute qu’elle fera évoluer sa jurisprudence et qu’elle validera son raisonnement. Il ne devrait cependant pas oublier toute l’importance qu’elle accorde au principe de non-discrimination.

Référé précontractuel : pour apprécier l’intérêt lésé du requérant pas de comparaison possible

Il semble aujourd’hui acquis que la question de l’intérêt à agir est essentielle dans le cadre du contentieux relatif aux contrats de la commande publique. S’agissant du référé précontractuel, c’est la jurisprudence SMIRGEOMES qui a recentré les débats autour de l’intérêt à agir du requérant en imposant au juge de vérifier que les manquements invoqués sont effectivement susceptibles de lui avoir causé un préjudice (CE, sect., 3 oct. 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, n° 305420 ; Rec. CE 2008, p. 324 ; JCP A 2008, 2291, note F. Linditch ; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 264, note J.-P. Pietri et repère 10, F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; RFDA 2008, p. 1128, concl. Dacosta et note Delvolvé). Ainsi, le référé précontractuel ne se conçoit pas comme un recours entièrement objectif qui permettrait de faire prévaloir les obligations de publicité et de mise en concurrence dans toutes les hypothèses.

Cette solution se justifie en termes de sécurité juridique dans la mesure où elle évite la remise en cause systématique des procédures de passation par les requérants devant le juge du référé précontractuel. Elle a ainsi permis de considérer qu’un candidat qui a déposé une offre irrégulière n’est pas susceptible d’être lésé par des manquements survenus au stade de l’examen des offres : il ne peut être lésé que par des vices qui concernent les phases antérieures de la procédure de passation (CE, 27 oct. 2011, n° 350935, Dpt Bouches-du-Rhône ; JCP A 2011, act. 706 ; AJDA 2011, p. 2099 ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 343, note G. Eckert ; BJCP 2012, p. 9, concl. N. Boulouis). Le juge administratif considère ainsi que « le choix de l’offre d’un candidat irrégulièrement retenu est susceptible d’avoir lésé le candidat qui invoque ce manquement, à moins qu’il ne résulte de l’instruction que sa candidature devait elle-même être écartée, ou que l’offre qu’il présentait ne pouvait qu’être éliminée comme inappropriée » (CE, 11 avr. 2012, n° 354652, Syndicat Ody 1218 Nextline Lloyd’s Londres et Bureau européen d’assurance hospitalière ; CPA 2012, 2327, concl. N. Boulouis ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 198, note J.-P. Pietri ; AJDA 2012, p.790 ; JCP A 2012, 2194, note Linditch). Ainsi, si le référé précontractuel n’apparaît pas comme un recours à dimension entièrement objective, le lien entre les manquements invoqués et le préjudice susceptible d’être subi par le requérant doit quant à lui être apprécié de manière objective. A ce sujet le Conseil d’Etat considère d’ailleurs que, lorsque le pouvoir adjudicateur n’a pas éliminé la candidature ou l’offre du requérant alors qu’il aurait dû le faire, cette circonstance n’empêche pas le juge du référé précontractuel de retenir cette irrégularité pour considérer que le requérant n’est pas susceptible d’être lésé par les manquements qu’il invoque (CE, 2 oct. 2013, n° 368900, Département de Lot-et-Garonne ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 307, note G. Eckert ; D. 2014 p. 340, note G. Kalflèche et P. Egéa : AJCT 2014, p. 114, obs. S. Hul).

C’est cette part d’objectivité dans l’appréciation de l’intérêt à agir du requérant que le Conseil d’Etat est venu rappeler et préciser dans son arrêt du 9 juin 2017 (CE, 9 juin 2017, n° 408082, Cne Saint-Maur-des-Fossés ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 222, obs. H. Hoepffner ; AJDA 2017, p. 1870). Il précise ainsi que, dans le cadre de son office, le juge du référé précontractuel doit apprécier individuellement la situation du requérant pour déterminer si les manquements qu’il invoque sont susceptibles de le léser ou risquent de le léser, sans comparer sa situation à celle des autres candidats. En l’espèce, était contestée la procédure de passation d’une convention de délégation de service public pour la gestion des parcs de stationnement et le stationnement en surface de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. A l’issue de la négociation engagée avec cinq sociétés, le règlement de la consultation prévoyait le dépôt d’offres finales comprenant deux scénarios. Or, au moment de l’appréciation des offres, la commune a refusé de prendre en compte le second scénario, faussant ainsi les conditions de mise en concurrence. C’est notamment sur ce fondement que le juge des référés du tribunal administratif de Melun avait annulé la procédure de passation. Saisi en cassation, le Conseil d’Etat devait notamment déterminer si, dans le cadre de son contrôle, le juge des référés précontractuel doit rechercher si les manquements invoqués par le requérant sont susceptibles de l’avoir lésé davantage que les autres candidats. La commune considérait en effet que, parmi les sociétés ayant présenté des offres, la société requérante n’était pas celle qui avait été le plus lésée par les modifications apportées par la commune au moment de l’appréciation des offres. Elle ne prévalait donc pas, selon elle, d’un intérêt lésé suffisant. Il semblait cependant délicat pour le Conseil d’Etat de suivre le raisonnement de la commune.

En effet, admettre que les intérêts susceptibles de léser un requérant s’apprécient en comparant la situation des différents concurrents afin de n’accepter le recours que de celui a été le plus lésé par les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence limiterait considérablement le champ d’application du référé précontractuel. De plus, cela reviendrait à confier au juge une fonction qui n’est pas la sienne. Il devrait en effet substituer son appréciation à celle de l’acheteur ou de l’autorité concédante pour déterminer quel est le requérant qui aurait du être désigné comme attributaire du contrat : ce serait en effet le seul à être en mesure d’exercer un référé précontractuel ! Ce n’est cependant pas la solution retenue. Le Conseil d’Etat rappelle en effet qu’« il n’appartient pas au juge des référés de rechercher à ce titre si le manquement invoqué a été susceptible de léser davantage le requérant que les autres candidats » (CE, 1er juin 2011, n° 345649, Commune de St-Benoit ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 196, note W. Zimmer ; AJDA 2011, p. 1118 ; AJCT 2011. 466, obs. O. Didriche). Si la procédure du référé précontractuel impose une appréciation subjective de la qualité du requérant pour agir, elle implique également une certaine objectivité dans la mesure où cette appréciation ne peut pas être effectuée par comparaison avec la situation des autres candidats.

Référé-suspension introduit par les membres d’un organe délibérant : une appréciation concrète et conditionnée de l’urgence s’impose

Le Conseil d’Etat est venu confirmer l’aspect subjectif du contentieux contractuel, y compris lorsque celui-ci s’exprime dans le cadre d’un référé-suspension (CE, 18 sept. 2017, n° 408894, Humbert et a. ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 264, note J.-P. Pietri). En l’espèce, était en cause l’attribution d’un marché public par une communauté de communes qui, ultérieurement, a été intégrée dans une nouvelle communauté de communes par arrêté préfectoral. A l’intérieur de cette nouvelle communauté de communes, certains conseillers communautaires ont entendu contester la validité du contrat dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne (CE, ass., 4 avr. 2014, n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne ; Lebon, p. 70 avec concl. B. Dacosta ; AJDA 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; D. 2014, p. 1179, note E. Gaudemet et A. Dizier ; RDI 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT 2014, p. 375, obs. S. Dyens ; RFDA 2014, p. 425, concl. B. Dacosta ; RFDA 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Contrats-Marchés publ. 2014, repère 5, obs. F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; DA 2014, comm. 36, note F. Brenet ; JCP A 2014, 2152, comm. C. Sestier ; JCP A 2014, 2153, comm. S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2014, étude 5, note Ph. Rees). Dans le même temps, ces conseillers communautaires ont assorti leur recours d’un référé afin d’obtenir la suspension de l’exécution du marché public litigieux dans l’attente d’une solution au fond.  Or, leur référé-suspension a été rejeté par le tribunal administratif de Lyon, ce qui les a conduits à saisir le Conseil d’Etat en tant que juge de cassation.

La principale question posée au juge administratif suprême était celle des modalités d’appréciation de la condition d’urgence nécessaire dans le cadre d’un référé-suspension. Il commence par rappeler que cette condition d’urgence ne se confond pas avec la condition exigeant de faire « état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision » (art. L. 521-1 du CJA), ce qui justifie l’annulation de l’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Lyon. Surtout, le Conseil d’Etat précise ensuite quelles sont les conditions dans lesquelles les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités territoriales qui a conclu un contrat peuvent assortir leur recours en contestation de validité d’un référé-suspension. Il affirme ainsi clairement qu’une telle possibilité leur est ouverte mais encadre l’appréciation qui doit être faite de l’urgence à suspendre le contrat. En effet, le juge indique « que, pour apprécier si la condition d’urgence est remplie, le juge des référés peut prendre en compte tous éléments, dont se prévalent ces requérants, de nature à caractériser une atteinte suffisamment grave et immédiate à leurs prérogatives ou aux conditions d’exercice de leur mandat, aux intérêts de la collectivité ou du groupement de collectivités publiques dont ils sont les élus ou, le cas échéant, à tout autre intérêt public ». Cette précision indique donc que l’urgence n’est pas appréciée de manière abstraite mais concrètement en tenant compte des intérêts dont se prévalent les requérants. Certes, ces intérêts sont entendus largement dans la mesure où les requérants agissent en leur qualité de membre d’un organe délibérant d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivités, mais ils restreignent les conditions d’exercice du référé-suspension lorsque celui-ci est lié à un recours en contestation de validité du contrat. Dans cette affaire, le juge précise également que le risque que le coût des travaux présente pour les finances d’une collectivité ou d’un groupement de collectivité peut démontrer une situation d’urgence mais, en l’espèce, il considère que les requérants n’établissent pas l’existence d’un tel risque.

Ainsi, le Conseil d’Etat confirme le caractère subjectif du contentieux contractuel et étend la subjectivité aux demandes de suspension accompagnant un recours au fond en contestation de la validité du contrat, peu importe qu’un tel recours ne soit pas engagé par les parties au contrat.

Une nouvelle qualification pour les contrats de mobilier urbain ?

Dans une ordonnance remarquée (F. Llorens et P. Soler-Couteaux, Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape ; Contrats-Marchés publ. 2017 repère 9), le Tribunal administratif de Toulouse a retenu la qualification de concession de service pour un contrat de mobilier urbain (TA Toulouse, ord., 10 août 2017, n° 1703247, Sté Exterion Media). En l’espèce, la commune de Saint-Orens-de-Gameville avait engagé une procédure de consultation en vue de l’attribution d’une concession de service portant sur la mise à disposition, l’installation, la maintenance, l’entretien et l’exploitation commerciale de mobiliers urbains sur son domaine public. A l’issue de la procédure de passation, l’offre de la société JC Decaux France a été retenue et la commune a notifié le rejet de son offre à la société Exterion Media SA. Cette dernière a alors saisi le juge du référé précontractuel en lui demandant d’annuler la procédure pour non-respect de certaines dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics et de son décret d’application du 25 mars 2016. La société requérante considérait en effet que le contrat de mobilier urbain en cause ne constituait pas une concession de service mais un marché public. Elle s’appuyait en cela sur la jurisprudence du Conseil d’Etat qui considère traditionnellement que les contrats de mobilier urbain constituent des marchés publics (CE, ass., 4 nov. 2005, n° 247298, Sté J. C. Decaux : JurisData n° 2005-069146 ; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 297, note J.-P. Pietri ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005, p. 10083, concl. D. Casas). Néanmoins, la qualification retenue par la commune et la solution retenue par le tribunal administratif de Toulouse semblent confirmer que cette solution n’est plus d’actualité dans le cadre du nouveau droit de la commande publique.

Pour bien comprendre la jurisprudence antérieure, il est nécessaire de rappeler que le juge refusait de qualifier ces contrats de délégations de service public dans la mesure où ils n’avaient pas pour objet un service public. Leur qualification comme marchés publics permettait donc de les soumettre à des obligations de publicité et de mise en concurrence, il s’agissait même du « seul moyen de mettre en concurrence leur attribution » (F. Llorens et P. Soler Couteaux, « Contrats de mobilier urbain et concessions : un bilan d’étape », préc.). L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Toulouse permet donc une mise en adéquation du droit français avec le droit de l’Union européenne dans la mesure où ces contrats constituent depuis longtemps des concessions de service au sens du droit de l’Union européenne. Pour qualifier retenir une telle qualification pour le contrat en cause, le tribunal administratif centre son analyse sur le critère du risque d’exploitation pour qualifier le contrat de concession de service. Il précise ainsi qu’ « il ressort des pièces du dossier et notamment des modalités de rémunération telles que définies au titre IV du cahier des charges de la concession, que le concessionnaire assume l’ensemble des risques d’exploitation et ne pourra pour quel que motif que ce soit obtenir le versement d’un prix ; qu’en contrepartie des prestations réalisées, il dispose d’un droit exclusif d’exploitation du mobilier publicitaire dont l’installation est prévue ; qu’enfin, si le contrat ne met pas à la charge du concessionnaire le paiement de la redevance domaniale, tous les impôts et taxes liés au service, et notamment la taxe locale sur la publicité extérieure, sont à sa charge ». C’est donc bien la prise en charge d’un tel risque qui impose la qualification comme contrat de concession et non comme marché public.

Enfin, il convient de préciser que le juge prend soin d’indiquer que le contrat de mobilier urbain répond « ainsi à des besoins de la commune ». Ce critère n’est pas prévu par l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession pour qualifier de tels contrats. Or, comme le relèvent François Llorens et Pierre Soler-Couteaux, la mention de ce critère « s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence en vigueur qui considère comme des conventions d’occupation du domaine public (et non pas comme des marchés publics), des contrats qui n’ont pas été conclus pour répondre aux besoins de la personne publique » (Ibidem). Il n’est toutefois pas certain que cette solution soit confirmée dans toutes ses dimensions par le Conseil d’Etat.

Les nouveaux textes invitent en effet à retenir la qualification de concessions de services pour les contrats de mobiliers urbain mais rien ne semble imposer la réponse aux besoins exprimés par le pouvoir adjudicateur comme critère de définition de la notion de concession. Cette solution se justifiait antérieurement lorsque le Conseil d’Etat cherchait à faire échapper certains contrats aux règles de publicité et de mise en concurrence en les qualifiant de conventions d’occupation du domaine public (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de Paris; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, note G. Eckert ; AJDA 2013, p. 1271, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA 2013, comm. 63, note F. Brenet ; JCP A 2013, 2180, note J.-F. Giacuzzo ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta) afin de leur appliquer la jurisprudence Jean Bouin (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, obs. G. Eckert ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; BJCP 74/2011, p. 36, concl. N. Escaut ; DA 2011, comm. 17, obs. F. Brenet et F. Melleray). Or, cette jurisprudence a récemment été abandonnée (Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190. ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869) et il est désormais prévu en principe que la délivrance des titres d’occupation du domaine public doit passer par une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable, en application du nouvel article L. 2122-1-1 du CGPPP.

Il ne semble donc plus y avoir de raison de justifier le maintien de la jurisprudence antérieure sur ce point et l’ensemble des contrats de mobilier urbain devrait donc s’inscrire au sein de la classification binaire entre les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, ayant à se prononcer sur un contrat de mobilier urbain qualifié de concession de service, le Conseil d’Etat n’a pas jugé utile de se prononcer sur la qualification de ce contrat (CE, 18 septembre 2017, n° 410336 , Ville de Paris ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 261, note M. Ubaud-Bergeron, voir la partie de la chronique consacrée aux contrats de concession).

Des précisions (in)utiles sur la notion de risque d’exploitation

Le Conseil d’Etat a été amené à faire une première application de la notion de « risque d’exploitation » telle qu’elle est consacrée par la nouvelle réglementation afin de distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CE, 24 mai 2017, n° 407213, Sté Régal des îles ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 182, note G. Eckert ; AJDA 2017, p. 1957, note J. Martin ; AJCT 2017, p. 513, note P. Grimaud et O. Villemagne). En réalité, si cet arrêt mérite l’attention c’est seulement parce qu’il s’agit de la première application des nouveaux textes sur ce sujet car, sur le fond, la solution retenue n’innove pas vraiment. En l’espèce, le juge devait se prononcer dans le cadre d’un référé contractuel à propos d’un contrat passé entre une commune de la Réunion – la commune de Saint-Benoît – et la société Dupont Restauration Réunion. Ce contrat avait pour objet – selon ses termes – de confier au cocontractant « la gestion du service de restauration municipale ».

Il est toute d’abord possible de relever que, dans un premier temps, la question de la recevabilité a dû être tranchée par le Conseil d’Etat, dans la mesure où la société requérante avait précédemment introduit un référé précontractuel. Néanmoins, le juge administratif relève que le contrat en cause, qui était analysé par la commune comme une délégation de service public, n’avait « été précédé de la publication d’aucun avis de concession ni d’aucune forme de publicité ». Il en déduit donc « que, dans ces conditions, la société Régal des Iles a été privée de la possibilité d’introduire utilement son référé précontractuel », ce qui induit la recevabilité de son référé contractuel (cons. 6). En réalité, c’est bien la qualification du contrat en cause qui faisait ici sa particularité. Il s’agissait, selon la commune, d’une « convention provisoire pour la gestion du service public de restauration municipale » qualifiée de « concession provisoire de service public pour la gestion du service de restauration municipale ». Le choix de cette qualification présentait – de son point de vue du moins – un réel intérêt même si c’est justement cette qualification qui est à l’origine de l’annulation du contrat.

La « convention provisoire » faisait en effet suite à un premier contrat relatif à la gestion du service de restauration municipale, conclu en janvier 2014 avec une autre société. Or, ce contrat avait été annulé par le Tribunal administratif de la Réunion par un jugement du 31 mars 2016 pour méconnaissance des obligations de publicité et de mise en concurrence. Or, comme le relève le Conseil d’Etat, « la commune de Saint-Benoît, qui a fait appel de ce jugement, n’a pris aucune initiative en vue de lancer une nouvelle procédure de délégation du service public et a conclu le 18 novembre, sans mesure de publicité et de mise en concurrence, une convention de gestion provisoire avec la société Dupont Restauration Réunion, approuvée par une délibération du 25 novembre 2016 ». La commune a ainsi souhaité faire application du principe selon lequel « en cas d’urgence résultant de l’impossibilité dans laquelle se trouve la personne publique, indépendamment de sa volonté, de continuer à faire assurer le service par son cocontractant ou de l’assurer elle-même, (l’autorité concédante) peut, lorsque l’exige un motif d’intérêt général tenant à la continuité du service, conclure, à titre provisoire, un nouveau contrat de concession de services sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites » (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux ; AJDA 2017, p. 326 ; Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 99 et 100, notes G. Eckert ; AJDA 2017, p. 326). Ce principe, désormais applicable à l’ensemble des concessions de service (voir le commentaire dans la chronique http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869), était en effet auparavant admis dans des termes proches pour les seules délégations de service public (CE, 4 avr. 2016, n° 396191, Communauté d’agglomération du centre de la Martinique ; BJCP 2016, p. 264, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2016, comm. 161, obs. G. Eckert). En effet, dans de telles hypothèses, l’intérêt général attaché à la continuité du service est supposé prévaloir sur les règles de publicité et de mise en concurrence.

Pourtant, une telle solution ne pouvait s’appliquer en l’espèce en raison de la mauvaise qualification du contrat (il s’agit là du point central de cet arrêt). Le Conseil d’Etat fait ici une première application du critère du risque d’exploitation tel qu’il est désormais consacré par les textes pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce critère ne constitue pas, en tant que tel, une nouveauté. Il était en effet déjà consacré par le Conseil d’Etat dans sa jurisprudence (CE, 7 nov. 2008, n° 291794, Département de la Vendée : Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296, obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 2009, p. 55, concl. N. Boulouis), reprenant sur ce point la position de la Cour de justice de l’Union européenne (CJCE, 18 juill. 2007, aff. C-382/05, Comm. c/ Italie : Contrats-Marchés publ. 2007, comm. 238, note W. Zimmer ; Europe 2007, comm. 252, note E. Meisse). Pour autant, le juge administratif semblait rester attaché au critère qu’il utilisait auparavant pour distinguer les marchés publics et les délégations de service public, celui de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service (CE 15 avr. 1996, n° 168325, Préfet des Bouches-du-Rhône c/ Commune de Lambesc : AJDA 1996 p. 806 ; RDI 1996 p. 369, obs. F. Llorens et P. Terneyre ; RFDA 1996, p. 715, concl. C. Chantepy ; RFDA 1996, p. 718, note P. Terneyre). En effet, depuis sa jurisprudence Département de la Vendée, le juge administratif suprême utilise le critère du risque d’exploitation mais afin de déterminer si la rémunération du cocontractant est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation du service. Il semble ainsi considérer que le risque d’exploitation n’est qu’une condition permettant de vérifier si le « vrai » critère de distinction des marchés publics et des délégations de service public est rempli, c’est-à-dire pour vérifier si la rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation.

Désormais toutefois, les textes consacrent expressément le critère du risque d’exploitation comme critère de distinction entre les marchés publics et les contrats de concession. En effet, l’article 4 de l’Ordonnance du 23 juillet 2015 précise que « les marchés sont les contrats conclus à titre onéreux par un ou plusieurs acheteurs soumis à la présente ordonnance avec un ou plusieurs opérateurs économiques, pour répondre à leurs besoins en matière de travaux, de fournitures ou de services ». Dans le même temps, les contrats de concession sont définis par l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession comme des « contrats conclus par écrit, par lesquels une ou plusieurs autorités concédantes […] confient l’exécution de travaux ou la gestion d’un service à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter l’ouvrage ou le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Dans la mesure où les acheteurs et les autorités concédantes sont définis de manière identique par ces deux textes, et parce ces deux catégories de contrat présentent un caractère onéreux, c’est le transfert d’un risque lié à l’exploitation de l’ouvrage ou du service qui va permettre de distinguer les marchés publics et les contrats de concession. D’ailleurs, l’article 5 de l’Ordonnance du 29 janvier 2016 explicite cette notion de risque d’exploitation. Elle précise que « la part de risque transférée au concessionnaire implique une réelle exposition aux aléas du marché, de sorte que toute perte potentielle supportée par le concessionnaire ne doit pas être purement nominale ou négligeable. Le concessionnaire assume le risque d’exploitation lorsque, dans des conditions d’exploitation normales, il n’est pas assuré d’amortir les investissements ou les coûts qu’il a supportés, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service ».

Il apparaît donc clairement que les nouveaux textes ne consacrent pas le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation mais bien celui du transfert d’un risque d’exploitation pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession. Ce changement de critère se retrouve d’ailleurs dans les – rares – dispositions encore consacrées aux délégations de service public. En effet, comme le relève le Conseil d’Etat, l’article L. 1411-1 du Code général des collectivités territoriales reprend la définition des contrats de concessions et définit désormais la délégation de service public comme « un contrat de concession au sens de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016 relative aux contrats de concession, conclu par écrit, par lequel une autorité délégante confie la gestion d’un service public à un ou plusieurs opérateurs économiques, à qui est transféré un risque lié à l’exploitation du service, en contrepartie soit du droit d’exploiter le service qui fait l’objet du contrat, soit de ce droit assorti d’un prix ». Or, jusqu’à l’adoption de l’Ordonnance relative aux contrats de concession, ce même article consacrait le critère de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation en définissant la délégation de service public comme « un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service ».

Les textes ont donc bel et bien opéré une substitution s’agissant du critère de distinction, ce qui semble indiquer un rejet du critère antérieur. La question se posait donc de savoir si, ayant à s’interroger sur la qualification d’un contrat comme marché public ou comme contrat de concession, le Conseil d’Etat allait modifier son approche en appliquant les nouveaux textes. Or, la réponse apportée par le juge à propos du contrat conclu par la commune de Saint-Benoît permet de considérer que les nouveaux textes n’entraînent pas de véritables changements.

Pour qualifier le contrat en cause, le Conseil d’Etat applique le critère du risque d’exploitation mais son analyse est comparable à celle qu’il pouvait retenir antérieurement face à des problématiques identiques. En effet, après avoir rappelé que le contrat en cause « a pour objet de déléguer par affermage provisoire le service public de restauration scolaire », le juge administratif procède à une analyse très concrète des stipulations du contrat pour déterminer si le cocontractant s’est bien vu transférer un risque d’exploitation tel que défini par les textes. En l’espèce, la convention prévoyait que le concessionnaire devait assurer la gestion du service à ses risques et périls, en percevant un prix auprès des usagers. Dans le même temps, il était précisé que le cocontractant bénéficierait d’une subvention forfaitaire d’exploitation annuelle ainsi que d’un complément de prix unitaire au repas servi, tous deux versés par la commune. Comme le relève le juge, ces versements devaient couvrir « 86 % de la rémunération du cocontractant », le risque économique ne portant dès lors « que sur la différence entre les repas commandés et ceux effectivement servis, sur les variations de la fréquentation des cantines et sur les impayés ». Or, l’analyse du contrat permet au juge de considérer que l’existence d’un dispositif de commande des repas empêchait des variations trop importantes entre le nombre de repas commandés et le nombre de repas servis, tandis que l’objet de ce contrat permettait de considérer que le nombre d’usagers du service public ne varierait pas non plus de manière importante durant la durée limitée du contrat. Tous ces éléments permettent au Conseil d’Etat de considérer « que, dans ces conditions, la part de risque transférée au délégataire n’implique pas une réelle exposition aux aléas du marché et le cocontractant ne peut, par suite, être regardé comme supportant un risque lié à l’exploitation du service ». Il décide donc de requalifier le contrat en marché public.

Le raisonnement retenu semble donc indiquer que le juge administratif a bel et bien abandonné l’ancien critère de la part de la rémunération substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation pour lui substituer le critère du transfert du risque d’exploitation. Pourtant, deux remarques méritent d’être effectuées. Tout d’abord, derrière ce raisonnement fondé sur le critère du risque, la part de la rémunération n’est pas totalement absente. Le Conseil d’Etat relève en effet que la part de la rémunération versée directement par la commune est importante (86% en l’espèce), et c’est parce qu’elle n’est pas susceptible de variations importantes qu’il en déduit qu’il n’y a pas transfert d’un risque d’exploitation. D’ailleurs, il est possible de relever que le Conseil d’Etat souligne qu’il n’y aura pas de « variations substantielles » de cette part de la rémunération. L’abandon de l’ancien critère s’avère ainsi tout relatif ! Surtout, le raisonnement retenu par le Conseil d’Etat est le même : le passage d’un critère à l’autre ne change pas sa méthode d’analyse pour déterminer si un contrat doit être qualifié de marché public ou de contrat de concession. En réalité, le seul véritable changement réside dans le fait que la qualification qui importe n’est plus celle de délégation de service public désormais, mais celle de concession.

Pour revenir à l’espèce, la requalification a des conséquences importantes. Ainsi que cela a été souligné, si le contrat avait été qualifié de concession, c’est parce que la commune espérait pouvoir le conclure sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence (CE, 14 févr. 2017, n° 405157, Sté de manutention portuaire d’Aquitaine, préc.). Or, le Conseil d’Etat rappelle ici que le droit des marchés publics ne permet pas aussi facilement de se passer des règles de publicité et de mise en concurrence face à une situation « d’urgence ». L’article 30 du Décret du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics précise en effet qu’une telle dérogation est possible « lorsqu’une urgence impérieuse résultant de circonstances imprévisibles pour l’acheteur et n’étant pas de son fait ne permet pas de respecter les délais minimaux exigés par les procédures formalisées ». Il s’agit, pour le juge, d’une définition « exhaustive » des « conditions dans lesquelles une personne publique peut, en cas d’urgence, conclure un nouveau marché public, notamment à titre provisoire, sans respecter au préalable les règles de publicité prescrites ».

Pour certains, cette solution signifie que l’exigence de continuité du service public n’a pas les mêmes conséquences pour les marchés publics que pour les contrats de concessions (c’est notamment le sens des commentaires de Gabriel Eckert et de Julien Martin sous cet arrêt, mais également des conclusions du rapporteur public sur cette affaire). Il semble cependant que le lien avec le principe de continuité du service public doive désormais être rejeté. Dans son arrêt du 14 février 2017 (CE, 14 février 2017, n° 405157, Société de manutention portuaire d’Aquitaine et Grand port maritime de Bordeaux, préc.), le Conseil d’Etat a clairement affirmé que le pouvoir de sanction permettant une mise en régie concerne l’ensemble des contrats administratifs et, surtout, qu’en cas d’urgence, la possibilité de passer une convention de mise en régie sans respecter les règles de publicité et de mise en concurrence concerne l’ensemble des contrats de concession. Cette possibilité n’est donc plus rattachée à l’exigence de continuité des services publics dans la mesure où elle peut concerner des concessions de services qui ne sont pas des services publics. Volontairement et consciemment, ou contraint par l’évolution des règles européennes, le Conseil d’Etat détache donc peu à peu le régime juridique des contrats administratifs « nommés » de la notion de service public.

Quoi qu’il en soit, en l’espèce, même si la qualification de délégation de service public – et donc de concession de service – avait été retenue, la condition d’urgence n’aurait probablement pas été remplie dans la mesure où le contrat passé ne l’avait été que plusieurs mois après la résiliation de la première convention. L’arrêt rendu permet donc des rappels précieux mais qui n’emportent pas, en pratique, d’importantes conséquences.

Au-delà des clauses qualifiées de « Molière », le droit de la commande publique dans son ensemble connaît donc des évolutions, plus ou moins importantes, qui permettent de confirmer qu’il constitue un droit mouvant et demeure « essentiellement jurisprudentiel » (F. Llorens, « Le droit des contrats administratifs est-il un droit essentiellement jurisprudentiel? », in Mélanges Cluseau, Presse I.E.P, Toulouse, 1985, n°6, p.380).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228.

   Send article as PDF   
ParJDA

APPEL A CONTRIBUTION(S) : « De la régularisation en droit public »

Art. 227. Le Jda (Journal du droit administratif ; ISSN 2494-6281) est un journal juridique en ligne (cf. http://www.journal-du-droit-administratif.fr/) qui, depuis 2016, fait revivre le premier média français spécialisé en droit administratif créé à Toulouse en 1853. Il propose – déjà – un sixième dossier « mis à la portée de tout le monde » à l’instar de son auguste prédécesseur créé par Adolphe Chauveau et Anselme-Polycarpe Batbie et parut tous les mois de 1853 jusque dans les années 1920. En effet l’objectif que s’étaient fixé les promoteurs du tout premier Jda était non seulement d’offrir à la lecture ce premier média spécial au droit administratif mais aussi non seulement de diffuser des écrits relatifs à une science juridique encore peu connue – et acceptée – mais encore de réunir – pour en discuter et l’analyser – tous ceux que le droit administratif concernait : des universitaires, certes, mais aussi des administrateurs, des magistrats, des avocats, des élus… le tout à destination des administrés citoyens qui avaient également leur « voix » au(x) chapitre(s) (d’où le sous-titre originel du Journal « mis à la portée de tout le monde »).

La régularisation peut se voir comme « un mécanisme opératoire grâce auquel un acte ou une situation juridique contraire au droit peut, avant ou après l’intervention du juge, se perpétuer ou revivre dans la légalité pleinement retrouvée » (G. Vedel, 1981). Le droit administratif y est familier depuis un certain temps – les validations législatives comme la jurisprudence Rodière (1925) peuvent en attester. En lui conférant une définition plus large qui embrasse jusqu’aux situations qui présentent une anormalité, la régularisation n’est pas indifférente à la science administrative. Que l’on pense aux plans de titularisation qui se sont succédé depuis 1946 en vue de résorber (avec peine) le surcroît d’agents publics non-titulaires – cette « sous-fonction publique » (R. Chapus) qui s’articule si mal avec le principe d’une fonction publique statutaire. Quoiqu’en cette dernière hypothèse, nous ne sommes déjà plus dans le registre de l’illégalité conjurée, ces exemples font voir que la régularisation peut aider recouvrir des phénomènes non similaires, mais dont l’analogie peut aider à poser les questions avec toute l’ampleur requise.

De nos jours, la régularisation surgit ici et là sous des manifestations de plus en plus variées. Pour n’en donner qu’un exemple récent – l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques qui régularise les cessions de biens du domaine public intervenues auparavant alors qu’ils n’étaient plus affectés à un service public ou à l’usage direct du public, en permettant à l’autorité compétente de les déclasser rétroactivement (art. 12). L’on peut évoquer, en droit de l’urbanisme, la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové qui, en introduisant dans le code de l’urbanisme un article L. 600-9, donne au juge administratif la faculté de surseoir à statuer pendant un délai déterminé et au cours duquel l’autorité administrative est tenue de régulariser les illégalités entachant le schéma de cohérence territoriale attaqué (art. 8) ; ou encore l’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme qui a introduit dans le même code les articles L. 600-5 et L. 600-5-1 (art. 2), qui confèrent au juge administratif des prérogatives analogues à l’occasion des recours dirigés contre les permis de construire, de démolir ou d’aménager.

Avec le contentieux de l’urbanisme, celui des contrats administratifs est une matière particulièrement féconde où – ces dernières années – s’épanouit la technique de la régularisation. Elle participe désormais de l’arsenal des prérogatives dont dispose le juge administratif, lequel peut notamment inviter l’administration à prendre les mesures de régularisation adéquates. Cela est vrai du juge du contrat – dans le contentieux entre les parties (Commune de Béziers, 2009) comme dans celui des tiers au contrat (Ministre de l’intérieur, 2011 ; Département du Tarn-et-Garonne, 2014) ou celui des contrats d’agents publics (Cavallo, 2008) ; cela est encore vrai du juge de l’exécution à propos des actes détachables (Société Ophrys, 2011 ; Commune d’Uchaux, 2014). Surtout, le Conseil d’État prend soin de préciser les conditions de la régularisation en sorte qu’elle puisse produire les effets les plus étendus (à propos des actes détachables : Commune de Divonne-les-Bains, 2011 ; à propos des contrats d’agents publics : Georges, 2010 ; Leroy, 2017) ; lorsqu’il ne s’investit pas d’un nouvel office, spécialement en vue de conjurer les obstacles que peuvent rencontrer les mesures de régularisation (à propos des transactions : Syndicat intercommunal des établissements du second cycle du second degré du district de l’Haÿ-les-Roses, 2002).

A vrai dire, plus encore que la multiplicité des matières en lesquelles la technique de la régularisation intervient, le pragmatisme qui la sous-tend incite les acteurs à y recourir tant et si bien qu’elle paraît perdre de son caractère exceptionnel. C’est – par exemple – le juge de l’excès de pouvoir qui se reconnaît la faculté de substituer les motifs (El Bahi, 2003) ou les motifs (Hallal, 2004) d’une décision administrative attaquée. Si ces jurisprudences sont motivées par la préoccupation de valoriser la sécurité juridique des relations constituées, elles n’en soulèvent pas moins des interrogations concernant l’office du juge administratif. Certains ont pu se demander si, après avoir déclassé le système de l’administrateur-juge, le Conseil d’État ne tendait pas à favoriser celui d’un juge-administrateur. Qu’il s’agisse de situations de fait ou bien d’actes, les régularisations entreprises par l’administration ou par le juge administratif tendent à mettre en équilibre entre la légalité d’un acte avec la stabilité de la relation juridique qui en résulte. Or, si un tel dessein est louable à de nombreux égards, il n’en fait pas moins naître un certain nombre de critiques parmi lesquelles, celle de savoir si de tels efforts ne sacrifieraient pas allègrement le principe de légalité sur l’autel de la sécurité juridique.

Au rythme de l’actualité juridique, la doctrine publiciste soulève des réflexions qui, en s’accumulant, laissent à penser que la technique de la régularisation se métamorphose insensiblement. Voyez par exemple :

– L. Dutheillet de Lamothe & G. Odinet, « La régularisation, nouvelle frontière de l’excès de pouvoir », AJDA 2016, p. 1859,

– B. Seiller, « Sécurité juridique et office du juge administratif », RDP 2016, p. 765,

– N. Foulquier, « Publicité et mise en concurrence des cessions de biens publics et régularisation des opérations immobilières », RDI 2017, p. 98,

– V. Daumas, « La régularisation d’un acte illégal », RFDA 2017, p. 289,

– F. Rolin, « La régularisation des documents d’urbanisme à la demande du juge. Quelques problèmes pratiques… et théoriques », AJDA 2017, p. 25.

La première étude systématique sur la question a été publiée au début des années 1980 (J.-J. Israël, La régularisation en droit administratif français, 1981). Une seconde, en préparation (W. Gremaud, La régularisation en droit administratif), témoigne de l’intérêt qu’un tel sujet suscite et de l’opportunité qu’il y a à l’envisager de manière transversale. Que ce soit en investissant une matière délimitée ou bien en explicitant les problématiques que suggèrent les évolutions esquissées plus haut, ce projet collectif se destine à poursuivre les études particulières entreprises jusqu’ici. Son ambition est d’exposer la régularisation sous ses aspects les plus contemporains, de l’envisager au regard des bouleversements qu’elle emporte et, au final, de poser les problématiques qui peuvent y être associées.

Sous la direction de M. Clemmy Friedrich (docteur en droit, UT1, IMH) et Mme Lucie Sourzat (docteur en droit, UT1, IDETCOM) avec la complicité de M. le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH), initiateur et directeur du JDA, le présent appel à contribution(s) est lancé au 08 janvier 2018 selon le calendrier suivant : Janvier 2018 – 1er avril 2018 : appel à contributions & propositions des contributions limitées à 2000 caractères espaces comprises ; 15 avril 2018 – 1er septembre 2018 : écriture des contributions & montage du dossier pour une publication à la rentrée universitaire 2018.

Sans perdre de vue l’optique pédagogique du JDA, il est demandé aux contributeurs de concevoir une contribution en respectant les consignes suivantes :

– contribution de trois pages et plus (format word ou autre / A4) ;

– police unique dans tout le corps du texte (Times New Roman au plus simple) (12) ;

– avec une proposition de titre et d’au moins trois mots-clefs référentiels (si possibles définis ou renvoyant à des définitions d’auteurs) ;

– avec les subdivisions suivantes I. II. III. etc. ; puis A. B. etc. ; au besoin §1, §2. etc. ;

– indiquant ses nom, prénom(s), titres & fonctions et avec une photographie.

 

Toute personne souhaitant participer au présent dossier du Jda est invité à :

– envoyer sa proposition de contribution (un résumé d’environ 2000 caractères espaces compris) avant le 1er avril 2018 à l’adresse suivante :

dossier.regularisation.jda@gmail.com; le comité scientifique et éditorial vous répondra ;

– les auteurs seront informés de la recevabilité de leur proposition ou des contre-propositions éventuelles avant le 15 avril 2018 ;

– les articles retenus devront être envoyés au plus tard le 1er septembre 2018 (en respectant les consignes indiquées supra) ;

– toutes les propositions seront ensuite lues, coordonnées et validées par notre comité, pour une mise en ligne prévisionnelle au 1er octobre 2018.

Le présent appel est disponible en ligne :
http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2273

& là (au format PDF) :
http://www.journal-du-droit-administratif.fr/AA6.pdf

Il peut (et doit !) évidemment être partagé !

Toulouse, 08 janvier 2018
& 13 février 2013.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; Art. 227.

   Send article as PDF