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L’animal & le droit administratif

Art. 361.

Voici le 8e des dossiers du JDA :

Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).

Le droit en est croassant,
son actualité est rugissante.
L’animal est au cœur du droit administratif.

D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en  1853.

D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H.,  « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors,  la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet,  la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.

Sous la direction de :

– Madame le Professeur Isabelle Poirot-Mazères (UT1, IMH),
– Monsieur le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH),
– Monsieur Adrien Pech (UT1, IRDEIC)
& Monsieur Mathias Amilhat (UT1, IEJUC),

voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :

L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

Sommaire

Art. 362. Editorial : l’animal & le droit administratif

par MM. Mathias Amilhat,
Adrien Pech,
Mathieu Touzeil-Divina
& Mme Isabelle Poirot-Mazères

Espèces animales

Art. 363. De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

par Mme le prof. Isabelle Poirot-Mazères

Art. 364. Le pangolin & le droit administratif

par M. Dr. Arnaud Lami

Art. 365. Le pigeon & le droit administratif

par M. Hugo Ricci

Art. 366. Le requin & le droit administratif

par M. Vincent Vioujas

Art. 367. Les animaux du cirque & le droit administratif

par Mme Amélia Crozes

Art. 368. Les animaux des grands arrêts

par M. Dr. Mathias Amilhat

Art. 369. La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

par M. le prof. Mathieu Touzeil-Divina

Polices des animaux

Art. 370. Errance animale et co-errance du droit

par M. D. Loïc Peyen

Art. 371. L’abattage rituel & l’animal

par M. Dr. Clément Benelbaz

Art. 372. La chasse pendant les confinements pandémiques

par M. Adrien Pech

Art. 373. La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

par Mme Dr. Sonia Desmoulin-Canselier

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.

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Errance animale et co-errance du droit

Art. 370.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Loïc Peyen
Maître de conférences en droit public
Université Toulouse 1 Capitole – IEJUC (EA 1919)

Renvoyant aux (in)certitudes de l’homme dans ses rapports avec ce qui n’est pas humain, l’errance animale donne à voir un droit administratif en manque de cohérence lorsqu’il la saisit.

Il faut dire que le sujet n’est pas simple à appréhender. D’une part, au-delà de son nom, il a une très forte imprégnation anthropocentrique dans la mesure où il s’agit d’un concept construit par l’homme au regard de lui-même et de ses intérêts : l’errance animale désigne un état de l’animal dans les sociétés humaines. D’autre part, « l’errance animale » peut paraître comme une curiosité vis-à-vis de l’ordre naturel du monde car « errer », qui renvoie à l’action d’aller sans but clair, de se mouvoir sans direction précise[1], est un comportement on ne peut plus normal pour l’animal dans la nature : allant et venant au gré de ses besoins et des circonstances, il est par définition libre. De ce fait, l’errance animale, qui est résolument une construction sociale appréhendant une situation hélas bien réelle, renvoie moins à l’animal « sauvage » qu’à l’animal se trouvant dans les sociétés humaines.

Il est regrettable que le sujet ne soit pas défini en droit positif, notamment en droit administratif, alors même qu’il ne lui est pas inconnu. En effet, le code rural et de la pêche maritime, pour l’essentiel, s’intéresse aux animaux qui errent dans les sociétés humaines lato sensu sans détenteur ou maître apparent (v. spéc. ses art. L. 211-20 et s.). Il est question des espèces et animaux domestiques– notion dont la teneur est précisée par l’arrêté du 11 août 2006 fixant la liste des espèces, races ou variétés d’animaux domestiques[2] – ainsi que des animaux ou espèces sauvages, id est qui n’ont pas été sous le contrôle de l’homme, que ces derniers soient entièrement libres ou apprivoisés ou tenus en captivités : en somme, le concept peut s’appliquer à tous les animaux sans distinction. Il existe cependant une différence entre « l’errance » simple et « l’état de divagation » (v. par ex. c. rur. et de la pêche maritime, L. 211-24) : là où la première est une qualification générale et englobante, le second renvoie davantage à la situation des animaux ayant a priori un maître (c’est-à-dire les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivités) mais qui ne se trouvent pas sous la surveillance effective de ce dernier (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-23)[3]. Ceci permet de comprendre l’interdiction « de laisser divaguer les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-19-1), qui a des destinataires précis (les « maîtres »), là où une interdiction de laisser errer les animaux serait plus incantatoire – à moins qu’elle ne s’adresse aux pouvoirs publics eux-mêmes (v. infra). Quoi qu’il en soit, il ne sera pas ici distingué entre ces deux situations, formellement distinctes, l’errance animale pouvant globalement embrasser toutes les hypothèses, notamment celles dans lesquelles un animal vagabonde sans détenteur ou maître apparent[4].

Ce sujet est d’importance pour plusieurs raisons. D’abord, d’un point de vue quantitatif, plusieurs centaines de milliers d’animaux errent en France aujourd’hui ; aussi, si en dépit de cette estimation l’appréhension de la problématique est relativement discrète au niveau national[5] – l’essentiel des actions étant menées au niveau local –, certains territoires sont plus affectés que d’autres, comme celui de La Réunion où 73 000 chiens errants ont été recensés pour l’année 2018[6], dont 43000 sans propriétaire. Ensuite, d’un point de vue plus « qualitatif », ces animaux sont à l’origine de bon nombre de problèmes, de nature et d’intensité différentes : sécurité publique (risque d’attaques, accidents de la route, etc.), salubrité publique (transmission de maladies, etc.), atteinte aux activités économiques (tourisme, atteinte aux biens et aux élevages, etc.), atteinte à l’environnement (prédation d’espèces, etc.), etc. Enfin, le sujet est d’une importance philosophique et juridique significative en ce qu’il interroge sur la place qu’il convient d’accorder à l’animal dans la société et sur la responsabilité de l’homme à cet égard : en effet, au-delà des conséquences pour l’homme et ses intérêts (notamment), c’est bien pour ces « êtres vivants doués de sensibilité » (c. civ., art. 515-14 ; c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 214-1) que la situation est la plus délétère, ainsi que le montre par exemple l’obligation règlementaire d’euthanasier sans délai les animaux errants ou en état de divagation lorsqu’ils sont en état de « misère physiologique » dans les départements et régions d’outre-mer (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 271-9).

Ce phénomène aux causes multiples – l’animal étant un « bien de consommation », il se retrouve souvent « libre » en raison des agissements des propriétaires (permissivité, négligence, abandon, etc.), ce qui alimente le cycle de l’errance animale, déjà traversé par des dynamiques propres (de reproduction d’animaux, par exemple) – n’est pas inconnu au droit administratif. Or, il s’avère que ce dernier ne s’intéresse que très partiellement de la problématique, au point de se demander s’il l’appréhende réellement.

En effet, du point de vue des pouvoirs publics, la question de l’errance animale est saisie au travers de deux approches : négative, au vu des troubles à l’ordre public qu’elle peut engendrer (I), et positive, lorsqu’il s’agit de résorber le phénomène en lui-même (II).

I. L’appréhension négative de l’errance animale

L’errance animale est de lege lata essentiellement saisie parce qu’elle est possiblement source de troubles à l’ordre public ; cela explique les diverses mesures existantes en la matière, dont certaines sont spécifiquement relatives à la divagation animale.

En effet, le législateur a instauré une interdiction générale, issue de l’ordonnance n° 2006-1224 du 5 octobre 2006 prise pour l’application du II de l’article 71 de la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d’orientation agricole[7], et inscrite aujourd’hui à l’article L. 211-19-1 du code rural et de la pêche maritime, aux termes de laquelle : « il est interdit de laisser divaguer les animaux domestiques et les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité ». Il s’agit là de responsabiliser les maîtres afin d’agir à la source sur l’errance animale. De la même façon, les maires disposent d’un pouvoir de police spéciale pour prendre « toutes dispositions propres à empêcher la divagation des chiens et chats » (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-22), qui sont des animaux auquel le droit actuel accorde une importance particulière.

Cela ne signifie pas pour autant que l’attention du législateur se focalise exclusivement sur ces derniers : les maires peuvent agir plus largement en mobilisant leurs pouvoirs de police générale (CGCT, art. L. 2212-2) car ils doivent « assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques », ce qui implique notamment « d’obvier ou de remédier aux évènements fâcheux qui pourraient être occasionnés par la divagation des animaux malfaisants ou féroces »[8]. Partant, dès le moment où l’errance animale est susceptible de troubler l’ordre public, l’intervention du maire, voire du représentant de l’État dans le département (CGCT, art. L. 2215-1) se justifie. Pareillement, dans les départements et régions d’outre-mer, « lorsque des chiens ou des chats non identifiés, trouvés errants ou en état de divagation, sont susceptibles de provoquer des accidents ou de présenter un danger pour les personnes ou les animaux, le maire ou, à défaut, le préfet, ordonne leur capture immédiate et leur conduite à la fourrière ou dans des lieux adaptés, désignés par le préfet pour les recevoir » (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 271-9). En revanche, si l’errance pourrait être considérée per se comme une situation de maltraitance animale, le maire ne saurait agir sur ce seul motif car « les mauvais traitements envers les animaux ne relèvent ni du bon ordre ni de la sécurité ou de la salubrité publiques »[9].

De façon assez classique, la responsabilité de la commune peut être engagée quand l’autorité de police n’a pas agi[10] ou, du moins, pas suffisamment, notamment lorsqu’elle n’a pas accompli les démarches pour assurer le respect effectif des mesures adoptées sur le territoire communal[11]. Pour cela, elle doit avoir été en mesure d’intervenir au vu des circonstances[12]. Dès lors, le maire peut aller jusqu’à ordonner l’euthanasie des animaux concernés si nécessaire[13] et même prescrire leur abatage immédiat en cas de danger[14]. Dans tous les cas, l’autorité de police doit respecter l’exigence de proportionnalité qui s’impose à elle : elle ne peut obliger les détenteurs de chiens circulant dans certaines zones déterminées de prendre toute disposition pour permettre l’identification génétique de ces animaux, surtout lorsqu’est envisagé le fichage des propriétaires[15].

Côté administré, le non-respect des obligations est sanctionné par une amende prévue pour les contraventions de 1ère classe (c. pén., art. R. 610-5), qui peut s’élever au plus à 38 euros (c. pén., art. 131-13), ce qui est assez peu dissuasif. Cependant, dans le cas où l’animal en question est susceptible de présenter un danger pour les personnes, l’amende prévue est celle des contraventions de 2e classe (c. pén., art. R. 622-2), soit 150 euros au plus (c. pén., art. 131-13, précité).

De façon plus spécifique, et toujours en lien avec l’ordre public, l’errance animale peut être une question de salubrité publique et entraîner l’intervention de plusieurs autorités étatiques, nationales (CSP, art. L. 1311-1) ou locales (CSP, art. L. 1311-2). En témoignent plusieurs règlements sanitaires départementaux, comme celui de Haute-Garonne[16], qui, reproduisant le règlement sanitaire départemental type[17], prévoient la chose suivante : « Il est interdit de jeter ou de déposer des graines ou nourriture en tous lieux publics pour y attirer les animaux errants, sauvages ou redevenus tels, notamment les chats ou les pigeons ; la même interdiction est applicable aux voies privées, cours ou autres parties d’un immeuble lorsque cette pratique risque de constituer une gêne pour le voisinage ou d’attirer les rongeurs. Toutes mesures doivent être prises si la pullulation de ces animaux est susceptible de causer une nuisance ou un risque de contamination de l’homme par une maladie transmissible » (art. 120)[18].

Enfin, d’une approche plus environnementale, parce que l’errance animale peut être délétère pour l’environnement, les directeurs de parcs nationaux exercent dans le cœur des parcs les compétences attribuées au maire, ce qui comprend non seulement « la police de destruction des animaux non domestiques prévue aux articles L. 427-4 et L. 427-7 [du code de l’environnement] » mais aussi, de façon plus essentielle, « la police des chiens et chats errants prévue à l’article L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime » (c. env., art. L. 331-10).

Il ressort de tous ces éléments que l’errance animale n’est pas, sur ces fondements, un problème en soi. Même si le maire peut, sur la base de l’article L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime, adopter des mesures pour limiter l’errance des chiens et des chats, l’essentiel de ces pouvoirs ne concerne que la protection de l’ordre public. La doctrine administrative en atteste en imposant au maire, sur la base de ces articles L. 2212-2 du CGCT et L. 211-22 du code rural et de la pêche maritime, « la prévention des troubles causés par des animaux errants dans sa commune »[19]. La jurisprudence elle-même avait déjà, dans un fameux arrêt, relevé le but de service public de ces missions[20]. Dès lors, puisque dans une certaine mesure « le droit administratif ne s’intéresse à l’animal qu’à travers les activités humaines »[21], il est plus simple actuellement de lutter contre l’errance animale en se référant à l’ordre public qu’en la dénonçant pour elle-même. La protection des animaux et de leur bien-être, dans le cadre de l’errance animale, ne peut alors se faire de façon satisfaisante qu’à la condition de les considérer comme un risque pour l’ordre public, ce qui implique non de les voir comme des victimes, mais comme des « suspects ». Cela dit, encore faut-il les mesures adoptées soient favorables à leur sort.

II. L’appréhension positive de l’errance animale

L’appréhension « positive » de l’errance animale renvoie à la façon dont le phénomène est résorbé et, en d’autres termes, sur l’action a posteriori des autorités publiques, lorsque les animaux se trouvent déjà en situation d’errements.

Les maires disposent essentiellement d’un « pouvoir de capture » consistant à permettre la capture des animaux errants et leur reconduite dans un « lieu de dépôt » qu’il aura désigné, qu’il s’agisse d’une fourrière ou non ; cela vaut notamment pour les animaux errants qui sont trouvés pacageant dans certains lieux (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-20), pour les animaux d’espèces sauvages apprivoisés ou tenus en captivités trouvés errants et qui sont saisis sur le territoire de la commune (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-21) ainsi que pour les chiens et chats (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-22).

La mise en œuvre de ce pouvoir de capture peut se faire par différents biais : soit par les agents de la police municipale, ces derniers étant chargés d’assurer l’exécution des arrêtés de police du maire (CSI, art. L. 511-1[22]) ; soit, en cas de danger, par les agents des services d’incendie et de secours, chargés de la protection des personnes, des biens et de l’environnement (CGCT, art. L. 1424-2[23]) ; soit, après sollicitation du préfet, par les agents de la police nationale ou de la gendarmerie nationale (v. respectivement CSI, art. L. 411-1 et art. L. 421-1 et s.) ; soit par des entités privées chargées des activités de fourrière municipale[24] ; soit, enfin, par les propriétaires, locataires, fermiers ou métayers dans les propriétés dont ils ont l’usage (c. rur., art. L. 211-21).

Plusieurs obligations s’imposent alors à la commune. D’abord, elles doivent avoir à disposition une fourrière communale ou, le cas échéant, une fourrière établie sur le territoire d’une autre commune, avec l’accord de cette commune (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-24), ce qui peut se faire par l’intermédiaire d’une intercommunalité[25]. Le juge administratif y voit un « service public communal obligatoire »[26] dont l’externalisation est possible[27]. Ensuite, la population doit être informée « des modalités selon lesquelles les animaux mentionnés aux articles L. 211-21 et L. 211-22, trouvés errants ou en état de divagation sur le territoire de la commune, sont pris en charge » (c. rur. et de la pêche maritime, art. R. 211-12). Ainsi, dès le moment où aucun lieu de dépôt n’est identifié par le maire, les mesures qu’il adopte peuvent être regardées « comme dénuées de véritable caractère exécutoire et [n’avoir], par suite, aucun effet sur la persistance de la divagation de ces animaux » [28], ce qui peut engager la responsabilité de la commune. Ces obligations ne sont donc pas à prendre à la légère, d’autant que l’installation de ces structures est facilitée du point de vue du droit de l’urbanisme : même si elles sont des installations classées pour la protection de l’environnement soumises à déclaration ou enregistrement selon le nombre d’animaux qu’elles contiennent, elles peuvent être considérées comme étant liées à l’agriculture et à l’élevage, ce qui autorise leur implantation dans les zones N et A des plans locaux d’urbanisme[29].

Une fois les animaux errants capturés, toute une procédure s’enclenche (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-25 et L. 211-26). L’identification de l’animal et du propriétaire, qui devra s’acquitter des frais engagés pour récupérer son animal (c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-24 et L. 211-26), est importante : si cela n’est pas possible, l’animal est considéré comme abandonné et devient la propriété du gestionnaire qui peut soit le garder en fourrière, soit le céder à titre gratuit à des fondations ou à des associations de protection des animaux disposant d’un refuge, qui sont seules habilitées à proposer les animaux à l’adoption à un nouveau propriétaire, soit le faire euthanasier. Il est à noter que les maîtres ne sauraient demander la restitution de l’animal si, en l’absence de démarche d’identification, ce dernier a été retrouvé et réapproprié par quelqu’un d’autre[30].

Cela dit, ces obligations et ces procédures imposées par le législateur sont tardives : elles n’interviennent qu’une fois l’animal capturé. Pour le dire autrement, elle est totalement indépendante du recueil de ces animaux qui n’est aucunement imposé aux pouvoirs publics, hormis les cas où la protection de l’ordre public l’exige. Si le circuit de prise en charge de l’animal est bien établi – et quelles que soient les critiques qui pourraient lui être adressées –, c’est précisément l’intégration dans ce circuit qui est problématique. L’appréhension positive de l’errance animale – pour elle-même, donc – est conséquemment extrêmement pauvre au niveau juridique.

Il convient toutefois de signaler qu’une spécificité existe à l’article L. 211-27 du code rural et de la pêche maritime, aussi connu sous le nom de dispositif « chats libres » : dans les département indemnes de rage ou, sur dérogation, dans certaines communes se trouvant sur un département infecté, le maire peut faire procéder, de son initiative ou sur demande d’une association de protection des animaux, à la capture de chats « non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification [au nom de la commune ou de ladite association, qui deviennent de fait responsables de ces animaux] préalablement à leur relâcher dans ses mêmes lieux »[31]. Ce système présente plusieurs avantages : il permet de ne pas encombrer les fourrières puis les refuges, d’assurer un suivi sanitaire des animaux tout en assurant leur protection et aussi d’éviter la recolonisation des sites par de nouveaux félins) [32]. Néanmoins, cette disposition interpelle. Outre le fait qu’il est compliqué de savoir quels sont les animaux réellement non identifiés avant leur capture – même si la pratique associative peut aider à surmonter cette (petite) difficulté – il peut être curieux que la collectivité communale assume seule la responsabilité – notamment financière[33] – de ces animaux errants, même si cela assure une prise en charge minimale de ces animaux. En effet, leur prolifération résultant la plupart des cas d’(in)actions de propriétaires indélicats, un tel dispositif revient à faire peser sur la collectivité les conséquences d’acte d’autrui, même s’il est possible de s’interroger sur la possibilité de solutions alternatives. Surtout, le fait qu’est prévu le relâcher des chats dans ces lieux est très discutable : même stérilisés, ces animaux, parce qu’ils sont des prédateurs, constituent volens nolens un danger pour l’environnement[34]. De fait, une telle disposition place les communes dans une position inconfortable : agissant pour la cause animale (notamment), elles doivent adopter un comportement possiblement délétère pour l’environnement. Là, parce que la considération animale heurte de plein fouet la considération environnementale, il est permis de s’interroger sur la compatibilité de cette disposition avec les dispositions constitutionnelles – et législatives – de protection de l’environnement, notamment celles résultant des articles 2 et 3 de la Charte de l’environnement.

En tout état de cause, il peut être surprenant qu’il n’y ait pas de plan national d’action contre l’errance animale, en dépit des revendications des associations de protection des animaux. Quelques plans locaux existent, comme le plan de lutte contre l’errance animale adopté le 3 février 2017 par le préfet de La Réunion. La Convention-cadre relative au plan de lutte contre l’errance animale sur le territoire de La Réunion qui le formalise lie l’État et plusieurs intercommunalités – donc, des collectivités locales – ainsi que le Groupe d’Étude Vétérinaire sur l’Errance des Carnivores à La Réunion, et a, en substance, un objet simple : les collectivités agissent, l’État soutient (finance). Mais, là encore, les acteurs de la société civile ne sont pas pleinement satisfaits.

En fait, l’imperfection de ce cadre juridique s’explique par la volonté de ne faire intervenir les pouvoirs publics que dans un deuxième temps, après la responsabilisation des acteurs privés[35]. La priorité est ostensiblement d’agir sur « les causes du phénomène, c’est-à-dire sur les abandons et les reproductions incontrôlées »[36]. Il en résulte que l’errance animale n’est pas appréhendée sous toutes ses facettes et que bon nombre de voies ne sont pas explorées par les pouvoirs publics, qui avancent à tâtons et ne veulent pas se saisir pleinement du sujet. En définitive, l’homme ne paraît pas encore être le meilleur ami de l’animal…

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 370.


[1] Dictionnaire Larousse (disponible en ligne : www.larousse.fr), entrée « errer ».

[2] JORF n° 233 du 7 octobre 2006, texte n° 45.

[3] Pour quelques exemples d’application de la qualification au bétail, v. CE, 10 avril 1996, n° 128674 ; CE, 25 juillet 2007, Ministre d’État, ministre de l’intérieur et de l’aménagement, n° 293882.

[4] Il est à noter que certains considèrent que le code « n’établit pas de distinction entre l’état d’errance et l’état de divagation », puisqu’« un animal errant, n’ayant pas de propriétaire ou de maître apparent, est forcément en état de divagation » (M. Bahouala, « Les pouvoirs de police du maire en matière d’animaux errants et d’animaux dangereux », AJCT, mars 2020, p. 121-121, spéc. p. 121-122). Si le propos n’est pas nécessairement faux, il est discutable au vu de la lettre du code qui opère une distinction formelle – et non forcément matérielle – ; en revanche, il peut être vrai selon la lecture retenue de « l’état de divagation », selon qu’elle retienne le sens commun ou le sens « textuel » de l’expression.

[5] Il n’y a, par exemple, aucun plan de lutte au niveau national, la problématique n’apparaissant qu’au détour d’autres sujets, à l’instar du Plan d’actions pour lutter contre l’abandon des animaux de compagnie (v. le volet n° 2, à propos de la stérilisation des animaux errants) ou des aides mises en place pour la prise en charge des animaux abandonnés (v. le site du Ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/profils/particuliers/soutien-animaux-abandonnes-fin-de-vie?xtor=ES-39-%5bBI_210_20210316%5d-20210316-%5bhttps://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/profils/particuliers/soutien-animaux-abandonnes-fin-de-vie).

[6] V. la très intéressante étude s’intéressant à l’île : EPLEFPA-CFPPA de Saint-Paul, L’errance des carnivores domestiques à La Réunion, 2017-2018, 2018, p. 96. Sur le sujet, v. aussi Rép. Min. n° 04971, JO S, 17 mai 2018, p. 2319 ; Rép. Min. n° 21807, JO AN, 5 novembre 2019, p. 9791.

[7] JORF n° 232 du 6 octobre 2006, texte n° 32.

[8] P. Combeau, « Le maire face aux animaux dangereux », RSDA, n° 1-2, 2019, p. 57-66.

[9] CAA Nancy, 15 novembre 2010, n° 09NC01433 : AJDA 2011. 1446, note F. Nicoud.

[10] TA Bastia, 3 mai 1985, Marchetti

[11] V. arrêt Ministre d’État, ministre de l’intérieur et de l’aménagement, précité.

[12] Absence de responsabilité de la commune lorsque le maire n’a pas été averti de la présence de chiens errants dans la ville et n’a donc pas commis de faute : CE, 16 octobre 1987, n° 58465.

[13] CAA Bordeaux, 20 mars 2010, Min. de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales, n° 09BX00439 : AJDA 2010. 2100, note Vié. V. aussi c. rur. et de la pêche maritime, art. L. 211-11 et L. 211-20, L. 211-21.

[14] À propos de la lutte contre la rage, et sur le fondement de l’ancien article 232-4 du code rural (actuel art. L. 223-13) : CE, Ass., 7 octobre 1977, n° 05064.

[15] CAA Marseille, ord., 30 novembre 2016, n° 16MA03774 : AJCT 2017, 223, obs. Bahouala.

[16] Adopté par arrêté du 23 février 1979, complété en dernier lieu le 24 mai 2006.

[17] Circulaire du 9 août 1978 relative à la révision du règlement sanitaire départemental type, JORF du 15 septembre 1978, n° complémentaire (art. 120).

[18] Cette disposition n’est pas particulièrement originale dans la mesure où elle est issue de la circulaire du 9 août 1978 relative à la révision du règlement sanitaire départemental type, JORF du 15 septembre 1978, n° complémentaire (art. 120).

[19] Rép. Min. n° 56681, JO AN, 17 mai 2005, p. 5133.

[20] CE, 4 mars 1910, Thérond, n° 29373 : GAJA, n° 19.

[21] H. Pauliat, « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, n° 131, 2009/4, p. 57-72, spéc. p. 72.

[22] V. aussi l’arrêté du 17 septembre 2004 fixant les conditions techniques d’utilisation des projecteurs hypodermiques par les agents de police municipale pour la capture des animaux dangereux ou errants, JORF n° 223 du 24 septembre 2004, texte n° 18.

[23] V. aussi l’art. 46 de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile, JORF n° 190 du 17 août 2004, texte n° 3.

[24] Rép. Min. n° 56681, op. cit. ; Rép. Min. n° 52929, JO AN, 19 mars 2001, p. 1702.

[25] Rép. Min. n° 02617, JO S, 25 juin 2009, p. 1608.

[26] CE, 13 juillet 2012, Commune d’Aix-en-Provence, n° 358512.

[27] V. aussi arrêt Thérond précité.

[28] À propos de l’article L. 211-1 du code rural, avec lequel l’analogie n’est pas impossible : CAA Marseille, 19 juin 2006, M. Jean X, n° 05MA00681.

[29] CE, 1er octobre 1993, Ville d’Albi, n° 88842.

[30] Cass., Civ. 2e, 15 avril 1999, n° 97-17-420.

[31] Il est à noter que la proposition de loi n° 3661 visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale, actuellement en discussion, entend accroitre la stérilisation des chats errants en la rendant automatique (art. 4) ; Rapport sur la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre la maltraitance animale (n° 3661 rectifié), AN, n° 3791, 20 janvier 2021, p. 25-26.

[32] Sur ce point, v. la Rép. Min. n° 15954, JO AN, 19 mars 2019, p. 2593 ou encore la Rép. Min. n° 20690, JO AN, 15 octobre 2019, p. 8730.

[33] Rép. Min. n° 14375, JO S, 13 août 2020, p. 3593.

[34] V. sous l’angle juridique F. Lemaire, « La protection des animaux à La Réunion. L’exemple du choix cornélien entre les chats et les pétrels », RSDA, n° 2, 2016, p. 249-275.

[35] Sur ces points, les Rép. Min. n° 15954 et n° 20690 précitées.

[36] Rép. Min. n° 13241, JO S, 30 janvier 2020, p. 541.


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ParJDA

La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

Art. 373.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mme Sonia Desmoulin
CR CNRS, Droit et Changement Social (UMR 6297), Université de Nantes/CNRS

Les animaux sont omniprésents dans nos vies. Cela dure depuis si longtemps qu’il est difficile de faire la part de ce qui relève de nos relations dans le double processus d’hominisation (rôle de la chasse et de la domestication) et d’humanisation (recherche d’un propre de l’homme et extension de la bienfaisance humanitaire à toutes les entités vulnérables et souffrantes)[1]. Les animaux domestiques rendent de multiples services et sont au cœur d’activités humaines variées[2]. Les animaux de compagnie sont plus nombreux que jamais[3]. Si les animaux sauvages semblent moins présents dans les milieux urbains, certains y survivent néanmoins, ainsi que nous le redécouvrons parfois avec plaisir ou avec effroi[4]. « Utiles » ou « nuisibles », « de compagnie », « de consommation » ou « d’expérimentation », les animaux sont objets de commerce juridique et d’activités lucratives en même temps que sujets d’attention et bénéficiaires de protection. Rien d’étonnant alors à constater que des dispositions juridiques évoquant les animaux se trouvent dans toutes les branches du droit. Au 1er septembre 2021, la plateforme Légifrance recense 2197 articles utilisant le terme « animal » répartis dans 47 codes, allant du code des impôts au code de la recherche en passant par le code des collectivités territoriales, le code de la route, le code du sport, le code des transports, le code de la santé publique, le code de la consommation et bien sûr le code de l’environnement, le code rural et de la pêche maritime, le code pénal et le code civil. Lorsque l’on ajoute le droit de l’Union européenne (primaire et dérivé) et le droit international conventionnel (principalement issu du Conseil de l’Europe), on mesure le nombre de pièces constituant le puzzle d’un « droit animalier »[5]. Si certaines dispositions sont plus importantes que d’autres pour conceptualiser la place de l’animal dans l’ordre juridique français, même les plus techniques ou les plus anecdotiques ont une incidence sur le régime juridique applicable à un animal donné dans une situation donnée. Comment, dès lors, concevoir un statut juridique cohérent ? Une telle cohérence est-elle possible et, en cas de réponse positive, est-elle utile voire nécessaire ?

A titre de question préalable, il paraît nécessaire de s’interroger sur deux termes de notre sujet : « statut » et « animal ». Le premier est souvent utilisé pour parler des règles applicables aux animaux sans autre précision. Pourtant, la définition prête à discussion. On retient, en effet, qu’il s’agit d’un « ensemble de règles établies par la loi », avec une distinction entre, d’une part, l’« ensemble cohérent des règles applicables à une catégorie de personnes ou d’agents ou à une institution et qui en déterminent, pour l’essentiel, la condition et le régime juridique » et, d’autre part, l’« ensemble de normes juridiques relatives à une matière (sens issu de l’Ancien Droit où il désignait toute règle de droit envisagée quant à son domaine d’application) »[6]. Cette double acception conduit à s’interroger sur celle qui serait applicable à notre cas d’étude. Conçoit-on d’appliquer aux animaux une approche juridique réservée antérieurement aux personnes (aux agents et aux institutions), ou vise-t-on plutôt à rationaliser un corpus de textes sans autre finalité que celle de rendre le droit positif plus intelligible ? Peut-on retenir la seconde démarche, tout en y adjoignant l’idée de cohérence ? On s’interrogerait alors sur la possibilité de découvrir suffisamment de points communs et de convergence pour dégager un cadre cohérent à la multitude de règles pouvant s’appliquer. Le terme « statut » serait ainsi utilisé comme un mot proche de celui de « régime », mais avec une application plus large et plus pérenne, en même temps qu’une idée d’articulation harmonieuse des règles concernées. L’idée est séduisante, mais elle suppose, nous le verrons, de dévoiler préalablement les finalités d’un tel projet.

Quant au terme « animal », longtemps absent des vocabulaires juridiques[7], il est désormais entré dans les lexiques[8]. Il s’agit là d’un indice d’intérêt de la matière juridique pour une question longtemps considérée comme marginale. Il peut être tentant d’utiliser ce point de départ pour la réflexion sur le projet de construction d’un statut juridique. On y trouve l’animal défini par référence à l’article 515-14 c. civ. et L. 214-1 c. rur., c’est-à-dire par son caractère d’« être sensible » ou d’« être vivant doué de sensibilité ». En considérant que le code civil (ici appuyé par le code rural) serait toujours la « constitution civile »[9] des français et que ses dispositions auraient un champ d’application plus large que le seul droit civil ou même que le droit privé (ce qui pourra ne pas convaincre les spécialistes de droit public, de droit européen ou de droit international), peut-on considérer que la caractérisation des animaux comme « être sensibles » peut servir de fil directeur pour un ensemble cohérent ?

L’étude des éléments réunis en doctrine et en droit positif donne effectivement le sentiment que l’élaboration d’un statut (cohérent) pour l’animal passe par le repérage de dispositions protectrices de la sensibilité animale assurant un maillage entre les différentes branches du droit (I). Il serait toutefois naïf de passer sous silence les résistances à un tel projet, qui tiennent aux finalités propres à chaque corpus et au débat sur l’opportunité de privilégier la cohérence plutôt que la coexistence (II).

I. Eléments pour l’élaboration d’un statut

Les règles juridiques relatives aux animaux font désormais l’objet de nombreux travaux et il est intéressant de rechercher les motivations des auteurs ayant tenté de les restituer dans un ensemble unique et cohérent (A). Les finalités de l’entreprise étant élucidées, il devient, en effet, possible d’étudier les moyens au service de la construction d’un statut juridique (B).

A. Les fins poursuivies par la recherche de cohérence

La recherche de cohérence pourrait irriguer toute recherche en droit et sur le droit. Les règles de droit servent à déterminer ce qui devrait advenir[10]. Les catégories juridiques servent à ranger, à ordonner les choses et les pensées[11]. La loi doit être prévisible et offrir une certaine sécurité juridique[12]. Les contrats sont interprétés à l’aune d’un principe de cohérence[13]. Le droit en Occident peut ainsi être décrit comme une vaste entreprise d’ordonnancement visant à sécuriser les relations entre personnes juridiques et au sein d’une organisation collective instituée sous la forme de l’Etat (ou d’une institution inter-étatique ou supra-étatique). « Ordre juridique », « système juridique », « pyramide des normes »… le vocabulaire des juristes, théoriciens et praticiens confondus, est riche de mots évoquant l’appel à la cohérence. Quant aux auteurs de doctrine, leur rôle de « faiseur de systèmes » est bien connu[14]. Les travaux sur les règles juridiques relatives aux animaux n’échappent pas à la tendance.

Des ouvrages de « droit animalier »[15] ou de « droit de l’animal »[16] et un « code de l’animal »[17] ont été publiés. De tels travaux constituent-il une preuve que la mise en cohérence d’un ensemble de règles visant les animaux en droit français est déjà achevée ? A la lecture, ils démontrent plutôt un travail doctrinal, une tentative de faire système, là où le droit positif offre une image confuse et disparate. A la question : « qu’est-ce qui motive cette entreprise ? », la réponse de Florence Burgat est éclairante : « Probablement d’abord le souci de rassembler ce qui était dispersé », mais « le titre lui-même, Code de l’animal, met au jour une figure enfouie dans un livre portant sur les biens, réunit les membres disjoints d’une entité dont le statut, le devenir et le traitement sont épars, restaure l’unité et la singularité des êtres vivants doués de sensibilité »[18]. L’objectif de ces ouvrages, code doctrinal ou simili manuel, est ainsi de « promouvoir et clarifier un droit qui foisonne et qui n’est pas véritablement un facteur de sécurité juridique »[19].

Toutefois, le projet ne se limite pas à une présentation plus intelligible de solutions éparses. Comme le fait pressentir la réponse de Florence Burgat, les travaux ont pour point commun de dégager une ligne de force, insufflant une dynamique autant qu’ils restituent un état des éléments. A l’analyse, « l’idée directrice est de protéger l’animal à travers un régime juridique approprié »[20]. De fait, la question principalement traitée est celle de la protection accordée, par-delà la multiplicité des activités humaines impliquant ou exploitant des animaux. Katherine Mercier et Anne-Claire Lomellini-Dereclenne écrivent ainsi que : « Le droit de l’animal […] part de la protection de la propriété et tend vers une protection collective de l’animal appartenant à une espèce protégée, ou encore individuelle en tant qu’être sensible » et proposent « une vision globale de l’ensemble des textes régissant la protection de l’animal en tant qu’être sensible »[21].

Dans cette perspective, les contours d’un statut juridique de l’animal se distinguent plus aisément. Il s’agit, de ce point de vue, de montrer que ce qu’il y a de plus spécifique et de plus transversal en droit concernant les animaux réside dans l’édiction de règles protectrices. L’argument est assez convaincant. D’une part, on peut admettre que certaines dispositions mentionnant les animaux n’ont pas vocation à jouer un rôle dans l’élaboration d’un statut. Ainsi, par exemple, les dispositions sur les aides à l’exercice et à l’installation des vétérinaires contenues dans le code des collectivités territoriales ne sont guère informatives sur le traitement juridique des animaux, même si les animaux d’élevage en bénéficient puisqu’ils pourront plus aisément être suivis et pris en charge par un vétérinaire exerçant à proximité. De même, on pourra admettre que les règles du Code de la santé publique relatives aux résidus de médicaments dans les produits issus d’animaux[22], quoiqu’elles rappellent en creux le besoin de soigner les animaux, sont trop périphériques pour réfléchir à un socle commun. D’autre part, les règles visant à protéger l’intégrité physique (et parfois psychique) des animaux paraissent effectivement spécifiques et figurent dans de nombreuses branches du droit. En première impression, on peut donc considérer qu’elles constituent un élément important au service de la découverte d’un statut juridique.

B. Les moyens au service d’un ensemble cohérent

Le projet de découverte d’un statut passe, d’une part, par la recherche de régularités, d’autre part, par le constat de techniques législatives visant à articuler les règles entre elles.

S’agissant de mettre au jour des régularités dans la masse des solutions juridiques, il faut bien constater que le souci de protéger les animaux en raison de leur sensibilité constitue effectivement une préoccupation transversale. Les règles protectrices courent au long des différents codes nationaux et prennent appui sur des règles européennes. Pour ce qui est des sources nationales, le code rural affirme qu’il « est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité »[23]. Le code pénal réprime les principaux comportements attentatoires à la vie ou à la sensibilité des animaux domestiques, apprivoisés ou détenus (atteintes volontaires et involontaires à la vie, mauvais traitements sans nécessité, actes de cruauté[24]) sans considération pour l’éventuel droit de propriété de la personne. Le code de procédure pénale permet aux associations de protection animale de déclencher les poursuites en exerçant les droits reconnus à la partie civile pour les infractions prévues par le code pénal et par les articles L. 215-11 et L. 215-13 du code rural. Le code civil affirme désormais que ce n’est que « sous réserve des lois qui les protègent » que les animaux sont « soumis au régime des biens »[25]. Le code rural affirme depuis 1976 que le propriétaire doit une certaine protection à ses animaux[26]. Le souci de protection se déploie aussi dans les différents corpus légaux encadrant les activités économiques et sociales. Le code de la commande publique mentionne ainsi le bien-être animal parmi les choix de critères d’attribution[27]. Le code rural connaît, par exemple, des dispositions protectrices différentes pour l’élevage des animaux de rente, des animaux de compagnie ou des animaux destinés à la recherche scientifique. Dans le cadre de la garantie de sécurité et de conformité des produits, le code de la consommation prévoit que l’exploitant propriétaire ou détenteur de l’animal peut se voir contraindre d’assumer les conséquences financières des contrôles effectués pour vérifier le respect des règles protectrices en matière de santé ou de bien-être animal[28]. Les textes français sont ici, dans une large mesure, issus de la transposition de directives européennes ou de la mise en adéquation avec un règlement européen. La législation européenne ayant pour objet la protection ou le « bien-être animal » est en effet foisonnante, tant pour ce qui concerne l’élevage[29], l’abattage[30] ou le transport[31], que pour ce qui concerne la mise sur le marché des produits[32].

Les animaux qui ne sont ni domestiques, ni apprivoisés ni tenus en captivité bénéficient également d’une certaine protection. Celle-ci passe par l’interdiction de techniques douloureuses de chasse ou de pêche. Par exemple, les pièges à mâchoires sont interdits dans l’Union européenne[33] et les jurisprudences européenne et administrative ont abouti à proscrire les pièges à la glue[34]. La protection des animaux découle aussi de leur appartenance à une espèce protégée ou de leur habitat dans un milieu protégé. Le code de l’environnement prévoit ainsi que « lorsqu’un intérêt scientifique particulier, le rôle essentiel dans l’écosystème ou les nécessités de la préservation du patrimoine naturel justifient la conservation […] d’espèces animales non domestiques […] et de leurs habitats, sont interdits : La destruction ou l’enlèvement des œufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat »[35]. Ces prévisions font écho aux prévisions du droit international[36] et du droit de l’UE[37]. Elles ont une incidence dans différentes branches du droit. Le code général de la propriété des personnes publiques réserve par exemple la possibilité de constater l’existence de droits d’usage collectif en matière de pêche ou de chasse en Guyane au respect des lois relatives à la protection de la nature et des espèces animales[38]. De même, le code général des collectivités territoriales autorise le préfet à restreindre la circulation dans certaines communes pour la protection des espèces animales[39].

En sus de ces dispositions substantielles, une certaine cohérence est recherchée entre les règles relatives aux animaux par le biais de techniques légistiques. Les renvois d’un code à l’autre sont assez fréquents et cette technique est particulièrement employée pour les solutions protectrices. Ainsi, le code de la recherche[40] renvoie aux prévisions du code pénal[41] pour ce qui concerne l’expérimentation animale. Parfois, les renvois permettent également d’articuler les dispositions nationales et les règles européennes, à l’image du code des transports[42] renvoyant au code rural[43] pour ce qui concerne le transport d’animaux, ce dernier renvoyant lui-même au règlement européen applicable[44]. Le droit européen primaire connaît désormais une disposition phare en l’article 13 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), prévoyant que « lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur et de la recherche et du développement technologique et de l’Espace, la Communauté et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ». Ainsi que le note Vincent Bouhier, le « bien-être animal » a donc le potentiel d’un objectif transversal en droit européen[45].

Au niveau national et au plan européen, le législateur semble soucieux de diffuser l’objectif de protection des animaux de manière transverse. Ce faisant, il crée, avec certaines décisions jurisprudentielles, les conditions propices à l’apparition d’un statut juridique (protecteur) pour l’animal. Néanmoins, des difficultés persistent. Premièrement, la diffusion ne génère pas nécessairement l’unité. Deuxièmement, la préoccupation protectrice ne fait pas disparaître les différentes logiques et valeurs à l’œuvre dans les règles juridiques appliquées aux animaux. Ainsi, l’article 13 TFUE ne constitue pas un fondement juridique pour une compétence autonome de l’UE en la matière et limite son champ d’action aux domaines énumérés, avec une déclinaison secteur par secteur et la possibilité que d’autres impératifs (religieux, culturels, mais aussi économiques) s’imposent. Si la volonté de protéger l’intégrité des animaux « sensibles » est à l’origine de régularités et de dispositifs d’articulation entre les différentes branches du droit, elle ne parvient pas occulter la variété des approches et des régimes qui perdurent en droit.

II. Résistances contre l’élaboration d’un statut

Parler de « statut juridique de l’animal » peut effectivement recouvrir plusieurs démarches. Il peut s’agir de dégager une figure juridique par la recherche d’un socle commun spécifique par-delà l’inévitable diversité des solutions. Il s’agit, toutefois, aussi pour certains auteurs de valoriser l’appréhension individuelle de « l’animal » (au singulier), en lien avec l’affirmation que le droit s’orienterait tendanciellement vers la reconnaissance d’un sujet de droits animal[46], voire d’une personne juridique animale[47]. C’est ainsi que le droit de « l’animal » ou le « droit animalier » est parfois présenté comme devant s’émanciper du droit de l’environnement et de son traitement collectif des animaux[48]. Cette dernière position pourra ne pas convaincre, tant elle semble confondre le projet de découvrir une figure et celui de décider de ce que devrait être cette figure. De plus et surtout, si les règles protectrices offrent indéniablement la matière première d’un projet de mise en cohérence des règles relatives aux animaux, l’état du droit positif permet-il de conclure qu’un statut juridique de l’animal devrait être construit dans cette seule perspective ? La variété des finalités poursuivies au sein de chaque corpus de règles amène à douter de cette option (A). L’idée même d’une construction nécessairement cohérente est d’ailleurs parfois discutée (B).

A. La variété des finalités

Force est de constater que le droit positif distingue encore les animaux en fonction des activités humaines dans lesquelles ils sont impliqués ou utilisés. Pour protéger un « être vivant sensible », le droit exige le respect de règles et la mise en place de mesures en lien avec un contexte socio-économique. De plus, il distingue aussi en fonction des espèces animales[49]. Même les ouvrages qui se donnent pour objet de décrire le « droit de l’animal » ou le « droit animalier » distinguent ensuite rapidement ce qui était pourtant présenté comme unifiable. La plupart évoque les « régimes juridiques applicables aux animaux » avec, d’un côté, « le régime juridique de l’animal approprié » ou des « animaux domestiques et assimilés », et, de l’autre côté, « le régime juridique de l’animal sauvage ». La distinction entre les règles applicables aux animaux libres et celles relatives aux animaux pris dans une activité humaine semble résister. Il faut ensuite descendre dans le raffinement de l’encadrement de chaque activité et de chaque corpus normatif. On en vient ainsi à préciser les règles applicables à l’élevage des primates pour l’expérimentation animale, à l’élevage de poulets de chair ou à la vente d’animaux de compagnie par exemple.

De fait, il paraît impossible de réduire le droit relatif aux animaux à la question de la protection de leur sensibilité. Nombre de règles poursuivent d’autres finalités, cumulativement, alternativement ou en opposition avec la protection.

Certaines règles susceptibles de protéger l’animal ont aussi un autre but. Outre la protection de la biodiversité, très présente en droit de l’environnement, il en va ainsi des objectifs de protection des intérêts économiques, de la santé publique ou de la moralité. On citera pour exemples la prohibition du dopage pour les animaux de compétition dans le code du sport[50], le contrôle de la mise sur le marché des médicaments vétérinaires dans le code de la santé publique[51] ou la prohibition des sévices sexuels sur animaux dans le code pénal[52]. Derrière une apparente proximité, la ligne directrice de la protection de la sensibilité animale peine aussi à rendre compte des solutions visant à préserver l’affection ou l’attachement symbolique. En matière civile, la jurisprudence applicable à la réparation du dommage moral lors de la perte d’un animal de compagnie, inaugurée par le célèbre arrêt Lunus[53], vient immédiatement à l’esprit. Elle a été complétée par une décision en matière de vente affirmant que le propriétaire ne peut se voir imposer le remplacement dès lors que « le chien en cause était un être vivant, unique et irremplaçable, et un animal de compagnie destiné à recevoir l’affection de son maître »[54]. Le code de l’action sociale et des familles, prévoit de son côté que « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence », lequel « prend en compte, de la manière la plus adaptée possible, les besoins de la personne accueillie, notamment lorsque celle-ci est accompagnée par un animal de compagnie »[55]. Ce n’est pas la sensibilité animale qui est ici protégée, mais bien les émotions et les perceptions du propriétaire. Certaines solutions ne sont pas directement liées à un attachement individuel, mais découlent d’une relation particulière d’un groupe humain à un écosystème. La disposition du code général de la propriété des personnes publiques permettant au préfet de constater « au profit des communautés d’habitants qui tirent traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » l’existence sur les terrains domaniaux de la Guyane de droits d’usage collectifs pour la pratique de la chasse, et de la pêche[56] pourrait être interprétée en ce sens.

D’autres règles visent franchement des fins opposées à la protection. Il s’agit alors de limiter, voire d’anéantir, le potentiel nocif de certains animaux : leur capacité de blesser les hommes, de troubler la paix publique, de détruire les biens ou de transmettre des maladies. Sur le plan des risques de blessure, le code pénal sanctionne « le fait, par le gardien d’un animal susceptible de présenter un danger pour les personnes, d’exciter ou de ne pas retenir cet animal lorsqu’il attaque ou poursuit un passant »[57]. Les pouvoirs de police du maire intègrent la possibilité de contrôler les conditions de garde des « chiens dangereux » et de demander le placement en dépôt puis la mise à mort de tout animal « susceptible de présenter un danger pour les personnes ou les animaux domestiques »[58]. Certains chiens, dits « d’attaque », ne peuvent être achetés, cédés ou importés en raison des risques qu’ils représentent[59]. Le code de l’environnement offre la possibilité, sous certaines conditions, à « tout propriétaire ou fermier » de « repousser ou détruire […] les bêtes fauves qui porteraient dommages à ses propriétés »[60]. Le code de la route impose, quant à lui, que « l’animal isolé ou en groupe » ait un conducteur[61]. En matière de risques sanitaires, le code rural organise les responsabilités de l’Etat pour les « dangers sanitaires » en prévoyant que l’autorité administrative peut prendre « toutes mesures de prévention, de surveillance ou de lutte relatives aux dangers sanitaires de première catégorie », ce qui correspond notamment aux zoonoses, c’est-à-dire aux maladies transmissibles des espèces animales à l’espèce humaine (et réciproquement). C’est alors le régime le plus rigoureux qui leur est appliqué, imposant possiblement aux propriétaires ou détenteurs d’animaux de faire abattre ces derniers[62]. Le droit international va dans le même sens[63].

Sur le terrain économique, enfin, l’animal apparaît dans de nombreuses règles en tant que bien et valeur marchande. En droit national, l’application du régime des biens est explicite. On pourra citer aussi, à titre d’exemple, le code général des impôts dont les dispositions relatives à la taxe sur la plus-value ou au remboursement forfaitaire évoquent « le prix de cession des animaux vivants de boucherie et de charcuterie »[64] et les « opérations d’achat, d’importation, d’acquisition intracommunautaire, de vente, de commission ou de courtage portant sur les animaux vivants de boucherie et de charcuterie » qui imposent de « tenir une comptabilité matières retraçant au jour le jour les mouvements de ces animaux »[65]. En droit de l’Union européenne, notamment dans le cadre de la Politique agricole commune et de la politique du marché intérieur, les animaux sont des marchandises agricoles[66] et le droit international du commerce ne dit pas autre chose[67].

Ce rapide tour d’horizon montre que d’autres régularités que la protection de la sensibilité se dégagent de la lecture des textes. Il montre surtout que le foisonnement réglementaire est difficilement systématisable en un tout cohérent. Les animaux sont omniprésents dans nos vies et partout dans notre droit et ce dernier en restitue une figure caléidoscopique. A rebours de certaines analyses civilistes dessinant une architecture claire, avec l’article 515-14 c. civ. pour socle, l’étude des différentes branches du droit révèle une situation complexe. A propos du droit administratif, Hélène Pauliat notait que « l’animal intervient un peu partout dans les différentes activités de l’administration. Une étude exhaustive est donc impossible » et que si « l’animal contribue effectivement à l’appréhension des deux notions clés du droit administratif − le service public et la puissance publique », il « n’a pas encore de réel statut »[68]. Un propos similaire pourrait probablement être tenu dans la plupart des autres domaines.

B. La tentation de la coexistence

Faut-il, dès lors, combattre cette situation et travailler à la construction d’un statut (au sens d’ensemble cohérent) ? L’idée que l’ordonnancement juridique appellerait nécessairement la cohérence est elle-même sujette à discussion. Rémy Libchaber écrit ainsi qu’il « faut faire son deuil d’une présentation par trop rationnelle du système juridique »[69]. Selon lui, « les juristes tentent d’opposer [au] chaos [du droit] une volonté organisatrice, qui fait violence à sa nature propre en prétendant discipliner son essentielle confusion. Il faut louer cette tentative sisyphéenne, sans être dupe de ses limites : le désordre du droit est inévitable – mais constitutif de la notion »[70].

Le droit offre quelques exemples montrant que la coexistence de corpus légaux est un mode de fonctionnement connu et qu’il n’est pas nécessairement perçu comme problématique. En droit administratif[71], le principe de l’indépendance des législations est aujourd’hui débattu, certains auteurs considérant qu’il s’agit d’une « règle désuette », tandis que d’autres affirment son caractère de nécessité[72]. En droit européen, les textes de droit dérivé continuent à produire des définitions et à contenir des considérants interprétatifs valables pour leur seule mise en application, lesquels sont ensuite mobilisés par le juge européen qui livre des solutions valables pour un contentieux précis. S’il est donc vrai que l’évolution textuelle et jurisprudentielle va plutôt dans le sens du dialogue des juges et de la cohérence des législations, est-il nécessaire de concevoir un statut général unifiant les règles relatives aux animaux dans un ensemble totalement harmonieux ? La consultation des lexiques juridiques montre que même le terme « statut » peut être décliné en fonction des branches du droit : pour l’agent de la fonction publique, pour telle juridiction, pour telle procédure constitutionnelle, ou pour une personne ou un bien dont le sort dépend de la détermination des règles applicables au regard du Droit international privé[73].

L’option de la coexistence des normes aurait le mérite de lever quelques incertitudes problématiques. A titre d’exemple, considérer que l’article 515-14 c. civ. offre une définition générale de l’animal en droit conduit à évincer de la catégorie des « animaux » un certain nombre d’être vivants appartenant au règne animal selon les sciences naturelles. Pour ces dernières, en effet, est un animal tout être vivant multicellulaire se nourrissant de substance organique. Or, si les vertébrés sont équipés de processus et d’organes réagissant aux blessures, aux privations, aux maladies et aux interactions délétères avec leurs congénères et avec les humains, tous les animaux de la biologie n’ont pas cette caractéristique. Certains ne présentent pas de réaction apparente en cas d’atteinte à leur intégrité physique (par exemple, les éponges), d’autres présentent des réactions dont on ne sait pas mesurer les implications en termes de douleur physique (les insectes, par exemple), tandis que d’autres enfin expriment une douleur physique sans qu’il soit aisé de déterminer si elle s’accompagne d’une angoisse générant de la souffrance (les poissons par exemple). Or, il apparaît aisément que certaines de ces entités naturelles qui seraient ainsi exclues de la catégorie « animal » présentent pourtant des caractéristiques biologiques susceptibles de justifier l’adoption de normes juridiques spécifiques. L’huître ou la moule peut contracter une maladie susceptible de générer un danger pour la santé publique. Les insectes peuvent pulluler et détruire les biens, privés ou publics. Les poissons représentent une ressource économique, peuvent participer du patrimoine naturel du pays et certains d’entre eux peuvent susciter un attachement chez leur propriétaire. Tous ces points ne sont-ils pas liés à des spécificités animales et ne justifient-ils pas l’adoption de règles juridiques ?

A la réflexion, l’élaboration d’un statut juridique cohérent pour l’animal se révèle une entreprise aussi complexe que difficile à justifier tant que la finalité poursuivie par un tel projet n’est pas véritablement élucidée. Le constat de l’existence de régularités et la recherche de solutions transversales apporte une intelligibilité bienvenue. Plus largement, la diffusion de règles protectrices au sein des différentes branches du droit apparaît aussi indéniable qu’opportune. Néanmoins, il paraît prématuré de présenter ces règles comme les seules lignes directrices d’un statut. L’heure serait plutôt venue d’interroger avec curiosité les différentes branches du droit et les solutions variées applicables aux animaux pour mieux comprendre leurs finalités et percevoir à travers elles la complexité du monde animal et de nos interactions avec lui.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 373.


[1] Sur l’hominisation et l’humanisation, M. Delmas-Marty, « Hominisation, humanisation : le rôle du droit », La lettre du collège de France, n° 32, octobre 2011, p. 25.

[2] R. Jussiau, L. Montméas et J.-C. Parot (avec la participation de M. Méaille), L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire, Educagri Éditions, 1999.

[3] Enquête Kantar/FACCO 2018 : 50,1 % des foyers français possèdent au moins un animal et 43 % au moins un chien ou un chat, soit 14,2 millions de chats, 7,6 millions de chiens, 32 millions de poissons, 3,7 millions de rongeurs. Sur cette passion française : J.-P. Digard, L’homme et les animaux domestiques. Anthropologie d’une passion, Fayard, 1990 ; Les français et leurs animaux, Fayard, 1998.

[4] V. Maris, La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Seuil, 2018.

[5] J.-P. Marguénaud, F. Burgat et J. Leroy, Le droit animalier, PUF, 2016 ; M. Falaise, Droit animalier, Bréal/Lexifac, 2e éd. 2020.

[6] G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 12e ed., 2018, verbo « Statut ».

[7] V. par exemple F. De Fontette, Vocabulaire juridique, PUF, 1994 ; R. Cabrillac (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Litec, 2002 ; G. Cornu (dir.)/Association Henri Capitant, Vocabulaire Juridique, PUF, collection « Quadrige », 2004.

[8] G. Cornu/Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, PUF, 12e ed., 2018 ; S. Guinchard et T. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Dalloz 2020.

[9] J. Carbonnier, « Le Code civil », in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Gallimard, collection « Quarto », 1997, p. 1345, réédité in Le Code civil 1804-2004, Livre du bicentenaire, Dalloz-Litec, 2004, p. 17 : « En moins de deux siècles, le pays a vu avec flegme déferler plus de dix constitutions politiques. […] Sa véritable constitution, c’est le Code civil -véritable non pas au sens formel, mais au sens matériel, pour emprunter aux publicistes une distinction usuelle ».

[10] P. Deumier, Introduction générale au droit, LGDJ 5e éd., 2019 p. 24 et s.

[11] F. Terré, « Volonté et qualification », Archives de philosophie du droit, 1957, t. 3, p. 100.

[12] CJCE, 13 juill. 1961, Meroni c/ Haute Autorité de la CECA et 9 juill. 1969, SA Portelange c/ SA Smith Corona Marchant international et autres ; CEDH, 13 juin 1979, Marcks c/ Belgique et 29 nov. 1991, Vermeire c/ Belgique ; C. cons. Déc. n° 99-421 DC du 16 déc. 1999, Rec. p. 136. A.-L. Valembois, « La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français », Cahiers du Conseil constitutionnel n° 17, mars 2005 ; P. Beauvais, « Le droit à la prévisibilité en matière pénale dans la jurisprudence des cours européennes », Archives de politique criminelle, vol. 29, no. 1, 2007, p. 3.

[13] Art. 1189 c. civ.

[14] J. Rivero, « Apologie pour les « faiseurs de systèmes » », Recueil Dalloz, 1951, chr. 23, p. 99.

[15] J.-P. Marguénaud, F. Burgat et J. Leroy, Le droit animalier, précité ; M. Falaise, Droit animalier, précité.

[16] K. Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, LGDJ, collection Systèmes, 2017

[17] J.-P. Marguénaud et J. Leroy (dir.), Code de l’animal, Lexis-Nexis, 2e éd., 2019.

[18] F. Burgat, « Préface », in J.-P. Marguénaud et J. Leroy (dir.), Code de l’animal, précité, p. V.

[19] J.-M. Coulon, « Préface » in K. Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, précité, p. 5.

[20] Ibid.

[21] K. Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, précité, p. 11.

[22] Art. L. 5141-5-2 CSP.

[23] Art. L. 214-3, ali. 1er, c. rur.

[24] Art. R. 653-1 à R. 655-1 c. pén. ; art. 521-1 c. pén.

[25] Art. 515-14 c. civ.

[26] Art. L. 214-1 c. rur.

[27] Art. R. 2152-7 c. com. Pub.

[28] Art. L. 424-1 c. cons.

[29] V. notamment  Directive 98/58/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant la protection des animaux dans les élevages ; Directive 1999/74/CE du Conseil du 19 juillet 1999 établissant les normes minimales relatives à la protection des poules pondeuses ; Directive 2007/43/CE du Conseil du 28 juin 2007 fixant des règles minimales relatives à la protection des poulets destinés à la production de viande ; Directive 2008/119/CE du Conseil du 18 décembre 2008 établissant les normes minimales relatives à la protection des veaux ; Directive 2008/120/CE du Conseil du 18 décembre 2008 établissant les normes minimales relatives à la protection des porcs.

[30] [30] Règlement n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport ; Règlement n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort.

[31] Règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 relatif à la protection des animaux pendant le transport.

[32] Règlement n° 589/2008 de la Commission du 23 juin 2008 modifié portant modalités d’application du règlement (CE) n° 1234/2007 du Conseil en ce qui concerne les normes de commercialisation applicables aux œufs ; Règlement n° 1308/2013 du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n°922/72, (CEE) n°234/79, (CE) n°1037/2001 et (CE) n°1234/2007 du Conseil – Annexe VII, partie VI .

[33] Règlement (CEE) n° 3254/91 du Conseil, du 4 novembre 1991, interdisant l’utilisation du piège à mâchoires dans la Communauté et l’introduction dans la Communauté de fourrures et de produits manufacturés de certaines espèces animales sauvages originaires de pays qui utilisent pour leur capture le piège à mâchoires ou des méthodes non conformes aux normes internationales de piégeage sans cruauté.

[34] CJUE, 17 mars 2021, C-900/19, One Voice et Ligue pour la protection des oiseaux ; CE, 28 juin 2021, Association One Voice et Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 425519 e.a. ; Association One Voice et Ligue française pour la protection des oiseaux, n° 434365 e.a. ; Fédération nationale des chasseurs et Fédération régionale des chasseurs de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, n° 443849.

[35] Art. L. 411-1 c. env.

[36] V. not. Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) du 3 mars 1973 ; Convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe, du 19 septembre 1979 ; Convention de Bonn sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage du 23 juin 1979 ;

[37] Directive 79/409/CEE du 2 avril 1979 concernant la conservation des oiseaux sauvages ;Directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages ; Règlement (CE) n° 1007/2009 du 16 septembre 2009 (modifié en 2015) sur le commerce des produits dérivés de phoque.

[38] Art. R. 5143-2 code général de la propriété des personnes publiques

[39] Article L. 2215-3 code général des collectivités territoriales

[40] Art. L. 236-1 code de la recherche.

[41] Art. 521-1 et 521-2 c. pén.

[42] Art. L. 1253-2 code des transports

[43] Art. L. 214-12, L. 214-19, L. 214-20 et L. 215-13 c. rur.

[44] Règlement (CE) n° 1/2005 du Conseil du 22 décembre 2004 sur la protection des animaux pendant le transport.

[45] V. Bouhier, « Le difficile développement des compétences de l’UE dans le domaine du bien-être des animaux », RSDA 1/2013, pp. 353 ; Dossiers Bien-être animal et Effectivité du droit et bien-être animal, Revue de l’Union européenne n° 452 et 453, septembre et octobre 2021.

[46] La démarche n’est pas nouvelle : P. Blagny, L’animal considéré comme être physiologiquement sensible en droit pénal français, Thèse Dijon 1967 ; F. Burgat, La protection de l’animal, PUF, collection « Que sais-je ? », 1997 ; M.-B. Desvallon, « Le statut juridique de l’animal en France », in Droit et animaux : Rencontres de la société de législation comparée. Dialogue franco-italien 21 et 22 septembre 2018, Société de législation comparée, collection colloques vol. 39, 2019, p. 9.

[47] J.-P. Marguénaud, L’animal en droit privé, PUF, 1992.

[48] J.-P. Marguénaud, « Introduction », in J.-P. Marguénaud, F. Burgat et J. Leroy, Le droit animalier, précité, p. 7.

[49] S. Desmoulin-Canselier, « De « l’espèce » aux « primates non humains » : origines, interprétations et implications des classifications gradualistes en droit », in E. De Mari et D. Taurisson-Mouret (dir.), Ranger l’animal – L’impact de la norme en milieu contraint (II), Victoire editions, 2014, p. 34.

[50] Art. L. 241-2 code du sport.

[51] Art. L. 5141-1 à L. 5146-5 CSP

[52] Art. 521-1 c. pen.

[53] Civ. 16 janv. 1962, D. 1962. Jur. 200, note R. Rodière.

[54] Civ. 1ère, 9 décembre 2015, pourvoi n° 14-25.910, S. Desmoulin-Canselier, « De la sensibilité à l’unicité : une nouvelle étape dans l’élaboration d’un statut sui generis pour l’animal ? », Rec. Dalloz 2016 p. 360.

[55] Art. L. 345-2-2, alinéa 1 et 3, code de l’action sociale et des familles.

[56] Art. R. 5143-1 code général de la propriété des personnes publiques

[57] Article R. 623-3 c. pén.

[58] Article L. 211-11 c. rur.

[59] Art. L. 215-2 et s. c. rur.

[60] Art. L. 427-9 c. env.

[61] Art. R. 412-44 code de la route.

[62] Art. L. 201-4 c. rur.

[63] Chapitres 1 et 2, Code sanitaire pour les animaux terrestres de l’OIE.

[64] Annexe 2, Article 267 bis Code général des impôts

[65] Article 267 quater, Code général des impôts (annexe 2)

[66] C. Del Cont, « L’animal d’élevage dans le droit de l’Union européenne : produit agricole et être sensible ou la  difficile conciliation de l’objectif de bien-être animal et des objectifs économiques », Revue de l’Union européenne n° 453, octobre 2021.

[67] Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce(GATT), 1947 ; Accord de Marrakech instituant l’Organisation Mondiale du Commerce, 1994

[68] H. Pauliat, « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 n° 131, p. 57.

[69] R. Libchaber, L’ordre juridique et le discours du droit. Essai sur les limites de la connaissance du droit, LGDJ 2013, p. 421.

[70] Ibid. p.  25.

[71] V. not. CE 11 octobre 1963, Ministre de la construction, n° 60-018 ou CE 9 février 1977, Dame P. et autres, n° 00037 ; CE 20 mai 1966, Dhiser, n° 57411 ; CE 18 novembre 1983, Burgy, n° 37859 ; CE 25 février 2015, Communauté d’agglomération de Mantes-en-Yvelines, n° 367335.

[72] M.-F. Delhoste, L’indépendance des législations : un principe jurisprudentiel controversé à contrecourant de l’évolution législative : étude dans le cadre des polices administratives spéciales, Thèse, Université Toulouse 1, 1999.

[73] S. Guinchard et T. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, Dalloz 2020.


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ParJDA

L’abattage rituel & l’animal

Art. 371.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Clément Benelbaz,
Maître de conférences en droit public,
Université Savoie Mont Blanc
Membre du Centre de recherche en droit Antoine Favre
Membre associé du Centre d’Etudes et de Recherches Comparatives sur les Constitutions, les Libertés et l’Etat (C.E.R.C.C.L.E.), Université de Bordeaux

Un certain nombre de religions imposent de respecter des prescriptions alimentaires, afin que le croyant pense sans cesse à son Dieu, notamment à des périodes particulières. Chez les Juifs, seule la nourriture casher est acceptée, et la Bible énonce alors la liste des animaux purs et impurs : les animaux à corne[1] fendue, au pied fourchu et qui ruminent peuvent être mangés ; de même seuls les animaux à nageoires et écailles, et certains oiseaux sont énumérés[2]. De même, la bête ne doit pas être mélangée au lait, en vertu de la prescription : « Tu ne feras point cuire un chevreau dans le lait de sa mère »[3].

Dans le catholicisme la consommation de viande est interdite le vendredi et pendant le Carême, période qui dure quarante jours avant Pâques.

Les musulmans interdisent le porc considéré comme impur, ainsi que l’alcool ; la nourriture doit donc être halâl.

Les bouddhistes, les hindouistes, les sikhs, sont quant à eux souvent végétariens, car croyant en la réincarnation de toute vie.

De plus, dans le judaïsme et l’islam[4], l’abattage des animaux doit suivre un rituel particulier, par une personne agréée, à l’aide d’un couteau extrêmement aiguisé, et exécuté le plus rapidement possible afin de ne pas faire souffrir la bête.

Dans cette première religion, on parle de Shehita, en vertu de la règle selon laquelle: « Garde- toi de manger le sang, car le sang, c’est la vie ; et tu ne mangeras pas la vie avec la chair. Tu ne le mangeras pas : tu le répandras sur la terre comme de l’eau »[5]. Dans la seconde, on parle de Dhabiha, et les animaux peuvent être abattus par « les gens du Livre »[6].

La religion chrétienne en revanche a abandonné les interdits alimentaires avec le Concile de Jérusalem en 49[7].

L’abattage rituel est assurément une pratique extrêmement ancienne, et on la retrouve également sous l’Antiquité. Cependant, abattage rituel et sacrifice doivent être distingués : l’abattage consiste à tuer un animal pour la consommation ; le sacrifice en revanche consiste en une offrande à Dieu ou à un dieu.

Dans tous les cas, tuer l’animal fait partie intégrante d’un rite, il s’accompagne de prières, et seuls des sacrificateurs habilités peuvent le pratiquer, puisqu’il s’agit d’honorer les dieux, mais aussi de « faire acte de commensalité » avec eux[8], ce qui permet d’obtenir leur pardon en cas d’offense[9], ou d’avoir leurs grâces[10]. Ainsi, les haruspices voient dans les entrailles « des informations qui peuvent intéresser l’action humaine »[11].

Si les cultes grec et romain ont disparu, l’abattage rituel demeure une prescription religieuse importante dans le judaïsme et dans l’islam, ce qui a pu conduire à un certain nombre de stigmatisations.

Par exemple, à la fin du XIXème siècle, apparaissent en France des fantasmes antisémites au sujet de viandes fournies par des bouchers juifs. Ainsi, le marquis de Morès, aventurier peu scrupuleux, à l’occasion éleveur un certain temps en Amérique du Nord, proche de Drumont et des boulangistes, se lie avec les bouchers des abattoirs de la Villette, qui entrent en conflit avec les bouchers juifs. Leurs pratiques sont en effet condamnées comme étant « une preuve supplémentaire de l’ »exotisme » et du caractère inassimilable du peuple juif »[12]. Le 9 mars 1892, le quotidien Gil Blas publie une « circulaire » adressée au directeur de la rédaction par le marquis de Morès, dans laquelle il révèle une « enquête personnelle sur la façon dont nos troupes sont fournies de viande »[13], et accuse les juifs d’acheter des bêtes malades et impropres pour ensuite en approvisionner l’armée. L’enquête judiciaire qui s’ensuit démontre que toutes les viandes étaient consommables, mais l’œuvre du marquis a marqué les esprits, et comme le note G. Kauffmann, « elle va préparer le terrain au déploiement de la propagande antisémite pendant l’affaire Dreyfus ».

Les abattages rituels ont toujours permis de nourrir un certain nombre de délires paranoïaques, comme par exemple celui de moutons égorgés « dans des arrière-boutiques ou dans des escaliers d’immeuble »[14]

Pour autant, cette pratique soulève un certain nombre d’interrogations sur le plan juridique : comment et au nom de quoi peut-elle être protégée, mais aussi encadrée ? En réalité, l’abattage rituel confronte bon nombre de règles et de droits fondamentaux : s’il s’agit d’une composante de la liberté de religion, alors elle peut, et doit même par moments, être garantie par les pouvoirs publics (I). Mais comme toute liberté lorsqu’elle s’extériorise, elle ne saurait être absolue, et elle peut nécessairement faire l’objet d’un certain nombre de restrictions. Certaines seront justifiées, classiquement, par l’ordre public, d’autres le seront au nom du bien-être animal, et il s’agira alors d’étudier comment la liberté de religion peut se trouver limitée par ces considérations (II).

I. L’abattage rituel, composante de la liberté de religion.

La pratique de l’abattage rituel constitue une dimension de la liberté de religion, un rite, même une prescription que doivent respecter certains croyants. L’enjeu consiste alors à déterminer comment elle peut se concilier avec d’autres règles. La première est celle de l’étourdissement préalable des animaux avant de les tuer. Si cette dernière devient de plus en plus importante, il importe alors de se demander les raisons pour lesquelles l’abattage rituel pourrait y contrevenir (A).

Ensuite, si la pratique est une manifestation de la liberté de religion, alors elle se trouve nécessairement confrontée aux principes de laïcité et de Séparation des Eglises et de l’Etat. En effet, dans quelle mesure revient-il aux autorités publiques d’encadrer, voire de prendre en charge cette pratique, les rites, ou encore les sacrificateurs (B) ?

A. La confrontation à l’étourdissement préalable

La règle de l’étourdissement préalable commence à s’implanter en Europe dès la fin du XIXème – début du XXème siècle, et les raisons sont diverses. Parfois, la motivation peut être celle de meilleures conditions sanitaires et de consommation, parfois, il peut être question d’empêcher un culte d’exercer un rite.

Ainsi, suite à une initiative populaire du 20 août 1893, la Suisse adopte un texte qui dispose qu’il est « expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préalablement »[15]. Si l’idée est de prendre en compte la condition animale à travers l’étourdissement préalable, le vote se fait également dans un contexte d’antisémitisme marqué[16]. Par la suite, la loi bavaroise du 16 janvier 1930 pose la règle de l’étourdissement préalable, et ne prévoit pas de dérogation, ce qui interdit la Shehita. Puis la loi allemande du 21 avril 1933 la prohibe sur tout le territoire[17].

Parallèlement, sous la France de Vichy, l’abattage rituel juif n’est pas directement visé dans un premier temps[18]. Il est interdit fin 1942 par circulaire du préfet de police, M. Bussière[19], puisqu’est exigé que tout animal soit rendu insensible et inerte avant d’être égorgé. Le journal Le Matin estime ainsi que le texte « confirme implicitement l’interdiction qui fut faite par une précédente ordonnance de procéder à tout abattage selon le rite juif ».

On le voit, à travers ces premiers textes, interdire l’abattage rituel vise purement et simplement, à travers l’étourdissement préalable, à entraver l’exercice d’un culte, donc un rite, ce qui constitue une atteinte à la liberté de religion.

Par la suite, plusieurs textes en France imposeront la règle de l’étourdissement après immobilisation des animaux, afin d’assurer de meilleures conditions d’abattage. Le premier est le décret du 16 avril 1964[20], pour les animaux de boucherie et de charcuterie, avant leur saignée. Mais une exception est immédiatement prévue, notamment en cas d’égorgement rituel[21]. Par la suite, un décret de 1970[22] étend la règle pour les volailles et rongeurs domestiques, tout en maintenant la dérogation en cas d’égorgement rituel. Il est en effet précisé que ce dernier « ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par des organismes religieux agréés par le ministère de l’agriculture, sur proposition du ministre de l’intérieur ».

Le décret du 1er octobre 1980[23] reconnaît toujours l’abattage rituel comme exception à la règle de l’étourdissement préalable, mais il est indiqué qu’il ne peut se faire en dehors d’un abattoir.

Enfin, le décret du 1er octobre 1997[24] relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort définit l’abattage comme « le fait de mettre à mort un animal par saignée », mais ne précise pas ce qu’il faut entendre par abattage rituel. Quoi qu’il en soit, l’étourdissement demeure bien la règle, et les exceptions sont l’extrême urgence ou l’abattage rituel[25].

Le droit de l’Union européenne et le droit du Conseil de l’Europe vont également se saisir de la question de l’étourdissement préalable, à travers notamment une directive de 1974[26], la convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages de 1978[27], une autre directive en 1993[28] ou encore un règlement de 2009[29].

Dès lors, le cœur du problème est le suivant : l’abattage rituel constitue-t-il un élément de la liberté de religion, justifiant une exception à l’étourdissement préalable ? La première difficulté réside dans la détermination des contours de cette liberté. La Cour européenne des droits de l’Homme, notamment dans l’arrêt Kokkinakis de 1993[30], avait précisé qu’elle comporte plusieurs facettes : il s’agit tout d’abord d’un droit général, qui ne connaît pas de limites : celui d’avoir ou non une conviction religieuse, ou même d’en changer. Mais la liberté de religion est aussi un droit spécifique, reposant sur la possibilité de manifester sa religion, qui est soumis éventuellement à des limites. Plus précisément, la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, absolu, mais elle implique nécessairement une dimension collective, et donc, entre autres, le droit de manifester sa religion de façon collective ou plus personnelle. Il en résulte notamment le droit de la pratiquer par un culte, à travers des rites, des pratiques, sans quoi elle risquerait de demeurer lettre morte.

Pour ce qui est de l’abattage rituel, celui-ci relève bien de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, et de l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux : il s’agit d’une composante de la liberté de religion.

Dès lors, les deux Cours européennes adoptent la même position : la Cour européenne des droits de l’Homme, dans l’arrêt Cha’are Shalom Ve-Tsedek[31] s’était penchée sur la question d’une réglementation des abattages rituels en France. Les juges de Strasbourg estimèrent qu’en instituant une exception au principe de l’étourdissement préalable des animaux destiné à l’abattage (régime dérogatoire réservé aux seuls sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés – dont ne faisait pas partie la plaignante -), le droit interne avait concrétisé un engagement positif de l’Etat, visant à assurer le respect effectif de la liberté de religion. Dès lors, bien que l’abattage rituel doive être considéré comme relevant du droit de manifester sa religion, par l’accomplissement de rites, la méthode d’abattage n’en fait, quant à elle, pas partie, et la liberté religieuse ne saurait englober le droit à procéder personnellement à l’abattage rituel et à la certification qui en résulte.

La Cour de justice de l’Union européenne consacrera dans les mêmes termes que l’abattage rituel est protégé et justifié par « l’engagement positif du législateur de l’Union de permettre la pratique de l’abattage d’animaux sans étourdissement préalable, afin d’assurer le respect effectif de la liberté de religion »[32].

On le voit, tant en droit interne qu’européen, l’abattage rituel peut faire échec à la règle d’étourdissement préalable, dans la mesure où il garantit une dimension de la liberté de religion.

Cependant, cette dernière n’est pas absolue, et les juges européens ont également admis que ni l’article 9 de la CEDH ni l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux ne protègent n’importe quel acte, pour l’unique raison qu’il est motivé ou inspiré par une religion ou une conviction. Dès lors, en tant que composante de la liberté de religion, l’abattage rituel soulève nécessairement des questions lorsqu’il est confronté cette fois aux principes de Séparation des Eglises et de l’Etat.

B. La confrontation à la Séparation

Le principe de laïcité garantit les libertés de conscience et de religion, et implique également la Séparation des Eglises et de l’Etat, telle qu’elle est définie par la loi du 9 décembre 1905[33]. La Séparation consiste, conformément à l’article 2 de cette loi, à ce que la République ne reconnaisse, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Dès lors l’Etat, pas plus qu’un juge d’ailleurs[34], ne sauraient en aucun cas porter une appréciation sur le contenu d’une croyance, sa véracité, ou juger si le rite est bien respecté[35].

Or la question de l’abattage rituel soulève nécessairement des interrogations à ce sujet, et celle d’une éventuelle immixtion de l’Etat dans les affaires religieuses.

Tout d’abord, l’abattage implique que seuls certains sacrificateurs soient habilités à cette pratique. Ainsi, le décret de 1980 précisait déjà que l’abattage ne peut être effectué qu’en abattoir, par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux, et agréés par l’Etat ; si aucun organisme n’a été agréé, le préfet du département dans lequel est situé l’abattoir, peut accorder des autorisations individuelles. C’est d’ailleurs ce que confirmera un décret de 1997[36] transposant une directive européenne de 1993[37].

En vérité, le problème est ancien, et la question s’était déjà posée dans une affaire en 1914. En l’espèce, le maire d’Alger avait informé un requérant que seuls les sacrificateurs désignés par l’association cultuelle israélite dévolutaire des biens de l’ancien Consistoire étaient autorisés à abattre les bêtes dans l’abattoir de la commune, et habilités à certifier la viande casher. Le Conseil d’Etat estima que s’il revenait au maire de prendre les mesures pour permettre aux schoets[38] d’accomplir leurs missions selon les règles religieuses dans l’enceinte de l’abattoir, en revanche, il ne pouvait, sans méconnaître le caractère public de l’équipement, et sans porter atteinte aux principes de la liberté de culte garantie par la loi de 1905, et de la liberté du commerce et de l’industrie, interdire l’accès à toute personne autre que schoet[39].      

Dès lors, l’Etat peut encadrer les sacrificateurs : tel est bien d’ailleurs le sens de l’article R. 214‑75 du Code rural qui dispose que « l’abattage rituel ne peut être effectué que par des sacrificateurs habilités par les organismes religieux agréés, sur proposition du ministre de l’intérieur, par le ministre chargé de l’agriculture ». Seuls des représentants des cultes peuvent effectuer les exécutions rituelles, mais aussi les certifications et les contrôles.

En France, pour les juifs, l’organisme reconnu est l’Association consistoriale israélite de Paris, émanation du Consistoire et du Grand Rabbinat ; le Beth Din (tribunal) délivre le label KBPD (Kasher Beth Din de Paris)[40]. En effet, seule l’Association a reçu l’agrément : le Conseil d’Etat avait d’ailleurs jugé que l’association cultuelle Cha’are Shalom Ve‑Tsedek ne présentait pas le caractère d’organisme religieux au sens de l’article 10 du décret de 1980, et donc ne pouvait y prétendre[41]. Afin de justifier le refus, le ministre de l’Intérieur se fondait sur l’article 19 de la loi de 1905, qui impose aux associations cultuelles d’avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. La Cour européenne, on l’a vu, avait alors jugé que la règlementation française sur l’abattage rituel ne violait pas la Convention.

Pour les musulmans, il s’agit de la Grande mosquée de Paris[42], de la mosquée de Lyon et de la mosquée d’Evry[43].

Or, il est bien question d’agréer, donc de reconnaître certains organismes religieux comme étant seuls compétents pour procéder à l’abattage rituel, et s’assurer que celui-ci se fait conformément aux prescriptions religieuses. Dès lors, on peut se demander si cela n’irait pas à l’encontre de l’article 2 de la loi de 1905.

Mais en réalité, la notion de reconnaissance n’est pas celle qu’entendait le Concordat conclu entre Napoléon et Pie VII admettant des cultes reconnus. Depuis 1905, les établissements du culte sont supprimés, les cultes ne sont plus un service public, ils n’ont plus de statut officiel, et il ne s’agit plus pour l’Etat de s’immiscer dans la croyance ou dans le rite. Seuls les organismes habilités le feront.

Le fait est, d’ailleurs qu’a pu se poser la question de savoir si était légale la décision de renouveler ou non une habilitation à procéder à l’abattage rituel. Ainsi, dans une affaire de 2018, le Président de la cacherout de l’Association consistoriale israélite de Paris avait révoqué l’autorisation de sacrificateur rituel du requérant.

Le Conseil d’Etat a rappelé que celle-ci ne repose que sur des critères religieux : dès lors il ne s’agit pas d’un acte administratif, les organismes religieux n’étant pas chargés d’une mission de service public[44]. Ici, le Conseil d’Etat estime que rien n’indiquait que les pouvoirs publics, notamment à travers l’article du Code rural, aient entendu reconnaître que l’habilitation relève d’une telle mission.  Les décisions d’habilitation des organismes religieux ne relèvent donc pas du contrôle du juge temporel.

Par conséquent, le principe de Séparation se trouve sauvegardé. Pourtant, il n’y est fait aucune référence dans la décision, pas même à la loi de 1905, depuis laquelle les cultes ne sont plus un service public…

Mais au-delà de l’habilitation des sacrificateurs, une autre difficulté se présente, puisque les abattages rituels ne peuvent se faire que dans des abattoirs agréés. Revient-il alors à l’autorité publique de les mettre en place ?

Telle était notamment la question soulevée en 2011 dans l’affaire Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole[45]. Etait en jeu la délibération prise par la communauté urbaine arrêtant à 380 000 € l’enveloppe budgétaire destinée à l’aménagement de locaux désaffectés en vue d’y aménager un abattoir temporaire agréé d’ovins, essentiellement dans le but de le faire fonctionner au moment de l’Aïd-el-Kébir. Les deux juridictions du fond saisies de l’affaire, le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel, censurèrent cette délibération au motif qu’elle était constitutive d’une aide à un culte.

Devant le Conseil d’Etat, le rapporteur public estima qu’il s’agissait d’un objet mixte, c’est-à-dire partiellement cultuel. Le raisonnement était le même que dans l’affaire de la basilique de Fourvière au sujet de la construction d’un ascenseur pour y accéder[46] : ce n’est pas parce qu’un équipement est partiellement utilisé pour des activités cultuelles qu’il devient affecté au culte, et donc que le financement devient une aide au culte[47]. Mais ici l’abattoir était finalement indispensable pour l’exercice du culte : sans lui pas d’abattage rituel pour la fête religieuse. La question portait en réalité une fois de plus sur l’existence ou non d’un intérêt public local, mais dissimulé sous de l’ordre public et plus précisément de la salubrité et de la santé publiques. Il ne convenait pas de se demander s’il y avait un intérêt public local à ce que soit installé un abattoir permettant d’effectuer les abattages rituels (comment évaluer alors les besoins de la population locale musulmane ? On imagine mal l’autorité publique sonder les citoyens ou leur demander s’ils ont ce besoin-là), mais plutôt de se placer sur le terrain de l’ordre public.

Le Conseil d’Etat cassa l’arrêt de la cour administrative d’appel pour erreur de droit. Selon le schéma classique retenu dans l’ensemble des décisions de juillet 2011, il jugea que la loi du 9 décembre 1905 ne faisait pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale construise, acquière un équipement ou autorise l’utilisation d’un équipement existant, afin de permettre l’exercice de pratiques à caractère rituel relevant du libre exercice des cultes. Mais cette faculté ne peut être légalement mise en œuvre que si sont respectées trois conditions : il faut qu’existe un intérêt public local, tenant notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité et de la santé publiques, et il faut que le droit d’utiliser l’équipement soit concédé dans des conditions, notamment tarifaires, qui respectent – troisième condition – les principes de neutralité à l’égard des cultes et d’égalité entre eux qui excluent toute libéralité et, par suite, toute aide à un culte.

Deux de ces conditions sont habituelles : il s’agit de celles tenant au respect de la neutralité à l’égard des cultes et d’égalité entre eux, principes qui sont deux manifestations concrètes de la laïcité, ainsi qu’à l’exigence d’un tarif excluant toute libéralité, ce qui est un écho direct à la loi du 9 décembre 1905. Celle tenant à l’intérêt public local mérite, en revanche, quelques précisions. Il est clair que le Conseil d’Etat n’a pas entendu juger que la participation d’une collectivité publique à l’aménagement d’un abattoir pour des pratiques rituelles était toujours légale : cela dépend de l’état de l’offre (à quelle distance trouve-t-on des abattoirs utilisables et avec quelles capacités ?) et de la demande (quel est le nombre d’abattages rituels dans le territoire concerné ?). En fonction de ces éléments, l’intérêt local consistant à garantir l’ordre public sera avéré ou non.

Mais pèse-t-il alors sur les collectivités une obligation de procéder aux aménagements nécessaires ? Dans cette décision, il fut décidé que le financement de l’équipement n’était pas une aide au culte dès lors qu’il répondait à un intérêt public local. Mais ce dernier étant celui des fidèles se teinte manifestement de connotation religieuse.

Assurément, l’abattage rituel est une composante du libre exercice des cultes, il est une des manifestations des croyances. Par ailleurs, il est clair aussi que l’ordre public peut être invoqué pour limiter cette extériorisation des croyances, comme le fait de procéder à des abattoirs en dehors de ceux prévus. Mais cela doit-il conduire la personne publique à le prendre en charge et à le financer ?

A ce titre, M. Touzeil-Divina se demandait : « Doit-on ouvrir les portes de l’abattoir à des usagers qui se déclareraient hindous et souhaiteraient, au nom de la déesse Karly sacrifier quelques boucs ou encore, à la romaine, à des adeptes vintage de Jupiter désirant égorger une chèvre en offrande ? De plus, en été, un athée pourra-t-il disposer à son gré du lieu pour préparer un méchoui ? »[48].

En tout état de cause, le principe de non financement se trouve écarté et surtout cède face à l’intérêt public local, notion pourtant totalement étrangère à la loi de 1905 et aux exceptions audit principe, pourtant clairement énoncées aux articles 13 et 19. Il n’existe sans doute en revanche pas d’obligation positive des pouvoirs publics de mettre en place des abattoirs ou de quelconques aménagements afin de permettre l’exercice du culte.

Toujours est-il que cette position du Conseil d’Etat fut confirmée par la Cour administrative de Nantes suite au renvoi de la juridiction suprême[49], et ce dispositif est conforme au droit de l’Union. Les dérogations sont encadrées, puisqu’il ne suffit pas d’être un abattoir agréé pour pouvoir effectuer des abattages rituels : en effet ces derniers nécessitent un régime d’autorisation, délivrée par le préfet, et selon des conditions matérielles, techniques, de formation du personnel, et de respect de procédures administratives.

Cependant, la question se pose enfin de savoir si ces abattoirs agréés sont en nombre suffisant, notamment pour absorber la demande en période de fêtes religieuses. C’est pourquoi une circulaire de 2018 préconisait de « saturer » les capacités d’abattages des abattoirs pérennes avant d’envisager la mise à disposition d’abattoirs temporaires[50]. De plus, ces derniers sont soumis à un agrément, obtenu après une période d’essai de trois mois minimum, ce qui permet de vérifier que toutes les conditions relatives aux abattoirs pérennes soient remplies.

En somme, cette circulaire répond partiellement à l’interrogation suscitée par l’arrêt Le-Mans-Métropole de 2011, qui consistait à déterminer quand l’autorité publique devait mettre en place de tels abattoirs, et comment évaluer l’intérêt public local.

On le voit, l’abatage rituel laisse certaines interrogations en suspens ; s’il s’agit d’une garantie de la liberté de religion, qui justifie l’exception à la règle d’étourdissement préalable, il apparaît cependant que sa mise en œuvre peut conduire également à des entorses à la Séparation. Concrètement, il est possible de se demander si à travers la jurisprudence du Conseil d’Etat, il ne revient pas à l’autorité publique de construire ou de mettre à disposition des équipements cultuels, dès lors que les fidèles n’en disposeraient pas. Corrélativement, cela impliquerait alors que l’exercice d’un culte soit financé par des fonds publics, ce qui mettrait radicalement à mal les principes de la Séparation.

Au-delà des garanties, il convient de s’interroger sur les encadrements et limitations possibles à l’abattage rituel, lesquels semblent de plus en plus nombreux, quitte à porter atteinte à la liberté de religion.

II. L’abattage rituel, objet de limitations.

Comme toute liberté, celle de religion peut faire l’objet de restrictions lors de son extériorisation, et tel est bien le cas de l’abattage rituel. Si les considérations humaines, et notamment l’ordre public sont des restrictions classiques (A), d’autres émergent de plus en plus, cette fois au nom du bien-être animal (B).

A. Des restrictions au nom de considérations humaines

Afin de s’assurer que l’abattage rituel serait conforme aux règles d’ordre public, et notamment d’hygiène et de santé publiques, il a été nécessaire que les pouvoirs publics s’en saisissent, et l’encadrent. Ainsi, dès le début du XXème siècle, le législateur est intervenu, par exemple avec la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et les falsifications des denrées alimentaires et des produit agricoles[51], qui permit notamment de condamner des bouchers ayant vendu de la fausse viande casher[52].

Mais c’est également le juge qui une fois encore veille à la conciliation des règles d’ordre public avec le libre exercice des cultes.

Si peu de décisions sont relatives à l’abattage rituel, il est toutefois possible de souligner une affaire tranchée par le Conseil d’Etat en 1936. En l’occurrence, le maire de Valenciennes avait refusé d’autoriser l’abattage des animaux selon les rites juifs, et imposé que tout abattage se ferait au moyen d’un pistolet automatique[53]. Les juges estimèrent que s’il revenait au maire de prendre les mesures nécessaires pour assurer le bon fonctionnement des abattoirs, dans l’intérêt de l’ordre public, il lui appartenait toutefois de concilier l’exercice de ses pouvoirs avec le respect des libertés publiques. Or il ne pouvait y porter atteinte que dans la mesure « nécessaire au maintien de l’ordre », ce qui n’était pas le cas.

Cette jurisprudence nous semble aujourd’hui très classique, et elle trouve encore des applications de nos jours.

Ainsi, dans une affaire de 2004, le préfet de l’Essonne avait interdit le déchargement et la mise en vente des ovins et caprins vivants dans tout le département, sauf ceux à destination des abattoirs et élevages déclarés, pendant la période de la fête de l’Aïd-el-Kébir afin d’éviter les abattages clandestins. Une entreprise qui avait élevé une centaine de bêtes pour les livrer à des particuliers demanda l’annulation de l’arrêté. Le problème était que si elles étaient livrées afin d’être sacrifiées rituellement par des particuliers, cette procédure était illégale ; si les particuliers sollicitaient ensuite une autorisation de la Direction des services vétérinaires pour acheminer les animaux hors du département et les faire abattre en abattoirs agrées, cela était tout à fait possible. L’arrêté fut jugé légal, dans un but de salubrité publique, car l’Administration ne disposait « d’aucun autre moyen » de s’assurer que les animaux seraient mis à mort dans des conditions réglementaires. En revanche, cela ne devait pas excéder la durée nécessaire à la poursuite de cet objectif[54].

Le principe de l’abattage rituel doit donc être mis en balance avec les autres libertés et l’ordre public. Ainsi, en 2013, le Conseil d’Etat confirma la position selon laquelle la dérogation à l’obligation d’étourdissement des animaux, donc l’abattage rituel, concilie les objectifs de police sanitaire et la garantie du libre exercice des cultes[55]. En l’occurrence, fut rejeté le recours contre la décision implicite du Premier ministre d’abroger l’exception à l’étourdissement des animaux, préalablement à leur abattage ou mise à mort, prévue à l’article R. 214-70 §1 alinéa 1er du Code rural et de la pêche maritime, et qui permet de déroger à la règle si l’étourdissement n’est pas compatible avec la pratique de l’abatage rituel. Dans cette décision, les juges estimèrent qu’il revient bien au Premier ministre, au titre de ses pouvoirs de police générale, de s’assurer que l’abattage des animaux soit effectué dans des « conditions conformes à l’ordre public, à la salubrité et au respect des libertés publiques ». Pour précisions d’ailleurs, le juge rappelle que si le principe de laïcité impose l’égalité des citoyens et le respect des croyances, mais aussi la garantie du libre exercice des cultes[56], ici, la dérogation permettait précisément de concilier les objectifs de police sanitaire, l’égalité des croyances ainsi que leur respect. Pour le Conseil d’Etat d’ailleurs, le terme de « pratique de l’abattage rituel » est suffisamment précis, la dérogation reposant sur « un système d’habilitation préalable sous le contrôle du juge administratif ». Dès lors, ni le principe de laïcité, ni le principe d’égalité ne sont violés par cette pratique.

Enfin, en aval également, l’abatage rituel soulève la question de la labellisation des produits, et notamment celle de savoir s’ils peuvent comporter la mention « agriculture biologique ». Ainsi, l’association française OABA avait demandé à la France de cesser la publicité et la commercialisation de steaks hachés hallal étiquetés « bio ». Suite au refus des autorités, l’affaire fut portée devant la CJUE[57] : il s’agissait alors de déterminer si l’abattage rituel répondait ou non aux objectifs de bien-être animal et de réduction de leur souffrance qu’impose le label « bio ». La CJUE estima que les différentes réglementations européennes font état d’une certaine volonté d’assurer un certain niveau du bien-être animal, devant être assuré même lors de l’abattage. Si l’abattage rituel est donc permis à titre dérogatoire par l’UE, celui-ci ne permet pas de garantir l’absence de douleur, de détresse ou de souffrance chez l’animal, comme le permet l’abattage avec étourdissement préalable. Seule cette dernière méthode assure une perte de conscience et de sensibilité entraînant une moindre souffrance. Cependant, si la pratique consistant à inciser la gorge avec un couteau extrêmement aiguisé peut être de nature à limiter, autant que possible, les souffrances, elle ne les réduit pas pour autant au minimum. Dès lors, pour la Cour, il n’existe pas d’équivalence entre abattage rituel et abattage avec étourdissement préalable. Or l’objectif de l’Union en matière d’étiquetage biologique consiste à « préserver et justifier la confiance des consommateurs dans les produits étiquetés en tant que produits biologiques » ; celle-ci passe par la garantie que le label ait été obtenu en respectant les règles en la matière, notamment l’objectif du bien-être animal. Tel n’est pas le cas de l’abattage rituel, on ne peut donc être labelisé halal et bio[58], ici encore dans un souci de protection du consommateur.

Il convient donc aux autorités de s’assurer que l’abattage rituel respecte un certain nombre de règles sanitaires, qu’il n’existe pas d’abattoirs sauvages, comme cela a été vu avec la jurisprudence du Conseil d’Etat de 2011. Plus précisément, l’intérêt public local consistait à ce que tous les cultes puissent être exercés dans le respect des règles d’ordre public, mais aussi de la neutralité. E. Forey se demandait donc s’il ne s’agissait pas ici « de sauver les apparences ? »[59].

Quoi qu’il en soit, on conçoit totalement que des considérations humaines soient prises en compte afin de porter des limitations à la liberté fondamentale qu’est la liberté de religion, et à travers elle l’abattage rituel. L’ordre public le permet, dès lors qu’il est justifié, et que la mesure restrictive est nécessaire et proportionnée. En revanche, des interrogations demeurent lorsque des considérations animales entrent en jeu.

B. Au nom de considérations animales

Une liberté fondamentale peut assurément être mise en balance avec une autre, ou avec un intérêt général, comme l’ordre public. Mais le bien-être animal peut-il faire partie de ces considérations, et être élevé sinon au rang de liberté fondamentale, au moins à celui de préoccupation d’intérêt général[60] ?

A l’origine de la construction européenne, ni la liberté de religion, ni la question du bien-être animal du reste, ne sont envisagées. L’animal n’est considéré que comme une « marchandise vouée à circuler librement dans le marché commun et une composante de la politique agricole commune »[61]. Pourtant le droit interne mais aussi celui de l’UE semblent se saisir de plus en plus de ces questions épineuses et a priori difficilement conciliables.

La contradiction semble d’ailleurs renforcée par la loi du 16 février 2015 qui qualifie les animaux d’« êtres vivants doués de sensibilité »[62]. Transposant le droit de l’Union européenne, la législation interne réglemente les conditions d’abattage afin d’éviter toute souffrance inutile aux animaux. Ainsi, « l’immobilisation des animaux est obligatoire préalablement à leur étourdissement et à leur mise à mort. La suspension des animaux est interdite avant leur étourdissement ou leur mise à mort »[63].

De même que la religion est de plus en plus prise en compte par le droit de l’Union européenne[64], de même l’animal fait l’objet d’une attention croissante.

Ce dernier fut d’abord pris en considération dans sa dimension économique, puis le règlement de 2009 disposa que « le bien-être des animaux est une valeur communautaire ». Cependant, l’article 13 du TFUE précise que sont respectées « les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ». Le bien-être animal ne fait donc pas partie des principes ou valeurs de l’Union, au sens de l’article 2 du TUE. Tout au plus le règlement de 2009 en fait un objectif. Cependant cela ne signifie pas que l’Union ne se saisisse pas de la question, notamment sous l’angle de la protection des animaux. Dès lors, l’abattage rituel peut soulever des difficultés à cet égard, dans la mesure où les Etats membres peuvent maintenir une dérogation à l’étourdissement préalable. Faut-il alors concilier liberté de religion, droit fondamental, et objectif de protection de l’animal ?

Pour le droit de l’UE, la réponse fut d’abord négative, tel était d’ailleurs le sens des conclusions de l’avocat général Wahl du 30 novembre 2017 dans l’affaire, Liga van Moskeen : en l’occurrence, était contestée une disposition de la législation flamande imposant de procéder à l’abattage rituel des animaux dans des abattoirs agréés. Les requérants y voyaient une ingérence dans leur liberté religieuse. L’avocat général au contraire conclut au rejet de la requête car selon lui l’ingérence n’était même pas constituée : si tel avait été le cas, elle n’aurait pas répondu aux conditions de légitimité et de nécessité.

Pour autant, la Cour de justice semble avoir fait évoluer sa position à ce sujet, dans l’affaire Centraal Israëlitisch Consistorie van België du 17 décembre 2020[65], toujours au sujet des mesures relatives à l’exception d’étourdissement préalable. Cette fois, un décret mettait un terme, toujours pour la région flamande, à la dérogation, en imposant que « si les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, l’étourdissement est réversible et la mort de l’animal n’est pas provoquée par l’étourdissement ». En somme, ainsi que le précisait A. Rigaux, la technique employée était celle de l’électronarcose, réversible : si l’animal n’est pas égorgé, il reprend connaissance et ne ressentira aucun effet négatif. S’il l’est, après avoir donc été étourdi, il mourra de l’hémorragie, ce qui semblait se conformer aux exigences rituelles juives et musulmanes. Il s’agissait donc à première vue de concilier protection du bien-être et liberté de religion.

Les requérants soutenaient au contraire que le décret violait le règlement européen et portait atteinte à leur liberté de religion, l’animal étant tout de même étourdi.

Pour la Cour, la limitation alléguée était bien prévue par la loi, et limitée à seulement un des aspects de la liberté de religion, c’est-à-dire uniquement la dimension rituelle de l’abattage, qui ne se trouvait pas interdit en lui-même. Dès lors, elle poursuivait bien un objectif d’intérêt général, la protection du bien-être animal. L’atteinte était par conséquent justifiée et proportionnée au but poursuivi. Le décret ne dépassait donc pas le cadre de la marge d’appréciation dont bénéficient les Etats membres, et surtout, l’équilibre entre le bien-être animal et la liberté de religion se trouvait assuré.

Pourtant, cette décision semble bien mettre à mal la dérogation à l’étourdissement préalable. Certes ce dernier était déjà le principe, mais la dérogation s’efface. Telle était d’ailleurs la position de l’avocat général Hogan dans cette affaire. Ici, il n’était pas question de porter une appréciation sur le contenu d’une croyance, ce que ne saurait faire une juridiction, cependant c’est un pan entier de la liberté de religion qui se trouve amputé. Cette dernière ne concerne en effet pas que le for intérieur, qui ne saurait souffrir aucune limite, elle comporte également une dimension collective, et implique nécessairement une extériorisation (qui peut évidemment faire l’objet de restrictions). Or ici la restriction apportée ne reviendrait-elle pas à empêcher tout abattage rituel ? On pourra certes objecter qu’en soi il reste possible, après un étourdissement. Mais ce dernier procédé annihile finalement la dimension rituelle : s’il y a étourdissement, même réversible, alors il n’y a pas abattage rituel. Il ne suffit pas que celui-ci soit effectué par un sacrificateur. Or la Cour semble mettre de côté cet élément. Surtout, on peine à comprendre comment une liberté fondamentale puisse être conciliée avec le bien-être animal, qui, bien qu’objectif de l’Union, n’est pas un tel droit fondamental.

On peut d’ailleurs souligner, des propres termes de P. Devienne, docteur vétérinaire, que même l’étourdissement réversible peut connaître des ratés, et notamment des « reprises de conscience avant que la saignée ne soit terminée »[66].

Quoi qu’il en soit, si l’étourdissement préalable garantit sans doute une souffrance moindre pour l’animal, il ne s’agit pas ici de prétendre être ni scientifique, ni vétérinaire, ni nutritionniste. D’un point de vue uniquement juridique, il est possible de s’interroger sur la prise en compte du bien-être animal pour justifier une restriction à une liberté fondamentale, déjà amplement encadrée.

On l’a vu, l’abattage rituel doit être a priori garanti par les Etats, en tant qu’il constitue un rite. S’il est possible d’y apporter de justes restrictions, l’interdire revient à priver les croyants d’une part de leur liberté de religion. Or de longue date, toutes sortes de justifications ont pu être avancées à ce sujet, et l’histoire montre que l’enfer est souvent pavé de bonnes intentions.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 371.


[1] Entendue ici comme corne du sabot.

[2]Lévitique, 11 et Deutéronome, 14, trad. Bible Louis Segond.

[3] Exode, 23 :19.

[4] Avec minuscule, l’islam désigne la religion fondée sur le Coran ; avec majuscule ul s’agit de l’ensemble des peuplent qui professent cette religion.

[5] Deutéronome, 12 : 23-24.

[6] Ce qui inclut les chrétiens et les juifs, monothéistes dont la religion se fonde sur un livre révélé : La Bible, tous testaments confondus. Coran, Sourate 5, Al-Maidah. Voir D. Boubakeur, « Rapport de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris à propos du sacrifice islamique des animaux destinés à la consommation halal et sur les méthodes internationales récemment admises par les pays musulmans », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 169-173.

[7] N. Maillard, « Manger ou ne pas manger le cheval (sacrifié) ? Telle est la question pour le chrétien. Mode d’abattage et consommation de viande chevaline dans l’occident chrétien », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 291-301.

[8] X. Perrot, « Le geste, la parole et le partage. Abattage rituel et droit à Rome », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 275-289.

[9] On pense notamment au sacrifice d’Iphigénie en raison de l’offense de son père Agamemnon, à Artémis.

[10] On en voit l’exemple chez les juifs avec Jephté (Juges, 11), qui fit vœu de sacrifier la première personne qui viendra à sa rencontre, s’il vainquait les Ammonites : ce fut sa fille unique et il l’immola.

[11] J. Leclant (dir.), Dictionnaire de l’Antiquité, P.U.F., coll. Quadrige, 2005, entrée « Divination (Rome) ». Les augures quant à eux observaient et interprétaient les auspices, c’est-à-dire les oiseaux, les coups de tonnerre, l’appétit des poulets…

[12] G. Kauffmann, « L’affaire de la « viande à soldats ». Une campagne antisémite en 1892 », Archives juives, 2014/1, pp. 28-36.

[13] Gil Blas, mercredi 9 mars 1892, p. 3.

[14] J.-B. D’Onorio, « Les sectes en droit public français », J.C.P.G., 1988, 3336. B. Bardot avait également adressé une lettre le 19 mars 2019 au préfet de la Réunion dans laquelle elle dénonçait des « décapitations de chèvres et de boucs lors de fêtes indiennes tamoules » ; elle poursuivait ainsi : « Les autochtones ont gardé leurs gènes de sauvages (…) tout ça a des réminiscences de cannibalisme des siècles passés. (…) J’ai honte de cette île, de la sauvagerie qui y règne encore. ». Elle qualifiait enfin les Réunionnais de « population dégénérée encore imprégnée des coutumes ancestrales, des traditions barbares qui sont leurs souches », Le Monde, 8 octobre 2021. Une amende de 25 000 euros sera requise contre elle pour injures publiques à caractère racial et religieux.

[15] Voir E. Hardouin-Fugier, « L’abattage en Europe, du XIXème au XXIème siècle », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 253-274.

[16] Voir F. Külling : « Abattage rituel », in : Dictionnaire historique de la Suisse (DHS), version du 11 janvier 2012, [en ligne] : https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/011380/2012-01-11/

[17] Voir A. Arluke et C. R. Sanders, « Le travail sur la frontière entre les humains et les animaux dans l’Allemagne nazie », Politix, dossier spécial « La question animale », 2003, pp. 17-49.

[18] Plusieurs commerces juifs sont toutefois contraints de fermer, comme la fabrique de pains azymes Rosinski, ou des boucheries rituelles. Les restaurants doivent afficher dans les établissements et sur les façades « restaurant juif, entrée interdite aux non juifs ». Voir notamment J. Laloum, « Une aryanisation paradoxale : les commerces d’alimentation dans le Marais », in A. Aglan, M. Margairaz et P. Verheyde (dir.), La caisse des dépôts et consignations, la Seconde Guerre mondiale et le XXème siècle », Albin Michel, 2003, pp. 369-394.

[19] Le Matin, 8 décembre 1942, p. 1.

[20] Décret n°64-334 du 16 avril 1964, relatif à la protection de certains animaux domestiques et aux conditions d’abattage, J.O., 18 avril 1964, p. 3485 ; suivi de l’arrêté relatif aux procédés pour l’étourdissement des animaux au moment de l’abattage et à l’agrément des types d’appareils utilisés à cette fin, J.O., 18 avril 1964, p. 3486.

[21] Les autres raisons peuvent être pour motifs de police, ou d’extrême urgence.

[22] Décret n°70-886 du 23 septembre 1970, complétant les dispositions du décret n°64-334 du 16 avril 1964 relatif à la protection de certains animaux domestiques et aux conditions d’abattage, J.O., 2 octobre 1970, p. 9178.

[23] Décret n°80-791 du 1er octobre 1980, pris pour l’application de l’article 287 du Code rural, J.O., 5 octobre 1980, p. 2326.

[24] Décret n°97-903 du 1er octobre 1997, relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., 4 octobre 1997. Il est d’ailleurs rappelé que conformément à ce décret, le sacrifice d’un mouton le jour de l’Aïd-el-Kébir constitue un « abattage rituel » soumis au principe de l’interdiction d’abattage en dehors d’un abattoir, et qui ne peut être assimilé à une « mise à mort d’animaux lors de manifestations culturelles traditionnelles », exclue du champ d’application du décret. Dès lors, un maire ne pouvait mettre à disposition un site dérogatoire d’abattages quand bien même cette décision serait motivée par le risque de voir se développer des abattages clandestins : C.A.A., Paris, 9 mai 2001, Commune de Corbeil-Essonnes, R.F.D.A., 2001, p. 1359.

[25] D’autres textes suivront : décret n°2011-2006 du 28 décembre 2011, fixant les conditions d’autorisation des établissements d’abattage à déroger à l’obligation d’étourdissement des animaux ; Arrêté du 28 décembre 2011, relatif aux conditions d’autorisation des établissements d’abattage à déroger à l’obligation d’étourdissement des animaux.

[26] Directive 74/577/CEE du Conseil du 18 novembre 1974, relative à l’étourdissement des animaux avant leur abattage, J.O.C.E., L 316 du 26 novembre 1974 (abrogée).

[27] Ces deux textes seront d’ailleurs visés expressément par le décret de 1980.

[28] Directive 93/119/CE du Conseil du 22 décembre 1993, sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., L. 340, 31 décembre 1993, p. 21–34.

[29] Règlement (CE) n° 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009, sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort. 

[30] Cour E.D.H., 25 mai 1993, Kokkinakis c./ Grèce, Req. n°14307/88 ; Série A, n°260-A ; R.U.D.H., 1993, p. 223, chron. M. Levinet ; A.J.D.A., 1994, p. 31, chron. J.-F. Flauss ; R.T.D.H., 1994, p. 144, note F. Rigaux ; R.F.D.A., 1995, p. 573, note H. Surrel.

[31] Cour E.D.H., 27 juin 2000, Cha’are Shalom Ve-Tsedek c./ France, Req. n°27417/95, R.T.D.H., 2001, p. 185, note. J.-F. Flauss.

[32] C.J.U.E., Gr. Ch., 29 mai 2018, Liga van Moskeeën en Islamitische Organisatie Pronvincie Antwerpen VZW, C-426/16, R.T.D.E., 2019, p. 395, chron. F. Benoît-Rohmer ; A.J.D.A., 2018, p. 1603, chron. P. Bonneville, e. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; Europe, n°7, juillet 2018, comm. 255, note D. Simon.

[33] Voir notamment C. Benelbaz, Le principe de laïcité en droit public français, Thèse, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2011, 591 p. ; ou encore « La liberté de religion, la laïcité et les collectivités territoriales françaises », in C. Le Bris (dir.), Les droits de l’homme à l’épreuve du local,Tome 2, Mare Martin, coll. de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, 2020, pp. 53-86

[34] Et c’est bien ce que considèrent également les juges européens.

[35] Voir le dossier n°3 « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité », Journal du Droit administratif, 2017 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/dossier-n03-lai-cites-en-partenariat-avec-les-cahiers-de-la-lcd/

[36] Décret n°97-903 du 1er octobre 1997 relatif à la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O, n°231, 4 octobre 1997, p. 14422. Il est d’ailleurs rappelé que conformément à ce décret, le sacrifice d’un mouton le jour de l’Aïd-el-Kébir constitue un « abattage rituel » soumis au principe de l’interdiction d’abattage en dehors d’un abattoir, et qui ne peut être assimilé à une « mise à mort d’animaux lors de manifestations culturelles traditionnelles », exclue du champ d’application du décret. Dès lors, un maire ne pouvait mettre à disposition un site dérogatoire d’abattages quand bien même cette décision serait motivée par le risque de voir se développer des abattages clandestins : C.A.A., Paris, 9 mai 2001, Commune de Corbeil-Essonnes, R.F.D.A., 2001, p. 1359.

[37] Directive 93/119/CE du Conseil du 22 décembre 1993, sur la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort, J.O., L. 340, 31 décembre 1993, p. 21–34.

[38] Ou shohet, sacrificateur.

[39] C.E., 6 février 1914, Mimoun Amar ; Rec., p. 151.

[40] Arrêté du 1er juillet 1982, portant agrément d’un organisme religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 25 juillet 1982, p. 7039, pour la Commission rabbinique intercommunautaire, rattachée au Consistoire.

[41] C.E., 25 novembre 1994, Cha’are Shalom Ve-Tsedek, Rec., p. 509, A.J.D.A., 1995, p. 476, note P.‑J. Quillien.

[42] Arrêté du 15 décembre 1994, relatif à l’agrément d’un organisme religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 24 décembre 1994.

[43] Arrêtés du 27 juin 1996, relatifs à l’agrément d’organismes religieux habilitant des sacrificateurs rituels, J.O., 29 juin 1996.

[44] C.E., 19 décembre 2018, M.A., n°419773, A.J.D.A., 2019, p. 9. En effet, le juge reprend les critères du service public, tels qu’ils sont notamment issus de l’arrêt APREI de 2007 : une personne privée qui assure une mission d’intérêt général, sous le contrôle de l’Administration, et dotée de prérogatives de puissance publique, est chargée de l’exécution d’un service public. Cependant, on sait que même en l’absence de telles prérogatives, cette même personne peut être considérée comme gérant un service public, si son activité poursuit un but d’intérêt général.

[45] CE., Ass., 19 juillet 2011, n°309161, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, R.F.D.A., 2011, p. 967, concl. E. Geffray.

[46] C.E., Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône et M. P., R.F.D.A., 2011, p. 967, concl. E. Geffray.

[47] Sur ces points, voir C. Benelbaz, « La distinction entre cultuel et culturel », in H. Mouannès (dir.), La territorialité de la laïcité, Actes du colloque organisé le 28 mars 2018 à l’Université Toulouse 1 Capitole, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, coll. Actes de colloque de l’IFR, 2018, pp. 83-126.

[48] M. Touzeil-Divina, « Laïcité latitudinaire », D., 2011, pp. 2375-2378.

[49] C.A.A., Nantes, 20 décembre 2012, Communauté urbaine du Mans, J.C.P.A., 2013, Act. 55.

[50] Circulaire n°INTK1812775J du 14 juin 2018, concernant la célébration de la fête religieuse musulmane de l’Aïd-el-Kébir.

[51] Loi du 1er août 1905, sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et les falsifications des denrées alimentaires et des produits agricoles, J.O., 5 août 1905, p. 4813.

[52] J. Laloum, « Le consistoire de Paris et les commerces de bouche : l’enjeu de l’abattage rituel (années 1930-1950), Archives juives, 2014/1, pp. 57-78.

[53] C.E., 27 mars 1936, Association cultuelle israélite de Valenciennes, Rec., p. 383.

[54] T.A., Versailles, 30 décembre 2004, Société de la Brosse, A.J.D.A., 2005, p. 679, concl. P. Léglise. Dans le même sens : T.A., Cergy-Pontoise, 27 janvier 2005, J.C.P.A., 2005, 1134, concl. R. Fournalès.

[55] C.E., 5 juillet 2013, Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’abattoirs (OABA), n°361441, AJ.D.A., 2013, p. 1415.

[56] Voir la Décision n°2012-297 QPC du 21 février 2013, APPEL, selon laquelle le principe de laïcité « impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ». Mais il « implique » que la République ne salarie aucun culte.

[57] Suite à un renvoi de la C.A.A. de Versailles.

[58] C.J.U.E., Gr. Ch., 26 février 2019, Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs, C-497/17, J.C.P.G., 4 mars 2019, 249, zoom D. Berlin ; D., 2019, p. 805, note F. Marchadier ; R.A.E.-L.E.A., 2019/1, p. 173, note O. Clerc ; Cahiers de droit européen, 2020, p. 107, note A. Peters ; Europe, avril 2019, comm. 158, note A. Rigaux.

[59] E. Forey, « L’interdiction de financer les cultes dans la jurisprudence administrative », Société, droit et religion, 2013/1, pp. 87-111.

[60] M. Afroukh, « Abattage rituel et liberté religieuse », in L. Boisseau-Sowinski (dir.), L’abattage sans étourdissement. Actes du colloque organisé par l’OM.I.J., Université de Limoges, 10 mai 2019, R.S.D.A., 2/2018, pp. 423-436.

[61] F. Marchadier, « La protection du bien-être de l’animal par l’Union européenne », R.T.D.E., 2018, pp. 251-271 ; O. Dubos et J.-P. Marguénaud, « La protection internationale et européenne des animaux », Pouvoirs, 2009/4, pp. 113-126 ; C. Vial, « La protection du bien-être animal par la Cour de justice de l’Union européenne », Revue de l’Union européenne, 2021, p. 461.

[62] Article 515-14 du Code civil.

[63] Article R. 214-69 du code rural.

[64] Voir J. Dutheil de la Rochère, « L’Union européenne et le phénomène religieux », in Mélanges en l’honneur de Camille Jauffret-Spinosi, Dalloz, 2013, pp. 293-303 ; G. Gonzalez, « La liberté de religion à l’épreuve de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne », R.T.D.E., 122/20 pp. 103-120 ; C. Benelbaz, « Le fait religieux dans l’Union européenne », in Mélanges en l’honneur de Bernard Pacteau, Cinquante ans de contentieux publics, Mare et Martin, coll. Liber Amicorum, 2018, pp. 107-120 ; voir également le Dossier n°10 « Heurts et malheurs de l’identité religieuse », Revue du droit des religions, 2020.

[65] C.J.U.E., Gr. Ch., 17 décembre 2020, Centraal Israëlitisch Consistorie van België, C-336/19, Europe, février 2021, comm. 43, note A. Rigaux ; Droit rural, mars 2021, comm. 66, note M. Cintrat ; J.C.P.G., 15 février 2021, 199, note G. Gonzalez ; R.D.L.F., 2021, chron. 8, note M. Oguey.

[66] P. Devienne, « Tribune contradictoire, la souffrance animale dans l’abattage rituel : entre science et droit », R.S.D.A., dossier thématique « L’abattage rituel », 2/2010, pp. 189-198.

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ParJDA

Le pigeon & le droit administratif

Art. 365.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Hugo Ricci,
Doctorant en Droit Public, Institut Maurice Hauriou,
Université Toulouse 1 Capitole, Membre du Collectif l’Unité du Droit

Oiseau granivore de la famille des colombidés, le pigeon a longuement été un animal domestique, notamment en raison de son vol rapide, et sa capacité à être dressé en vue de porter des messages. Son sens de l’orientation et sa résistance aux éléments en ont fait durant de longues années un allié indispensable de l’homme en matière de communication. Symbole de paix lorsqu’il est opposé au faucon, ou lorsqu’il désigne un pigeon blanc, la colombe a été représentée comme un animal bienveillant, tant dans la Grèce et la Rome Antique[1], que dans l’ancien et le nouveau testament ou encore dans le coran. Animal porteur d’espoir, Noé fit partir de son arche une colombe afin de savoir si les eaux avaient baissé à la surface de la terre. Porteur d’information du temps du roi Salomon jusqu’à nos jours[2], cet oiseau a transmis grands nombres de messages à travers l’histoire, en temps de paix comme en temps de guerre[3], et sur des distances pouvant aller jusqu’à un millier de kilomètre. Symbole de richesse également, notamment au moyen âge où les pigeons étaient élevés pour leur viande, et étaient protégés, les paysans ne pouvant les tuer, même s’ils dévoraient les graines semées dans les champs. Au sein des pigeonniers, le nombre de nids devait être proportionnel à la surface des terres exploités pour le compte du seigneur, et certains peu scrupuleux n’hésitèrent pas à rajouter des nids supplémentaires en vue du mariage de leur enfant… ce qui donnera l’expression qui demeure de nos jours : « se faire pigeonner ».

Jean de La Fontaine dédie à cet animal deux fables[4] aux seins desquelles il apparait comme messager de paix, fonction symbolique toujours reprise de nos jours lors d’événements à caractère pacifique. Le pigeon étant évidemment un animal, juridiquement nul ne saurait douter qu’il soit un être vivant doué de sensibilité[5].

Probablement une des espèces les plus visible en ville, le pigeon a pourtant aujourd’hui mauvaise réputation, associé aux nuisances sonores (roucoulements), visuelles et olfactives, et ce à tel point que la plupart de nos concitoyens semblent ignorer que pigeon et colombe sont en réalité le même animal. Associé à l’invasion ou une menace sanitaire, le pigeon est devenu au fil des ans un animal indésirable de nos villes, en particulier le pigeon biset, de sa dénomination latine Columba livia, aussi appelé pigeon des villes. C’est cette espèce qui nous intéresse ici, puisque c’est elle que l’on retrouve à près de 90% dans nos communes[6], à tel point d’ailleurs qu’au fil des années, le biset est devenu omnivore, se nourrissant quasi-exclusivement des restes de nourritures qui se trouvent dans nos rues.

Le point de départ de ce qui pourrait être qualifié de « virage » dans la conception de l’animal semble se situer au début des années 1950, avec la catégorisation comme « animal errant » et qui est porteur de maladie ; le Professeur Pierre Lépine publie une étude au sein du bulletin de l’académie de médecine[7] selon laquelle il démontre que près de 70% des pigeons parisiens sont porteurs d’une maladie (en particulier l’ornithose, une infection bactérienne). Cette étude sera largement reprise dans les médias de l’époque, le Parisien allant même jusqu’à parler d’envahissement de la ville[8]. La toxoplasmose, la trichomonase, les salmonelles et la chlamydiose aviaire[9], sont également des maladies zoonoses que l’on associe à ces oiseaux, et bien que les cas de transmissions restent rares, elles n’en demeurent pas moins exister.

En nombre légèrement croissant ces dernières années[10], notamment en raison du nombre assez faible de prédateur naturel, le pigeon est devenu nuisible dès lors qu’il a cessé de remplir ses fonctions : l’acidité des excréments attaque ainsi les bâtiments, édifices et le mobilier urbain, tout comme les nids, plumes et cadavres peuvent également représenter un facteur d’insalubrité ou/et de désagréments (bouchage de canalisations par exemple, qui favorise l’apparition d’autres désagréments, comme l’implantation des moustiques tigres, l’une des espèces les plus invasive au monde). Il semble par ailleurs que le pigeon soit un animal indésirable au statut juridique incertain (I), pourtant sujet de mesures de police administrative (II).

I. Le pigeon, un animal indésirable au statut juridique incertain ; quid des conséquences ?

Si le statut juridique du pigeon peut être parfois incertain (A), la responsabilité du fait de ces êtres doués de sensibilité peut poser questions (B), plusieurs régimes pouvant être invoqués.

A. Le pigeon, un animal au statut juridique parfois incertain

Tantôt animal sauvage (1), tantôt animal domestique (2), l’espèce voit son statut juridique assez incertain, tout comme tant d’autres animaux.

                        1. Le pigeon sauvage, un animal sans maître

Le statut juridique du pigeon sauvage semble enclavé entre une espèce domestique et une espèce chassable, mais n’appartenant ni à l’une ni à l’autre, se trouve ainsi dans un vide juridique qui fait de lui un res nullius. Selon le règlement sanitaire départemental, il est non seulement interdit d’attirer systématiquement ou de façon habituelle des animaux dans l’intérieur des habitations, leurs dépendances et abords[11], mais également interdit « de jeter ou de déposer des graines ou nourriture en tous lieux publics pour y attirer les animaux errants, sauvages ou redevenus tels, notamment les chats ou les pigeons »[12]. Ainsi, seuls les Maires semblent compétents pour réguler les populations présentes sur leurs communes. Pour autant, « les pigeons vivant en liberté sur le territoire d’une commune ne constituent pas la propriété de cette collectivité »[13]. Exit donc l’appropriation qu’aurait pu prévoir l’article 713 du code civil, ce qui semble par ailleurs logique, puisque ces biens meubles ne rentrent dans aucune des appropriations que prévoit le code général de la propriété des personnes publiques[14]. Cette même solution semble s’appliquer pour l’ensemble des animaux sauvages vivants.

Le fait que le pigeon sauvage ne soit ni un animal domestique, ni apprivoisé, ni tenu en captivité, exonère la répression pénale statuant sur la protection des animaux, tant à l’égard des actes de cruautés[15], de mauvais traitements[16], que des atteintes à la vie ou l’intégrité de l’animal[17].

Pour autant, cela n’interdit nullement au Maire d’une commue d’user de procédé contraceptif pour lutter contre la prolifération de l’espèce[18].

                        2. Le pigeon-voyageur, un animal domestique

L’élevage ou l’utilisation des pigeons voyageurs relève d’une réglementation propre qui semble stricte : « toute personne qui possède des pigeons voyageurs en colombier, qui en fait le commerce ou en reçoit à titre permanent ou transitoire, a l’obligation d’adhérer à une association colombophile »[19], et se voit attribuer une licence colombophile par la fédération colombophile française[20]. Les pigeons voyageurs né en France[21] doivent être immatriculés et un certificat d’immatriculation est remis au propriétaire.

B. La responsabilité des dommages causés par les pigeons

                        1. La responsabilité du fait des pigeons sauvage : res nullius

Bien que faisant partie de la catégorie des gibiers, le pigeon n’est pas concerné par la procédure d’indemnisation des dégâts causé par le gibier ou les grands gibiers[22], qui ne concerne que les sangliers et les autres espèces de grand gibier (qui comprend chevreuil, cerf élaphe, cerf sika, daim, chamois, isard[23]). Ainsi, les dégâts causés par les pigeons sauvages ne sont pas indemnisables, sauf exceptions[24].

Si la chasse aux pigeons est autorisée, l’implantation de ceux-ci est davantage concentrée dans les zones urbaines, ce qui rend ainsi leur chasse impossible, et totalement inadapté les pouvoirs de police traditionnel du maire, consistant en des battues administratives[25]

Le maire d’une commune qui déciderait d’implanter un pigeonnier pour réguler la population de pigeon devient propriétaire non seulement du pigeonnier mais également de ses habitants, ceux-ci devenant juridiquement immeuble par destination ; il devra alors répondre des éventuels dommages causés par eux. Restera pour le défendeur la lourde tache de prouver que les dommages seront issus des pigeons du pigeonnier municipal et non d’autres oiseaux…

                        2. La responsabilité du fait du pigeon domestique : un objet de garde

Traditionnellement, la responsabilité repose sur l’existence d’un dommage, causé par son propre fait, mais également par celui qui est causé par les choses que l’on a sous sa garde[26], et ce même égaré ou échappé[27].

Plus spécifiquement, le code rural[28] les assimiles à des volailles, et permet ainsi aux fermiers voisins de demander réparation en cas de dommages causé par ceux-ci. Les voisins pouvant aller jusqu’à tuer les volailles, mais seulement sur le lieu, au moment du dégât, et sans pouvoir se les approprier. Ils sont ainsi assimilés à des objets de garde au sens de l’article 1243 du Code civil, obligeant les propriétaires à réparer les dommages qu’ils causent[29], mais encore faut-il les identifier…

                        3. Les dommages causés aux avions lors du décollage : une responsabilité pour défaut d’entretien normal des ouvrages publics

Bien que pouvant apparaître comme capillotractée, il convient de s’intéresser au cas spécifique de la responsabilité pour faute présumée de l’Etat, du fait du défaut d’entretien normal des ouvrages publics que constituent les pistes aéronautiques. Un quelconque dommage qui surviendrait de la collision entre un avion et un (ou des) pigeons (ou tout autre oiseau) relèverait du régime de responsabilité des travaux publics[30], à condition qu’il soit sur la piste et non dans un couloir aérien, celui-ci ne constituant pas un ouvrage public[31]. L’obligation est de moyen et non de résultat, le juge étant très méticuleux s’agissant de l’analyse[32], l’Etat n’arrivant d’ailleurs pas toujours à prouver l’entretien normal, et tout défaut de surveillance dans les missions de prévention du péril aviaire est de nature à engager sa responsabilité[33].

II. Le pigeon, sujet de mesures de police administrative : la lutte contre la présence invasive du pigeon sur le domaine public

Faute d’être une espèce inscrite au niveau national sur la liste des animaux nuisibles par le ministre chargé de la chasse[34], le Préfet de Département[35] ne peut classer les espèces de pigeons[36] dans la liste des espèces susceptibles d’occasionner des dégâts, c’est-à-dire de le considérer comme un animal nuisible.

Pourtant, l’animal demeure un indésirable de nos villes, la terminologie étant davantage sociologique que juridique, le biset étant assimilé à un « rat[37] volant » en association avec son image : porteur des maladies, vivant dans la saleté et la souillure. La prolifération du pigeon en zone urbaine a entrainé de facto une réaction des collectivités locales, qui tentent de les éradiquer.

De façon traditionnelle, le Maire est l’autorité compétente pour prendre et faire respecter les mesures nécessaires au maintien du « bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques »[38] auquel s’ajoute le respect de la dignité de la personne humaine[39] et la défense de la moralité publique[40]. Il convient de s’intéresser aux fondements de la lutte contre cet animal indésirable (A), avant de s’intéresser aux méthodes de lutte dont disposent les élus (B).

A. Les fondements de la lutte contre l’oiseau indésirable

Dans le cadre de son pouvoir de police administrative, le maire mène des opérations en vue de juguler la croissance des pigeons sur sa commune, dès lors que c’est nécessaire. Deux types de reproches peuvent être fait à l’occupant peu soigneux des édifices publics : l’atteinte à la salubrité publique, par le biais des déjections mais également – nous l’avons vu – par le biais de la nécessité de lutter contre les maladies infectieuses que peuvent porter ces populations d’oiseaux ; et l’atteinte à la tranquillité publique par l’existence des roucoulements intempestifs. Par extension, l’atteinte à l’esthétisme public ou à la bonne réputation de la ville pourrait être également invoqué, tout particulièrement pour les communes fortement touristiques, par la dégradation des édifices et plus encore des monuments historiques.

B. Les méthodes de lutte contre la prolifération des pigeons

L’animal étant indésirable dans les communes, ces dernières ont mis en œuvre plusieurs techniques de lutte pour éviter la prolifération des pigeons.

  1. Les captures à visée euthanasique

L’objectif de la capture est de réduire le nombre de pigeons à un endroit donnée de façon rapide, dès lors que leur présence est gênante. Généralement effectué en 3 temps, nourrissage pour les attirer, captures à l’aide de filets ou cages-trappes, puis euthanasie par gazage ou injection. Non seulement ces méthodes sont jugées comme « d’un autre âge » par les associations de défenses des animaux, mais elles sont également efficaces que sur du court terme ; à moyen terme, une compensation démographique semble s’effectuer avec les populations voisines.

2. La stérilisation chimique

Une des méthodes qui semble les plus prisés par les communes, bien que cela soit difficilement vérifiable en l’état actuel des choses, la stérilisation chimique repose sur la distribution de graines de maïs enrobées d’hormones (médicament vétérinaire du nom d’ornisteril), mais une unique molécule est disponible à ce jour, et qui nécessite d’être distribué en continue, le processus étant réversible le cas échéant. La stérilisation chimique représente donc également un coût important pour les communes, puisque nécessitant l’achat de graines à l’année, et que les résultats nécessitent pour être très significatifs plusieurs années (diminution de quasiment 50% en 6 ans)[41]. Ces efforts pouvant être mis à mal par les badauds nourrissant les pigeons, entrainant une baisse de la consommation des graines contraceptives et donc de moins bons résultats.

3. L’utilisation de moyens répulsifs

Les sociétés spécialisées et les associations de protections animales proposent et recommandent un certain nombre de dispositifs empêchant les pigeons de se poser, comme par exemple des câbles tendus sur les corniches ou des pics métalliques, qui empêchent l’oiseau de se poser. A cela s’ajoute des obstructeurs de tuiles pour éviter la nidification, et des répulsifs sous forme de granulés ou de sprays, mais qui nécessitent d’être renouvelé régulièrement, et entrainent un coût prohibitif pour les communes. Des moyens électromagnétiques (ou à ultrason) existent aussi depuis 1997 mais le coût élevé et le rayon d’action limité confine ce moyen de lutte aux communes dotées de moyens financiers conséquents[42], et avec l’apparition ces dernières années de nombreuses associations de personnes électrosensibles[43], l’implantation de ce type d’appareil risque de devenir plus problématique. Enfin, le principe même du répulsif étant de déplacer le problème ailleurs, il n’est généralement pas satisfaisant.

4. L’introduction de prédateurs naturels[44]

Plusieurs communes (Berlin, Prague, Varsovie) ont renforcé la présence de prédateurs naturels des pigeons, notamment en installant des nichoirs sur des bâtiments très élevés pour permettre au faucon pèlerin de s’installer. Si un couple consomme entre 100 et 200 pigeons par an, cela ne limite que très faiblement la population de biset présente sur la commune ; de plus, le faucon pèlerin ne se nourrit pas exclusivement de pigeon, ce qui peut laisser présager la diminution d’autres espèces.

5. Les pigeonniers publics comme outil de régulation

Les autres moyens de lutte étant parfois inefficaces, certaines communes, comme la ville de Toulouse[45], ont décidé de réinstaurer l’utilisation des pigeonniers publics, mais à visée contraceptive. Le principe est de fixer des couples de pigeons sous forme d’une colonie en un lieu unique, et de réduire drastiquement la population via la technique dite du « claquage » des œufs, qui consiste à les secouer pour éviter la fécondation. Les œufs sont laissés en place quelques semaines, dans l’objectif que le couple continue de couver sans se rendre compte qu’il n’y aura pas d’oisillon et ne déserte pas le nid. L’initiative relativement récente (fin 2019) devrait permettre d’en tirer toutes les conclusions, mais le mode de vie du pigeon semble montrer que ce sont des animaux qui défèquent essentiellement là où ils dorment et sur leur lieu de nidification, ce qui permet déjà de réguler les déjections. Par ailleurs, la constitution d’une colonie permet également de limiter les nuisances sonores (roucoulements) par la concentration en un lieu unique, généralement situé loin des habitations. Plus durable, le coût financier à long terme semble relativement raisonnable, surtout comparé aux autres méthodes qui ne sont efficaces qu’à court ou moyen terme[46].

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 365.


[1] La colombe était l’oiseau de Vénus, voir en ce sens Lamart., Méditations,1820, p.212

[2] Voir en ce sens Florence Calvet, Jean-Paul Demonchaux, Régis Lamand et Gilles Bornert, « Une brève histoire de la colombophilie », Revue historique des armées, n°248, 2007, pp 93-105

[3] Un film d’animation s’inspire d’ailleurs d’un pigeon voyageur français décoré de la Croix de guerre 1914-1918 pendant la Première Guerre mondiale. Voir en ce sens « Vaillant, pigeon de combat ! » réalisé par Gary Chapman, 2005, Studios Vanguard

[4] « Les Deux Pigeons » et « Les Vautours et les Pigeons », J. de La Fontaine 1678, Livre VII,

[5] Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures

[6] Données issues de la ligue pour la protection des oiseaux, [en ligne] www.lpo.fr

[7] P. Lépine, « L’infection des pigeons parisiens par le virus de l’ornithose », avec V. Sauter, Bulletin de l’académie de médecine, 1951

[8] Le Parisien, 12 décembre 1964 : « Paris est envahi, on parle de 100 000 à 400 000 pigeons, voire un million »

[9] Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments, Bulletin Epidémiologique n°22, septembre 2006

[10] Office Nationale de la Chasse et de la Faune Sauvage, Chiffres entre 1996 et 2014, « Pigeon colombin, Pigeon ramier et Tourterelle turque – Effectifs nicheurs » [en ligne] disponible sur oncfs.gouv.fr

[11] Règlements Sanitaires départementaux, Article 26

[12] Règlements Sanitaires départementaux Article 120

[13] Conseil d’Etat, 6 / 2 SSR, du 4 décembre 1995, n°133880, mentionné aux tables du recueil Lebon

[14] Voir en ce sens code général de la propriété des personnes publiques, articles L1122-1, L1123-1 et suivants

[15] Code pénal, Article L.521-1

[16] Code pénal, Article R.654-1

[17] Code pénal, Article R. 653-1

[18] Conseil d’Etat, 6 / 2 SSR, du 4 décembre 1995, n°133880, précité

[19] Code Rural, art. L. 211-31

[20] Code Rural, art. L. 211-14

[21] France métropolitaine, en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique, à La Réunion ou à Mayotte.

[22] Code de l’environnement, Articles L. 426-1 et suivants

[23] Code de l’environnement, Article R426-10

[24] Voir infra sur le cas des aéroports

[25] Code général des collectivités territoriales, Article L2122-21, 9°

[26] Code Civil, Article 1242

[27] Code Civil, Article 1243

[28] Code rural, L. 211-5, al. 3

[29] Cour de Cassation, Chambre civile 2, du 24 mai 1991, 90-12.912, Publié au bulletin

[30] Conseil d’Etat, 6 /10 SSR, du 28 juin 1989, n°75335, mentionné aux tables du recueil Lebon

[31] Conseil d’État – 10/ 4 SSR, du 22 mars 1989, n° 89360

[32] Cour administrative d’appel de de Marseille – 6ème chambre – formation à 3, 23 juin 2008 / n° 05MA00761

[33] Cour administrative d’appel de de Paris – 3ème chambre, 7 mai 2008 / n° 05PA04098 « Considérant que l’accident litigieux a été causé par la présence de vanneaux huppés sur la piste 25 de l’aéroport lors du décollage de l’avion, alors que ce site n’avait pas été visité par le service de prévention du péril aviaire depuis 16 heures au moins et que les moyens fixes d’effarouchement étaient hors d’usage ; que les fautes commises par l’Etat dans sa mission de lutte contre le péril aviaire sur les aérodromes doivent donc être regardées, alors même qu’elles n’ont entraîné que la perte d’une chance sérieuse d’éviter l’accident, comme à l’origine de celui-ci ; que l’Etat doit donc être déclaré entièrement responsable des conséquences dommageables de cet accident ».

[34] Code de l’environnement, Article R427-6

[35] Code de l’environnement, Article R427-7

[36] Arrêté du 3 avril 2012 pris pour l’application de l’article R. 427-6 du code de l’environnement et fixant la liste, les périodes et les modalités de destruction des animaux d’espèces susceptibles d’être classées nuisibles par arrêté du préfet

[37] Le rat n’est pas non plus inscrit sur la liste des animaux nuisibles

[38] Code général des collectivités territoriales, Article L2221-2

[39] Conseil d’État, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n° 136727 

[40] Conseil d’Etat, Section, du 18 décembre 1959, n°36385 et n°36428, Société « Les films Lutétia »

[41] Martin Dobeic1, Štefan Pintarič, Ksenija Vlahović, and Alenka Dovč, Feral pigeon (Columba livia) population management in Ljubljana, Université de Ljubljana VETERINARSKI arhiv 81, 285-298, 2011

[42] Matthieu BROUSSOIS, Etude d’un dispositif électromagnétique de lutte contre les pigeons, Thèse de doctorat Vétérinaire, Faculté de Médecine de Créteil, 2005

[43] Que l’Organisation Mondiale de la Santé qualifie « d’intolérance environnementale idiopathique aux champs électromagnétiques », voir en ce sens OMS, Champs électromagnétiques et santé publique : hypersensibilité électromagnétique, décembre 2005 [en ligne] disponible sur www.who.int

[44] Gestion coordonnée de la population de pigeons de dans les différentes communes Bruxelloises, Institut Bruxellois pour la Gestion de l’Environnement, juin 2017 [en ligne] disponible sur www.environnement.brussels

[45] Voir en ce sens, Le pigeonnier du jardin Bergougnan, Mairie de Toulouse, toulouse.fr

[46] Myriem Lahidely, La gazette des communes, « Contre les pigeons, l’habitat contraceptif fait son nid », novembre 2013

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ParJDA

De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

Art. 363.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Isabelle POIROT-MAZERES
Professeur de droit public
Université Toulouse I Capitole

La recherche d’une qualification juridique.

 Drôle d’endroit qu’un journal ancestral de droit administratif pour évoquer les insectes même si quelques-uns, tels vrillettes, poissons d’argent (lépismes) ou cafards ne l’auraient pas dédaigné avant que les pages n’en soient plus que virtuelles. Monde étrange et étranger aussi, dans le règne animal, le plus éloigné de nous, physiologiquement et intellectuellement[1], qui pour les zoologistes et dans leur lignée les juristes, pose d’épineux problèmes de définition et de qualification.

Alors qu’en ce début de XIXe, comme le raconte Jean-Marc Drouin dans sa « Philosophie de l’insecte »[2], la biologie commence à séparer au sein de la grande famille des invertébrés, les insectes des crustacés, Lamarck établit une distinction entre les insectes[3] et les arachnides[4] (elle-même sans portée toutefois pour le Droit qui, nous y reviendrons, ne les saisit jamais en tant que tels mais par leurs incidences sur la vie humaine). Désormais, la définition est établie : l’insecte est un animal à squelette externe (exo squelette), avec une tête, un thorax et un abdomen, trois paires de pattes, une paire d’antennes et deux paires d’ailes (qui peuvent être atrophiées ou avoir disparu)[5].

L’appartenance au monde animal est scientifiquement établie. Pour autant, et au vu de l’immensité du règne animal, doit-on considérer que les diverses dispositions du droit animalier leur sont applicables ?

La mouche: Maître de Francfort. Détail du portrait de l’artiste et son épouse.
H/B. Anvers Musée Royal des Beaux Arts

Un animal, qualification minimale

La question du statut juridique de l’animal est connue et a fait l’objet de maintes analyses et débats serrés[6], sans que soient levées les ambiguïtés autour du ou plutôt des statuts juridiques appliqués aux animaux,  tous construits à partir de leur rapport à l’homme. Depuis longtemps, l’animal est saisi par le droit, classé, protégé ou poursuivi, en fonction des services qu’il rend ou sévices qu’il fait subir aux hommes, leurs animaux ou leurs cultures. L’insecte, à cet égard, est susceptible d’entrer, à un titre ou un autre, dans chacune des catégories et sous catégories établies par le droit à partir de la qualification initiale de « chose » et plus particulièrement de « bien » attribuée traditionnellement aux animaux. Ces classifications sont construites sur deux critères : d’une part « la faculté d’appropriation de l’animal », sa proximité à l’homme, et d’autre part la fonction qu’il remplit à son service[7]. La combinaison de ces deux approches ouvre en droit deux catégories avec des régimes différents, celle des animaux domestiques (animaux de production, de compagnie, de laboratoire et animaux tenus en captivité) et celle des animaux sauvages, biens sans maître pour le Code civil, qui se subdivisent en espèces « protégées » ou « chassables » qu’elles soient gibiers ou nuisibles. Ces classifications déterminent en grande partie le régime de protection dont les espèces animales bénéficient, sur une échelle qui va de l’extrême préservation à l’élimination encadrée des animaux susceptibles de causer des dommages. De tous les animaux, les insectes sont certainement, aux côtés sans doute des coquillages et des vers de terre, les moins protégés par le Droit, hors les exploitations que l’on peut en tirer. Il leur manque en effet une dimension devenue cruciale dans le traitement des animaux et la protection reconnue par le Droit, la sensibilité.

On se rappelle que c’est à l’occasion de l’adoption de la loi relative à la modernisation et à la simplification du droit dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, que fut inséré dans le code civil, en tête du livre II consacré aux biens un article 515-14 aux termes duquel : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », avancée notable, quoique tempérée par la référence réitérée de leur soumission au régime des biens. Cette reconnaissance n’était pas en soi inédite puisque, avant même le Code civil, le Code rural dès septembre 2000, sur d’autres considérations, avait reconnu à l’animal un statut protecteur dans un chapitre dédié ouvert par l’article L. 214-1: « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce »[8]. Quant au Code pénal, il consacrait  également un chapitre unique à reconnaître et sanctionner une protection pour l’animal[9]. La modification du Code civil s’imposait donc aussi aux fins d’harmonisation des dispositions juridiques, y compris avec le droit européen[10]. Ainsi, « la sensibilité de l’animal, entendue comme la capacité de celui-ci à la sensation et à la perception, tant physiologique que psychologique », voire à la « sentience »[11], semble être devenue le dénominateur commun, ou du moins une préoccupation commune des différentes branches du droit positif »[12] et l’axe articulant les niveaux de protection. Ces aspects rappelés, l’on s’interroge sur leur applicabilité aux insectes.

L’insecte, animal sensible ?

Certains auteurs soulignent que la définition prévue à l’article 515-14 du Code civil ne saurait s’appliquer à tous les animaux, mais seulement à une infime minorité d’animaux supérieurs, susceptibles d’être concernés par une appropriation, et plus particulièrement aux animaux domestiques[13]. Or, à envisager ces derniers, certaines espèces d’insectes, cas rares mais exemplaires, sont utilisées, élevées et exploitées par l’homme, depuis la nuit des temps, au premier rang desquels les insectes pollinisateurs, l’abeille domestique en étant la plus merveilleuse illustration. On pourrait simplement objecter que le texte longtemps n’a pas visé les abeilles mais les ruches, par un effet de métonymie faisant disparaître l’insecte derrière l’essaim, lui-même matérialisé par son habitacle[14]. Actuellement, parmi les nouveaux animaux de compagnie figurent, aux côtés des serpents et des araignées, différents insectes, de la blatte souffleuse au grillon en passant par les maquechs, scarabées qui font office tout à la fois d’animaux de compagnie et de bijoux vivants[15].

Quoiqu’il en soit, les insectes sont, comme nous l’enseignent les sciences -et tant que le droit comme l’éthique y alignent leur approche[16]-, dépourvus de sensibilité au sens établi du terme  et échappent de ce fait à la protection instituée par les textes, qui ne concernent que les vertébrés et les céphalopodes.

En revanche, dans la mesure où ils présentent intérêt ou nuisance, ils entrent dans le Droit via leurs incidences sur la vie et les nécessités humaines. A ce titre, ils sont visés, explicitement ou non, par divers codes, le code rural et de la pêche maritime, le code de la santé publique ou encore le code de l’environnement. Ils y sont saisis, comme phénomènes collectifs, au travers de multiples règlementations et pouvoirs de police administrative, mobilisés au soutien soit de la lutte contre les « malfaisants » (I) soit de la protection des « utiles » et des alliés (II).

Dürer, Albrecht ; 1471–1528. “Lucane cerf-volant” (Lucanus cervus), 1505.

I. L’organisation des luttes

Notre vécu avec les insectes est depuis toujours frappé d’une équivoque, qui imprègne notre imaginaire, de la cigale de La Fontaine ou Maia l’abeille à Arachne[17]ou au « monstrueux insecte » de la Métamorphose. Mouvement d’attraction et plus souvent de répulsion que focalisent les « nuisibles », catégorie vaste et indistincte, qualificatif dont on a finalement supprimé la référence dans les codes même s’il demeure dans le langage quotidien pour désigner toutes bestioles volantes ou rampantes qui infectent et affectent nos jours et nos nuits. Cette qualification en effet, qui reste très usitée dans les domaines de l’agriculture, de la sylviculture, comme du jardinage ou de l’hygiène, n’a en elle-même guère de sens. Nul n’est nuisible en lui-même, chaque animal jouant un rôle dans l’écosystème et dans sa niche écologique. En revanche, par nature ou du fait d’un déséquilibre, certaines espèces peuvent avoir des effets gênants ou délétères pour la santé publique ou certaines activités humaines, affectant animaux ou végétaux. Ce caractère n’est donc signifiant que mis en relation avec l’homme et c’est à ce titre que ces espèces ou individus sont saisis par le droit. De ce vaste ensemble des « nuisibles », les insectes sont le groupe le plus important et le plus difficile à contrer qu’ils soient destructeurs (des criquets aux termites en passant par les doryphores) ou vecteurs de maladies (de la punaise à la tique en passant par les puces).

A. Destructeurs

Ravageurs et parasites, souvent les deux, ces insectes, si leur place dans la biodiversité ne peut être mise en doute, n’en ont jamais eu dans les sociétés humaines, sauf comme fléaux, à l’instar des sauterelles de l’Exode, huitième plaie d’Egypte[18]

1. Des ravageurs

Le concept d’insecte ravageur s’oppose à celui d’insecte auxiliaire, utile voire indispensable à la production agricole comme le sont les pollinisateurs. C’est clairement une notion anthropocentrique, centrée sur l’utilité à l’homme, qui ne fait aucune part à la contribution de ces insectes phytophages à l’environnement dans lequel ils se reproduisent spontanément, en fonction de la dynamique de leurs plantes-hôtes. Quoiqu’il en soit, on désigne sous cette appellation les espèces s’attaquant aux cultures agricoles et aux jardins, ainsi qu’aux denrées entreposées. Les dégâts peuvent être causés par les insectes adultes (imagos) ou leurs larves. L’INRA distingue à cet égard les insectes piqueurs-suceurs exophages (pucerons ou aphides, cochenilles, tigres, aleurodes, cicadelles, psylles et punaises), les insectes défoliateurs ou phyllophages (broyeurs, brouteurs, déchiqueteurs, décapeurs comme les processionnaires, les charançons, criquets et sauterelles) et les insectes endophytes, qui vivent à l’intérieur du végétal dont ils se nourrissent (eux-mêmes se répartissent entre galligènes tels les pucerons, mineurs,  foreurs, et xylophages parmi lesquels capricornes, cossus, termites, …).

La lutte contre ces ravageurs occupe depuis les temps archaïques tous les agriculteurs, d’abord par des procédés biologiques, biopesticides[19] ou recours d’autres espèces (les coccinelles contre les pucerons ou les araignées rouges). Les avancées de la chimie au XXème siècle ont permis le développement massif des produits phytopharmaceutiques et phytosanitaires. La production, la commercialisation et l’usage de ces produits sont strictement encadrés par un règlement européen,  n°1107/2009 du 21octobre 2009[20], ainsi que par le  code rural et de la pêche maritime (L.253-1 et s.).

Aujourd’hui, cette lutte contre les nuisibles doit se concilier avec la protection de l’environnement. Dans ce but, a rappelé le Conseil d’Etat dans l’une des affaires mettant en cause le glyphosate, « le législateur a organisé une police spéciale de la mise sur le marché, de la détention et de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, confiée à l’Etat et dont l’objet est, conformément au droit de l’Union européenne, d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement tout en améliorant la production agricole et de créer un cadre juridique commun pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, alors que les effets de long terme de ces produits sur la santé restent, en l’état des connaissances scientifiques, incertains »[21].  Il est ainsi prévu que « sans préjudice des missions confiées à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et des dispositions de l’article L. 211-1 du code de l’environnement, l’autorité administrative peut, dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, prendre toute mesure d’interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l’utilisation et la détention de (ces) produits » (L.253-7).  L’utilisation même de ces produits, par les services publics, les entreprises ou les particuliers est rigoureusement encadrée et limitée, comme nous le verrons à propos des néonicotinoïdes.

2. Des parasites

Outre les dégâts aux végétaux, une place particulière dans la règlementation est faite à la prévention des dommages causés aux habitats qui vise les insectes xylophages -termites, capricornes, fourmis charpentières, vrillettes…

Le Code de la construction et de l’habitation intègre à cette fin des dispositions imposant que  « les bâtiments (soient) conçus et construits de façon à assurer la résistance de leur structure à l’action des termites et d’autres insectes à larves xylophages présents localement ». Sont aussi prévues diverses mesures de protection selon lesquelles « doivent être mis en oeuvre, pour les éléments participant à la solidité des structures, soit des bois naturellement résistant aux insectes ou des bois ou matériaux dérivés dont la durabilité a été renforcée, soit des dispositifs permettant le traitement ou le remplacement des éléments en bois ou matériaux dérivés » (Art. R. 112-2).

S’agissant plus particulièrement de l’infestation par les termites, les zones contaminées sont définies par un arrêté préfectoral. Dans ces zones, le maire peut obliger les propriétaires ou syndics de copropriété à faire réaliser un diagnostic termites. En dehors de ces zones, tout occupant qui remarque la présence de termites dans son logement doit en faire la déclaration en mairie.  En cas de vente de tout ou partie d’un immeuble bâti situé dans les zones ainsi délimitées, le vendeur doit fournir un état relatif à la présence de termites pour pouvoir s’exonérer de la garantie des vices cachés[22].

Doté d’un pouvoir d’injonction lui permettant comme en matière de lutte contre le plomb ou l’amiante d’imposer la recherche de termites comme les travaux de prévention et d’éradication nécessaires, le maire est tenu d’en faire usage, en application des obligations d’agir qui sont classiquement les siennes en matière d’exercice de police administrative générale et spéciale.

A cet égard, le maintien et la garantie de la salubrité et de l’hygiène publique, éléments de l’ordre public, même s’ils n’en sont pas les plus souvent mobilisés, sous-tendent nombre de responsabilités des autorités publiques. Le juge a eu ainsi l’occasion de prononcer à ce titre quelques condamnations pour carence fautive[23], et ce, en présence d’insectes,  non plus ravageurs mais porteurs possibles de maladies.

B. Vecteurs

L’image en est ancienne de ces « vermines et parasites » diffuseurs de maladies dites « vectorielles ». On inclura dans notre tableau (alors même qu’elle appartient à la famille des arachnides), la tique, aux côtés des moustiques, des poux, puces, punaises, tous susceptibles de transmettre des virus (chikungunya, fièvre jaune, dengue, etc.), des bactéries (maladie de Lyme, peste, etc.), ou des parasites (paludisme, maladie du sommeil, leishmanioses, filarioses, etc.). Si la santé de l’homme fait l’objet d’une attention particulière depuis que la science a permis  d’identifier les vecteurs et processus de contamination, la santé animale a toujours été surveillée : d’abord pour des raisons économiques afin de préserver les animaux domestiques[24], et désormais, très attentivement, pour des raisons sanitaires, les épizooties se muant de plus en plus fréquemment, du fait de la transformation des milieux, en zoonoses. La surveillance de la transmission à l’homme associée à la lutte contre ces insectes obéit à deux préoccupations parfois corrélées : d’une part contrer les nuisances comme la suspicion sur la salubrité des lieux qu’ils provoquent (cas des blattes, cafards, mouches, puces ou punaises de lits) et d’autre part prévenir les pathologies qu’ils transmettent ou que leur présence induit. Cette intervention est, dans le cas des plus menaçants d’entre eux, requise et encadrée, responsabilité des pouvoirs publics qu’il s’agisse de la salubrité des locaux ou des milieux.

1. Des lieux

La loi met d’abord à la charge des propriétaires privés la responsabilité de la désinsectisation des logements et autre local, en particulier dans le cas de mise en location. La loi n°2018-1021 dite ELAN du 23 novembre 2018 est venue compléter à ce sujet la notion de « logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé »[25] en y ajoutant une condition essentielle, celui-ci doit être « exempt de toute infestation d’espèces nuisibles et parasites ».

Cette obligation s’impose aussi aux établissements publics et aux collectivités publiques pour leurs locaux et bâtiments qui en dépendent et toute carence est de nature à être considérée comme fautive. La mise en cause du centre pénitentiaire des Baumettes est à cet égard un cas d’école, traité en urgence par le Conseil d’Etat à la suite d’une intervention du Contrôleur général des lieux de privation de liberté[26] au constat alors fait que les locaux y sont « infestés d’animaux nuisibles ; que les rats y prolifèrent et y circulent, en particulier la nuit ; (que) de nombreux insectes, tels des cafards, cloportes et moucherons, colonisent les espaces communs ainsi que certaines cellules, y compris les réfrigérateurs des détenus ; (…) qu’une telle situation, que l’administration pénitentiaire ne conteste pas, affecte la dignité des détenus et est de nature à engendrer un risque sanitaire pour l’ensemble des personnes fréquentant l’établissement, constituant par là même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale »[27].

2. Des milieux

Responsabilité des collectivités territoriales, cette mission a pris une importance particulière avec la multiplication des maladies vectorielles, singulièrement les arboviroses[28].  La lutte contre les moustiques offre à cet égard une illustration de l’articulation nécessaire de divers niveaux de compétences. Obligation internationale de la France dans le cadre du Règlement sanitaire international de l’OMS, et placée dès les années 60 dans la sphère d’action du département[29], la prévention des maladies vectorielles à moustiques est désormais intégrée dans le plan « Priorité Prévention » porté par le Gouvernement. Elle est devenue avec la montée des changements climatiques et environnementaux, la globalisation des échanges et la multiplication de cas de foyers sur le territoire, une mission de l’Etat, associant les collectivités locales et les ARS, comme le résume l’instruction de la DGS du 12 décembre 2019 relative à la prévention des arboviroses : « L’organisation des missions de prévention des maladies vectorielles à moustiques doit donc être repensée pour la consolider au niveau national, tout en laissant aux territoires la possibilité de s’adapter en fonction de leurs dynamiques et de leurs enjeux »[30]. Ainsi, un arrêté du 23 juillet 2019 appelé à fixer, en application de l’article L.3114-5 du code de la santé publique, la liste des départements « où est constatée l’existence de conditions entraînant le développement ou un risque de développement de maladies humaines transmises par l’intermédiaire de moustiques et constituant une menace pour la santé de la population » a classé l’ensemble des départements comme à risque de développement d’arboviroses. Dans cette perspective, le décret n°2019-258 du 29 mars 2019 relatif à la prévention des maladies vectorielles refond les dispositions du code de la santé publique sur la lutte anti-vectorielle, en détaillant les objectifs de la lutte contre les maladies transmises par les insectes et les mesures susceptibles d’être prises pour faire obstacle à ce risque (R.3114-9 code de la santé publique). Il intègre également dans ce dispositif global de gestion des arboviroses et des milieux palustres, les ARS, chargées de la surveillance entomologique des nouvelles espèces vectrices et des missions d’intervention autour des cas humains. Ce texte  renforce aussi le rôle du préfet[31] et conforte celui des maires qui disposaient déjà en ce domaine d’un arsenal solide de pouvoirs de police administrative générale et spéciale[32]. Les conseils départementaux, en charge de la démoustication,  sont confirmés dans leur compétence, complétant un dispositif en polyphonie dont la fragmentation est propice aux éventuels conflits entre autorités de polices[33].

Enfin, et c’est sans doute la dimension la moins connue, la lutte passe aussi par une meilleure connaissance des espèces vectrices de maladies. A ce titre, l’entomologie médicale et vétérinaire, formation offerte aux professionnels de santé, est appelée à intégrer l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics.

Il s’agit dans le même mouvement de mieux appréhender ce monde encore largement inexploré  et de contribuer en retour aux politiques destinées, à l’inverse des précédentes, à préserver ceux des insectes utiles ou « alliés » à l’homme.

Abeilles et ruches ; enluminure (…)

II. La protection des alliances

Les insectes utiles à l’homme, quand ce n’est pas essentiels à sa survie, sont pléthore et tous dans leur globalité participent d’un équilibre que l’on sait déjà fortement compromis par l’altération de la faune entomologique, plus de 30 % des espèces d’insectes étant menacées d’extinction. L’alliance de l’insecte et de l’homme est celle, selon les cas, d’un rapport d’exploitation, d’usage ou de consommation, les insectes pouvant être auxiliaires précieux (A) ou ressource au double mérite d’être, pour les hommes, inépuisable et insensible (B).

A. L’insecte auxiliaire

Si l’image évoque le miel, la cire, la soie, ou la poudre de carmin de la cochenille, nous y intégrerons, par licence argumentative, celle de la multitude dont le fourmillement tient le monde en équilibre, et dont on sait les risques de disparition aux incidences annoncées comme cataclysmiques. Aussi, avant même d’évoquer ceux qui nous servent, faut-il faire une place à ceux qui nous obligent du fait de leur place dans l’écosystème et qui sont  d’ores et déjà menacés au point d’en être dotés par exception, d’un statut protecteur.

1. Le statut protecteur d’« espèces protégées » pour certains

Soutenu par un corpus dense de régimes juridiques au niveau international, européen et interne[34],  l’arrêté du 23 avril 2007 fixe la liste des 64 espèces d’insectes protégés sur l’ensemble du territoire ainsi que les modalités de leur protection par des mesures d’interdiction ou d’autorisation administrative préalable. Sont en particulier ainsi interdits pour certains d’entre eux d’une part « la destruction ou l’enlèvement des oeufs, des larves et des nymphes, la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel » et d’autre part « la destruction, l’altération ou la dégradation des sites de reproduction et des aires de repos des animaux ». La détention, le transport, la naturalisation, la vente ou l’achat, l’utilisation commerciale ou non, l’échange, font également l’objet de dispositions restrictives sous contrôle des autorités publiques.

Les objectifs sont tout à la fois de protéger les individus vivants, leur habitat et les spécimens victimes des collectionneurs. On reste perplexe toutefois face à un texte utile mais datant de presque 15 ans au regard des menaces croissantes sur la biodiversité et les données livrées par plusieurs enquêtes sur le déclin rapide des populations d’insectes.

2. La protection des « utiles »

S’il est un insecte qui concentre tous les questionnements et inquiétudes au sujet de la biodiversité et des équilibres écologiques et agricoles à venir, c’est certainement l’abeille et au-delà tous les pollinisateurs. Car les menaces lui sont multiples, qui ont conduit à mettre en place divers mécanismes de protection juridique afin d’en faire disparaître les facteurs, dans la limite toutefois des contraintes économiques et du respect des écosystèmes…

Si les contentieux mettant en cause les produits phytosanitaires ont focalisé la plupart des débats et controverses, le sujet, moins polémique, des menaces que représentent d’autres espèces pour la survie des insectes « utiles » exige une expertise serrée et une réponse pondérée à la mesure de la fragilité des écosystèmes. Certains cas de concurrences délétères semblent aujourd’hui suffisamment documentés pour que le code de la santé comme le code de l’environnement puissent les régler au travers du régime de  lutte contre les espèces nuisibles.  L’exemple le plus emblématique est celui de la prolifération depuis 2004 du frelon asiatique, Vespa velutina nigrithorax, qui décime les ruches, les abeilles constituant l’essentiel de son régime alimentaire. Il est devenu en quelques années, aux côtés de l’acarien varroa destructor, un danger majeur pour l’apiculture et plus généralement l’agriculture et notre sécurité alimentaire, fortement dépendantes de la pollinisation. Il représente aussi un danger pour la santé publique dès lors que sa piqûre peut être mortelle.

Sans qu’il soit pertinent de créer en la matière un pouvoir de police spéciale[35], les maires ont à leur disposition leur pouvoir de police administrative générale de l’article L. 2212-2 du CGCT, dont ils doivent user en en cas de menace grave et imminente pour la sécurité publique. S’agissant très particulièrement des guêpes et frelons, les collectivités territoriales ont l’obligation non seulement d’informer les populations mais aussi de supprimer les habitats dans les espaces et bâtiments publics dont elles ont la charge, au risque d’engager leur responsabilité[36]. Au-delà, le frelon asiatique relève de deux cadres règlementaires différents. Les premières dispositions spécifiques ont été prises en application du décret du 23 mars 2012[37]  qui ont permis le classement du frelon asiatique en danger sanitaire  de deuxième catégorie pour l’abeille domestique Apis mellifera sur tout le territoire français[38]. Ce classement est toutefois aujourd’hui considéré comme insuffisant car s’il confie à la filière apicole « l’élaboration et le déploiement d’une stratégie nationale de prévention, de surveillance et lutte », l’État pouvant apporter son appui sur le plan réglementaire notamment en imposant certaines actions de lutte aux apiculteurs[39], les actions d’élimination restent financièrement à la charge des apiculteurs[40]. De surcroît, son classement sur la liste des d’espèce exotiques  envahissantes[41] donne d’autres moyens d’action puisque selon l’article L.411-8 du code de l’environnement, dès que la présence dans le milieu naturel d’une de ces espèces est constatée, « l’autorité administrative peut procéder ou faire procéder à la capture, au prélèvement, à la garde ou à la destruction des spécimens de cette espèce», ce qui permet en particulier aux préfets d’engager des opérations de destruction des nids de frelons asiatiques quels que soient les lieux où ils seront identifiés. Actuellement, la lutte contre cet insecte  est ainsi doublement assurée mais sans que le frelon soit pour l’instant classé comme espèce nuisible « menace pour la santé humaine » (L.1338-1 CSP), arsenal juridique présenté tantôt comme adéquat tantôt comme mal calibré[42].

Quoiqu’il en soit, dans le cadre juridique existant, le classement en nuisible de catégorie 1 doit donner à la filière apicole les moyens d’agir et notamment de détruire les nids avec l’assurance d’un financement enfin couvert par l’Etat, mais ceci  accompagné des réflexions qui s’imposent autour de la recherche d’alternatives « aux traitements pesticides s’appuyant sur les prédateurs naturels autochtones des dites espèces invasives exotiques »[43].

Car tel est l’enjeu sous-jacent, la nécessité de préserver des équilibres écologiques fragiles, que focalise le corpus juridique autour des produits phytosanitaires, néonicotinïdes et autres pesticides. Le sujet est bien connu dont nous ne retracerons que les grands traits. Dans le cadre défini par les obligations européennes, la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a posé le principe de l’interdiction des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes, en réponse aux inquiétudes formulées dès les années 1990 quant aux effets de ces substances sur l’environnement, notamment sur la survie des insectes pollinisateurs et sur la santé humaine. Mais pour faire face à une grave épidémie de jaunisse de la betterave alors que la filière se trouvait dans une situation d’impasse technique faute de substitut efficace, la loi du 14 décembre 2020 tout en rappelant l’interdiction générale, a accordé, dans un cadre drastique et sous surveillance serrée, une dérogation temporaire pour les betteraves sucrières, le temps que d’autres solutions soient trouvées pour protéger ces cultures massivement menacées par des pucerons[44]. La possibilité de s’écarter un temps du principe est en effet permise par le droit européen[45] et le dispositif en sera validé par le Conseil constitutionnel du fait de sa temporalité réduite (120 jours)[46] puis le Conseil d’Etat par un rejet des requêtes en référé contre l’arrêté du 5 février 2021 en précisant les modalités[47]. Le contentieux, si ce n’est le débat, a été récemment clos par le juge administratif[48]qui rappelle dans le cours de son analyse les conclusions de nombreux rapports et études scientifiques, au constat desquelles « les néonicotinoïdes présentent des effets néfastes sur la santé des abeilles, tant pour la toxicité aiguë que pour les effets dits sublétaux, c’est-à-dire de long terme, et de sévères effets négatifs sur les espèces non-cibles qui fournissent des services écosystémiques incluant la pollinisation, ainsi que des effets négatifs sur les invertébrés aquatiques et, par le jeu de la chaîne alimentaire, sur les oiseaux ». La vie des abeilles malgré la survie des pucerons…

L’affaire semble entendue, en attente de solutions de biocontrôle ou des avancées de mutagénèse (elle-même sous surveillance). Car si la confrontation entre les exigences de souveraineté alimentaire et de préservation de filières agricoles et l’interdiction des néonicotinopides a contraint les instances européennes et nationales à dénier tout caractère absolu au  principe de non régression, le droit, en retenant en la matière le principe de précaution et la marge d’action dont disposent à ce titre les Etats, a bien posé les bases de la disparition programmée des pesticides[49].

B. L’insecte ressource

1. De l’asticot au cataplasme : les balbutiements de l’entomopharmacie/copée

C’est à deux titres que les insectes sont utilisés, parfois depuis très longtemps, à titre thérapeutique, et saisis par le droit comme tels : comme sources possibles de médicaments et plus récemment et plus étonnamment comme « animaux de laboratoire » et sujets d’essais précliniques.

Ecoutons ici les paroles de Jean Rostand sa brochure illustrée publiée en 1936 Insectes : « La médecine est redevable à l’Insecte de quelques drogues. On a mis à profit les propriétés vésicantes de la cantharidine, substance âcre et toxique qui se trouve dans le corps d’un Coléoptère. La mode est aujourd’hui aux venins, et voici qu’à la suite des homéopathes on use du venin d’Abeilles contre les rhumatismes et autres affections rhumatoïdes, lumbago et sciatique. Ce venin, comme celui des serpents, exerce une action apaisante sur les nerfs ». Les usages médicinaux des insectes remontent aux origines de la médecine et l’on trouve dans certains ouvrages spécialisés la liste, évidemment moins fournie que celles des végétaux, de ceux dont les hommes ont pu tirer des médicaments : le cerf-volant présenté alors comme « l’insecte parfait »  pour traiter l’hydropisie, la goutte et les coliques néphrétiques, les perce-oreilles utiles pour lutter contre la surdité, les grillons qui « fournissaient à l’ancienne médecine un remède propre à fortifier les vues faibles en exprimant dans les yeux la substance liquide qu’ils contiennent et la faisant tomber goutte à goutte », les fourmis  dissoutes, bouillies, distillées, aux multiples vertus thérapeutiques, mais aussi mouches, poux, tiques, chenilles brûlées et fumées, … Enumération[50]  que ne renieraient par les apothicaires du Moyen-Age et qui renvoie plus à la médecine magique qu’à l’evidence based medicine. Ils n’ont pas pour autant disparu des recherches et d’ores et déjà environ « 3 000 espèces ont fait l’objet d’études pharmacologiques, chimiques ou ethnopharmacologiques,  “réservoir inexploré”  de molécules médicaments »[51].

Aujourd’hui les médicaments sont principalement issus de la chimie et les substances animales ne sont que peu utilisées. Elles le sont néanmoins, selon la définition que donne du médicament le Code de la santé publique, reprise des dispositions européennes, selon laquelle la première dimension en est sa nature constitutive, « substance ou composition », avant sa présentation ou ses fonctions (L.5111-1 du code de la santé publique). La directive 2001/83 définit la « substance » comme « toute matière quelle qu’en soit l’origine, entre autres « animale, telle que :  les micro-organismes, animaux entiers, parties d’organes, sécrétions animales, toxines, substances obtenues par extraction, produits dérivés du sang ». Les insectes, comme les vertébrés et en particulier les serpents, y ont assurément leur place, même si celle-ci reste largement inexplorée, pressentie sans doute comme trop coûteuse[52].

Au-delà de l’entomologie médicale précédemment évoquée, des études récentes ont relancé l’intérêt, pour l’entomopharmacie et certains industriels s’intéressent désormais à la micro niche des insectes-médicaments. Partant du constat de l’extrême résistance des insectes à leur environnement et singulièrement aux microorganismes, avec lesquels ils cohabitent depuis plus de 500 millions d’années, une équipe du CNRS, à l’origine de la société Entomed, a pu développer au début des années 2000 des recherches sur leur système immunitaire pour trouver des réponses efficaces aux infections. Par ailleurs, diverses études sur le comportement face à l’alcool des drosophiles mâles, en rapport avec leur taux de neuropeptide F (neurotransmetteur cérébral également présent chez l’homme) ont livré des résultats susceptibles d’ouvrir la voie à de nouveaux traitements contre l’alcoolisme et autres dépendances et sur cette base ont été lancés des essais cliniques sur les troubles de l’anxiété[53]. La larvothérapie, asticothérapie ou luciliathérapie (du nom de la mouche utilisée) a été approuvée par la Food and Drug Administration en 2004 pour le débridement des plaies et elle est utilisée dans certains centres hospitaliers sous une stricte réglementation[54]. Si les promesses sont réelles, peu encore ont débouché sur des médicaments[55] voire simplement des essais cliniques et la voie est fragile.

Il est une autre perspective en médecine qu’offre l’utilisation d’insectes, encore balbutiante :  la recherche biomédicale et de l’expérimentation. Le recours aux modèles animaux est drastiquement encadrée par le droit européen et national qui garantit la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques[56], nous n’y reviendrons pas. Cette protection, régie par les « 3R »[57] et dominée par le souci du bien-être animal, a évolué et intègre désormais, au-delà des vertébrés  historiquement concernés, certains types d’invertébrés, précisément « les céphalopodes vivants »[58], protégés « car leur aptitude à éprouver de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse et un dommage durable est scientifiquement démontrée »[59]. En revanche, écho à nos remarques introductives, les insectes, considérés comme dépourvus de sensibilité en sont exclus, ce qui en fait des alternatives intéressantes pour les expérimentations. Car même si les méthodes in vitro (sur cellule) ou in silico (réalisant des simulations bio-informatiques basées sur la modélisation mathématique des données biologiques) tendent à se développer, elles ne permettent pas, seules, de comprendre et de reproduire les interactions multiples au sein d’un organisme vivant. Les modèles animaux restent donc essentiels pour décrypter le vivant mais sous réserve d’utiliser des modèles animaux moins sensibles, comme le sont les invertébrés. La mouche drosophile s’impose ici comme la référence première pour ses immenses contributions à la recherche fondamentale.

Demeure l’obstacle majeur de l’éloignement génétique entre l’homme et les arthropodes, sans négliger notre répugnance assez commune à leur encontre, distance et entomophobie qui aujourd’hui tendent à expliquer notre faible appétence pour les insectes.

2. Du ver de farine à la barre protéinée: le cadre juridique de l’entomophagie enfin stabilisé

La nourriture est d’abord culture, et s’il est un type d’aliment qui en témoigne, ce sont bien les insectes. Largement consommés en Asie Pacifique, Afrique et Amérique Latine, où ils sont mets recherché ou commun pour 2 milliards de personnes, ils ne figurent que très exceptionnellement aux menus des occidentaux. Or, ils présentent de multiples intérêts nutritionnels du fait de leur forte teneur en matières grasses, protéines, vitamines, fibres et minéraux, ce qui en fait des aliments pouvant nourrir massivement -et à moindre coût du fait de leur vitesse de reproduction-, hommes et animaux, et une source de protéines de substitution précieuse pour la transition vers un système alimentaire plus durable.

L’idée a fait son chemin et des entreprises ont commencé au sein de l’UE à investir le créneau d’abord par la création d’élevages servant à nourrir des animaux d’élevage, notamment des poissons, puis par la création de filières pour la consommation humaine (insectes comestibles et produits à base d’insectes comme des farines). Le déploiement du marché est cependant freiné par la difficile acceptation sociale des insectes qu’affectent peu les effets de mode. Il l’a été aussi longtemps par l’imprécision du cadre juridique de l’entomophagie, peu propice au développement d’une activité industrielle.

Longtemps la question a été de savoir dans quelle mesure les insectes ou parties d’insectes pouvaient être juridiquement qualifiés d’« aliments nouveaux » relevant à ce titre du règlement européen 258/97 sur les nouveaux aliments (règlement « Novel Food ») et donc soumis à une autorisation communautaire avant sa mise sur le marché. En effet, ce texte, et surtout la définition qu’il donnait de son objet[60], avaient fait l’objet, s’agissant des insectes,  d’interprétations divergentes selon les États membres.  Certains Etats de l’UE, comme le Royaume-Uni, considéraient que les insectes entiers en particulier échappaient au règlement sur les nouveaux aliments, alors que d’autres comme l’Espagne ou la Suède qualifiaient systématiquement les insectes, quelle que soit leur forme, de « nouvel aliment », nécessitant une autorisation préalable à leur mise sur le marché. Les autorités belges avaient toléré sur le territoire national la commercialisation de dix espèces d’insectes entiers[61], tandis qu’en Allemagne, la décision était laissée à l’appréciation de chaque länder.

En parallèle, profitant du flou du règlement sur l’exigence d’une autorisation, quelques sociétés ont choisi de commercialiser librement les produits alimentaires composés d’insectes entiers. C’est ainsi que la SAS Entoma s’est lancé dès octobre 2012 dans la transformation et la commercialisation sous la marque Jimini’s de trois espèces d’insectes comestibles (le criquet migrateur africain, le ver de farine et le grillon). C’est lors d’un salon gastronomique réputé où elle présentait ses produits que s’est cristallisé le contentieux autour de l’interprétation du règlement du 27 janvier 1997 et son applicabilité aux insectes entiers[62].

Le régime juridique de la consommation humaine des grillons et autres ténébrions n’a été clarifiée qu’à l’occasion de l’actualisation des règles européennes relatives aux nouveaux aliments. Prenant acte des évolutions dans les modes de consommation, le règlement européen (UE) 2015/2283,  d’application depuis le 1er janvier 2018, précise son champ d’application[63] : tous les produits à base d’insectes (pas seulement les parties d’insectes ou les extraits, mais aussi les insectes entiers et leurs préparations) sont couverts par la réglementation « novel food », s’ils n’ont pas fait l’objet d’une consommation significative dans l’Union européenne avant le 15 mai 1997. A voir ainsi son statut réglé et harmonisé sur l‘ensemble du territoire de l’UE, la mise sur le marché d’insectes n’y est toutefois pratique légale qu’à l’issue d’une procédure européenne centralisée, aux étapes précises[64], au terme de laquelle  le produit est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments[65],  ce qu’aucun insecte n’était parvenu à obtenir. Finalement le 4 mai 2021, les 27 Etats membres ont approuvé une proposition de la Commission autorisant l’utilisation de vers de farine jaunes séchés (ou larves du ténébrion meunier) en tant que nouveaux aliments. D’autres demandes sont en cours d’examen[66]. La procédure est certes contraignante mais offre un avantage concurrentiel non négligeable, à savoir l’exclusivité de la mise sur le marché du nouvel aliment autorisé pendant une durée de cinq ans[67]. C’est ainsi que par le règlement 2021/882 du 1er juin 2021, le nouvel aliment « larves séchées de Tenebrio molitor »,  a été est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments (inscrites dans le tableau 1 de l’annexe du règlement UE n° 2017/2470)  et que la société  SAS  EAP  Group  a été pour cinq ans seule autorisée à en assurer la mise sur le marché, entières ou en poudre ou en tant qu’ingrédients dans les produits protéiques, les biscuits, les plats de légumes et les produits à base de pâtes[68]. Tel sera sans doute la clé du succès (?) de la consommation d’insectes : l’effacement de identification.

            L’insecte n’existe pas en droit, il n’est qu’objet de qualifications successives, le droit administratif l’illustre dans ses champs, avec une forte empreinte de règlementation et de contraintes. Au-delà des enseignements tirés, le juriste avouera aussi avoir cédé à une certaine fascination, mâtinée de défiance, l’une et l’autre communément partagées.

Laissons donc ici les derniers mots au grand biologiste et entomologiste que fut Jean Rostand :

« Nul ne peut ignorer l’Insecte. Il se rappelle à qui serait tenté de le négliger. Il s’insinue partout. Il tient le jardin, la rue, la maison. Contre lui, on doit se défendre, car il en veut à nos aliments, à nos vêtements, à nos fleurs, à notre peau. Si l’Insecte ne représente guère au profane que menace ou incommodité, il exerce sur le naturaliste, et même sur le simple curieux des choses naturelles, une séduction particulière » (Insectes, Flammarion 1936).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 363.


[1] Cette remarque commence à être nuancée par des études récentes tendant à rapprocher le comportement des insectes et les nôtres : Institut du cerveau, « L’émergence de l’individualité comportementale dans le cerveau de la mouche : un principe général pour l’origine neuro-développementale d’un aspect de la personnalité ? », 20 mars 2020, en ligne (Source : GA. Linneweber et a.  « A neurodevelopmental origin of behavioral individuality in the Drosophila visual system », Science. March 2020).

[2] Ed.du Seuil, Sciences ouvertes, 2014, p.39-40

[3] Du substantif latin insectum, dérivant de insecare, couper, en raison des étranglements du corps.

[4] Classe qui comprend les araignées, les faucheux, les acariens et les scorpions.

[5] Les insectes forment la classe des hexapodes, faisant elle-même partie de l’embranchement des Arthropodes (« pieds articulés ») et du sous-embranchement des Mandibulates. Du fait de leur exosquelette, leur croissance ne peut se réaliser que par paliers ou mues. La cuticule qui forme cet exo-squelette est imperméable, de telle sorte que l’oxygène de l’air ne peut la traverser. Le système respiratoire est donc formé de stigmates et de trachées pour acheminer l’oxygène jusqu’aux cellules. Le système circulatoire ne contient pas de globules rouges et un vaisseau dorsal fait office de cœur. Le système nerveux n’est pas centralisé par un cerveau mais constitué d’un ensemble de ganglions plus ou moins autonomes.

[6]J.-P. Marguenaud, L’animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992, 580 p. ; J.-P.Marguenaud, F. Burgat, J.Leroy, Le droit animalier, Presses Universitaires de France, 2016, Paris, 261 p. ; S.ANTOINE, Le droit animalier, LégisFrance, 1ère édition, 2007, 380 p. ; M.-P. Camproux-Duffrene, « A la recherche d’un statut juridique de l’animal »,[in] La protection de la nature : 30 ans après la loi du 10 juillet 1976, PUS 2007, Coll. Droit de l’environnement, p. 93 ; « Animal. La protection juridique de l’animal », Guide des humanités environnementales, Ed. PU du Septentrion, 2015 ;               «Plaidoyer civiliste pour une meilleure protection de la biodiversité. La reconnaissance d’un statut juridique protecteur de l’espèce animale », Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2008/1, Volume 60, pages 1-27 ; S. Desmoulin, « De la sensibilité à l’unicité : une nouvelle étape dans l’élaboration d’un statut sui generis pour l’animal ? », Recueil Dalloz 2016, p. 360.

[7] J.-P.Marguenaud, F.Burgat et J.Leroy, préc., p.183.

[8] La suite renforçait la protection : « Il est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (art. L. 214-3) ; « Tout homme a le droit de détenir des animaux dans les conditions définies à l’article L. 214-1 et de les utiliser dans les conditions prévues à l’article L. 214-3, sous réserve des droits des tiers et des exigences de la sécurité et de l’hygiène publique et des dispositions de la loi (….) relative à la protection de la nature » (art. L. 214-2)

[9] Ainsi, les articles 521-1 et 521-2 sanctionnent les sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux.

[10] Le droit européen ayant été l’un des précurseurs en la matière, au travers d’abord de l’idée de « welfare », puis plus généralement de « sensibilité ».  Le concept de « welfare » (soit « bien-être » en anglais) consiste à prendre en compte la capacité à souffrir de l’animal ainsi que ses besoins, variables d’une espèce à l’autre. La déclaration relative à la protection des animaux (n°24) annexée au Traité sur l’Union européenne, étant l’une des premières à avoir mentionné ce terme : « La Conférence invite le Parlement européen, le Conseil et la Commission, ainsi que les États membres, à tenir pleinement compte, lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre de la législation communautaire dans les domaines de la politique agricole commune, des transports, du marché intérieur et de la recherche, des exigences en matière de bien-être des animaux ». L’article 13 du TFUE (version consolidée au 26 octobre 2012, JORF C 326/47) dispose : « lorsqu’ils formulent et mettent en oeuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’UE et les Etats Membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres, en matière notamment des rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ».

[11] Selon le Larousse, « pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie ». C.Regard et C.Rot (dir.), Les animaux liés à un fonds,  Lexisnexis 2020, p.46-47.

[12] R.Bismuth et F.Marchadier, « La sensibilité de (et vis-à-vis de) l’animal , grille de lecture du droit animalier », in (Dir.) Sensibilité animale. Perspectives juridiques, CNRS Ed.2015, p21.

[13] Entre autres, K.Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, LGDJ, 2017.

[14]Ancien article 524 du code civil : « Les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Ainsi, sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : les animaux attachés à la culture ; (…)les pigeons des colombiers ; les lapins des garennes ; les ruches à miel ; les poissons des eaux non visées à l’article 402 du code rural et des plans d’eau visés aux articles 432 et 433 du même code ;… »

[15] Du métal et des pierres sont collés sur ses élytres, qui l’empêchent de voler. L’ensemble est relié à une chaînette assortie d’une épingle à nourrice, aux fins de l’accrocher comme une broche. Le scarabée, alourdi par ce poids, finit par dépérir.

[16] J.-M.Drouin : « la question éthique du caractère licite du traitement imposé à un Insecte dépend étroitement de la réponse à une question scientifique de physiologie : cette dépendance ouvre une brèche dans l’autonomie pourtant nécessaire de la morale et de la science », préc.p.179.

[17] Le monstre de la triologie de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux.

[18] « Elles couvrirent la surface de toute la terre, et la terre fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toute l’herbe de la terre et tout le fruit des arbres, tout ce que la grêle avait laissé ; et il ne resta aucune verdure aux arbres ni à l’herbe des champs, dans tout le pays d’Égypte. […] », Exode 10:13-14,19.

[19] Type extraits de plantes préparés pour protéger les cultures (par ex. depuis 4000 ans le Neem tiré du margousier)

[20] Règlement (CE) concernant la mise  sur  le  marché  des  produits  phytopharmaceutiques  et  abrogeant  les  directives  79/117/CEE  et  91/414/CEE  du  Conseil, qui les définit ainsi « Substances actives ou préparations contenant une ou plusieurs substances actives qui sont présentées sous la forme dans laquelle elles sont livrées à l’utilisateur et qui sont destinées » notamment à « protéger les végétaux ou les produits végétaux contre tous les organismes nuisibles ou à prévenir leur action ».

[21] Conseil d’État, 1er juillet 2021, n° 451362, 3ème– 8ème chambres réunies

[22] Cet état relatif à la présence de termites, également appelé diagnostic termites, donne des informations sur la présence ou non d’insectes xylophages avec une durée de validité de 6 mois. Il est annexé à la promesse ou à l’acte de vente. Quant aux organismes et personnes qui peuvent l’établir, ils doivent être titulaires d’une certification délivrée par un organisme accrédité par le Comité français d’accréditation (COFRAC) et sont tenus d’une obligation de résultat. Cf loi n°99-471 du 8 juin 1999 tendant à protéger les acquéreurs et propriétaires d’immeubles contre les termites et autres insectes xylophages ; loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 relative à l’engagement national pour le logement ; Ordonnance n° 2005-655 du 8 juin 2005 relative au logement et à la construction. Articles L.112-17, L.133-1 à L.133-6, L.271-4, R.112-2 à R.112-4, R.133-1 à R.133-8 et R.271-1 à R.271-5 du code de la construction et de l’habitation.

[23] Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 09/11/2018, n°411626 : requête formée par une association de défense de riverains d’une rue piétonnière du 18ème arrondissement dénonçant l’encombrement permanent des trottoirs et de la chaussée par les étalages sans autorisation, l’existence d’un marché clandestin et de vendeurs à la sauvette, et, enfin, la saleté et les troubles importants résultant de cette situation.  Le Conseil d’Etat a reconnu la carence fautive de la Ville de Paris et du Préfet de police.

[24] CAA Lyon, 26 novembre 2009, n° 07LY01121 (cas d’épidémie de fièvre aphteuse: absence de faute).

[25] Tel que défini par l’article 6 de la Loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986.

[26] Recommandations du 12 novembre 2012 prises en application de la procédure d’urgence (article 9 de la loi du 30 octobre 2007) et relatives au centre pénitentiaire des Baumettes.

[27]Conseil d’Etat, 22 décembre 2012, n° 364584. S. Slama, « Constat d’insalubrité des Baumettes: de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge des référés-liberté » Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 27 décembre 2012 ; G. Koubi, « Pour un service public pénitentiaire garant du droit des détenus de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, n°4, 21 janvier 2013, p. 2017 ; O.Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes: remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », La Semaine juridique Ed.générale, n°4, 21 janvier 2013, p. 87 ; E. Péchillon, « Contrôle des conditions de détention : l’arme du référé face au manque de réactivité de l’administration pénitentiaire », AJ Pénal, n°4, avril 2013

[28] Maladies virales dues à des arbovirus transmis obligatoirement par un vecteur arthropode (moustique, moucheron piqueur, tique​)

[29] Loi n° 64-1246 du 16 décembre 1964 relative à la lutte contre les moustiques.

[30] Instruction n° DGS/VSS1/2019/258.

[31] Est prévue la mise en place par le préfet, dans le cadre du dispositif Orsec, d’un « dispositif spécifique de gestion des épidémies de maladie à transmission vectorielle, en cas de risque sanitaire avéré » (R.3114-12 code de la santé publique).

[32] Article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) dote le maire d’un pouvoir de police lui permettant de prévenir au titre du maintien de l’hygiène et de la salubrité publique « les maladies épidémiques et contagieuses ». Par ailleurs, certaines dispositions de police spéciale lui permettent également d’intervenir sur les situations propices au développement de moustiques : police des cimetières (article L.2213-8 du CGCT), des déchets (article L.541-3 du code de l’environnement), des eaux stagnantes (articles L.2213-29 et suivants du CGCT). Autre fondement possible, en application des articles L.1311-1 et L.1311-2 du code de la santé publique, il lui incombe de faire respecter les dispositions du Règlement sanitaire départemental (RSD) établi par le préfet

[33] Cf M.Lévrier, Rapport n°278 fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire, Sénat, 29 janvier 2020.

[34]  L.411-1 et s. et R.411 et s. du code de l’environnement

[35] Cf sur ce point, V.Segouin,  rapport sur la proposition de loi tendant à renforcer les pouvoirs de police du maire dans la lutte contre l’introduction et la propagation des espèces toxiques envahissantes, 2 mai 2019, p.7.

[36] Une commune a été condamnée par le juge administratif pour n’avoir pas signalé la présence d’un nid de guêpes près d’un chemin de randonnées alors que plusieurs personnes avaient déjà été piquées (CAA Nantes, 20 novembre 2003, Commune de Guitté, n°02NT01491)

[37] Décret n° 2012-402 du 23 mars 2012 relatif aux espèces d’animaux classés nuisibles.

[38] Arrêté du 26 décembre 2012 ; article L. 201-1 du CRPM.

[39] Article L.201-4 du CRPM.

[40] Au regard des dispositions de l’article L.201-8 du CRPM, ces opérations, réalisées par les Organismes à Vocation Sanitaire désignés par le préfet de département, sont à la charge des apiculteurs. Note de service DGAL/SDSPA/N2013-8082 du 10 mai 2013.

[41] L’arrêté du 14 février 2018 reprend dans le contexte juridique français, la liste des espèces exotiques envahissantes adoptée par l’Union européenne le 13 juillet 2016 (règlement 2016/1141), conformément aux dispositions du règlement (UE) n° 1143/2014 du 22 octobre 2014 relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes

[42] Ass.Nat. Question n° 21932 de D. Fasquelle, « Classement du frelon asiatique en espèce nuisible », https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-21932QE.htm

[43] F.Brun et a., Proposition de loi nº 4011 relative à la lutte contre le frelon asiatique, Ass.nat. 23 mars 2021

[44] Loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières (modification de l’article L253-8 du Code rural et de la pêche maritime) et décrets d’application : décret n° 2020-1601 du 16 décembre 2020 (liste des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d’action identiques à ceux de ces substances interdites en application de l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime) ; décret n° 2020-1600 du 16 décembre 2020 complète et précise les dispositions législatives quant à la composition, à l’organisation et au fonctionnement du conseil de surveillance prévu à l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime..

[45]Article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques : il interdit l’utilisation des néonicotinoïdes mais prévoit des dérogations temporaires lorsqu’il existe de graves risques pour l’agriculture et en l’absence d’autre solution.

[46] Décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020

[47] CE, ord., 15 mars 2021, 450194-450199  et arrêté du 5 février 2021 autorisant provisoirement l’emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam

[48] CE, 12 juillet 2021, n° 424617, à publier au rec., concl. L.Cytermann : rejet des les recours formés par l’Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP), soutenue par quatre grandes organisations de producteurs agricoles (blé, maïs, betteraves et fruits) qui tentaient d’obtenir l’annulation du décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques

[49] Cf CJUE 6 mai 2021, Bayer CropScience AG et Bayer AG contre Commission européenne, C‑499/18 P.

[50] Pour en avoir une vision assez précise, Cf Ch.Goureau, Les insectes utiles à l’homme, 1872, p.7 et s., ouvrage que nous avons ici utilisé et cité.

[51] R.Lupoli, L’Insecte médicinal, Ancyrosoma, janvier 2010.

[52] En témoigne l’échec d’Entomed, la première société dans la recherche et le développement de médicaments innovants issus d’insectes, qui dans les années 2000 malgré la découverte et le développement de nouvelles molécules parvenues au stade préclinique, s’est heurtée à leurs coûts élevés de production.

[53] Le venin de scorpion (qui sans être un insecte, peut toutefois contribuer au propos) est aussi analysé pour la mise au point de nouvelles thérapeutiques et selon trois études récentes s’avère efficace dans des domaines aussi divers que l’oncologie, la rhumatologie ou la prévention du syndrome d’alcoolisation fœtale, Cf Le Quotidien du médecin, « CAR-T cells, rhumatologie, syndrome d’alcoolisation fœtale. Le venin de scorpion, une manne d’inspiration pour les chercheurs », 27 mars 2020.

[54] Ainsi du pansement Pansement Biobag® : les larves sont enfermées dans un pansement sous forme de sachet. Il s’agit d’un médicament sous ATU (Autorisation temporaire d’utilisation) à éliminer en DASRI.

[55] Même dans ce cas, encore faut-il, pour en obtenir le remboursement, en démonter la supériorité par rapport au traitement de référence : Cf HAS, Avis Commission de la transparence, au sujet des spécialités SERILIA larves médicinales : « avis défavorable au remboursement pour le débridement des plaies chroniques ou cicatrisant mal lorsqu’un traitement instrumental/chirurgical n’est pas souhaité », 21 avril 2021.

[56]Articles R214-87 à R214-137 CRPM (transposition de la directive européenne 2010/63 du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques par le décret n° 2013-118 et cinq arrêtés, du 1er février 2013, et le décret n° 2020-274).

[57] Principes directeurs pour l’utilisation éthique d’animaux dans les procédures expérimentales, dégagés en 1959 par deux biologistes anglais, William Russel et Rex Burch dans leur ouvrage The Principles of Humane Experimental Technique : Réduire, Remplacer et Raffiner (au sens d’« améliorer » les procédures pour réduire la souffrance des animaux).

[58] R.214-87 du code rural et de la pêche maritime

[59] Dir.2010/63/UE préc. (8)

[60] Règlement (ce) n° 258/97 du parlement européen et du conseil du 27 janvier 1997 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires Il définissait comme « nouveau », dans son article 1er.2, e), tout aliment ou ingrédient alimentaire « pour lesquels la consommation humaine est jusqu’ici restée négligeable dans la Communauté » et qui relève de l’une des catégories énumérées par le texte, notamment les « ingrédients alimentaires isolés à partir d’animaux »

[61] Service public fédéral. Santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement,« Questions-réponses sur l’application de la réglementation ‘novel food’ aux insectes destinés à l’alimentation humaine et son évolution dans les prochaines années », janvier 2016

[62] CE 28 juin 2019, SAS Entoma, n°420651, concl. L.Cytermann.

[63] Extraits du règlement (UE) 2015/2283 : « (8) Le champ d’application du présent règlement devrait, en principe, demeurer identique à celui du règlement (CE) n° 258/97. Toutefois, étant donné l’évolution scientifique et technologique depuis 1997, il y a lieu de revoir, de préciser et de mettre à jour les catégories d’aliments qui constituent de nouveaux aliments. Ces catégories devraient inclure les insectes entiers et leurs parties. (…)

Article 3 – Définitions : 2. En outre, on entend par: a) «nouvel aliment», toute denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l’Union avant le 15 mai 1997, indépendamment de la date d’adhésion à l’Union des États membres, et qui relève au moins d’une des catégories suivantes: (…) v) les denrées alimentaires qui se composent d’animaux ou de leurs parties, ou qui sont isolées ou produites à partir d’animaux ou de leurs parties, à l’exception des animaux obtenus par des pratiques de reproduction traditionnelles qui ont été utilisées pour la production de denrées alimentaires dans l’Union avant le 15 mai 1997, et pour autant que les denrées alimentaires provenant de ces animaux aient un historique d’utilisation sûre en tant que denrées alimentaires au sein de l’Union ».

[64]Validation du dossier de demande d’autorisation par la Commission européenne, évaluation scientifique du dossier par l’EFSA, adoption par la Commission d’un règlement d’autorisation, en concertation avec les autorités des Etats membres

[65] Règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission du 20 décembre 2017 établissant la liste de l’Union des nouveaux aliments conformément au règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil relatif aux nouveaux aliments (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE)

[66] Concernant le grillon domestique-Acheta domesticus, le grillon domestique tropical-Gryllodes sigillatus, le criquet migrateur-Locusta migratoria, et des produits à base de larves de petits ténébrions (alphitobius diaperinus).

[67]

[68] RÈGLEMENT D’EXÉCUTION (UE) 2021/882 DE LA COMMISSION du 1er juin 2021autorisant la mise sur le marché de larves séchées de Tenebrio molitor en tant que nouvel aliment en application du règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil et modifiant le règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission.  L’étiquetage doit être conforme aux exigences prévues par le règlement de 2015, et en l’espèce mentionner que le produit peut provoquer des réactions allergiques chez les consommateurs souffrant d’allergies connues aux crustacés ou aux acariens, rapprochement illustratif de tout ce qui peut nous attirer ou révulser dans la consommation d’insectes…

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ParJDA

Le pangolin & le droit administratif

Art. 364.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Arnaud Lami,
Maître de conférences HDR, Université d’Aix-Marseille, Ades

Le pangolin est loin de l’allure attrayante du chaton ou du chiot que nous nous plaisons à admirer et qui, dans des temps pas si reculés, faisaient frémir tous les parents se rendant dans une animalerie avec leurs enfants, de peur de devoir succomber au charme ravageur de ces animaux.

Le pangolin n’a pas de petit minois dont on voudrait s’approcher, il n’a pas non plus de pelage chatoyant que l’on pourrait caresser des heures durant, ni le ronronnement qui berce les rêveurs, il n’a pas non plus ce petit nom, plus ou moins recherché, que nous aimons donner à nos animaux de compagnie. Pire encore, à notre connaissance, aucun Pangolin n’a sa chaîne YouTube, aucun n’a accompagné un héros de bande dessiné, ou n’a été un des protagonistes d’un roman même oublié par les critiques. Rien de rien !

Le Pangolin semble traverser le temps dans l’indifférence la plus totale.

Les constatations qui précèdent sont d’autant plus étonnantes que les débats, portant sur la cause animale, propulsent quasiment toutes les espèces qui composent notre planète au-devant de la scène. En atteste, d’ailleurs, le présent dossier publié au JDA. 

Mais alors qu’a le Pangolin pour susciter un tel désintérêt de la part des humains ?

La première hypothèse que nous pourrions énoncer doit revêtir les traits d’une posture courbée, d’une longue queue et d’une petite tête qui font du pangolin un individu pas franchement racoleur pour les photographes, ni pour le grand public. A la différence de nombre d’autres espèces, la nature ne semble pas avoir doté le pangolin d’attributs lui permettant de faire la une des magazines tendances, ou d’inciter la publication d’études scientifiques à son endroit. Il nous semble, sans être spécialiste de la mode animale, que son allure n’a clairement pas plaidé en faveur de sa médiatisation. Dans une société où l’apparence est reine, le pangolin a tout bonnement été victime d’un délit de faciès.

Oui, mais, que le pangolin ne défile pas « vivant » sur des podiums, ne justifie nullement le désintérêt qui l’entoure. Il est scientifiquement prouvé que le physique ne fait pas tout ! Cela valant autant chez l’humain que chez l’animal. Pour preuve souvenons-nous du petit primate dénommé le « aye-aye » ; du « blobfish » ce poisson des abysses ; ou encore du « rat-taupe ».  Tous sont très laids, mais tous sont parfaitement connus du grand public grâce, notamment, à la large diffusion de leurs images sur les réseaux sociaux. Faute de pouvoir considérer que la beauté des courbes fait le succès d’un animal, reste à explorer une autre alternative pour comprendre ce qui éloigne tant le pangolin de nos vies.

Ainsi, la seconde hypothèse que nous voudrions soumettre à nos lecteurs est celle de la chance. Oui la chance ! Car en plus de ne pas être de toute beauté, le pangolin n’est pas un chanceux. Tel est en tout cas la thèse que nous soutenons. Nous en voulons pour preuve que même son cousin le Tatou, avec lequel il partage de nombreuses caractéristiques physiques, a eu son heure de gloire médiatique et est tombé dans la postérité collective grâce au célèbre épisode de la série Friends qui a vu Ross, un de ses personnages principaux, prendre les contours de cet animal faute de n’avoir pu revêtir la tenue du père noël.

Disgracieux et malchanceux, il n’en fallait pas davantage pour que le pangolin soit l’oublié du genre humain. Dans ce cadre, et à son corps défendant, la doctrine « administrativiste » ne pouvait que passer à côté d’une étude sur ce sujet.

Après ce long propos liminaire, il nous revient donc le privilège de suivre la piste du pangolin en droit administratif. Disons-le d’emblée, la route a tout d’une voie sans issue. Le chercheur affûté remarquera immédiatement que l’occurrence « pangolin » n’a pas les faveurs des moteurs de recherches juridiques, que la jurisprudence administrative comme judiciaire ignore tout bonnement l’existence de l’animal, et que le pouvoir règlementaire lui a gracieusement octroyé deux arrêtés faiblement éclairants pour notre étude. Quant au législateur et au Conseil constitutionnel, inutile de préciser qu’ils ne se sont jamais penchés sur cette problématique. Bien que la relation entre le pangolin et le droit administratif semble, à ce stade, très ténue, que les sources primaires relatives à la relation qu’entretient l’animal au droit soient faméliques, l’année 2020 laisse entrevoir une petite lumière, nous laissant caresser l’espoir de voir un souffle de droit devant ce paysage de désolation. 

Il y a quelques mois à l’occasion d’une chronique au titre évocateur : « Entre la chauve-souris et le pangolin ? » [1], la Professeure A. Van Lang, faisait rentrer l’animal au Recueil Dalloz. Concomitamment, le Professeur Didier Truchet, dans un article consacré à la crise sanitaire, notait « Il y a six mois, aucun administrativiste français ne connaissait probablement le pangolin »[2]. Le propos rappelait de facto que, désormais, aucun administrativiste ne pouvait plus ignorer l’existence de la bête. 

Ce changement, aussi soudain que curieux, devait répondre à un contexte franchement favorable à la médiatisation du mammifère. Le pangolin, qui a œuvré par sa discrétion pendant tant d’années, étant devenu pour certains l’initiateur, pour ne pas dire l’instigateur, d’un nouveau modèle de gestion de crise sanitaire (I.). Par un système de réciprocité, que les Hommes connaissent et maitrisent à la perfection, le pangolin ne s’affirme pas uniquement comme un constructeur.  Il est aussi au centre d’un mouvement destructeur, de sorte que non content d’avoir initié une révolution juridique en promouvant « l’état d’urgence sanitaire », l’animal se retrouve également « en état d’urgence sanitaire » (II.).

I. Le pangolin instigateur de l’état d’urgence sanitaire

L’intérêt subit pour le pangolin en droit administratif pourrait paraître étonnant. Aucun arrêt du Conseil d’État à signaler au Lebon, aucune thèse consacrée à la question, pas même un petit jugement en vue d’initier la nouvelle passion des juristes pour le mammifère. L’évocation de l’animal dans la doctrine administrative s’inscrit dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Accusé d’avoir provoqué les premières contaminations, le pangolin est par la force des choses le symbole du droit de l’urgence sanitaire (A.). A lui seul, il aura mis à mal des décennies de jurisprudences et autres textes normatifs qui semblaient pourtant vouer à un avenir long et radieux (B.).

A. Le droit administratif victime du pangolin

Au milieu du flot incessant d’informations -et de contradictions scientifiques- portées à notre connaissance ces derniers mois, une annonce a fait l’effet d’une bombe. Selon plusieurs experts le pangolin serait à l’origine de la pandémie qui a frappé notre planète. Certains spécialistes de l’épidémie de Covid-19, souvent intronisés comme tels par les médias, ont mis un point d’honneur à exposer avec clarté la transmission du virus de l’animal à l’Homme. « Au stade actuel de nos connaissances, ce virus est hébergé par des chauve-souris qui sont porteuses saines de la maladie. Il serait devenu contagieux pour l’homme à l’issue d’un passage chez le pangolin. Les pangolins auraient infecté les premiers humains en Chine qui manipulaient ces animaux sur les marchés locaux où ils étaient commercialisés morts » [3].

Le petit mammifère, mal connu, serait en réalité un meurtrier en série qui a rappelé, à l’humanité, avec brutalité que « le monde viral hébergé par les animaux est en effet sans limite »[4]. Une telle constatation tout autant dramatique qu’elle soit, reste bien éloignée du droit administratif et du droit en général.

Le juriste le sait bien, il n’y a point d’effet juridique sans cause et le Pangolin en est manifestement une. Pour comprendre ce syllogisme, que certains jugeront aléatoire, il convient de s’éloigner des contrées merveilleuses du droit administratif pour s’intéresser à d’autres analyses largement transposables à notre sujet.  L’« effet pangolin » sur le droit[5] a été, pour la première fois, évoqué en doctrine par les pénalistes qui ont vu dans le pangolin un détonateur des mesures d’exceptions imposées par l’épidémie et applicables à la procédure pénale. Le Pangolin aurait donc « un effet » avéré sur le droit. Tout osée qu’elle est, l’analyse n’est pas dépourvue de sens. En considérant que le mammifère est la cause de l’épidémie, il est logique qu’il soit de facto celui qui a effectivement initié l’ensemble des mécanismes juridiques qui ont accompagné la crise sanitaire que nous traversons.

A l’origine d’analyses juridiques inédites tant sur le fond que sur la forme, le pangolin ne s’est pas contenté de favoriser des réflexions doctrinales, il a provoqué un grand chambardement du droit administratif allant même jusqu’à mettre en danger l’édifice lentement construit par des années de jurisprudence.

L’on pensait raisonnablement le droit administratif solide, imperturbable, capable d’affronter toutes les situations exceptionnelles, le mammifère nous a prouvé le contraire.

En 1929, Maurice Hauriou expliquait avec une grande assurance que « ce n’est pas d’hier que le Conseil d’État a posé le principe que les pouvoirs de police de l’Administration varient avec les circonstances »[6] . Le Doyen profitait de l’occasion pour souligner que le droit administratif applicable en matière de circonstances exceptionnelles est suffisamment souple et intense pour répondre efficacement à tous les périls. Le postulat quasiment implacable et rarement mis en cause, au fil du temps, devait connaitre une illustration dès les premiers jours de l’épidémie.

Devant l’ampleur du phénomène provoqué par la Covid, un décret en date du 16 mars – se fondant notamment sur la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles- venait réglementer les déplacements, fermer les lieux publics et établissements d’enseignements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus[7]. Les commentateurs pouvaient alors se féliciter de voir -plus de cent après la naissance de l’arrêt Dames Dol et Laurent- les principes fixés par la haute juridiction administrative être toujours aussi utiles à l’intérêt général[8]. Une telle satisfaction, qui pouvait à elle seule justifier les heures passées à étudier et à enseigner le GAJA, devait rapidement laisser place au désenchantement.

Le Pangolin, non content d’avoir poussé le gouvernement français à utiliser une de ces meilleures armes -issue de la tradition jurisprudentielle française-, allait tout bonnement faire passer le remarquable arrêt de 1919 pour une vielle rengaine dépassée. L’augmentation frénétique du nombre de cas de Covid et la violence de l’épidémie poussaient l’État français à mettre de côté la grande théorie administrativiste des circonstances exceptionnelles au profit d’une nouvelle arme juridique, jugée bien plus efficace, bien que contestable[9], celle de l’état d’urgence sanitaire. Le Pangolin devenait celui ayant conduit à l’adoption de la loi du 23 mars 2020 dont d’aucuns ne sauraient méconnaitre ou ignorer les effets sur le droit positif. Effets qui ont été abondamment commentés.

Le Pangolin, dans un contexte inattendu, réussissait même à contredire quelques grands maîtres du droit administratif. Une des plus illustres explications sur les pouvoirs de police proposée par Maurice Hauriou, au début du XXème siècle, faisait ainsi les frais du pangolin. Le Professeur toulousain, fier de la suprématie et de l’adaptabilité du droit administratif, avait énoncé que « chez nous, l’urgence autorise le pouvoir administratif à intervenir d’office et nous usons très peu des lois de circonstance. » Il concluait qu’« il n’y a pas, en somme, grand intérêt pratique à cette différence de régime, car la loi de circonstance ne présente pas beaucoup plus de garanties »[10]. Le propos et toutes les conséquences qui en découlent devaient voler en éclat du seul fait du pangolin.

En diffusant à l’Homme un virus le Pangolin a non seulement provoqué l’adoption d’une loi bien singulière -qui a servi d’assise a une panoplie de mesures règlementaires et de jurisprudences- mais pire encore, il a poussé à l’obsolescence des principes fondateurs du droit administratif que l’on croyait inaliénables et sacrés. « L’ironie de la situation apparaît éclatante : une crise mondiale »[11], et peut-être le déclassement de ce que nous connaissions du droit administratif, provoqués par un pangolin dont personne ne connaissait jusqu’à récemment l’existence.

B. Le droit administratif réinventé grâce au pangolin

A l’image de l’adage populaire, et pour ne pas rester sur une note négative, nous pourrions retenir qu’à tout malheur quelque chose est bon. Car si le Pangolin n’a clairement pas contribué à mettre en évidence l’intemporalité du droit administratif, il a provoqué une véritable remise en cause de la matière.

Le droit administratif accusé par nombre d’étudiants et de praticiens d’être poussiéreux, inintéressant, technique, rébarbatif…, suscitant fréquemment désintérêt et réprobation, a bénéficié d’une médiatisation soudaine grâce au pangolin. Alors que des générations d’enseignants ont cherché, en vain, à passionner les étudiants sur des sujets aussi essentiels que la police administrative, les actes réglementaires, les contrats publics…. le pangolin a réussi l’exploit de mettre au premier plan l’intégralité de ces sujets (et bien d’autres). Mieux encore, ces derniers ont largement été débattus, ils sont sortis du cadre confiné des amphithéâtres et des prétoires pour s’ouvrir au grand public. Autrement dit, par certains aspects, le droit administratif a connu son heure de gloire.

Durant les mois qui viennent de s’écouler aucune émission de télévision, aucun article de presse, aucun français, n’aura ignoré l’acte règlementaire autorisant ou interdisant l’usage de l’hydrochloroquine, la jurisprudence du Conseil d’État sur le port du masque, ou encore les textes règlementaires autorisant, ou interdisant, les déplacements.

L’évocation de tous ces éléments a fait rentrer le droit administratif au panthéon des préoccupations quotidiennes des Français. Quand bien même ceux-ci n’auraient pas eu conscience d’être journalièrement aux prises avec la matière, le droit administratif s’est subrepticement invité dans tous les foyers. De sorte que chacun a, l’espace d’un moment, composé cette doctrine d’un genre nouveau, critiquant -avec ce que nous qualifions de sagesse populaire- les mesures de restriction des libertés publiques, les atteintes à la libre circulation, ou les mesures interférant sur la liberté du commerce et de l’industrie….

Qu’on se le dise, le pangolin a dépoussiéré dans sa forme le droit administratif. Il a permis une nouvelle expression de la matière. Le petit mammifère a contribué à mettre en défaut l’idée selon laquelle « nous vivons dans un pays où la méthode et la plupart des concepts scientifiques, même d’ancienneté séculaire, demeurent incompris de l’écrasante majorité de la population »[12].

D’un point de vue factuel, nombre d’associations, de citoyens, qui ne connaissaient rien au droit s’en sont saisi pour contester les décisions de l’Administration. Loin des théories institutionnelles classiques, les derniers mois ont vu naître de nouveaux acteurs des décisions publiques. Les comités scientifiques, les initiatives citoyennes, les revendications des acteurs économiques et des fonctionnaires, ont plus que jamais impacté les pratiques et décisions de l’Administration. Là est l’œuvre majeure du pangolin, qui mériterait qu’un ouvrage soit consacré à son impact sur la science administrative.

Tous ces éléments absolument passionnants sur la pratique du droit et sa perception ne pèsent pas grand-chose devant la notoriété qu’ont pu connaitre les spécialistes de droit. Science souvent oubliée ou ignorée, les juristes ont eu leur heure de gloire. Phénomène nouveau, les administrativistes ont été invités sur les plateaux de télévisions, dans des émissions radio, signes s’il en était besoin de l’utilité pour le grand public de comprendre et d’appréhender la discipline qui, pendant des mois, s’est dévoilée à eux.

Au niveau du contenu du droit administratif, l’évolution a là encore été remarquable. Dans le prolongement de ce que nous évoquions précédemment, nous pouvons relever que rares auront été les périodes pendant lesquelles le droit aura été autant sollicité. A peu d’occasions le système juridique n’aura été contraint d’être aussi inventif (pour le meilleur mais aussi pour le pire).

Le pangolin aura été le détonateur du changement. Il a profondément impacté le rôle et la fonction de l’Administration, révélant un droit administratif capable de s’adapter aux circonstances. Le droit administratif a été à la fois l’une des belles victimes, mais aussi l’une des grandes victoires du pangolin.

II. Le pangolin en état d’urgence sanitaire

Soufflant un vent nouveau sur le monde juridique, le cas du pangolin n’a finalement pas intéressé grand monde au-delà des effets qu’il a provoqués. Le juriste, autocentré sur les événements, en a oublié de s’intéresser au mammifère, à sa vie, plus globalement aux causes qui ont provoqué son interaction avec le droit administratif. Devenu symbole de l’épidémie, l’animal n’a cessé d’être vilipendé, montré du doigt. Pourtant, derrière l’œuvre du Pangolin se cache une existence méconnue. Martyr de la civilisation, victime des préjugés et des pratiques humaines, le pangolin mériterait une protection plus affirmée de la part du droit administratif (A.). Le petit animal pourrait servir de fondement pour réinventer le rapport entre l’Homme et l’animal (B.).

A. Le pangolin victime du droit administratif

Les lecteurs avisés du remarquable ouvrage d’Henriette Walter et de Pierre Avenas, « L’étonnante, Histoire des noms des mammifères »[13], sont, de longue date, informés des périls qui frappent le pangolin. Les menaces qui touchent l’espèce semblent inhérentes à sa condition. De son allure fébrile au choix de son nom[14],  à son mode de vie et aux intérêts commerciaux qu’ils suscitent, tous les ingrédients sont réunis pour faire du pangolin une espèce menacée.

Et notre petit animal a toutes les raisons, en ce moment, de se mettre en boule contre la gent humaine qui entraine sa disparition, et en fait une des principales victimes du braconnage qui en veut à sa chair et ses écailles (aux supposées vertus médicinales).

A ce stade de nos explications le droit administratif parait bien étranger à cet état des lieux alarmant. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre de ce paragraphe, aucune jurisprudence, aucun texte, aucune déclaration, n’ont poussé à la destruction ou à la capture des pangolins.

Cependant, nous estimons que cet état de fait ne signifie pas pour autant que le droit administratif soit innocent devant les périls rencontrés par l’espèce. Car autant que les actions blâmables, l’inaction peut elle aussi être coupable. A défaut de porter directement atteinte au Pangolin, le droit administratif français s’illustre par son silence face à la mise à mort de l’animal qui, au reste, figure parmi les espèces en voie d’extinction.

Courtisé pour sa chair en Afrique, recherché pour ses écailles en Asie, le petit mammifère est bien éloigné de l’image délétère et dangereuse que l’actualité nous a dépeinte. Il est, pour reprendre la célèbre formule du Professeur René Chapus, davantage « victime que monstre ». A cet égard, si le droit administratif s’inscrit bien dans la tendance protectrice de l’espèce, telle que prônée par les organisations internationales, le droit interne ne brille pas par ses initiatives en ce domaine. Il semble se contenter du minimum.  Les esprits les plus optimistes objecteront que le pangolin ne vit pas en France, qu’il y a déjà fort à faire avec la protection des abeilles, des thons et de tout un tas de petites ou grandes bestioles -dont la préservation laisse également à désirer- et que dans ce cadre l’État français et, a fortiori le droit administratif, n’ont rien à voir avec le génocide animal qui se déroule à plusieurs milliers de kilomètres de notre territoire.

A contrario, les esprits les plus chagrins – catégorie à laquelle nous appartenons- ne pourront que regretter l’absence de signal fort, des autorités nationales, sur ce sujet. Ne pas protéger le pangolin est autant révélateur d’une inaction coupable qu’il symbolise le choix de privilégier d’autres intérêts, notamment économiques, au détriment de problématiques environnementales pourtant nécessaires à la survie de notre espèce.

Nous l’aurons bien compris le pangolin est en réalité une victime collatérale des faiblesses et lacunes de notre droit en matière de protection animale, de nos choix, et de nos priorités. Envisager le droit revient aussi à considérer les choix politiques qu’il met en œuvre et, sur ce point, le cas du pangolin est significatif des limites de nos politiques publiques environnementales et sanitaires. De tels propos alarmistes ont été largement relayés par certaines instances notamment européennes. Il y a peu l’Union plaidait pour un renforcement des mécanismes de sanctions commerciales, en cas de violation aux règles de la Convention internationale sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES)[15]. Pour les instances européennes, une telle exigence « revêt une importance particulière pour la lutte contre le braconnage et le trafic touchant les éléphants, les rhinocéros, les grands félins d’Asie, le bois de rose et les pangolins »[16] et nous pourrions, égoïstement, rajouter pour notre propre bien-être et santé.

Malgré d’importantes avancées, la préservation des espèces en droit interne reste grandement perfectible. Curiosité de l’histoire c’est un animal appartenant à une espèce menacée par l’Homme qui est reconnu coupable, de manière expéditive, d’avoir porté atteinte à la survie de l’humanité[17].

B. Le pangolin sera protégé par le droit administratif

Les lacunes du droit en général et du droit administratif en particulier, le déni et l’inconstance du législateur devant la situation des espèces menacés auront coûté chers à la planète, en même temps qu’elles nous auront questionné sur notre société, notre rapport au monde et à notre environnement. « Outre la souffrance dont a été responsable la pandémie liée au SARS-CoV-2, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la manière de repenser la vie suite à la rencontre entre l’espèce animale, le pangolin, et l’espèce humaine »[18].

Prenons l’occasion qui nous est offerte pour réfléchir sereinement à notre relation à notre environnement. Démontrons aux autres sciences que le droit est un passage obligé pour envisager un nouveau monde, que notre champ disciplinaire est un acteur du changement et qu’il faut composer avec. Nous ne pouvons que souscrire à l’idée selon laquelle « pour éviter que ne se reproduise une telle catastrophe sanitaire, il paraît indispensable de développer une pensée scientifique capable de répondre aux enjeux nouveaux, en tissant des liens entre toutes les disciplines. »[19].

Rappelons-nous que le pangolin n’est qu’un emblème, un révélateur de notre incapacité à appréhender objectivement et avec lucidité le monde qui est le nôtre. Il démontre à lui seul notre défaillance à anticiper collectivement les enjeux de demain.

L’histoire du pangolin est d’abord celle d’un non-sens écologique fruit d’un cocktail explosif. Elle est le résultat de la pauvreté et de la précarité de populations africaines et asiatiques qui chassent l’animal dans l’espoir de gagner un ou deux dollars. Elle est enfin, le conte malheureux d’une internationalisation du trafic d’espèces protégées que les États, faute d’actions suffisantes, laissent se perpétuer dans un silence meurtrier. L’histoire du pangolin et du Covid doit nous ramener « à la modestie et l’humilité »[20] . Elle doit nous faire prendre conscience qu’en matière environnementale, le déni et le laisser-faire sont coûteux pour notre santé. 

Devant un constat aussi accablant que peut faire le droit administratif ? A notre sens, peu et beaucoup à la fois. Peu d’abord, car indépendamment de nos critiques, le droit administratif est soumis à des forces extérieures contre lesquelles il lui est difficile de lutter. Comment lui reprocher son inaction alors que lui-même est contraint par des textes internationaux, des pratiques commerciales, et des enjeux politiques contre lesquels il est démuni. L’exemple du glyphosate et plus largement des pesticides en aura été un autre illustrateur. Le retour à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques tueurs d’abeilles aura été un cas à la fois symbolique et navrant de l’impuissance du de la protection de l’environnement devant des objectifs économiques et politiques. 

Enfin, nous estimons que le droit administratif peut faire beaucoup. Car le droit administratif n’est pas une discipline commune. Il a cette force, cette capacité d’adaptation, d’évolution, il a ce pouvoir d’accompagner les changements de notre société et les évolutions qui l’entourent. Le passé récent l’a largement démontré.

Nous pouvons décemment considérer et espérer que le cas du pangolin sera l’occasion de réinventer l’avenir, de réinterroger et de créer avec les outils forgés par et pour le droit administratif, les fondements d’une nouvelle approche de la « santé environnementale ». Les avancées sur ce point sont nombreuses et constantes. Grâce à un arsenal juridique dense et fourni les juridictions[21] ont contribué à affirmer l’importance du principe de précaution, imposant des droits et obligations d’un genre nouveau. Ces innovations majeures, bien qu’importantes, restent insuffisantes. Elles doivent être complétées et renforcés. Tel est en tout cas le vœu que nous pouvons faire.

Et le Pangolin dans tout ça ?

Le petit mammifère aura eu, à cause du Covid, son heure de gloire. Il aura bénéficié à quelques égards de la crainte qu’il a suscitée. La Chine, qui pour des raisons culturelles compte parmi les pays les moins enclins à protéger les espèces animales, aura, par la force des choses, modifié au moins temporairement ses positions. Le Gouvernement a tout bonnement « interdit ce qui est un des piliers des traditions de son peuple, la consommation d’animaux sauvages, à la fois pour manger et pour entretenir sa forme sexuelle. »[22]. Et à en croire les premières analyses, le bilan sur la faune se ferait déjà ressentir. Preuve, s’il en était besoin, que des actions juridiques concrètes peuvent corriger les défaillances de l’existant. L’Homme peut, devant et grâce aux périls pour sa vie, modifier ses pratiques et réinventer, même artificiellement, sa relation au monde qui l’entoure.

Ceci étant, et au moment de conclure, il convient d’apporter à nos valeureux lecteurs un éclairage nouveau sur le sujet. Le pangolin dont l’image de marque a été grandement atteinte ne semble plus, selon les dernières instigations, être un vecteur de risque sanitaire. Après un rapport de l’OMS sur les causes de l’épidémie, apparait qu’« aucune preuve n’a été apportée qui vienne confirmer l’hypothèse d’une transmission du virus entre l’homme et l’animal, et le pangolin semble avoir été innocenté ! »[23]. Curieuse affaire que celle du monstrueux pangolin devenu victime.

Et si finalement cette modeste contribution n’avait pas lieu d’être. Le pangolin, pas davantage que la chauve-souris, la grenouille ou la limace, n’a été à l’origine de la remise en cause du droit administratif. La fiction humaine, dont nous nous sommes saisis, aura, une fois n’est pas coutume, pris l’ascendant sur un ensemble d’autres considérations. La fable du Pangolin, de l’humain et du droit, nous aura rappelé que les victimes et les bourreaux ne sont pas toujours là où l’on croit qu’ils sont.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 364.


[1]  A. Van Lang, « Entre la chauve-souris et le pangolin ? », D., 2020, p.1044

[2] D. Truchet « Avant l’état d’urgence sanitaire : premières questions, premières réponses », RFDA, 2020, p.597  

[3] B. Vallat, « Santé animale et santé humaine, même combat », Paysans & société, vol. 382, n° 4, 2020, pp. 18

[4] D. Sicard, « Aux sources de la Covid-19 », Revue Défense Nationale, vol. 833, n°8, 2020, pp. 37

[5] A. Maron, « Procédure pénale – L’effet pangolin », Droit pénal n° 5, Mai 2020, repère 5

[6] CE, 28 févr. 1919, Dol et Laurent : Sirey 1918-19, IIP part., p. 33. – Note s.s. M. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1 : 1929, p. 66).

[7] Décret n°2020-260, 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus du covid-19 : JO 17 mars 2020

[8]  N. Symchowicz, « Urgence sanitaire et police administrative : point d’étape » Dalloz actualité, 31 mars 2020 ; J. Andriantsimbazovina, « Les régimes de crises à l’épreuve des circonstances sanitaires exceptionnelles », RDLF, 2020, chron. n° 20 ; E. Tawil, « Lutte contre le covid-19 : les nouvelles mesures de police administrative restrictives de libertés adoptées par le gouvernement » Gaz. Pal., 24 mars 2020, n° 12, p. 10

[9] A. Levade, « État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception », JCPG, 2020, p.369 , P. Cassia, « L’état d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique », Mediapart, 23 mars 2020

[10] CE, 21 janv. 1921, Synd. des agents généraux des compagnies d’assurances du territoire de Belfort : Sirey 1921, IIP part., p. 33. La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1, comm. ss Hauriou M., p. 189

[11] J.-F. Gayraud, « D’une crise l’autre », Politique étrangère, vol., n° 3, 2020, p. 99

[12] S. Huet, « Sciences, expertises, politiques et Covid-19 », contribution au livre collectif Dessine-moi un Pangolin, édition Au diable vauvert. Blog Sylvestre Huet

[13] H. Walter, P. Avenas, Histoire des noms des mammifères, Robert Laffont, 2003

[14] Le mot nous vient en effet du malais, pang- goling signifiant « celui qui s’en- roule ».

[15] Le 8 juillet 2015, l’Union européenne devenait la 181ème Partie

[16] Annexe de la Proposition de décision du Conseil relative à la position à prendre, au nom de l’Union, lors de la dix-huitième session de la Conférence des parties à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CdP 18), COM(2019) 146, 21 mars 2019

[17] S. Gambardella, « Chronique de droit européen de la biodiversité 2019-2020 », Revue juridique de l’environnement, vol. 45, n°4, 2020, pp. 789-799.

[18] M. Didic, « La « normalité » revisitée : rencontre avec le pangolin », Revue de neuropsychologie, vol. 12, n° 2, 2020, p. 223

[19]  A. Van Lang « Entre la chauve-souris et le pangolin », op.cit.

[20] J. F, Mattéi, « préface », in A. Lami (dir.), La pandémie de Covid les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire, Larcier, 202, 1p.9

[21] CE 8 oct. 2012, n° 342423, Cne de Lunel

[22] Denhez, Frédéric. « L’économie mondiale grippée », Études, vol. , n° 4, 2020, pp. 65-

[23] Sénat, Compte rendu séance 5 mai 2021, p.3445

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ParJDA

Le requin & le droit administratif

Art. 366.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Vincent VIOUJAS
Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)

Au fil des arrêts les plus célèbres du droit administratif, les vipères côtoient les chiens errants, qui eux-mêmes voisinent avec les oiseaux migrateurs[1], sans que l’on n’y rencontre fréquemment de requins. Cette invisibilité peut s’expliquer par une double raison.

D’une part, même si plusieurs dizaines d’espèces différentes vivent près des côtes françaises métropolitaines, les interactions avec l’homme s’avèrent peu nombreuses. Les requins qui peuplent l’Atlantique ou la Méditerranée sont, en effet, inoffensifs et préfèrent, le plus souvent, demeurer dans les eaux profondes[2]. Il peut parfois arriver qu’ils s’échouent sur le rivage, comme ce fut le cas d’un requin bleu près de Capbreton en août 2020, mais le phénomène reste exceptionnel. La situation est revanche différente Outre-mer, au large de la Nouvelle-Calédonie, en mer des Caraïbes[3] et, bien entendu, à la Réunion, où les attaques se concentrent dans l’ouest de l’île comme on aura l’occasion de le voir.

D’autre part, les requins, qui constituent un super-ordre de la sous-classe des poissons élasmobranches au sein des poissons cartilagineux, ne bénéficient que d’une protection juridique très incomplète, et ce alors même que, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), au moins 11 espèces de requins et de raies (qui appartiennent à la même sous-classe) sont menacées dans les eaux de France métropolitaine[4]. Ainsi, aucun d’entre eux ne fait partie des espèces protégées au sens de l’article L.411-1 du code de l’environnement. En droit international, contrairement aux grands cétacés avec lesquels on les confond souvent[5], ils ne disposent pas d’un instrument de protection spécifique. Au cours des quinze dernières années, la liste des espèces de requins et de raies inscrites à l’annexe II de la Convention internationale sur le commerce des espèces menacées de faune et de flore sauvages (CITES, ou Convention de Washington) a cependant été élargie, non sans vives discussions[6]. Mais le texte ne vise toujours pas les requins bouledogues et requins tigres, qui sont ceux impliqués dans les attaques de requins au large de la Réunion. Il en va de même s’agissant de la Convention de Bonn (1979) sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage. Contrairement à ce qu’une dépêche AFP avait annoncé à tort en novembre 2014, ces deux espèces de requins ne figurent pas dans les annexes de celle-ci. Quant au droit de l’Union européenne, il s’est essentiellement employé à interdire le shark finning, c’est-à-dire la pratique consistant à couper les nageoires de requins, utilisées dans certaines soupes asiatiques ou par la médecine traditionnelle, et à rejeter en mer le reste du corps, le plus souvent vivant[7], sans d’ailleurs que l’on puisse garantir la pleine effectivité de ces mesures[8].

Cette situation illustre parfaitement la logique darwinienne sur laquelle repose la sélection des espèces à protéger. Outre les intérêts scientifiques et les nécessités de préservation du patrimoine naturel, les considérations économiques et financières entrent aussi en ligne de compte…au même titre que le « capital sympathie » de ces différentes espèces[9]. Or le requin ne dispose pas, loin de là, d’une image aussi favorable que le panda, le koala ou encore le bébé phoque. Dans l’imaginaire collectif, nourri par des décennies de films, séries ou bandes-dessinées, il se distingue plus comme un dangereux prédateur que comme un animal menacé d’extinction. Devenu un défenseur de la protection des océans, Peter Benchley, l’auteur du roman Jaws, adapté par Spielberg, a d’ailleurs regretté la description erronée des requins dans cette œuvre de jeunesse qui a sans doute largement desservi leur cause[10]. Cette représentation persistante explique aussi la manière dont ces derniers sont envisagés par le droit administratif

Il n’existe ainsi aucun plan national d’actions (PNA) pour le rétablissement ou pour la conservation des requins[11] et, bien entendu, aucune organisation institutionnelle spécifique (préfet coordonnateur, mission interministérielle…) telle que prévue pour certaines espèces protégées. Leur appréhension par le droit administratif passe donc principalement par la voie contentieuse et ce sont les enseignements de la jurisprudence qui permettront d’en esquisser les contours. De la vingtaine d’arrêts recensés se dégage, par ailleurs, la confirmation que le requin y est essentiellement traité comme une menace pour l’homme, comme le montre l’expression « risque requin » désormais consacrée[12].

Toutes les affaires examinées par le juge administratif portent sur une petite partie du territoire ultramarin de la Réunion, et plus précisément la partie ouest de l’île. Dans un contexte d’augmentation du nombre d’attaques de requins au niveau mondial depuis les années 2000, la Réunion concentre, en effet, environ 6% de celles mortelles, ce qui en fait un des territoires les plus concernés avec les États-Unis, l’Australie et l’Afrique du Sud[13]. Ces attaques, qui impliquent deux espèces de requins macrophages (requins bouledogues et requins tigres), se produisent, le plus souvent, dans le périmètre de la Réserve naturelle maritime (RNM) de la Réunion, créée en février 2007[14], qui occupe environ la moitié de la côte ouest. Or cette dernière regroupe également les principaux spots de glisse et les zones de baignade. De fait, les surfeurs et les body-boardeurs apparaissent surreprésentés parmi les victimes. Ces éléments permettent de comprendre la multiplicité des enjeux en présence : conservation du milieu naturel, préservation de l’ordre public, maintien d’une activité touristique aux retombées économiques importantes et pratique de sports côtiers dans des lieux renommés. Les oppositions ne se limitent d’ailleurs pas à la sphère juridique comme le montre l’implication de certains surfeurs en politique lors des élections municipales de 2014. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant de retrouver systématiquement les mêmes acteurs dans le prétoire : État et collectivités locales, particulièrement la commune de Saint-Leu, associations défendant la cause environnementale et pratiquants des sports de glisse.

Leurs vives confrontations, depuis une dizaine d’années, a donné naissance à une jurisprudence dont les principales lignes directrices procèdent de l’assimilation des requins à un risque vital pour l’homme. Dans une telle situation, les autorités publiques ont l’obligation positive d’agir (I), sous peine de voir engagée leur responsabilité en cas de manquement (II).

I. L’obligation d’agir face au « risque requin »

Les contentieux successifs illustrent parfaitement les inflexions récentes de la jurisprudence en matière de police administrative et d’office du juge des référés. Ainsi, les obligations positives qui pèsent sur les autorités publiques en cas de danger caractérisé pour la vie des personnes (A) peuvent justifier, si elles ne sont pas correctement accomplies, le prononcé d’injonctions par le juge du référé-liberté (B).

A. Le requin, catalyseur de mesures de police administrative

A l’interrogation de savoir si l’autorité de police est libre d’agir, le professeur Truchet répondait, en 1999, « à question classique, réponse classique, confirmée par une jurisprudence peu abondante, mais constante et bien connue : l’administration doit parer aux menaces pour l’ordre public dont elle a connaissance »[15].  Vingt ans plus tard, si la conclusion n’a pas changé, les termes du sujet semblent avoir sensiblement évolué. D’une part, la jurisprudence a été considérablement enrichie dès lors que, sur le terrain indemnitaire, la responsabilité de l’administration est, de plus en plus souvent, recherchée pour sa carence, réelle ou supposée, à mettre en œuvre certaines polices spéciales, par exemple dans le domaine de la pharmacovigilance (Mediator) ou de la matériovigilance (prothèses PIP)[16]. D’autre part, le juge administratif a repris à son compte la technique des obligations positives, forgées par la Cour européenne des droits de l’homme, en considérant que « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut (…) prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence »[17]. Menaçant directement la vie des personnes, les attaques de requins nécessitent ainsi une réaction rapide des détenteurs du pouvoir de police.

En la matière, comme souvent, les regards se sont d’abord tournés vers les maires. Outre le pouvoir de police administrative générale prévu à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales[18], ces derniers exercent, en effet, la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés, en mer jusqu’à une limite fixée à 300 mètres à compter de la limite des eaux[19]. Certains d’entre eux ont ainsi pu prendre des arrêtés interdisant ces dernières[20]. Mais l’exercice de pouvoir de police du maire se heurte ici à une double limite. En premier lieu, seul le représentant de l’État dans le département est compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d’application excède le territoire d’une commune[21]. En second lieu, l’existence d’un espace naturel protégé (la RNM) empêche les communes de faire appel au public pour réaliser des prélèvements préventifs de requins. Un arrêté en ce sens de la commune de Saint-Leu a ainsi été suspendu par le tribunal administratif de Saint-Denis, ce que le Conseil d’État a confirmé par la suite[22]. Les dispositions de l’arrêté du 21 février 2007 précité interdisent, en effet, en principe, de pratiquer la pêche au sein des zones de protection renforcée et des zones de protection intégrale de la réserve. Si des dérogations sont envisagées, par exemple pour limiter les espèces surabondantes ou éliminer les espèces envahissantes, elles ne peuvent être décidées que par le préfet, d’où l’incompétence de l’autorité municipale.

Les attaques de requins ont ainsi débouché sur une crise institutionnelle opposant certaines communes, à commencer par celle de Saint-Leu, au représentant de l’État, dans un contexte déjà tendu à la suite de la création de la RNM jugée insuffisamment concertée[23]. Plusieurs initiatives ont pourtant été prises rapidement par le préfet de la Réunion : interdiction temporaire de certaines activités nautiques dans les eaux maritimes bordant le littoral, lancement du dispositif vigie-requins visant à mesurer les conditions environnementales favorables aux activités de surf et à mettre en place des équipes de surveillance et d’intervention sur et sous l’eau lorsque ces activités étaient autorisées, création d’un comité réunionnais de réduction du risque requins[24]… Mais l’arrêté du 13 août 2012 comportait également une mesure autorisant le marquage et le prélèvement de deux espèces de requins (requins bouledogues et requins tigres), à des fins scientifiques afin d’évaluer le risque de ciguatéra[25]. Officiellement, selon les services de la préfecture, il s’agissait de disposer d’informations supplémentaires pour savoir si l’interdiction de commercialisation des espèces de poissons concernés, privant la pêche de tout débouché commercial, devait être maintenue, ou s’il était possible d’envisager de les réintroduire dans l’alimentation des réunionnais. Officieusement, il est tentant d’y voir une légitimation de façade pour justifier le prélèvement des requins à l’origine des attaques depuis 2011[26]. Sans se prononcer sur le détournement de pouvoir, le juge administratif, saisi par plusieurs associations de défense de l’environnement, a néanmoins suspendu la disposition en estimant disproportionnée l’autorisation de prélèvement dans les zones de protection renforcée de la RNM par rapport aux buts poursuivis par le préfet[27]. C’est donc le droit applicable à la réserve, et lui seul[28], qui est venu au secours des requins, tout en exacerbant les tensions entourant la création de cette dernière.

Dans ces conditions, outre une procédure visant à obtenir l’annulation du refus implicite opposé par le premier ministre à sa demande d’abrogation du décret du 21 février 2007, qui ne nous intéresse pas directement ici[29], la commune de Saint-Leu, connue des surfeurs pour sa déferlante à gauche, n’a pas hésité à mobiliser ce que la doctrine a, par la suite, proposé de qualifier de « référé liberté pour autrui »[30]. Elle a ainsi saisi le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, d’une demande tendant à enjoindre au préfet de La Réunion d’autoriser la pêche de requins-bouledogues adultes, y compris dans le périmètre de la RNM, de prendre sans délai toute mesure utile afin d’encourager le prélèvement de requins de cette espèce et de déterminer, dans une décision ultérieure, les mesures complémentaires pouvant être rapidement mises en œuvre pour réduire le risque d’attaques de ces requins, telle l’installation de filets et de dispositifs de pêche adaptés. Le contentieux qui en a résulté a apporté d’utiles précisions sur l’office du juge du référé-liberté lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale.

B. Le requin, révélateur de l’office du juge du référé-liberté

La diversité des mesures que le juge du référé-liberté peut ordonner, sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, est considérable, afin de sauvegarder une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale[31]. Comme rappelé précédemment, depuis la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine, il peut également être saisi, au nom du droit au respect de la vie, en cas de carence grave de l’autorité de police et prescrire, dans ce cadre, toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de celle-ci[32]. En outre, l’intervention du juge est envisagée de manière séquencée puisque qu’il peut, le cas échéant, après avoir ordonné des mesures d’urgence, « décider de déterminer dans une décision ultérieure prise à brève échéance les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent être très rapidement mises en œuvre ». Dans l’affaire en question relative aux travaux entrepris sur la dalle des Halles au-dessus d’un magasin de prêt à porter d’une célèbre chaîne suédoise, le Conseil d’État avait considéré que les circonstances ne faisaient pas apparaitre de danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes.

Cette jurisprudence a connu un premier usage très médiatisé lorsque le juge des référés, saisi par la section française de l’Observatoire international des prisons, a ordonné à l’administration pénitentiaire de procéder, dans un délai de dix jours, à la détermination des mesures nécessaires à l’éradication des animaux nuisibles présents dans les locaux du centre pénitentiaire des Baumettes[33]. Mais, en l’espèce, la carence de l’autorité publique exposait les personnes détenues à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant davantage qu’elle ne créait un danger imminent pour leur vie. L’intervention du juge administratif, sur saisine de la commune de Saint-Leu, constitue ainsi la première mise en œuvre pratique de la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine sur le fondement du droit à la vie. Recensant les différentes attaques survenues depuis 2011, dont la dernière concernait une adolescente se baignant à proximité du rivage, le Conseil d’État estime, en effet, que l’existence d’un tel risque mortel « révèle un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, qui excède ceux qui peuvent être normalement encourus lors de la pratique d’une activité sportive ou de loisirs par une personne avertie du risque pris »[34]. Cette situation, qualifiée d’exceptionnelle, impose donc aux autorités publiques de déterminer d’urgence les mesures de leur compétence de nature à réduire ce danger, le juge du référé-liberté pouvant prescrire des mesures de sauvegarde en cas de carence.  A cet égard, l’ordonnance du 13 août 2013 comporte trois enseignements importants.

En premier lieu, le Conseil d’État indique que les mesures en question doivent porter effet dans un délai très bref. Cette exigence d’immédiateté se conçoit parfaitement dès lors que le juge du référé-liberté demeure un juge de l’urgence. Elle peut ainsi être rapprochée du délai de 48 heures qui lui est, en principe, imparti pour statuer. Comme l’écrit le professeur Le Bot, « en fixant au juge un délai de jugement aussi bref, la loi recherche un résultat instantané »[35]. A ce titre, les mesures de prélèvements de requins ou d’installation de dispositifs limitant leur incursion dans certaines zones réclamées par la commune de Saint-Leu ne sont pas susceptibles de produire des effets favorables rapidement. Elles ne peuvent donc pas être prescrites par le juge du référé-liberté, ce que le Conseil d’État a, de nouveau, confirmé plus récemment[36].

En deuxième lieu, la carence des autorités de police compétentes et l’atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie en résultant sont appréciées après un examen détaillé des mesures envisageables et de celles déjà mises en œuvre ou annoncées. Dans l’affaire Ville de Paris, le rapporteur public avait mis en garde le Conseil d’État sur ce point : « votre crédibilité est aussi en jeu : il faut enjoindre ce qui peut être raisonnablement fait par l’administration, en évitant le trop-plein contentieux et la délivrance de prestations irréalistes »[37]. Se référant à des études comparatives internationales, l’ordonnance du 13 août 2013 détaille ainsi les actions susceptibles de réduire, en tout ou partie, les risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des baigneurs ou des pratiquants de sports nautiques. Elle insiste également sur les décisions intervenues dans l’intervalle. Le préfet de la Réunion avait, en effet, pris un arrêté, le 26 juillet 2013, interdisant temporairement la baignade et certaines activités nautiques, sauf dans le lagon et certaines zones aménagées et surveillées. Mais le juge ne se limite pas à considérer les mesures d’ores et déjà formalisées ou entrées en vigueur. Il accepte aussi de prendre en compte les engagements exprimés par les autorités publiques. L’ordonnance se réfère ainsi à l’annonce, faite par voie de presse, de prélèvements à intervenir et à la promesse d’un plan comportant diverses autres mesures et études en vue de diminuer les risques d’attaques de requins.

Ce n’est donc qu’après s’être livré à cet examen complet que le Conseil d’État conclut que, compte tenu de l’exigence d’effet immédiat rappelée plus haut, seules les mesures d’interdiction de baignade et d’activités nautiques sont de nature à produire des effets à court terme. Cela suppose néanmoins que ces interdictions soient respectées, ce qui implique une large diffusion de l’information, à destination non seulement de la population permanente mais aussi des personnes ne résidant pas habituellement dans l’île, et donc une signalisation adaptée. Par conséquent, il enjoint à l’autorité préfectorale, dans un délai de dix jours, de s’assurer que les interdictions de baignade et d’activités nautiques et les risques encourus par leur non-respect font l’objet d’une information suffisante. Il précise, par ailleurs, que celle-ci doit être réalisée « d’une part, sur les lieux où ces interdictions s’appliquent et, d’autre part, par les voies de communication les plus appropriées, à destination de l’ensemble des populations concernées dans le département ».

En troisième lieu, l’ordonnance du 13 août 2013 indique que, s’il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative, « il ne peut se borner à fixer un objectif général sans préciser les domaines dans lesquels des mesures pouvant porter effet dans un bref délai doivent être prises ». L’injonction doit donc être précise, ce qui n’était pas le cas de celle prononcée par le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis qui portait, de manière générale et, somme toute, assez vague, sur « la détermination des mesures nécessaires pour prévenir le risque d’attaques de requins-bouledogues adultes, (…) sans exclure des actions de pêche ou de prélèvement d’individus de cette espèce »[38].

La jurisprudence Commune de Saint-Leu a donc apporté des précisions essentielles sur l’office du juge du référé-liberté. Les trois aspects évoqués ont, en effet, connu une importante postérité. L’exigence d’immédiateté a, tout d’abord, été systématiquement rappelée par la suite et vient singulièrement limiter ce qu’il est possible de demander au juge des référés sur le fondement de l’article L.521-2. Ainsi, sollicité à plusieurs reprises en matière de surpopulation carcérale et de vétusté et d’insalubrité des établissements pénitentiaires, le Conseil d’État a écarté, faute de produire un effet à bref délai, les demandes tendant à la réalisation de travaux de réfection[39] et, plus largement, toutes les demandes relatives à des « mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique »[40]. De même, à propos de la « jungle de Calais », il a estimé que les seules mesures réalisables dans un bref délai portent sur la création de points d’eau supplémentaires, la mise en place d’un dispositif de collecte des ordures, le nettoyage du site et la création d’accès aux services d’urgence[41].

S’agissant de l’appréciation de la carence des autorités publiques et de l’illégalité manifeste de l’atteinte au droit à la vie, le raisonnement déployé dans l’ordonnance du 13 août 2013 a été confirmé et précisé à l’occasion des recours suivants. Comme indiqué précédemment, le souci de réalisme guide le juge administratif depuis l’origine. L’ordonnance en question tenait ainsi compte des mesures déjà adoptées par l’autorité administrative compétente, et même de celles simplement annoncées mais non mises en œuvre à la date du jugement. En d’autres termes, « la notion de mesures recouvre non seulement les actes déjà accomplis mais aussi les engagements qui, ayant été pris par l’administration, devraient à l’avenir porter leurs fruits »[42]. Mais, le Conseil d’État ne faisait pas expressément référence aux moyens dont cette autorité dispose comme critère d’appréciation. Cette mention figure expressément dans l’ordonnance rendue à propos de la maison d’arrêt de Nîmes[43] et revient désormais de manière systématique.

Ces deux éléments – conception souple des mesures entreprises et prise en considération des moyens dont dispose l’administration – ont été rappelés à l’envi à l’occasion de la cascade de référés-libertés formés dans le cadre de la crise sanitaire, depuis mars 2020. On se souvient, en effet, que l’une des premières ordonnances rendues écartait la demande de confinement total strict de la population notamment faute de pouvoir assurer un ravitaillement à domicile, compte tenu des moyens disponibles. Ces derniers justifiaient également que soit rejetée celle tendant à enjoindre au premier ministre de prendre les mesures réglementaires propres à assurer un large dépistage des personnels médicaux[44]. Le Conseil d’État ne s’est pas départi de cette grille d’appréciation lors de l’examen des nombreux autres recours dont il a ensuite été saisi[45]. Quant à la confiance accordée aux annonces des autorités publiques, elle a souvent reposée sur les engagements exprimés oralement au cours des débats, comme le reconnaît le président Stirn qui y voit une « démarche constructive »[46]. Mais, pour conclure sur ce point, il importe de souligner que c’est précisément parce que l’office du juge du référé-liberté est limité qu’il ne permet pas, par exemple, de mettre fin à des conditions de détention contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui a entraîné la condamnation de la France pour manquement à l’article 13 de ce texte[47]

Enfin, l’exigence de précision conduit le juge administratif à se situer sur une ligne de crête, pour reprendre une formule chère au président Lasserre[48]. L’ordonnance du 13 août 2013 s’efforçait, en effet, de tracer une voie médiane entre une injonction à portée générale, telle que celle prononcée en première instance, et la nécessité de ne pas se substituer à l’administration. A y regarder de plus près, il semble néanmoins que, comme l’observe Julia Schmitz, « les ordonnances prises par le juge du référé-liberté fixent un mode d’emploi de plus en plus précis à destination de l’administration, lui imposant les fins et les moyens, les moments et les manières de décider »[49]. La formule selon laquelle « il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative » apparaît donc plus cosmétique que réellement opératoire.

En définitive, le contentieux entre la commune de Saint-Leu et le préfet de la Réunion a posé les bases d’une transformation de la finalité de l’intervention du juge du référé-liberté, au risque de devenir une « sorte d’auxiliaire de la police administrative dont il s’efforce d’améliorer l’efficacité »[50] au nom du respect au droit à la vie, tout en en définissant des limites confirmées et précisées par la suite. Par leur nombre et leurs conséquences potentielles sur la vie quotidienne de millions de personnes, les recours formés depuis mars 2020 n’ont fait qu’amplifier et mettre en évidence un mouvement entamé depuis plusieurs années. De là à dire que la crise des requins a servi de terrain d’expérimentation à celle du pangolin, il y a un pas que nous ne nous risquerons pas à franchir, ne serait-ce que parce que les accusations portées contre ce dernier animal n’ont, à ce jour, toujours pas été prouvées avec certitude…

II. La responsabilité des autorités de police face au « risque requin »

Sur le plan indemnitaire, la carence des autorités de police est susceptible d’engager leur responsabilité en cas de dommage et il semble même que les exigences du juge administratif en la matière soient moins élevées que dans le contentieux de la légalité[51]. Comme indiqué dans les paragraphes précédents, à la Réunion, les autorités locales ne sont pas demeurées inactives : interdiction de la baignade et des activités nautiques dans certaines zones, lancement de plusieurs études et projets de recherches, mise en place de filets anti-requins couplée avec une surveillance renforcée, programme de pêche de protection[52]…De fait, les bases de jurisprudence ne recensent qu’une seule affaire, largement commentée, où un surfeur, victime d’une attaque de requin, le 5 août 2012, à la suite de laquelle il a dû subir une amputation de la main et du pied droits, recherchait la responsabilité de l’État en invoquant la carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative[53]. L’échantillon d’analyse du régime de responsabilité applicable apparaît donc singulièrement réduit. Pour autant, ce cas d’espèce présente l’intérêt de mettre en évidence les conditions d’engagement de la responsabilité administrative.

L’acceptation du « risque requin » constitue une exception à un tel engagement (A) tandis que l’imprudence de la victime est de nature à exonérer, en tout ou partie, l’administration (B).

A. L’acceptation du « risque requin » comme exception

Dans l’affaire en question, l’action de la victime et de la famille était dirigée contre l’État auquel il était en particulier reproché une carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice du pouvoir de substitution au maire prévu à l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales. Le lieu de l’accident se situait, en effet, sur une partie du rivage considérée comme dangereuse et au sein de laquelle le maire de Saint-Leu avait interdit la baignade par arrêté en date du 1er mars 2011. Cette interdiction était matérialisée sur place par un panneau mentionnant « baignade interdite, site dangereux, accès à vos risques et périls », mais ne signalant pas explicitement le « risque requins ». Les requérants estimaient ainsi que l’information sur les dangers identifiés n’étant pas suffisante, le préfet aurait dû se substituer au maire défaillant en vertu de l’article L.2215-1.

Cette stratégie contentieuse peut susciter un certain scepticisme. La responsabilité de l’État en raison des dommages causés aux tiers du fait de la décision du préfet de ne pas se substituer au maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police n’est, en effet, engagée qu’en cas de faute lourde[54], ce qui semblait peu évident dans le cas d’espèce. Mais, en toute hypothèse, elle suppose aussi naturellement qu’il y ait une carence de l’autorité municipale dans l’exercice de son pouvoir de police. Les requérants pouvaient ici se prévaloir de deux arguments. D’une part, si la jurisprudence considère, de longue date, qu’il incombe au maire de signaler spécialement les dangers qui excèdent ceux contre lesquels les intéressés doivent normalement se prémunir[55], elle semble plus exigeante, depuis quelques années, en matière de police de baignades et des activités nautiques. Ainsi, a été jugée fautive la commune ayant apposé des panneaux prévenant les baigneurs de la présence de dangers à certaines périodes de l’année, sans préciser aux usagers « la nature des risques contre lesquels ils devaient se prémunir »[56]. D’autre part, l’ordonnance du 13 août 2013, dont il a été largement question dans la partie précédente, enjoignait à l’autorité préfectorale de mettre en place une signalisation adaptée des interdictions ou des limitations de baignade et d’activités nautiques, « en précisant clairement la nature des risques ». Au regard de ces différents éléments, il paraissait donc envisageable de démontrer le caractère insuffisant de l’information mise en œuvre par la commune.

Telle n’a cependant pas été la solution retenue par les juges du fond[57]. Ces derniers n’ont, en effet, pas relevé une quelconque carence quant au caractère approprié de l’affichage sur des dangers identifiés. L’argumentaire du pourvoi en cassation devant le Conseil d’État revenait ainsi, selon la formule du rapporteur public, « à considérer qu’une interdiction de police stricte et correctement indiquée et matérialisée, mais non motivée, ne suffit pas à prévenir la pratique interdite totalement en raison de la gravité du risque encouru ». Mais, alors que ce dernier concluait à l’erreur de qualification juridique de la cour administrative d’appel (CAA), la variété des causes de danger semblant, à ses yeux, devoir imposer de spécifier la nature du danger en question s’agissant d’attaques de requins, par nature imprévisibles et irrépressibles, la Haute juridiction ne l’a pas suivi sur ce point. Faut-il y voir une remise en cause des inflexions jurisprudentielles précitées, qui, il est vrai, portaient toutes sur des affaires où la baignade n’était pas strictement interdite ? En réalité, comme l’indique Nicolas Polge dans ses conclusions, l’arrêt de la CAA de Bordeaux doit plutôt être compris comme reposant sur l’exception de risque accepté pour expliquer le rejet de la carence.

Selon une présentation doctrinale classique, l’exception de risque accepté fait partie, avec l’exception d’illégitimité et celle de précarité, des exigences tenant à la situation de la victime qui, alors même que les conditions d’engagement de la responsabilité sont réunies, conduisent à écarter le droit à réparation s’il n’est pas justifié qu’il soit reconnu à celle-ci[58]. En d’autres termes, « l’acceptation des risques ne gomme ni la faute, ni le préjudice » mais « elle empêche simplement la victime de se prévaloir utilement de ceux-ci »[59]. Ainsi, le préjudice résultant d’une situation à laquelle cette dernière s’est sciemment exposée n’ouvre pas droit à réparation[60].

En l’espèce, le tribunal administratif, puis la CAA, commencent par rappeler la réglementation en vigueur et le fait que le panneau affiché indiquait sans ambiguïté la dangerosité du lieu, même si la nature du danger n’était pas précisée, et la stricte interdiction de la baignade. Après avoir conclu à l’absence de carence de la signalisation, un paragraphe est consacré à la situation de victime : surfeur expérimenté, connaissant le spot et qui ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins puisqu’il résidait dans l’île depuis de nombreuses années et que les autorités locales avaient largement communiqué sur le sujet. A ce titre, selon la cour, l’accident survenu, alors qu’il « se devait de se prémunir par un comportement prudent et adapté aux circonstances dans laquelle il pratiquait son activité sportive, ne peut être attribué et imputable qu’à sa seule imprudence ». Pour citer à nouveau le rapporteur public, « on peut accepter de regarder ces motifs sur l’exonération de toute responsabilité de l’administration comme ne faisant pas déjà double emploi avec les motifs relatifs à l’absence de carence de la commune et donc de faute du préfet dans l’exercice de son pouvoir de substitution, car ils ne sont pas sans lien les uns avec les autres, à travers la question du caractère suffisant de l’information accessible à M. B…. sur la nature du danger existant »[61].

Ainsi, loin d’être superfétatoire, le motif se référant à l’exception de risque accepté permet d’ajuster l’étendue de l’obligation pesant sur les autorités de police en termes de signalisation aux connaissances préalables de la victime. Sur ce point, les éléments avancés prennent principalement en compte la situation subjective de celle-ci (expérience, antériorité de la résidence à la Réunion, ampleur des informations diffusées par la commune et par la préfecture…) pour en déduire qu’elle ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins auquel elle s’exposait en pratiquant le surf à cet endroit. Reprenant ce solide argumentaire, le Conseil d’État, qui laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond le soin de déterminer si la victime s’est sciemment exposée à un risque de dommage, a estimé que l’arrêt n’était pas entaché de dénaturation. Dès lors, comme une partie de la doctrine l’a relevé, ce sont surtout les circonstances particulières de l’affaire qui, par le recours à l’acceptation des risques, justifient que l’information délivrée ait été jugée suffisante[62].

Néanmoins, la mention de « l’imprudence de la victime », retenue tant par les juges du fond que par le Conseil d’État, met en évidence l’ambiguïté persistante qui entoure l’usage de l’exception de risque accepté en jurisprudence, tant et si bien que certains auteurs ont considéré que seul le souci de préserver les deniers publics donnait à celle-ci sa cohérence[63]. Même si elle est plus fréquemment utilisée en matière de responsabilité sans faute, dans le cadre de la responsabilité pour faute, les arrêts évoquent, en effet, fréquemment l’imprudence fautive de la victime. Comme l’écrit le professeur Belrhali, « on glisse ainsi du préjudice non réparable à la détermination des causes du dommage » et le juge raisonne alors plutôt en termes de cause exonératoire[64].

B. L’imprudence fautive de la victime du requin comme cause exonératoire

Dans la présente affaire, aucune faute des autorités de police n’a été reconnue, que ce soit en termes de signalisation, comme indiqué précédemment, ou du fait de l’absence de réalisation de prélèvements. La formulation de la CAA de Bordeaux pouvait sembler difficilement intelligible sur ce point précis, comme l’admet le rapporteur public, mais le Conseil d’État prend le soin d’écarter comme inopérant le moyen tiré de ce que le préfet de la Réunion aurait commis une faute en n’ordonnant pas des prélèvements de requins pour réduire le danger[65]. Seules des conjectures peuvent donc être faites sur l’exonération de la responsabilité de l’administration à laquelle l’imprudence de la victime aurait pu conduire.

Il n’en demeure pas moins que, sauf en matière de harcèlement moral, la faute ou le fait de la victime constitue un élément totalement ou partiellement exonératoire de responsabilité[66]. De fait, l’imprudence fautive de celle-ci est fréquemment retenue s’agissant d’accidents survenus au cours d’activités de pleine nature, à l’image du ski hors piste[67]. Les juges se réfèrent aussi souvent à la connaissance des lieux par la victime pour conclure qu’elle n’a pas fait preuve de la prudence qui s’imposait normalement à elle[68].

Pour en rester aux baignades et autres activités nautiques, une abondante jurisprudence s’efforce de départager ce qui relève du comportement de la personne concernée et de celui de l’autorité de police. A titre d’exemple, est fautif le maire qui a omis de matérialiser des zones surveillées et non surveillées sur un plan d’eau et d’avertir du danger que présente le fait de plonger d’un ponton installé dans une eau peu profonde, mais la responsabilité de la commune est atténuée par le fait que la victime a commis une grave imprudence en plongeant sans s’assurer qu’elle pouvait le faire sans risque[69]. Ce cas d’espèce présente par ailleurs l’intérêt de mettre en évidence les éléments pris en compte par le juge pour apprécier le comportement en question. A la comparaison in abstracto avec le standard du pratiquant idéal[70] s’ajoutent, en effet, des considérations plus subjectives tels qu’ici l’âge et la qualité professionnelle de l’intéressé.

A n’en pas douter, les éventuels contentieux indemnitaires futurs à la suite de dommages provoqués par des attaques de requins ne feront pas l’économie d’une analyse du comportement de la victime. Dans la seule affaire examinée à ce jour, la faute de celle-ci semblait assez évidente. Outre son expérience et sa connaissance des lieux et des risques encourus, le malheureux surfeur était, en effet, en infraction avec les mesures de police qui prescrivaient une interdiction absolue de la baignade. D’autres configurations (pratiquant plus jeune, simplement de passage dans l’île…etc) pourraient toutefois conduire à des solutions différentes puisque ne saurait être qualifié de fautive la prise d’un « risque mesuré, justifié par les circonstances »[71]. Sans naturellement souhaiter une telle issue, notons, pour conclure, que le surf est de nouveau autorisé dans le cadre d’une zone d’expérimentation opérationnelle sur le site de Saint-Leu[72].

En définitive, la représentation populaire des requins dessert certainement la cause de ces animaux qui ne disposent pas d’une protection adaptée aux menaces qui pèsent sur la survie de certaines espèces. Mais, pour le juriste, elle présente l’avantage de fournir une parfaite illustration de la manière dont le droit administratif appréhende un risque jugé vital, à la fois sous la forme d’une obligation d’agir pour les autorités de police et d’une cause d’exclusion ou d’exonération de responsabilité en cas d’imprudence, respectivement non fautive et non fautive, de la victime.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 366.


[1] Respectivement CE, 6 févr. 1903, Terrier ; CE, 4 mars 1910, Thérond et CE, sect., 3 déc. 1999, Ass. ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, n°199622.

[2] La dernière attaque de requin en Méditerranée remonte à 1989 et la victime était un plongeur-chasseur ayant de nombreux poissons morts accrochés à sa ceinture.

[3] Ont ainsi été recensées récemment l’attaque d’un baigneur, au large de l’îlot Maître (févr. 2021), d’un plongeur au nord d’Ouvéa (mars 2021) et d’une nageuse au large de Saint-Martin (déc. 2010).

[4] La liste rouge des espèces menacées en France, UICN France, 2013. Au niveau mondial, l’UICN considère que 36% des requins et des raies sont menacés d’extinction (liste rouge 2021).

[5] Il s’agit de la Convention internationale pour la règlementation de la chasse à la baleine, adoptée à Washington le 2 décembre 1946.

[6] En 2019, par exemple, le requin taupe-bleu et le petit requin taupe y ont été ajoutés. La CITES, adoptée en 1973, ne constitue pas un traité global de protection des espèces sauvages mais vise simplement à réglementer le commerce international des espèces menacées. Celui-ci n’est interdit, sauf circonstances exceptionnelles, que pour celles inscrites à l’annexe I. Sur le sujet, v. M. Morin, « Les requins, la CITES et la FAO », Neptunus, Université de Nantes, vol. 26, 2020/1 (en ligne).

[7] Règlement (CE) n°1185/2003 du Conseil du 26 juin 2003 relatif à l’enlèvement des nageoires de requin à bord des navires, modifié par le Règlement (UE) n °605/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013. Sur les limites de la version de 2003 et les raisons ayant conduit à sa révision, v. Ph. Billet, « On achève bien les requins… », Environnement, 2012, alerte 81.

[8] Lorsque les navires battant pavillon d’un État membre capturent, détiennent à bord, transbordent ou débarquent des requins, l’État membre du pavillon doit soumettre chaque année un rapport à la Commission sur la mise en œuvre du règlement au cours de l’année précédente, et en particulier la façon dont il a contrôlé le respect du règlement. Plusieurs États membres côtiers ne remplissent pas cette obligation.

[9] Ph Billet, « Au secours ! Darwin revient. De la sélection des espèces à protéger », Environnement, 2012, alerte 38.

[10] V. son livre Shark trouble, Random House, 2002.

[11] Dispositif prévu à l’article L.411-3 du code de l’environnement, v. note du 9 mai 2017 relative à l’élaboration des plans nationaux d’actions.

[12] L. Peyen, « Le risque requin, le droit et la société : scolies sur l’encadrement d’un risque naturel », Dr. adm., 2016, étude 2.

[13] Les développements de ce paragraphe ont été nourris par l’excellent article (en ligne) de F. Taglioni et S. Guiltat, « Le risque d’attaques de requins à la Réunion », EchoGéo, avr. 2015.

[14] Décret n°2007-236 du 21 févr. 2007 portant création de la réserve naturelle nationale marine de la Réunion.

[15] D. Truchet, « L’autorité de police est-elle libre d’agir ? », AJDA, 1999, n° spéc., p.81.

[16] V. plus largement sur le sujet, M. Deguergue, « La responsabilité du fait des activités de police » in Ch. Vautrot-Schwarz, dir., La police administrative, PUF, coll. Thémis, 2014, p.221.

[17] CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 ; RFDA, 2012, p.269, concl. D. Botteghi.

[18] « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ».

[19] Art. L.2213-23 CGCT.

[20] TA Saint-Denis, 18 avr. 2013, n°1200016 : rejet de la demande de suspension de l’arrêté municipal d’interdiction de baignade sur le plan d’eau de la plage de Boucan Canot, mesure jugée proportionnée à l’objectif de sécurité publique poursuivi.

[21] 3° de l’article L.2215-1 CGCT.

[22] TA Saint-Denis, 7 juin 2013, n°1300707 ; CE, réf., 30 déc. 2013, Commune de Saint-Leu, n°369628.

[23] Pour une analyse complète des faiblesses du processus de gouvernance de ce projet et des oppositions entre les élus, les services de l’État, les pratiquants de sports côtiers et les associations de défense de l’environnement, poursuivant tous des intérêts différents, v. F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.13 et s.

[24] Devenu, en 2016, le centre de ressources et d’appui (CRA) pour la réduction du risque requin. Pour un bilan de ses actions, v. Préfecture de la Réunion, CRA – Bilan et perspectives, 2019.

[25] La ciguatéra est une forme d’intoxication alimentaire due à l’ingestion d’une toxine accumulée dans la chair de certains poissons se nourrissant d’une microalgue présent dans les récifs coraliens.

[26] V. en ce sens, dénonçant l’artifice de la mesure, Ph. Billet, « On achève bien les requins… », op. cit.

[27] TA Saint-Denis, 27 sept. 2012, n°1200779 et 1200800.

[28] V. L. Stahl, « Les requins dans l’onde du droit », RJE, 2013, p.81.

[29] CE, 19 déc. 2014, Commune de Saint-Leu, n°381826 ; AJDA, 2015, p.933, note A. Van Lang : rejet, le Conseil d’État précisant à cette occasion qu’une demande d’abrogation d’un décret de classement d’une réserve naturelle nationale doit être regardée comme une demande de déclassement.

[30] X. Dupré de Boulois, « Le référé liberté pour autrui », AJDA, 2013, p.2137 : comme le précise l’auteur, le juge des référés accepte de connaître d’actions engagées par des personnes en vue de préserver les libertés fondamentales d’autres personnes, d’où la dénomination de « référé liberté pour autrui ».

[31] Pour un bilan v. O. Le Bot, « Vingt ans de référé liberté », AJDA, 2020, p.1342.

[32] Seul le droit à la vie, dont il est question dans les recours relatifs aux attaques de requins, sera évoqué ici. Pour une analyse plus large portant sur l’ensemble des libertés fondamentales invocables dans le cadre d’un référé-liberté, v. C. Friedrich, « Le référé-liberté en carence de l’administration », RDP, 2018, p.1297.

[33] CE, ord., 22 déc. 2012, Section française de l’OIP, n°364584 ; D., 2013, p.1304, note J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; JCP A, 2013, 87, note O. Le Bot.

[34] CE, ord., 13 août 2013, Commune de Saint-Leu, n°370902 ; AJDA, 2013, p.2104, note O. Le Bot.

[35] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes : les limites de l’article L. 521-2 », AJDA, 2017, p.2540.

[36] CE, ord., 25 juill. 2019, Ass. Océan prévention Réunion et autres, n°432876. Figurent cette fois parmi les requérants une école de surf et un commerce d’accessoires pour activités nautiques.

[37] D. Botteghi, « Référé liberté et référé conservatoire en cas de menace pour la sécurité. Conclusions sur CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 », RFDA, 2012, p.269.

[38] TA Saint-Denis, ord., 19 juill. 2013, n°1300885.

[39] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, n°392043 ; AJDA, 2015, p.2216, note O. Le Bot. S’agissant de l’atteinte portée au droit à la vie, le Conseil d’État ordonne, en revanche, à l’administration pénitentiaire de mettre en œuvre trois injonctions figurant dans le dernier rapport de la commission départementale pour la sécurité contre les risques d’incendie.

[40] CE, ord., 28 juill. 2017, Section française de l’OIP, n°410677 ; AJDA, 2017, p.2540, note O. Le Bot.

[41] CE, ord., 23 nov. 2015, Ass. Médecins du monde, n°394540 ; AJDA, 2016, p.556, note J. Schmitz ; RDSS, 2016, p.90, note D. Roman et S. Slama.

[42] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes… », op. cit.

[43] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, op. cit.

[44] CE, ord, 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, n°439674 ; AJDA, 2020, p.851, note Ch. Vallar ; AJCT, 2020, p.175, note S. Renard ; D., 2020, p.687, note P. Parinet-Hodimont ; JCP G, 2020, 434, note O. Le Bot.

[45] Parmi une abondante bibliographie, v. C. Broyelle, « Regard sur le référé-liberté à l’occasion de la crise sanitaire », AJDA, 2020, p.1355.

[46] B. Stirn, « Le référé et le virus », RFDA, 2020, p.634 : « Les débats au cours de l’audience publique ont souvent permis à cette dernière (l’administration) de préciser et d’amplifier son action ».

[47] CEDH, 30 janv. 2020, n°9671/15, J. M. B. c/ France ; AJDA, 2020, p.1064, note H. Avvenire ; D., 2020, p.753., note J.-F. Renucci : v. en particulier les &217 et 218 où la Cour considère que le pouvoir d’injonction conféré au juge administratif a une portée limitée et que ce dernier fait dépendre son office des moyens dont dispose l’administration.

[48] B. Lasserre, « Éditorial », Rapport public 2019 du Conseil d’État, p.9.

[49] J. Schmitz, « Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond », RFDA, 2014, p.502.

[50] X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…référé-liberté », RDLF, 2020, chron. n°12.

[51] F. Melleray, « L’obligation de prendre des mesures de police administrative initiales », AJDA, 2005, p.71.

[52] Sur ces dispositifs, F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.16 et s.

[53] CE, 22 nov. 2019, Consorts Bujon, n°422655 ; AJCT, 2020, p.152, note S. Renard et E. Péchillon ; AJDA, 2020, p.1867, note J.-Ph. Ferreira ; Dr. adm., 2020, comm. 26, obs. J.-S. Boda et B. Pouyau ; JCP A, 2020, 2035, note H. Pauliat. L’auteur remercie le service de diffusion de la jurisprudence du Conseil d’État pour la communication des conclusions du rapporteur public, Nicolas Polge.

[54] CE, 25 juill. 2007, Société France Telecom, Société Axa corporate solutions assurance, n°28300 et Min. de l’intérieur c./Alfonsi, n°293882 ; AJDA, 2007, p.1557.

[55] CE, 5 mars 1971, Le Fichant, n°76239 ; AJDA, 1971, p.680, note J. Moreau. Parmi les nombreux cas d’application, CE, 14 oct. 1977, Commune de Catus, n°01404 (responsabilité de la commune pour défaut de signalisation du danger présenté par un plan d’eau aménagé) ; CE, 19 nov. 2013, Le Ray, n°352955 ; AJCT, 2014, p.168, obs. E. Royer ; JCP A, 2014, 2238, note H. Arbousset (responsabilité de la commune faute d’avoir pris les mesures appropriées à l’usage d’une plate-forme flottante aménagée permettant à des enfants et des adolescents d’effectuer des plongeons).

[56] CAA Bordeaux, 9 nov. 2015, n°14BX03697 (dangers de forts courants et de formation de brisants de rivage lorsque la mer est houleuse). Dans le même sens (absence de signalisation de l’existence d’un danger précis), CAA Douai, 12 nov. 2015, n°13DA00151.

[57] TA Réunion, 12 mai 2016, n°1400880, confirmé par CAA Bordeaux, 28 mai 2018, n°16BX02294.

[58] R. Chapus, Droit administratif général, T.1, Montchrestien, 15ème éd., 2001, p.1253.

[59] J. Antippas, Pour un droit commun de la responsabilité civile des personnes privées et publiques, Dalloz, 2021, p.468.

[60] CE, 10 juill. 1996, Meunier, n°143487 ; RDP, 1997, p.246, concl. J.-H. Stahl. Pour davantage d’illustrations, v. F. Séners, F. Roussel, Répertoire de la responsabilité de la personne publique, Dalloz, 2019, n°88.

[61] N. Polge, conclusions préc.

[62] J.-Ph. Ferreira, « Attaques de requins à la Réunion : à qui la faute ? », AJDA, 2020, p.1867, selon qui « le Conseil d’État a adopté une décision sur mesure, valant essentiellement pour des victimes averties ». Dans le même sens, mais plus prudents sur l’utilisation de l’exception de risque accepté, S. Renard et E. Péchillon, « Police des baignades : la mention « baignade interdite » constitue, parfois, une information appropriée du public », AJCT, 2020, p.152.

[63] V. sur ce point l’article classique de I. Mariani-Benigni, « L’ »exception de risque accepté » dans le contentieux administratif », RDP, 1997, p.841.

[64] H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, 2017, p.261.

[65] A la date de l’accident. Comme indiqué précédemment, de nombreux prélèvements ont été réalisés par la suite.

[66] F. Lombard, J.-C. Ricci, Droit administratif des obligations, Sirey, 2018, p.320.

[67] M. Carius, « La police administrative et les activités sportives de pleine nature », RJE, 2001, p.173.

[68] Par ex., CE, 22 déc. 1971, Commune de Mont-de-Lans, n°80060 ; RDP, 1972, p.1252, note M. Waline ; CE, 25 févr. 1976, Commune des Contamines-Montjoie, n°92780 ; CE, 9 nov. 1983, Cousturier, n°35444 ; CE, 8 déc. 1989, Oddes, n°84854 : dans cette dernière affaire, la victime, qui connaissait les lieux, a commis des « imprudences graves qui sont à l’origine exclusive de l’accident ».

[69] CAA Douai, 23 janv. 2001, n°97DA01217 : la commune est déclarée responsable d’un quart des conséquences dommageables de l’accident. Pour d’autres illustrations : CAA Nantes, 29 nov. 1990, n°89NT00423 (exonération totale) ou CAA Nantes, 25 févr. 2009, n°08NT00234 (exonération partielle).

[70] J. Moreau, L’influence de la situation et du comportement de la victime sur la responsabilité administrative, LGDJ, 1957, spéc. p. 203 et s.

[71] CE, 9 déc. 2009, Philippe X., n°311795.

[72] « Le surf de nouveau autorisé sur la gauche de Saint-Leu, malgré les requins », Le Figaro, 10 avr. 2021.

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ParJDA

Les animaux des grands arrêts

Art. 368.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

L’administrativiste éprouve toujours un plaisir non retenu lorsqu’il est amené à consulter tel ou tel arrêt au sein du fameux « GAJA » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23e éd. 2021). Et, lorsqu’une nouvelle édition s’apprête à être publiée (ce sera le cas tout prochainement), la question se pose de savoir quels seront les nouveaux arrêts qui feront leur entrée au GAJA et ceux qui, sans être nécessairement remis en cause, ne seront plus considérés comme suffisamment importants pour faire partie des « grands ». Le dossier sur « L’animal et le droit administratif » constituait une occasion idéale de se replonger dans le GAJA pour y rechercher les traces d’éventuels animaux !

A dire vrai, les résultats de la recherche ne sont pas à la hauteur des attentes initiales. Les animaux sont peu présents dans le GAJA et celui-ci renferme même de faux-amis… Que l’on songe au sieur Moineau qui se préoccupait davantage de son caducée que d’ornithologie (CE, sect., 2 février 1945, Moineau, rec. 27, GAJA n°51), ou encore au combat de la fille de Monsieur Saumon (CE, sect., 17 mai 1985, Mme Menneret, rec. 149, GAJA n°79) pour que son nom figure sur le monument aux morts de la commune … Point de référence donc à la pisciculture !

En réalité, il n’y a actuellement que trois « grands » arrêts qui figurent au GAJA où il est question d’animaux, arrêts qui étaient déjà présents dans la première édition de l’ouvrage (M. Long, P. Weil, G. Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 1ère éd. 1956, réimpression Dalloz 2006). Il s’agit des fameux arrêts Terrier (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. 94 ; S. 1903.3.25, concl. Romieu, note Hauriou ; GAJA n°11), Tomaso Grecco (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco, rec. 139, GAJA n°14) et Therond (CE, 4 mars 1910, Thérond, rec. 193, GAJA n°19 ; D. 1912.3.57, concl. Pichat).

Outre le fait qu’ils figurent au GAJA et qu’ils datent tous du début du XXème siècle, il n’est pas facile d’établir un lien entre ces trois arrêts. Leur seul véritable point commun est qu’il y est question d’animaux mais la comparaison entre ces trois espèces doit s’arrêter là. Dans l’arrêt Terrier, les animaux envisagés sont des « animaux nuisibles » dont le département de Saône-et-Loire avait organisé la chasse. Plus précisément, c’est la destruction de vipères qui intéressait le sieur Terrier. L’espèce est bien différente dans l’arrêt Tomaso Grecco : un taureau est au centre de l’affaire mais la responsabilité recherchée est celle de l’Etat en raison des fautes supposément commises par le service de police. Enfin, l’arrêt Thérond mêle capture de chiens errants et enlèvement des dépouilles des bêtes mortes sur fond de contrat administratif, comme dans l’arrêt Terrier.

Il est ainsi possible de considérer que les animaux sont aux origines de deux branches majeures du droit administratif. Ainsi, les arrêts Terrier et Thérond sont à l’origine de la consécration du service public comme critère de la notion de contrat administratif et ont participé à la construction de cette dernière. Or, de la même manière, l’arrêt Tomaso Grecco est essentiel pour comprendre la construction du droit de la responsabilité administrative dans la mesure parce qu’il marque la fin de l’irresponsabilité de la puissance publique dans le cadre de l’exercice de ses activités de police.

I. L’animal comme objet du service public, aux origines de la notion de contrat administratif

D’une certaine manière, vipères et chiens errants sont aux origines de la notion de contrat administratif.

En 1903, le Conseil d’Etat est ainsi amené à se prononcer sur la relation unissant le sieur Terrier au département de Saône-et-Loire. Le conseil général du département avait adopté une délibération prévoyant qu’une prime serait versée à toutes les personnes à même de justifier qu’elles avaient détruit des animaux nuisibles, à commencer par les vipères. Nous étions alors bien loin de la situation actuelle qui, plus d’un siècle plus tard, envisage les serpents comme des espèces protégées (Arrêté du 8 janvier 2021 fixant la liste des amphibiens et des reptiles représentés sur le territoire métropolitain protégés sur l’ensemble du territoire national et les modalités de leur protection). Le sieur Terrier s’étant débarrassé d’un tel reptile, il avait demandé le versement de sa prime au département, versement refusé par le préfet. Il ne faut en effet pas oublier qu’à cette époque la décentralisation était encore loin, ce qui explique que le préfet réponde à la demande du sieur Terrier, en tant qu’exécutif du département.

L’élimination de cette vipère n’aurait pas dû donner naissance à un contentieux mais le préfet a refusé le versement de la prime au sieur Terrier en arguant du fait que tous les crédits prévus pour le versement des primes pour la destruction des animaux nuisibles avaient déjà été utilisés. Dans ses conclusions, Romieu relève ainsi que le conseil général avait prévu « d’allouer une prime de 0 fr. 25 à quiconque aurait tué une vipère, sur production du certificat du maire de la commune où elle aurait été tuée ». Un crédit de 200 francs avait ainsi été inscrit au budget du département, afin de faire face à ces dépenses. Or, ce crédit a rapidement été épuisé et, après avoir utilisé le crédit des dépenses imprévues, le préfet a douté de la sincérité des certificats présentés et a refusé de procéder à de nouveaux versements. Le sieur Terrier faisait en effet partie d’un groupe identifié de quatre chasseurs réclamant le paiement de pas moins de 2473 vipères !

Piqué par ce refus, le sieur Terrier a décidé de contester la décision du préfet et a saisi le conseil de préfecture du département de Saône-et-Loire. Ce dernier s’est cependant déclaré incompétent, « dans une forme un peu insolite » comme le relève Hauriou, au travers d’une simple note du greffier. Le sieur Terrier a alors saisi le Conseil d’Etat (à la fois par un pourvoi en appel – irrecevable en l’absence de décision du conseil de préfecture – et au travers de conclusions directes, sur lesquelles le juge s’est finalement prononcé). Or, si l’arrêt Terrier fait partie des grands arrêts, c’est parce qu’il pose « une très intéressante question de compétence » (Romieu, concl. préc.). Sans serpenter, il est possible la résumer ainsi : le contrat passé par le département de Saône-et-Loire avec les chasseurs de vipères relève-t-il de la compétence de la juridiction administrative ou de la juridiction judiciaire ? Or, cette question implique de déterminer si ce contrat était un contrat administratif ou un contrat de droit privé.

Une première remarque mérite ici d’être formulée : le Conseil d’Etat ne pose pas la question de la nature contractuelle de l’engagement pris par le département, pas plus qu’Hauriou dans sa note ou Romieu dans ses conclusions. L’affaire repose pourtant sur un engagement unilatéral du département (par une délibération) et le contrat semble donc naître tacitement dès lors que les chasseurs de vipères présentaient leurs certificats. Il ne s’agit pas d’un point central mais il est tout de même cocasse de remarquer que l’un des arrêts fondateurs du droit des contrats administratifs porte sur un contrat non-écrit, même si nous savons que traditionnellement le droit administratif n’est pas empreint de formalisme.

Pour en revenir au contrat en cause, si sa qualification posait problème c’était en premier lieu au regard du critère organique. En effet, comme le relève Romieu, il existait une « théorie d’après laquelle les contrats des communes et des départements seraient, en l’absence de textes spéciaux, des contrats de droit commun, dont la connaissance appartiendrait aux tribunaux ordinaires ». Cela s’explique aisément car, à cette époque encore, les départements et les communes étaient généralement assimilés à des personnes morales de droit privé. Finalement, le Conseil d’Etat décida de ne pas faire application de cette théorie en l’espèce, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement. Il a ainsi admis, de manière implicite, que le critère organique de définition des contrats administratifs pouvait être rempli y compris lorsque le contrat n’était pas passé par l’Etat mais par un département ou une commune. Toutefois, nous savons bien que le critère organique n’a jamais été suffisant pour qualifier un contrat d’administratif. Le refus de mettre en œuvre la théorie précédemment évoquée ne réglait donc pas la question de la qualification du contrat.

En réalité, le Conseil d’Etat est muet sur toutes ces questions et se contente de reconnaître sa compétence en indiquant que « du refus du préfet d’admettre la réclamation dont (le sieur Terrier) l’a saisi il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître ». Cela signifie donc que le contrat est un contrat administratif. Toutefois, il ne s’agit que d’une déduction qui ressort implicitement du contenu de l’arrêt et il faut faire appel aux conclusions de Jean Romieu pour bien comprendre le raisonnement retenu. Ce dernier place le service public au centre de son argumentation. Il considère ainsi, en analysant la jurisprudence la plus récente que « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics proprement dits, généraux ou locaux, — soit que l’administration agisse par voie de contrat, soit qu’elle procède par voie d’autorité, — constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges de toute sorte auxquels elle peut donner lieu », ce qui équivaut à considérer que « toutes les actions entre les personnes publiques et les tiers ou entre ces personnes publiques elles-mêmes, et fondées sur l’exécution, l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public, sont de la compétence administrative, et relèvent, à défaut d’un texte spécial, du Conseil d’Etat, juge de droit commun du contentieux de l’administration publique, générale ou locale ».

Cette place centrale accordée au service public est symptomatique du mouvement jurisprudentiel et doctrinal du début du XXème siècle. Pour autant, le service public n’est pas le seul à être mobilisé. Romieu fait également appel à la distinction entre les actes d’autorité et les actes de gestion pour différencier les contrats administratifs et les contrats de droit privé. Ainsi, si Romieu considère que le service public entraîne la qualification administrative du contrat et la compétence du Conseil d’Etat, c’est parce que dans ce cas il y a « gestion publique ». En revanche, il peut parfois y avoir gestion privée. Le commissaire du gouvernent précise ainsi qu’« il demeure entendu qu’il faut réserver, pour les départements et les communes, comme pour l’Etat, les circonstances où l’administration doit être réputée agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier et se trouve soumise aux mêmes règles comme aux mêmes juridictions ». Selon lui, « cette distinction entre […] la gestion publique et la gestion privée peut se faire, soit à raison de la nature du service qui est en cause, soit à raison de l’acte qu’il s’agit d’apprécier. Le service peut, en effet, tout en intéressant une personne publique, ne concerner que la gestion de son domaine privé […]. D’autre part, il peut se faire que l’administration, tout en agissant, non comme personne privée, mais comme personne publique, dans l’intérêt d’un service publie proprement dit, n’invoque pas le bénéfice de sa situation de personne publique, et se place volontairement dans les conditions d’un particulier, — soit en passant un de ces contrats de droit commun, d’un type nettement déterminé par le Code civil (location d’un immeuble, par exemple, pour y installer les bureaux d’une administration), qui ne suppose pas lui-même l’application d’aucune règle spéciale au fonctionnement des services publics, — soit en effectuant une de ces opérations courantes, que les particuliers font journellement, qui supposent des rapports contractuels de droit commun, et pour lesquelles l’administration est réputée entendre agir comme un simple particulier (commande verbale chez un fournisseur, salaire à un journalier, expéditions par chemin de fer aux tarifs du public, etc.) ». Dès lors, Romieu renvoie à la jurisprudence le soin « de déterminer, pour les personnes publiques locales, comme elle le fait pour l’Etat, dans quels cas on se trouve en présence d’un service public fonctionnant avec ses règles propres et sans caractère administratif, ou au contraire en face d’actes qui, tout en intéressant la communauté, empruntent la forme de la gestion privée et entendent se maintenir exclusivement sur le terrain des rapports de particulier à particulier, dans les conditions du droit privé ». Ainsi, si les vipères chassées par le sieur Terrier ont permis de donner une place centrale au service public dans l’identification des contrats administratifs, elles n’en font pas un critère absolu de distinction avec les contrats de droit privé. A ce moment-là, l’opposition entre gestion publique et gestion privée reste prépondérante en matière de contrats administratifs. Ce sont finalement les chiens errants et les bêtes mortes qui vont permettre au service public de s’affirmer comme critère d’identification des contrats administratifs de manière beaucoup moins timorée. 

Dans l’arrêt Thérond (CE, 4 mars 1910, préc.), le Conseil d’Etat va aller plus loin que dans l’arrêt Terrier s’agissant de l’affirmation du service public comme critère. Dans cette affaire, il était question d’un contrat de concession conclu le 20 février 1905 entre la ville de Montpellier et le sieur Thérond à la suite d’une procédure d’adjudication (bien évidemment, il ne s’agissait pas d’un contrat de concession au sens où nous l’entendons aujourd’hui en application du code de la commande publique – CCP, art. L. 1121-1). La durée du contrat était de dix ans (du 24 juillet 1905 au 23 juillet 1915) et son objet prévoyait que le sieur Thérond serait chargé de la capture et de la mise en fourrière des chiens errants et de l’enlèvement des bêtes mortes dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des particuliers sur tout le territoire de la ville de Montpellier. Il était prévu que le sieur Thérond, en tant que concessionnaire, serait rémunéré à la fois par des taxes versées par les propriétaires des chiens errants ou des bêtes mortes, ainsi qu’en nature en pouvant disposer librement des dépouilles des bêtes mortes de maladies contagieuses ainsi que de celles non réclamées par leurs propriétaires. Toutefois, certaines dépouilles d’animaux ne furent pas confiées au concessionnaire, en dépit du monopole établi par le contrat à son profit. Monsieur Thérond saisit alors le conseil de préfecture de l’Hérault, lequel rejeta sa demande. Il saisit alors le Conseil d’Etat qui dût se prononcer sur sa compétence.

Dans un premier temps, l’arrêt Thérond est l’occasion de distinguer deux catégories de concessions au regard de leur objet : les concessions de travaux publics et les concessions de service public. Les premières relevaient en effet la compétence des conseils de préfecture pour « les réclamations de particuliers contre des entrepreneurs de travaux publics à l’occasion de ces derniers », conformément aux dispositions de la loi du 28 pluviôse an VIII. Toutefois, comme le relève Marcel Pichat dans ses conclusions, la concession conclue avec le sieur Thérond pour l’enlèvement des bêtes mortes ne pouvait pas être qualifiée de concession de travaux publics car elle n’avait « pas pour objet la construction d’ouvrages publics » et parce qu’elle ne comportait « ni travaux d’entretien d’ouvrages publics […], ni travaux publics accessoires ». Le fait que le cahier des charges du contrat prévoit que le sieur Thérond devait « établir une fourrière, un clos d’équarrissage et un local pour la dénaturation des bêtes mortes » est sans effet sur ce point. Dès lors, le commissaire du gouvernement qualifie explicitement ce contrat de « concession de service public » ayant « pour objet l’exécution du service de la sécurité et de la salubrité publiques ». Pour autant, la qualification comme concession de service public ne réglait pas la question de la compétence juridictionnelle pour connaître de ce contrat. En effet, si les concessions de travaux publics relevaient directement de la compétence de la juridiction administrative (des conseils de préfecture) en application de la loi du 28 pluviôse an VIII, aucun texte ne prévoyait la compétence juridictionnelle pour connaître des contentieux liés aux concessions de services.

C’est ce qui explique que, dans un second temps, le Conseil d’Etat s’attarde sur la question de la compétence juridictionnelle pour connaître du contentieux lié à ce contrat. Or, cette compétence découlait ici de la question de savoir si le contrat conclu par la ville de Montpellier avec le sieur Thérond pouvait ou non être qualifié de contrat administratif. La réponse apportée est positive, en application du seul critère du service public.

L’arrêt Thérond est en effet l’occasion de placer le service public sur le devant de la scène en tant que critère de définition des contrats administratifs. Pour le Conseil d’Etat, sa compétence ne fait pas de doute compte tenu du fait que le contrat passé pour la capture des chiens errants et l’enlèvement des bêtes mortes a été conclu « en vue de l’hygiène et de la sécurité de la population et a eu, dès lors, pour but d’assurer un service public ». Pour autant, ce sont les conclusions de Marcel Pichat qui permettent de comprendre la solution retenue. Pour le commissaire du gouvernement, la jurisprudence a clairement abandonné la solution antérieure selon laquelle seuls les actes d’autorité relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il considère que les preuves de cet abandon ressortent notamment des arrêts Blanco (TC, 8 février 1873, Blanco), Grosson (CE, 31 janvier 1902, Grosson), Feutry (TC, 29 février 1908, Feutry), et bien sûr Terrier (CE, 6 février 1903, préc.). Marcel Pichat explique en effet que les contrats passés par les personnes publiques qui ont « pour objet l’exécution d’un service public » sont des contrats administratifs, sans qu’il soit nécessaire de se demander si de tels contrats ne relèvent pas de la gestion privée. Or, cette argumentation a été suivie par le Conseil d’Etat qui a considéré que le contentieux lié au contrat conclu avec le sieur Thérond relevait de sa compétence parce qu’il avait « pour but d’assurer un service public ».

Les vipères de l’arrêt Terrier, suivies par les chiens errants et les dépouilles d’animaux de l’arrêt Thérond ont ainsi amorcé une évolution majeure pour le droit des contrats administratifs. A ce moment précis, le service public semblait devenir le critère essentiel de définition pour la notion de contrat administratif (accompagné, comme il se doit, par le critère organique). Pourtant, il ne s’agissait que d’une amorce. En effet, avec le fameux arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges (CE, 31 juillet 1912), « la jurisprudence allait […] revenir avec éclat à la distinction de la gestion publique et de la gestion privée » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, préc.). Pourtant, les arrêts Terrier et Thérond restent précurseurs et fondateurs : dès 1956 (CE, 20 avril 1956, Bertin, rec. 167, GAJA n°66 ; CE, 20 avril 1956, Grimouard, rec. 168, GAJA n°66), le critère du service public fit son grand retour et n’a depuis plus été remis en cause. Simplement, alors que la notion de contrat administratif reposait sur un critère matériel unique en 1910 (le service public), elle fait désormais appel à des critères matériels alternatifs.

L’influence des animaux sur les grands arrêts de la jurisprudence administrative ne se limite cependant pas au droit des contrats. Le droit de la responsabilité a lui aussi été bousculé via une espèce particulièrement virulente.

II. Les dommages causés en raison de l’animal, aux origines de la responsabilité de la puissance publique pour ses activités de police

Le droit de la responsabilité administrative doit également beaucoup animaux, et plus particulièrement aux bovidés. L’arrêt Tomaso-Grecco (CE, 10 février 1905, préc.) – fondateur pour cette matière – met en effet en scène un taureau « furieux » qui s’était échappé à Souk-el-Arba, pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement Romieu. Pour autant, si l’arrêt Tomaso-Grecco met en scène un animal, il n’est pas question ici des dommages causés « par » celui-ci mais « en raison » de ce dernier.

Les faits se sont déroulés au mois de janvier 1901, en Tunisie. Après s’être échappé, le taureau déambulait dangereusement dans les rues de la ville. Dans ses conclusions, Romieu explique : « la foule en armes lui donne la chasse ; un brigadier et deux gendarmes accourent avec la police locale ; des coups de feu retentissent, et, tandis que le taureau tombe frappé, un sieur Grecco, qui se trouvait derrière la porte d’une maison voisine, reçoit à travers cette porte une balle dans le bas ventre ». Pour obtenir réparation, la victime a décidé d’assigner le gendarme supposé à l’origine des coups de feu devant le tribunal civil de tunis en arguant d’une faute personnelle. Cette saisine fut sans effet car l’administration a décidé de couvrir le gendarme et d’élever le conflit. Or, par une décision du 16 novembre 1901, le Tribunal des conflits « a déclaré l’incompétence de l’autorité judiciaire et a validé le conflit » (concl. Romieu, préc.). Tout ceci explique que le sieur Tomaso-Grecco en soit arrivé à saisir la juridiction administrative. En effet, l’incompétence des juridictions judiciaires supposait celle du juge administratif. La victime a donc adressé une demande au ministre de la Guerre afin d’obtenir une indemnisation de la part de l’Etat. Comme le relève Romieu dans ses conclusions, le ministre a refusé la demande en se fondant « sur deux ordres d’arguments : il a prétendu, d’une part, que les actes de police et les conditions d’exécution des mesures de police ne peuvent, en aucun cas, engager la responsabilité de l’Etat, ce qui constituerait une sorte de fin de non-recevoir opposée à la demande du sieur Grecco ; il a soutenu, d’autre part, qu’en fait la demande n’était pas fondée ». C’est justement sur ces deux aspects que le Conseil d’Etat s’est prononcé, bien que ce soit le premier qui nous intéresse particulièrement.

Il est communément admis que l’arrêt Blanco a permis de reconnaître la spécificité de la responsabilité administrative, tout en admettant son existence (TC, 8 février 1873, Blanco, GAJA n°1). La formule retenue est particulièrement célèbre, le juge départiteur affirmant que « la responsabilité, qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ». Toutefois, l’arrêt Blanco n’a pas permis d’admettre la responsabilité de l’Etat trop largement. Comme le rappelle Romieu dans ses conclusions, le juge administratif avait établi une règle selon laquelle les actes de police et de puissance publique ne sont pas de nature à engager la responsabilité de l’administration. Il considérait ainsi que « l’Etat n’est pas, en tant que puissance publique, et notamment en ce qui touche les mesures de police, responsable de la négligence de ses agents » (CE, 13 janvier 1899, Lepreux, rec. 18). Il semblait donc impossible d’admettre la responsabilité de l’Etat au regard de la jurisprudence antérieure. Toutefois, les conclusions présentées par le commissaire du gouvernement dans l’affaire Tomaso-Grecco ont permis un revirement de jurisprudence. Certaines décisions récentes du Conseil d’Etat avaient en effet abandonné la formule de l’arrêt Lepreux et infléchi sa jurisprudence (v. not. CE, 27 février 1903, Zimmermann, rec. 178). Pour Romieu, le revirement de jurisprudence s’imposait presque naturellement car « on (avait) fini par reconnaître les inconvénients, les contradictions, les conséquences iniques auxquelles pouvait conduire cette formule beaucoup trop absolue ».

Pour revenir à l’affaire Tomaso-Grecco, Romieu invitait donc le Conseil d’Etat à « persévérer » et à ne plus reproduire la formule de l’arrêt Lepreux. Pour convaincre la formation de jugement, les conclusions présentées s’appuyaient sur la seconde partie du considérant de principe de l’arrêt Blanco. Il y est en effet précisé que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue » et « qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ». Ainsi, même si le Conseil d’Etat admettait de mettre fin au principe de l’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, cela ne signifiait pas que tous les dommages causés par de telles activités ouvriraient droit à indemnisation.

Or, c’est précisément ce que fit le Conseil d’Etat en examinant le fond de l’affaire. En effet, si le juge admet implicitement que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, il affirme explicitement « qu’il ne résulte pas de l’instruction que le coup de feu qui a atteint le sieur X… ait été tiré par le gendarme Mayrigue, ni que l’accident, dont le requérant a été victime, puisse être attribué à une faute du service public dont l’Administration serait responsable » et rejette donc la demande d’annulation formulée par le sieur Tomaso Grecco à l’encontre de la décision de refus du ministre de la Guerre.

Ainsi, si c’est bien un taureau qui a mis fin au principe d’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, ce n’est que de manière indirecte (l’animal n’ayant point tiré le coup de feu) et implicite (tout étant dit dans les conclusions, l’arrêt étant assez pauvre en lui-même).

Bien qu’elle ne soit pas centrale, il ne faut donc pas négliger la place des animaux dans le GAJA. Les arrêts commentés en sont la parfaite illustration et, avec le développement du droit de l’environnement, il ne serait pas étonnant qu’elle se développe. De nouvelles truffes pourraient alors en surgir !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 368.

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ParJDA

La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

Art. 369.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Directeur du Journal du Droit Administratif
Président du Collectif L’Unité du Droit

A Chaconne de Bach, « greffière[1] »

« Rappelle-toi minette. C’était jour de fête » chantait – sur une de ses propres compositions – Patrick Juvet (1950-2021) en 1974. Qu’en est-il du droit administratif ? Matérialise-t-il aussi aux Chattes et aux minettes une fête, un traitement d’exception ? C’est la question que nous nous sommes posée. Pour y répondre, il faut évacuer – au plus vite – deux jeux de mots (aussi faciles que triviaux) et borner, par suite, notre étude. Si on l’a intitulée, le sourire non dissimulé aux lèvres, « la Chatte & le strat’ » (pour droit administratif) c’est évidemment au « regard phonique » de l’assonance qu’elle provoque à l’instar de ce poème court au cœur du Cercle des poètes disparus[2] : « la Chatte ; a quatre ; papattes » (en anglais : « The Cat ; is ; on the mat »).

Cela dit, l’auteur n’ignore pas que ladite assonance renvoie (dans l’esprit de certaines et de certains) à un sens non animalier du terme mais à un sens familier et anatomique sexué. Pour le dire (et l’évacuer) simplement mais frontalement : il n’en sera pas question(s). De la même manière, si l’on a – un temps – espéré se sortir du présent thème par un autre jeu de mots, on l’a finalement également retoqué. En effet, nous avons constaté que, depuis sa création en janvier 2014, dans la suite directe des affaires dites Cahuzac, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (Hatvp) donnait lieu – en droit public – à un fort contentieux qu’il serait intéressant d’analyser au regard des seuls droit et contentieux administratifs[3]. Or, nombreux sont les contemporains à qualifier phoniquement l’autorité administrative indépendante de « Chatte-Vp » lorsqu’ils énoncent son acronyme : la Hat-vp. Toutefois, à la suite d’une levée amicale de boucliers, on s’y est refusé. De la même manière, on aurait pu consacrer plusieurs lignes à des célèbres publicistes amateurs de Chats ou même à des administrativistes aux patronymes les évoquant (on songe évidemment ici à Georges et à Louis Pichat ainsi qu’à René Chapus) mais une levée identique d’avis contraires nous en a dissuadé. On a même un temps cherché (mais en vain) une esquisse du Baron Georges Cuvier (publiciste et anatomiste) ayant dessiné, au Conseil d’État, un félin sur l’une de ses archives.

La Chatte & le Strat ? Ni Hatvp, ni sexualité, ni chance[4], ni féminité[5], il sera bien question, dans la présente contribution, de l’animal félin « Chat » mais aussi et surtout du félidé femelle (la Chatte) domestiqué : le Felis silvestris catus ; lui-même sous espèce du Felis silvestris, le Chat « sauvage » dit des bois. Pour l’appréhender (tout en sachant que même domestiqué, il est parfois très difficile d’approcher un Chat qui ne le souhaite pas), on se propose de regarder comment le contentieux administratif traite de l’animal et du mot « chatte » (en se concentrant sur le félidé femelle). On croit alors pouvoir distinguer quatre hypothèses contentieuses qui nous ont été livrées, suivant les conseils et l’aide précieuse de Mme Chaconne de Bach[6], à la suite de la lecture et du parcours des pages papier du Lebon[7] et des pages électroniques contemporaines du service public de la diffusion du Droit : Légifrance. On trouve ainsi des contentieux de la Chatte animale tant non domestiquée qu’élevée (I) mais aussi, en reprenant son appellation plutôt que son incarnation, des contentieux toponymiques et même fictionnels (II) de la Chatte.

En tout état de cause, il apparaît clairement que le recueil prétorien de la jurisprudence administrative et le Recueil Lebon, en particulier, ne manquent manifestement pas… de Chatte(s). Ce qui n’est pas le cas du recueil doctrinal dit du Gaja[8].

Cela dit, et l‘on reviendra sur cette question en conclusion, il est important de rappeler – de façon qualificative et juridique – que la Chatte[9] est un être[10] non humain ce qui par conséquent, même si sa reconnaissance d’être sensible lorsqu’elle est domestiquée la protège davantage que son homologue « sauvage », la fait appartenir à la catégorie des « choses » en Droit et même des choses susceptibles d’appropriation par un droit réel. Il s’agit donc, fût-ce un être « vivant doué de sensibilité » au regard de l’article 515-14 du Code civil[11], d’un bien mobilier (et parfois même très mobile) qui n’est pas acteur et personne juridique du droit français (y compris administratif). C’est donc à tort que de trop nombreux défenseurs des droits des animaux[12] déclarent qu’il ne s’agit plus d’un bien meuble car la sensibilité reconnue n’entraîne en rien la création d’une nouvelle personnalité juridique. La fin du nouvel article 515-14 du Code civil en est d’ailleurs explicite : « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Ils ne sont donc pas a priori des « acteurs » ou sujets du Droit administratif à la différence, peut-être, de Stubbs, ce chat américain élu (pour l’amusement, certes, mais véritablement élu) maire de la commune de Talkeetna, en Alaska en 1997 laissant par suite sa place d’édile à son propriétaire. En revanche, et comme tous les biens, la Chatte est « objet » du droit – notamment – administratif français.

I. Du contentieux de la Chatte félidée

Quatre codes & neuf vies du Chat. Selon un mythe aussi incarné qu’une griffe de Chat dans un vêtement ou un canapé, le Chat aurait « neuf vies[13] ». Quant au Droit français, quatre Codes le mentionnent explicitement :

  • Le Code rural (et de la pêche maritime) par 33 occurrences qui traitent tant des Chats dits de compagnie (art. L. 214-6 et s. du Code) domestiqués et identifiés (avec propriétaires humains) et de leurs ventes (par ex. art. L. 212-10 et s.) que des Chats dits en état de divagation (art. L. 211-22 et s. et R. 211-12) et susceptibles, par exemple, de propager la rage (art. L. 223-11 du même Code) avec possibilité conséquente de les abattre si leur capture est « impossible ou dangereuse » ; les autres occurrences codifiées le sont dans trois Codes distincts :
  • le Code de la santé publique en son art. R. 5211-23-1 à propos des dispositifs médicaux fabriqués à partir de tissus d’origine animale ;
  • le Code de l’environnement par l’art. L. 331-10 s’agissant des Chats errants des parcs nationaux ;
  • & le Code de procédure pénale (art. R. 48-1) à propos des Chats identifiés « pucés ».

Ainsi, le Droit français mentionne-t-il explicitement le Chat à propos – essentiellement – de son opposition entre celui qui est la propriété d’un être humain[14] et qu’il faut protéger (B) ce qui semble être moins le cas du Chat solitaire, errant ou divagant (A).

A. Du contentieux de la Chatte non domestiquée :
les peurs ancestrales activées

Divinisé pendant l’Antiquité (égyptienne mais pas seulement) puis diabolisé au moyen-âge, notamment, tous les ouvrages qui ont désiré décrire les Chats pour les appréhender le retiennent (et le déplorent) en ouverture de leurs propos : le Chat (domestiqué ou non) fascine mais fait souvent peur par son évocation des mystères[15] (et notamment de la mort auquel, plus il est noir[16], plus on l’associe) et son aptitude à la vie cachée et nocturne que ses yeux de nyctalope rendent possible.

Le Chat a ainsi longtemps été associé au Diable et à la sorcellerie et l’on compte même des édits comme celui d’Innocent VIII en 1484 qui ordonna aux croyants de brûler, même vifs, les Chats (domestiqués ou non) lors des feux de la Saint-Jean parce qu’ils incarneraient les forces maléfiques. Cette diabolisation féline par l’Eglise catholique se concrétisa en son sommet lorsque le Pape Grégoire IX assimila le Chat aux malheurs du monde (et notamment à ses pandémies de peste) ce qui ressort explicitement de la lettre qu’il adressa notamment à l’archevêque de Mayence en 1233[17].

Il faudra alors attendre le XVIe siècle et le Pape Sixte V pour que les Chats soient autorisés à être adoptés (puisque dédiabolisés) par des catholiques. Entre-temps, la peinture s’en fait l’écho lorsqu’elle représente, sous les pinceaux de Jérôme Bosch (circa 1500) une Tentation de saint Antoine au cœur de laquelle[18] est dissimulé, près d’une femme nue, un Chat (évidemment) noir jouant avec une proie allégorique du christianisme, un poisson. De même, lorsque le Diable apparaît à saint Dominique de Caleruja dans le Miroir historical (1400-1410) détenu à La Haye, il est directement représenté sous les traits d’un Chat noir.

Illustration 01
« Le Diable face à St Dominique » / Miroir Historical (circa 1410) ;
La Haye ; Koninklijke Bibliotheek, 72 A 24. Fol 313 v.

Ce n’est alors évidemment pas un hasard si, William Baldwin, en 1553, rédigea son pamphlet anticatholique sous le nom de Beware the Cat. Il faut dire que les réactions parfois inattendues (pour ne pas dire étonnantes) du Chat, même lorsqu’on le croit en confiance, ont réellement de quoi nous interroger. Ne parle-t-on pas leur égard du célèbre « quart d’heure de folie » félin ? Il existe d’ailleurs en ce sens plusieurs décisions décrivant le Chat comme causeur direct ou non de méfaits comme s’il portait malchance à ceux et celles le croisant. Il en est ainsi, même en Droit administratif, d’un automobiliste ayant eu un accident alors que surgissait un Chat devant lui[19].

De la Pomponnette & des autres Chats errants. Le contentieux administratif en est témoin lorsqu’il évoque, encore de façon contemporaine, la crainte, la méfiance et la peur sinon la haine parfois viscérales, de certains citoyens vis-à-vis des Chats non domestiqués et que le Droit qualifie « d’errants » ou de « divagants ». L’art. L. 211-23 en son 2nd alinéa du Code rural précise ainsi :

« est considéré comme en état de divagation tout chat non identifié trouvé à plus de deux cents mètres des habitations ou tout chat trouvé à plus de mille mètres du domicile de son maître et qui n’est pas sous la surveillance immédiate de celui-ci, ainsi que tout chat dont le propriétaire n’est pas connu et qui est saisi sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Il existe donc trois hypothèses juridiques de divagation ou d’errance féline[20] :

  • soit le Chat est identifié (collier, tatouage ou puce) comme appartenant à quelqu’un mais il se trouve à plus d’un kilomètre du domicile de ce dernier ;
  • soit le Chat et surtout son propriétaire sont inconnus et le félidé se situe dans un périmètre urbanisé ;
  • soit le Chat n’est pas identifié et il fait l’objet d’une saisie « sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Ne sont donc pas qualifiés d’errants que les Chats sans maîtres. Si, comme dans La femme du boulanger (film de Marcel Pagnol (1938) adapté du Jean le Bleu de Jean Giono), on entend parfois le maître d’une Chatte déclarer comme Raimu dans le film précité :

« Ah ! te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette… Garce, salope, ordure, c´est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre Pompon, dis, qui s´est fait un mauvais sang d´encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins… », ….il faut par suite immédiatement distinguer si Pomponnette (que l’on imagine identifiée) se situe à plus d’un kilomètre de son maître pour savoir si on peut la qualifier d’errante.

Des maires & des Chats errants. C’est à propos de ces errances que survient le Droit administratif[21] qui énonce (aux art. L. 211-19-1 & L. 211-22 et s. du Code rural) un principe général de non-divagation des animaux que régule, par son pouvoir général de police administrative (art. L. 2212-1 Cgct), le maire de toute commune. Depuis le 1er janvier 2015, par ailleurs, et selon l’art. L. 211-27 du Code rural, tout maire (qui a l’obligation selon l’art. L. 211-24 du même Code de disposer d’une fourrière[22] ou d’un accès proche à un tel établissement) :

« peut, par arrêté, à son initiative ou à la demande d’une association de protection des animaux, faire procéder à la capture de chats non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification conformément à l’article L. 212-10, préalablement à leur relâcher dans ces mêmes lieux. Cette identification doit être réalisée au nom de la commune ou de ladite association.

La gestion, le suivi sanitaire et les conditions de la garde au sens de l’article L. 211-11 de ces populations sont placés sous la responsabilité du représentant de la commune et de l’association de protection des animaux mentionnée à l’alinéa précédent ».

Ces dispositions qui n’instaurent pas une obligation de stérilisation (cherchant à lutter contre la rage mais aussi contre une explosion incontrôlée des populations félines) des Chats vivant en colonie mais une potentialité telle par décision municipale coordonnée avec les associations locales de protection animale[23] sont à considérer selon l’état sanitaire du territoire. En effet, si la rage fait… rage, l’urgence et l’atteinte à la salubrité publique (et donc à l’ordre public) peuvent entraîner des pouvoirs exceptionnels administratifs allant jusqu’à la capture voire à la mise à mort de Chats pourtant non considérés comme sans maître. Cette question se retrouve déjà exposée dans un ancien contentieux[24] opposant la dame Le Clézio et MM. James Chillon et Géo Cordier, à l’administrateur colonial du cercle de Kindia (en Guinée dite d’Afrique occidentale française) parce que ce dernier avait prescrit, par un arrêté du 10 avril 1930, que l’on abattît les chiens et Chats errants de son ressort territorial ; l’arrêté étant estimé légal du fait d’un péril imminent de rage à la contagion extrême. La décision est la même dans cet arrêt d’assemblée[25] du 07 octobre 1977 : le droit administratif, peut, en cas de menace à la salubrité publique, ordonner par ces titulaires du pouvoir de police administrative, l’abattage des Chats considérés errants (même s’ils sont, on le redit, la propriété de maîtres identifiables). En outre, les mesures administratives sur les animaux errants concernent davantage les chiens et la potentialité de les faire divaguer en étant muselés ou retenus (en laisse) comme dans ces nombreux arrêts[26] relatifs à des contestations d’arrêtés cherchant à éviter les morsures. Par ailleurs, notre collègue, M. Loïc Peyen[27] ayant consacré au présent dossier une très belle contribution sur l’errance et la cohérence entre animaux et droit administratif, on y renverra aussitôt le lecteur.

De l’obligation d’identification domestique. Aussi, pour éviter toute capture et potentielle destruction d’un Chat estimé errant bien qu’appartenant à un ou à des maîtres, s’est imposée de facto puis de jure l’obligation d’en permettre l’identification patrimoniale au moyen de simples colliers mobiles puis de tatouages et de puces électroniques pérennes. Désormais, non seulement l’identification d’un Chat domestique est obligatoire[28] aux termes de l’art. L. 212-10 du Code rural mais, depuis le 1er janvier 2021, le décret n° 2020-1625 du 18 décembre 2020 portant diverses mesures relatives au bien-être des animaux d’élevage et de compagnie en sanctionne même le non-respect pour tout Chat né depuis 2012.

De la Chatte errante… mais libre ou en colonie ! Depuis la Loi n°99-5 du 06 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux, il existe même un statut parmi les Chats errants : ceux dits « libres » c’est-à-dire ceux qui, bien que n’ayant pas de maître(s), ont été stérilisés et identifiés par les services municipaux puis relâchés sur leurs lieux de divagation(s). Ces Chats que l’on laisse « libres », c’est-à-dire que l’on ne contraint pas à rester enfermés ne sont néanmoins pas, au regard du Droit, des animaux « sans maîtres » car même s’ils n’appartiennent pas à un particulier privé, leur identification les rattache soit à une association de protection animale soit à une mairie. Nos collectivités municipales sont ainsi les propriétaires ou les gardiennes (on y reviendra) de nombreux Chats dits libres alors qu’autrefois on préférait les abattre sans grande considération animale. Désormais, les Chats trouvés errants sont a priori plus en sécurité puisqu’on cherche d’abord à les identifier (mais aussi à les stériliser) et donc à les reconnaître puis à les relâcher.

Il en va de même de ceux estimés vivant en colonies ou en groupes sur des lieux communaux et similaires à toute collectivité tels des cimetières ou des terrains vagues. Seul le maire peut en ordonner la capture aux fins de les rendre « libres » et ce, hors de l’application préc. de l’art. L. 211-27 du Code rural. Par ailleurs, au regard des dispositions préc. du Code rural, le maire est bien le « gardien » des Chats (même non identifiés) vivant en groupes. En outre, redisons-le, « libres » ou non, les Chats ainsi considérés demeurent, en France, des « objets » et non (comme le prétendent d’aucuns) des « citoyens » à part entière du fait de cette « liberté » reconnue. C’est là tout le paradoxe de la qualification de Chats « libres » alors que, juridiquement, ils sont toujours des objets et non des sujets du Droit. Bref, ils ne sont « libres » que par distinction d’autres catégories.

Kwiskas. Se pose ensuite la question de la nourriture desdits Chats errants, « libres » ou non. Comme nous l’a rappelé la publicité parodique des Nuls[29] à travers ce célèbre communiqué du Ccc, le Comité Contre les Chats :

« Votre chaton est plein de vie, et ça, Kwiskas l’a compris. C’est pour ça que Kwiskas-Chaton est plein des bonnes choses qui sont bonnes pour votre chaton qui est plein de vie. Ça a l’air dégueulasse comme ça à première vue, mais c’est plein de bonnes choses qu’on peut pas comprendre, nous, humains. Mais si on leur demandait, aux chats, les chats, ils achèteraient Kwiskas. Ils se lèveraient sur leurs p’tites pattes, ils se bougeraient le cul et ils iraient acheter du Kwiskas. Au lieu de ça, les chats dépensent leur pognon au baby-foot et y passent leur temps à fumer des pétards et à grimper au plafond ». Pour conclure : « les chats, c’est vraiment des branleurs » !

Sans vérifier ici la véracité de ladite publicité, on évoquera la question de la nourriture des Chats errants dans les lieux publics (cimetières ou rues notamment). Un maire peut-il ainsi interdire à une « mère à Chats » ou à un « Papa des Chats » de venir donner croquettes et pâtés à des animaux susceptibles d’être qualifiés de Chats en divagation ? La question n’est – juridiquement comme éthiquement – pas si simple. Nourrir régulièrement un Chat errant entretient sa dépendance humaine mais nourrir un Chat qualifié de « libre » (identifié et stérilisé) devient indirectement obligatoire puisque, selon l’art. R. 214-17 du Code rural, « il est interdit à toute personne qui, à quelque fin que ce soit, élève, garde ou détient des animaux domestiques ou des animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité : 1° De priver ces animaux de la nourriture ou de l’abreuvement nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques propres à leur espèce et à leur degré de développement, d’adaptation ou de domestication ; 2° De les laisser sans soins en cas de maladie ou de blessure ». Puisque le fait de priver de nourriture un animal identifié (et ainsi considéré comme domestiqué) est prohibé, peut-on en conclure qu’existerait une obligation positive aux mairies ayant rendu des Chats « libres » de les nourrir ? On peut tout à fait l’affirmer.

Les premiers maîtres et surtout gardiens des Chats en France sont donc, eu égard à leur nombre, les maires de nos communes. Le lien avec la Chatte et le strat’ est ici patent.

Les maires ont alors à leur disposition juridique plusieurs possibilités d’actions lorsque les Chats estimés errants prolifèrent et ils ne peuvent désormais les mettre en œuvre qu’en collaboration étroite avec une association de protection animale. Ils peuvent ainsi décider de les identifier et de les stériliser (les rendant « libres »), voire de les mettre en fourrière et – de façon ultime au regard des conditions sanitaires – en décider l’abattage.

B. Du contentieux de la Chatte domestiquée :
les appréhensions continues révélées ?

Du Pouvoir mystérieux à la Chatte ministérielle. La plupart des animaux de compagnie des femmes et des hommes de « pouvoir(s) » sont traditionnellement des chiens, incarnation de la force et de la fidélité animale. Il en est ainsi des célèbres canidés (souvent des labradors) de la Présidence française de la République :

  • Bravo, le berger allemand du Président Poincaré ;
  • Rasemotte, le corgi du Général de Gaulle ;
  • Jupiter, le labrador du Président Pompidou ;
  • Nil & Baltique, les labradors du Président Mitterrand ;
  • Maskou, le labrador du Président Chirac qui garda également de célèbres bichons maltais : Sumo & Sumette ;
  • Clara (et ce n’est pas une blague !), le premier chien labrador du Président Sarkozy avant que ne rejoignent ladite Clara, Dumbledore (un terrier), Big (un chihuahua) ainsi qu’un bâtard dénommé Toumi ;
  • Philae, le labrador du Président Hollande ;
  • & Nemo, le labrador du Président Macron dont on connaît également la poule (sic) Agathe.

Des chiens (comme ceux des Présidents américains Obama ou encore Biden) et quelques rarissimes Chats[30] à l’instar :

  • de Socks le Chat des Clinton ou d’India, la Chatte de George W. Bush ;
  • mais encore, en France, de Gris-gris le Chat chartreux de Charles de Gaulle dont on raconte qu’il le suivait partout.

Il faut dire que même domestiqué, le Chat, pour certains, fait encore peur et renvoie à l’idée d’un animal que l’on ne comprend pas, qui touche aux mystères[31] (souvent religieux) et dont on se méfie conséquemment comme si les nombreux Chats du Cardinal Richelieu (on lui en connaissait au moins une quinzaine dans son entourage proche[32]) inspiraient des formes de machiavélisme transmis à leurs propriétaires.

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« La distraction de Richelieu » / Charles-Edouard Delort (circa 1885) ;
Detroit Institute of Arts

Au sommet de la religion (sans même évoquer le désormais célèbre Chat du rabbin[33] de Joann Sfar), l’histoire a connu Micetto, le chat du Pape Léon XII que recueillit à sa mort, et à sa demande, l’Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le vicomte François-René de Chateaubriand. Dans ses célèbres Mémoires d’outre-tombe, l’écrivain diplomate se remémore[34] :

« Léon XII, prince d’une grande taille et d’un air à la fois serein et triste, est vêtu d’une simple soutane blanche ; il n’a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d’un peu de polenta ».

D’aucuns, comme Karl Lagerfeld et sa célèbre Chatte Choupette[35], s’en sont vraisemblablement servi afin de se forger un personnage mystérieux et comme complotant avec leur animal de compagnie à l’instar de Madchat, le félidé du Docteur Gang, toujours avec son maître et potentiellement triomphant si l’inspecteur Gadget[36] ne déjouait pas leurs plans ou encore du Chat d’Ernst Stavro Blofeld dans la saga des films de James Bond. On a même d’ailleurs connu des chats dits espions comme Acoustic Kitty à la Cia ou dans des Armées. De nombreux ministères (à la différence de l’Elysée) ont aussi leurs Chats (parfois célèbres) à l’instar de :

  • Olive, le Chat du Ministère des Finances, décédé à Bercy en mai 2021 ;
  • Duchesse au Ministère des Outremers ;
  • ou de Boris au Ministère de l’Intérieur.

Cela dit, le Chat le plus célèbre des Ministères est certainement le Chief Mouser to the Cabinet Office, c’est-à-dire le Chat souricier du 10, Downing street, auprès du Premier ministre britannique. Il s’agit en l’occurrence de Larry depuis le 15 février 2011, assisté pour ce faire de 2012 à 2014 de Freya à l’initiative de David Cameron.

Du ronronnement calmant. Pourtant, quelques administrations (surtout à l’étranger mais aussi en France à titre expérimental et après avoir bravé bien des normes sanitaires pour ce faire) ont décidé d’utiliser le pouvoir calmant des Chats et notamment leur célèbre ronronnement auprès de publics contraints ou immobilisés à l’instar des usagers d’établissements publics (ou privés) de santé, de soin, ou encore d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). L’usage provient alors directement des neko Cafés, ces « bars à Chats » imaginés au Japon (peut-être en hommage au célèbre Chat blanc peint par Hiroaki Takahashi (dit Shotei) en 1924 eu égard au calme et à la sérénité qu’il inspire à simplement le regarder et à l’imaginer ronronner)… et qui tendent à se globaliser.

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« Chat blanc » / Hiroaki Takahashi (dit Shotei) (1924) ;
National Diet Library

Il s’agit là, à nos yeux encore, d’une belle rencontre entre Chatte & droits administratif et de la santé.

Des Chats de particuliers privés aux contentieux pourtant administratifs. On pourrait croire, par suite, qu’à l’exception des quelques Chats mentionnés supra et proches de la Puissance publique, le Droit administratif serait a priori étranger à la question des contentieux relatifs à des Chats et à des Chattes appartenant à des particuliers privés. Tel n’est pourtant pas le cas.

Le Droit administratif s’intéresse aussi à ses Chats domestiqués. Mentionnons en ce sens, le contentieux des élevages félidés qui peuvent être assimilés, sous conditions, à des installations classées pour la protection de l’environnement (Icpe) au regard du Code de l’Environnement et doivent conséquemment respecter de nombreuses réglementations protectrices tant des animaux (Code rural) que de la Nature environnante ainsi que de la santé publique[37]. On peut également songer aux questions relatives au « classement » des races de Chats[38] dont un contentieux existe également. En effet, selon le Code rural (art. D. 214-8 et .s),

« il est tenu, pour les animaux des espèces canines et félines, un livre généalogique unique, divisé en autant de sections que de races. Le livre est tenu par une fédération nationale agréée, ouverte notamment aux associations spécialisées par race. L’association spécialisée la plus représentative pour chaque race ou groupe de races, sous réserve qu’elle adhère à la fédération tenant le livre généalogique, dans les conditions prévues par les statuts de ladite fédération, peut être agréée. L’agrément est accordé en tenant compte notamment de la régularité de la constitution et du fonctionnement de l’association, de la définition de ses objectifs, de l’importance des effectifs concernés et de l’organisation générale de l’élevage canin et félin. L’association spécialisée agréée est alors chargée de définir les standards de la race ainsi que les règles techniques de qualification des animaux au livre généalogique en accord avec la fédération tenant le livre généalogique. Les agréments prévus ci-dessus et les retraits d’agrément sont prononcés par arrêté du ministre chargé de l’agriculture après avis du conseil supérieur de l’élevage. Plusieurs associations spécialisées par race peuvent être invitées par l’autorité chargée de l’agrément à se regrouper pour constituer des unités suffisamment importantes et des ensembles autant que possible homogènes de races présentant entre elles des affinités ».

Ainsi, comme on le fait en matière sportive, par exemple pour le football[39] ou encore le basket-ball[40] professionnels, la Puissance publique délègue à une personne privée unique, ainsi chargée d’une mission de service public, le soin d’accomplir une mission reconnue d’intérêt général, en l’occurrence la constitution de livres généalogiques destinés à protéger les patrimoines génétiques animaliers. Evidemment, l’habilitation unilatérale ainsi délivrée à une seule personne morale de droit privée crée des envieux et donne lieu à une contestation souvent juridictionnelle que tranche le Conseil d’État en premier et dernier ressort. Pour un exemple récent à propos, précisément, de la matérialisation du « livre généalogique unique » des Chats, c’est la Fédération pour la gestion du livre officiel des origines félines qui a été agréée en 2006, ce que la Fédération féline française (une autre des FFF) a contesté (en vain) devant le Palais royal[41].

« J’ai peur pour ma Chatte » : des Chats sous la responsabilité de Maîtres peu soucieux. Si les stricts conflits de voisinages relèvent a priori du seul juge judiciaire, certains d’entre eux peuvent devenir des contentieux administratifs lorsqu’ils font intervenir le maire au titre de l’habitat insalubre. Tel est par exemple le cas de ce conflit de voisinage récemment relaté par l’Orne combattante[42] et aux termes duquel une citoyenne de la Ferrière-aux-Etangs (Mme Christiane S.) s’est émue, auprès de la Puissance publique municipale, de ce que l’un de ses voisins négligeait tant son jardin qu’il en venait à devenir une « jungle » où rats et vipères pulluleraient tant que la citoyenne en serait traumatisée pour son propre bien-être mais aussi celui de son animal de compagnie : « J’ai peur pour ma chatte » confia-t-elle ainsi au journaliste – peut-être un brin – malicieux.

Plusieurs autres contentieux administratifs sont également les témoins de ce risque de transformer, du fait d’une absence d’entretien normal, une propriété privée en habitat insalubre par l’accumulation, par exemple, de Chats ni entretenus ni nourris et évoquant un état quasi sauvage. C’est ce qu’évoque notamment cet arrêt de la CAA de Paris[43] au sein duquel le Ministère de la Santé faisait état du « caractère insalubre du logement de Mme F…, atteinte du  » syndrome de Diogène « , qui [accumulait] les détritus dans son logement et dans les parties communes et [entretenait] des chats en très grand nombre ». Cela avait impliqué selon le Ministère des mesures d’assainissement sur le fondement de l’art. L. 1311-4 du Code de la Santé publique, l’immeuble litigieux étant devenu à ses yeux soumis à « un risque d’incendie et les voisins à la pestilence ». Parfois, même, il peut arriver que la Puissance publique se sente tenue d’ordonner in extremis l’abattage de Chats domestiqués chez un particulier ou en refuge lorsque la salubrité et la santé publiques, singulièrement, sont en jeu. Il en fut ainsi, par exemple, dans l’Isère, où la préfecture ordonna un retrait d’animaux puis leur euthanasie au détriment de l’association Droit de vivre[44].

II. Du contentieux de la Chatte par l’idée

Cela dit, le Droit administratif ne s’occupe pas que des Chattes animalières errantes et domestiquées, il traite également de lieux et de parties (sic) dans lesquels le terme apparaît (A) et même de questions plus fictionnelles c’est-à-dire davantage de l’idée du Chat que de son incarnation réelle (B).

A. Du contentieux de « la Chatte » urbanisée :
les toponymes évoqués

« Alors la zone ? Ca dit quoi ? » : de la zone au pont : On ne sait si le chanteur marseillais, Julien Mari dit Jul, est le maître d’un Chat mais par sa chanson « Alors la zone » (in Demain ça ira ; 2021), il nous permet d’évoquer cette litanie des toponymes français qui contiennent le mot Chat ou – plus spécialement – Chatte. Il existe ainsi dans la Creuse, sur la commune de Bonnat, un « Pont de la Chatte » que l’on nomme alternativement « Pont de la Chatte » ou « Pont à la Chatte » dans un arrêt de la CAA de Bordeaux[45] relatif à une contestation de permis de construire en matière d’installation agricole. On peut aussi mentionner, parmi les zones urbanisées et qualifiées du nom de félidés, une « zone de la Chatte » (sic) sise à Noirmoutier-en-l’Ile qui a notamment posé des problèmes d’extension[46]. On trouve même, au Lamentin, un « Trou au Chat » qu’un contentieux ultramarin[47] a consacré à propos de responsabilité administrative. D’autres nombreux exemples existent dans la géographie et la toponymie française et ce, de façon positive comme historique à l’instar de la mention de ce bois vendéen aujourd’hui dénommé « de Céné » et autrefois qualifiée « de la Chatte ».

On relève par ailleurs, dans le contentieux administratif, de nombreuses parties dénommées Chat, Le Chat ou encore Chatte (avec ou sans accent aigu sur le e) ainsi qu’on en a déjà cité quelques mentions en introduction au sein du Lebon. Il existe de la même manière de très nombreuses personnes morales impliquées dans des contentieux publics et répondant aux dénominations félines à l’instar de cette entreprise dite du « Chat noir[48] » objet d’un contentieux fiscal[49].

De la commune de Chatte (Isère). Surtout, il nous faut mentionner, parmi les collectivités territoriales françaises, la ville de Chatte qui se trouve en Isère, entre Valence et Grenoble, aux confins du Parc naturel du Vercors.

Illustration 04
« L’Ecole des garçons de Chatte » / Editeur Cumin (circa 1920) ;
Coll. personnelle de l’auteur

En droit administratif, la commune ne se distingue pas particulièrement de ses circonscriptions limitrophes et l’on ne croit pas savoir qu’à la Faculté de Droit de Grenoble un ancien professeur de Droit administratif à l’instar d’un Jules Mallein[50] s’y soit installé ce qui lui aurait donné un attrait supplémentaire et un rapport à la matière[51].

La commune de Chatte est ainsi mentionnée au Lebon et sur Légifrance, comme toutes ses consœurs territoriales et ce, sans fréquence particulièrement importante ou faible à relever. Dès 1864, ainsi, on mentionne un arrêt du Conseil d’État opposant un habitant de Chatte (un Chattois) à la ville à propos d’une « voiture à quatre roues » non déclarée et qui aurait conséquemment échappé à l’imposition communale[52]. On trouve de même (et on en apprécie l’aléa) une jurisprudence de 1888[53] dénommée Sieur Mathieu c. Commune de Chatte également à propos d’un contentieux fiscal revenant sur la qualification dudit Mathieu comme « facteur de denrées et marchandises » assujetti et imposé au rôle de Chatte au regard de patentes commerciales. Plus proches de nous, temporellement, on pourra signaler quatre arrêts de la CAA de Lyon et deux décisions du juge de cassation mettant Chatte en avant :

  • CAA de Lyon, 06 mars 2001, Alain X. (req. 97LY02926) ; à propos de l’indemnisation demandée par un pharmacien ;
  • CAA de Lyon, 03 octobre 2017, Epoux G. & alii (req. 16LY00376) ; concernant un permis de construire contesté ;
  • CAA de Lyon, 07 juin 2018, Société Sindaro (req. 15LY03166) ; s’agissant de la survenance potentielle d’un aléa dans l’exécution d’un contrat de commande publique ;
  • CAA de Lyon, 12 février 2021, Société Campenon Bernard Dauphiné Ardèche (req. 18LY03565) ; à propos d’un lourd contentieux (et de son indemnisation) lors de la  construction d’un centre aquatique de sports et de loisirs implanté sur Chatte.

Un deuxième contentieux est relatif à Chatte en matière d’implantation de la même officine pharmaceutique et a été jusqu’en cassation (cf. CE, 07 décembre 1994, Ministère de la Santé ; req. 150895) et il faut mentionner, pour clore cette liste, cet arrêt, également du Conseil d’État, de 2008 en matière fiscale[54].

Cela mentionné et évacué, Chatte n’a pas plus de rapport(s) avec le droit administratif que Montcuq dans le Lot ou Anus dans l’Yonne, non loin de Gland.

B. Du contentieux du « Chat » non animalier :
de l’informatique à la langue félidés

Demain les « chats » ? Dans sa série triptyque et romancée sur les Chats[55] (qui débute par l’ouvrage Demain les chats), Bernard Werber, faisant parler son héroïne Bastet, permet à son lecteur d’imaginer et d’appréhender des Chats aux personnalités et aux sensibilités si anthropomorphiques que le lecteur finit par les assimiler à des personnages humanoïdes aux capacités similaires même si leurs morphologies ne leur permet pas tout. Il en est ainsi du rôle de Pythagore, le « chat de la voisine » qui initie l’héroïne à l’informatique, à l’accès via Internet à la connaissance universelle et conséquemment à ces autres « chats » qui ne sont pas des « Chats » animaliers mais des forums en ligne (des « chats ») où l’on peut converser et échanger (en anglais : discuter mais désormais aussi en français, « chatter » ou « tchatter » si l’on en reprend la dernière définition qu’en offre en 2021 le Dictionnaire Le Robert).

Le contentieux administratif, singulièrement pendant les confinements pandémiques dus à la Covid-19 s’est lui aussi mis à ses « chats » non félidés mais informatiques et ce, non seulement largo sensu parce que le décret n°2020-1406 du 18 novembre 2020 (portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif) engage de plus en plus au Télérecours et aux téléservices informatiques mais aussi parce que plusieurs décisions[56] ont fait état de visioconférences et de visiocours (sic) ainsi que de « chats » tenus à distance dans des Universités et établissements d’enseignement supérieur[57].

Le Chat, surtout petit, fait vendre. Que les Chatons fassent vendre est une évidence commerciale que ne renierait pas le groupe Henkel, aujourd’hui dépositaire de la marque originellement de savon (et désormais essentiellement de lessive et accessoirement de savon) Le Chat sur la base d’un savon « dit » de Marseille[58] propulsé par la savonnerie provençale Fournier-Ferrier. En effet, si le Chat – surtout noir et adulte – inquiète voire effraie, la Chaton représenté souriant (et sans griffes acérées) rassure et attendrit à l’instar d’une peluche d’enfance.

C’est le ressort avec lequel joue également, dans la tradition nippone, le Maneki-neko (littéralement le chat invitant), un porte-bonheur assis et souriant, levant la patte (gauche ou droite) en signe (respectivement) de bienvenue aux visiteurs et/ou à leur argent. La force de ce Chaton irrésistible se retrouve aussi par exemple, dans les arts, à travers cette célèbre étude de Léonard de Vinci proposant une Madonna del gatto (circa 1480) imaginant un Chaton né parallèlement à l’enfantement christique. Plus récemment, on imagine bien que si Marine Le Pen[59] a décidé de faire tant de photographies avec son élevage de Chats, c’est aussi pour actionner cette « carte » de l’attendrissement que provoquent les Chatons.

C’est aussi ce que nous a rapporté, après enquête, M. Morgan Sweeney, nous rappelant qu’en octobre 2013 (les 12 et 13) lors du salon du livre du Mans, il avait pu faire l’expérience suivante dans le cadre d’un stand éditorial : dès qu’il mettait en avant, avec ses acolytes, des photographies de Chatons sur une tablette numérique installée près des ouvrages à vendre, un public se créait et venait s’intéresser spontanément audit stand comme si les Chatons attiraient les foules par leur bienveillance. Le Chaton fait manifestement vendre ce qui explique, qu’en contentieux administratif également, on trouve mention de marque qui y font appel à l’instar – toujours depuis l’enfance – dès « langues de chat » qu’un arrêt de la CAA de Paris[60] vint évoquer à propos de tarifs douaniers et d’importations contrôlées.

D’une fiction, l’autre ? On s’est déjà positionné, à plusieurs reprises et à titre personnel, sur le fait qu’à nos yeux tout être vivant (et même tout être humain non vivant à l’instar des cadavres) mériterait – afin d’être protégés – d’être repensés au travers d’une nouvelle classification juridique des personnes et des choses qui ferait rentrer, certes de manière fictive mais comme tout instrument juridique l’est, les êtres vivants non humains (Mer méditerranée, Chats ou encore Arbres et tous les êtres vivants de la faune et de la flore) au sein d’une catégorie de « personnes » actrices et non uniquement « objets » du Droit. Certes, pour les animaux dont la Chatte comme pour les êtres arborés, cette personnification juridique implique nécessairement la désignation d’un représentant humain mais ceci est tout aussi raisonnable ou déraisonnable que l’hypothèse qu’existe une personnalité juridique sociétale ou associative qu’incarne un représentant humain alors que, de facto, ni l’association ni la société, n’existent matériellement et physiquement. La proposition a notamment été portée en France par notre collègue Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[61] mais la doctrine, majoritaire, y est toujours réfractaire et considère souvent que les promoteurs de la personnification juridique ne seraient que des utopistes aux valeurs plus métaphysiques sinon politiques que juridiques[62]. Toutefois, comme il ne s’agit pas, fondamentalement, de droit administratif, on ne développera pas ici notre sentiment[63] (que l’on peut cela dit rapprocher de notre démonstration à propos de la personnification désirée d’un autre être vivant : l’Arbre[64]).

Une patte de / dans notre patrimoine culturel ? Et si – comme on le proposait en 2017 au sein des Mélanges dédiés en hommage à Annie Héritier[65] – on faisait une assimilation des Chats à ce patrimoine culturel qui était si cher à la récipiendaire de l’hommage précité ?

Des Chats en peintures, en statues, en photographies, en littérature et même en musique(s) ; bref, dans l’Art, il y en a des millions. Qu’on songe ainsi aux représentations millénaires de la Déesse égyptienne antique Bastet, divinité de la « joie du foyer », que l’on peut par exemple admirer dans plusieurs statuettes – notamment en bronze – exposées dans les musées du Louvre ou encore – évidemment – du Caire. Qu’on pense également au Chat nommé Babou de Salvador Dali que l’on retrouve dans plusieurs célèbres photographies déjantées de l’artiste ou encore au tableau des Noces de Cana de Veronese qui fait également apparaître un petit félin joueur. Outre le Garfield contemporain de Jim Davis, citons aussi le cas amusant de cette peintre russe, Svetlana Petrova, qui a intégré dans des copies de toiles célébrissimes (comme la Joconde notamment) son gros Chat Zarathustra au milieu des célébrités ! Le Chat est donc déjà bien, sous cet aspect, dans notre patrimoine culturel. Il l’est également dans de nombreuses îles ou endroits inséparables de leurs populations félines : Aoshima, « l’île aux Chats » japonaise ; la plupart des cimetières où ils évoluent en Méditerranée ; tous ceux que l’on voit errer à Athènes, au Caire ou encore à Rabat comme s’ils étaient là avant nous et que nous étions là pour eux sinon pour les déranger. Ces lieux sont inséparables des Chats. Outre leurs représentations en arts, les Chats ne font-ils conséquemment pas partie du patrimoine culturel en ce sens ; eux qui animent tant d’endroits culturellement chargés et reconnus comme tels ?

Récemment, de façon itinérante et sur les domaines publics des plus grandes métropoles françaises, des statues en bronze du célèbre Chat de Philippe Geluck[66] ont même été temporairement implantées à Paris puis à Bordeaux et désormais à Caen, à l’heure où nous écrivons (septembre 2021).

Le Chat est décidément bien implanté dans le droit administratif (ici domanial et des biens).

De la Nation & du patrimoine culturel. Annie Héritier a démontré avec succès que l’art était une composante essentielle de la Nation, fût-elle une fiction ; que la Nation sans Art n’avait ni sens ni peut-être même intérêt au même titre que l’Histoire ou encore la Langue. Comment ne pas la suivre ?

Cela dit, dès que l’on admet l’existence même d’un « patrimoine » (culturel ou non) se pose a priori au moins la question – en Droit – de son propriétaire. Admettrait-on l’hypothèse d’une Nation propriétaire sachant de surcroît que, de facto, les Chats n’appartiennent à personne et quiconque croit en posséder un ou plusieurs se trompe ! Soit ce sont eux qui nous possèdent (très probable puisque nous les servons) soit nous – et la Nation – n’en serions que les gardiens protecteurs et ce, à l’instar des maires précités gardiens des chats « libres » et en colonies sur leurs territoires.

Autre hypothèse, que les études récentes sur les biens communs[67] ravivent, celle – précisément – d’une impossible propriété par le biais d’une notion comme celle de « patrimoine commun » que l’on peut retrouver, pour l’Art par exemple, dans les mots sublimés par Annie, d’Antoine Quatremère de Quincy selon lequel l’Art appartenait[68] « à tous les peuples ; nul n’a le droit de se l’approprier ou d’en disposer arbitrairement. Celui qui voudrait s’attribuer sur (…) les moyens d’instruction une sorte de droit et de privilège exclusif serait bientôt puni de cette violation de la propriété commune, par la barbarie et l’ignorance ». Alors résumait notre amie avec une extrême justesse[69] :

« l’Etat » n’est ici « que le gardien ou le gérant des objets d’art désignés dans l’ordre du temps. Le propriétaire actuel n’est qu’un médiateur, entre les générations ne possédant que l’usufruit de la réalité symbolique ou morale d’un bien possédé par l’histoire, dont la France s’arroge l’exercice de la propriété ». La question d’une hypothèse de l’Art comme bien commun ne lui avait du reste pas échappé[70].

De la Nation comme gardienne & protectrice. C’est l’hypothèse que nous voudrions ici former à titre conclusif. La Nation n’est a priori pas propriétaire du patrimoine culturel – comme des Chats – ! Elle en est davantage – à nos yeux – la gardienne protectrice de la même manière que la Couronne d’Ancien Régime était gardienne (mais non propriétaire) du domaine royal ou à l’image de ce que Jean-Baptiste Victor Proudhon décrivait dans son Traité du domaine public en 1834 lorsqu’il envisageait – précisément – un tel domaine sans propriétaire mais uniquement sous la protection bienveillante de représentants publics de la Nation. Récemment, à propos des corps morts[71], nous avons également, opté pour la même proposition : considérer que les cadavres ensevelis dans nos cimetières ou dispersés en cendres dans la Nature ou les sites cinéraires étaient précisément non des choses mais des personnes placées sous la garde et la protection de la républicaine Nation. Et s’il en était de même pour les inappropriables félins ?

Duetto Buffo di Due Gatti. Ce ne serait pas à Gioacchino Rossini (même si chacun le lui attribue) que l’on devrait le célèbre duo des Chats (duetto buffo di due Gatti) qu’interprètent souvent des sopranos duettistes en fin de concert afin d’en réveiller l’assemblée mais à Robert Lucas de Pearsall, sous le pseudonyme de Berthold. Il nous a semblé opportun, également, de conclure par ses paroles en laissant soin au lecteur d’aller s’enivrer (en musique) de l’interprétation qu’en donnent Ann Murray & Felicity Lott dans un exceptionnel enregistrement, pour la BBC, au Royal Albert Hall le 14 septembre 1996[72]. Et si le lecteur ne comprend pas les liens entre le Droit (même administratif) et l’Opéra, on se permettra, avec révérence, de le renvoyer à quelque ouvrage encore récent[73].

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Miau ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 369.


[1] Le seul véritable greffier que l’on affectionne est M. Steven G. mais il s’avère qu’en argot, un « greffier » est aussi le nom donné aux Chats noirs dont le plastron est blanc à l’instar de la « cravate batiste » blanche des uniformes stolaires des avocats et des greffiers. Sur ledit costume, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre Ordre & Egalité » in Chansons & Costumes « à la mode » juridique & française ; Toulouse, L’Epitoge ; 2016 ; p. 161 et s.

[2] Dead Poets Society ; de Peter Weir (1989) avec notamment Robin Williams dans le rôle du professeur (et « capitaine ») John Keating.

[3] Par exemple s’agissant de la décision : CE, 04 novembre 2020, M. B. (req. 440963) avec nos obs. in Jcp A ; 13 novembre 2020 ; n° 46.

[4] On fait ici (bien évidemment) référence au terme de « Chatte » comme synonyme de chance ; expression notamment popularisée sinon affectionnée par Sophie Prosper après Benoît Paire qui l’a célébrée sur les cours de Roland Garros ainsi que par des publicités humoristiques mettant en avant sa célèbre punchline sportive exultée en juin 2019 lorsqu’il affronta Kei Nishikori en 8e de finale sur le court Suzanne Lenglen et qu’il perdit. Cf. ligne : https://www.eurosport.fr/tennis/la-chatte-qu-il-a-il-y-a-un-an-benoit-paire-s-illustrait-sur-le-lenglen_vid1317290/video.shtml.

[5] Pour d’aucuns et, par extension métonymique, la « Chatte » est aussi un synonyme de la femme comme on peut l’entendre dans la chanson de Fernandel « Félicie aussi » : « Afin d’séduire la petite Chatte, j’l’emmenai dîner chez Chartier ! Comme elle est fine et délicate. Elle prit un pied d’cochon grillé ».

[6] Sur le site Internet (www.chatsnoirs.com), elle est connue sous l’identification n°1740 et appartient, à ce titre, au très select Club des chats noirs : http://www.chatsnoirs.com/pages/chat-noir/club-chats-noirs-1701-a-1750.html#page4. Elle gère par ailleurs son propre compte sur réseau social :

https://www.facebook.com/chaconne.debach où l’on ne manquera pas la critique, acérée, de son livre pourtant préféré : Crimes & chat-timent.

[7] L’une des premières occurrences du terme est par exemple celle relative au nom d’une partie (le sieur Chatte) dans l’affaire opposant le susdit à la ville d’Auxerre dans un contentieux fiscal de patentes dont il contestait le montant à acquitter en sa qualité de marchand de cristaux (cf. CE, 18 septembre 1854, Chatte ; Rec. 839). Au début du siècle suivant, un autre contentieux du même nom est ouvert par la veuve Chatte : cf. CE, 28 mai 1909, Veuve Chatte c. Ministère de la Marine ; Rec. 539. L’année suivante (cf. CE, 28 décembre 1910, Veuve Jan née Chatte c. Direction des douanes ; Rec. 1030), le Recueil Lebon mentionne même une dénommée Jan née Chatte autrefois mariée à un préposé des douanes dont la pension de réversion était contestée.

[8] Comme en témoigne au présent dossier, la très belle contribution de M. Mathias Amilhat.

[9] Ce n’est pas une coquetterie éditoriale mais un désir conscient et volontaire de l’auteur de matérialiser, lorsqu’il le mentionne personnellement (et non au sein d’une citation), une majuscule aux termes « Chat » et « Chatte » de la présente étude et ce, précisément, pour appuyer l’importance qu’il leur attribue.

[10] A priori vivant dans le cadre fréquent des études mais son cadavre peut également donner lieu à contentieux et à étude juridique.

[11] Modification portée par la Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (en son art. 02).

[12] Comme le déclare par exemple la Fondation 30 millions d’amis sur son site :

https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/8451-statut-juridique-les-animaux-reconnus-definitivement-comme-des-etres-sensibles-dans-le-code/.

[13] Le chiffre neuf était sacré chez les Egyptiens qui l’ont associé à celui des vies du Chat censé être résistant aux malheurs que des humains ne pourraient supporter. En témoigne le très bel ouvrage : Bobis Laurence, Les neuf vies du chat ; Paris, Gallimard ; 1991. Citons également, par extension, la qualification de ce fouet de torture, le « chat à neuf queues » qu’évoque un autre grand livre de Frédéric Othon Théodore Aristidès dit Fred à travers sa série des Philémon : Le chat à neuf queues ; Paris, Dargaud ; 1978.

[14] Et ce, même si la blague la plus courue chez tous les amateurs de Chats, consiste à affirmer que « nous » êtres humains habitons « chez » eux et non l’inverse tant ils semblent parfois se considérer comme nos Dieux !

[15] Certains les associent ainsi aux Templiers comme le rappelle, parmi bien d’autres associations : Doumergue Christian, Le Chat ; légendes, mythes & pouvoirs magiques ; Paris, L’Opportun ; 2018 ; p. 55 et s.

[16] Citons à cet égard l’hypothèse dite du mandragot ou matagot ce « Chat noir » (mais également dit « d’argent ») diabolique qu’un sorcier ou une sorcière obtiendrait du Diable lui-même en échange de son âme humaine. La célèbre nouvelle (1843), traduite par Charles Baudelaire, d’Edgar Allan Poe (The Black Cat ; le Chat noir) en est la parfaite illustration. Par ailleurs, rappellera-t-on, « les Chats noirs restent en refuge » du fait de cette mauvaise réputation tenace, « 24 % plus longtemps que les autres » (Arnaud Mathilde, Chat noir ; Paris, Les grandes personnes ; 2020 ; p. 01). Le dernier ouvrage cité est un exceptionnel opus en pop-up artistique.

[17] Lettre dont des extraits sont reproduits in Les neuf vies du chat ; op. cit. ; p. 131.

[18] Il s’agit d’un triptyque exposé au Musée national des Arts antiques de Lisbonne ; le chat figurant sur le panneau de droite.

[19] L’affaire est effectivement portée devant le juge administratif du fait, en l’espèce, de la présence de travaux publics : CAA de Nancy, 04 août 2005, Eric X. ; req. 01NC00307.

[20] Ce qui distingue, une nouvelle fois, le chat du chien ; ce dernier (au titre de l’art. L. 211-23 du Code rural également) est estimé divaguant au regard d’un critérium d’action de chasse ainsi que d’un périmètre, bien plus réduit, de seulement cent mètres de distance à son maître.

[21] A propos de leur adaptation ultramarine sur l’île de la Réunion : CE, 10 novembre 2004, Association Droit de cité ; req. 253670.

[22] Sur cette obligation : cf. CE, 13 juillet 2012, req. 358512.

[23] Plusieurs d’entre elles militent en ce sens pour des campagnes de stérilisation qui permettent d’éviter celles, plus catégoriques, d’abattage.

[24] CE, Sect., 10 mars 1933, Dame Le Clezio & Sieurs Chillon & Cordier ; Rec. 300.

[25] CE, Ass., 07 octobre 1977, Roland X. ; req. 05064.

[26] A propos d’un arrêté du maire de Béziers : CAA de Marseille, ord., 30 novembre 2016 ; req. 16MA03774.

[27] Cf. en ligne : « Errance animale et co-errance du droit » par Loïc Peyen.

[28] Cf. en ce sens : CE, 03 mai 2004, fondation assistance aux animaux ; req. 249832.

[29] Https://www.youtube.com/watch?v=XkOYGrZQqmU.

[30] A leur égard : Lucaci Dorica, 100 Chats qui ont fait l’histoire ; Paris, L’Opportun ; 2015.

[31] Cette idée se retrouve encore de façon contemporaine in Divina-Touzeil Flora & Joquel Patrick, Regards félins ; Mouans-Sartoux, Editions de la Pointe Sarène ; 2021 (en cours).

[32] Partant, c’est à Richelieu, convainquant Louis XIII, que l’on doit la « réhabilitation » des Chats en France alors que le monde médiéval en avait fait des diableries incarnées.

[33] La série dessinée compte à ce jour dix albums à la suite de : Sfar Joann, Le chat du rabbin ; Tome 1. La Bar-Mitsva ; Paris, Dargaud ; 2002.

[34] Chateaubriand François-René (de), Mémoire d’outre-tombe (…), Paris, Penaud ; 1849 ; livre 29, chap. 04.

[35] Dont le compte Twitter (en langue anglaise) est : @ChoupettesDiary sous l’appellation Choupette Lagerfeled.

[36] Dans la série éponyme d’animation créée en 1983 par MM. Bruno Bianchi, Andy Heyward et Jean Chalopin.

[37] En ce sens : CAA de Lyon, 11 juillet 2019, Mme B & alii. ; req. 18LY00500.

[38] Pour l’un des plus accessibles et illustrés : Le Grand livre des chats ; Paris, Deboree ; 2019.

[39] Cf. Maisonneuve & Touzeil-Divina Mathieu(x) (dir), Droit(s) du football ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014.

[40] Cf. Löhrer Dimitri & Touzeil-Divina Mathieu (dir), Droit(s) du basket-ball ; Toulouse, L’Epitoge ; 2022 (en cours).

[41] Cf. CE, 06 juin 2018, Fédération féline française (req. 403977).

[42] Edition du 16 septembre 2021 ; article de M. Maxime Cartier qui nous a été indiqué (et on l’en remercie) par Mmes Flora D. et La Callas de Durcet (Orne).

[43] Cf. CAA de Paris, 27 octobre 2020, Mme F. (req. 19PA01303).

[44] Pour l’issue du contentieux et la mention d’un recours abusif : Cf. CAA de Lyon, Association Droit de vivre ; req. 13LY00620.

[45] CAA de Bordeaux, 02 juillet 2020, Mme H. & alii ; req. 18BX04317.

[46] CAA de Nantes, 28 février 2020, Mme H. & alii ; req. 19NT00205.

[47] CAA de Bordeaux, 16 mai 2013, Sci Lou ; req. 12BX02550.

[48] A l’instar du célèbre cabaret parisien qu’immortalisa Théophile Steinien dans ses lithographies dites de la « Tournée du Chat noir de Rodolphe Salis » (1896).

[49] CAA de Versailles, 17 septembre 2019, M. E. D. ; req. 18VE01237.

[50] On signale à son égard ses exceptionnelles Considérations sur l’enseignement du Droit administratif (Paris, 1857) notamment dues à plusieurs échanges antérieurs avec le doyen Foucart et à propos desquels on est revenu in Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart ; Poitiers, Lgdj ; 2007.

[51] Cela dit, selon nos sources, c’est l’homonyme d’un autre grand professeur de Droit public qui est le Maire actuel de Chatte : André Roux et ce, depuis mars 2001.

[52] CE, 08 décembre 1864, Sieur Pellerin c. Commune de Chatte ; Rec. 964.

[53] CE, 20 janvier 1888, Sieur Mathieu c. Commune de Chatte ; Rec. 51.

[54] CE, 14 avril 2008, Société T2S ; req. 298777.

[55] Respectivement : Werber Bernard, Demain les chats ; Paris, Albin Michel ; 2016 ; Sa majesté des chats ; Paris, Albin Michel ; 2019 et La planète des chats ; Paris, Albin Michel ; 2020.

[56] Dont : CAA de Paris, 22 mai 2018, Sté Foretec ; req. 15PA03365 et autres.

[57] Voyez ainsi à propos du Cnam et d’un étudiant étranger à qui l’on a demandé de quitter le territoire français : CAA de Nancy, 02 février 2021, Mme A. ; req. 19NC02586.

[58] On se permettra, à l’égard, de l’huile d’olive et de sa part dans le savon « dit » de Marseille, de renvoyer à : « Droit, « Bio » & huile(s) d’olive : le cas du savon de Marseille » in Droit(s) du Bio ; Toulouse, l’Epitoge ; 2018 ; p. 135 et s.

[59] Cf. en ligne sur le site du journal Gala (si, si !) : « Marine Le Pen et les chats : sa passion interpelle » au 04 janvier 2021 : https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/marine-le-pen-et-les-chats-sa-passion-interpelle_461156.

[60] Cf. CAA de Paris, 05 avril 2018, Syndicat des importateurs et distributeurs de Nouvelle-Calédonie ; req. 16PA02174.

[61] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.

[62] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.

[63] Par ailleurs, la contribution au présent dossier de Mme Sonia Desmoulin-Canselier en traite explicitement.

[64] Cf. Touzeil-Divina Mathieu, « L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) » in L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) ; ouvrage réalisé pour célébrer le 65e anniversaire de la parution de L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono (…) & en hommage au poète & ami des Arbres, Jean-Claude Touzeil ; Toulouse & Manosque ; 2019 ; p. 13 et s. Un large extrait s’en retrouve également en ligne : http://www.chezfoucart.com/2020/11/25/droits-de-larbre/.

[65] Touzeil-Divina Mathieu, « C comme Chat(s) de la Nation » in Les mots d’Annie Héritier. Droit(s) au Cœur & à la Culture ; Toulouse & Nice ; 2017 ; p. 45 et s. Les propos ci-après en sont directement issus.

[66] Dont l’œuvre dessinée et félidée a débuté par des strips dudit Philippe Geluck au journal Le Soir en 1983.

[67] On pense originellement à The tragedy of the Commons (de Garrett Hardin ; 1968) mais aussi et surtout aux réflexions issues du Dictionnaire des biens communs (Paris, Puf ; 2017) dirigé notamment par Marie Cornu.

[68] Quatremere de Quincy Antoine, Lettres à Miranda (…) ; Paris, 1796 ; Lettre I ; p. 90 ; cité par Heritier Annie ; Genèse de la notion juridique de patrimoine culturel (1750-1816) ; Paris, l’Harmattan ; 2003 ; p. 122 et s.

[69] Heritier Annie ; op. cit. ; p. 123.

[70] Cf. Heritier Annie, « Le Street Art, bien commun artistique ? » in Juris art, 1er avr. 2014, n° 12, p. 39 et s.

[71] Ce que nous avons développé en dernier état des lieux in Touzeil-Divina Mathieu, Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2017 ; chap. 10 ; p. 367 et s.

[72] Heureusement en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=fJAo3D5GliA.

[73] Touzeil-Divina Mathieu, Stirn Bernard & Rousset Christophe (dir.), Entre opéra & Droit ; Paris, LexisNexis ; 2020.

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ParJDA

L’animal & le droit administratif

Art. 361.

Voici le 8e des dossiers du JDA :

Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).

Le droit en est croassant,
son actualité est rugissante.
L’animal est au cœur du droit administratif.

D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en  1853.

D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H.,  « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors,  la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet,  la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.

Sous la direction de :

– Madame le Professeur Isabelle Poirot-Mazères (UT1, IMH),
– Monsieur le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH),
– Monsieur Adrien Pech (UT1, IRDEIC)
& Monsieur Mathias Amilhat (UT1, IEJUC),

voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :

L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

Sommaire

Art. 362. Editorial : l’animal & le droit administratif

par MM. Mathias Amilhat,
Adrien Pech,
Mathieu Touzeil-Divina
& Mme Isabelle Poirot-Mazères

Espèces animales

Art. 363. De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

par Mme le prof. Isabelle Poirot-Mazères

Art. 364. Le pangolin & le droit administratif

par M. Dr. Arnaud Lami

Art. 365. Le pigeon & le droit administratif

par M. Hugo Ricci

Art. 366. Le requin & le droit administratif

par M. Vincent Vioujas

Art. 367. Les animaux du cirque & le droit administratif

par Mme Amélia Crozes

Art. 368. Les animaux des grands arrêts

par M. Dr. Mathias Amilhat

Art. 369. La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

par M. le prof. Mathieu Touzeil-Divina

Polices des animaux

Art. 370. Errance animale et co-errance du droit

par M. D. Loïc Peyen

Art. 371. L’abattage rituel & l’animal

par M. Dr. Clément Benelbaz

Art. 372. La chasse pendant les confinements pandémiques

par M. Adrien Pech

Art. 373. La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

par Mme Dr. Sonia Desmoulin-Canselier

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.

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ParJDA

Etre ou ne pas être un préjudice écologique

art. 359.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

« Dôme de chaleur »[1]. La puissance de l’expression laisse deviner l’écrasante réalité qu’elle désigne, cette oppressante et inévitable force qui s’insinue jusque dans les foyers les mieux climatisés pour ramener l’être humain à la précarité de sa survie sur la planète qui l’a vu naître. Quant à l’origine du phénomène, seuls les plus téméraires se refusent encore à le nommer tandis que les autres l’ont tous sur le bout des lèvres : le réchauffement climatique. Seulement voilà, la rengaine écologiste n’est plus qu’une simple incantation tout juste bonne à effrayer les plus jeunes et à désintéresser les plus âgés. Le réchauffement est là, tangible, dans l’eau qui s’évapore et assèche les sols, dans les nuages qui se rassemblent et noient les habitations, dans les terrains qui glissent et emportent avec eux la vie des riverains. Comme une invisible prison de verre qui se révèle lorsque la mouche en heurte les bords, le piège du réchauffement climatique se referme peu à peu sur les humains qui s’agitent encore. Tandis que certains s’abîment dans leur ignorance entretenue, et que d’autres s’aveuglent face à la vérité dérangeante, surgit au milieu de la mêlée le sursaut de nombreux déterminés à identifier les responsables et à leur faire adopter des solutions efficaces.

« L’Affaire du Siècle », élan militant, est à ranger parmi les procès climatiques[2] qui apparaissent et semblent devoir se multiplier partout dans le monde. Désireuses de voir l’Etat mis face à ses obligations dans la lutte contre le réchauffement climatique, quatre associations requérantes se sont vues reconnaître l’intérêt à agir en responsabilité pour préjudice écologique devant le tribunal administratif de Paris. Sous une appellation intrigante, dont on ne sait a priori si elle vient châtier les excès du XXème siècle ou prétend s’illustrer dans le jeune XIXème siècle, la volonté manifeste est d’obtenir du système judiciaire qu’il contraigne les dirigeants politiques à une action de lutte contre le réchauffement climatique plus ambitieuse et engagée. L’affaire vient après une saisine du Conseil d’Etat qui attaque elle aussi la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre adoptée par le gouvernement. L’excès de zèle entre les deux ne manquent pas de s’illustrer par une revendication toujours plus renforcée au droit de s’appeler la « décision historique » alors que si les requérants ne sont pas les mêmes, les associations qui suivent avec intérêt le résultat des deux procédures sont identiques. En laissant de côté la prétention mémorable, il est indéniable que les procès climatiques sont l’écho d’une prise de conscience croissante de l’opinion publique sur les problématiques environnementales, ainsi que l’attestent les marches pour le climat, la Convention citoyenne ou encore la loi adoptée par le Parlement[3]. Les juges eux-mêmes ont progressé dans leur prise en compte de l’environnement, à l’image du Conseil constitutionnel qui le reconnaît maintenant comme « patrimoine commun de l’humanité »[4]. Reste que, depuis plus d’un siècle déjà, les juristes savent que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés »[5]. S’appuyer, comme le font les requérantes, sur un régime de responsabilité de droit civil pour poursuivre LA personne morale de droit public du fait de sa carence à agir contre le réchauffement climatique nécessitait une dose d’optimisme et un volontarisme remarquables.

En faisant mentir les plus sceptiques[6], l’Affaire du Siècle a réussi à faire reconnaître devant le juge administratif la responsabilité de la France dans le préjudice écologique du réchauffement climatique. L’exploit n’échappe pas à quelques écueils, le plus notable sans doute étant celui de l’intérêt à agir et du préjudice moral des requérantes qui deviennent confusément identiques. D’autres l’expliquent de manière efficace[7], la raison de ce curieux résultat vient de la transposition du préjudice écologique, régime de droit civil, devant le juge administratif, qui a sa façon de concevoir la responsabilité administrative. C’est pourquoi se sont mélangés l’intérêt à agir reconnu largement dans la lettre du préjudice écologique et celui reconnu traditionnellement par le droit administratif au titre des associations comme étant un intérêt collectif lésé. Le résultat est à la fois fortuit et insatisfaisant. Si d’un côté il facilite la reconnaissance des prétentions des requérantes, il le fait en mettant au même niveau des associations qui pourtant n’ont ni le même statut ni exactement la même activité. De l’autre, le jugement rejette les interventions d’associations, notamment de défense de l’agriculture ou du droit au logement, tout en reconnaissant que ces thématiques sont bien directement concernées par le réchauffement climatique. La cohérence de la solution souffre peut-être de l’inégalité dans la qualité des requêtes. Reste qu’il ne s’agit là que d’un point de procédure qui n’intéressera pas tant ceux qui sont venus pour le coeur de l’affaire qui demeure avant tout la question de savoir quels moyens sont à la disposition des justiciables pour contraindre l’Etat à agir dans la lutte contre la menace environnementale.

De ce point de vue, les requérantes ont fait feu de tout bois, allant jusqu’à créer de toute pièce des instruments de droit foncièrement ambitieux. Ainsi se démarquent « une obligation générale de lutter contre le changement climatique » fondée sur la Charte de l’environnement et un « principe général du droit de chacun de vivre dans un système climatique soutenable, exigence préalable à la promotion du développement durable et à la jouissance des droits de l’homme pour les générations actuelles et futures » qui « résulte tant de l’état général du droit, international et interne, que des exigences de la conscience juridique du temps et de l’Etat de droit ». L’un et l’autre partagent cette volonté criante de rassembler l’arsenal juridique le plus étendu pour définitivement coincer l’Etat et lui faire adopter une législation à la hauteur des attentes, non seulement des requérantes, mais aussi des experts sur les rapports desquels tous se basent jusqu’aux juges. A cet égard, l’Affaire du Siècle est une démonstration de la complexité avec laquelle les décisions de justice peuvent être rendues lorsqu’elles se penchent sur des phénomènes essentiellement extérieurs au milieu du droit. Pour ce qui est du réchauffement climatique, il est manifeste qu’au-delà de son existence, reconnue unanimement sur la base des rapports d’experts, l’identification de ses causes et des moyens de lutte contre lui cristallise la tension créée entre les requérantes et les juges. Alors que les premières s’attaquent tout à la fois aux objectifs fixés par la loi française et aux mesures prises sur l’émission de gaz à effet de serre, l’efficacité énergétique, la part d’énergie renouvelables, le transport, le bâtiment et l’agriculture, le tribunal recentre son attention sur la seule émission de gaz à effet de serre, au détriment donc des autres « politiques sectorielles »[8] qui ne sont pas retenues pour l’examen de la responsabilité. De la même façon le tribunal évite le piège du droit européen des droits de l’Homme en ne se fondant pas sur les articles de la Convention pourtant utilisés par les associations. La précaution lui permet de ne pas avoir à se prononcer sur l’obligation positive qui découle de l’article 2[9] et pourrait être appliquée au réchauffement climatique grâce à un effort d’appréciation particulièrement souple[10]. Il ne faut pas en douter, loin du battage médiatique dont elle peut faire l’objet, l’Affaire du Siècle est bien une décision prise avec mûre et mature réflexion.

Si GreenPeace France, Oxfam, l’association Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement, les requérantes, sont reconnues assez maladroitement dans leur intérêt à agir et leur préjudice moral, elles peuvent se satisfaire d’avoir su amener à prendre pied là où le gouvernement perdait le sien. Le doute pourtant était permis tant la technique du préjudice écologique était à la fois si intuitivement liée au réchauffement climatique et si techniquement complexe à manier dans ce sens.

Le tribunal ne manqua pas, en reconnaissant la responsabilité de l’Etat dans la réalisation du préjudice que constitue le réchauffement climatique, de faire entrer la justice française dans l’une des problématiques majeures du monde contemporain. Le jugement allie l’expertise scientifique et la technique juridique au profit d’une véritable prise de conscience écologique (I) et tente de livrer une solution adaptée, fruit d’une réflexion manifestement impactée par l’enjeu auquel elle est confrontée (II).

I/ L’affirmation claire d’une prise de conscience écologique

Le juge administratif dans sa décision se saisit des questions environnementales sans ambiguïté en reconnaissant la réalité du réchauffement climatique. C’est bien la réception de ce phénomène en droit qui suscite toutes les attentions (A) accompagnée de son corollaire non moins important qui est la responsabilité imputable à l’Etat dans sa survenance (B).

A. La traduction juridique d’un réchauffement climatique

Atmosphère ? Est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ? L’application du préjudice écologique à la problématique du réchauffement climatique paraît assez intuitive pour ce qui est à la fois la conséquence et la cause d’atteintes aux fonctions des écosystèmes[11]. Elle n’en demeure pas moins assez audacieuse, ne serait-ce que par sa transposition du droit civil au droit administratif. A cet égard, ce sont les conclusions de la rapporteure qui expliquent la faisabilité du passage d’une branche du droit à l’autre en reconnaissant le préjudice écologique non pas comme un régime de responsabilité dont la transposition serait discutable mais comme une catégorie de préjudice qui voyage donc plus aisément[12]. L’application du schéma du préjudice écologique au réchauffement climatique reste néanmoins source de réflexion notamment du fait de la nature du phénomène qu’elle entend juridiciser.

Un peu de technique juridique Le principe du préjudice écologique est assez simple. Il s’agit d’une responsabilité qui propose de sanctionner le pollueur ou celui qui porte atteinte à l’écosystème[13]. Depuis l’affaire de l’Erika[14] qui posa les jalons sur lesquels s’est bâti le préjudice, son utilisation s’accroît ainsi que la compréhension de son système. Ainsi, comme toute responsabilité, le préjudice écologique repose sur un fait générateur qui cause un dommage apprécié objectivement par l’impact sur des écosystèmes. Le but est de permettre la réparation d’un préjudice distinct de celui des victimes jusque-là identifiables, que ce soit par leur préjudice patrimonial ou moral[15]. Une spécificité toutefois réside dans la réparation du préjudice dont le texte prévoit qu’elle doit se faire en priorité par nature[16]. Il faut comprendre par-là que le préjudice écologique permet d’imputer au pollueur la charge de la dépollution du site atteint, charge qui reposait auparavant sur des personnes physiques ou morales dévouées à la protection de l’environnement mais qui pouvaient être privées de la réparation du préjudice lié au coût de la dépollution si elles étaient déjà victimes de préjudices personnels, ce qui était très souvent le cas. Le schéma de responsabilité est donc aisément lisible : une personne physique ou morale (responsable) qui a pollué (fait générateur) et causé directement et certainement (lien de causalité à prouver) une atteinte à l’écosystème (dommage) doit en assurer la dépollution (réparation en nature) ou si celle-ci est impossible compenser financièrement les personnes morales chargées de la défense de l’intérêt lésé (réparation en dommages et intérêts).

C’est ici que se révèle toute la subtilité de l’application du préjudice écologique au réchauffement climatique. En effet, la logique voudrait que l’Etat soit poursuivi pour la cause du phénomène. Or, après avoir magistralement reconnu sa réalité, les juges en identifient sans ambiguïté l’origine : l’émission de gaz à effet de serre[17]. Dès lors, en suivant le principe du préjudice écologique, l’Etat pourrait tout à fait être reconnu responsable de sa production de gaz à effet de serre et condamné à réparer le dommage qu’elle cause, au moins au titre des activités qui dépendent de lui. Ce n’est toutefois pas le sens du jugement, en raison d’abord de la demande des requérantes. En effet, les associations n’engagent pas la responsabilité de l’Etat en tant que pollueur, mais en tant que puissance normative. Autrement dit, elles reconnaissent implicitement ce que les juges consacrent tout aussi discrètement, à savoir que si l’Etat est bien émetteur de gaz à effet de serre, il ne saurait être inquiété sur ce chef. La justification paraît toute pragmatique tant il est complexe d’imaginer, pour l’instant du moins, un Etat qui fonctionne sans émettre de gaz à effet de serre. Une raison peut également être suggérée au niveau de la réparation, qui voudrait selon la logique du préjudice écologique que les gaz à effet de serre soient nettoyés de l’atmosphère, ce qui est à l’heure actuelle hors de portée de l’action humaine. Enfin, il est possible de trouver dans la neutralité carbone la confirmation de l’idée selon laquelle produire des gaz à effet de serre n’est pas en soi source de responsabilité, tant que cette production est suffisamment compensée par la capacité de l’environnement à les absorber. Reste en tout cas que la responsabilité de l’Etat n’est pas engagée au titre des gaz qu’il contribue à émettre.

Si l’Etat est poursuivi, c’est en tant que puissance normative capable de contraindre avec la force de la loi à la diminution de l’émission de gaz à effet de serre[18]. Car en effet, pour ce qui est du réchauffement climatique, l’enjeu est à la réduction de sa cause, elle-même déterminée par des objectifs fixés dans la loi en tant que budgets-carbone. C’est pourquoi le jugement parle de « l’aggravation » du préjudice écologique qu’est le réchauffement climatique[19]. Tout en reconnaissant que la responsabilité était constituée, les juges déplacent la réflexion sur la question de la réparation. Pour bien le comprendre, il faut reprendre le raisonnement du tribunal, éclairé par les conclusions de la rapporteure.

Genèse climatique Tout part de 1990, qui devient l’année charnière à partir de laquelle est reconnu le réchauffement climatique. Requérantes comme juges reprennent les étapes datées de la progressive prise en compte du phénomène jusqu’à l’engagement de l’Etat dans une série de mesures, symboliques et contraignantes, pour lutter contre lui[20]. De plus, la nature du réchauffement climatique oblige les juges à manipuler savamment la technique du préjudice écologique. Sa cause, les gaz à effet de serre, a une durée de vie incroyablement longue[21] qui en fait une menace anthropique, c’est-à-dire qu’elle se cumule avec le temps. Cet élément est pris en compte par le tribunal qui ne manque pas de souligner que la responsabilité en jeu se mesure à l’aune du siècle et des générations futures[22]. Les gaz existants vont continuer à causer des dommages à l’environnement tout au long de leur durée de vie, soit également bien après que les juges aient rendu leur décision. Il y a donc ici un potentiel de responsabilité assez vertigineux face à un préjudice qui ne fait que croître avec les années. Toutefois, l’appréhension du réchauffement climatique est astucieusement circonscrite.

Vous reprendrez bien un peu de préjudice ? La consultation des conclusions de la rapporteure éclaire quant à l’identification du préjudice pour lequel l’Etat est poursuivi, et conforte sans aucun doute la solution des juges. En distinguant la période avant et après l’établissement des budgets-carbones, la rapporteure propose un éclairage qui respecte l’esprit du préjudice écologique[23]. Ainsi, sur la période pendant laquelle l’Etat polluait sans contrôle, le préjudice écologique est constitué. Cependant, la promulgation des lois sur les seuils de gaz à effet de serre peut apparaître comme une réparation de ce préjudice[24]. En édictant des normes visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec comme objectif la neutralité carbone, l’Etat répare le préjudice qu’il a causé en ne réglementant pas l’émission des gaz à effet de serre sur son territoire. Evidemment, cette réparation peut apparaître bien dérisoire, mais elle est en vérité empreinte de pragmatisme. En effet, la production de gaz à effet de serre n’est pas en soi source immédiate du phénomène qu’est le réchauffement climatique. C’est le dépassement de la capacité de l’environnement à réguler ces gaz, et donc leur prolifération anthropique, qui cause un dommage. En focalisant l’attention sur la réparation d’un préjudice déjà constitué, la rapporteure comme les juges ne créent pas une présomption de préjudice pour chaque activité productrice de gaz à effet de serre, sans quoi la société toute entière devrait se mettre à l’arrêt. Cela justifie que le raisonnement porte sur l’étape de la réparation du préjudice qui est aggravé lorsque celle-ci n’est pas efficace.

Reste à savoir, pour ce qui est du réchauffement climatique, si le manquement à sa réparation ne fait qu’aggraver un préjudice déjà existant ou constitue un dédoublement du préjudice. En effet, le meilleur moyen de lutte identifié contre le réchauffement est la diminution des gaz à effet de serre. Cette réduction ne pouvant être accomplie en une nuit, la loi l’échelonne dans le temps avec l’échéance finale de 2050[25]. Entre temps, elle prévoit des budgets-carbone qui fixent les seuils de diminution à respecter. Ainsi, en respectant la loi, l’émission de gaz à effet de serre devrait peu à peu descendre sous le niveau capable de limiter les effets du réchauffement climatique. Cependant, lorsque les seuils ne sont pas respectés, cela signifie que plus de gaz ont été émis que prévu, et ces derniers s’installent dans l’atmosphère. En suivant la distinction opérée par la rapporteure entre les périodes avant et après l’édiction de normes légales, ces gaz émis en trop pourraient être vus comme source d’un préjudice nouveau, constitué pendant la réparation du préjudice initial donc après l’entrée en vigueur des objectifs contraignants. Avec cette idée, le préjudice initial serait toujours réparé par la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre, mais chaque manquement à celle-ci ferait naître un nouveau préjudice écologique. Pour les juges la réponse est claire : le surplus de gaz s’ajoute à la source du préjudice qui se trouve donc aggravé. Ce cas de responsabilité, absent du texte[26], se justifie par la temporalité particulière du réchauffement climatique. Même en cours de réparation, le réchauffement climatique peut être aggravé de sorte à engager la responsabilité.

Dommage réparé à moitié pardonné Dans l’application du préjudice écologique, le jugement offre en vérité un contentieux de la réparation en examinant les moyens par lesquels l’Etat entend lutter contre le réchauffement climatique, eux-mêmes liés aux objectifs à atteindre de réduction des gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs bien à l’encontre de ces moyens que les associations requérantes s’érigent. Elles entendent à la fois critiquer leur insuffisance et le manquement de l’Etat dans le respect des objectifs[27]. L’idée selon laquelle l’Etat peut être poursuivi pour avoir manqué à des seuils fixés par la loi n’est pas nouvelle[28]. Elle s’est récemment illustrée dans le contentieux proche de la pollution atmosphérique[29]. Bien que l’espèce portât sur la transposition d’une directive, elle demeure éclairante sur les possibilités ouvertes au juge administratif lorsqu’il est saisi de l’Affaire du siècle. Il faut à ce stade relever que, si c’est bien l’Etat qui est poursuivi, l’obligation à laquelle se réfèrent les requérantes ne se limite pas à l’activité de la seule Administration française. Bien au contraire, les budgets-carbones fixés par la loi sont d’application nationale dans des secteurs identifiés. Il s’agit donc pour l’Etat de mettre en oeuvre une politique gouvernementale d’incitation ou de contrainte à la diminution de la production des gaz à effet de serre. Il ne faut néanmoins pas y voir une tentative de faire assumer à l’Etat la responsabilité qu’il partage avec tous les émetteurs de gaz à effet de serre dépendant de sa juridiction.

Ainsi, le véritable préjudice écologique incarné par la production de gaz à effet de serre n’est pas l’objet de l’action en responsabilité. Les juges l’ont bien compris et c’est pourquoi ils parlent « d’aggravation » de ce préjudice. Cela tient de plus à la nature particulière du dommage écologique en cause, sur laquelle la décision prend le temps de s’étendre[30]. Si les juges écartent l’examen de la pertinence des objectifs[31], ils reconnaissent leur dépassement pour la période 2015-2018 comme fautif, conformément à la proposition de la rapporteure[32]. Se pose alors la question de savoir à qui imputer cette faute. Pour les requérantes il ne fait aucun doute que c’est à l’Etat.

B. L’Etat et sa part de responsabilité

C’est pas moi c’est lui Dans la plus pure logique du préjudice écologique et du droit de la responsabilité appliqués au réchauffement climatique, l’Etat ne peut être responsable que des gaz à effet de serre qu’il produit par les activités qui dépendent de lui. Au niveau du réchauffement climatique en lui-même, il est indéniable que si la cause identifiée en est la production de gaz à effet de serre, celle-ci dépend d’une pluralité d’acteurs particulièrement grande, allant des Etats jusqu’aux individus en passant par les entreprises[33]. Chacun assume une part plus ou moins conséquente dans le réchauffement climatique en fonction de sa propre émission de gaz. Dès lors, l’Etat ne saurait être poursuivi solidairement d’une responsabilité qu’il partage avec autant d’acteurs différents.

Dit plus simplement, le réchauffement climatique étant la conséquence d’un surplus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère par rapport à la capacité de l’environnement à les absorber, il est impossible de considérer que ce surplus soit de la seule faute de l’Etat pour laquelle il pourrait être poursuivi. Vu autrement, il est même impossible d’affirmer que l’Etat pourrait être poursuivi des conséquences sur son territoire, tant il est vrai que les gaz à effet de serre ne sont pas des nationaux chauvins mais plutôt des citoyens du monde. C’est un peu le principe du globe qui veut que la circulation dans l’atmosphère des gaz conduit à ce que les émissions françaises, qui ne se distinguent pas des autres, peuvent très bien produire leurs effets en Uruguay tandis que sur le territoire français ce sont les émissions de Chine qui sévissent. Le réchauffement climatique est un phénomène mondial dont il est impossible d’extirper un lien de causalité localisé et certain imputable à une personne juridique isolée, ce qui fait échec au préjudice écologique.

Tous coupables, tous responsables L’Affaire du Siècle pourtant prétend saisir la responsabilité de l’Etat, non pas sur ses émissions de gaz à effet de serre mais au moins vis-à-vis de l’efficacité des mesures qu’il prend pour lutter contre le réchauffement climatique. A l’appui du recours, les requérantes invoquent une obligation générale de lutte qui viendrait justifier un peu plus la responsabilité de l’Etat[34]. Cette obligation pourtant n’a rien avoir avec le préjudice écologique, en tout cas dans ses conditions d’application[35]. Là où peut être discutée une obligation dans cette responsabilité, c’est au niveau de la charge pesant sur le débiteur de la réparation du dommage. Puisque les juges reconnaissent le réchauffement climatique en tant que préjudice écologique et ne désavouent pas expressément la proposition de la rapporteure qu’il soit réparé en nature par les mesures législatives de l’Etat, se pose la question de savoir quelle obligation accompagne cette réparation. Ainsi, les juges auraient à déterminer si, dans le cas précis de la réparation du dommage écologique, l’Etat, ou tout autre responsable, est tenu d’une obligation de moyen ou de résultat. L’esprit du préjudice écologique tend à privilégier l’hypothèse de l’obligation de résultat, un pollueur ou le responsable d’une atteinte à un écosystème doit effectivement réparer le dommage qu’il a causé et ne pas se contenter de dire qu’il a essayé mais n’y est pas parvenu. Cette impression est renforcée par la subsidiarité de la réparation en dommages-intérêts qui vient justement compenser une situation où le dommage ne peut être réparé en nature.

Encore une fois, c’est la nature du réchauffement climatique qui remet en cause la réflexion. Juges, requérantes et rapporteure acceptent sans contradiction que le meilleur moyen, peut-être le seul, de lutte contre le réchauffement climatique, donc le moyen par lequel s’accomplit la réparation du préjudice, est la réduction des gaz à effet de serre[36]. Il s’agit donc d’un dommage tout particulier dont la réparation en nature ne peut pas constituer en la suppression pure et simple mais plutôt en la diminution de sa cause. Cet effort de réalisme n’est pas compatible avec l’idée d’une obligation générale de lutte. Pareille contrainte porte d’autant plus dans sa formulation une étendue indéterminée qui laisse croire à une application sans limites dans tous les domaines d’activités. Pour les requérantes c’est un argument opportun qui leur permet d’attaquer la responsabilité de l’Etat non pas sur les seules émissions de gaz à effet de serre mais sur d’autres secteurs d’actions identifiés[37]. Les juges cependant ne retiennent pas la vision large du champ de responsabilité et resserrent leur décision uniquement sur les gaz à effet de serre, cause certaine du dommage incarné par le réchauffement climatique. Il ne saurait donc y avoir d’obligation générale. Avant toutefois de restreindre la portée de l’obligation qui pèse sur l’Etat, les juges ont reconnu la responsabilité qui lui incombait au titre du préjudice écologique, réalisant l’exploit de créer un lien de causalité grâce à deux motifs inédits.

Pourtant en droit administratif, ainsi que le rappelle la rapporteure, c’est la causalité adéquate qui prévaut[38]. L’Etat n’est responsable que des fautes ou carences qui causent le dommage de façon « privilégié »[39]. Dans une situation avec une pluralité de responsables, comme pour le réchauffement climatique, l’Etat ne peut être inquiété tant que son comportement n’a pas une incidence décisive sur le dommage. La solution semble donc inévitable tant l’action seule de l’Etat, que ce soit sa propre émission de gaz ou celle accomplie sur tout son territoire, n’est pas la cause adéquate du réchauffement climatique. Le phénomène ne disparaîtrait pas avec la fin des émissions françaises de gaz à effet de serre. Néanmoins, de cette façon l’Etat n’échapperait à sa responsabilité que grâce à la pluralité des autres responsables. Ce qui signifie donc que cette responsabilité existe, elle n’est que dissoute.

Chacun pour soi et tous pour le réchauffement climatique Le premier motif qui permet au juge de la retenir, en suivant la suggestion de la rapporteure[40], vient d’une décision néerlandaise[41]. Les juges étrangers avaient consacré la responsabilité de leur Etat en se fondant sur l’idée que pour lutter contre le réchauffement, chacun devait assumer sa part, y compris les puissances souveraines[42]. Cette notion de part de responsabilité permet au tribunal de condamner l’Etat à la fois pour sa propre émission de gaz à effet de serre et pour le manquement aux objectifs de réduction qu’il avait fixé. Bien sûr, le dépassement des seuils n’est pas du seul fait de l’Etat, il s’apprécie au niveau national. Cependant, les juges affirment que si les objectifs n’ont pas été atteint c’est parce que l’Etat a manqué à utiliser son pouvoir normatif de contrainte sur son territoire[43]. Ainsi, l’Etat est responsable pour ne pas avoir pris des mesures obligeant au respect des engagement légaux et donc empêchant le surplus d’émissions.

C’est le sens du deuxième motif des juges qui retiennent que par la multiplication de textes nationaux et internationaux contenant des objectifs de réduction contraignants, allant jusqu’à les projeter dans des trajectoires annualisées, l’Etat a déjà reconnu sa responsabilité dans la lutte contre le réchauffement climatique[44]. C’est d’ailleurs ce que soutenaient les experts et les associations requérantes. En reconnaissant le réchauffement climatique et en agissant pour lutter contre lui, l’Etat a accepté la responsabilité qui lui était échue dans sa réalisation. Suivant la recommandation de la rapporteure[45], les juges considèrent que cette responsabilité est constituée, à proportion toutefois de la part imputable à la France. Cette part s’apprécie en fonction des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire, des seuils fixés pour leur réduction, et des mesures prises pour garantir le respect de ces seuils.

Il est d’ailleurs intéressant de relever que dans le jugement, la question du lien de causalité est étudiée avec l’appréciation de l’obligation de lutte contre le réchauffement climatique[46]. La décision ne saurait être plus claire : l’Etat est responsable devant les lois qu’il prend pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Son obligation tient à faire respecter les objectifs qu’il fixe en prenant toute mesure appropriée. Evidemment, la lecture à rebours du jugement suggère que si l’Etat n’avait promulgué aucune loi sur la diminution des gaz à effet de serre, il aurait manqué l’un des fondements à sa responsabilité. Ainsi, les associations requérantes ont bénéficié de la prise de conscience politique sans laquelle leur recours n’aurait pas abouti. Il s’agit néanmoins d’une réflexion qui ne se vérifierait que chez d’autres Etats moins engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Pour ce qui est de la France la solution est désormais connue. L’Etat doit assumer sa part de responsabilité dans l’existence du réchauffement climatique et il le fait en produisant une législation sur la réduction des causes du phénomène qu’il doit s’assurer de faire respecter. En laissant les émissions de gaz à effet de serre dépasser les objectifs de diminution, l’Etat est en carence, il manque à prendre des mesures contraignantes, et aggrave donc le préjudice. Sa responsabilité maintenant consacrée, il reste aux juges à déterminer les modalités de sa réparation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 359.


[1] Marie-Adélaïde Scigacz, « Météo : on vous explique comment un “dôme de chaleur” met l’ouest du Canada et des Etats-Unis en surchauffe », Franceinfo, 29 juin 2021, https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/meteo-on-vous-explique-comment-un-dome-de-chaleur-a-mis-l-ouest-du-canada-et-des-etats-unis-en-surchauffe_4681753.html.

[2] Pour une introduction à ces procès climatiques Christel Cournil, « « L’affaire du siècle » devant le juge administratif », AJDA, 8, 4 février 2019, p. 437 ; Christel Cournil et Marine Fleury, « De « l’Affaire du siècle » au « casse du siècle » ? : Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », Revue des droits de l’homme, 7 février 2021, http://journals.openedition.org/revdh/11141.

[3] Loi Climat et Résilience n°2021-1104 du 22 août 2021

[4] Conseil constitutionnel, Union des industries de la protection des plantes, QPC du 31 janvier 2020, n° 2019-823

[5] Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873, n°00012

[6] Arnaud Cabanes, « L’affaire du siècle donnera-t-elle lieu au jugement du siècle ? », EEI, 11, novembre 2018, p. 15.

[7] Hakim Gali, « Le préjudice et l’environnement », Recueil Dalloz, 13, 15 avril 2021, p. 709 ; Rémi Radiguet, « Responsabilité de l’Etat – Climat », Revue juridique de l’environnement, 46-2021/2, 2 juillet 2021.

[8] Ainsi qu’il finit par les appeler p.30

[9] Protégeant le droit à la vie

[10] Ce que les juges néerlandais ont pris le parti de faire dans leurs décisions Urgenda en première instance, appel et cassation

[11] Article 1247 du code civil « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

[12] Amélie Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France, 2021. p.11 « Le législateur ne semble pas avoir voulu créer un régime de responsabilité objective en dépit de la formulation, qui permet l’hésitation, mais plutôt une obligation de réparation d’un type de préjudice dans le cadre des régimes de responsabilité existants »

[13] Agathe Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire », AJDA, 17, 5 mai 2008, p. 934.

[14] Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938

[15] Mathilde Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… », Environnement, 7, 7 juillet 2009, p. 90.

[16] Article 1249 du code civil « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature. »

[17] Voir le jugement p.28 point 16

[18] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.19 « Mais l’Etat a un pouvoir particulier, proprement essentiel, d’orientation des comportements par son pouvoir de réglementation et l’ensemble des moyens de la puissance publique dont il dispose pour en assurer le respect. » plus loin « si les comportements personnels sont bien évidemment la cause d’émissions de gaz à effet de serre, la modification structurelle de nos mode de vie est nécessaire pour arriver à une réduction durable des émissions de gaz à effet de serre, ce qui ne peut se faire sans l’Etat. »

[19] Jugement p.30 « l’amélioration de l’efficacité énergétique n’est qu’une des politiques sectorielles mobilisables en ce domaine, ne peut être regardé comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation »

[20] Voir le jugement p.24 et 25 et 28 à 30

[21] Jugement p.6 « les gaz à effet de serre anthropiques ont une durée de vie de 12 à 120 ans dans l’atmosphère, ce qui implique que l’arrêt immédiat des émissions n’empêcherait pas la température globale d’augmenter pendant encore plusieurs décennies. »

[22] Jugement p.34 « des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué »

[23] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.17 « Si l’on peut raisonnablement penser qu’il existe une obligation pour l’Etat de lutter contre un phénomène, sur lequel il reconnaît lui-même avoir en partie prise, dont les conséquences imbriquées et cumulées mettent en péril rien moins que le développement durable des sociétés humaines, les gaz à effet de serre non réglementés émis à partir du territoire français avant que la trajectoire carbone ne soit adoptée nous semblent avoir ensuite été pris en compte par cette trajectoire censée nous conduire à la neutralité carbone en 2050. »

[24] Ibid. p.17 « Il nous semble qu’il n’existe plus de préjudice écologique à réparer résultant de la carence à adopter une réglementation d’atténuation des effets du réchauffement climatique dès lors que la mesure de l’aggravation de ce préjudice est prise en compte dans l’actuelle trajectoire. »

[25] Jugement p.34 « il résulte de l’instruction que la France, ainsi qu’il a été dit, s’est engagée, aux termes de l’article L.100-4 du code de l’énergie, à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050 »

[26] L’article n’envisage pas le cas où le préjudice écologique pourrait empirer après ou pendant sa réparation

[27] Jugement p.3 à 6

[28] Agathe Van Lang, « Protection de la qualité de l’air : de la transformation d’un droit gazeux en droit solide », RFDA, 6, 11 janvier 2018, p. 1135.

[29] Conseil d’Etat, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France n°394254

[30] Voir le jugement p.28 point 16

[31] Jugement p.34 « Par conséquent, à supposer même que les engagements pris par l’ensemble des Etats parties seraient insuffisants, les associations requérantes n’établissent pas que ces derniers seraient, par leur insuffisance, directement à l’origine du préjudice écologique invoqué. »

[32] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.15 « la méconnaissance du 1er budget carbone […] nous semble caractériser une faute de l’Etat qui ne respecte pas la trajectoire qu’il a élaboré pour atteindre l’objectif final de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 »

[33] Ibid. p.19 « Si l’action de l’Etat entraîne des émissions de gaz à effet de serre, nous sommes tous des émetteurs de gaz à effet de serre, personne physique, morale, privée ou publique : ces émissions correspondent aux différentes facettes de nos modes de vie, de production, de consommation. »

[34] Jugement p.2 « L’Etat est soumis à une obligation générale de lutter contre le changement climatique, qui trouve son fondement, d’une part, dans la garantie du droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, reconnu par l’article 1er de la Charte de l’environnement, à valeur constitutionnelle, d’autre part dans l’obligation de vigilance environnementale qui s’impose à lui en vertu des articles 1er et 2 de la même Charte »

[35] Outre l’article 1247, l’article 1248 précise les titulaires de l’action en réparation du préjudice écologique et l’article 1249 encadre cette réparation, aucun n’impliquant une obligation spécifique contre l’Etat

[36] Même si les requérantes tentent de faire reconnaître d’autres domaines d’action énumérés p.3 du jugement, notamment l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le transport, le bâtiment ou l’agriculture

[37] Jugement p.3 « L’Etat est également soumis à des obligations spécifiques en matière de lutte contre le changement climatique, fixées par les conventions internationales, le droit de l’Union européenne et le droit interne, et qui portent respectivement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation énergétique, le développement des énergies renouvelables, l’adoption de mesures sectorielles et la mise en oeuvre de mesures d’évaluation et de suivi »

[38] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Pour engager la responsabilité d’une personne publique, vous recherchez si sa faute constitue la cause adéquate du dommage et pas seulement l’une des conditions nécessaires à sa réalisation – causalité adéquate versus équivalence des conditions – … »

[39] Ibid. p.18

[40] Ibid. p.20

[41] Véritable saga judiciaire qui débuta avec la décision Tribunal de District de La Haye, 24 juin 2015, aff. C/09/456689/HA ZA 13-1396 pour s’achever avec la décision Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Etat des Pays-Bas c. Fondation Urgenda, n°19/00135

[42] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Mais il nous semble, comme l’a relevé la cour suprême des Pays-Bas dans l’arrêt Urgenda […], chaque pays est responsable de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à proportion de sa part de responsabilité. »

[43] Jugement p.35 « Il résulte de tout ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à soutenir qu’à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone, l’Etat doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions précitées de l’article 1246 du code civil, d’une partie du préjudice écologique constaté au point 16. »

[44] Jugement p.30 point 21

[45] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.21 « Sa responsabilité nous semble devoir être engagée… à la hauteur de ses engagements ; le préjudice en résultant nous semble devoir être réparée dans cette mesure. »

[46] Le jugement est découpé en titres dont le premier est « en ce qui concerne les carences fautives et le lien de causalité » suivi immédiatement après par « s’agissant de l’obligation générale de lutte contre le changement climatique »

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ParJDA

Une solution impactée par l’enjeu environnemental

art. 360.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

(…) suite de la première partie (…)

Les juges peuvent surprendre et innover mais ils restent toujours limités par l’application des textes ou le mode de pensée qu’ils suivent. Ainsi il était cohérent qu’ils exigent une réparation du préjudice en nature (A) et prévisible qu’ils ne voient pas au-delà des écosystèmes l’humain qui vie en leur sein tant celui-ci est dissimulé par l’imbrication de nombreuses causes et conséquences (B).

A. La délicate réparation du préjudice écologique

On prend les mêmes et on recommence Le réchauffement climatique ne cesse de remettre en question l’application du préjudice écologique, et l’étape de sa réparation n’y fera pas exception. En reconnaissant la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de son manque à user de son pouvoir normatif, les juges s’immiscent dans un domaine particulièrement sensible. Que ce soit le pouvoir règlementaire ou législatif, aucun n’aime à s’entendre dire par le juge comment il doit agir. C’est néanmoins ce que le tribunal se prépare à faire.

Réparer, oui, mais comment ? Il faut tout d’abord corriger une erreur de compréhension qui se répand. Contrairement à ce qui peut être lu, les juges ont bien condamné l’Etat à la réparation du préjudice écologique, et pas seulement à la réparation du préjudice morale des associations requérantes. Cette confusion vient du report par le tribunal de sa décision quant à la façon dont l’Etat devra procéder, invitant ainsi les parties à lui faire parvenir leurs observations dans le délai de réflexion[1]. En effet, dans l’esprit du préjudice écologique, les juges ont écarté la demande de dommages-intérêts, même symbolique, des associations requérantes. Plusieurs raisons peuvent justifier cette décision. La première se dégage de la jurisprudence en la matière dans laquelle les juges manifestent le refus de condamner à des dommages-intérêts qui ne correspondent pas à la réalité du préjudice écologique[2]. La seconde, expressément évoquée dans le jugement, tient à ce qu’il n’y a pas de preuve qu’il ne peut être procédé à la réparation en nature du préjudice[3]. Une dernière possibilité tient à ce que la réparation en dommages-intérêts porte en elle l’idée que la correction du préjudice reste assumée par une tierce partie, le plus souvent les associations de défense, à qui est donc versée la somme à laquelle le responsable est condamné. Or, si les requérantes bénéficient au titre de leur intérêt à agir d’une reconnaissance par le tribunal de leurs actions militantes, celles-ci se résument à de la prévention, de l’information et de l’éducation, moyens d’action qui ne contribuent pas directement à la diminution des gaz à effet de serre identifiée comme manière de réparer privilégiée. C’est pourquoi le versement de dommages-intérêts, même symboliques[4], est assez logiquement écarté par les juges.

Autrement dit, en attaquant la carence de l’Etat à faire respecter les objectifs fixés par la loi, les requérantes ne démontrent pas en quoi l’Etat ne dispose d’aucun moyen d’action pour remédier à ce manque. Un exemple de manière de réparer en nature le préjudice, présentée dans les conclusions de la rapporteure[5], serait de réévaluer la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre. De cette façon, les objectifs futurs viendraient prendre en compte les dépassements précédents et pourraient les compenser. Demeure que le tribunal ne rend pas son jugement dans une France pendue à ses lèvres, il a été précédé par le Conseil d’Etat qui a lui aussi reporté sa décision pour réfléchir aux mesures à prendre[6]. Or, il est certain que les juges de première instance ne prendront pas le risque d’empiéter sur une solution qui pourrait faciliter leur décision finale, notamment pour ce qui est de l’avenir de la trajectoire de réduction.

L’herbe n’est pas plus verte ailleurs Le coeur de l’arrêt Commune de Grande-Synthe porte bien sur ces objectifs futurs qui sont justement remis en cause par les requérants au nom du manquement passé. Si le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur le préjudice du dépassement que le tribunal entend réparer avec l’Affaire du Siècle, il prend acte de l’incapacité de l’Etat à respecter ses engagements[7]. Dès lors, si dans le passé les seuils ont été dépassés, le Conseil estime qu’il n’y a aucune garantie qu’ils soient respectés à l’avenir, ce qui remet en cause toute l’action de l’Etat dans la lutte contre le réchauffement climatique. Sur cette question de la manière dont l’Etat devra agir pour proposer une politique publique d’action de lutte conforme aux prescriptions légales, Conseil d’Etat et tribunal se rejoignent. Là où le premier chasse l’excès de pouvoir, le second recherche la réparation du préjudice, mais tous les deux partagent la nécessité de prendre le temps d’y réfléchir.

Il est particulièrement complexe de se projeter sur la décision finale des juges de première instance. Si la proposition de la rapporteure ne manque pas de séduire, elle ne clôt cependant pas la question du dédoublement ou de l’aggravation du préjudice. Dit autrement, avec l’éclairage de l’arrêt Commune de Grande-Synthe, il paraît assez insatisfaisant d’envisager que l’Etat se dérobe à sa responsabilité en prétendant compenser les manquements au respect des objectifs de réduction pour une période dans la fixation de ceux qui suivent, alors que le surplus d’émission cause un dommage constitué. Si la carence s’est déjà produite, il incombe au juge de réfléchir à des moyens de contraintes plus efficaces au risque de voir le contentieux se répéter à chaque dépassement. Il lui reviendrait alors à déterminer au-delà de combien de manquements, successifs ou non, la responsabilité de l’Etat pourrait être engagée autrement que par la compensation. Car en définitive, la lutte contre le réchauffement climatique porte un réalisme manifeste, jusque dans le jugement de l’Affaire du Siècle. Tout gaz émis en trop existe et se joint à ceux déjà présents dans l’atmosphère. Accepter un report de la réduction des émissions par compensation des budgets-carbone se succédant porte le risque de faire reculer la date limite que les juges eux-mêmes ont reconnu à 2050 pour la neutralité carbone[8]. Il y a au fond un souci de la faisabilité de la trajectoire qui doit atteindre son but, c’est d’ailleurs le sens de cette responsabilité intergénérationnelle, dont la rapporteure se fait l’écho[9]. La lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité et se fait le plus efficacement en réduisant l’émission de gaz à effet de serre.

Rien que l’émission de gaz à effet de serre Une difficulté spécifique dans la quête des moyens de réparation vient de l’identification de la causalité. Alors que les requérantes avaient volontairement identifié plusieurs secteurs d’action différents de la seule émission des gaz à effet de serre, le juge les a exclus puisqu’ils ne revêtaient pas une causalité suffisante[10]. Ainsi l’efficacité ou la transition énergétiques ne pouvaient être retenus en tant que cause du réchauffement climatique, malgré les objectifs auxquels ils étaient soumis, du fait de l’éloignement des manquements qui les concernent par rapport à l’aggravation du réchauffement climatique. Si au stade de la causalité ces secteurs n’étaient pas adéquats, ils semblent toutefois nettement plus intéressants pour ce qui est de la réparation. Il est ainsi possible que le juge invoque ces domaines d’actions précis en renfort des mesures à prendre pour assurer la réparation du préjudice. L’idée, portée par les associations requérantes, serait que le respect des objectifs de réduction des gaz à effet de serre passe par la stimulation des actions écologiques dans d’autres domaines. Rien cependant ne permet d’affirmer que le tribunal ira dans ce sens.

Cette exclusion de certains secteurs avec l’examen de la causalité n’est pas sans faire écho à la sélection faite entre les différentes interventions au stade de la recevabilité, elle-même conditionnée à l’examen de l’intérêt à agir. En la matière, le préjudice écologique opère une confusion entre le préjudice moral des associations requérantes qui portent le recours et leur intérêt à agir. Ainsi, c’est parce que ces associations ont une action de défense des intérêts de l’environnement que leur demande est recevable, et dans le même temps c’est au titre de cette action que leur préjudice moral est justifié[11]. Le jugement ne fait à cet égard que s’inscrire dans la jurisprudence déjà établie, et confirme une position qui est parfois dénoncée[12].

La décision manque peut-être dans sa reconnaissance des interventions d’une cohérence plus appropriée au regard du réchauffement. En ne retenant que les associations engagées dans la protection de l’environnement, le jugement donne la désagréable impression d’éloigner le contentieux de sa dimension incarnée, non pas dans les écosystèmes auxquels il est porté atteinte, mais dans l’être humain. Car en définitive, le réchauffement climatique, plus qu’aucun autre préjudice écologique, n’a pas de plus grande victime de ses dommages que l’humain.

B. Le complexe des poupées gigognes

Dans le terrier du lapin en retard Que tout le monde se rassure, la planète n’est pas malade. L’environnement va bien. Ils en ont connu d’autres et la seule véritable menace qui les inquiète est bien la transformation du soleil en géante rouge, qui ne devrait pas avoir lieu avant quelques milliards d’années. Il faut donc bien le comprendre et en être convaincu, le vrai problème, le réel danger, la menace pérenne, s’exercent sur l’espèce humaine. Le préjudice écologique, la pollution, le réchauffement climatique, ne font qu’une seule et même victime : l’humain.

Les juges peuvent innover et surprendre par leur solution, ils n’en restent pas moins liés par la conceptualisation contemporaine des problèmes dont ils sont chargés de s’occuper. Parmi eux, le préjudice écologique fait figure de véritable palliatif à une situation assez alarmante, celle du réchauffement climatique et plus largement de la pollution de l’environnement. L’idée qui tient à reconnaître l’environnement ou ses avatars comme des personnes juridiques ou des sujets de droit permet de leur ouvrir les prétoires et d’entamer le dialogue sur la responsabilité des Etats, entreprises et individus qui leur portent atteinte. Cependant, elle tend à sanctifier une distance regrettable entre l’objet de l’atteinte, l’environnement, et la victime de son atteinte qui n’est autre que l’humain.

Le doigt dans l’engrenage L’Affaire du Siècle est la démonstration efficace qu’en matière de responsabilité écologique, chacun ne fait que tomber de Charybde en Scylla. La causalité du réchauffement climatique elle-même est en réalité une longue chaîne que les juges compressent en suivant la suggestion de la rapporteure[13]. La réparation du préjudice est tout aussi complexe et ne se satisfait pas d’une analyse linéaire qui reviendrait à dire simplement que les objectifs doivent être respectés. C’est en vérité toute la difficulté de la réception en droit des thématiques environnementales qui impliquent de créer des moyens juridiques d’action militante, au détriment peut-être de la lisibilité du débat.

Le préjudice écologique prétend reconnaître une victime dans l’environnement pour mieux réparer les dommages spécifiques qu’il subit. L’intention est louable et facilement compréhensible, mais en réalité elle ne s’accommode pas de la logique juridique. Pour ce qui est du réchauffement climatique, au seul stade du lien de causalité, le doute était permis. Les juges sont à remercier pour l’effort de synthèse qu’ils adoubent au profit du jugement, mais celui-ci ne masque pas la longue suite de causes et de conséquences qui se rassemblent sous l’égide du réchauffement climatique. Rien qu’en conservant la seule piste des gaz à effet de serre les étapes se multiplient sans discontinuer.

Cycle de vie du gaz à effet de serre Ceux-ci commencent par se fixer dans l’atmosphère. Une fois présents, et tout au long de leur durée de vie, ils vont laisser passer la lumière mais emprisonner la chaleur dans l’atmosphère terrestre. Au lieu de se réguler naturellement, la température va peu à peu augmenter autour du globe. Cette élévation de la température modifie les conditions de vie de l’écosystème mondial dans lequel l’humain s’est développé. A ce stade donc le réchauffement climatique techniquement existe déjà, mais ce sont ses conséquences qui font de lui un véritable dommage écologique. La chaleur agit d’abord sur l’eau qui passe de sa forme solide à sa forme liquide (fonte des glaces), de sa forme liquide à sa forme gazeuse (sécheresse) jusqu’à créer un déséquilibre climatique (tempête, inondation). Les formes de vie végétale sont les premières impactées par le bouleversement du cycle de l’eau et entraînent avec elles les formes de vie animales. Dans le même mouvement l’humain assiste à la modification de son climat. S’il peut être amusant de voir les investissements dans le vignoble breton s’accroître, il est beaucoup moins plaisant d’observer l’érosion des côtes et la montée du niveau de la mer, phénomène que le Conseil d’Etat reconnaît au nom de l’intérêt à agir de la Commune de Grande-Synthe[14]. Cela va sans même mentionner les flux migratoires inévitables qui fuiront des territoires devenus inhospitaliers, la diminution des réserves en eau potable source de tension et de conflits, les difficultés accrues pour nourrir la population par une agriculture productiviste, la massification des populations aux besoins de consommation toujours plus grands, la complexification de l’accès au logement, le recul de l’espérance de vie et de la santé etc… La rapporteure reprend très clairement cet enchaînement[15] avec une conclusion inévitable : derrière l’environnement le véritable dommage se mesure à l’échelle humaine. L’enjeu de l’Affaire du Siècle est bien l’avenir de la vie humaine.

Protéger l’environnement pour sauver l’humain Il faut donc écarter toute confusion qui viendrait d’une attention trop grande accordée à l’environnement, ou l’écosystème, en tant que fiction juridique victime de dommage à réparer. S’il est possible d’envisager objectivement un écosystème entier, dans lequel chaque espèce joue un rôle qui conditionne la vie des autres avec lesquelles elle partage son milieu, ce n’est pas le sens du préjudice écologique[16]. Ce qui donne de la valeur à l’environnement, ce qui justifie le dommage, c’est bien la présence de l’humain. C’est parce que la vie humaine est mise en danger par le réchauffement que celui-ci constitue un dommage. La subjectivisation à l’échelle humaine est la seule véritable cohérence du préjudice écologique. L’inverse n’aurait aucun sens.

En voulant objectiver la réflexion, c’est-à-dire en retirant l’être humain de l’équation, le préjudice écologique perd toute logique. A l’échelle de l’environnement, donc de la planète, la hausse de la température ne peut être regardée comme un dommage. Le globe a tour à tour été une boule de lave en fusion puis un bloc de glace gelée, enchaînant les extinctions massives qui réduisirent à chaque fois les formes de vie aux rares survivants qui peuvent encore en témoigner. Pour la planète, voir s’éteindre les dinosaures n’était pas moins un dommage que l’extinction contemporaine des espèces. Pour finir de s’en convaincre il suffit de déplacer le réchauffement climatique sur Mars. Même les milliardaires désireux de s’y rendre ne sauraient le faire reconnaître en tant que préjudice écologique, bien à l’abri qu’ils seraient de leurs fusées, leurs stations ou leurs combinaisons spatiales. Peut-être que la responsabilité vis-à-vis du réchauffement climatique viendra un jour fonder un principe d’interdiction de pollution planétaire ou de dérèglement climatique. Pour l’heure en tout cas, c’est bien sur Terre, là où vivent les humains et à leur niveau, que le dommage se démontre et se mesure.

Cette prise de conscience est bien réelle dans l’Affaire du Siècle, tant au niveau des requérantes que des juges. Il faut souhaiter qu’elle amplifie un élan qui devrait être universel face à une menace qui se moque des frontières et de la race. Toutefois il est manifeste que le préjudice écologique peine à rendre compte de l’importance que revêt le réchauffement climatique. Le phénomène est trop grand, trop grave, trop complexe pour être saisi si simplement. Chacune de ses conséquences n’est qu’une nouvelle cause, et elles sont aussi nombreuses que ses responsables et aussi diverses que les manières de les réparer. Un mot, dans le jugement, raisonne avec une force particulière : l’urgence. C’est bien la temporalité qui donne tout son poids à la décision car il faut agir et il faut le faire vite.

Dans cette course à l’environnement, le droit est confronté à ses limites. Si le réchauffement climatique n’est pas le préjudice écologique parfait, peut-être que le reconnaître ainsi, grâce aux juges, permettra du moins à la France d’assumer sa part de responsabilité. Le droit, en prévoyant cette voie d’action, aura en tout cas assumé la sienne.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 360.


[1] Jugement p.37 Article 4 de la décision

[2] A. Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire »…, op. cit. ; M. Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… »., op. cit.

[3] Jugement p.35 point 37

[4] Les associations demandaient 1€

[5] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.24 « sa réparation pourrait résulter de la correction de la trajectoire de réduction des émissions de  gaz à effet de serre pour tenir compte du surplus de gaz à effet de serre émis par la France en contrariété avec cette trajectoire »

[6] Le premier arrêt du 19 novembre 2020 n°427301 a ensuite été précisé par un second du 1er juillet 2021

[7] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 15 « Toutefois, les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2ème budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici. »

[8] Jugement p.34 point 31

[9] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Dès lors que l’enjeu, tel qu’admis par l’ensemble des parties, n’est rien moins que « l’avenir de la planète et de son habitabilité pour l’Homme dans la seconde moitié du XXIème siècle et au-delà », il nous semble qu’il y a lieu d’y adapter les modes de raisonnement. »

[10] C’est le cas pour l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’augmentation des parts d’énergie renouvelable qui sont reléguées par les juges au rang de « politiques sectorielles mobilisables en ce domaine » qui « ne peu[ven]t être regardé[es] comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation. »

[11] Grégoire Leray, Jennifer Bardy, Gilles J. Martin et Sarah Vanuxem, « Réflexions sur une application jurisprudentielle du préjudice écologique », Recueil Dalloz, 27, 30 juillet 2020, p. 1553 ; Marta Torre-Schaub et Pauline Bozo, « L’affaire du siècle, un jugement en clair-obscur », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 12, 22 mars 2021, p. 2088 ; Juliette Brunie, « L’affaire du siècle, une illustration du recours aux dommages et intérêts symboliques », EEI, 4, avril 2021, p. 38.

[12] H. Gali, « Le préjudice et l’environnement »…, op. cit.

[13] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Néanmoins, dès lors que cette chaîne causale est admise par les parties […], qu’elle est constante, il nous semble que vous pouvez en quelque sorte la compresser et vous en tenir à sa conclusion qui est que le réchauffement climatique porte atteinte aux éléments essentiels des écosystèmes et menace le développement des sociétés humaines, non pas immédiatement, mais dans un avenir dont la qualité dépend absolument d’une action présente. »

[14] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 3 « A cet égard, la commune de Grande-Synthe fait valoir sans être sérieusement contestée sur ce point qu’en raison de sa proximité immédiate avec le littoral et des caractéristiques physiques de son territoire, elle est exposée à moyenne échéance à des risques accrus et élevés d’inondations, à une amplification des épisodes de fortes sécheresses avec pour incidence non seulement une diminution et une dégradation de la ressource en eau douce mais aussi des dégâts significatifs sur les espaces bâtis compte tenu des caractéristiques géologiques du sol. […] Par suite, la commune de Grande-Synthe, eu égard à son niveau d’exposition aux risques découlant du phénomène de changement climatique et à leur incidence directe et certaine sur sa situation et les intérêts propres dont elle a la charge, justifie d’un intérêt »

[15] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18

[16] L’article 1247 du code civil mentionne bien « une atteinte non négligeable […] aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

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Les modèles mathématiques en droit de l’environnement : un outil sans mode d’emploi ?

Art. 358.

par M. Max Gemberling
Doctorant en droit public, ATER, Université du Mans

Hawking craignait les IA. Il pensait « qu’en suivant la règle qu’elle s’est fixé de construire un modèle mathématique, la science s’avère incapable d’expliquer pourquoi il devrait exister un Univers conforme à ce mode » (Le Monde, disponible sur le site https://www.dicocitations.com/citation.php?mot=unifiee, consulté le 26 juin 2021). Le modèle mathématique ne doit pas lier l’autorité compétente pour prendre la décision finale, même si son utilité reste évidente dans un domaine habité par l’incertitude. En droit de l’environnement, le lien de causalité entre l’émission polluante et l’application du principe de précaution n’est pas toujours démontrable. Il est alors présumé par le biais des modèles. Le CE affirme que le principe de précaution peut s’appliquer « à une hypothèse suffisamment plausible », résultant de l’utilisation d’un modèle.  (Recueil Lebon, Recueil des décisions du Conseil d’Etat, « Application du principe de précaution à une hypothèse suffisamment plausible », CE, 25 février 2019, n° 410170).

Dans l’affaire du 25 février 2019, le CE devait statuer sur la constitutionnalité de deux décrets adoptés en 2017. Ces actes administratifs autorisaient certaines entreprises à extraire du sable et du gravier du domaine public maritime. L’association « le peuple des dunes des Pays de la Loire » a intenté un recours pour excès de pouvoir. L’association estimait que ces autorisations d’extraction violent le principe de précaution en favorisant l’érosion de la biodiversité. Ce cadre est l’occasion pour le CE de rappeler à la fois l’utilité du modèle pour l’environnement et le contrôle restreint qu’en fait le juge administratif. En l’espèce, la première utilisation du modèle détermine si l’incertitude permet d’appliquer la précaution. Cette utilisation va permettre d’appliquer des mesures de protection de la biodiversité et un suivi périodique par des applications ultérieures du modèle. Ces dernières permettent de s’assurer du respect de la précaution tout au long de la durée de vie du décret d’autorisation. La haute juridiction conclut en affirmant tout d’abord que le principe de précaution n’est pas violé en raison des mesures prises pour faire face au risque d’érosion, et, par conséquent que l’application fréquente du modèle suffit. Le CE rappelle toutefois implicitement son rôle en refusant de se faire scientifique puisqu’il ne contrôle que l’existence et l’indépendance de la modélisation.

La modélisation est la création d’une structure qui sert de référence à la reproduction.  Elle décrit le fonctionnement d’un système.  Qu’il s’agisse de la modélisation, du modèle ou du système, que nous aborderons comme des synonymes, ces concepts suivent une ligne directrice schématisée par certains auteurs. Ainsi, la théorie de la modélisation se définit comme le « processus d’élaboration d’une réponse à un problème de modélisation » (Hankeln Corinna et Hersant Magali, « Processus de modélisation et processus de problématisation en mathématique à la fin du lycée, une étude de cas dans une perspective de didactique comparée », Education et didactique, 2020/3 (Vol. 14), pages 39 à 67). Pour ces auteurs, la modélisation comprendrait donc deux étapes : 1° Un problème qu’il faut identifier et 2° une solution qu’il faut proposer.

Pour prendre un exemple puisé dans le droit de l’environnement, le problème de la modélisation peut résider dans la nécessité de faire respecter certaines valeurs-limites de polluants atmosphérique. Cette problématisation conduira ensuite à se poser la question des modalités de calcul des émissions polluantes et de l’adaptabilité de l’outil destiné à l’effectuer. Cet outil représente donc la solution pour faire face au problème lié au calcul des émissions polluantes, afin de faire respecter le droit de l’environnement.

Ces auteurs précisent toutefois que la modélisation ne se limite pas à ses deux composantes. Elle implique de surcroît une confrontation entre la situation réelle et l’application théorique du modèle. Le résultat doit être systématiquement confronté à la réalité du terrain. En effet, l’interprétation des résultats obtenus grâce au modèle va dépendre des circonstances. Par exemple, les résultats de l’étude d’impact seront interprétés de façon plus restrictive si l’entreprise est située dans une zone sensible, telle qu’un site Natura 2000. Ces résultats dépendront également de la présence de zones déjà polluées, impliquant alors de relativiser les résultats positifs obtenus. Au contraire, la présence d’éléments de nature à réduire en aval la pollution devrait permettre d’atténuer les éventuels résultats négatifs obtenus.

En conclusion, la modélisation représente une solution adaptée et circonstanciée qui doit permettre de résoudre un problème.

Dans le domaine environnemental, cette modélisation sert également de pilotage à l’intervention économique des entreprises et à l’intervention plus globale de l’Etat pour prendre en compte les exigences liées aux performances environnementales.La réglementation liée à ces modèles peut tout d’abord être partielle et ne s’appliquer qu’à une ou plusieurs entreprises déterminées.  Par exemple, un modèle mathématique a déterminé en 2006 quel était l’impact environnemental du rejet d’hydrocarbures dans l’eau. Il concernait 13 raffineries du groupe Total (Stéphane André, Bernard Roy« Evaluation de la performance environnementale de sites industriels : démarche de concertation pour la mise en place d’un outil d’aide multicritère à la décision » in ffhal-00133761, 2007).  La réglementation liée aux modèles peut également être globale et s’appliquer à l’égard de toutes les entreprises. Par exemple, la directive IED (Directive n° 2010/75/UE du 24 novembre 2011 relative aux émissions industrielles) fixe des limites de polluants à ne pas dépasser. (Ministère de la transition écologique et solidaire « les émissions polluantes », 18 juillet 2019, disponible à l’adresse https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/emissions-industrielles, consultée le 26 juin 2021). Les administrations nationales et les entreprises doivent donc calculer par le biais de modèles la teneur en polluants des émissions générées par leurs activités.

En droit de l’environnement, le modèle se transforme en une composante du système qui permet de l’appliquer. Le système d’ensemble se compose de l’intégralité des mécanismes juridiques, partiels ou globaux, qui ont pour objet la préservation de l’environnement. Le modèle se transforme ainsi en un outil d’aide à la décision qui intervient à tous les stades de la vie de l’entreprise. Tout d’abord, le modèle va servir de référence au préfet pour autoriser l’installation de l’exploitant. Ensuite, comme le rappelle d’ailleurs la décision du 25 février 2019, il guide l’exploitant pour un fonctionnement respectueux des droits environnementaux. Cet outil est essentiel car il permet d’assurer l’efficacité d’un système qui, sans la modélisation, ne peut pas fonctionner.

Si leur utilisation est essentielle, elle n’est pas sans risque. David forest rappelait dans son article « Les algorithmes, une bombe à retardement » les travaux de Cathy o’neil mettant en garde contre les algorithmes. C’est ainsi que cet auteur mentionne « l’utilisation de modèles mathématiques biaisés camouflant les préjugés humains sous la technologie. Ce qu’elle dénommeADM(armes de destruction mathématiques) sont des boîtes noires qui combinent opacité, traitement à grande échelle et nocivité » (Forest David, « les algorithmes, une bombe à retardement ? »,Dalloz IP/IT, 2019, p. 408). Arnaud Sée rappelle que l’utilisation des algorithmes est seulement la résultante d’un choix politique subjectif qui cache le risque que « ceux qui maîtrisent le code informatique deviennent les véritables décideurs ». (Sée Arnaud, « la régulation des algorithmes : un nouveau modèle de globalisation », RFDA, 2019, p. 830).

Dans le domaine environnemental, ces modèles doivent être indépendants de l’entreprise afin d’éviter le sacrifice de l’environnement sur l’autel du développement économique. La rémunération de l’expert par l’industriel pose le constat de l’absence d’équilibre entre l’intérêt économique de l’industriel et l’intérêt environnemental de la société. Une indépendance parfaite dans sa conception resterait cependant insuffisante. Le nombre phénoménal de modèles et leur diversité illustrent l’existence d’un système illisible. L’autorité administrative ne dispose en effet d’aucune compétence lui permettant de contrôler efficacement le modèle, alors même qu’il s’agit d’une étape essentielle dans la mise en fonctionnement de l’entreprise polluante. L’existence d’un modèle déficient risque en effet de passer sous silence les dommages environnementaux générés par l’activité industrielle.

Ces modélisations sont « in fine » essentielles pour que le système juridique fonctionne. Pour éviter leur corruption, ils doivent être indépendants de l’entreprise contrôlée. De surcroît, ces modèles sont nombreux et illisibles. Ils ne permettent pas à l’administration de contrôler efficacement les entreprises qui commandent ces modèles.

Même si les modèles existent et sont utiles (I), leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II).

(I)   L’UTILITE DES MODELES EN DROIT DE L’ENVIRONNEMENT

Dans la décision « le peuple des Dunes des Pays de la Loire » (CE, 6ème et 5ème chambre réunie, 25 février 2019, n°410170), le CE admet que l’utilisation de la modélisation est utile et conforme au droit de l’environnement. Pour Claudine Schmidt-Lainé et Alain Pavé, il existe quatre types de modèles : 1° le modèle cognitif destiné à être réfuté ou validé par la communauté scientifique, 2° le modèle normatif, qui, relié à la mise en application d’une norme, doit coller à la réalité, 3° le modèle participatif qui peut être modifié avec le concours de ses utilisateurs. Enfin, 4° le modèle d’aide à la décision facilite la tâche des entreprises sans qu’il soit nécessairement relié à une norme juridique. (Schmidt-Lainé et Alain Pave, « Environnement : modélisation et modèles pour comprendre, agir ou décider dans un contexte interdisciplinaire », in Natures, sciences, et sociétés, 2002, disponible à l’adresse https://www.nss-journal.org/articles/nss/pdf/2002/02/nss200210sp5.pdf?fbclid=IwAR2rrWjAaxFa__TGIG5yDDweWYyOZvYV jljVE1j61u6UtFdwI7lV2YBdFbo, consultée le 26 juin 2021). Au sein de cette dernière catégorie se rangent les modèles préparatoires. Ces derniers sont des outils d’aide à la décision qui n’impactent pas nécessairement la décision finale prise par l’autorité administrative.

Ces modèles peuvent être classés en deux groupes :

Tandis que certains anticipent la concentration ou le périmètre de rejet des molécules polluantes en fonction d’une quantité théorique de polluants émis, d’autres extrapolent les mesures réelles de concentrations effectuées à un endroit déterminé.

Parmi les modèles d’anticipation, il est possible de citer le modèle de volume SWAT « Soil and Water Assessment Tool ». Ce modèle est notamment utilisé aux Etats-Unis pour anticiper la pollution agricole. Il permet de « simuler les effets des pratiques agricoles sur les émissions azotées et le transfert de pesticides vers les masses d’eau ». (Jordy Salmon-Monviola. « Modélisation agro-hydrologique spatialement distribuée pour évaluer les impacts des changements climatique et agricole sur la qualité de l’eau ». Science des sols. Agrocampus Ouest, 2017. Français. ffNNT: 2017NSARD081ff. fftel-01662412f). En France, il est utilisé pour « évaluer les risques de pollution diffuse par l’azote d’origine agricole dans deux bassins versants des pays de la Loire ». (Bureau d’études industrielles, Energie renouvelable et Environnement, Présentation du modèle SWAT, disponible à l’adresse http://hmf.enseeiht.fr/travaux/bei/beiere/content/2012-g05/presentation-du-modele-swat, consultée le 26 juin 2021).

Pour la plupart, à l’image du modèle SWAT, ces modèles d’anticipation sont des modèles cognitifs qui aident à la décision administrative. En ce sens, ils ne correspondent pas nécessairement à la réalité et seront parfois réfutés par la communauté scientifique même si leur utilité est avérée. Ainsi, comme le rappelle le Professeur Laurent, à propos du même modèle, l’anticipation est une représentation simplifiée de la réalité. Elle doit être mise en œuvre avec « certaines precautions concernant la qualité des données entrées, le réalisme de certains processus représentés dans le modèle, la méthodologie et l’interprétation des résultats ». (Laurent François, « Agriculture et pollution de l’eau: modélisation des processus et analyse des dynamiques territoriales », s. Sciences de l’environnement. Université du Maine, 2012. fftel-00773259, page 158).

Parmi les modèles d’extrapolation, il est possible de citer le modèle Chimère. Ce modèle permet de calculer de façon précise la trajectoire de certains polluants, tels que l’ozone, dans l’air.  L’objet de Chimère est donc de calculer la teneur en concentration des substances chimiques présentes dans l’atmosphère afin d’en limiter l’impact sur l’environnement et la santé humaine. Le logiciel Chimère est en libre disposition. Il s’agit donc d’un mécanisme de contrôle tout à fait transparent (Laboratoire de météorologie dynamique, « Chimère », 2020, disponible à l’adresse https://www.lmd.polytechnique.fr/chimere/, consultée le 26 juin 2021). Si ces modèles semblent plus fiables que les modèles d’anticipation, en ce sens qu’ils ne se basent pas sur une simulation, il s’agit également de modèles d’aide à la décision.

Si certains de ces modèles semblent adaptés au droit de l’environnement, d’autres sont trop flexibles ou pas suffisamment pour servir d’outils à la disposition des préfectures. Ainsi, le modèle cognitif ne peut pas guider la décision préfectorale. Il n’est pas nécessairement relié à l’application d’une norme et sert simplement à faire évoluer la connaissance. Le modèle d’aide à la décision ne peut pas non plus fonder la décision préfectorale. Il s’agit d’un modèle performatif qui ne représente pas systématiquement la consécration d’une norme juridique. De surcroît, ce modèle est parfois propre à la stratégie économique d’une entreprise.

En droit des installations classées, les modèles qui présentent un intérêt pour les services préfectoraux sont normatifs, en ce sens qu’ils permettent au préfet d’appliquer le cadre légal. Les modèles participatifs sont moins intéressants en ce sens qu’ils peuvent être modifiés par les entreprises. Dans cette hypothèse, le modèle est préparatoire car il ne lie pas la décision préfectorale.

Pour les modèles normatifs, le contrôle administratif est primordial. Il permet à l’administration ou au juge d’annuler un modèle qui n’est pas représentatif du cadre légal ou qui n’est pas impartial. Ainsi, le juge administratif a récemment enjoint à une entreprise demanderesse d’une autorisation à l’installation d’une ICPE de revoir une modélisation jugée insuffisante par l’autorité environnementale (TA de Paris, 23 février 2018, « Région île de France », n° 1619643, 1620386, 1620420, 1620619). En l’espèce, la ville de Paris avait initié un projet d’aménagement de la rive droite de la Seine. Selon la juridiction administrative, le champ d’application du modèle n’est pas correctement pensé. Il ne prend pas en compte tous les impacts que le projet est susceptible d’avoir sur la qualité de l’air.  (En l’espèce, la modélisation se limite à calculer la pollution de l’air « sur une bande de 100 mètres de part et d’autre du projet », ce qui est insuffisant). Cette décision présente un intérêt évident pour un éventuel contrôle de l’indépendance du modèle. En effet, la juridiction se réfère à l’avis rendu par l’autorité environnementale pour montrer l’insuffisance du modèle compris dans l’étude d’impact. Or, l’autorité environnementale doit être dotée d’une autonomie fonctionnelle vis-à-vis de l’autorité décisionnaire. (Maître Marie Pierre, « La saga de l’autorité environnementale », Bulletin du droit de l’environnement industriel n° 80, 1er avril 2019). Ainsi, la dépendance comme l’insuffisance du modèle pourraient être sanctionnées ultérieurement par un organe indépendant de l’autorité décisionnaire. Il est toutefois dommage que l’avis rendu par l’autorité environnementale ne lie pas la décision du maître d’ouvrage (Site internet de la DREAL Centre-Val de Loire, « solicitation de l’autorité environnementale », 13 juin 2017, disponible à l’adresse http://www.centre-val-de-loire.developpement-durable.gouv.fr/sollicitation-de-l-avis-de-l-autorite-a1783.html#sommaire_1, consultée le 03/07/2020)   

Cet avis conforme serait d’autant plus intéressant que le modèle, en tant qu’acte préparatoire, peut faire l’objet d’un contrôle par la voie de l’exception d’illégalité. (CE, 6ème et 1ère SSR, 6 avril 2016, n°395916).

Si ces modèles sont utiles, leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II)

(II) UN CADRE JURIDIQUE INSUFFISANT

Les modèles doivent respecter un cadre légal.

Ce cadre existe notamment au niveau européen. Ainsi, plusieurs directives européennes ont fixé des seuils de concentration à ne pas dépasser.

La directive 2008/50/CE concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur en Europe fixe des seuils limites dans l’atmosphère pour l’Anhydride sulfureux, le dioxyde d’azote, l’oxyde d’azote, le monoxyde de carbone, le benzène, les particules fines, le plomb, l’ozone, le NO et le NO2. La directive de 2004-107-CE concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques dans l’air ambiant fixe des valeurs cibles pour l’atmosphère concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques.

La directive 2000/60/CE ((articles 2, 29) et article 4 IV)) du 23 octobre 2000 enjoint aux Etats membres de l’UE de réduire les substances dangereuses présentes dans les eaux de la communauté. La directive 76/464/CEE, du 4 mai 1976 (article 5) laisse aux autorités nationales la tâche de fixer des seuils de concentration de substances polluantes dans l’eau. Aux fins d’application de cette directive, un arrêté n° DEVO1001032A du 25 janvier 2010 (pour prendre un exemple) fixe des seuils de concentration de polluants qui permettent de jauger de la qualité environnementale de l’eau. Enfin, des taux de concentration, déterminés au cas par cas par l’administration, imposent une obligation de dépollution des sols contaminés pour certaines substances telles que le plomb (Almeras Clotilde et autres, « sites potentiellement contaminés par le plomb, retours d’expériences et recommandations : réflexion autour d’un niveau de concentration dans les sols au-delà duquel il est nécessaire de dépolluer » in site internet du ministère des affaires sociales et de la santé, 1er mars 2014, p. 64 à 66», disponible à l’adresse https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_sites_pollues_plomb.pdf, consultée le 26 juin 2021).

Des taux sont donc fixés pour certaines molécules dangereuses. Les paramètres intégrés dans les modèles doivent correspondre aux molécules qualifiées de dangereuses par le droit de l’UE, que ce soit pour l’eau, la terre ou l’air. Dans la pratique des entreprises, certains modèles ne respectent pas le cadre normatif. Certaines entreprises ne calculent pas le taux de concentration des molécules dans l’air. Certains modèles ne prennent en compte que certaines des substances inscrites dans la nomenclature européenne.

Le préfet ne doit pas uniquement se baser sur un modèle pour prendre sa décision, dès lors qu’il est incomplet au regard du cadre normatif. Le préfet ne doit pas non plus se baser uniquement sur un modèle, dès lors qu’il est n’est pas rédigé de façon indépendante. A ce titre, il est regrettable que le CE, dans sa décision « le peuple des dunes des pays de la Loire » du 25 février 2019 n’ait pas fait de l’indépendance du modèle une condition de sa légalité, même s’il a rappelé qu’il s’agit d’un moyen de légitimer sa création. Cette circonstance est d’autant plus regrettable que le modèle, comme tout acte préparatoire, ne fait pas grief. (Les avis émis par des autorités avant la saisine de l’administration, y compris s’il s’agit d’avis conformes, sont des actes qui ne font pas grief. CE, SA Laboratoires Goupil, n° 83292, in François Julien-Laferrière, « la recevabilité des recours », in pratique du contentieux administratif, dossier 220, juin 2018). La modélisation ne peut donc pas faire l’objet par elle-même d’un recours pour excès de pouvoir.  Le modèle dépendant ou incomplet peut être contesté par la voie de l’exception d’illégalité, à l’occasion d’un recours dirigé contre la décision préfectorale prise en application du modèle. De surcroît, une action directe serait superficielle. Elle inciterait simplement le juge à combiner les deux moyens à l’occasion d’une même instance pour statuer à la fois sur le modèle et sur la décision préfectorale. Seule l’évolution vers une décision prise par le modèle mathématique justifierait une action directe, en raison de l’absence de décision préfectorale. Le modèle indépendant et complet est donc une arme qui guide la décision préfectorale. Il permet au préfet d’enclencher ses pouvoirs de police au titre des installations classées sous le contrôle du juge administratif, dès lors que le modèle est normatif et qu’il aide de manière indépendante à la décision préfectorale.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 358.

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ParJDA

Rentrée laïque des classes (4e chronique) – septembre 2021

Art. 354.

Pour célébrer les rentrées (de l’enseignement primaire à l’Université en passant par les mondes judiciaires, politiques et professionnels), le LAIC-Laïcité(s) vous propose quelques actualités de septembre :

Affiche du Parti Communiste Français pour l’abolition des Lois dites antilaïques
(format à l’italienne ; 37,50 / 57,5 cm) 02 nov . 1960 (coll. perso. MTD)

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.
par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Pour la 4e chronique (rédigée par le pr. Touzeil-Divina) en date du 18 septembre 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » à quelques jours du 26 septembre :
    • Cedh, [req. 18748/91] 26 septembre 1996, Manoussakis & alii c. Grèce ; (composantes de la liberté religieuse : liberté (absolue) de conscience & liberté (limitée selon l’ordre public) de manifestation cultuelle + obligation de neutralité de l’État) ; [J1996-CEDH-18748-91] ;

On y a ajouté :

  • une norme d’actualité et sa décision a priori de conformité partielle à la Constitution :
    • décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021 du Conseil constitutionnel relative à la Loi confortant le respect des principes de la République (anciennement dite « séparatisme ») ; en ligne ICI & là : [J2021-CC-823] ;
    • Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ; [N-L2021-01] ;

Par ailleurs, l’actualité – toujours riche en matière de Laïcité – nous permet de signaler également :

  • la préparation (en cours) d’un séminaire (en partenariat avec les Universités de Toulouse 1 Capitole & de Savoie-Mont-Blanc) sur la Loi précitée du 24 août 2021 ;
  • la publication (au JORF du 12 septembre 2021) d’un des arrêtés d’application de la Loi du 24 septembre « fixant le cahier des charges relatif au continuum de formation obligatoire des personnels enseignants et d’éducation concernant la laïcité et les valeurs de la République » ; Arrêté du 16 juillet 2021 [N-PR2021-02] ;

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 354.

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ParJDA

De Chauveau aux chevaux, le triple élu local Victor Ucay & les rêves de députation

Art. 352.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

IV. De Chauveau aux chevaux,
le triple élu local Victor Ucay
& les rêves de députation

De Chauveau aux chevaux. On nous pardonnera, on l’espère, ce jeu de mot d’administrativiste toulousain (de « Chauveau aux chevaux ») qui permet, cela dit, d’expliquer manifestement deux constantes fortes chez Victor Ucay : non seulement un goût prononcé pour une matière pourtant à l’époque très (et trop) décriée (le droit administratif initié à la Faculté de Droit de Toulouse de façon pérenne par Adolphe Chauveau) et l’amour des équidés qui va se traduire aussi de multiples façons (depuis la tradition familiale des diligences et autres messageries jusqu’aux courses et aux élevages hippiques). Cela dit, c’est vraisemblablement plus encore (on l’a vu) auprès de Rozy (et même de Vidal) que de Chauveau que Victor Ucay reçut, quant à lui et à la différence des deux premiers, le virus du droit administratif.

Ill. 32 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Adolphe Chauveau (circa 1860). 
  Ill. 33 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Henri Rozy (circa 1880).

Aussi, après avoir présenté le juriste, l’avocat puis le militaire Victor Ucay, il faut mentionner son autre engagement pour la Cité et ses concitoyens comme élu local aux multiples mandats successifs (mais assurément aux mandats moins nombreux qu’il ne l’aurait espéré).

1899, 1913 & 1944 :
les trois élections locales de Victor Ucay

Les trois mandats d’élu local. On recense, sauf omission, les trois mandats suivants :

  • Victor Ucay est d’abord (ce qui semble être son premier mandat) conseiller départemental (pour le canton de Grenade) de 1899 à 1901 (on y reviendra) ;
  • il est ensuite de 1913 à 1919, pendant la Première Guerre mondiale, maire de la commune de Merville, dans l’ancien canton de Grenade ;
  • il est enfin a priori conseiller municipal de Grenade pendant la Seconde Guerre mondiale et notamment en 1944 d’après les services actuels de la commune. On ne dispose cependant pas d’archives ou de documents concernant ces deux dernières fonctions municipales même si l’on sait qu’il a, à plusieurs reprises (dont en 1900), cherché – en se présentant aux suffrages municipaux – à devenir, mais en vain, maire de Grenade. On dispose en revanche de nombreuses archives s’agissant de son engagement départemental en Haute-Garonne.
Ill. 34 © Famille Ucay. Victor Ucay, candidat (non élu) comme maire
aux élections municipales de 1900 de Grenade-sur-Garonne (1900).

Le conseiller Ucay du canton (et de l’église) de Grenade-sur-Garonne. Un mandat d’élu départemental est de six années. Pourtant, Victor Ucay ne siégea au conseil général occitan que de 1899 à 1901. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans le canton de Grenade pendant le mandat de six ans de 1895 à 1901 avait été élu, le 28 juillet 1895, le très républicain maire de Grenade-sur-Garonne, déjà évoqué supra, Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898) dont l’histoire retient notamment son engagement républicain dès 1870 ainsi que sa bravoure pour ses concitoyens lors des inondations de juin 1875 ayant décimé plusieurs communes occitanes à la suite de violentes crues de la Garonne. Ce fait lui vaudra, l’été suivant, un soutien du Ministre de l’Intérieur qui lui fit obtenir sa légion d’honneur[1].

Toutefois, M. Barcouda décéda à la fin de l’année, le 31 décembre 1898 à Toulouse, ce que Le Figaro annonça dans son édition du premier jour de l’année 1899 (en page 02). En conséquence, on dut procéder à des élections partielles. Celles-ci eurent lieu les 12 et 19 mars 1899 ainsi que l’annonça le Journal officiel dans son édition du 07 avril[2] suivant indiquant l’élection partielle de neuf nouvelles personnalités locales dont « M. Ucay, membre du conseil général du département de la Haute-Garonne pour le canton de Grenade ». Cette élection partielle était loin d’être une sinécure pour le candidat Ucay qui se trouvait face au maire radical-socialiste de Toulouse, prêt à cumuler, Honoré Serres (1845-1905). Ce dernier, très soutenu par la presse locale républicaine (et notamment socialiste) comme La Dépêche avait alors basé sa profession de foi non « pour » le canton de Grenade où il candidatait mais « contre » Victor Ucay présenté comme un conservateur réactionnaire, acquis à l’Eglise, vraisemblablement favorable au retour d’un monarque et contre l’idée même de République. Ainsi écrit Honoré Serres[3], il serait un « républicain de l’avant-veille » alors que Victor Ucay, sans le nommer pour autant, serait issu de la « réaction monarchiste ».

Ill. 35 © & coll. perso. Mtd. Honoré Serres
in Le Monde illustré du 08 décembre 1894.

Victor Ucay, effectivement soutenu dans la presse par L’Express du midi et le Messager[4] de Toulouse connus pour leurs opinions catholiques conservatrices, s’était pourtant présenté aux suffrages (et on le lui reprochera) sous l’étiquette de « républicain rallié » alors qu’on le décrivait, parmi ses opposants, comme non-républicain. On ne s’attendait alors pas à ce que le 12 mars 1899 l’avocat et sous-lieutenant du Train conduisit au ballotage le célèbre et assis maire de Toulouse. Un second tour fut donc organisé et, nous dit Le Temps du 17 mars 1899 (p. 02) alors que restaient en lice Honoré Serres, maire radical-socialiste de Toulouse et Victor Ucay sou l’étiquette « docteur en droit, rallié », c’est bien le second qui fut porté vainqueur et l’emporta. Les chiffres du scrutin[5] furent alors les suivants :

  • au 1er tour :
    • M. Serres, 1429 voix ;
    • M. Ucay, 808 voix ;
    • M. Jouves, « républicain », 720 voix.

Et, alors que le camp républicain socialiste ne s’y attendait pas, Ucay réussit à obtenir le ralliement des voix républicaines de Lucain Jouves (1845-1917[6]) ce qui permit les résultats suivants ; au 2nd tour :

  • M. Ucay, 1519 voix ;
    • M. Serres, 1465 voix.

Au lendemain de son élection, le conseiller Ucay fit publier des mots de remerciements à ses électeurs mais la presse républicaine le prit aussitôt en grippe et conduisit contre lui, singulièrement à la Dépêche, une campagne de dénigrement(s).

Ainsi, dès la parution des remerciements précités[7], le journal titrait « Grenade : le quart d’heure de Rabelais » et expliquait en un article au vitriol que le nouvel élu était bien moins républicain qu’il ne l’avait prétendu :

« il n’est pas plus question de la République que du Grand Turc. Ce mot – c’est de la République que nous voulons parler – eût offusqué les lecteurs de ces feuilles conservatrices[8] parmi lesquels M. Ucay a recruté la grande majorité de ses électeurs ». Et, relate La Dépêche, il n’y a que dans l’édition du Télégramme (proche de Jouves) et sûrement pour lui faire plaisir que la mention « Vive la République » avait été ajoutée !

Quoi qu’il en soit, le trio Serres / Ucay / Jouves va bien régner sur le canton de Grenade à la mort de Barcouda.

En effet, détaille le dictionnaire des conseillers généraux de la Haute-Garonne[9], le canton de Grenade sera représenté comme suit :

  • de 1878 à 1899 par Auguste Barcouda, républicain ;
  • de 1899 à 1901 par Victor Ucay ;
  • de 1901 à 1905 (jusqu’à son décès) par Honoré Serres qui réussit là où il avait échoué en 1899 ;
  • de 1905 (en élection partielle) puis de 1907 à 1910 par Dominique Bosc (1847-1910) ;
  • et enfin de 1910 (en élection partielle) à 1913 par Lucain Jouves !

Ucay, comme Serres et Jouves vont alors avoir deux autres points communs : celui de n’avoir accompli que des mandats inférieurs aux six années pleines et de n’avoir pas réussi à y être réélus. En effet, même si, en 1901, Ucay se présenta à sa propre succession, il ne réussit plus à convaincre. La Dépêche[10] s’en donna alors à cœur joie pour décrire et dénigrer sa campagne électorale avec, par exemple, son passage en juillet 1901 à Launac, commune du canton où personne – ou presque – ne serait venu à sa réunion politique et où, selon le journal républicain, il ouvrait « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et où il aurait osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste[11] et antidémocratique ». Concrètement, on lui reprochait surtout, outre son républicanisme jugé « mou » ou peu franc, non seulement de faire semblant (pour plaire au plus grand nombre) d’être républicain alors qu’il se serait dit monarchiste auprès d’autres. C’est par suite surtout son attachement et son rattachement au parti du Clergé et à l’Eglise que les Républicains – surtout socialistes et radicaux – critiquaient et ce, en des termes tels que[12] : il « fulmine contre la Loi sur les associations qui ne laisse pas les Jésuites jouir de leurs rapines » (sic). Ainsi, après le vote de la Loi de Séparation des Églises et de l’État du 09 décembre 1905, contre laquelle il avait combattu comme citoyen engagé[13] (et non plus comme élu), il fut même pris à partie sur ce terrain ecclésiastique lors d’une conférence publique dans laquelle aurait été prononcés les mots suivants[14] :

« M. Cruppi constate qu’au cours de sa campagne (…), il a été interrompu par un curé à robe longue et par un curé à robe courte : M. l’abbé Péchou de Castelnau et M. Ucay de Grenade » pour conclure que « M. Ucay est plus curé que M. l’abbé Péchou ».

Jean (Charles Marie) Cruppi (1855-1933) fut député de la Haute-Garonne de 1898 à 1919 sans discontinuité mais il trouva devant lui, en 1902 et en 1910, notamment un adversaire lors des élections législatives, Victor Ucay, ce que l’on évoquera ci-après. Les deux hommes se connaissaient donc fort bien et s’affrontèrent pendant des décennies.

Ill. 36 © & coll. perso. Mtd. Jean Cruppi caricaturé alors qu’il était ministre du commerce
sous les traits de l’un des « Toulousains de Paris » avec tous les clichés correspondants (le Capitole, les oies, le cassoulet, l’argent du commerce, la toque d’avocat, etc.) (circa 1908).

Quant au renouvellement du conseil général de 1901, Ucay y fut battu comme suit, en réussissant là encore à se hisser au moins au second tour[15] :

  • M. Serres, 1677 voix ;
  • M. Ucay, 1318 voix ; l’ancien élu avait donc perdu deux centaines d’électeurs.

Ses travaux au Conseil général. Pendant ses deux années et demie de conseiller du département, Victor Ucay participa à plusieurs délibérations ainsi qu’à plusieurs commissions et ce, sous la présidence, à cette époque du Conseiller d’État et préfet Paul (Théodore) Viguié[16] (1855-1915), ancien préfet du Finistère. On sait par exemple qu’il appartient avec son « ennemi » Cruppi à la première (et prestigieuse) commission des Finances du département ainsi qu’il en ressort de la première des délibérations auxquelles il participa en avril 1899[17] :

« 1ère Commission : Finances. Répartition des contributions directes. Demandes en réduction formées par les conseils électifs. Budget départemental. Vote des centimes additionnels ordinaires et extraordinaires et des emprunts. Archives. Mobiliers départementaux. Reports. Comptes du Préfet. Dettes départementales. Cadastre » composée au 1er avril 1899 de
MM. Cibiel, Cruppi, Duran, Ebelot, Gaston, Mandement, Talazac & Ucay.

Ill. 37 © & coll. perso. Mtd. Carte postale (non circulée) (près la Cathédrale Saint-Etienne) de l’entrée du conseil général et de la préfecture de la Haute-Garonne (circa 1900).

La lecture des rapports des délibérations montre par ailleurs qu’il fait partie des élus quasiment toujours présents et non des abstentionnistes fréquents. A la séance du 11 avril 1899[18], il donne alors lecture du rapport suivant qu’il a établi à propos des pensions à accorder aux aînés :

« Je suis heureux qu’étant appelé pour la première fois à discuter un sujet important devant vous, le hasard ait mis entre mes mains une de ces multiples questions qui se rattachent à l’assistance publique. Soulager les infortunes, tarir la source des misères humaines, diminuer le, nombre des malheureux, cela a été sans doute un problème de tous les temps, mais qui passionne d’autant plus de nos jours qu’on croit approcher davantage de sa solution. Cette solution nous a-t-elle été apportée par l’article 43 de la loi du 29 mars 1897, qui a pour but la création de pensions agricoles par les concours simultanés de l’Etat, des départements et des communes ? C’est ce que je voudrais rechercher en quelques mots.

Je ne ferai point l’exposé complet de cette loi, qui se trouve tout au long dans le remarquable rapport de mon excellent collègue M. Bepmale, déposé à la session du mois d’août dernier; mais je crois devoir présenter quelques observations qui feront mieux ressortir le mécanisme de la loi. Rappelant simplement pour mémoire les conditions générales desquelles dépend la contribution de l’Etat, savoir : que les pensions ne soient pas inférieures à 90 francs ni supérieures à 200 francs; qu’elles soient attribuées à des personnes âgées de plus de soixante-dix ans ou atteintes d’une infirmité ou maladie incurable; que le nombre de ces pensions ne dépasse pas la proportion de 2 pour 1,000 habitants, et enfin que les dépenses soient couvertes par des ressources extraordinaires, je tiens à préciser les trois cas particuliers qui peuvent se présenter et dans lesquels nous pourrions, je pense, englober tous les autres.

Premier cas. — La commune et le département sont d’accord pour créer une pension.

Ce cas est évidemment le plus simple. Il entraîne pour la commune l’obligation de contribuer au payement de la pension dans les proportions indiquées au barème A de la loi sur l’Assistance médicale, et pour l’Etat l’obligation de se conformer aux prescriptions du barème B de la même loi. Le département paie la différence entre la somme fournie par l’Etat et les communes et la pension totale.

Deuxième cas. — La commune refuse de voter en totalité, ou en partie une pension agricole.

Le département peut accorder cette pension en prenant à sa charge la totalité ou partie du contingent qui concerne la commune et la contribution de l’Etat est calculée d’après le même barème et reste la même que dans le premier cas.

Enfin, troisième cas, c’est le département qui refuse sa contribution.

La commune peut encore accorder cette pension en se substituant au département et en prenant à sa charge la part qui aurait incombé à celui-ci, et la contribution de l’Etat se règle toujours d’après le barème B. Seulement, au lieu d’être attribuée au département, elle est reversée directement à la commune. Bien entendu, le département ne sera jamais engagé au-delà des sommes qu’il aura inscrites à son budget pour le service des pensions de retraites.

Tels sont, Messieurs, si du moins j’ai bien compris les deux textes législatifs ainsi que les trois circulaires ministérielles qui traitent cette question, les trois cas particuliers dans lesquels on peut faire rentrer tous les autres, et je serais satisfait si cette classification avait seulement pour mérite de bien faire connaître aux intéressés les obligations qu’ils ont à remplir ou les droits qu’ils peuvent exercer. Je voudrais cependant, Messieurs, afin que la lumière soit complète, obtenir de vous une précision au sujet des pensions agricoles déjà existantes et qui sont, je crois, au nombre de 412. Lorsque ces pensions s’éteindront par suite du décès des titulaires, les communes qui en auront bénéficié jusqu’à ce jour devront-elles pour les conserver se placer dans le premier des cas que je viens d’énumérer, ou bien consentirez-vous à leur continuer cette pension en vous plaçant dans le deuxième cas, c’est-à-dire en conservant à votre charge la part contributive de la commune ? Peut-être, me direz-vous, qu’il appartiendra à la Commission départementale de trancher cette question. Mais d’ores et déjà on pourrait donner une indication dont les communes feraient leur profit. Le fonctionnement de la loi étant ainsi établi, le moment est venu de nous demander quelles vont être ses conséquences sur l’avenir des pensions agricoles. A vrai dire, je crains que les premières applications de cette loi n’aient point beaucoup excité le zèle des communes à demander des pensions. En effet, jusqu’ici les communes payaient, peut-être même sans s’en douter, 1 centime par habitant et avaient droit presque toutes à une pension agricole. Si nous prenons une commune de 1,000 habitants, elle payait 40 francs et recevait 60 francs. Avec la nouvelle loi, cette commune devra contribuer au payement de la pension d’après la valeur de son centime, et on peut évaluer que pour une commune de 1,000 habitants cette contribution ne sera pas moindre de 40 ou 50 % de la valeur de la pension. Cette même commune qui payait 10 francs pour en obtenir 60, payera 40 ou 45 pour en obtenir 90. Son avantage n’est pas très évident. En outre, elle devra s’imposer extraordinairement ou créer des taxes nouvelles pour pouvoir obtenir la subvention de l’Etat.

Or, vous savez tous, Messieurs, combien les communes hésitent à entrer dans cette voie de création de taxes et d’impôts nouveaux. Il est bien à craindre que les communes, dès le début, ne fassent pas une application suffisante de la loi de 1897. Et ce qui me le prouve, c’est que le contingent facultatif des communes est très minime par rapport à celui du département, puisqu’il n’est que de 3,000 pour 25,500 fournis par ce dernier, à peine le 4/8e et que ce contingent n’a pas été augmenté. II nous appartiendra peut-être, Messieurs, par des moyens que je n’ai pas à vous indiquer aujourd’hui, d’encourager les communes à entrer dans cette voie de création de pensions agricoles et à faire pour les vieillards et les infirmes les sacrifices qu’elles ont déjà consentis pour assister les malades.

Nulle dépense ne peut être plus justifiée, plus morale même que celle-là, et si j’ai un regret à exprimer ici, c’est que l’Etat ait cru devoir fixer une proportion qui ne pourra dépasser deux pensions pour 1,000 habitants, chiffre qui me paraît absolument trop bas. A cet égard, voudrez-vous me permettre, Messieurs, si je ne dois pas abuser de vos moments, de vous citer les résultats autrement étendus qu’on obtient par l’application d’un autre principe, celui de la mutualité. J’ai l’honneur d’appartenir à une Société de secours[19] dont le siège est dans ma commune et qui s’occupe depuis plusieurs années de créer des pensions de retraite. Savez-vous à quels chiffres elle est arrivée aujourd’hui ? A sept pensions de 90 francs chacune pour 170 membres. C’est à peu près le 5 % au lieu de 2/°°°, soit 25 fois plus. C’est donc, à mon avis, dans le développement de la mutualité que se trouve l’avenir des pensions agricoles plutôt que dans les subventions directes des communes et de l’Etat. Si des hommes de cœur et de dévouement, il n’en manque certes pas, soit dans cette assemblée, soit ailleurs, prenaient dans chaque commune l’initiative de la formation de Sociétés en vue de la création de caisses de retraites, dans quelques années d’ici, moyennant de minimes cotisations, tous nos vieillards pourraient être secourus sans qu’il en coûte beaucoup à l’Etat, sans que nous soyons obligés de surcharger nos budgets. Cela serait d’autant plus facile que les Sociétés de secours ayant aujourd’hui perdu de leur importance par suite de l’application de la loi sur l’assistance, c’est vers les Sociétés de retraites qu’il faut diriger ce courant de bonnes volontés qui est si manifeste dans nos campagnes et qui est si conforme à l’esprit français. Je m’excuse, Messieurs, d’avoir été si long, et je vous prie de vouloir bien voter pour 1900 une imposition extraordinaire de un demi centime afin de pouvoir inscrire au budget de l’exercice prochain un crédit égal à celui qui figure au budget de l’exercice en cours pour le service des pensions de retraite, conformément aux dispositions des articles 55 et 124 de l’Instruction générale du 13 juillet 4893 sur la comptabilité départementale ».

Il nous a semblé intéressant de reproduire in extenso ce rapport non seulement car il s’agissait du premier établi par Ucay au sein du conseil général et au nom de la 1ère Commission mais aussi parce qu’il témoigne non seulement de la haute technicité acquise par l’intéressé en matières de finances et d’assistance publiques mais encore parce que, pour un lecteur du Journal du Droit Administratif, il montre bien en quoi, le docteur en droit de l’Université toulousaine était compétent tant en matières privatiste qu’ici publiciste. Par suite, de nombreuses délibérations nous dépeignent un Victor Ucay très sensible aux questions d’assistance et de secours publics ; l’homme n’hésitant pas à rappeler à ces occasions, son action privée et souvent même bénévole comme membre de sociétés de secours et d’assistance.

Comme au canal de Gignac, le syndicat de la Hille. Victor Ucay a même été investi dans des associations syndicales de propriétaires comme il en fleurit beaucoup à la fin du XIXe siècle ce qui donna lieu, on le sait, à un fort contentieux administratif dont la célèbre association syndicale des propriétaires du canal de Gignac permit à Maurice Hauriou de rédiger l’un de ses plus célèbres commentaires[20] lui faisant exulter un « on nous change notre État » (note sous TC, 09 décembre 1899, Association syndicale du canal de Gignac ; Rec. 731) ! En effet, le droit administratif, ici aussi, allait s’appliquer et consacrer en « établissements publics » les associations syndicales pourtant créés comme à Grenade-sur-Garonne avec l’association syndicale « pour la protection de la Hille » par des propriétaires privés mais reconnues et « autorisées » par la puissance publique les transformant alors en véritables personnes publiques. Le parallèle avec le canal de Gignac (au nord-ouest de Montpellier) est alors frappant avec le bras de la Hille, à Grenade-sur-Garonne. Victor Ucay, propriétaire de terrains qui la traversaient avaient en effet convaincu plusieurs autres propriétaires voisins de se constituer en association syndicale et – pourquoi pas – ressort-il de plusieurs délibérations du conseil général, d’en faire par suite un véritable canal parallèle à la Garonne. Cela aurait constitué, disait-on, un canal commercial plus stable et régulier que le fleuve. D’autres projets envisageaient à l’inverse d’assécher le cours d’eau d’où, en tout état de cause, la création, le 31 juillet 1900, de l’association syndicale dont Victor Ucay fut l’initiateur et le premier président élu. Officiellement, l’objet de l’association était la lutte première contre les inondations de la Garonne (et conséquemment de la Hille) par la construction envisagée d’une digue[21]. Comme celle de Gignac (mais bien plus tôt et ayant connaissance de la décision précitée du Tribunal des conflits de 1899), l’association personne privée à la fin du mois de juillet 1899 fut « autorisée » et donc reconnue par la puissance publique incarnée par la préfecture de la Haute-Garonne le 06 août suivant (1899) comme établissement public. Victor Ucay fut donc à la tête, sous contrôle préfectoral, d’un service public local de protection environnementale ainsi que des propriétés privées.

Ill. 38 © & coll. perso. Mtd. La vérité (sic) sur le canal de Gignac ;
ouvrage écrit par son fondateur, Auguste Ducornot (Paris, Chaix ; 1908).

Le conseiller général Ucay, dès son arrivée à l’assemblée départementale en mars 1899, avait ainsi matérialisé une importante action pour ses contemporains cantonaux par la création, quelques semaines après son élection, de ce syndicat demandé et espéré depuis près de dix années[22]. Dans la presse, les avis furent alors divisés : soit on louait son investissement pro-actif et énergique dès 1899 en mettant en avant la défense du canton et de ses infrastructures, soit (à la Dépêche de Toulouse en particulier), on remarquait comme le doyen Hauriou qu’il s’agissait plutôt d’un intérêt collectif que d’un intérêt général et conséquemment que l’on défendait ici davantage les seuls intérêts bourgeois des propriétaires garonnais à commencer par ceux de Victor Ucay ! Gageons, quant à nous, que la vérité fut certainement mue par ces deux ambitions : servir l’intérêt général et la protection de la Hille grenadine et, au passage, les droits plus privés des propriétaires rassemblés. De nos jours, à Grenade, le combat pour la Hille n’existe plus vraiment et elle continue de couler de façon souterraine en passant notamment sous le skate-park ou circuit routier municipal dédié au roller de vitesse et construit, est-ce-un hasard, au format (ou sur les traces) d’un hippodrome ! Si les terrains précédant sa construction appartenaient à Victor Ucay, il ne peut s’agir d’un simple hasard. Cela dit, si à Gignac, la mairie est désormais sise place Ducornot, juste tribut de la commune pour celui qui a tant fait pour son canal, il n’existe pas encore (ce que l’on pourra regretter) de place Victor Ucay à Grenade-sur-Garonne.

Ill. 39 © Famille Ucay. Convocation, par le Président Victor Ucay,
de l’une des premières assemblées générales (après sa constitution en juillet-août 1899)
de l’association syndicale pour la protection de la Hille (31 août 1899).

Des mutuelles au crédit agricole(s). Précisément, Victor Ucay a été très engagé dans le mouvement mutualiste, syndical agricole et de crédit(s). On le connaît ainsi dans plusieurs associations et sociétés telles que la Mutuelle-Bétail de Merville dont il fut président, le groupement des Silos garonnais, le Syndicat professionnel agricole de la Haute-Garonne ou encore même du Crédit agricole dont il fut, en Haute-Garonne, l’un des fervents promoteurs.

Sans détailler (car cela n’en serait pas le lieu) l’histoire du mouvement des crédits agricoles et de la banque devenue « le » crédit agricole, on en rappellera néanmoins ici quelques aspects fondamentaux. C’est à l’initiative – notamment – d’un ancien membre du Conseil d’État, Louis Milcent (1846-1918) qu’est fondé en 1885, dans le Jura, à Salins-les-Bains, la première « caisse locale de crédit agricole » à l’origine directe de toutes les suivantes. A cette époque, comme en 1896-1898, c’est Jules Méline (1838-1925) qui est à la tête du ministère de l’agriculture et qui va considérablement le marquer non seulement par une politique protectionniste[23] mais encore interventionniste. L’homme originaire des Vosges, qui a été avocat avant de devenir député, connaît bien la création de Salins-les-Bains et son rattachement sinon son inspiration à partir des sociétés mutualistes agricoles allemandes de la même époque. C’est alors lui qui permet, par la Loi du 05 novembre 1894 portant son nom[24], l’érection de sociétés locales de crédit(s) agricole(s) qui permirent, concrètement, outre la constitution de syndicats, celle de caisses locales mutualisées afin de mettre en œuvre la production et la protection agricoles.

Ill. 40 © & coll. perso. Mtd. Jules Méline, ministre de l’agriculture (1883-1885),
caricaturé au regard de sa politique agricole protectionniste
& comme fondateur du « mérite agricole » (in Le Don Quichotte ; 13 mars 1885).

Ainsi, c’est entre 1894 et 1919 que se multiplient dans toute la France les créations de caisses locales et de crédits agricoles. En Haute-Garonne, devant le Syndicat professionnel agricole du département (dont il était un membre moteur), le 11 mars 1900, c’est Victor Ucay[25] qui s’en fit le promoteur et réussira, par suite, à convaincre ses contemporains.

Plusieurs hommes politiques, dont Cruppi on l’a vu, ont voulu décrire (et décrier) Ucay comme un bourgeois propriétaire ne défendant, par le crédit agricole et le syndicat précité, que ses intérêts (et ceux de sa classe) et non l’intérêt général. On l’y raille alors, à gauche, comme ouvrant[26] « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et comme ayant osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste et antidémocratique ».

Disons-le simplement : cette affirmation était fausse. En effet, si par le syndicat de propriétaires, il est évident que l’intérêt collectif des possédants était prioritaire, par le crédit agricole, la dimension était autre et bien d’intérêt général. Ainsi, dans les caisses créées après la Loi Méline du 05 novembre 1894, quel que soit le montant de la participation des sociétaires, un principe très démocratique avait été acté selon lequel chaque part sociale comptait pour une seule voix. En ce sens, affirmait Ucay dans sa conférence de 1900[27] :

« Je serais trop heureux, Messieurs, si je pouvais vous faire partager les convictions qui m’animent ; mais, ce que je désire avant tout, c’est que ma voix, si faible qu’elle soit, trouve en vous un écho, et que, franchissant les murs de cette enceinte, elle arrive jusqu’à nos cultivateurs, nos ouvriers, nos paysans, et leur donne l’assurance formelle qu’en favorisant la création d’un crédit agricole, le Syndicat de la Haute-Garonne ne poursuit qu’un but : c’est de travailler sans relâche à l’amélioration matérielle et morale de leur sort ». (…) « L’institution du Crédit agricole est surtout faite pour favoriser le petit propriétaire, le fermier, le métayer et, en un mot, tous ceux qui peuvent avoir besoin de petites sommes et pour un temps relativement court ». Et plus loin : « Soyons tous mutualistes, Messieurs, car nulle devise n’est plus belle, plus humaine et plus réalisable que celle qui est inscrite sur le drapeau de la Mutualité : Tous pour un ; un pour tous ». Invoquant le droit comparé, Ucay affirme même[28] : « Quel que soit d’ailleurs le système adopté, la caisse rurale mutuelle est sûre de réussir. Les six cents caisses qui existent en France sont toutes prospères. A l’étranger, le succès est plus accentué que chez nous. L’Allemagne ne compte pas moins de six mille caisses ; l’Italie en a plus de quatre mille. Leur situation est excellente et leur crédit est supérieur à celui de l’Etat. Il y a quelques jours, Messieurs, visitant ce pays, je fus agréablement impressionné en lisant sur la porte d’une maison de très modeste apparence : « Banco populare », et je me pris à espérer que bientôt, peut-être, je pourrais aussi lire pareille enseigne dans ma propre commune ».

Au même discours, cela dit, les propriétaires comme lui pouvaient espérer une défense collectiviste[29] :

« Lorsque le plus petit commerçant ou industriel veut obtenir du crédit, il trouve des banquiers toujours disposés à lui ouvrir leur guichet ; tandis que le petit propriétaire qui a de bonnes terres au soleil, mais qui à un moment donné a besoin d’une somme, même minime, se voit refuser l’accès de toutes les maisons de banque ».

En 1900, concrètement, le conseiller général Ucay pouvait compter sur le vote récent de la Loi du 31 mars 1899 amplifiant le phénomène mutualiste agricole et lui donnant des liquidités et des assurances financières. Voilà pourquoi Ucay achevait sa conférence précitée par ces mots[30] :

« Telle sera, Messieurs, la Caisse régionale agricole du Midi, que l’Union des syndicats du Midi se propose de fonder à Toulouse et dont le succès sera assuré, grâce à votre précieux concours ». Pour conclure de façon très politique :

« Ces jours-ci, une haute personnalité politique disait : « Le capital doit travailler et le travail doit posséder. — » formule bien platonique si elle est prise à la lettre, car personne ne songerait à empêcher le capital de travailler, pas plus que le travail de posséder, — mais formule bien dangereuse aussi par l’opposition qu’elle semble créer entre le capital et le travail. En effet, à mon sens du moins, le résultat le plus clair de ces paroles est de créer des classes de citoyens et de déchaîner la lutte entre ces classes. Et bien cette lutte nous ne la voulons pas. Nous nous efforçons d’unir les Français et non de les diviser.

Que les capitalistes tendent la main aux travailleurs. C’est de cette alliance entre le capital et le travail, c’est de cette mutualité bien comprise que résulteront l’harmonie et le bonheur de tous. Et, nous, Messieurs, qui aurons favorisé cette alliance par la création du crédit agricole, nous aurons réalisé une partie de cet idéal de justice et d’humanité qui est au fond de tous nos cœurs ».

Ne retrouve-t-on pas ici dans les mots orientés d’Ucay ceux de l’un de ses maîtres en droit administratif à la Faculté de droit de Toulouse ? Henri Rozy signa en effet en 1871[31] un opuscule dont les propos d’Ucay en 1900 sont en droit ligne et l’on ne peut imaginer qu’il ne s’agit que d’un hasard. Ici encore le droit administratif venait inspirer la vie et les travaux du héros de la présente contribution. Depuis l’été 1878, par ailleurs, a-t-on rappelé Rozy était devenu le nouveau directeur du Journal du Droit Administratif.

Ill. 41 © & coll. perso. Mtd. Première de couverture de l’ouvrage
Le travail, le capital et leur accord (Henri Rozy ; 1871).

Plusieurs autres délibérations[32] présentent encore notre homme comme soutenant la demande de tel administré réclamant un secours. Les questions agricoles l’intéressant au plus haut point (du fait notamment de la tradition familiale), on sait même que Victor Ucay a été fort investi dans plusieurs comices et assemblées d’agricultures. Ainsi, en 1936, alors qu’il était âgé de quatre-vingts années, il était encore membre (et doyen) de l’Assemblée générale des silos garonnais[33].

Outre l’agriculture, de façon globale, signalons également que la famille Ucay possédait de nombreux chais qui lui firent, également, gagner quelques prix agricoles. En décembre 1902, ainsi, on la cite[34] comme multi gagnant d’un concours de chais du comice agricole où il remporta notamment une médaille d’argent. La même année, toujours à propos d’alcool, mais cette fois ci en sa qualité de notable érudit et de publiciste, on le vit assister[35] à une conférence, dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine, du député Gabriel Chaigne (1859-1910) sur le monopole revendiqué étatique de l’alcool.

En joue ? Feu ! En 1901[36], en revanche, on découvre une autre des facettes du Conseiller Ucay, fonctionnaire militaire. Il émet en effet lors de la séance du 15 avril 1901 le vœu suivant :

« Je suis heureux d’avoir été chargé de faire un rapport sur un projet d’enseignement théorique et pratique de tir dans les écoles et pour les adultes, parce que les idées que j’ai à exposer ici me sont chères et que je les préconise depuis longtemps auprès des municipalités de mon canton. Je suis convaincu que le tir devrait être pratiqué dès l’enfance, et qu’il est un complément indispensable de l’enseignement moral et physique. Il développe chez l’enfant des facultés dont il fera plus tard le meilleur usage. Habitué dès ses premiers ans à tenir une arme dangereuse entre ses mains, à la manier, à viser une cible, à faire le coup de feu, à supporter le bruit d’une forte détonation, le jeune homme acquerra de la confiance en lui-même, du coup d’œil, du sang-froid et du courage. Toutes ces qualités feront de lui un homme plus complet, mieux approprié aux luttes de l’existence, plus utile à ses concitoyens ; elles le prépareront surtout à faire un meilleur soldat.

Nous qui sommes passés par cette école du régiment et qui avons l’honneur de lui appartenir encore, nous savons tout le temps qui est perdu chaque année à enseigner aux jeunes conscrits le maniement de l’arme, si bien qu’il s’écoule six mois avant qu’on ose lui faire effectuer un tir réel à longue portée. Et non seulement, Messieurs, ce temps est perdu, mais vous seriez effrayés du maigre résultat que l’on obtient après les écoles à feu. Le pourcentage des balles mises dans la cible est si faible qu’on se demande si une balle sur dix mille pourrait atteindre le but. De là l’énorme consommation de cartouches, la charge qui accable le soldat, et la dépense qu’entraînent l’approvisionnement et le transport des munitions.

Tout cela, Messieurs, pourrait être diminué si le conscrit arrivait au corps après avoir reçu un enseignement sérieux et pratique du tir. Non seulement son instruction militaire serait plus rapide, mieux acquise ; non seulement on pourrait diminuer les fatigues, lui imposer le tir de guerre et affecter à l’amélioration de son ordinaire l’économie faite sur ses munitions, mais on pourrait, et c’est surtout le but qui doit nous préoccuper, diminuer la durée du service militaire.

Ce serait là, Messieurs, un grand progrès que de rendre à l’agriculture des bras qui lui manquent, de rendre à leurs foyers ceux qui en sont involontairement absents, et enfin de diminuer dans une large mesure mis dépenses budgétaires. Je ne veux pas empiéter sur un autre rapport en discutant ici le service de deux ans ou même d’un an, comme le demande la Commission de l’armée ; mais je dis qu’avec le développement de l’instruction, cette réduction, quelle qu’elle soit, s’impose, et elle s’impose d’autant plus que, par la pratique du tir, on aura à l’avance accompli la tâche la plus difficile, la plus délicate qui incombe de l’instruction militaire. Il serait presque banal, Messieurs, de vous citer l’exemple de ce pays qui, d’après l’histoire et peut-être encore la légende, n’a dû sa liberté qu’à la merveilleuse habileté de son héros Guillaume Tell. Il n’est pas moins vrai que depuis sa lutte pour l’indépendance il n’a cessé de développer chez ses enfants le goût de la pratique du tir ; que, défiant toutes les agressions, il est resté le peuple libre par excellence, peuple de montagnards indomptés et indomptables. Aussi, lorsqu’on parcourt ce pays, on remarque, dit-on, dans tous les villages, dans le plus petit hameau, un monument composé d’une toiture pour abriter des cibles et deux murs latéraux pour protéger les passants.

C’est le champ de tir, c’est le champ de la liberté.

Mais quel autre exemple moins probant ne nous offrent pas les événements contemporains ? Une poignée de braves tient tête à une armée dix fois supérieure en nombre, bien disciplinée et admirablement outillée. Et depuis deux ans, ce peuple, selon la belle expression de son président, étonne le monde et soulève l’admiration de tous. Et d’où lui vient sa vigueur, sa force de résistance : de sa pratique du tir. Après avoir porté des coups mortels, les Boërs disparaissent pour se reformer plus loin et faire de nouveau face à l’ennemi, toujours sûrs d’eux-mêmes, confiants dans leur habileté invincible et dans leur courage. Eh bien, Messieurs, cette habileté, ce courage ne s’acquièrent que par une longue expérience du tir. Et c’est pourquoi je suis convaincu qu’en enseignant le tir dès l’école, en poursuivant cet enseignement dans l’âge adulte, nous préparerons à la France de meilleurs soldats, de plus ardents défenseurs, et qu’en mettant dans leurs mains l’arme qui doit sauvegarder l’intégrité du sol, nous allumerons aussi dans leur cœur cette flamme patriotique et cet amour de la liberté qui font les héros ».

La proposition de M. Ucay fut adoptée mais on ignore si elle fut mise en application !

Du rêve du champ de tir comme champ de la Liberté, passons maintenant en revue, l’un des échecs les plus douloureux de Victor Ucay.

1902 & 1910 : les deux rêves de députation nationale
de Victor Ucay
(la 3e circonscription de Toulouse)

Contre Cruppi. C’est sans discontinuité, on l’a dit, que Jean Cruppi, avocat[37] comme Ucay et étudiant également issu de Faculté de Droit pendant les mêmes années puis membre commensal du Conseil général de Haute-Garonne de 1899 à 1901, fut député de Haute-Garonne de 1898 à 1919 (dans le cadre de la 3e circonscription de Toulouse) (avant de devenir Sénateur de 1920 à 1924). L’homme fut également ministre du Commerce (1908-1909), des Affaires étrangères (1911) et même Garde des Sceaux (en 1911-1912). Surtout, il s’agissait plus encore qu’Honoré Serres de l’ennemi politique de Victor Ucay et ce, notamment parce que les positions de Cruppi en matière religieuse n’étaient pas celles de ceux invoquant la neutralité mais bien celles des anticléricaux.

Ill. 42 © & coll. perso. Mtd. Carte de visite de l’ennemi politique de Victor Ucay (1899),
Jean Cruppi y est alors conseiller général aux côtés d’Ucay ainsi que député.

A deux reprises, portés par quelques succès locaux, Ucay voulut s’y confronter mais malheureusement pour lui ne parvint pas à ses objectifs rêvés. En 1902, ainsi (scrutins des 27 avril et 11 mai), il réussit l’exploit de mettre en ballotage son adversaire mais ne l’emporta pas :

  • 1902, au 2nd tour :
    • M. Cruppi, 8376 voix ;
    • M. Ucay, 7578 voix.

En 1910[38] (scrutins du seul 24 avril), c’est dès le 1er tour, que l’indéboulonnable Cruppi l’emporta :

  • 1910[39], au 1er tour :
    • M. Cruppi, « radical socialiste » :7811 voix ;
    • M. Ucay, « conservateur (sic) » : 5589 voix ;
    • M. Emile Bardiès, « socialiste unifié » : 1720 voix.

Sans grande surprise, les journaux contemporains présentaient Ucay comme un « républicain rallié » ou très modéré avant 1900 puis surtout comme un « conservateur » (Le Petit Marseillais) ou encore comme dans Gil Blas daté du 26 avril 1910, comme un « libéral ». La Dépêche du midi, quant à elle, sans surprise non plus, le présentait en 1902[40] comme « candidat clérico-nationaliste-réactionnaire » ; « rétrograde et ambitieux » portant le « drapeau de la réaction » contre le député sortant Jean Cruppi. Le 31 suivant La Dépêche mentionnait même qu’Ucay calomnierait Cruppi en le faisant passer pour corrupteur alors qu’il ne ferait qu’aider ses concitoyens et aurait porté, lui, le chemin de fer de Toulouse à Cadours alors que Victor Ucay au Conseil général s’y serait opposé.

On l’a compris, pour les journaux républicains de gauche, Ucay était décrit comme un conservateur réactionnaire, jugé trop proche de l’Église catholique, et des réseaux royalistes. On écrit même ainsi à son propos que « la fleur de lis a élu domicile chez lui » (ce qui est une manière de rappeler son union maritale avec une fille de Baron).

« Laissez Grenade à ses enfants » ! En 1901, un article anonyme (in La Dépêche, 17 juillet 1901) relate qu’il oserait intituler sa profession de foi « Laissez Grenade à ses enfants » pour dénoncer la candidature d’un non natif de cette commune et alors que lui-même avait navigué entre Toulouse (pour ses études et ses affaires comme avocat) mais aussi Merville dont il sera le premier édile. Il y est par suite décrit comme un « maître (sic) dupeur » toujours prêt à la « roublardise » et ce, pour ces deux exemples de la fin et du début de siècle : « en mars 1899, à la veille du scrutin pour le conseil général, il disait « la mairie à M. Bosc, que j’aime beaucoup ; à moi le conseil général ». Il en aurait été élu au conseil du département avec les voix de républicains qui auraient accepté ce « partage » entre le républicain Bosc et lui. Toutefois, dès 1900, Ucay aurait dénoncé cet accord pour chercher à renverser le maire de Grenade « qui a le tort impardonnable d’être l’ami de Serres ».

Victor Ucay, Républicain libéral. Outre en 1944 où, peut-être du fait de l’Union nationale, on connaît un nouvel engagement électif de Victor Ucay (au conseil municipal de Grenade-sur-Garonne), il semblerait qu’après 1919 et son mandat de maire de Merville, l’engagement direct – comme élu – se soit tu. Toutefois, comme un dernier combat dans l’arène politique, cette année 1919 (où le capitaine Ucay, devenu de réserve, avait déjà 63 ans) fut politiquement encore importante à ses yeux. En novembre 1919 en effet (les 16 et 30) était élue la « chambre bleue horizon » des députés formée (d’où la couleur bleue des uniformes) de fort nombreux anciens combattants et – politiquement – d’une alliance centriste et conservatrice ancrée à droite. Au Sénat, analyse Fabien Connord[41] « les élections sénatoriales qui se déroulent [à partir de 1920 (…)] permettent de mesurer le reclassement du radicalisme vers la droite de l’échiquier politique et la résistance de la discipline républicaine dans les esprits de gauche ». Concrètement, voici l’état politique et fractionné des lieux :

  • au niveau national, on l’a rappelé, la chambre des députés est celle du Bloc national, conservateur, républicain et portant à droite ;
  • parallèlement ou plutôt à l’opposé de l’échiquier, viennent en revanche d’être élus des conseils municipaux ancrés à gauche et parfois même au cœur du nouveau parti communiste qui se positionne de façon plus révolutionnaire que la Sfio[42].
Ill. 43 © & coll. perso. Mtd. Extraits de la « une » du Petit Journal du 21 décembre 1919.

A Merville même, la Gauche reprend le pouvoir municipal à la fin du mandat de Victor Ucay qui comprend immédiatement que les élections sénatoriales de 1920, qui éliront non pas une mais deux séries (puisqu’aucun renouvellement n’a été effectué pendant la Première Guerre mondiale), vont être décisives au regard de la composition via les élus locaux et notamment municipaux, « grands électeurs » des sénatoriales. En ce sens, précise toujours Fabien Connord[43] :

« L’essentiel du corps électoral est issu des élections municipales de novembre et décembre 1919. Celles-ci se sont révélées plutôt favorables aux gauches, et « la Haute Assemblée, si souvent représentée comme la « citadelle de la réaction », le Sénat, « obstacle au progrès de la démocratie », prend aujourd’hui, aux yeux de certains partis encore tout meurtris du résultat des élections législatives, l’apparence d’une Assemblée de salut et de redressement[44] ».

Lors des élections municipales de 1919, « on a donc, ici et là, reconstitué le bloc des gauches, sous prétexte de sauver la République, d’affirmer une politique de progrès contre la réaction et le cléricalisme[45] ». Une telle pratique signifie la persistance, au-delà de la Première Guerre mondiale, de la tactique habituelle de rassemblement à gauche et augure d’une telle continuité lors des élections sénatoriales. C’est le vœu de La Dépêche[46] de Toulouse qui lance un appel à l’union des « trois grands fractions du parti républicain ». Dans l’Hérault, les élus socialistes lancent un appel en faveur de leur camarade Camille Reboul, « à côté des deux candidats qui seront désignés par les autres groupements républicains ». Le texte s’inscrit dans « le regroupement de toutes les forces républicaines de gauche qui s’est opéré dans les élections municipales et cantonales ». Dans sa profession de foi, Camille Reboul demande en quelque sorte réparation aux grands électeurs des résultats produits par les élections législatives[47] : « La représentation législative élue le 16 novembre dernier dans le département, ne correspond pas, au point de vue politique, à ce qui s’est dégagé des élections municipales et cantonales. Il faut donc que pour correctif, les Sénateurs que vous élirez le 11 janvier prochain, soient l’expression la plus fidèle des Conseils municipaux, des Conseils d’arrondissement et du Conseil général. En votant pour moi, vous manifesterez donc nettement votre sentiment de réagir contre les résultats du scrutin législatif et aussi contre la Chambre de réaction dont nous sommes dotés ».

On imagine aisément que Victor Ucay, défait aux municipales de 1919 et voyant remonter « les gauches » singulièrement en Haute-Garonne, ait désiré s’impliquer dans ce mouvement de résistance. C’est dans ce contexte qu’il rédigea un « appel » aux grands électeurs auquel on a eu la chance de pouvoir accéder grace aux archives familiales privées. Dans ce document adressé aux « délégués sénatoriaux », c’est-à-dire aux grands électeurs des élections sénatoriales à venir de 1920, Victor Ucay prévient et menace des conséquences graves en cas d’inaction(s). Il commence néanmoins par un constat et une bonne nouvelle au regard du camp républicain libéral auquel il appartient :

« le suffrage universel s’est prononcé dans la Haute-Garonne en faveur du parti libéral » ce qui a permis d’envoyer à la Chambre des députés quatre élus conservateurs sur les sept circonscriptions en jeu. Pourtant, au lieu de revigorer les troupes, ce score n’a pas encore permis la constitution, pour les sénatoriales à venir, de listes libérales ; seules deux « listes radicales » de gauche étant actuellement constituées.

Victor Ucay, ancien capitaine, ne mache alors pas ses mots et ose comparer, au sortir de la Guerre, « l’abandon de la lutte à un moment aussi critique » à « l’abandon du poste devant l’ennemi ». C’est alors l’ancien combattant Ucay qui s’exprime et rappelle à ses concitoyens que lui, depuis 1900 sans discontinuité, a été sous « le drapeau du parti républicain libéral » en combattant notamment son ennemi politique de toujours, le député Jean Cruppi que précisément les élections de 1919 ont renversé.

« Et après une si belle lutte poursuivie pendant vingt années et si bien terminée par la victoire, on viendrait nous dire qu’il faut restaurer ce même Cruppi et le porter sur le pavois ! Quelle aberration ou plutôt quelle abdication » !

« Laissons de côté les mesquines combinaisons politiques » conclut même le capitaine de réserve devenu le « sage » politique de Grenade avant de lancer un franc « Vive la République » qu’on lui reprochait, vingt ans plus tôt, de ne pas assez assumer. C’est bien ici à un dernier sursaut qu’appelait Ucay puisque, même si le document n’est pas formellement daté, il évoque « dimanche prochain » et doit donc avoir été diffusé dans la semaine précédent le dimanche 11 janvier 1920. Malheureusement pour l’animal politique Ucay, c’est encore Jean Cruppi qui allait l’emporter devant lui et son appel n’y suffira pas. En effet, rapporte le Journal officiel des débats du Sénat[48], « MM. Honoré Leygue, Fabien Duchesne, Jean Cruppi et Raymond Blaignan ont été proclamés sénateurs comme ayant réuni un nombre de voix au moins égal à la majorité absolue des suffrages-exprimés et supérieur au quart des électeurs inscrits ».

Ill. 44 © Famille Ucay. Lettre imprimée et appel du docteur Victor Ucay
aux « grands électeurs » des élections sénatoriales (1919).

Mais quittons maintenant l’arène politique pour envisager plus sereinement Victor Ucay comme un amoureux des chevaux et des courses hippiques.

Le rêve réalisé des courses hippiques

En effet, si Victor Ucay n’a pas fini député, il peut s’enorgueillir d’avoir remporté et fait gagner de nombreux prix aux chevaux qu’il accompagnait et élevait. D’où lui vint cette passion ? Vraisemblablement de ce que la famille Ucay était à la tête, on l’a dit avec notamment Barthélémy Ucay, du service local de messageries et de diligences qui avait intégré dans la maisonnée de Grenade des écuries notamment. Dès sa prime enfance, les chevaux accompagnèrent donc Victor.

Ill. 45 © Famille Ucay. Victor Ucay à l’épingle de cravate en fer à cheval (circa 1910).

En 1901, par exemple, la presse locale mentionne[49] à propos d’un concours de Castelsarrasin, que les « primes allouées aux chevaux qui ont pris part au concours » ont gratifié « Utile » un « demi-sang de M. Victor Ucay » ayant reçu trois des primes. Par suite, les prix tombent et s’accumulent. Citons ainsi entre autres, mais parmi tant d’autres :

  • en 1902, une victoire[50] avec un demi sang nommé Alezan au concours de chevaux de Selle ;
  • en 1904 comme en 1926, des succès[51] à des concours de pouliches ;
  • même la presse spécialisée le félicite ainsi que le fait le journal Le Jockey du 18 octobre 1928 à propos  de la vente d’une de ses pouliches Clairette VI, pouliche baie, née en 1925 par Clairon & Finette.

On sait même que la passion des chevaux était telle chez lui, qu’il en créa, à Grenade, le premier champ privé originellement (et désormais public) de courses hippiques : un lieu pour les chevaux et leurs amateurs, un lieu qui – reconnaissance ultime – engendrera après sa mort le fait que plusieurs prix hippiques portent désormais son nom.

Aujourd’hui, du reste, à Grenade-sur-Garonne, l’hippodrome dit de Marianne (devenu propriété publique a priori après la Seconde Guerre mondiale) doit aussi beaucoup aux investissements et efforts de Victor Ucay. Il n’est cependant évidemment pas le lieu dans un article à dominante juridique de s’étendre sur ces questions mais il était impensable de ne pas les mentionner tant les chevaux eurent une place importante dans la vie de l’homme. Deux exemples en témoignent encore : la photo retrouvée par la famille Ucay et reproduite ci-dessus avec leur autorisation ainsi que le port du nom de « prix Ucay » donné, encore en 2021[52] on l’a dit, à plusieurs courses hippiques en considération de l’action qu’il porta pour la cause hippique.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 352.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.


[1] Cf. aux archives nationales sous la cote LH/112/3.

[2] Jorf du 07 avril 1899 ; p. 2333.

[3] Profession de foi du candidat Serres publiée dans l’édition du 04 mars 1899 de La Dépêche ; p. 03.

[4] Il est amusant, pour l’anecdote, de se souvenir que la famille Ucay doit l’un de ses élèvements sociaux à l’entreprise, précisément, de « messagerie » et de diligences de Barthélémy Ucay.

[5] Tels que rapportés par La Petite République dans son édition du 22 mars 1899 ; p. 02.

[6] Né le 31 octobre 1845 et décédé le 31 octobre 1917 comme le rapporte l’édition de La Dépêche du 02 novembre 1917 ; p. 03.

[7] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 mars 1899 ; p. 03.

[8] La Dépêche évoque ses concurrents de L’Express du midi, du Messager de Toulouse et même du Télégramme qui avait rallié la candidature d’Ucay entre les deux tours.

[9] Rédigé par les archives départementales du ressort ; dans sa version provisoire de 2006 ; p. 41.

[10] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[11] On reviendra infra sur la discussion de ce point.

[12] Ibidem.

[13] Il a même tout fait en ce sens, retiennent quelques témoignages, pour sauver et sauvegarder plusieurs des biens de l’Église (notamment à Grenade-sur-Garonne) lors de la nationalisation et des « partages » de ceux-ci en application des Lois et règlements de séparation des Églises et de l’État.

[14] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 avril 1906 ; p. 04.

[15] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 juillet 1901 ; p. 02.

[16] L’homme fut Préfet de la Haute-Garonne du 25 juillet 1898 au 20 octobre 1911.

[17] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1899.

[18] Ibidem.

[19] On sait que Victor Ucay a effectivement appartenu et même présidé plusieurs sociétés ou mutuelles de ce type (dont la Mutuelle-Bétail de Merville qu’il a présidée) et qu’il a même été un « fer de lance » du mouvement propre au Crédit agricole ; on y reviendra.

[20] In Rec. Sirey ; 1900.III.49.

[21] Ainsi qu’il en ressort par exemple d’une délibération du conseil général de 1892 (aux Rapports et délibérations du Conseil général de la Haute-Garonne préc.).

[22] Ibidem.

[23] Bezbakh Pierre, « Jules Méline (1838-1925), chantre du protectionnisme » in Le Monde ; 29 août 2014.

[24] On qualifiera de « Loi méliniste » toutes les normes issues de cette politique. On doit par ailleurs également à Méline la création du « poireau » avec (ou en) lequel il est souvent caricaturé (c’est-à-dire la médaille du mérite ou parfois dit « Méline » agricole).

[25] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; les caisses régionales et rurales ; Toulouse, 11 mars 1900.

[26] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[27] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; op. cit.

[28] Ibidem.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Rozy Henri, Le travail, le capital et leur accord ; Paris, Guillaumin ; 1871.

[32] Y compris la dernière citée.

[33] La Dépêche, édition de Toulouse du 03 août 1936.

[34] La Dépêche, édition de Toulouse du 14 décembre 1902.

[35] Ce que relate La Dépêche, édition de Toulouse du 1er juillet 1902.

[36] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1901.

[37] Puis magistrat et notamment avocat général à la Cour de cassation en 1896.

[38] Résultats par exemple annoncés (avec quelques erreurs minimes dues à leur absence d’officialité) dans Le Petit Marseillais du 25 avril 1910.

[39] On apprend même qu’un dénommé Maurice Henri, publiciste (sic) s’était également présenté mais il se serait rapidement désisté.

[40] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 mars 1902 ; p. 04.

[41] Connord Fabien, Les élections sénatoriales en France ; 1875-2015 ; Rennes, Pur ; 2020 ; p. 75.

[42] Section française de l’Internationale ouvrière fondée en 1905 et qui deviendra le Parti socialiste.

[43] Ibidem.

[44] Le Petit Courrier, 6 janvier 1920 cité par F. Connord.

[45] Le Temps, 9 décembre 1919 cité par F. Connord.

[46] La Dépêche de Toulouse, 30 décembre 1919 ; id.

[47] Archives Départementales 4 AD Hérault, 3 M 1306, élections sénatoriales 1920 ; citées par F. Connord.

[48] Jorf – débats du Sénat ; 2e séance du 13 janvier 1920 ; p. 07.

[49] La Dépêche, édition de Toulouse du 24 septembre 1901 ; p. 02.

[50] La Dépêche, édition de Toulouse du 27 juin 1902.

[51] La Dépêche, éditions de Toulouse des 17 mai 1904 & 11 juillet 1926.

[52] Retenons par exemple le prix Victor Ucay matérialisé le 04 octobre 2020 à Agen et ayant consacré Marahill Girl ; le même prix (toujours à Agen) le 14 mars 2021 en « galop plat » au profit de True Amitié et même, à Grenade-sur-Garonne, le prix Victor Ucay du 15 août 2020.

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ParJDA

Du Jda oublié à l’affaire des affiches lacérées

Art. 353.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

V. Du Jda oublié
à l’affaire des affiches lacérées

Assurément, Victor Ucay fut un personnage politique important et un véritable juriste d’envergure. On a ainsi pris beaucoup de plaisirs à relire ses écrits et ses engagements (même si on ne les partagerait pas tous pour autant). L’homme semblait passionné et fondamentalement habité d’une envie d’agir pour la Cité et les plus nécessiteux. Sa passion pour le monde agricole, les chevaux, le droit administratif ou encore les questions fiscales semble évidente.

On est alors peu étonné de constater que sa présence était recherchée et appréciée des notables et la lecture de la presse nous apprend même qu’il fit partie de la liste des jurés tirés au sort pour siéger[1] en Cour d’assises en 1911 même si l’on n’en sait encore pas davantage sur cette participation potentielle.

Pour terminer ce portrait d’un de nos abonnés, on a voulu exprimer ici une quasi uchronie.

Que se serait-il en effet passé si Victor Ucay avait lu le Journal du Droit Administratif qui lui était destiné en juillet 1878 ? L’a-t-il reçu et non ouvert et dans cette hypothèse comment s’est-il retrouvé près d’un siècle et demi après à Bordeaux puis à Toulouse ? De même, s’il n’a jamais reçu ledit numéro, comment a-t-il pu à ce point être égaré ?

On ne le saura vraisemblablement jamais.

On sait en revanche, ainsi qu’on l’a expliqué supra, que le numéro oublié contenait quelques précisions (au n°3252) sur la question de la responsabilité d’un élu qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat. Et Victor Ucay n’avait pas eu – et pour cause – connaissance de cet article. Or, nous apprend-t-on[2] en mai 1902, quelques jours avant le second tour des législatives opposant Cruppi et Ucay, le député sortant s’était ému de ce qu’Ucay aurait – précisément – fait lacérer et contre placarder certaines des affiches du député Cruppi avec une bannière « aux républicains honnêtes » à qui l’on recommandait l’abstention contre Cruppi afin qu’elle profitât à Ucay !

Était-ce un simple argument voire une calomnie de campagne ? De la contre-propagande ? Ucay avait-il vraiment lui-même lacéré ou fait lacérer des affiches ? On ne le sait pas plus mais l’on s’amuse à penser que s’il avait été destinataire du Jda oublié, peut-être y aurait-il réfléchi à deux fois.

Il existe encore, en conclusion, de nombreuses pistes à aller explorer à propos de la vie et des travaux de Victor Ucay, l’un des premiers abonnés de notre Journal du Droit Administratif.

  • Pourquoi avait-il voulu faire une thèse de doctorat ?
  • Qui décida d’attribuer son patronyme à des courses hippiques ?
  • Jean Cruppi appréciait-il – derrière le masque politique – le commensal Ucay ?
  • Avait-il rencontré, en politique ou à Toulouse, un Jean Jaurès (1859-1914) ?
  • Reste-t-il quelques traces oubliées mais écrites des éventuelles plaidoiries au Palais de Justice de l’avocat Ucay ?
  • Quels liens entretint-il avec plusieurs des professeurs de la Faculté dont les professeurs de droit administratif Rozy, Vidal, Wallon et même Hauriou ?
  • Ucay appartint-il à d’autres sociétés savantes ou autres ?
  • Comment le numéro oublié du Jda fut-il retrouvé à Bordeaux ?
  • Et, surtout ( ?), combien de temps y fut-il abonné ?

Il reste encore et heureusement à chercher, à trouver et à écrire mais l’on est heureux de pouvoir ainsi saluer la mémoire de ce glorieux personnage. Enfin, il faut évidemment mentionner ici le décès de Victor Ucay. Il advint le 18 décembre 1950, à Grenade, « en son domicile rue Gambetta ». Victor était alors presque centenaire et son corps a été par suite inhumé au cimetière de Grenade, la Chapelle de Saint Bernard, autrefois appelé l’ancien cimetière.

Ill. 46 © Commune de Grenade-sur-Garonne. Certificat de décès de Victor Ucay.

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 353.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] La Dépêche, édition de Toulouse du 06 mai 1911.

[2] La Dépêche, édition de Toulouse du 10 mai 1902 ; p. 04.

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ParJDA

Victor UCAY, l’avocat propriétaire notamment marié à l’Armée

Art. 351.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

III. Victor Ucay,
l’avocat propriétaire
notamment marié à l’Armée

Le propriétaire Victor Ucay. Si, comme on le verra, le « métier » ou la fonction principale de Victor Ucay a officiellement été celle de militaire, outre ses compétences juridiques et son titre d’avocat au Barreau de Toulouse, il faut également citer ici sa principale source de revenus (outre sa vocation hippique sur laquelle on reviendra infra) : celle de « propriétaire » agricole et terrien. Là encore, l’étendue et la diversité des facettes du personnage étonne. On le retrouve à la tête d’une coopérative des cornichons, d’un élevage sylvicole de peupliers, de chais pour ses vignes, etc.

Ill. 19 © Famille Ucay. Une des cartes de visite de type commerciale
du « propriétaire » Victor Ucay (circa 1880).

Maître & docteur Ucay. Avant même celui de « docteur en droit » avec lequel il signait parfois, y compris officiellement, le premier titre dont Victor Ucay était fier était celui d’être (ou d’avoir été) avocat. A titre personnel, cependant on ignore presque tout sur cette fonction d’auxiliaire de la Justice. On sait, certes, qu’il fut rattaché d’abord au Barreau de Toulouse à partir de 1879 vraisemblablement ce qui correspond au moment où, après avoir conquis en novembre 1877 le grade de licencié en Droit, il s’est dirigé vers les affaire contentieuses mais ce, a priori, seulement en fin d’année 1878 voire aux débuts de 1879. En témoigne précisément le numéro du Jda reçu en juillet 1878 et sur lequel il n’est encore identifié que comme « étudiant en droit » et non en qualité d’avocat. Cela dit, peut-être que le Jda n’avait pas encore répercuté l’information. En tout état de cause c’est bien entre 1878 & 1879 que cette inscription au Barreau de Toulouse se fit c’est-à-dire au moment où l’ordre était dirigé par Henri Ebelot (1831-1902) de 1877 à 1879 ou même lorsque (de 1879 à 1881) Joseph Timbal (1856-1905), l’un des premiers promoteurs du droit constitutionnel à la Faculté de Droit de Toulouse, y accéda.

Ces premiers éléments actés, il faut avouer que l’on n’a pas encore retrouvé d’archives sur son activité contentieuse. Était-il lié à d’autres avocats ? S’était-il spécialisé ? Avait-il brillé dans l’un des tribunaux du ressort toulousain ?

C’est un quasi-mystère. Les ouvrages référents sur l’histoire des avocats et du Barreau de Toulouse[1] ne le mentionnent à aucun moment et même la lecture de la presse locale ne permet pas d’avoir des renseignements sur la question. Il semble même ne pas participer par exemple aux travaux de l’Académie de législation[2] comme l’on fait plusieurs notables toulousains singulièrement pour les docteurs en Droit s’étant confrontés à l’exercice de la recherche.

En revanche, on sait qu’il participa à une autre société savante juridique et toulousaine : la Société de Jurisprudence de Toulouse. Fondée en 1812 notamment par le magistrat Antoine François Héloin (1779-circa 1860), la société comptait 24 membres à son origine et prit pour devise « crescit eundo » afin de montrer sa croissance évolutive. Comme l’indique, en 1880, l’avocat, collègue de Victor Ucay, docteur en Droit et futur Bâtonnier de l’Ordre, Paul Desarnauts (1856-1922), la Société avait essentiellement trois sortes de travaux[3] : « plaidoiries, discussions, débit oratoire ». Et, à lire, les comptes-rendus de ses activités, il s’agissait surtout de formes de procès fictifs où les uns et les autres s’affrontaient en des joutes oratoires mais aussi écrites. Il arrivait même que la société offrit son concours à l’instar d’une clinique juridique[4] à des parties qui la consultait et l’on ne doute pas que c’est à cet égard, en particulier, que Victor Ucay eut plaisir à y participer. Plusieurs documents issus des archives privées de la famille attestent de la présence de Maître Ucay aux travaux de ladite Société.

Ill. 20 © Famille Ucay. Liste des 35 membres résidents (dont Victor Ucay)
de la Société de Jurisprudence (circa 1879).
Ill. 21 © Famille Ucay. Première page du nouveau règlement
de la Société de Jurisprudence de Toulouse (1879).

On sait ainsi grâce aux « papiers de famille Ucay » qu’en 1879 Victor Ucay (qui reçut copie du nouveau règlement de la société ; cf. supra doc. 21) faisait partie de ses « 35 » membres résidents. Un autre document (cf. supra doc. 20) le mentionne au crayon de bois comme « Président » de ladite institution. (…) .

Au 13 septembre 2021, on a reçu entre temps un nouveau document confirmant le pressentiment émis ci-vant : en 1887 – au moins – Victor Ucay fut bien président de la société de Jurisprudence toulousaine comme en témoigne cette nouvelle archive retrouvée :

Ill. 21 BIS © Famille Ucay.

On signale par ailleurs le caractère « sélectif » de cette société aux 35 membres résidants (pas un de plus !) et devant régulièrement, au décès ou au départ de l’un d’entre eux, renouveler ses membres ce dont atteste le document 20. sur lequel la main de Victor Ucay a biffé ou agrémenté d’une croix les noms des anciens membres de l’année passée (1878 ?) partis de l’association et devenus pour certains membres seulement « affiliés ».

Par ailleurs, si l’on en croit ses descendants (et l’on ne peut que les croire !), Maître Victor Ucay n’aurait même peut-être jamais plaidé. Il était conseiller juridique et, du reste, manifestement fréquemment consulté pour ce faire. Il était un juriste prêt à proposer ses services et ses conseils, mais a priori, même si on le décrit excellent orateur, il n’aurait pas plaidé ses affaires.

Voilà encore une conception très moderne des fonctions d’avocat qui allaient devenir celles d’avocat-conseil. On sait même que l’une de ses qualités était d’être si à l’écoute de ses contemporains qu’il en aurait été un « marieur » hors pair, capable de conseiller là encore les unes et les uns sur leurs possibilités de rencontrer et de former de beaux mariages.

Seule certitude, Maître Ucay même lorsqu’il fut intégré à l’Armée (on y reviendra) portera longtemps (sinon toujours) comme en sautoir son titre d’avocat. En 1892, ainsi, on retrouve cette mention (même s’il ne plaide peut-être déjà plus) sur un faire-part de deuil mentionnant le décès de Jean Dubor (1813-1892), un grand-oncle maternel de Victor, du côté de la branche Garres. On retrouve ici l’une des caractéristiques des juristes (bien loin d’être propre à Victor Ucay) : le besoin d’affirmer ses titres et de les revendiquer. Ainsi, dans le faire-part ci-dessous publié, rares sont les personnes à faire mention de leurs titres : seul un notaire et deux avocats (dont Victor Ucay) le font aux côtés d’un abbé et d’un capitaine.

Ill. 22 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de deuil de M. Jean Dubor (1813-1892)
faisant apparaître au convoi funéraire, « Monsieur Victor Ucay, avocat ».

Le premier mariage : à la famille de Guibert. C’est le 28 novembre 1899, à Auterive (arrondissement de Muret, en Haute-Garonne) que Victor Ucay, alors âgé de quarante-trois ans, épouse[5] une Toulousaine noble et issue d’une grande famille militaire : Julie-Marie[6] (Joséphine Adèle Victorine) de Guibert (1872-1917), fille de (Marie Eudore) François de Guibert (1841-1892), propriétaire à Auterive, et de Louise (Paule Marquette (sic) Marie Joséphine) Balby de Monfaucon (1839-1915), descendante du Baron Joseph de Cabalby (1732-1807), son trisaïeul, Seigneur du Château de Monfaucon à Latrape ; son bisaïeul étant Honoré de Balby de Monfaucon (1801-1886), officier des haras royaux (de 1820 à 1832).

Il s’agit là d’une très belle union pour les deux familles et, sans grand étonnement, même si la thèse de doctorat en droit du docteur Ucay avait porté sur le régime dotal[7] de la femme, on imagine que la noble famille de la mariée en particulier y préféra un contrat de mariage qui fut, en l’occurrence, signé à l’étude d’Auterive de Maître Cuzès.

Ill. 23 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31.
Ill. 24 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31 avec signature autographe de Victor Ucay.

Victor et Marie-Julie donneront naissance à au moins trois enfants selon nos recherches :

  • Jean (Louis Marie) Ucay (1903-1949) qui épousera Yvonne (Maie Claire) Douzans[8] (1911-1999) et qui reprendra la charge des terres agricoles ainsi que deux filles :
  • Marie (Hippolyte Victoria) Ucay (1904-2002) qui épousera l’officier de marine Jacques (Paul Eugène Henri) Prim (1905-1962)
  • ainsi que Madeleine (Anne Marie Marguerite) Ucay (1905-1945) qui convolera également en noces avec un haut-serviteur de l’armée française, André (Eugène Justin Joseph Adel) Bourret (1900-1974), médecin et officier de Marine.

Ainsi, à l’exception de son fils qui reprendra la tradition agricole et propriétaire des Ucay, les deux filles de Victor seront mariées à des militaires comme leur père. On a même retrouvé traces d’un faire-part de mariage de la troisième des filles Ucay en 1928. Sur ce document, tous les titres les plus prestigieux de Victor Ucay figurent : son doctorat en droit de 1881, sa Légion d’Honneur de 1918 (on y reviendra) mais non plus – comme disparu ou d’importance moindre – sa qualité première d’avocat.

Ill. 25 & 26 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de mariage des familles Ucay & Bourret (1928).

Un mot peut-être, désormais, sur les lieux d’habitation connus de Victor Ucay :

  • à partir de sa naissance, on sait qu’il grandit dans la maison familiale de Grenade-sur-Garonne, rue Gambetta (alors nommée rue Notre-Dame (puisque partant de l’église Notre-Dame de Grandselve) ; maison où décéda également le 06 août 1870 son grand-père, Barthélémy Ucay (1805-1870) et les deux ascendants de ce dernier) ;
  • comme étudiant à Toulouse (au moins a priori de 1874 à 1881 jusqu’au doctorat) et peut-être dans ses débuts comme avocat, on sait qu’il logeait au 01, rue du Fourbastard près du Capitole là où le numéro de 1878 du Jda lui fut adressé ;
  • à son décès, on le signale, comme un retour, rue Gambetta (dans la maison familiale où son père même décéda le 02 novembre 1903) à Grenade-sur-Garonne.

Entre temps, outre le domaine et les chais de Grenade, on lui connaît[9] plusieurs lieux de résidence toulousains (peut-être issus de la famille de son épouse) et notamment ceux où naquirent ses enfants :

  • Jean est ainsi identifié le 11 mai 1903 comme né au 21 de la rue des 36 ponts à Toulouse ; rue qui devint en 1920 une partie de l’école Saint-Louis de Gonzague, immeuble qui fut intégré en 1929 au désormais Lycée Montalembert ; cette rue se trouve à proximité immédiate du Palais de Justice mais s’agissait-il d’un lieu d’habitation ou seulement d’un lieu d’accouchement, on ne le sait ;
  • Marie & Madeleine, quant à elles, sont respectivement nées les 28 juin 1904 et 10 novembre 1905, rue Pharaon, à Toulouse toujours non loin du Palais et de la précédente localisation. Ceci nous pousse à croire que même s’il ne plaida peut-être pas, Victor Ucay eut ses habitudes à proximité du Palais de Justice.

Le second mariage : à l’Armée française. Est-ce pendant l’un des cours de procédure civile enseigné par le futur doyen Bonfils que la vocation militaire de Victor Ucay naquit ? On ne le sait !

En revanche, la lecture du Registre de la Faculté de Droit signale[10] une protestation dudit professeur rédigée en ces termes : « M. Bonfils ayant insisté de plus fort (sic) pour que l’autorité militaire veilla à ce que le passage des troupes avec musique et clairons n’eut pas lieu devant les locaux de la Faculté pendant l’heures des cours », le doyen Dufour avait été mandaté pour agir. Anecdote à part, si l’on sait avec précision (le 28 novembre 1899) quand Ucay épousa Mademoiselle Guibert, on ne sait en revanche quand lui vint la vocation militaire ni même son entrée officielle au service de la Grande Muette. Il y a d’ailleurs un certain paradoxe (pour ne pas dire un amusement) à considérer Victor Ucay, dont on a déjà pu apprécier les talents d’orateur et la verve, à être intégré dans une administration militaire dans laquelle le secret et l’absence de parole sont censés être rois. Plusieurs archives témoignent, cela dit, de son ascension dans les différents grades de l’Armée.

Ill. 27 © Famille Ucay. Certificat du 19 juillet 1877
du 17e corps d’armée du Train relatif à l’aptitude du volontaire Victor Ucay (1877).

En 1877, ainsi, on sait (grâce à une archive détenue par la famille) qu’un certificat daté de juillet 1877 atteste que le 17e corps d’armée (celui dans lequel il va gravir tous ses échelons) « certifie que le sieur Ucay Victor, examiné dans la séance du 19 juillet 1877 sur son aptitude hippique comme candidat au volontariat d’un an » et qu’il en a « mérité la note : sait bien monter à cheval (sic)».

On peut alors aisément imaginer qu’à la suite de cet enrôlement volontaire, Victor Ucay serait devenu simple soldat engagé puis officier. On relève, cela dit, que c’est (déjà ou encore) via les chevaux que Victor Ucay intégra l’armée. En 1887, ainsi, on le connaît sous le titre de « sous-lieutenant » du Train des équipages. Un article[11] de la Dépêche, en effet, relate un terrible incendie du 25 précédant, à Grenade, au sein de l’usine Jougla (une fabrique de caisses). Et le journal précise alors qu’on remarqua sur les lieux du sinistre plusieurs notables et autorités dont MM. « Barcouda, maire et conseiller général », les forces de l’ordre, l’instituteur et « Victor Ucay, sous-lieutenant du train des équipages ». On reviendra plus tard sur l’importance d’Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898), maire et conseiller général de Grenade-sur-Garonne. Concentrons-nous d’abord sur le lieu d’affectation militaire du sous-lieutenant (puis lieutenant puis capitaine) Ucay.

Il s’agit du 17e Etem, l’escadron du Train des équipages militaires, cantonné à Montauban et rattaché au 17e corps d’armée. Le « Train », rappelons-le, était une Arme autrefois indépendante et distincte de l’Armée de Terre à laquelle elle a été réintégrée. Le Train organise essentiellement la logistique des Armées en en coordonnant la gestion matérielle (du ravitaillement aux munitions) et ce, pour éviter comme avant l’Empire que l’Armée ne dépende de services et d’entreprises privées. C’est au printemps 1875, après la guerre franco-prussienne, que le Train est singulièrement réorganisé et monte en compétences et en besoins ce qui explique, peut-être, le recrutement d’Ucay à cette même époque (vraisemblablement entre 1878 et 1885).

Gravissant les échelons de son corps d’Arme, on retrouve Ucay devenu Capitaine du 17e du Train des équipages pendant la Première Guerre mondiale. Il est cité en ce sens dans plusieurs documents dont le fascicule retraçant l’histoire de cet escadron[12]. C’est à ce titre, de Capitaine, qu’au cours des hostilités, il est cité et promu Chevalier de l’ordre national de la Légion d’Honneur. Un arrêté du 30 juillet 1916 officialise cette décoration en application d’un décret du 13 août 1914. Dès le 20 juillet suivant, il fut même autorisé non seulement à porter en public sa décoration mais encore à recevoir, à compter de ce moment, un traitement militaire supplémentaire de 125 francs par semestre. Il sera inscrit en ce sens au registre de la Grande Chancellerie sous le numéro 127388. Son dossier[13] archivé dans la base dite « Léonore » des légionnaires français mentionne du reste un incident administratif puisqu’il y est indiqué qu’en 1922 il aurait égaré son « livret de Chevalier », livret lui permettant de réclamer chaque semestre sa pension au Trésor public. Plusieurs documents témoignent de cet accident.

Quatre photos du 17. Il nous a été permis, et l’on en remercie une nouvelle fois la famille des descendants de Victor Ucay, de consulter et de diffuser ici quatre photographies originales

  • du sous-lieutenant
  • puis du capitaine Ucay en uniforme du 17e escadron à plusieurs moments de son existence.
Ill. 28 © Famille Ucay. Victor Ucay,
nouvellement intégré au 17e escadron du Train (circa 1890).
Ill. 29 © Famille Ucay. Victor Ucay,
sous-lieutenant du 17e escadron du Train (circa 1900).
Ill. 30 © Famille Ucay. Victor Ucay,
capitaine du 17e escadron du Train (1915).
Ill. 31 © Famille Ucay. Victor Ucay,
ancien capitaine du 17e escadron du Train, en famille (circa 1920).

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 351.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Gazzaniga Jean-Louis, Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse ; Toulouse, Privat ; 1992 et Etudes d’histoire de la profession d’avocat ; Toulouse, Put1 ; 2004 ; y compris au chapitre sur les avocats ayant refusé la République (1814-1873).

[2] Là encore, même « la » thèse référente en la matière ne le mentionne pas : Boyer Pierre-Louis, L’académie de législation de Toulouse (1851-1958) : un cercle intellectuel de province au cœur de l’évolution de la pensée juridique ; Toulouse, 2010 ; thèse multigraphiée de l’Université Toulouse 1 Capitole.

[3] Desarnauts Paul, discours prononcé le 17 novembre 1879 sur La Société de Jurisprudence de Toulouse (1812-1880) ; Toulouse, Privat ; 1880 ; p. 12.

[4] Ibidem ; p. 18.

[5] Son acte figure aux archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote 2 E IM 1931 – Auterive ; 1 E 31 registre d’état civil : naissances, mariages, décès (collection communale) (1895-1899) ; p. 235 et s.

[6] Elle est née à Toulouse le 18 septembre 1872 (au 19 de la rue des Coffres) et décèdera le 18 septembre 1917 à La Dupine, à Merville où son mari fut premier édile.

[7] On en rappelle le titre : Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[8] Impossible en conséquence de ne pas signaler ici la parenté d’un autre juriste toulousain contemporain : M. Jean-Michel Eymeri-Douzans, professeur de sciences politiques à l’IEP de Toulouse, face à la Faculté de Droit.

[9] En particulier grâce à la lecture des registres d’état civil conservés aux archives municipales de Toulouse.

[10] D’après la séance délibérée le 03 février 1877 ; p. 104 du Registre préc.

[11] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 septembre 1887 ; p. 03.

[12] Historique du 17e escadron du train des équipages pendant la guerre 1914-1918 ; Nancy, Berger-Levrault ; 1937 ; p. 38.

[13] Aux archives nationales sous la cote LH/2655/38.

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ParJDA

Trois dates communes au droit administratif & à Victor Ucay

Art. 350.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

II. Trois dates communes
au droit administratif
& à Victor Ucay

1856 : année de naissance
de Victor Ucay
& du droit administratif toulousain ?

Ill. 05 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

C’est en mai (le 02) de l’année 1856 qu’est né (Pierre Jean) Victor Ucay, à Grenade-sur-Garonne (Haute-Garonne) à moins de trente kilomètres de Toulouse. Les archives départementales de Haute-Garonne[1] possèdent son acte de naissance avec mention de celui de son décès[2] comme suit :

« Le quatrième jour du mois de mai 1856, à deux heures du soir, acte de naissance de Pierre Jean Victor Ucay, né à Grenade le deux du courant à trois heures du soir, fils de M. Jean Ucay, propriétaire et de Dame Bernarde Victorine Garres, mariée, demeurant à Grenade.
Le sexe de l’enfant a été reconnu être Masculin. Le premier témoin, M. Alexis Caussé, propriétaire, âgé de quarante ans ; second témoin, M. Pouilh (sic) Mesurand, âgé de trente-huit ans, tous deux demeurant à Grenade. Sur la réquisition à nous faite par M. Jean Ucay, père de l’enfant, lecture du présent acte a été par nous faite, aux comparants et témoins qui ont signé avec nous de ce requis, constaté suivant la Loi, par nous adjoint au Maire de Grenade, faisant la fonction d’officier public de l’état civil par délégation spéciale
 ».

Ill. 06© Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

Il est par suite intéressant (et peut-être amusant) de se demander quel était l’état de l’enseignement du droit administratif à la même époque. On sait[3] qu’à Toulouse le droit administratif a été enseigné bien avant qu’Hauriou n’y règne en maître à partir de 1888. Dès l’Ancien Régime, des éléments de droit public sont ainsi diffusés et enseignés tant dans des structures privées (on songe à l’Institut Paganel) que publiques (à la Faculté de Droit) mais ces cours sont rarement pérennes et les écrits peu publiés. Ainsi, ce n’est effectivement pas en 1856 que naît au sens premier le droit administratif à Toulouse. Il faut citer à cet égard ses premiers promoteurs parmi lesquels les deux professeurs de Bastoulh[4] (en 1806-1808 puis en 1829-1830), l’avocat Romiguière(s)[5] (en 1830) mais surtout Adolphe Chauveau qui enseigna le droit administratif à Toulouse de 1838 à 1868, c’est-à-dire de façon enfin pérenne. Toutefois, pendant cette affirmation du droit public, essentiellement sous la Monarchie de Juillet, on relève qu’un regain d’intérêt et – disons-le – de notabilité du droit public ne se fera que sous le Second Empire avec trois événements convergents :

  • l’adjonction d’un suppléant du professeur Chauveau en droit public : Anselme-Polycarpe Batbie qui enseignera aux côtés de son collègue de 1852 à 1857 avant de rejoindre Paris, sa Faculté et ses ministères ;
  • la création, par les deux susnommés en 1853, du Journal du Droit Administratif ;
  • et la prise en compte véritable, après plusieurs années de lutte académique, du caractère scientifique et juridique du droit public.

En effet, alors que dans les premières années de son enseignement (à Toulouse comme ailleurs), le droit administratif fut d’abord rangé parmi les matières accessoires (sinon inutiles selon d’aucuns) aux étudiants en Droit (ses enseignants étant par exemple dispensés de participer aux examens), les années 1850 vont au contraire parachever la reconnaissance académique du droit public et permettre, même, sous la Troisième République, l’arrivée de l’enseignement diffus (et non réservé) du droit constitutionnel.

On peut donc affirmer qu’en 1856, à Toulouse mais en France de manière générale, au moment où naissait Victor Ucay, le droit administratif naissait également en tant que branche juridique et matière d’enseignement du Droit « véritable » et véritablement reconnue.

1877-1878 : les études juridiques
de Victor Ucay
& le « nouveau » Jda

De la famille Ucay. On dispose de plusieurs informations sur les parents de Victor Ucay. Son père, Jean Ucay (1828-1903) et sa mère, (Bernarde) Victorine Garres, (1834-1895) étaient des propriétaires bourgeois, a priori financièrement aisés. Ainsi, Jean est-il souvent, comme Victor, désigné ou identifié publiquement et professionnellement comme « propriétaire » dans les actes d’état civil et son épouse est elle-même la descendante de Pierre Garres (1798-1879) également propriétaire à Cambebrats-Aucamville aux côtés de Jeanne Pétronille Bacalerie (1810-1888), fille d’un négociant dénommé Thomas Jean Bacalerie (1784-1856).

Ill. 07 © Famille Ucay. Extrait d’un papier à en-tête de l’entreprise familiale Ucay
au nom du grand-père de Victor, Barthélémy Ucay ;
il s’agit des services postaux, de diligence et/ou de messageries (circa 1840).

Si l’on remonte du côté des ascendants[6] paternels du patronyme Ucay on trouve alors principalement des propriétaires mais aussi deux traditions professionnelles : celle d’entrepreneur de diligences et messageries assurée par son grand-père (Barthélémy Ucay (1805-1870)) et son arrière-grand-père (Jean Ucay (1765-1837)) et celle de paysan (et plus précisément laboureur ou brassier, c’est-à-dire ouvrier agricole proposant ses bras) même si son arrière-arrière-grand-père (Etienne Séverin Ucay (1741-1814)) semble être celui qui, avec la Révolution française, a le premier réussi à s’élever socialement. Il décède en effet sous l’appellation de « propriétaire cultivateur » alors que la plupart de ses ascendants ne sont « que » brassiers ou laboureurs ; c’est le cas de son quadrisaïeul Jean Pierre Ucay (1703-1761) identifié comme « travailleur, brasseur ». On porte à notre connaissance la mention a priori de deux sœurs, dont Marie Barthélémye (sic) Ucay, malheureusement décédées très peu de temps après leurs naissances. On ne connaît a priori pas d’autres enfants ce qui fait de Victor un « enfant-roi », fils unique de facto alors que la tradition familiale est plutôt celle d’avoir de généreuses fratries à l’instar de celle engendrée par son bisaïeul Jean Ucay, père de huit enfants… dont sept filles[7] il est vrai ! Un élément, dans l’arbre généalogique, nous a par ailleurs – un instant – troublé. On signale en effet la mort d’une Dame Garres en janvier 1895 (par ex. dans La Gironde) sous le nom de Mme Gabriel Coutaut née Garres. On aurait pu imaginer qu’il s’agissait de la mère de Victor non seulement parce que le nom coïncide mais encore parce que la présence de notre homme y est avérée (à Bordeaux) au convoi funéraire[8]. Toutefois, il ne figure pas aux côtés de ses enfants, parmi les premières personnalités citées.

Ill. 08 © & coll. perso. Mtd. Extraits de La Gironde du 09 janvier 1895 ; p. 03.

A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La Gironde du 15 janvier 1895). Deux hypothèses en conséquence : soit cette Mme Garres est une proche de la mère de Victor, soit ladite mère se serait remariée à Bordeaux avec un dénommé Gabriel Coutaut. Cette hypothèse est cependant rapidement écartée. Concrètement, deux dames Garres sont bien décédées en janvier 1895 et l’une d’entre elles était la mère de Victor (même si, sans avoir trouvé encore son certificat de décès on ignore si elle est décédée aussi à Bordeaux (comme l’indiquent certaines sources et arbres généalogiques) ou si elle s’est éteinte à Cambebrats-Aucamville (31). Quant à celle du convoi funéraire préc. il s’agit en fait, nous apprend la famille, de la nièce de Victor : Marguerite Garres.

Ill. 09 © & coll. perso. Mtd. Frontispice du Traité de la maladie vénérienne
du docteur en Médecine de Toulouse, Gervais Ucay (1699).

Autre élément historique concernant la famille, elle est a priori liée, en région toulousaine toujours, au docteur en médecine, Gervais Ucay, à qui l’on doit un extraordinaire (et étonnant) Traité[9] de médecine au XVIIe siècle.

A la lecture du Dictionnaire[10] historique de la médecine ancienne et moderne, on apprend à son sujet que le docteur Ucay avait émis une thèse théologiquement simple : la fornication hors mariage serait la mère de tous les vices et de toutes les maladies sur terre. L’auteur s’exprimant en ces termes : « Nous pouvons dire (…) que Dieu ayant toujours eu en horreur le péché de fornication, il l’a aussi en tous les temps du monde fait suivre d’une infinité de malheurs et de maux corporels, parmi lesquels on doit compter la vérole comme une suite de l’impureté, et l’apanage que Dieu promet aux débauchés ».

Victor Ucay étudiant & lecteur du Jda. En 1878, Victor Ucay a vingt-deux ans et c’est l’année où il reçoit donc ce numéro « perdu » du Journal du Droit Administratif. Quel est alors son parcours estudiantin ? On connaît, grâce aux archives universitaires[11], très exactement son parcours et l’obtention de ses diplômes qui se sont organisés comme suit :

  • le 1er décembre 1874, Victor Ucay obtint son baccalauréat ès Lettres ce qui lui permit de prendre sa première inscription pour suivre les cours de première année en Droit près la Faculté de Droit de Toulouse, à compter de cette même époque (automne 1874) ;
  • le 18 décembre 1876, il obtint sa première année en Droit et le 21 suivant on lui remit son diplôme de Bachelier en Droit ;
  • le 06 juillet 1877, il conquit sa deuxième année de Licence en Droit ;
  • le 11 août 1877, il soutint, en suivant sa thèse de Licence ; examen consistant à soutenir devant un jury des aphorismes alors qualifiés de « positions de thèses[12] » et reçu le 16 novembre 1877 son diplôme de licencié en Droit lui permettant d’accéder à l’avocature ;
  • il entama ses examens de doctorat en 1878 (inscription prise le 17 juillet au moment même où il était lecteur du Journal du Droit Administratif) ;
  • et soutint sa thèse de doctorat en droit le 18 juillet 1881 (ses droits étant acquis le 20 suivant).
  • On sait même qu’il participa (et paya pour se faire) en 1876, 1877 & 1878 à des conférences facultatives.

Victor ne fut ainsi pas le meilleur étudiant de sa promotion mais ses résultats sont tout à fait honorables. Il ne fait ainsi pas partie des lauréats ou médaillers, chaque année, des prix de la Faculté mais on connaît, grâce aux archives, ses résultats à tous ses examens.

Ill. 10 © Ut1. Archives de l’Université Toulouse I Capitole,
5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, recto.

En effet, la fiche universitaire d’étudiant de Victor Ucay indique, au verso, les « boules obtenues » à chacun de ses examens.

Rappelons à cet égard[13], qu’à cette époque, les étudiants devaient répondre aux questions d’un jury formé de trois (pour le baccalauréat), quatre (pour la licence) ou cinq (pour le doctorat) examinateurs. Ce jury posait des questions sur toutes les matières d’examen qui n’étaient pas forcément les matières suivies dans l’année par l’étudiant. L’interrogation durait au moins une heure au bout de laquelle chaque juré déposait une bille de bois ou verre dans une urne. Selon la couleur de cette boule on connaissait l’appréciation anonyme du jury et on en déduisait, à la majorité, l’échec ou la réussite de l’impétrant. Pour le baccalauréat par exemple, les étudiants devaient subir un examen pour chacune des deux années. Ils étaient donc notés, en tout, par six professeurs (soit six boules différentes de couleur). Pour parvenir à la licence, il fallait encore ajouter deux nouveaux examens oraux (soit huit boules différentes) ainsi qu’une soutenance de thèse en la présence de cinq examinateurs. Autrement dit, une fois toutes ces billes ajoutées, on constate ainsi que l’explique le doyen Foucart[14] (1799-1860) que « le mérite des épreuves à subir pour arriver au grade de licencié [était] apprécié par 19 boules[15] (…) blanches, rouges ou noires ». La couleur noire était celle de l’échec, le blanc celle de la réussite et le rouge traduisait un examen tout juste moyen. Aussi[16], « tout scrutin sur une desdites épreuves dans lequel le candidat [avait] deux boules noires entraîn[ait] de plein droit l’ajournement ». En revanche l’unanimité de boules blanches emportait la proclamation : « reçu avec éloges ».

Ill. 11 © Ut1. Archives UT1, 5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, verso.

Qu’en fut-il s’agissant de l’étudiant Ucay ? Sur les 34 boules qu’il obtint de sa première année en Droit au doctorat, on recense :

  • Aucune boule noire ;
  • 16 boules rouges ;
  • et logiquement 18 boules blanches, symbole d’excellence.

Le bilan est donc globalement « très » positif mais il ne s’agit pas de l’étudiant « modèle » ou brillant en toute occasion académique.

Ucay, étudiant à la Faculté de Droit de Toulouse. Si l’on connaît le résultat des examens de Victor Ucay, on sait aussi avec précision qui furent ses enseignants. Pour le savoir, il suffit par exemple d’ouvrir le Registre de la Faculté de Droit[17] pour connaître la répartition des leçons et des conférences.

On sait ainsi que pendant l’été 1876, au moment où il devenait bachelier en Droit, Victor Ucay put assister aux leçons[18] de droit romain d’Henri Massol (1804-1885) et même profiter de celles du doyen Auguste Laurens[19] (1792-1863) peu de temps avant son départ. De même, put-il suivre les cours de Code civil de MM. François Joseph Paget (1837-1908) ainsi que du futur préfet Eugène René Poubelle (1831-1907). Lors de sa 2e année de Licence[20], il suit entre autres, toujours le professeur Poubelle qui lui enseigne encore le Droit civil, mais aussi le professeur Henry Bonfils (1835-1897) en procédure civile ; toujours Massol en droit romain et Victor Molinier (1799-1887) en droit pénal (à l’époque dit criminel).

De la Licence au Doctorat. S’agissant de la 3e année de Licence (1877-1878) puis des examens de 4e de Doctorat (1879 à 1881), on sait[21] également que Victor Ucay put assister aux leçons suivantes :

  • aux dernières leçons (3e année) de droit civil, d’Eugène Poubelle ;
  • au cours de droit commercial du doyen Dufour (présenté infra) ;
  • ainsi qu’au cours de droit administratif d’Henry (Antoine) Rozy (1829-1882).

On s’arrête évidemment un instant sur cette dernière information pour rappeler que Rozy est né à Toulouse, le 12 octobre 1829 et décédé le 20 septembre 1882. Il a successivement été avocat, professeur suppléant provisoire (1855), puis agrégé et rattaché à la Faculté de droit de Toulouse (1862) où il enseigna l’économie politique pour les aspirants au doctorat et remplaça en droit administratif le titulaire Chauveau aux côtés de Batbie lorsque Chauveau, précisément, ne pouvait assurer du fait de son état de santé ses leçons[22]. A la mort de Chauveau, en 1868, Rozy sera durablement chargé du cours (qu’il n’appréciait pourtant manifestement pas !) et ce, jusqu’en 1882 lorsqu’un dénommé (et célèbre) Ernest Wallon[23] (1851-1921) l’y remplacera avant l’arrivée (en 1888) de Maurice Hauriou. Hélas, Rozy n’a pas assez publié et spécialement pas en droit administratif pour que l’on soit renseigné sur son enseignement. En revanche, il participa au Journal du Droit Administratif ce qui incita peut-être Victor Ucay à s’abonner.

On sait par ailleurs, grace à la lecture du précieux Registre préc., que pendant l’année 1878-1879 certains des cours de Rozy (malade et empêché) furent assurés par un remplaçant[24], jeune professeur agrégé, (Pierre Marie) Georges Vidal (1852-1911) qui avait plutôt goût pour le droit pénal mais accepta la charge en droit administratif comme tout dernier arrivé à l’époque. En dernière année[25], il retrouva Massol en droit romain et Laurens en droit des gens (droit international) et connut le professeur Ginoulhiac (1818-1895) qui lui fit découvrir le droit coutumier, présent dans sa thèse de doctorat. Il faut alors rappeler que c’est peu de temps auparavant, dans une séance datée du 1er mars 1878, que la Faculté de Droit Toulouse fut[26] :

« d’avis à l’unanimité qu’une chaire de droit des gens, que l’on pourrait plus opportunément appeler chaire de droit international, soit créée à Toulouse dans les plus brefs délais possibles ».

C’est à la même époque[27] qu’il fut expliqué que « chacun de MM. Les Professeurs » allait être appelé « d’après son rang d’ancienneté à se prononcer sur le point de savoir s’il voulait ou non se charger d’un cours » complémentaire financé par les collectivités locales (essentiellement municipales). C’est à partir de cet instant que Rozy exprima qu’il « prendrait volontiers le cours de législation industrielle » c’est-à-dire le futur cours de droit du travail[28], matière dans laquelle il s’exprima et s’épanouit bien plus qu’en droit administratif.

1877, Victor Ucay & la vocation pour le droit administratif ? Les liens entre Victor Ucay et le droit administratif sont véritables, ainsi qu’on le développera par plusieurs exemples tout au long de sa vie et de ses engagements (électoraux notamment). Non seulement il fut abonné au Jda ce qui marque naturellement déjà un intérêt réel et précoce pour le droit administratif mais encore, il désira manifestement s’y investir scientifiquement même si l’Université ne le suivit pas sur ce chemin.

En effet, apprend-t-on dans une exceptionnelle archive privée détenue par ses descendants, en août 1877 (c’est-à-dire à la fin de sa dernière année de Licence puisqu’à l’époque les cours s’achevaient à la fin de l’été), il écrivit à son père que le sujet qu’il avait d’abord proposé pour son dernier examen, la thèse de Licence en Droit, avait été refusé :

« Je n’ai pas de chance pour mon dernier examen. M. Massol et M. le Doyen ont refusé de signer ma thèse de droit administratif – sous prétexte qu’elle parlait de religion – mais je me demande comment on peut faire pour ne pas parler religion dans un sujet qui traite des cultes ».

On imagine la déception de Victor. Il avait écrit sa thèse de Licence (une dissertation généralement d’une dizaine à une vingtaine de pages) en choisissant le droit administratif et en proposant, comme premier sujet personnel d’étude(s), une question lui tenant à cœur : celle des cultes (on ignore s’il s’agissait de biens, d’agents, de libertés puisque nous n’avons pu trouver le manuscrit refusé). Par suite, précisait le fils à son père : « Enfin, peine perdue, c’est à refaire. J’ai pris un autre sujet « l’attribution des conseils municipaux » » c’est-à-dire un sujet bien plus descriptif et bien moins polémique essentiellement relatif aux évolutions des Lois dites municipales.

Il est alors très intéressant non seulement de voir que Victor Ucay désirait faire du droit administratif (qu’il ne subissait pas à la différence de très nombreux étudiants et même d’enseignants) mais encore qu’il avait choisi de parler d’un sujet lui tenant particulièrement à cœur, celui des cultes et de la religion. Il précise même dans sa lettre qu’il y avait passé trois mois alors que pour refaire son travail il allait y consacrer seulement quelques heures de rédaction, en urgence, pour pouvoir soutenir quelques jours plus tard, le 14 août ce qui lui fera obtenir 4 boules blanches (un travail exceptionnel) et une seule boule rouge.

Ill. 12 & 13 © Famille Ucay. Lettre du 10 août 1877 de Victor Ucay
à son père Jean à propos de sa scolarité et du droit administratif (1877).

Pour l’anecdote, dans sa thèse de doctorat, Victor Ucay réussira (on y reviendra) à tout de même parler des cultes (et donc de religion !) malgré la « peur » sinon la « frilosité » de ses enseignants.

Les doyens en place de 1874 à 1881. Pendant la période où Victor Ucay étudie à la Faculté de Droit de Toulouse, le décanat évolue. A son arrivée, c’est François-Constantin Dufour (1805-1885), l’un des moteurs et rénovateurs de l’enseignement du droit commercial en France qui sera doyen et le restera jusqu’en 1879. A partir de ce moment, c’est Henry Bonfils (1835-1897) qui règnera jusqu’en 1888.

1878, Toulouse, le droit administratif & le nouveau Jda. En 1878, a-t-on dit, Victor Ucay recevait donc des cours de droit administratif et le Droit administratif, quant à lui, subissait quelques secousses et ce, singulièrement à Toulouse. En effet, pour le Jda en particulier, 1878 est une année noire car elle est marquée par le décès d’Ambroise Godoffre le 17 août 1878 à Toulouse. La dépêche[29] du même jour relate ainsi la mort « de M. Ambroise Godoffre, avocat et chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne, qui a été emporté, ce matin, à une heure, par une attaque d’albuminerie (sic). Depuis fort longtemps, M. Godoffre occupait son poste à la préfecture, où ses aptitudes spéciales et ses connaissances administratives lui permettaient de rendre des services appréciés ».

Voilà donc que, sans le savoir, Victor Ucay reçu le dernier des numéros du Jda dont Godoffre fut le rédacteur en chef et auquel, on l’a vu (et lu), il participa. Par suite, le Journal allait évoluer et être dirigé à nouveau par un universitaire succédant à Godoffre qui avait lui-même remplacé Chauveau. Qui fut alors le nouveau directeur ? Le titulaire de la chaire de droit administratif de la Faculté toulousaine : Henry Rozy qui allait, à son tour, essayer de donner sa « patte » à notre média, notamment en essayant d’y apporter un regard plus critique envers les collectivités administratives et leurs gestions. Relisons alors le bandeau postal adressé à Victor Ucay en 1878. Deux informations s’y trouvent qui avaient peut-être échappé à l’œil rapide et premier du lecteur.

Ill. 14 © & coll. perso. Mtd. Extrait posté du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année)
envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre
(modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

On y apprend effectivement trois informations :

  • d’abord, le lieu d’édition du Jda qui était en 1878, comme lors de sa fondation en 1853, rue St-Rome à Toulouse au numéro 44 ;
Ill. 15 © & coll. perso. Mtd. Extrait d’un courrier-mandat adressé par la rédaction
du Journal du Droit Administratif (au 44, rue St-Rome à Toulouse)
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
  • ensuite, qu’en 1878, au moins, Victor Ucay alors qu’il était étudiant et au moment où il devenait avocat, résidait rue du Fourbastard, près du Capitole, au n°01 de la rue, à l’emplacement actuel d’une chocolaterie, au croisement de la rue dite des puits clos ;
  • enfin qu’il arrivait que le typographe ne se relise pas ou pas assez puisqu’une coquille (l’aviez-vous vue ?) s’est glissée dans le titre même de la revue dénommée Journal du Droit Adminisralif … et non « administratif » !

Ena, encore & toujours ? Enfin, 1878 et le droit administratif, c’est aussi l’évocation d’un projet que toutes les Républiques ont connu : celui d’une école spécialisée en droit administratif (l’Ecole Nationale d’Administration ou Ena) chargée de former l’élite administrative du pays. En 1848, sous la Seconde République, il s’agissait du rêve d’Hippolyte Carnot (1801-1888), le père du futur Président de la République qui y consacrera en 1878 une très belle notice historique. On a d’ailleurs déjà écrit sur cette première[30] « Ena » dans d’autres travaux[31] et ce qu’il est intéressant de constater ici en 1878 c’est la façon dont la Faculté de Droit de Toulouse, comme la plupart des autres établissements des Universités de France va s’arc-bouter par principe contre le projet de peur que l’on touche à son monopole d’enseignement. En effet, en 1848 déjà, lorsque Carnot (avant d’être rapidement remplacé) proposa ce projet d’Ena, les Facultés de Droit en très grande majorité le refusèrent en bloc craignant que l’on touchât à leurs compétences et pré carrés. Il est alors amusant de penser que ces mêmes Facultés jusqu’en 1848 dénigraient globalement, par leurs membres, l’enseignement du droit public mais, au moment où on voulut y porter atteinte en créant un enseignement concurrent, se réunirent pour affirmer non seulement l’importance mais encore la nécessité d’un enseignement du droit administratif dans toutes les Universités de France. Rares furent effectivement les enseignants de Facultés (comme Macarel (1790-1851), Bourbeau (1811-1877) ou encore Foucart) à oser prôner la nécessité d’une Ecole spécialisée et complémentaire des Facultés de Droit ce que des publicistes ou des juristes comme Edouard de Laboulaye (1811-1883), hors les murs des Facultés, étaient bien plus prompts à soutenir.

Or, en 1878, à Toulouse en particulier, on revit la même scène. C’est encore à l’initiative d’Hyppolyte Carnot, alors sénateur, qu’était effectivement envisagée la création d’une nouvelle Ecole républicaine d’administration. Avant d’y procéder, on décida de consulter les Facultés de Droit et, comme en 1848, voici ce que globalement elles répondirent[32] :

« non ».

La Faculté toulousaine refusait ainsi comme beaucoup d’autres l’idée d’une Ecole unique d’administration et y préférait la création, dans chaque Faculté de Droit, de sections « sciences administratives & politiques ». L’Ecole toulousaine émit même un « contre-projet » en ce sens et conclut d’un : « nous ne remonterons pas avec [Carnot] dans le passé » ! 1878 achève donc cette pérennité de reconnaissance de l’utilité et de la scientificité du droit administratif dans les Facultés de Droit après 1856. Il a fallu pour ce faire que les Facultés de Droit se sentent attaquées mais peu importe la raison après tout !

1881 : année du doctorat de Victor Ucay
& grève à la Faculté !

Troisième et dernière année importante dans cet examen comparé de la vie d’Ucay et de celle du droit administratif à Toulouse : 1881. C’est avant tout, pour Victor Ucay, l’achèvement de son cursus académique qu’incarne, le 18 juillet 1881, à quatre heures de l’après-midi, la soutenance de sa thèse de doctorat en droit.

Une thèse « notariale » en droits romain, coutumier & civil positif. Son étude, dont il a été imprimé plusieurs exemplaires[33], s’intitulait Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain suivis Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français mais comprenait, comme on l’a exprimé supra en fait trois parties distinctes : deux en ancien(s) droit(s) et une en droit positif :

  • il y a d’abord une première partie (d’une centaine de pages) sur les pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ;
  • suivie d’une cinquantaine de pages sur le régime dotal avec Société d’acquêts en droit coutumier, suivant alors les enseignements précités du professeur Ginoulhiac dont le titre était alors celui de[34] « professeur de droit français étudié dans ses origines féodales et coutumières » ;
  • et la dernière partie (d’une cent cinquantaines de pages environ) s’attaque au droit civil positif du régime dotal.
Ill. 16 © & coll. perso. Mtd. Frontispice de la thèse de doctorat en droit de M. Victor Ucay :
Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

Il s’agit donc, pour l’époque, d’une thèse non pas conséquente mais – très – conséquente.

Près de 335 pages jusqu’à la table des matières ; introduction et « positions » de thèses comprises. C’est énorme à l’époque où une thèse de 120 à 150 pages était la moyenne et constituait, déjà, une œuvre remarquée.

Avec ses 335 pages écrites non en une année (comme souvent à l’époque juste après l’obtention de la licence mais en deux voire trois années (à regarder les inscriptions des examens acquis entre 1878 et 1881), la thèse de Victor Ucay est remarquée et il en obtient presque les éloges puisque sur cinq suffragants quatre lui délivrent les « boules blanches » de la réussite. On connaît d’ailleurs le nom des membres de son jury de thèse (sans savoir qui a refusé les éloges !) ainsi constitué sous la présidence de Gustave Bressolles (1816-1892), qu’a priori, pourtant, Ucay n’eut pas comme enseignant à l’exception de conférences de doctorat[35] : MM. Charles Ginoulhiac (on imagine pour le droit coutumier sus-évoqué), Barthélémy Arnault (1837-1894) qui, en 1878, est le seul à enseigner (par le jeu des conférences et des cours complémentaires notamment) le droit notarial et celui de l’enregistrement, Georges Vidal que l’on a présenté supra comme chargé temporaire du cours de droit administratif lorsqu’Ucay y assista et Ernest Wallon également évoqué ci-avant (pour ses compétences en droits civil et administratif). Il s’agit donc étonnamment peut-être d’un jury très favorable aux idées même du droit public puisque trois des cinq membres au moins (Ginoulhiac, Vidal & Wallon enseignèrent ou écrivirent à propos du droit administratif). D’ailleurs, on pourra relever[36] que parmi les positions[37] de thèse soutenues par l’impétrant, trois concernant le droit administratif, étaient loin d’être inintéressantes et que deux en particulier étaient certainement proches des convictions profondes de Victor Ucay. Si l’on met donc de côté la première position relative aux droits pécuniaires et de remboursement de l’État, on note ces deux aphorismes défendus par le candidat :

« La contrainte exercée sur un électeur, même lorsqu’elle n’a pas déterminé le vote ou l’abstention, est punissable en vertu des Lois du 02 août et 30 novembre 1875 » ;

et « La mairie ne fait pas, comme l’église, partie du domaine public de la commune ».

Quelques brèves remarques à leurs égards : en 1881, Victor Ucay a vingt-cinq ans et il n’est pas encore élu local (ni municipal ni départemental). Il y songe peut-être mais il ne l’est pas. Il donne manifestement tout son temps entre les propriétés familiales et leurs chevaux (cf. infra) mais aussi, il est déjà un avocat délivrant conseils juridiques et contentieux. Il signe et présente d’ailleurs sa thèse de doctorat sous ce titre. En revanche, tout au long de la thèse, en anciens droits comme en droit positif, son attachement à la religion et à l’Eglise catholique est (encore) patent mais ne nous étonne pas. Nous ne sommes ainsi pas surpris de retrouver parmi les positions de thèse la mention du sort d’un bâtiment, selon lui, à protéger plus encore que la mairie : l’église ! Il s’agit même peut-être en résumé de la thèse de licence qu’il avait voulu soutenir (et qu’il avait écrite mais qui fut refusée) en 1877. Il faut dire aussi qu’à l’époque où Ucay écrit, il n’existe pas encore de définition assise du domaine public et la conception très libérale de Jean-Baptiste Victor Proudhon (1758-1838) s’affirme en doctrine majoritaire. Concrètement, à part quelques lecteurs des Eléments de droit public et administratif du doyen Foucart, on considérait en effet, en 1881 et jusqu’à la Seconde guerre mondiale au moins, que le domaine public devait être le plus restreint possible et essentiellement concentré dans les voies de communication, les éléments immobiliers à la garde des personnes publiques et mis à l’accès direct de tous ainsi que les objets insusceptibles de propriété[38]. On pouvait donc tout à fait soutenir comme Ucay qu’une église était ouverte et accessible à tous et donc faisait ainsi partie du domaine public à la différence d’une mairie gérant le bâtiment l’abritant comme une propriété privée classique. Un doyen Foucart qui prônait quant à lui l’affectation au service public[39] en aurait bondi mais il n’était pas là ; pas même son esprit !

De même, est-il amusant de constater l’intérêt de Victor Ucay pour le droit public électoral alors qu’il sera lui-même vingt années après au sein de collectivités territoriales et même de batailles électorales.

Pourtant, la lecture du sujet puis du contenu de la thèse, n’y trompent pas : il s’agit, outre les aspects historiques de droits romain et coutumier, de droit notarial, de droit civil (des familles) et de droit commercial. Dans la première partie, Ucay insiste sur les pouvoirs exceptionnels de l’époux, détenteur de la manus et de la patria potestas sur l’ensemble de la cellule familiale. La manus étant[40] « définie (…) comme un pouvoir sans limites, une autorité sans contrôle sur la femme, tant sur sa personne que sur ses biens » et ce qui est intéressant c’est que tout l’ouvrage essaie de prendre en compte le passé. Il ne s’agit effectivement pas de trois parties totalement hermétiques et l’auteur y jette sans arrêt des ponts pour essayer, grace au passé, d’éclairer le présent et de prévoir l’avenir. En ce sens, conclut-il[41] à l’actualité et au futur vraisemblable des « contrats de mariage » au détriment du régime dotal mais ce, « comme pour rappeler qu’il fut le produit d’une transaction entre « ceux qui furent nourris au pays de Droit écrit et ceux des pays de Coutumes » ». Et l’auteur de citer à cet égard un nouveau venu à la Faculté de droit de Toulouse, Joseph Bressolles[42], fils de son Président de thèse ayant récemment publié sur le sujet.

La thématique étant néanmoins éloignée du droit administratif, on ne la détaillera pas se contentant de questionner peut-être en conclusion l’utilité d’un tel travail ? Au fond, pour le notariat en particulier, il était évident. Pour la science, a priori, également à en croire les « boules blanches » obtenues malgré la présence d’un jury difficile mais qu’en était-il pour l’avocat (et non le notaire) Victor Ucay ? Cette soutenance de thèse était-elle simplement le parachèvement de ses études comme pour prouver aux siens ou à lui-même qu’il en était capable ? Ou s’agissait-il d’une volonté de conquérir ensuite un poste dans l’Université puisque cette dernière n’est ouverte, en enseignements pérennes, qu’aux titulaires du doctorat ?

On ne connaît avec certitude la réponse à cette question mais l’absence de candidatures (sauf erreur de notre part) de Victor Ucay à quelques concours toulousains notamment nous laisse à penser que c’est véritablement pour lui (et pour la science) qu’il conquit ce grade de docteur. Le fait qu’il ait aussi désiré autant s’y investir dès la Licence nous le présentent comme un véritable érudit, un amateur de la science, du verbe et des études, au sens le plus noble et désintéressé de termes.

Partant, Ucay nous offre à découvrir l’une de ses premières facettes (après n’avoir été qu’étudiant) : celui du notable érudit et docteur en Droit comme une honorabilité scientifique acquise. Toutefois, l’homme fut aussi un élu local, un avocat, un propriétaire surtout, un amoureux des chevaux et des chais ainsi qu’un militaire de carrière.

Ill. 17 © Famille Ucay. Victor Ucay – portrait (circa 1885).

Ce sont donc plusieurs visages et peut-être plusieurs vies qu’a connus Victor Ucay.

1881 & les étudiants de la Faculté de Droit de Toulouse. Quelques mois avant la soutenance de la thèse précitée, la Faculté de Droit de Toulouse va connaître une véritable révolution dont le Registre[43] préc. des délibérations de la Faculté mais aussi la presse tant locale que nationale va relater. En effet, pendant les deux dernières semaines de mars 1881, les étudiants en Droit se sont fait entendre et ont manifesté leur mécontentement jusqu’à causer un fort désordre à l’ordre public toulousain ce qui étonnerait toutes les actuelles Facultés de Lettres et de sciences des Universités de Toulouse II et III d’aujourd’hui ! Ainsi, relate d’abord[44] le Journal du Cher à propos de la journée du 1er avril 1881 :

« Quatre cents étudiants ont envahi l’amphithéâtre et sommé le doyen de comparaître. Sur son refus, ils ont crié « À bas Bonfils ! À bas le doyen ! Qu’il donne sa démission… » Puis ils ont brisé les bancs, les fauteuils des professeurs et les becs de gaz. Un professeur ayant voulu intervenir a été repoussé, puis renversé et maltraité assez fortement. Pendant ce temps, le doyen se tenait caché dans le vestiaire ». Les étudiants promettaient alors de continuer leur lutte tant que le doyen n’aurait pas abrogé son « règlement vexatoire ».

Ce même 1er avril (sans blague), la Faculté voulut délibérer pour agir mais – relève le Registre – il fut « constaté au procès-verbal que, par suite de l’état d’insubordination dans lequel se sont mis les étudiants de l’Ecole de droit, la Faculté n’a pu délibérer dans le lieu ordinaire de ses séances ». Pourquoi tant de haine et de troubles ? Il faut rappeler qu’à cette période le doyen Bonfils (qui venait de succéder à Dufour à la rentrée 1879) avait voulu se montrer très zélé dans l’application du règlement sur les assiduités estudiantines en refusant leurs inscriptions aux examens aux étudiants ayant été défaillants à plus de trois reprises… Cette poigne n’était en revanche en rien toulousaine et coïncide parfaitement avec la première présence, très contestée par les catholiques conservateurs et libéraux, de Jules Ferry (1832-1893) au ministère de l’Instruction publique (du 04 février 1879 au 10 novembre 1881) parallèlement à sa présidence du Conseil des ministres tout entier. On en veut pour preuve cet entrefilet dans Le Français du 03 avril 1881 :

« Le régime moral auquel M. Ferry a mis l’Université produit ses fruits. Chaque jour on entend parler dans une école de l’Etat d’une révolte nouvelle. Aujourd’hui (…) c’est à la Faculté de droit de Toulouse que les désordres ont éclaté. Or, en était-il de même avant M. Ferry » ?

À Toulouse et en région, la presse se divisa selon les accointances politiques. La Gazette, par exemple, voulut se payer la tête du doyen en soutenant les étudiants[45] et en affirmant à propos de Bonfils que l’on ne « trouve personne qui consente à le défendre. Tant pis pour lui, il ne nous plaît pas de le plaindre ». La Dépêche également se rangea, mais avec plus de modération, du côté des étudiants en acceptant de publier leurs comptes-rendus ainsi que leurs invitations. Ainsi, lit-on dans l’édition du 04 avril 1881 (en page 03) que « MM. Les étudiants en droit » sont prévenus de ce qu’une « réunion privée aura lieu » le lundi après-midi (04 avril) dans la salle du Pré-Catelan avec pour ordre du jour « mesures à prendre par suite de la fermeture de la Faculté de droit ». C’est qu’effectivement à la suite des événements du 1er avril 1881, l’Ecole dut fermer ses portes. Selon les journaux, on parla alors d’un événement politique et d’une grève estudiantine mettant en cause des dizaines ou des centaines d’étudiants (de 150 à 500 selon les narrateurs !). La petite Gironde[46] retint quant à elle que contrairement à ce que d’autres écrivaient, le doyen Bonfils n’avait jamais de sa propre initiative réactivé une norme obsolète par excès de zèle puisque ledit règlement litigieux avait « été rédigé » et « voté par la Faculté tout entière » (ce dont atteste la délibération du 31 janvier 1881 au Registre) « en conformité d’un décret de la fin de décembre 1880 » publié sur « l’invitation formelle » du ministre Ferry[47]. Il n’y aurait donc ni manœuvre décanale ni règlement « tombé en désuétude ». Concrètement, en effet, en 1881, si trois absences étaient constatées, les étudiants pouvaient être privés de leur droit de s’inscrire aux examens ou aux cours suivants « à moins qu’ils ne fournissent de bonnes raisons pour être relevés » et leur assiduité retrouvée du trimestre suivant pouvant même compenser un manque passé. L’auteur de l’article à La petite Gironde ajoutait même que la plupart des parents en étaient ravis et qu’il en était même qui avaient « appris ainsi que leur fils leur faisaient payer très régulièrement des inscriptions » alors qu’il n’allait pas en cours ou – pire – que pour certains ces inscriptions étaient, avec les nouvelles Lois républicaines, devenues gratuites ! Depuis Paris, Le Figaro[48] relate ainsi les événements :

« Toulouse, 1er avril. Des troubles viennent d’éclater à la Faculté de Droit. Depuis longtemps, déjà, une irritation sourde des étudiants existait contre M. Bonfils, le doyen de la Faculté, en raison de l’application draconienne de règlements tombés en désuétude. Ainsi, par exemple, trois manquements aux cours entraînaient la perte d’une inscription. Hier soir, une réunion de cinq cents étudiants a eu lieu dans la salle du Pré Catelan. La discussion a été vive, mais calme. On a décidé l’abstention en masse au cours et la mise en quarantaine de la Faculté jusqu’à ce que satisfaction soit obtenue. Ce matin, à huit heures, un très grand nombre d’étudiants ont bloqué les professeurs et les cours ont été nuls. A une heure, des troubles sérieux se sont produits. Les banquettes, les chaises, des vitres ont été brisées. Le doyen a voulu s’interposer ainsi que M. Capmas, recteur (…) mais ils n’ont pas réussi. La Faculté délibère. L’irritation est très grande. Toute la police est sur pied ».

Ill. 18 © & coll. perso. Mtd. Extraits du Figaro daté du 02 avril 1881.

A la Faculté justement, on s’était donc enfermé, le 1er avril 1881, portes closes, dans une autre salle que celle du conseil et l’on chercha une solution entre professeurs. Personne n’ignorait alors la délibération du 31 janvier[49] dernier au cours de laquelle le règlement si litigieux avait été adopté et disposait en son article 1er : « la résidence à Toulouse et l’assiduité aux cours sont obligatoires pour tous les étudiants » puis par les articles suivants imposait un appel « au moins deux fois par mois » par cours. Y figurait aussi cette mention de ce que « l’étudiant qui aura manqué à l’appel trois fois dans un trimestre et dans le même cours, sans dispense ou excuse légitimes, ne sera pas admis à prendre l’inscription suivante » pour conclure en un article cinquième que : « les inassidus (sic) ne peuvent être relevés, sur la demande des parents, que par une délibération de la Faculté ».

Le 1er avril 1881, par suite, l’assemblée des professeurs évoqua l’application de l’article 05 du règlement de janvier 1881 et constata que, fin mars (ce qui avait provoqué l’ire estudiantine), les parents des étudiants juristes toulousains avaient reçu des lettres par centaines les informant de ce que leurs enfants n’avaient – précisément – pas été assidus alors qu’auparavant on était effectivement plus laxiste en la matière. Le doyen Bonfils avait conséquemment reçu 115 lettres narrant des excuses et explications et « pour 113 de ces lettres », la Faculté acceptait de lever la suspicion d’inassiduité. Pour deux autres, en revanche, « la Faculté ne [crut] pas devoir admettre les explications fournies ». Et, comme pendant la réunion, on avait continué au-dehors par des « bris de meubles et de carreaux » à commettre de sérieux troubles à l’ordre public, non seulement le renfort de la police avait été demandé mais on avait même sollicité le représentant de l’Etat pour qu’il ordonnât la fermeture temporaire de l’établissement.

Effectivement, du 1er au 25 avril 1881, à la suite des mouvements estudiantins, la Faculté de Droit de Toulouse ferma ses portes (ce qui comprenait les vacances de Pâques lors des derniers jours de la période considérée) mais il fallut bien quelques semaines pour que cessât ce que l’on qualifia de « grève » des étudiants juristes. Ces derniers s’étaient réunis avant le 1er avril au Pré Catelan et à la suite de l’annonce d’une fermeture des locaux, il se réunirent donc une seconde fois le 04 avril comme l’avait annoncé La Dépêche. Lors de cette réunion, on releva[50] que la Faculté de Droit, à la suite des événements du 1er avril, avait demandé (et obtenu du rectorat) une fermeture temporaire de l’établissement ; que les étudiants (manifestement conduits par des Républicains) avaient remercié la presse de son concours et même que le maire de Toulouse (qui avait été maire provisoire de Toulouse pendant l’année 1871 de « Commune » puis en 1881, l’avocat et républicain Léonce (Raymond Jean) Castelbou (1822-1887)) y fut très applaudi pour son soutien même s’il était aussi dit qu’il avait cherché à rester le plus neutre possible. Le Journal La Loi[51] rapporta quant à lui que les étudiants s’étaient réunis « place du Capitole » le lundi 04 avril avant d’aller en rangs à la Faculté où des « escouades d’agents de police gardaient les alentours de l’Ecole ». « Le commissaire central ayant très poliment demandé aux étudiants de vouloir bien se disperser », ils ont été se réunir au Grand-Rond en engageant à continuer les manifestations s’il ne leur était pas donné satisfaction. Très concrètement, c’est alors que la Faculté était encore fermée, que la solution arriva. En présence du recteur, le doyen Bonfils et ses collègues se réunirent à nouveau le 07 avril 1881[52] et décidèrent des actions à matérialiser : continuer la fermeture de l’établissement, ne pas partir à l’affrontement direct avec les étudiants et écrire aux parents pour expliquer la situation et espérer l’apaisement. C’est bien dans une opération de communication et de transparence que le doyen et son équipe se lancèrent. Leur volonté était alors de communiquer non seulement sur le fait que le règlement contesté par les étudiants juristes n’avait en rien été abrogé par coutume ou réactivé par une volonté décanale de nuisance mais qu’il s’agissait au contraire d’une norme toute nouvelle. Ce règlement de janvier 1881 n’avait en effet été acté par la Faculté (et non par son seul doyen) sur invitation de la nouvelle réglementation académique de Jules Ferry. Par ailleurs, on désirait souligner le fait que la Faculté de Droit de Toulouse, dès janvier 1881 comme par application en avril suivant, avait organisé des possibilités de lever ou de rattraper les inassiduités originellement prévues. Alors, avec l’assentiment du ministère et même du Président du Conseil, jules Ferry, il avait été décidé de retrouver les « meneurs » de la révolte pour les poursuivre et les faire condamner mais uniquement eux ; les centaines d’étudiants « suiveurs » recevant l’indulgence de l’Université « pour éviter d’entretenir ou de raviver une émotion regrettable ». Ainsi, sur les près de 200 jeunes hommes suspectés originellement d’avoir manqué à leurs obligations, 75 seulement furent réellement considérés tels[53]. Dès le lendemain, 08 avril 1881, la lettre expliquant ces éléments fut imprimée et envoyée à tous les parents même à ceux des étudiants assidus.

Victorine et Jean Ucay reçurent donc cette lettre quelques semaines avant la soutenance de la thèse de doctorat de leur fils qui, manifestement, ne faisait pas partie des manifestants grévistes précisément parce qu’il avait, quant à lui, bien pris et payé toutes les inscriptions pertinentes à temps. Peut-être même ne fut-il pas invité aux manifestations étant depuis 1879 sorti du sérail estudiantin pour se consacrer à ses affaires d’avocat et à la rédaction pluriannuelle, on l’a dit, de sa thèse. Quoi qu’il en soit la coïncidence chronologique était intéressante à rappeler.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 350.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] L’acte se trouve, sous le numéro d’appel 63, au Recueil versé des anciennes archives communales de Grenade dans un Registre d’état civil pour 1856-1857 (sous la cote AD 31 ; 2 E IM 205 – Grenade 1 E 24). A la page 18 dudit registre. Par ailleurs, le recueil des tables alphabétiques d’Etat civil de la commune (pour les années 1851-1856 ; cote AD 31 ; 2 E 547 Grenade 1 E 19) indique également (p. 82) la mention au 02 mai 1856 de la naissance d’un enfant légitime de sexe masculin et dénommé Pierre Jean Victor Ucay.

[2] Il est en effet mentionné, en date du 18 décembre 1950, en marge du premier recueil cité (1 E 24 ; p. 18) que Victor Ucay est « décédé à Grenade le 18 décembre 1950 ».

[3] Et l’on se permettra de renvoyer à notre article en ce sens au Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 304 : « Toulouse & le droit administratif enseigné I / III : le XV avant Hauriou (1788-1888) ». Il s’agit d’un article partiellement publié en ligne et totalement accessible in Toulouse par le Droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 17 et s.

[4] Il s’agit d’abord du père (Jean-Raymond (1751-1838) de Bastoulh et ensuite au nom du fils (Carloman (1797-1871)). Rappelons en effet que le père (qui devint doyen de l’établissement d’août 1821 au 29 septembre 1829) fut l’un des premiers titulaires de la chaire de Code civil III dans laquelle a priori devait être enseigné le droit administratif ou a minima ses linéaments. On ne sait en revanche si – concrètement – le civiliste accepta de s’y adonner plus qu’une année ou deux ! On sait par ailleurs que le futur doyen de Bastoulh avait été avocat au Parlement de Toulouse sous l’ancien régime (vers 1775) et qu’il accéda le 22 mars 1805 comme titulaire de la 3e chaire de Code Napoléon. On devine enfin qu’il fut légitimiste puisque, comme son fils (ou plutôt l’inverse) il démissionna de ses fonctions (y compris décanales) le 29 septembre 1830. Quant au fils : né le 06 janvier 1797, (Antoine-Hyacinthe) Carloman de Bastoulh était donc l’héritier d’une dynastie occitane. C’est dans sa ville natale, à Toulouse, que Carloman avait obtenu ses grades (du baccalauréat au doctorat) en droit puis qu’il s’était inscrit au Barreau dès 1816. Toutefois, ambitionnant à son égard une carrière d’envergure nationale, son père, dès sa nomination comme doyen de la Faculté de droit, le confia, en novembre 1821, à son ami Isidore de Montbel pour qu’il apprenne auprès du Barreau parisien. Carloman n’y resta toutefois qu’une année puisque, le 09 octobre 1822, il réussit à intégrer l’établissement paternel en qualité de professeur suppléant. En octobre 1829, c’est encore de Montbel qui va permettre à Carloman d’obtenir sa titularisation en tant que professeur de droit administratif.

[5] Il s’agit d’un des Ténors du Barreau toulousain mais selon les sources son identité (Louis ? Jean-Baptiste ?) change. Il s’agit a priori bien de Louis (de son nom complet Jean-Dominique-Daniel-Louis) Romiguières (1775-1847). En tout état de cause cet avocat, relève le rédacteur de la Revue de Législation ne resta pas : « fut créée, pour M. Romiguiere, une chaire de droit public français à laquelle M. Romiguiere renonça peu de jours après avoir été installé, et sans qu’il eût encore professé » (Wolowsky Louis-François-Michel-Raymond (dir.), « Tableau actuel des neuf Facultés de droit de France avec les mutations survenues depuis leur création » in Rlj ; Paris, De Cosson ; 1839, Tome IX ; p. 464 et s.).

[6] La plupart des éléments généalogiques ici réunis l’ont été grâce à l’admirable gentillesse et amabilité de l’actuelle famille Ucay et particulièrement de M. Jean Ucay. Mille mercis à eux.

[7] Respectivement dénommées Dominique (1797-1882), Marie-Anne (1799-1866), Guillemette (1800-1880), Françoise (1804-1804), Jeanne (1804-1890), Pétronille (1808-1808) et Guillemette (1812-1896).

[8] In La Gironde datée du 09 janvier 1895 ; édition de Bordeaux.

[9] Ucay Gervais, Nouveau traité de la maladie vénérienne où après avoir démontré que la méthode ordinaire de la guérir est très dangereuse, douteuse et difficile ; on en propose une autre fort facile… ; Toulouse, Dom. Desclassan ; 1688 et Amsterdam, Pain ; 1699 (plusieurs éditions connues).

[10] Dezeimeris Jean Eugène, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne ; Paris, Béchet ; 1839 ; Tome IV ; p. 296 et s.

[11] Que l’on remercie ici pour leur disponibilité.

[12] On a écrit sur ces positions in Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Poitiers, Lgdj ; 2007, p. 60 et s.

[13] On reprend ici des développements issus d’Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 50 et s.

[14] Foucart Emile-Victor-Masséna, « Rapport annuel du doyen sur les travaux de la Faculté (1845-1846) » in Séance solennelle de rentrée de la Faculté de droit de Poitiers (1846) ; Poitiers, Dupré ; 1847 ; p. 14.

[15] Pour le doctorat le total était de 34 boules : les 19 du grade de licencié plus cinq autres pour chacun des deux examens oraux et la soutenance de thèse (soit 15).

[16] Article 06 in fine du règlement du 06 juillet 1841 relatif aux examens de baccalauréat, de licence et de doctorat en droit in Recueil de Beauchamp ; Tome I ; p. 907.

[17] Accessible notamment aux Archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote : 8395 W 6.

[18] D’après la séance délibérée le 03 juin 1876 ; p. 98 du Registre préc.

[19] À son égard : Nélidoff Philippe, « Les doyens de la Faculté de Droit de Toulouse au XIXe siècle » in Les facultés de droit de province aux XIXe et XXe siècles : les conquêtes universitaires ; Toulouse, Put1 ; Tome III ; n°16 ; p. 274.

[20] D’après le Registre préc ; p. 102 et s.

[21] D’après le Registre préc ; respectivement aux p. 111 et s.

[22] Archives départementales 31, 3160W249 & Archives universitaires Ut1, 2Z2-7 et 2Z2-8.

[23] On se permettra à son sujet de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « A Toulouse, entre Droit & Rugby : Ernest Wallon (1851-1921) » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; Tome I ; p. 411 et s.

[24] D’après la séance délibérée le 13 juin 1879 ; p. 153 du Registre préc.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] D’après la séance délibérée le 12 mars 1878 ; p. 122 du Registre préc.

[28] Ce que nous avons établi dans des travaux précédents.

[29] La Dépêche (n°2695), édition de Toulouse du 17 août 1878 ; p. 03.

[30] A l’égard de laquelle il faut lire : Thuillier Guy, L’Ena avant l’Ena ; Paris, Puf ; 1983, collection « Histoires » et Wright Vincent, « L’Ecole nationale d’administration de 1848-1849 : un échec révélateur » in Revue française d’administration publique ; Paris, 2000, n°93, p. 19 ; Verrier Pierre-Eric, L’enseignement de l’administration publique en France ; Paris, multigraphié ; 1984 (Université de Paris-I Panthéon Sorbonne) ; p. 59 et s. Pour de plus anciens témoignages on ne négligera pas : Tranchant Louis-Charles-Marie, Notice sommaire sur l’école nationale d’administration de 1848 (…) ; Nancy, Berger-Levrault ; 1884 et Carnot Hippolyte, D’une école d’administration ; Versailles, Aubert ; 1878.

[31] On se permet ici de renvoyer à notre Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 556 et s.

[32] Séance délibérée du 25 juin 1878 ; p. 124 et s. du Registre préc.

[33] Ucay Victor, Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[34] Ainsi que le rappelle la première page de la thèse de doctorat de Victor Ucay.

[35] On peut néanmoins imaginer que c’est au cours de ces conférences que le sujet fut appréhendé.

[36] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 325 et s.

[37] L’une d’elles, sachant que nous sommes désormais co-directeur du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole et que le descendant direct de Victor Ucay, M. Jean Ucay, est aujourd’hui à la direction d’une clinique privée a retenu notre intérêt puisque selon le futur docteur en droit de 1881 : « le médecin peut être déclaré civilement responsable de ses fautes dans les termes des art. 1382, 1383 du Code civil » ce qui, pour l’époque, était assez audacieux et non encore accepté par tous les civilistes.

[38] Ce n’est effectivement, on le sait, en jurisprudence qu’à partir de 1956 avec la célèbre décision CE, Sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton (Rec. 375) que l’on considèrera que le domaine public, aussi, peut-être constitué des biens affectés (fut-ce au moyen d’un aménagement particulier) au service public. On renverra sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Des objets du droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 92 et s.

[39] Cf. à cet égard le chapitre 05 (« JB Proudhon est le « père » du domaine public) de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 193 et s.

[40] Vanneau Victoria, La Paix des ménages ; histoire des violences conjugales (…) ; Paris, Anamosa ; 2016 ; chap. 01 ; note 31.

[41] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 323.

[42] Bressolles Joseph, Des régimes matrimoniaux actuellement pratiqués dans le pays toulousain ().

[43] Et ce, à partir de la séance du 1er avril 1881 ; n°182 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[44] Le Journal du Cher daté du 05 avril 1881 ; p. 02.

[45] En une de la Gazette (édition de Toulouse) du 04 avril 1881.

[46] Dans son édition du 02 avril 1881 ; p. 03.

[47] Il s’agit du décret du 28 décembre 1880 en son art. 1 § 3 (publié au Recueil préc. de Beauchamp).

[48] Le Figaro du 02 avril 1881 ; p. 02.

[49] Séance du 31 janvier 1881 ; n°179 ; p. 190 et s. dudit Recueil.

[50] La Dépêche (de Toulouse) du 06 avril 1881 ; p. 03.

[51] Edition du 06 avril 1881 ; p. 04.

[52] Séance du 07 avril 1881 ; n°183 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[53] La lecture du Registre (op. cit. p. 195) nous apprend même que la Faculté délibéra sur les cinq étudiants considérés comme révoltés et non assidus qu’elle décida de radier même si, formellement, on ne put y procéder dès le mois d’avril parce que quelques collègues étaient en mission en Algérie ce qui empêchait le quorum.

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ParJDA

Sur les traces d’un de nos premiers abonnés, l’avocat, militaire, docteur en Droit & élu local, Victor Ucay (1856-1950)

Art. 349.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

I. Rencontre fortuite,
le long de la Garonne,
avec M. Ucay, étudiant en droit

Il faut, au préalable, raconter notre étonnante rencontre avec celui qui a justifié sinon provoqué la présente contribution. En décembre 2020, à Bordeaux où la Garonne finit de charrier les humeurs et autres alluvions chers au droit administratif des biens, nous avions organisé un petit événement en hommage officieux au 150e anniversaire de la Faculté de Droit de Bordeaux et de son plus fin connaisseur et narrateur, le professeur Bernard Pacteau. Ce dernier venait en effet de signer[1] un extraordinaire opus sur cette histoire académique. Le jour même de l’anniversaire du décret du 15 décembre 1870[2] (re)créant une Faculté de droit en Gironde, ce 15 décembre 2020, nous l’avions donc célébré malgré les confinements. A cette occasion et après avoir évoqué notamment les grands maîtres bordelais du droit administratif, Léon Duguit (1859-1928) en tête mais aussi Henri Barckhausen (1834-1919) ou encore Jean-Marie Auby (1922-2000) pour ne mentionner ici que notre « tiercé[3] gagnant », le professeur Pacteau nous confia (et on voudrait ici très respectueusement et chaleureusement l’en remercier) plusieurs trésors (mais aussi anecdotes) de l’histoire de notre droit administratif. Alors, aux côtés d’écrits rares et précieux des deux maîtres publicistes de la Garonne, Duguit et Hauriou (1856-1929), et notamment « les » thèses[4] de doctorat du (futur) doyen de Toulouse envoyées en hommage à son ami Bordelais, le professeur nous confia ce qui pouvait apparaître de prime abord qu’à l’instar d’un simple clin d’œil complice et amical.

Ill. 01 © & coll. perso. Mtd. Cahier numéro 05 (juin 1878) du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année) envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre (modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

Encore cerclé d’un bandeau de papier jauni permettant au Journal du Droit Administratif d’envoyer (sans avoir à le mettre sous enveloppe comme on le ferait aujourd’hui) un exemplaire de sa dernière édition mensuelle (en l’occurrence le numéro de juin 1878[5]), le professeur nous remettait un exemplaire du « premier » Jda (celui de 1853) sachant que nous avions refondé en 2015, ce « second » média[6]. La transmission de ce numéro, qui n’avait semble-t-il jamais été ouvert par son destinataire (un dénommé M. Ucay) ainsi que le matérialisent plusieurs pages qui n’avaient pas été encore coupées ainsi que le bandeau d’expédition a priori non arraché, était alors doublement émouvante. D’abord, évidemment, parce que le geste de son donateur était rempli d’une si délicate attention et pensée. Ensuite parce que nous nous retrouvions comme en « contact » avec l’un des premiers abonnés (certes vingt-six années après la création du média mais il y a de cela près d’un siècle et demi aujourd’hui) du Journal du Droit Administratif.

Mystérieux abonnés des premières revues juridiques. On ignore presque tout (à défaut d’une étude historique et sociologique exhaustive en la matière) sur ces premiers abonnés des médias spécialisés en droit public.

Qui étaient-ils[7] ?

Le nombre d’abonnés à un journal est évidemment un signe de sa diffusion – restreinte aux spécialistes – ou – au contraire – popularisée et élargie à un autre cercle que celui – originel – des « prêtres » de la matière. Pour le premier Jda, on sait (grâce aux recherches de Mme Vanneuville[8]) que ce nombre fut en 1861 au moins de 600 abonnés (ce qui est considérable pour l’époque) et montre que le pari de ses promoteurs fut réussi : non seulement quelques dizaines de spécialistes s’abonnèrent mais il y eut aussi beaucoup d’administrateurs et d’administrations (et sûrement quelques particuliers) à franchir ce pas. On imagine même (et sait ainsi par quelques archives retrouvées) que ce premier Jda, était principalement lu des administrateurs (nationaux et locaux) non seulement partout en France (puisque le Journal avait un certain monopole de fait à être longtemps le seul à n’être spécialisé qu’en droit administratif) mais aussi particulièrement dans l’actuelle Occitanie. On connaît par ailleurs autour de 1878 le prix annuel d’un abonnement : 11 francs sans les frais d’envoi et de recouvrements portés à 12 francs en les comprenant (si l’on en croit une archive retrouvée) ce qui équivaut, selon les historiens et économistes, à une somme d’à peu près quarante euros actuels[9].

Ill. 02 © & coll. perso. Mtd. Mandat adressé par la rédaction du Journal du Droit Administratif
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
Ill. 03 © & coll. perso. Mtd. Extraits (sans le bandeau d’envoi) du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

Ces liens entre lecteurs et rédaction du Jda font l’objet de nombreux échanges (souvent reproduits dans des rubriques de type « courrier des lecteurs ») où l’un des rédacteurs ou directeurs du Jda discute avec ses honorables lecteurs de tel ou tel point de droit, d’actualité ou d’un sujet pratique (à l’instar des cliniques juridiques[10] actuellement ressuscitées) qui aurait été soumis à la sagacité et à la réflexion de la rédaction.

Du reste, sur la couverture bleue de ce cinquième cahier pour 1878 du Journal, on peut encore trouver et lire la mention spéciale selon laquelle :

« Le rédacteur » c’est-à-dire le directeur de la Revue,
                « répond avec exactitude » (sic) « aux doutes soumis par les abonnés »
                « sur des questions administratives » !

En 1878, ainsi, le Jda cherchait et provoquait les questions de ses abonnés pour pouvoir offrir ses lumières à ses lecteurs. Il faut lire à cet égard les « lettres à un administré sur quelques matières usuelles de droit administratif », elles sont truculentes : rédigées dans un français courant ce qui les rend accessibles à tout public et surtout – ce qui est étonnant lorsqu’on les découvre – elles sont parfois pleines d’humour[11] (ce qui, d’après nos recherches, était dû principalement aux premières de ces consultations régies par Batbie) témoignant alors de véritables liens entre le Journal et ses pourtant centaines d’abonnés parmi lesquels le « mystérieux » dénommé Ucay.

Le bandeau d’affranchissement contenant son adresse indiquait « 1980 » ce qui laisse croire qu’après un demi-siècle d’existence, le Jda allait bientôt enregistrer 2000 abonnés cumulés.

On peine en effet à croire qu’il y avait effectivement au moins 1980 abonnés en 1878 (sachant qu’il y en avait trois fois moins en 1860).

La façon de compter du Journal a d’ailleurs toujours été celle de la succession accumulée et non du renouveau annuel des listes et ce, tant pour le nombre d’abonnés que pour celui de la recension des articles publiés.

Ainsi, à chaque mois de janvier, on continuait la liste précédente des items (sujets d’articles) et des découpages de chaque cahier depuis la création en 1853. Ce cahier de 1878 retrouvé comportait ainsi les art. 245 et s. et évidemment il n’y avait pas eu 244 articles publiés entre janvier et mai 1878 mais le 1er article était celui inséré dans la première tomaison du Journal.

Dans cette dernière, Batbie écrivait en 1853 à un administré qui se plaignait avec une verve toute toulousaine des malheurs que lui feraient vivre plusieurs administrations (notamment locales). Il est alors particulièrement savoureux de lire la réponse que lui fit publiquement Batbie qui mêlait non seulement des arguments juridiques (comme dans une consultation) mais également des éléments rendus sur un ton presque familier à l’égard de son « lecteur administré » dont il raillait abondamment le caractère ; ces premiers mots étant[12] : « Je n’ai pu m’empêcher de rire, mon cher ami, en lisant la lettre que vous m’avez adressée ».

Ces lettres ou consultations pratiques plaisaient énormément au lectorat du Jda. Dès la première année, Chauveau (Jda 1853 ; p. 233) se plaisait ainsi à reproduire une lettre qu’il avait reçue et qui expliquait combien les « lettres aux administrés » qui deviendront des « lettres aux administrateurs » étaient utiles aux lecteurs.

Plus encore, Batbie & Chauveau iront même jusqu’à critiquer vertement certains abonnés : « Vos articles me paraissent un peu longs et trop scientifiques. Faites-les plus courts et plus nombreux ; moins de motifs et plus de choses, surtout de choses usuelles qui arrêtent si souvent l’administrateur et l’administré ». Le décor est, dès 1853, clairement posé : si une revue – au grand désespoir de certains universitaires – met en avant des observations courtes et pratiques, des résumés, des propositions calibrées et brèves c’est bien dans un but simple et toujours actuel : satisfaire les abonnés praticiens (bien plus nombreux que les universitaires parfois théoriciens). Ces « consultations » importaient donc énormément aux rédacteurs comme aux lecteurs du premier Jda et il s’agissait là d’une des forces du Journal.

Chaque année d’ailleurs, dans le bilan dressé par les rédacteurs sur l’année écoulée insistait fréquemment sur cette force participative et interactive que le Jda avait réussi à instaurer. Concrètement, ces consultations eurent lieu de 1853 à 1893 puis après 1910 mais de façon bien moins littéraire qu’aux débuts du Journal.

Critique sur cette démarche, Mme Vanneuville retient (ce qui semble effectivement judicieux) qu’en agissant de la sorte, les rédacteurs (par ailleurs avocats) considéraient leur lectorat comme une clientèle à laquelle ils démontraient leurs compétences in vivo.

Au Tome XXVI du Jda. Qu’allait ou plutôt qu’aurait dû découvrir notre mystérieux lecteur, Victor Ucay, dans ce numéro retrouvé (et peut-être jusqu’alors égaré) de juin 1878 ?

En voici le sommaire : le fascicule cousu d’une quarantaine de pages au format in-octavo comprenait les pages 241 à 288 de l’année 1878 et en son sein une vingtaine d’items numérotés à partir du n°3241.

Ill. 04 © & coll. perso. Mtd. Dos ou quatrième de couverture du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

On y retrouve ce qui faisait la force du premier Jda : non seulement des informations sur la parution et l’actualité normatives (avec par exemple, au n°3241, en ouverture, une reproduction / diffusion de la Loi[13] du 1er juin 1878 « sur la construction des maisons d’école ») ainsi que plusieurs thématiques chères au droit administratif de l’époque : des éléments sur les chemins vicinaux (n°3255 et 3256), sur les chemins… de fer (n°3254), sur les hospices (n°3243 et 3245) ou encore sur les cultes (n°3249 et s.). L’ensemble du numéro est surtout centré sur le droit des collectivités à l’époque dites locales et, en particulier, sur la discussion des compétences et responsabilités communales avec, entre autres (au n°3252), la question de la responsabilité d’un premier édile municipal qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat (on y reviendra in fine).

Concrètement, comme la plupart des numéros de ces années, les revues étaient constitués d’items répartis en articles. Il y avait, en l’occurrence ici deux articles :

  • le n°245 (comprenant les items 3241 à 3250) correspondant à la diffusion directe des normes nouvelles et intitulé « Lois, décrets, avis du Conseil d’Etat, circulaires, décisions ministérielles » ; il y s’agit d’informations brutes ainsi diffusées aux administrateurs et administrés soucieux de la gestion et de la chose publiques ;
  • l’art. 2456 (intégrant les items 3251 à 3262) et comprenant quant à lui les « questions diverses (sic) » c’est-à-dire les faits, questionnements ou actualités repérés par la rédaction en matière administrative ainsi que, ce qui était la force du Jda dès cette époque, une mise en avant – avec commentaires et observations – de plusieurs décisions de « jurisprudence administrative » et même « judiciaire ». Au sein du numéro, le Jda avait réservé une étude spéciale sur le droit des octrois (n°3251) et commentait plusieurs jurisprudences qu’il avait relevées comme étant dignes d’intérêt(s) dont cet arrêt Cass., 03 janvier 1878, Thigé (item 3253) à propos de la conciliation de la Loi sur la liberté du commerce, de l’industrie et les prix, défiant toute concurrence, pratiqués par certains boulangers. Un autre item intéressant (n°3259) interrogeait la compétence communale à partir de la décision CE, 26 janvier 1877[14], Compans, Fournié et commune de Dalon.

Surtout, on a particulièrement été attiré par l’item 3258. A priori, on a d’abord cru qu’il s’agissait d’une facilité de la part de la rédaction puisqu’elle initie ce passage par la reprise d’un article[15] déjà publié et signé de « nos excellents confrères du Recueil Sirey-Devilleneuve ». On a donc cru que le Jda se contentait ici de reprendre quelques bonnes feuilles à propos d’un commentaire paru sur un arrêt de la Cour d’Amiens daté du 18 février 1878 (Maire et commissaire de police de Bohain contre Raveneau). Toutefois, et précisément, le Journal ne s’est pas contenté de reproduire l’avis du Recueil Sirey en matière de compétence et de propriété communale des chemins ruraux : il l’a commenté et même plus critiqué ou querellé. En effet, relève la rédaction, alors placée sous la direction d’Ambroise Godoffre[16] (1826-1878) :

« Nous ne partageons pas l’opinion exprimée dans ces observations critiques. Certes, nous ne sommes pas suspect (sic) de sacrifier les principes qui sauvegardent l’indépendance de l’administration aux prérogatives de l’autorité judiciaire. Nous pensons que, chacun des deux pouvoirs doit rester dans sa sphère, mais sans donner notre entière approbation à tous les motifs de l’arrêt de la cour d’Amiens, nous croyons que la situation juridique dont elle était saisie permettait la décision qui est intervenue ».

Par suite, expliquait le directeur Godoffre, il eut été plus simple, en l’espèce, de consacrer une voie de fait plutôt que de permettre au juge judiciaire de critiquer la compétence et la légalité d’actes administratifs ce qui n’est pas sans nous rappeler un conflit latent et quasi perpétuel entre défenseurs et/ou promoteurs des juridictions de droits public et privé. L’émotion du Jda était alors vive et il désira se lancer dans la controverse. Sauf erreur de notre part, en revanche, le Recueil Sirey n’y a pas répondu !


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 349.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux, 150 ans en 2020 et même davantage… ; Toulouse, L’Epitoge, 2020.

[2] Cf. Bull., n° 35, texte n° 231 ; Jorf du 16 décembre ; Carette, Lois annotées, 1866-1870, p. 526 ; et sur la norme : Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux (…) ; op. cit. ; p. 21 et s.

[3] On en comprendra par suite l’allusion.

[4] Hauriou Maurice, Etude sur la condictio et Des contrats à titre onéreux entre époux en droit français ; Bordeaux, Veuve Cadoret ; 1879.

[5] Cinquième cahier de l’année 1879 ; 26e année de la collection fondée en 1853.

[6] Désormais en ligne à l’adresse : http://www.journal-du-droit-administratif.fr.

[7] Quels étaient leurs réseaux ? On reprend, cela dit, au présent paragraphe quelques éléments issus de notre recherche préc. à l’ouvrage des prof. Hakim et Guerlain.

[8] Que nous remercions pour la communication de ses notes non encore publiées au colloque Les savoirs de gouvernement à la frontière entre « administration » et « politique » ; France-Allemagne ; XIX-XXe siècles (Berlin, juin 2010) : « Le Journal du droit administratif, ou comment mettre l’administration dans le droit (1853-1868) ».

[9] Sur la base moyenne retenue d’un franc de 1860 équivalent à 3.27 €.

[10] À propos desquelles, il « faut » lire : Aurey Xavier & Pitcho Benjamin, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit ; Paris, LexisNexis ; 2021.

[11] Lors du soixantenaire du Jda en 1913, le directeur Mihura qualifiait le talent épistolaire de Batbie de « vraiment folâtre » (sic) (Jda 1913 ; p. 108) : « n’est-ce pas joyeux et enjoué » ? Et de conclure : « nous ne sommes » désormais « pas aussi aimables, aussi agréables ». Le conseiller Deville (ancien Président du conseil municipal de Paris) ajoutait en ce sens (op. cit. ; p. 117) qu’aujourd’hui le Jda ne contenait plus « les boutades ou les frivolités » de M. Batbie.

[12] Ils sont reproduits en ligne sur le site du Jda : 2016, Dossier 02 ; Art. 65 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=706.

[13] Publiée au Jorf du 04 juin 1878.

[14] Rec. 94.

[15] Sirey ; 1878 ; II, 81.

[16] On sait (encore) très peu de choses sur ce directeur (depuis 1869) du Journal avant qu’Henri Rozy (1829-1882) n’en prenne la direction et après que le fondateur Adolphe Chauveau se soit éteint. Il était avocat (et signait ainsi de ce titre aux archives du Jda) mais on retrouve surtout sa trace en qualité d’administrateur et en l’occurrence, en 1878, de chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne.

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ParJDA

Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Art. 347.

par M. Clément BENELBAZ, maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont-Blanc, Centre de recherche en Droit Antoine Favre, Collectif L’Unité du Droit

Obs. sous CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

Les présentes observations ont été rédigées dans le cadre de la 3e chronique Laïcité(s) par le Dr. Benelbaz en son seul nom. Elles n’engagent en rien le LAIC-Laïcité(s) ni ses membres. Il s’agit d’une opinion personnelle et subjective assumée.


La Savoie n’est pas seulement la terre de la raclette et de la croziflette, elle semble aussi être devenue, avec la Bretagne et la Haute Savoie, un des lieux privilégiés d’érection de statues à caractère religieux et du contentieux en la matière.

En l’occurrence, des habitants de la commune savoyarde de Saint-Pierre d’Alvey ont demandé en 2016 au maire de déplacer, aux frais du propriétaire, une statue de la Vierge Marie qui avait été implantée en 2014 sur le domaine public par une association privée. Face au silence du maire, les requérants saisirent la juridiction administrative, en invoquant le caractère récent de cet édifice, et de sa contrariété avec l’article 28 de la loi de 1905, lequel dispose : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

En 2019, le Tribunal administratif de Grenoble conclut pourtant à la légalité de la statue, en se fondant sur plusieurs éléments[1]. Tout d’abord, et bien que la domanialité publique de la parcelle sur laquelle était érigée la statue n’était pas contestée, le Tribunal estima que l’affectation des biens à l’exercice du culte s’appliquait non seulement à un édifice cultuel, mais aussi à ses dépendances nécessaires, « fonctionnellement indissociables » de l’édifice cultuel. De plus, pour les juges, l’article 28 de la loi de 1905 permettait d’apposer des signes religieux sur un emplacement public « déjà affecté au culte à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 ».

En l’espèce, le jugement s’appuyait sur des archives départementales de la Savoie, faisant état d’une instance devant le Sénat de Chambéry de 1787, ainsi que sur diverses attestations et photographies, démontrant que l’emplacement du village sur lequel cette statue a été érigée comportait, depuis au moins le XVIIIème siècle, une croix, vers laquelle se dirigeaient des processions. Dès lors, ces dernières avaient un caractère ancien et régulier, avant 1905, et il convenait de considérer que la parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Le site était d’ailleurs, relevait la décision, exclu du bail conclu par la commune avec une société de chasse, ce qui démontrait la volonté de préserver son affectation au culte.

Ce jugement du Tribunal administratif de Grenoble soulevait donc un certain nombre d’interrogations, à la fois en termes de domanialité publique, mais aussi d’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 et finalement de ce qui constitue ou non un signe ou un emblème religieux.

Le problème n’est pas récent, et l’article a conduit ces dernières années à beaucoup de contentieux, puisque c’est sur ce fondement que furent contestées les implantations de crèches de Noël, qui finirent, on le sait, par être autorisées par le Conseil d’Etat sous conditions[2].

L’affaire savoyarde a pourtant ceci d’intéressant que la Cour administrative de Lyon, dans un arrêt du 29 avril 2021[3], donne entièrement raison aux requérants, et enjoint au maire de Saint-Pierre d’Alvey de procéder à l’enlèvement de la statue. Cela permet alors de rappeler les règles en matière de neutralité de l’espace public, mais également de domanialité publique.

Après 1905, l’espace public est neutre

A première vue, l’article 28 de la loi de 1905 semble clair : les emblèmes religieux apposés sur les bâtiments et emplacements publics sont interdits. Dans son Rapport, Briand précisait d’ailleurs que l’interdiction a le même but que les autres articles de la loi, c’est-à-dire réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Il précisait d’ailleurs : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir »[4].

Des explications furent ensuite données lors des débats à la Chambre : « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », en somme, « des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplies par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse »[5].

De plus, le législateur avait pris soin de définir ce qu’il entendait par l’expression « emplacement public » : celui-ci concerne les rues, les places publiques ou les édifices publics, autres que les musées ou les églises, donc tout ce qui relève de la propriété de l’Etat, du département ou de la commune, car « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs ». Ces derniers doivent être protégés contre toute forme de manifestation religieuse par le biais de signes ou de symboles.

Il n’est donc nullement question « d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a sa façade sur une place ou une rue »[6].

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle par exemple, toujours en Savoie, à Arbin cette fois, une statue monumentale du Christ-Roi de 5 mètres de haut avait pu être jugée légale, car érigée sur une propriété privée, même si la statue est visible de loin, notamment depuis l’autoroute en contrebas.

Photographie (2021 – © CB) ; statue du Christ-Roi à Albin (Savoie)

De plus, la loi de 1905 souhaitait respecter le passé, et l’interdiction ne pouvait valoir que pour l’avenir, aussi, les emblèmes existants furent laissés, les fêtes religieuses sont restées des fêtes publiques, et les calvaires aux carrefours n’ont pas été détruits.

Mais il fallait aussi protéger le « regard des citoyens qui peuvent ne pas partager [des] croyances ». Dès lors, et dans l’esprit du législateur, l’obligation de neutralité dans les emplacements publics ne s’imposait qu’aux seules personnes publiques, et en aucun cas aux particuliers, et après 1905 aucun signe ou emblème religieux ne peut donc être érigé sur les espaces et emplacements publics.

Pourtant, il n’est pas rare de croiser par hasard ou non, un certain nombre d’édifices religieux érigés après 1905, lesquels ne donnent pas nécessairement lieu à contentieux. Et la Savoie, comme d’autres départements français, en fleurissent, qu’il s’agisse de calvaires situés à des intersections ou de croix monumentales sur certains sommets[7].

Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1897)
Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1909)
Photographie (2021 – © CB) ; calvaire de 1931 à Tresserve (Savoie)

Il revient alors nécessairement au juge d’interpréter le signe dont il est question, et de déterminer si celui-ci est religieux ou non[8]. En effet, il est tout à fait possible de déterminer la signification d’un signe ou d’un symbole, sans pour autant porter une appréciation sur le contenu de la croyance, sa véracité, ou de juger si le rite est bien respecté. En ce qui concerne les crèches, très logiquement, leur place dans un service public aurait dû être strictement interdite, en application simple de l’article 28 de la loi de 1905. Il devrait en être de même au sujet de statues religieuses, mais on le voit, les interprétations et applications divergent.

Ainsi, en Bretagne, la commune de Ploërmel avait suscité la controverse en décidant, en 2006, d’ériger sur une place publique une statue de 7,5 mètres de haut du pape Jean-Paul II, qui était surmontée d’une croix monumentale. L’affaire fit grand bruit, et la décision municipale fut contestée devant le juge administratif. La question se posait en effet de savoir si l’ensemble (croix et statue) pouvait être considéré comme un signe ou emblème religieux. Si tel était le cas, alors il était interdit, en application de l’article 28.

Le Conseil d’Etat, dans une décision du 25 octobre 2017, estima que si l’arche surplombant la statue ne pouvait, en elle-même, être regardée comme un signe ou un emblème religieux, il en allait différemment de la croix, « eu égard à ses caractéristiques ». En clair, le juge demanda à la commune de retirer la croix, en revanche, la statue du pape seul pouvait être maintenue.

Ici, la signification religieuse ne faisait aucun doute, en tout cas pour la croix. Par conséquent, elle ne pouvait être élevée sur une place publique. En réalité, la statue seule pouvait l’être, car rien n’empêche, dans la loi, de commémorer un homme ou une femme pour ses œuvres politiques, sociales, culturelles ou locales, quand bien même il aurait été un religieux.

La question s’était par exemple déjà posée en 1988, et la ville de Lille avait pu placer dans un lieu public un buste représentant le cardinal Liénart, au motif qu’il avait été une personnalité locale[9].

Il convient d’ailleurs de souligner que ces questions avaient précisément été soulevées lors des débats de la loi de 1905. En effet, plusieurs députés dont E. Aynard et J. Auffray[10] avaient demandé s’il serait alors possible d’ériger des statues de religieux, comme Monseigneur Affre[11]. Jules Auffray interrogeait également s’il serait possible « d’élever une statue à Jeanne d’Arc sans la saluer dans ce qu’elle a été et sans reconnaître par un signe ou un emblème quelconque que Jeanne d’Arc a été, le temps le voulait, une chrétienne et une catholique »[12]. Il soulignait en effet qu’il est « impossible de faire une statue de Jeanne d’Arc sans y mettre des signes ou des emblèmes religieux ».

A. Briand précisa alors que par les termes emblèmes et signes religieux, il s’agit de désigner des « objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnes qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. On peut honorer un grand homme, même s’il est devenu un saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification de l’Eglise (…) Une commune pourra toujours honorer la mémoire d’un de des enfants en lui érigeant une statue sans donner à ce monument le caractère marqué d’une manifestation religieuse »[13].

On le voit, dans l’esprit du législateur, il était clairement distingué entre le culturel et le cultuel. Même si cela est délicat, il semble alors nécessaire de dissocier les différentes actions d’un même personnage, sans pour autant nier ce qu’il a été dans l’ensemble de sa vie[14].

Toutefois, en ce qui concerne la statue de la Vierge, force est de constater qu’il ne s’agissait d’aucune des hypothèses évoquées précédemment : la domanialité publique de l’emplacement où elle se situait ne faisait pas l’ombre d’un doute : la Cour administrative de Lyon rappelle que la parcelle cadastrée est « propriété de la commune de Saint-Pierre d’Alvey ». Ensuite il était délicat d’avancer qu’il s’agissait de commémorer une personnalité locale… Surtout, les juges procèdent à une appréciation nécessaire de la statue et reconnaissent que celle-ci a « un indéniable caractère religieux ». Dès lors, la statue étant jugée illégale, la Cour se rallie à la lecture et à l’interprétation initiales de l’article 28, comme l’avait fait le même Tribunal administratif de Grenoble, dans une affaire similaire à Publier en Haute-Savoie[15]. Pourtant, cette décision de la Cour a pu être considérée comme étant une « interprétation stricte de l’article 28 »[16] .

Il n’existe pas de domaine public affecté au culte

Dans l’affaire de Saint-Pierre d’Alvey, le Tribunal avait également justifié le maintien de la statue en procédant à une interprétation critiquable des règles de domanialité publique. En effet, il avait été relevé que sont affectés au culte les édifices du culte mais aussi les dépendances nécessaires, fonctionnellement indispensables, de ces édifices. En somme, les juges avaient rattaché à l’affectation cultuelle non seulement les édifices, mais aussi ici une simple parcelle, car elle en constituait en quelque sorte l’accessoire, nécessaire, utile, et indissociable. Il était ainsi, dans le jugement, considéré que cette parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Dès lors, étant affectée au culte, cette portion de domanialité publique pouvait accueillir un symbole religieux, accessoire de l’église.

Cette solution laissait planer un certain nombre de doutes, car la théorie de l’accessoire donne lieu à deux interprétations : d’abord celle de l’accessoire indissociable du domaine public, insistant sur l’idée d’unité, de lien physique, entre la parcelle et les dépendances du domaine public. Ainsi, il fut jugé que si une dépendance fait partie d’un ensemble physique avec un bien du domaine public, s’ils sont imbriqués, il convient donc de la soumettre au même régime juridique, celui de la domanialité publique[17].

Cette première approche avait pu montrer ses limites, notamment dans l’arrêt Philip-Bingisser[18] rendu par le Conseil d’Etat en 1970, au sujet d’une dalle surmontant la voûte d’un canal d’assainissement considérée comme appartenant au domaine public communal, ce qui avait fait s’interroger A. de Laubadère sur la question de savoir si le café situé sur la dalle était « l’accessoire de l’égout »[19].

C’est ainsi qu’en parallèle fut dégagée une autre théorie, se référant à l’idée d’ensemble fonctionnel. Ici l’idée était d’insister sur le lien d’utilité commune, sur la notion de destination commune : un bien qui n’est pas affecté directement au domaine public peut cependant être considéré comme une dépendance du domaine public s’il présente un intérêt, une utilité pour le domaine public, en somme s’il lui est indispensable[20].

Le Code Général de la Propriété des Personnes Publiques est intervenu en 2006, et la théorie de l’accessoire a été consacrée à l’article L. 2111-2 : « Font également partie du domaine public les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1 qui, concourant à l’utilisation d’un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable ». Par cette disposition, il fut donc procédé à une unification des deux précédents critères : un accessoire du domaine public doit lui être utile, et former un tout avec lui[21].

Dans l’affaire de la statue, le Tribunal semblait à première vue recourir à cette même théorie de l’accessoire, en rattachant la parcelle non pas au domaine public, elle en fait déjà partie, mais à l’affectation au culte : depuis le XVIIIème siècle, il était attesté qu’elle était utilisée pour l’exercice du culte, d’ailleurs une croix avait été érigée sur cet emplacement ; de plus, sa « proximité » avec l’église, en faisait une dépendance de l’église. C’est bien ici la parcelle qui était considérée comme l’accessoire de l’édifice du culte, elle était également affectée à l’exercice public du culte : elle était finalement nécessaire, et fonctionnellement indissociable de l’église…

La Cour administrative ne retînt pas cette interprétation : peu importe que la place communale devant l’église ait, et de longue date, accueilli des manifestations religieuses, de même que les voies publiques, servant aux processions. Peu importe également qu’une ancienne croix romaine ait été implantée sur cette parcelle. La statue avait été érigée sur un emplacement non prévu dans les exceptions de l’article 28 (édifices servant au culte, terrains de sépulture dans les cimetières, monuments funéraires musées ou expositions), et elle ne pouvait être « constitutive d’une dépendance indissociable et affectée de ce fait au culte de l’église de Saint-Pierre d’Alvey, distante de cet espace naturel de deux kilomètres environ ».

Assurément, l’interprétation du Tribunal laissait beaucoup de questions en suspens : cela voulait-il dire que tout bien qui avait été utilisé régulièrement, et avant 1905, pour l’exercice d’un culte, devait être désormais considéré comme étant nécessairement et fonctionnellement indissociable de l’édifice religieux, donc comme constitutif d’un domaine public affecté au culte ? Par ailleurs, le critère de la proximité géographique de la parcelle et de l’édifice (deux kilomètres à vol d’oiseau) apparaissait arbitraire : à l’intérieur de quel rayon des biens étaient-ils considérés comme étant affectés à l’exercice du culte ?

L’arrêt de la Cour administrative de Lyon permet de revenir à la fois à la cohérence des règles de domanialité publique, mais aussi de la loi de 1905, en rappelant finalement sa lettre et son esprit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 347.


[1] C. Benelbaz, « La Vierge, la Séparation et le domaine public affecté au culte » : note sous T.A., Grenoble, 3 octobre 2019, J.C.P.A., n°46, 18 novembre 2019, 2322.

[2] C.E., 9 novembre 2016, n°395122, Commune de Melun, et n°395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, A.J.D.A., 2016, p. 2375, note L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; J.C.P.A., n°48, décembre 2016, 2309, note N. Chifflot. Voir M. Touzeil-Divina, « Ceci n’est pas une crèche », J.C.P.A., 14 novembre 2016, act. 853.

Voir C. Benelbaz, « Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina), Art. 116.

[3] CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

[4] Rapport Briand, p. 334.

[5] Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047.

[6] Ibid.

[7] A titre d’exemple, la Croix du Nivolet, un des monuments emblématiques de la Savoie et surplombant Chambéry, fut inaugurée en 1861 par l’Evêque de Maurienne, mais en 1909, un ouragan la plia gravement. Elle fut alors profondément modifiée : en béton armé et d’une hauteur de 21,50 mètres, elle fut inaugurée en 1911. Dégradée en 1944 puis en 1960, elle est alors électrifiée, et EDF procède en 1989 à une nouvelle installation, que l’entreprise publique finance d’ailleurs.

[8] Ainsi, il n’est pas possible d’apposer un crucifix dans la salle d’un conseil municipal ou dans la salle des mariages, y compris lorsque l’installation du crucifix intervient à la suite du transfert de la mairie dans de nouveaux locaux : C.A.A., Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, Rec., p. 498; et du même jour, C.A.A., Nantes, Guillorel, n°98NT00337. Néanmoins, si le crucifix a été retiré du mur suite à une décision de justice, il peut ensuite être placé dans une vitrine d’exposition au titre du patrimoine historique de la commune : C.A.A., Nantes, 12 avril 2001, Guillorel, n°00NT01993.

[9] C.E., 25 novembre 1988, Dubois, Rec., p. 422 ; A.J.D.A., 1989, p. 172, note J.‑M. Pontier ; R.F.D.A., 1989, p. 162 ; D.A., 1989, n°34 ; J.C.P.G., 1988, IV, p. 412.

[10] Respectivement députés du groupe Républicain progressiste et du groupe Républicain nationaliste.

[11] Archevêque de Paris, il fut tué par une balle perdue lors des insurrections de 1848, alors qu’il tentait de s’interposer entre les insurgés et l’armée. L’Assemblée nationale, comme plusieurs communes, lui rendront hommage.

[12] Chambre des députés, 2ème séance du 28 juin 1905, J.O., 29 juin 1905, p. 2560.

[13] Chambre des députés, 2ème séance du 27 juin 1905, J.O., 28 juin 1905, p. 2528.

[14] Il s’agit plus exactement de considérer que l’ensemble de cette vie forme moins un tout qu’une agrégation de convictions et d’actions qu’il est possible de différencier, à l’inverse du symbole qui synthétise (le « symbole » en effet « jette ensemble » sym + bole).

[15] T.A. Grenoble, 29 janvier 2015, n° 1200005, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée ; T.A. Grenoble, 24 novembre 2016, n° 1601629, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée.

[16] M. Tetu, note sous C.A.A., Lyon, 29 avril 2021, n°19LY04186, ALYODA, disponible à l’adresse suivante : https://alyoda.eu/index.php?option=com_content&view=article&id=3201:installationstatueviergeemplacem&catid=244&Itemid=213

[17] T.A., Paris, 8 juin 1971, Ville de Paris c/Kergo, A.J.D.A., 1972, II, note de Laubadère ; C.E., 23 janvier 1976, Kergo, Rec., p. 55 au sujet d’une chapelle absidiale dans une église. 

[18] C.E., 29 janvier 1970, Philip-Bingisser, Rec., p. 58.

[19] A. de Laubadère, note sous T.A., Marseille, 10 juillet 1968, Commune d’Avignon c/ Cts Couston-Bocuhet, A.J.D.A., 1968, p. 586, au sujet d’un jugement sur une affaire identique.

[20] C.E., 17 décembre 1971, Vericel, Rec., p. 783 au sujet de galeries situées sous la voie publique.

[21] C.E., 28 décembre 2009, n°290937, Société Brasserie du Théâtre.

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3e chronique (juillet 2021)

Art. 348.

par MM. Clément Benelbaz, maître de conférences de droit public, Université de Savoie
& Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.

Pour la 3e chronique (rédigée par les drs. Benelbaz & Touzeil-Divina) en date du 08 juillet 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » datée d’n 04 juillet :
    • CE, [req. 75410] 04 juillet 1924, Abbé Guerle c. maire de Fouilloy (emblème religieux autorisé dans l’espace public) ; Rec. 640 ; [J-1924-CE-75410] ;

On y a ajouté – toujours concernant un emblème religieux :

  • une décision d’actualité : CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

ainsi que sa présentation doctrinale par M. Dr. Clément Benelbaz : Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 348.

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Equipes & rémunérations dans les centres de vaccination avant le 15 04 2021

Art. 346.

Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

La vaccination pour tous est désormais ouverte depuis plus d’un mois et le gouvernement comptabilise 33 961 307 personnes ayant reçu au moins une dose, parmi lesquelles 22 813 043 personnes sont entièrement vaccinées[1]. S’il est heureux de voir le nombre de doses de vaccin augmenter celui-ci ne serait pas possible sans la mise en place de lieux et de personnels volontaires pour le réaliser.

Nous nous intéresserons dans ce bref article aux équipes des structures de vaccination (I). Puis dans un deuxième temps, au débat ayant eu lieu sur les diverses rémunérations des équipes mais aujourd’hui réglé (II).

Un élargissement des vaccinateurs à la suite des recommandations de la Haute Autorité de Santé

Tout d’abord, comme le préconisait la Haute Autorité de Santé (HAS) dans ses recommandations[2] du 23 mars 2021 « L’arrivée croissante de doses de vaccins va permettre de réaliser des vaccinations à plus grande échelle dès le mois d’avril et nécessite de mobiliser plus de professionnels compétents afin de vacciner rapidement toutes les personnes concernées. […] la mise en place d’une organisation compatible avec une vaccination de masse (simplification du parcours vaccinal et déploiement de nouveaux centres de vaccination sur l’ensemble du territoire national) doit être engagée. » 

Pour se faire, différentes structures vont être mobilisées. Sans que la liste ne soit exhaustive nous pouvons compter : des vaccinodromes, des maisons de santé, des cabinets, des officines pharmaceutique ou des centres rattachés à un établissement public ou bien privé de santé. Afin d’assurer une vaccination massive, ces différentes organisations ont recruté de nombreux volontaires, en plus des salariés – fonctionnaires qu’elles comptent déjà.

Classiquement, nous retrouvons, les trois professions médicales (Médecin, Sage-femme et chirurgien-dentiste) ainsi que les pharmaciens. Également, parmi les auxiliaires médicaux, les infirmiers, les techniciens de laboratoire[3] et les manipulateurs d’électro-radiologie médicale peuvent effectuer cet acte. Il est à noter que les recommandations de l’HAS ont été reprises, puisque la vaccination peut aussi être réalisée par les vétérinaires et certains étudiants en médecine, odontologie, maïeutique et vétérinaire. Enfin, certains professionnels de santé à la retraite et les sapeurs-pompiers professionnels et volontaires peuvent rejoindre les équipes.

Avec un panel de professions et professionnels de santé la question du paiement a été plus complexe et particulièrement sur deux points :  le lieu de vaccination et le moyen de paiement.

Des situations de rémunérations complexes
avant le 15 avril

En substance, les équipes rattachées à leurs établissements habituels (type établissement de santé, privé ou public), étaient directement payées par l’employeur. Autrement dit, les fonctionnaires ou salariés exerçant sur leur lieu de travail ou rattachés à celui-ci percevaient leur traitement – salaire directement.

La situation a été plus complexe dans le cadre des volontaires salariés exerçant dans un autre centre. « Ainsi, au centre de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), la commune a fait appel à des infirmières d’une clinique privée. Il a fallu attendre une délibération du conseil municipal et un accord de l’Assurance maladie pour qu’elles soient rémunérées comme leurs homologues en libéral, via les dotations de l’Assurance maladie. Mais le processus n’a pas été simple, précise le DR Mohad Djouab qui gère le centre de vaccination à Saint-Ouen. « Au début, l’Assurance maladie n’avait pas prévu de rémunération pour les professionnels salariés. Après des démarches administratives et une délibération du Conseil municipal, les infirmières ont finalement été rémunérés à partir du 8 avril, alors qu’elles avaient commencé le 18 janvier[4]. » Désormais les situations de paiement sont réglées, puisque l’Assurance maladie se charge de la rémunération[5], mais un autre élément datant d’avant le 15 avril 2021 a aussi fait débat, celui du paiement à l’acte des médecins libéraux.

Il faut bien comprendre, que depuis le 1e avril, les volontaires qui ne sont pas en exercice libéral sont payés à la vacation, c’est-à-dire heures ou demi-journées de travail. A titre d’exemple les Sages-femmes, les pharmaciens, les chirurgiens-dentistes retraités, sans activité, salariés ou fonctionnaires sont payés 32 euros de l’heure entre les créneaux de 8h à 20h. Les étudiants en troisième cycle d’études de médecine, odontologie et pharmacie sont payés 50 euros, les deuxième cycles 24 euros, les manipulateurs d’éléctro-radiologie et techniciens de laboratoire 20 euros et les première années de médecin et soins infirmiers 12 euros[6].

Il en allait autrement pour les professionnels en exercice libéral et plus particulièrement les médecins. Plus précisément, il faut bien comprendre qu’hormis les médecins, les autres professionnels (sage-femme, chirurgien-dentiste et pharmacien) libéraux sont payés par « vacation forfaitaire rémunérée à hauteur de 280 € la demi-journée ou 70 € de l’heure si présence de moins de 4 h[7] ». Pour les infirmiers « la vacation forfaitaire est rémunérée à hauteur de 220 € la demi-journée ou 55 € de l’heure si présence de moins de 4 h[8] ».

Avant le 15 avril 2021, les médecins en exercice libéral pouvaient opter soit pour la rémunération forfaitaire à la vacation soit à l’acte. « La vacation à la demi-journée en semaine s’élève à 420 euros et 460 la demi-journée le week-end. « Pour chaque injection, le praticien est payé 25 euros en semaine, 44,60 euros le week-end. Auxquels s’ajoutent 5,40 euros pour la saisie dans le fichier « Vaccin Covid » ; ce fameux fichier qui compile au niveau national le nombre de personnes vaccinées.[9] » Comme le précise Madame Vergnenegre « Entre 1.824 euros brut pour 4 heures de travail en semaine et 2.967 euros le week-end. Certains médecins enchaîneraient plusieurs vacations d’affilée et pourraient empocher jusqu’à 9.000 euros en une seule journée. A peine le temps de dire bonjour, en deux minutes […] La pilule passe mal, parmi les médecins eux-mêmes, mais aussi parmi les infirmiers et le personnel municipal qui tous interviennent dans ces centres[10]. » C’est cette rémunération à l’acte qui a fait débat au sein des centres et des équipes professionnels et que nous tenions à expliquer.

Désormais, l’Assurance maladie ne rémunère que par la vacation forfaitaire dans les centres, la situation est autre quand le patient se déplace en cabinet.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 346.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/grands-dossiers/vaccin-covid-19/article/le-tableau-de-bord-de-la-vaccination.

[2] Vaccination contre la Covid-19 : impliquer davantage de professionnels pour accélérer la campagnehttps://www.has-sante.fr/jcms/p_3245564/fr/vaccination-contre-la-covid-19-impliquer-davantage-de-professionnels-pour-accelerer-la-campagne.

[3] Certificat de capacité Article R 4352-13 Personnes habilitées à effectuer certains actes de prélèvements sanguins.

[4] PORTEVIN. Clarisse « Combien sont payés les soignants qui participent à la campagne de vaccination ? » Libération https://www.liberation.fr/checknews/combien-sont-payes-les-soignants-qui-participent-a-la-campagne-de-vaccination-20210421_H5XO7MUO5VDPZKYQORN5M7NPLQ/ 21 avril 2021 à 16h42.

[5]Depuis le 1e avril 2021 https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[6]https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[7]https://www.ameli.fr/sage-femme/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-sages-femmes-en-centres-de-vaccination.

[8]https://www.ameli.fr/infirmier/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-infirmiers-en-centres-de-vaccination.

[9] VERGNENEGRE.Annie « Bouches-du-Rhône : jusqu’à 3.000 euros le week-end, la grasse rémunération des médecins dans les centres de vaccination » FranceInfo  https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/bouches-du-rhone-la-remuneration-des-medecins-dans-les-centres-de-vaccination-en-question-2043661.html 13/04/2021.

[10] Idem

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Le Serment : d’HIPPOCRATE à LILTI

Art. 345.

Le présent article, rédigé par M. Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public à l’Université Toulouse I Capitole, Co-directeur du Master Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est JDA600169LGT.jpg.

compte(s) rendu(s) (2e livraison) :
note de lecture : « Le Serment »
de Thomas Lilti

Lilti Thomas, Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021.

Tous ceux qui s’intéressent au(x) droit(s) de la santé et au cinéma connaissent déjà Thomas Lilti. Scénariste et réalisateur français, on lui doit, notamment quatre longs métrages :

  • 2004 : Les Yeux bandés seul film à ne pas concerner directement l’univers hospitalier ;
  • 2014 : Hippocrate avec, entre autres, Vincent Lacoste & Reda Kateb, qui raconte comment un jeune interne va être confronté, dans un hôpital public, à ses premières craintes et à ses premières joies d’hospitalier ;
  • 2016 : Médecin de campagne avec notamment François Cluzet & Marianne Denicourt et qui, là encore, n’est pas étranger au(x) droit(s) de la santé puisqu’il a pour cadre la médecine générale en milieu rural ;
  • 2018 : Première Année (avec encore Vincent Lacoste mais aussi William Lebghil) et qui entend mettre à l’écran les affres de l’ancienne « première année commune aux études de santé » (Paces) avant qu’elle ne devienne, depuis 2020, le « parcours accès santé spécifique » (Pass) et la licence option accès santé (Las).

Outre ces trois derniers longs-métrages « médicalement » centrés, s’ajoute une série télévisée, forte déjà de deux saisons (diffusées sur Canal + en 2018 et 2021) et répondant au même titre, puisqu’issu de la même idée originale, que le deuxième film précité : Hippocrate. S’il l’ignorait encore, le lecteur aura rapidement compris que Thomas Lilti n’est pas « que » réalisateur et scénariste, il est aussi (sinon avant tout ? mais telle est bien notamment la question de son dernier ouvrage) médecin et docteur en médecine. En effet, c’est après avoir d’abord assumé des études de médecine puis avoir été praticien en médecine générale, qu’il a franchi le cap cinématographique. Thomas Lilti ajoute ainsi une nouvelle corde à son arc : celle d’auteur, d’écrivain complément direct de sa qualité de scénariste. Nul besoin, donc, d’ouvrir une autre case, la confrontation et la coexistence de celle d’artiste cinématographe et de médecin suffisent !

Avant, cela dit, de présenter ici l’ouvrage publié cette année (Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021) par l’auteur, il est important pour nous de souligner le fait que la promotion Gisèle Halimi du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole (que nous avons la chance de codiriger), prépare pour le 30 septembre 2021 une journée d’étude(s) – précisément – consacrée aux maux de l’hôpital public à travers l’écran de la série Hippocrate. On espère donc qu’après y avoir été invité et après avoir lu ces quelques lignes, il aura peut-être envie de rejoindre cette manifestation pour y participer et y témoigner.

Un témoignage, tel est précisément l’objet de l’ouvrage ici recensé. Celui-ci à nos yeux s’organise en trois temps forts, du point de vue du ou des droit(s) de la santé, : questionner ce qu’être médecin signifie (I), magnifier le service public tout en dénonçant son agonie (II) ainsi qu’essayer de protéger les personnes actrices du système de santé (III).

Médecin ou soignant :
les synonymes apparents

Qu’est-ce qu’être médecin ?

Pour le citoyen, pour le patient, le médecin est celui qui soigne au même titre et aux côtés de tous ses auxiliaires et adjuvants : des infirmiers aux brancardiers en passant par les kinésithérapeutes, ostéopathes, pharmaciens, ergothérapeutes, psychologues, aides-soignants, assistants, techniciens, ambulanciers, etc. Il pourrait même s’agir, a-t-on initié au sein de ce que nous avons nommé le « projet Rapsail » de toutes celles et de tous ceux, des plus évidents aux plus insoupçonnés, qui participent directement ou indirectement au(x) soin(s) et à la santé.

Le patient et le citoyen comprennent ou ressentent en effet comme instinctivement cette hiérarchie médicale que porte, y compris, le Code de la Santé publique en organisant – dans sa quatrième partie (art. L 40001-1 et s.) – les « professions de santé » autour et en fonction des trois professions médicales reconnues (médecin, chirurgien-dentiste et sage-femme) mais surtout de « la » profession médicale reine : celle de médecin. Nul besoin de fiction pour le comprendre, le système de santé tourne autour des médecins qu’ils dominent comme s’ils étaient les seuls légitimes, les seuls efficaces, les seuls soignants.

Assurément, l’une des premières interrogations que véhicule toute l’œuvre de fiction médicale de Thomas Lilti comme cet ouvrage davantage biographique (et assumé en ce sens), est l’interrogation ou la qualification de ce qu’est ou devrait être un médecin.

Pour le commun des mortels non issu du sérail de la Santé, le médecin est avant tout celui qui soigne au même titre que d’autres mais c’est clairement le plus important à ses yeux et il ignore souvent que deux monopoles sont alors associés historiquement aux médecins : diagnostiquer, d’abord, et soigner, ensuite comme si pour le patient seul le résultat comptait et que le diagnostic était finalement induit dans le soin ou moins important que lui. Or, tout le droit de la santé est diamétralement construit de façon opposée : c’est parce que le médecin peut d’abord et avant tout diagnostiquer, qu’on lui donne – comme à d’autres – la possibilité de soigner au regard seulement et sous le contrôle du diagnostic médical premier.

Autrement dit, mais les juristes le savent, soigner n’est pas synonyme d’être médecin car, en droit français, celui qui est médecin ce n’est pas celui qui soigne (ou diagnostique) ce qui serait une méthode par induction intéressante et permettrait de qualifier de médecins toutes celles et tous ceux qui soignent. Non, le médecin, c’est celui qui est reconnu « docteur en médecine » par l’État, par la France ; peu importe – finalement – s’il soigne encore bien, s’il a actualisé ses compétences ou sa formation, s’il a rencontré ou non des échecs, s’il a pratiqué ou non. L’important, en droit, c’est que des structures publiques étatiques (l’Université délivrant un diplôme et, par suite, l’Ordre des médecins auquel le praticien sera rattaché et auprès duquel il paiera sa cotisation) authentifient la reconnaissance médicale. Toutefois, et c’est le paradoxe que dénonce Thomas Lilti non seulement dans Le Serment mais aussi dans ses fictions : on peut être un excellent soignant sans être médecin et peut-être un mauvais soignant (par exemple parce que l’on est resté campé sur d’anciennes certitudes non actualisées) tout en étant officiellement médecin. Ainsi, dans Hippocrate (le film), Lilti nous engage-t-il à considérer le cas de ces médecins étrangers (formés à la médecine ailleurs qu’en France) mais n’ayant pas conquis les diplômes nationaux. Avant de pouvoir faire valider les acquis de leurs expériences, ils sont souvent sous-exploités et considérés, au regard de l’art. R 6153-41 du Code de la Santé publique, comme « ffi » c’est-à-dire comme « faisant fonction d’interne » (et donc d’étudiant adjuvant en médecine et en formation) alors qu’ils sont souvent sur-compétents. Dans le film, le personnage joué par Reda Kateb est de ceux-là qui ponctue l’une des scènes en expliquant qu’être médecin ce n’est pas soigner mais c’est – parfois – une « malédiction » et ce, particulièrement – comme lui – quand on soigne plus encore que l’on n’est formellement reconnu médecin.

Dans l’ouvrage, ce sont les affres administratives rencontrées personnellement par Thomas Lilti qui lui font avancer sur ce questionnement de la qualification – formelle ou matérielle – de médecin. En effet, explique-t-il, au moment de la première vague et du premier confinement dus au Covid-19 (mars 2020), il a ressenti le besoin d’aider, de participer à l’effort collectif de la communauté médicale et soignante. Alors, le tournage de la seconde saison de la série Hippocrate étant à l’arrêt, il a proposé ses services en revêtant à nouveau la blouse blanche. A priori, tout aurait pu bien se passer puisque Thomas Lilti est aussi (et peut-être avant tout sinon d’abord) le docteur Thomas Lilti. Une Université a validé son cursus et ses travaux en lui reconnaissant officiellement, et pour faire valoir ce que de droit, le titre de docteur en médecine qui lui a permis, par suite, de devenir quelques années médecin généraliste et de s’inscrire comme presque tous les praticiens auprès de l’Ordre des médecins.

Toutefois, lorsque le scénariste souhaite – bénévolement qui plus est – aider « sa » communauté soignante (et celle, plus large, des citoyens) et qu’il retourne dans l’hôpital réel pour proposer ses services, il se heurte au double mur du formalisme juridique et administratif. Au lieu de recevoir avec gratitude son offre, on lui demande d’abord la preuve de son doctorat, qu’évidemment il n’a pas sous la main (p. 23 et s.) et ce qui est presque incongru puisque par définition s’il a été auparavant médecin généraliste et interne au préalable c’est bien parce qu’il a soutenu une thèse et obtenu le titre de docteur. Seconde barrière, celle de l’Ordre : un médecin (régulièrement inscrit évidemment !) lui fait ainsi remarquer que tout bénévole et aimable qu’il est, il serait dans « l’illégalité » (ce qui est le titre même du chapitre des pages 60 et s.). Illégalité puisque se jouerait un exercice – illégal – de la médecine :

« Si tu n’es plus inscrit au Conseil de l’Ordre, tu n’as pas le droit de pratiquer » lui assène-t-on ainsi.

(p. 62)

Le juriste aurait bien envie d’ajouter qu’il y a bien quelques exceptions en fonctions publiques mais – globalement – la remarque est vraie : être médecin en France se résume non à l’action de soigner mais à deux actes formels :

  • la possession d’un diplôme français (ou reconnu équivalent) de docteur en médecine par lequel l’Université française atteste de la valeur scientifique et académique d’une personne ;
  • l’inscription régulière (et sa cotisation conséquente) à l’Ordre des médecins, garante d’une indépendance toute ordonnée et régulée par le corps lui-même et ce, par délégation de la puissance publique.

Or, précisément, parce qu’il n’exerce plus depuis des années, Thomas Lilti n’est plus inscrit à l’Ordre et comptabilisé comme médecin pratiquant. L’auteur souligne alors un énième paradoxe hypocrite : les internes, eux, ne sont pas davantage inscrits à l’Ordre (car même s’ils pratiquent, ils ne le font que comme étudiants sous la responsabilité assumée d’un médecin responsable (et inscrit à l’Ordre, lui)). Pourquoi n’aurait-il pas pu en bénéficier ? La réponse est simple : parce que – formellement – cela n’a pas été prévu. Parce que tant que nous ne sommes pas dans une urgence telle que l’on ne regardera pas qui soigne ne se souciant que du soin, alors l’État (ici incarné par l’Ordre auquel il a délégué pouvoir) désirera contrôler toute action.

On en arrive par suite à des aberrations telles que celle où l’auteur précise qu’il serait même prêt à payer à nouveau sa cotisation… pour pouvoir être bénévole ! Pire, la réponse qui est faite au demandeur est digne d’Ubu : puisqu’il ne peut (au moins dans un premier temps) redevenir médecin, on lui propose de travailler « bénévolement en tant que « faisant fonction d‘infirmier ». Or, précise Thomas Lilti (p. 64 et s.) :

« Ce qui est absurde et stupide, puisque je n’ai aucun savoir-faire infirmier. En plus, c’est d’un profond mépris pour les infirmiers, cela sous-entend que ce n’est pas un métier à part entière. Que l’infirmier serait une sorte de sous-médecin ». Dans les faits, le bénévolat de Thomas Lilti va conséquemment s’arrêter non par envie de soigner mais pour raison administrative.

Notons, cela dit, qu’entre temps a été adoptée la Loi n°2021-502 du 26 avril 2021 « visant à simplifier le système de santé par la confia,ce et la simplification » (sic) norme qui, précisément, tend (en son chapitre III notamment) à faciliter le recrutement des praticiens hospitaliers (notamment bénévoles) pour contrer les difficultés évoquées ci-avant.

Par ailleurs, confirme l’auteur lui-même (p. 15), pour lutter contre l’hyper centralisation et la hiérarchie au profit des seuls médecins, un effort (dans la dernière saison de la série Hippocrate) a manifestement été fait pour « raconter les autres corps de métier de l’hôpital » afin qu’on ne réduise pas ce dernier à la seule sphère du médecin. Et, lorsque M. Lilti parle desdits médecins, il les évoque dans toute leur étendue statutaire et dans toutes leurs diversités : des « Ffi » précités aux internes en insistant même sur les externes (p. 40 et s.) moins connus et dont l’auteur dénonce le désengagement sinon l’absence dans les centres hospitaliers non universitaires. A un moment, même (p. 48), il semble au moins voir un aspect étonnamment positif à la crise du Covid-19 dans l’hôpital public :

« En cette période de crise sanitaire, du fait même des tenues qu’on est obligé de revêtir, il y a quelque chose de très fort qui se produit, c’est la disparition de, l’effacement, de la hiérarchie. D’un seul coup, tout le monde est habillé pareil (…). Il est très difficile de dire qui est brancardier, infirmier, médecin ou autre ».

Ce faisant, Thomas Lilti (singulièrement p. 45) réussit – étant lui-même docteur en médecine – à oser critiquer cette hiérarchie médicale, ce pouvoir quasi absolu et mandarinal de certains médecins et hospitalo-universitaires, la violence que cela induit, la mauvaise foi parfois, les ressentis toujours, etc. Or, seul un médecin paraît légitime à oser cette critique de l’intérieur précisément car il s’agit d’une critique à décharge mais aussi à charge, d’une critique de l’intérieur mais qui tend à l’objectivité par ce double regard que Thomas Lilti porte : comme médecin et comme réalisateur citoyen engagé ; comme dénonçant des dysfonctionnements mais aussi comme affirmant son véritable amour pour le service public en danger(s).

Une déclaration d’amour
au service public hospitalier

Lorsque la saison II d’Hippocrate commence, comme dans Le Serment, le lecteur/spectateur est mis face à un constat : c’est l’« hôpital public qui se fissure de partout, qui casse, qui coule, en fait » (p. 15) et effectivement, physiquement, dès le début de la fiction aussi, l’établissement de santé prend l’eau et l’image est celle de l’ensemble du système de santé qui serait inondé, à bout de souffle(s), dépassé.

Pourtant, cet hôpital public qui a tant besoin d’aide(s), Thomas Lilti l’aime et lui déclare sa flamme protectrice, il tire pour lui, avec d’autres, le signal d’alarme(s) pourtant déjà tant de fois tiré.

Parmi les nombreux signaux dont témoignent l’auteur, relevons les demandes de plus de moyens financiers, de bâtiments rénovés, de liberté retrouvée, de confiance réaffirmée, d’agents engagés, de titulaires plus encore que de vacataires (p. 35 et s.) mais aussi peut-être moins d’informatique (p. 33) et de tarification de toute activité comme si le passage d’un patient en hôpital ne se concevait et ne résumait qu’à l’aune de ce qu’il a coûté à la collectivité.

Toutefois, ne nous y trompons pas : en dénonçant les failles grandissantes (pour ne pas dire les crevasses) du système de santé et – singulièrement – de l’hôpital français, Thomas Lilti déclare à nouveau sa flamme envers le service public. Il ne dénonce pas pour accabler des gouvernants ou une direction donnée (en tout cas dans le livre) : il affirme avant tout son amour pour l’hôpital public et conséquemment son envie viscérale de le sauver s’il en est encore temps. Partant, il met en avant trois caractéristiques contemporaines propres aux hospitaliers (et, pourrait-on dire à la très grande majorité des agents des services publics) :

  • l’amour des agents pour l’autre et pour l’intérêt général ;
  • le sentiment de ne pas être considéré à hauteur de son investissement et de sa mission ;
  • et, surtout, le sentiment de ne pas avoir les moyens d’accomplir ladite mission :

« ce qui engendre la souffrance, c’est profondément de ne pas pouvoir faire son travail dans de bonnes conditions » (p. 14) nous dit ainsi Thomas Lilti en le réécrivant même presque de façon similaire plus loin (p. 37) comme s’il fallait le marteler.

Soigner les patients
et/ou les soignants ?

« Quoi que je voie ou entende,
je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué
 » …

… affirme « le » serment, celui d’Hippocrate, qui manifestement travaille beaucoup Thomas Lilti qui lui a consacré le titre de cet ouvrage ainsi qu’un film et deux saisons de série télévisée. Ce passage en particulier du « serment » est manifestement au cœur de la réflexion du docteur qui interroge sans cesse, dans l’ouvrage, comme dans ses fictions, l’ambiguïté sinon le paradoxe de ce secret médical.

Est-il véritablement là pour protéger le patient comme la lecture première dudit serment nous y engage ? C’est ce que l’on enseigne et surement ce que l’on croit.

Avec un véritable et manifestement sincère respect, envers la (et « sa ») communauté médicale, Thomas Lilti nous engage à une autre lecture : celle selon laquelle, parfois (et il ne s’agit évidemment pas quant à nous d’affirmer « toujours »), il arrive que le « système » de santé protège d’abord les siens avant de ne consacrer que l’intérêt des patients. Ici, c’est une faute médicale tue ou oubliée ; là, c’est une erreur d’appréciation ou un faux-pas dû aux gardes trop nombreuses et aux manques de moyens et de personnels, que l’on préfèrera minorer parce qu’il est déjà exceptionnel que ledit système tourne aussi bien avec aussi peu de moyens et autant de contraintes.

« J’ai toujours pensé que le secret professionnel protégeait toujours les médecins, pas tellement les patients. Je trouve qu’il est bien pratique, ce secret. Parce que quand quelque chose ne s’est pas bien passé, on peut toujours se cacher derrière » va-t-il même jusqu’à affirmer (p. 58 et s.).

Avec beaucoup de tendresse, d’éclairages humains (sinon de circonstances atténuantes), Thomas Lilti explique ainsi, dans son œuvre tant fictionnelle que de témoignage, la si grande difficulté de l’action médicale et sanitaire dans des conditions si désastreuses que même une faute qui objectivement semblerait impardonnable à tout patient devient sinon excusable a minima compréhensible par tout citoyen. Dénonçant la dureté et le formalisme si excessif et parfois déshumanisant de la hiérarchie médicale et singulièrement hospitalo-universitaire, M. Lilti nous engage précisément à réhumaniser le système français de santé en acceptant et en comprenant ses faiblesses mais encore en nous permettant de comprendre pourquoi, parfois, le goût du secret est si cultivé par ledit système.

Le lendemain de la journée d’études préc. sur les maux des hôpitaux publics à travers l’écran fictionnel de la série Hippocrate, se tiendra, à l’Université Toulouse 1 Capitole, un autre colloque sur les inspirations et réformes parallèles des deux services publics frères : l’hôpital et l’Université. Or, il nous a été impossible en préparant ce compte-rendu de ne pas y songer. En effet, tous les maux que dénoncent Thomas Lilti comme atteignant le service public hospitalier peuvent très bien être applicables sinon transposables aux Universités : du manque de moyens à celui des personnels, du manque de considération(s) à la demande sans cesse croissante de process, de procédures et de tâches administratives. En particulier (p 35 et s.), lorsque l’auteur explique en quoi le recours massif aux vacataires (plus qu’aux titulaires) noie le service public ou le fait couler, il explique exactement ce que toutes les fonctions publiques traversent : une massive contractualisation qui serait censée être bénéfique aux finances publiques (à très court terme) mais qui, à moyens termes seulement, sabre la continuité du service public et conséquemment atteint l’âme même de ce dernier.

Plus de titulaires, moins de vacataires.

L’équation est simple mais n’est pourtant toujours pas entendue.

Entre fictions & réalités
du service public hospitalier

Voilà bien la matrice de toute l’œuvre de Thomas Lilti : du Serment ici évoqué en passant par ses scenarii ou ses films réalisés : il ne cesse de faire et d’entretenir le lien entre fictions & réalités, vraisemblance et vérité au point que parfois on pourrait même s’y perdre entre le témoignage et l’histoire ou plutôt les histoires racontées. D’ailleurs, au premier chapitre (Décor) de l’ouvrage, l’auteur s’en explique en racontant comment alors qu’il travaillait – comme réalisateur – dans une aile désaffectée d’un hôpital public de région parisienne, près du parc du Sausset, le centre hospitalier Robert intercommunal Robert Ballanger (à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis), la vie et la suractivité des ailes en service du lieu sont venues entremêler fiction et réalité non seulement lorsque certains accessoires de la fiction ont été confiés, quelques portes et pas plus loin, aux personnels sous tensions alors que la fiction s’éteignait mais encore lorsque l’auteur s’est rendu compte qu’il n’avait d’autre choix, à ses yeux, que de franchir la porte de l’hôpital trop actif :

« c’est mon hôpital de fiction et certainement le seul inactif en France, au moment où j’arrive, en pleine crise sanitaire ». Plus loin, il ajoute : « un hôpital de fiction dans l’hôpital réel, avec du personnel de l’hôpital réel qui vient jouer dans l’hôpital de fiction » (p. 17) et, la boucle étant « bouclée », Lilti, depuis la fiction, cherchant à regagner le réel.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 345.

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ParJDA

La difficile & progressive prise de conscience du phénomène de croissance des troubles psychosociaux au sein du monde professionnel

Art. 344.

Le présent article rédigé par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021), s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

Les coulisses du football business où se mêlent argent, pression, culte de la performance et hypermédiatisation : un terreau propice au développement de troubles psychosociaux (partie 1 : ici)

I. Le dispositif de prévention
des troubles psychosociaux encore inadapté

Que ce soit dans l’entreprise ou au sein d’une équipe de football, l’arsenal juridique contraignant semble insuffisant pour endiguer ce phénomène.

Le cadre contraignant imposé par les pouvoirs publics n’est qu’une ligne de conduite à suivre pour les entreprises. Le législateur, tant au niveau européen que français, n’a pas souhaité encadrer particulièrement ces risques et a laissé les partenaires sociaux s’en saisir par le biais d’accords interprofessionnels. En effet avec la contractualisation du droit du travail l’établissement est responsable des modalités de prévention et son effectivité incombe aux partenaires sociaux mais surtout à l’employeur lui-même.

Au sein du monde du football les dysfonctionnements ont pour origines des freins structurelles étroitement lié à une mentalité parfois peu compatible avec ce genre de problématique relevant de l’ordre intime.

« Faire de la psychologie ? Mais pour faire quoi ? Il n’y avait pas de psy quand je jouais au foot», raillait fin mai 2018 le sélectionneur russe, Stanislav Tchertchessov, interrogé sur la préparation mentale de ses troupes à l’orée du Mondial 2018 où la Russie était le pays hôte. [1]

En France les mentalités évoluent doucement. En effet les clubs mandatent de plus en plus des psychologues, mais ces-derniers ne font pas encore parti intégrante des staffs techniques très proche des joueurs.

A titre d’exemple le staff « performance » du Paris Saint Germain ne compte aucun psychologue, alors qu’il est composé 5 physiothérapeutes différents et d’une nutritionniste.[2]

En équipe de France, le staff du sélectionneur Didier Deschamps se composent de 19 membres dont un cuisinier et deux magasiniers mais aucun psychologue.[3]

Pour rappel deux joueurs au moins de l’équipe de France (Ngolo Kanté et Adil Rami) ont avoué par le biais de la sphère médiatique avoir été victime du burn out à la suite du mondial 2018

Si l’équipe de France semble se priver de ce luxe ce n’est pas le cas des sélections Belges, Allemandes et Suédoises qui comportent chacune un psychologue au sein de leurs staffs techniques et sont féru de pratique expérimentales.

Parfois c’est la finalité même de la thérapie qui conduit à produire des effets contre-productifs : le Docteur Gouttebarge pointe du doigt l’inefficacité des structures en place au sein des clubs professionnel : « Les clubs pensent à une seule chose : le bien-être des joueurs à court terme de manière à maximaliser leurs performances. La santé des joueurs au long terme ne compte pas autant, donc tout le suivi psychologique qui est en place dans les clubs est tourné vers la performance et non pas vers le développement d’un joueur, d’un homme sur le long terme. »

Ces limites sont d’autant plus problématiques que même si la parole tend à se libérer sur le sujet et que des progrès sont fait en la matière, dans le microcosme du football de haut niveau, parler de dépression ou de troubles mentaux est encore un tabou. Ceux qui en parle sont souvent des joueurs qui ont déjà pris la retraite et qui n’ont plus rien à perdre à en parler.

Selon  Kader Bamba, l’ailier du FC Nantes : « Lorsque tu montres une faiblesse, t’es catalogué, donc il faut constamment montrer que t’es fort et que rien ne t’atteint ».

Le développement de la psychologie dans le football se heurte donc à des obstacles liés au « cercle vicieux du milieu » pour reprendre l’expression de Cécilia Delage, psychologue clinicienne, en charge des jeunes joueurs du Racing Club de Lens.[4]

Delphin Herblin psychologue clinicienne, habituée à travailler avec des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 met en exergue la complicité passive des joueurs qui sous la contrainte vont venir biaiser le travail des professionnels de santé : « on va demander aux jeunes dans quel état ils sont, comment ils vont, pour essayer de repérer leurs facteurs de vulnérabilité, mais de ce qu’ils me disent en privé, c’est qu’à la psy ou au médecin de la structure, ils ne révèlent pas leur état. Ils donnent des réponses un peu stéréotypées, mais qui ne sont pas honnêtes pour la simple et bonne raison qu’ils ont la crainte, en étant honnêtes sur leur état, que cela puisse les écarter du groupe ou nuire à leur intégration ».

De plus les railleries et la stigmatisation peut attirer la méfiance des clubs et cela peut avoir des conséquences préjudiciables : un transfert avorté ; un club peut souhaiter alors se séparer d’un élément dérangeant soit en l’inscrivant sur le marché des transferts contre son propre gré afin de s’en débarrasser en évitant la procédure de licenciement sans cause réelle et sérieuse soit en le licenciant en invoquant de faibles performances pouvant s’expliquer par la fatigue mentale.

Cette inefficacité peut également trouver sa source dans la réglementation en vigueur qui est parfois elle-même incomplète.

En effet il est à souligner que l’examen annuel prévu à l’article A. 231-5 du code du sport ne concerne pas les sportifs mineurs notamment les jeunes de moins de 16ans en centre de formation. Cette faille est d’autant plus dérangeante que ces jeunes sportifs sont un public vulnérable au vu du contexte et des pressions qu’ils subissent tant de la part du club que parfois de leurs propres entourages. 

II. Vers un encadrement croissant
de la protection des sportifs de Haut Niveau

Celui-ci se traduit par la sensibilisation des clubs professionnels qui intègre progressivement la psychologie au sein de leur équipe de soin mais également par le développement d’une offre émanant d’acteurs privé proposant des soins et des prestations adaptés à la demande.

Toutefois afin que ce mouvement de protection soit véritablement significatif et efficient, il nécessite une prise de conscience de la part des premiers concernées à savoir les sportifs qui à l’image d’un usagé lambda du système de santé, doivent devenir véritablement acteur de leur propre santé.

A. Le rôle des clubs de football professionnels

La santé du joueur est source d’enjeux considérables pour les clubs, qui doivent dès lors se montrer particulièrement vigilants quant au respect des obligations légales et conventionnelles mises à leur charge en la matière.

Afin de faire face à cette problématique les clubs professionnels se dotent progressivement des cellules psychologiques.

Préserver la santé des joueurs certes mais aussi se prémunir contre la mise en cause de sa responsabilité pour manquement à l’obligation de sécurité.

En effet en cas de maladie professionnel ou d’accident du travail, le joueur peut tenter de faire reconnaître que l’accident dont il a été victime résulte de la faute inexcusable du club.

La faute résulte d’une négligence grave de la part de l’employeur.  

La chambre sociale de la Cour de Cassation dans plusieurs arrêts du 28 février 2002 dit « arrêts amiantes », numéro de pourvoi 00-10.051précise que l’employeur commet une faute inexcusable lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le travailleur était exposé et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

L’intérêt pour la victime de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur est d’obtenir une majoration de sa rente et la réparation de ses préjudices. Cela peut engendrer un cout élevé pour le club mais surtout cela est susceptible de ternir son image auprès de l’opinion publique ainsi qu’aux yeux de la sphère du football.

Afin d’éviter ces déconvenues et de s’assurer de la bonne santé mentale de leurs joueurs, les clubs se mettent progressivement au diapason.

L’Olympique lyonnais, par exemple, a ouvert en 2014 une cellule d’optimisation d’habileté mentale au service de la performance à la suite de déficits que pouvaient avoir les joueurs de haut niveau.

Au Toulouse Football Club, l’enfant est soumis à un diagnostic avant même de rejoindre le centre de formation, ce qui permet d’emblée de connaître son état émotionnel, avant au long terme de détecter les « joueurs à risques ». Cette prise en charge se traduit par des séances de yoga, de l’hypnothérapie et des entretiens individuels réguliers avec un préparateur mental.

Désormais quasiment tous les clubs professionnels mandatent régulièrement un ou plusieurs psychologues. Cette présence est même imposée dans le Championnat Allemand.

Malgré ces écueils et ses différents blocages, la mise en place de cellules compétentes en matière de troubles psychiques est encourageante et même si son efficacité est reste largement perfectible elle ouvre la porte à des prise en charge plus adaptées aux maux du joueurs et plus bénéfique à sa santé en temps qu’être humain.

De plus un travail de formation des éducateurs voit progressivement le jour notamment chez les catégories de jeunes. En effet les entraineurs ont un rôle pédagogique et éducatif très important pour les jeunes joueurs parfois encore plus important que celui des parents.

Les messages envoyés par les éducateurs sont donc vraiment déterminant dans la construction du jeune footballeur. Ils ont une grande responsabilité et par conséquent il apparait essentiel qu’il soit sensibilisé à une dimension psychologique et mentale du sport.

Au niveau fédéral, un nouveau certificat (le COP) a été créé pour former les éducateurs pour travailler davantage sur l’aspect mental.

A titre d’illustration, prenons le cas de la future star du football Français Eduardo Camavinga âgé de 18ans à peine, internationale Français et courtisé par les plus grands clubs du monde.

Son club formateur, le Stade Rennais a collaboré avec des psychologues sur le contenu des formations délivrés par les éducateurs. Par conséquent le club breton a fait le choix de « protéger » son joueur en évitant de le surexposer. Ce-dernier accorde très rarement des interviews et n’est que très peu présenté en conférence de presse.

Cette prise de conscience progressive entraine le développement d’une offre de soins et de services de plus en plus variés et spécialisé.

B. Le développement d’une offre de soin variée 

Face à cette vague de sinistrose qui submerge le monde du football professionnel et plus largement le monde du travail, de nouveaux acteurs indépendants ont immergé sous différentes formes afin de prévenir et le cas échéant traiter les différents troubles psychosociaux dont sont victimes les footballeurs.

La répartition de l’offre de soins est dans ce domaine profite globalement à l’initiative privée.

En effet de plus en plus de joueurs s’offrent les services des préparateurs mentaux individuels afin de réaliser ce qui est communément appelé le travail invisible. En effet les joueurs sont de moins en moins retissant à consulter des analystes psychologue car ils sont conscients que les bonnes performances sur le terrain est étroitement liée à leur bonne santé psychologique.

La préparation mentale revêt son importance au même titre que la préparation physique afin de tenir le coup face à la pression et l’anxiété très prégnant chez certains footballeurs. Les joueurs les plus enclin à demander l’aide de professionnel en la matière sont les joueurs ayant des postes soumis à de fortes attentes à savoir les gardiens de but et les attaquants.

Comme vu auparavant, les clubs mandatent également de plus en plus des psychologues et de physiothérapeute afin de s’assurer que chaque joueur puisse bénéficier d’un suivi personnalisé.

Cependant les acteurs du privée ne sont pas les seuls à offrir des soins spécialisés dans ce domaine. En effet les centres hospitaliers universitaire qui sont des centres hospitaliers régionaux ayant signer une convention avec des universités proposant des unités de recherche et de formations allouent également des services de médecine du sport compétent notamment en psychologie du sport.

A titre d’illustration, en France le CAPS, Centre d’Accompagnement et de Prévention pour les Sportifs, qui est un service du CHU de Bordeaux, au sein de l’hôpital Saint-André ayant pour objectif de promouvoir la pratique de l’activité physique, prévenir et prendre en charge les difficultés liées à la pratique sportive (difficultés psychologiques, recours aux conduites dopantes).

Toutefois ce n’est pas tous les services de médecines du sport au sein de CHU ne comportent des spécialistes de la psychologie du sport. Par exemple la Clinique Universitaire du Sport entièrement consacrée au soin des sportifs et des personnes en reprise d’activité physique qui est installée à l’hôpital Pierre-Paul Riquet, sur le site hospitalier de Purpan depuis le mois de janvier 2019 n’assure pas de suivi psychologique du sportif.[5]

Enfin avec l’accroissement de la protection de la santé du sportif , de nouveaux organismes spécialement dédiés à la santé des sportifs de Haut Niveaux voient le jour tel que Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (IRMES) [6]qui dispose d’un volet recherche plus scientifique (formation et l’information des cadres techniques sportifs, des médecins du sport et des personnes concernées par la santé des sportifs sur le résultat de ses recherches) mais qui concoure également à la continuité des soins du sportif. Le Centre d’investigation en médecine du sport (CIMS) qui a pour objectif la prise en charge des problèmes médicaux des sportifs de haut et de très bon niveau peut être également mentionné.[7]

III. L’effectivité encore limitée
des structures représentatives

Que ce soit à l’échelle internationale avec la FIFA ou encore à l’échelle nationale où la FFF et la LFP (ligue de football professionnelle) sont compétentes, les instances dirigeantes du football professionnel n’ont pas encore pris la problématique à bras le corps. Il faut comprendre que le footballeur dépressif fait tache et ternis l’image de ce sport si particulier. De plus le football est une industrie qui doit tourner

Face à ce silence des organismes de direction du football professionnel, il incombe donc aux organisations syndicales représentatives de garantir une résonnance à ce phénomène et de protéger les joueurs.

En France, l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP) [8]se déplace dans les clubs et les centres de formation et si un joueur s’ouvre par rapport à des troubles psychologiques, l’UNFP va pouvoir le diriger vers une cellule psychologique.

C’est un avantage que la France partage avec l’Angleterre et l’Australie, mais il reste encore de très nombreux pays où une telle plateforme de soutien n’existe pas.

A l’échelle internationale il existe la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, généralement connue sous le sigle FIFPRO, est la fédération internationale des joueurs professionnels. À l’heure actuelle, 69 associations nationales de joueurs sont membres de la FIFPRO. En tant que syndicat mondial des footballeurs professionnels elle a alerté l’opinion public en publiant des chiffres significatifs du malaise ambiant.

La Fifpro avait également mis en garde, dans une étude transmise en aout 2019, contre les risques sur la santé des joueurs liés à la multiplication des matchs et l’engorgement des calendriers. Une situation qui concerne surtout les joueurs internationaux.

Force est de constaté que l’appel à vigilance n’a pas été prise en compte au regard de la cadence démentielle imposée aux professionnels depuis la reprise des championnats suivant le confinement.

Outre les blessures physiques qui se sont multipliés, Nicolas Dyon préparateur physique passé par Rennes, Saint-Etienne ou Nice alerte sur les risques de burn-out. En effet pour ce-dernier le risque est grand car « à un moment, c’est le cerveau qui décide ».

« L’entraînement invisible sera déterminant », affirme Raphaël Homat, préparateur mental engagé régulièrement avec plusieurs joueurs pros pour qui « récupérer au niveau cognitif et émotionnel sera essentiel et le travail mental, moins fatigant musculairement, peut être tout à fait pertinent. »        

Ce constat pose la problématique du poids de ses organismes de protection. En effet leurs rôles semblent cantonner à une mission d’information. Aucune action concrète afin de faire bouger les lignes ne voient le jour et cela en raison engrenage qui rend impossible toute velléité de contestation.

Un mouvement général de grève serai par exemple le meilleur moyen de faire évoluer la situation notamment en ce qui concerne le calendrier des matchs. Cependant les enjeux financiers et sportifs sont tels qu’aucun club ou aucun joueur ne s’est risque à ce genre de mouvement de contestation.

En effet seule une action coordonnée serait efficace mais le monde du football se caractérise (aussi) par son aspect individualiste. Un joueur seul ne se risquera pas de se mettre en grève par peur de perdre sa place au sein de l’effectif ou d’être sanctionné en interne. Un club seul ne boycottera jamais seul une compétition si les autres équipes ne suivent pas.

Ici apparait le rôle des grandes stars du football. Il est fort probable que la situation évolue si les jeunes icones que sont Mbappé, Haaland ou encore Marcus Rashford se manifestent afin de stopper leurs activités pour dénoncer un fonctionnement dangereux pour la santé physiques mais aussi mentales des joueurs

Les récents incidents ont prouvé que les stars du sport pouvaient spontanément mettre leurs images et leur notoriété au service de nobles causes sur et en dehors du terrain comme par exemple le racisme ou la lutte contre la pauvreté. Par exemple jeune anglais Rashford s’est distingué par son engagement social en Angleterre quitte à aller à la confrontation avec le premier ministre Boris Jonhson.

Ils leur incombent désormais de mettre en lumière un phénomène plus intime et moins médiatique quitte à aller à l’encontre d’un système qui leurs a tout donné. Oseront-ils mordre la main qui les nourris ? Rien n’est moins sûr.

Les stars Kevin Debruyne et Aubameyang genoux à terre en hommage au mouvement de lutte contre le racisme « Black Lives Matter » (source RLT)

Bibliographie/Références :

« Le Premier Homme » Albert Camus.

« Temps sportif, santé du champion et logique de l’urgence ». Bruno Papin.

Définition du Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion

Etude publié par le Conservatoire Nationale des Arts et Métiers

« Les transferts de joueurs », in M. Maisonneuve et M. Touzeil-Divina (dir.), Droit(s) du football, L’Épitoge-Lextenso, 2014,

Article du Monde « Les différences salariales entre footballeurs et footballeuses dépendent de la taille du marché » du 25 juin 2019.

-Intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996. 

Arrêt de la Cour du 15 décembre 1995.
Union royale belge des sociétés de football association ASBL contre Jean-Marc Bosman, Royal club liégeois SA contre Jean-Marc Bosman et autres et Union des associations européennes de football (UEFA) contre Jean-Marc Bosman.

– Les jeunes joueurs africains des migrants à “forte valeur ajoutée” dans le système productif international des footballeurs professionnels

Bertrand Piraudeau « Migrations Société » 2011/1 (N° 133), pages 11 à 30

-Article So foot

-Règlement officiel de la Fifa encadrant les transferts des joueurs.

– Bertrand, J. (2012)  « La fabrique des footballeurs ». La Dispute.

-Article Foot Mercato publié le 24/07/2020

-Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

Site officiel du Paris Saint Germain.

Site officiel de la Fédération Française de Football.

-Source RMC Sport / BFM TV

Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

-Site officiel de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport

-Site officiel du Centre d’investigation en médecine du sport

-Site officiel de l’Union nationale des footballeurs professionnels


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 344.

[1] Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

[2] Site officiel du Paris Saint Germain.

[3] Site officiel de la Fédération Française de Football.

[4] Source RMC Sport / BFM TV.

[5] Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

[6] Site officiel de l’IRESM.

[7] Site officiel du CISM

[8] Site officiel de l’UNFP

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