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Vulgariser le droit administratif : la volonté populaire du JDA

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA,
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole,
Institut Maurice Hauriou, Président du Collectif l’Unité du Droit
(re) fondateur – directeur du Journal du Droit Administratif

Art. 254.

Le présent article est issu d’une recherche parue in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. On en a repris ici les très grandes lignes dans un souci de diffusion(s). Le tout s’organise en trois temps dont voici le premier :

I. Diffuser le droit administratif : l’accès populaire au JDA
II. Vulgariser le droit administratif : la volonté populaire du JDA
III. Démocratiser le droit administratif : le regard citoyen populaire du JDA


En se déclarant « à la portée de tout le monde », le JDA – en 1853 comme en 2015 – prend un pari très (trop ?) ambitieux sinon osé : s’affirmer comme n’étant pas (ou plutôt pas seulement) un autre média de spécialistes publicistes. Sur ce point, il nous semble que les deux Journaux sont partis avec les mêmes idéaux mais ont rapidement tous deux négligé cet objectif initial si louable (A et B).

Pour l’exposer, nous avons repris les adjectifs de « sacré » et de « profane » que suggéraient – très justement – l’appel à contribution(s) au présent ouvrage. Les organisateurs y relevaient l’existence – comme pour le JDA – de publications « populaires en ce qu’elles sont destinées à d’autres qu’aux seuls juristes et qu’elles visent un public large de non-spécialistes. Aussi sont-elles populaires en ce qu’elles tentent de faire échapper le droit des mains de ses « prêtres » ou de spécialistes ». Précisément, le Journal du Droit administratif en ce qu’il se revendiquait et se revendique encore « mis à la portée de tout le monde » et ce, comme un clin d’œil de Chauveau à l’ouvrage originel de Rondonneau (1759-1834) (1) ou encore à l’instar de l’ouvrage postérieur du professeur Emile Acollas (1826-1891) (Le droit mis à la portée de tout le monde ; les contrats ; Paris, Delagrave ; 1885), matérialise-t-il bien cette volonté populaire.

Notons cela dit, dès maintenant, qu’en 1853 comme en 2015, si la volonté de s’adresser au plus grand nombre et donc de dépasser le cercle sacré des « initiés » pour toucher celui des « profanes » est et fut réelle, elle s’est dans les deux cas accompagnée d’un double langage : certes, le JDA a tenté et tente de s’adresser aux administrés et aux citoyens mais il est aussi directement rédigé à l’attention des administrateurs (qui ne sont pas toujours juristes) et que les coordinateurs de l’ouvrage ont qualifié « d’utilisateurs » du droit. Ainsi, en 1853 comme en 2015, le JDA a effectivement affiché une volonté de « popularisation » du droit administratif mais ce, parallèlement à un public principalement composé d’administrateurs et de publicistes précisément spécialistes.

A. 1853 : un droit administratif
élitiste et réservé au « sacré »

Profane & sacré. L’idée d’un droit administratif « sacré » avec ses prêtres et ses rites n’est pas neuve. Dès sa formation, dès son enseignement académique cette métaphore a été utilisée et chacun se souvient à cet égard du grand et bel article du professeur Boulouis (« Supprimer le droit administratif ? » au n° 46 (1988) de la revue Pouvoirs). L’opposition entre sacré et profane est effectivement particulièrement judicieuse en la matière. C’est en tout cas un ressenti partagé et qui présente souvent les publicistes à l’instar de pratiquants d’une secte parlant un langage ultra prétorien (et donc codifié et hermétique à ceux qui ne l’ont pas appris).
En 1853, tout particulièrement, le droit administratif est loin d’être compris des administrés et parfois même des administrateurs. Il est très peu enseigné (et depuis peu ; cf. supra) ; les actes des administrations et des conseils de préfectures et d’État sont très difficiles à trouver à part en consultant le Recueil dit LEBON mais qui ne paraissait pas – comme avec Internet aujourd’hui – dans les jours sinon les minutes suivant une importante décision. Ses ouvrages étaient manifestement écrits (à quelques rares exceptions) par et pour des spécialistes de la matière et ils étaient généralement très volumineux et concrètement difficilement accessibles (qu’on songe par exemple à la troisième édition (1868 et s.) du Traité en douze volumes de Gabriel Dufour (1811-1868)). Ainsi, si avant la Monarchie de Juillet, le droit administratif n’était compris que des hauts administrateurs et conservé secret par eux-mêmes, autour de 1840 avec l’installation de l’idée d’un État de droit, ce droit administratif quittait enfin la sphère de la réserve élitiste ce qui se réalisera en plusieurs générations. Ainsi, en 1853, un peu plus de dix années avant le décret du 2 novembre 1864 qui allait révolutionner l’accès des administrés au juge administratif, cette matière était effectivement encore dominée par ses élites. Le fait que l’on ait d’ailleurs réservé son enseignement à la seule Faculté parisienne puis à la première ou seconde Faculté des départements (Poitiers) en témoigne également. Il y eut clairement cette volonté de conserver l’étude et la diffusion du droit public aux personnalités les plus importantes du pays sans le diffuser dans toute la province. N’oublions pas que, longtemps, les droits constitutionnel et administratif ont été considérés comme dangereux : séditieux. Leurs études étaient donc réservées : distillées avec parcimonie.

Un droit non codifié. Par ailleurs, en 1853, la communauté des publicistes commençait à se faire à l’idée qu’il n’existerait jamais de codification administrative à l’instar de celles réalisées par Napoléon pour les principaux droits et procédures privatistes. Conséquemment, le besoin de trouver un outil pour aider les administrateurs et les administrés était encore plus manifeste car il n’existait pas d’endroit unique où trouver les principales règles du droit public. Pour pallier l’ensemble de ces inconvénients éloignant le droit administratif de ses usagers, le JDA proposa plusieurs innovations. D’abord, en utilisant un périodique mensuel, le Journal s’adressait plus facilement à ses lecteurs et ce, en étant directement livré chez eux sans avoir besoin d’être consulté ailleurs. Par ailleurs, outre la fréquence, le format utilisé (un journal et non un traité) démontrait bien une volonté de s’adresser au plus grand nombre : on accepte effectivement plus facilement de feuilleter régulièrement (même sans tout lire) un périodique plutôt qu’un ouvrage spécialisé qui semble bien plus difficile d’accès. Cet argument est même employé par Batbie & Chauveau (JDA 1853 ; p. 11 et s.) lorsqu’ils présentèrent leur nouvelle publication : « Un journal sera toujours plus utile que les meilleurs livres. Ceux-ci exigent une étude soutenue, tandis qu’une publication périodique produit son effet peu à peu. Elle ne fatigue pas l’esprit et ressemble à une nourriture lentement absorbée ». Et de conclure : « Un journal se prête mieux aux formes au style familier » (ainsi clairement revendiqué comme matériau d’une accessibilité accrue) « et gagne en efficacité ce qu’il perd en élégance ». En ce sens, relevons également que le JDA originel changea même de format papier : d’abord in-octavo comme la très grande majorité des publications juridiques du XIXe siècle, le Journal – lors de son changement d’éditeur notamment – tenta plusieurs autres dimensions qui le firent effectivement davantage ressembler à une revue voire à un quotidien traditionnel plutôt qu’à un feuillet issu d’un ouvrage spécialisé. Cet accès – même formel – nous semble également être un témoignage de cette volonté de toucher le plus grand public. Dans ce même sens « pratique », signalons que le JDA se dota, dès 1854 et ce, chaque année à la fin des numéros mensuels, de tables alphabétiques, analytiques (souvent) et chronologiques afin de toujours faciliter la consultation des lecteurs administrateurs et administrés. Du reste, presque toutes les années, à la suite de la tradition initiée par Chauveau lui-même, chaque numéro de janvier commençait par dresser un bilan de l’année passée au JDA en en reprenant les temps forts, les études, les annonces majeures, etc. Là encore, l’effort de diffusion des données doit être salué.

Un média « pratique ». Enfin, le fait que Chauveau (ce qu’il avait d’ailleurs déjà entrepris dans ses précédentes publications de quotidiens comme le Journal des avoués (1810-1906 qu’il dirigea de 1826 à 1829) mais aussi le précité Journal du droit criminel (1833-1889 que l’avocat fonda avant de le confier en 1846 à Faustin Hélie et surtout à Achille Morin (1803-1874)), prédécesseur direct du JDA) était aussi un avocat et un directeur de publications reconnu « plaidait » en sa faveur de « vulgarisateur ». Il voulait son média pratique et accessible avec des formulaires (dès 1853, l’article 08 du JDA en proposait ainsi un afin de permettre aux administrés de solliciter, auprès des conseils de préfecture, une réduction en matière de contributions directes) et des exemples concrets afin que même le « profane » se sente concerné. C’est ce que résume Mme Vandeuville quand elle signale que Chauveau « avait une connaissance théorique et pratique du droit administratif, associée à un contact régulier avec des « profanes », qu’ils soient clients ou étudiants » (ibidem).

Des directeurs praticiens. C’est – cela dit – un élément qui s’impose rapidement à l’observateur lorsque l’on établit la liste des onze directeurs ou co-directeurs (2) du premier JDA : ils sont essentiellement des avocats (aux Conseils et / ou en Cours d’appel) et aucun n’est universitaire pendant la période parisienne postérieure à 1882 (jusqu’en 1920). Les seuls universitaires attachés au Journal sont ainsi ses co-fondateurs : Chauveau et Batbie en rappelant, cela dit, que les deux étaient ou avaient été aussi avocats mais encore (pour le premier) avocat aux Conseils et (pour le second) auditeur au Conseil d’État (de 1848 à 1851). Troisième et dernier universitaire (toujours à Toulouse) : le professeur Henri Rozy qui fut également avocat. Parmi cette liste, mentionnons également deux députés (Albert Gauthier de Clagny (1853-1927) & Camille Bazille (1854-1900) ainsi que deux administrateurs : Ambroise Godoffre (décédé en 1878) de la préfecture de la Haute-Garonne et Hennin (dont les dates nous sont inconnues), rédacteur au Bulletin des architectes et des entrepreneurs et deux anciens auditeurs au Conseil d’État : Batbie et Albert Chaudé (né en 1854). Ainsi qu’on le constate aisément, le choix fait par la direction du JDA, y compris dès sa fondation en 1853, fut donc d’assumer un point de vue pratique par et pour des praticiens (et non théorique qui effraie parfois !). À propos de ces co-directeurs, formons trois observations. D’abord, même si Chauveau (qui se faisait appeler et signait Chauveau Adolphe et non Adolphe Chauveau) mourut en 1868, son patronyme de fondateur demeura gravé au frontispice du JDA jusqu’en 1920. Personne ne l’oublia alors que le co-fondateur de 1853 Batbie fut bien moins loti. Dès 1855, il fut qualifié de simple collaborateur (aux côtés de Godoffre) et non plus de co-directeur et en 1856 il avait déjà disparu de la page de titre ! Ensuite, outre la revendication praticienne, il faut relever que la plupart de ces hommes furent essentiellement conservateurs (3) , catholiques et républicains à l’instar d’Albert Chaudé qui démissionna en 1880 du Conseil d’État suite aux premiers décrets dits anti-congréganistes proposés par Jules Ferry (1832-1893). Enfin, un directeur, le dernier (de 1910 à 1920) mérite toute notre attention. Il s’agit du basque Jules Mihura (1883-1961) : d’abord avocat aux Conseils (à l’époque même où il dirigea le sénescent Journal du Droit administratif), l’homme rejoint en 1940 la chambre civile de la Cour de cassation pour en devenir l’un des plus hauts magistrats (il en sera Président puis Président honoraire) et l’un des moteurs des Éditions du JurisClasseur auxquelles il conseilla de reprendre le JDA.

Un droit administratif « promu ». On assista donc bien, au premier JDA, à une véritable « promotion » du droit administratif où en se rapprochant des administrés, il s’agissait aussi de servir le droit administratif tout entier. Car, ne nous y trompons pas, le JDA en informant administrations et administrés se donnait bien pour objectif de servir le droit administratif (et sa reconnaissance comme branche académique véritable) à l’heure où sa contestation était encore fréquente (JDA, 2016, Art. 65).

B. 2015 : un droit administratif
toujours élitiste effrayant le « profane »

Il serait provocateur de dire qu’en 2015 rien n’a changé. Ce serait provocateur et faux. Oui, l’État de droit s’est instauré en France et désormais le droit administratif n’est plus réservé aux seuls spécialistes. Un citoyen désirant à tout prix obtenir une information peut, avec un peu de temps et parfois un peu d’aide, généralement trouver ce qu’il cherche et une ou plusieurs réponses à sa ou à ses questions. La philosophie d’accès au droit n’est donc plus du tout la même.

Un droit toujours élitiste : excluant. Cependant, de facto, le droit administratif demeure intrinsèquement élitiste. Il a effectivement ses spécialistes qui connaissent Agnès Blanco, la société commerciale de l’Ouest africain (et son célèbre bac), le nain de Morsang-sur-Orge ou encore René Benjamin (1885-1948) (sans connaître nécessairement ses écrits littéraires et sa passion pour Maurras (1868-1952)) et le casino de Néris-les-Bains. Et même si le Conseil d’État (on songe notamment aux travaux du groupe présidé par Philippe Martin) a fait quelques efforts de rédaction à destination des administrés, sa jurisprudence demeure souvent obscure sinon impénétrable aux profanes (et parfois même encore à ses « prêtres ») ! La diffusion, les commentaires et les interprétations en ligne (sur des blawgs) par des praticiens et des universitaires n’y suffisent pas encore : le droit administratif demeure – au moins perçu – comme celui d’une caste ou secte « à part » et non comme une science et des données à l’accès facilité (mais peut-être est-ce aussi le cas de nombreuses – sinon de toutes – les branches juridiques). Cet élitisme effraie le profane qui ne se sent pas à sa place et qu’il faut donc rassurer et encadrer car – ne l’oublions pas – le droit administratif n’est pas fait pour les administrateurs, les politiques et les administrativistes : il est fait – au nom de l’intérêt général et donc souvent du service public – pour les administrés citoyens qu’il convient bien d’accompagner.

C’est – notamment – la mission que s’est donnée le nouveau JDA en proposant – par exemple son premier dossier sur la thématique – alors brûlante – de l’état d’urgence (préc. art. 07 et s.). De même, est-ce la raison pour laquelle notre quatrième dossier s’est intéressé à la définition même du droit administratif (préc. art. 132 et s.) et ce, non par une personnalité ou la rédaction du JDA mais par cinquante personnes différentes : des universitaires (parmi lesquels de très grands noms publicistes comme ceux des professeurs Delvolvé, Mazères ou encore Morand-Deviller et Truchet), des praticiens et des administrateurs (ici encore avec quelques très hautes personnalités à l’instar du Président Stirn et du Conseiller Benabdallah) mais aussi des citoyens et des jeunes chercheurs en droit administratif. Il s’agissait alors de bien montrer, par la multiplicité et parfois l’hétérogénéité des réponses, que ledit droit non seulement n’était pas toujours aussi monobloc et uniforme qu’on le dit mais encore – par la plupart des réponses données – qu’il était accessible aux citoyens.

Des comités diversifiés & représentatifs. En 2015, lorsque nous avons cherché à recréer le Journal du Droit administratif, nous avons eu à cœur de mettre également en œuvre des comités scientifiques, de soutien et de rédaction mettant en avant la même synergie que le JDA premier avait voulu instaurer. On rencontre ainsi dans les comités du JDA contemporain des universitaires (principalement il est vrai), des administrateurs, des élus et des praticiens du droit administratif (avocats et magistrats en particulier). Comme son prédécesseur, le JDA « nouveau » a par ailleurs d’abord cherché et revendiqué une implantation et un renouveau toulousain avant de « s’ouvrir » progressivement.
De surcroît, le fait d’avoir – comme en 1853 – repris une présentation formelle en articles rend évidemment la lecture plus aisée et il est fréquemment suggéré aux contributeurs de ne pas dépasser un nombre de signes donné afin que les articles puissent être lus en une fois sans fatiguer le lecteur et sans qu’il ait envie de fermer la page internet consultée !

Depuis septembre 2019, par ailleurs, ces comités ont évolué.


(1) Titre déjà revendiqué par plusieurs ouvrages résolument pratiques à l’instar du Manuel du praticien ou Traité de la science du Droit mise à la portée de tout le monde de Louis RONDONNEAU qui connut trois éditions (1825, 1827 et 1833) et que CHAUVEAU connaissait nécessairement eu égard à l’importance des écrits de RONDONNEAU (notamment en matière de codification) en droit administratif.
(2) Qui sont de façon exhaustive et par ordre chronologique et alphabétique : Adolphe CHAUVEAU (1853-1868), Anselme Polycarpe BATBIE (1853-1854), Ambroise GODOFFRE (1869-1878), Henri ROZY (1879-1881), Camille BAZILLE (1882-1891), Albert GAUTHIER DE CLAGNY (1882-1889), Georges POIGNANT (1882-1889), A. HENNIN (1885-1891), Albert CHAUDE (1892-1907), Victor CLAPPIER (1908-1909) et Jules MIHURA (1910-1920).
(3) Parmi les collaborateurs (sic) fréquents du JDA associés à sa direction, signalons à cet égard l’association de plusieurs hommes qui marqueront tristement la Seconde Guerre mondiale en étant investis dans le cadre de l’État français : Raphaël ALIBERT et Jean BOIVIN-CHAMPEAUX (1887-1954) notamment.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254.

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Les évolutions du droit de la commande publique : entre (r)évolutions textuelles et précisions jurisprudentielles

par Mathias AMILHAT,
Maître de conférences en Droit public – Université de Lille

Art. 236.

Le droit de la commande publique a connu des changements importants au cours de l’année 2018. Parmi ces changements, ce sont les évolutions textuelles qui focaliseront l’attention des observateurs lors des prochains mois. Trois changements d’importance inégale sont en effet survenus. Tout d’abord, la loi de programmation militaire est venue modifier les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité afin de mieux tenir compte de la spécificité de ces contrats et des potentialités offertes par le droit de l’Union à ce sujet. Ensuite, la dématérialisation imposée par les directives de 2014 est entrée en vigueur le 1er octobre 2018 – après une période d’adaptation fixée par les textes de transposition. Il est difficile de déterminer si cette dématérialisation permettra d’atteindre les bénéfices escomptés : facilitera-t-elle notamment l’accès des opérateurs économiques aux procédures de passation en entraînant un accroissement de la concurrence ? Permettra-t-elle vraiment aux acheteurs de réaliser des économies ? Enfin et surtout, le code de la commande publique a été publié le 5 décembre 2018 pour une entrée en vigueur le 1er avril 2019. Cette publication éait attendue depuis l’adoption de la loi Sapin 2 mais la consultation publique organisée au printemps 2018 permettait de s’interroger sur le contenu exact de ce code. Comme pour la dématérialisation, ce sont les mois voire les années à venir qui permettront de saisir véritablement l’impact de la codification opérée. De plus, une analyse plus détaillée du contenu du code devrait être proposée avant son entrée en vigueur. Malgré tout, quelques remarques initiales méritent d’être formulées dès à présent.

Au-delà des révolutions textuelles, la jurisprudence de ces derniers mois mérite elle aussi l’attention des observateurs. Elle permet, notamment, de mieux saisir le contenu des textes adoptés lors de la réforme de la commande publique de 2015 et 2016 et d’anticiper certaines interprétations qui seront données des dispositions du code lorsqu’il entrera en vigueur. Les décisions rendues permettent par ailleurs, comme à leur habitude, de croiser les points de vue des juges français et européen et de mesurer la convergence progressive des solutions retenues.

Première (r)évolution : des modifications substantielles pour les règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité

La loi de programmation militaire est venue modifier – entre autres dispositions – un certain nombre de règles fixées par l’Ordonnance du 23 juillet 2015 (L. n° 2018-607, 13 juill. 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense : JO 14 juill. 2018, texte n° 1 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 206, note G. Clamour). Les réformes introduites s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité poursuivent une double logique : la volonté de remettre en cause les sur-transpositions opérées par l’Ordonnance et la recherche de davantage de souplesse pour les acheteurs qui passent de tels marchés. Parmi les changements introduits, la loi modifie la définition organique des marchés publics de défense ou de sécurité fixée par l’article 6 de l’Ordonnance pour permettre la prise en compte des marchés passés par les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat. Auparavant, les seuls acheteurs susceptibles de passer de tels marchés étaient l’Etat et ses établissements publics administratifs, ce qui signifiait que les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat passaient en principe des marchés publics « ordinaires », y compris lorsque ces marchés portaient sur la défense ou la sécurité. Cette distinction parmi les établissements publics de l’Etat n’étant pas imposées par les directives, la loi corrige la définition sur ce point. De la même manière, la loi modifie l’article 47 de l’Ordonnance. Cet article, qui concerne les dérogations possibles aux interdictions de soumissionner, envisageait de la même manière les marchés publics « ordinaires » et les marchés publics de défense et de sécurité en fixant trois conditions cumulatives. Or, les directives européennes n’imposaient ces trois conditions que pour les marchés publics « ordinaires » : il faut que l’admission de l’opérateur économique normalement exclu soit justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, que le marché public en cause ne puisse être confié qu’à ce seul opérateur économique et qu’un jugement définitif d’une juridiction d’un Etat membre de l’Union européenne n’exclut pas expressément l’opérateur concerné des marchés publics. A l’inverse, les textes européens n’exigent qu’une seule condition pour les marchés de défense et de sécurité. Cette distinction est désormais reprise et l’article 47 permet aux acheteurs d’admettre des dérogations aux interdictions de soumissionner sans exiger d’autres conditions que des raisons impérieuses d’intérêt général pour les marchés de défense et de sécurité. La sur-transposition est, sur ce point également, gommée par la loi. De plus, la loi est venue introduire de nouvelles exclusions spécifiques pour les marchés publics de défense ou de sécurité à l’article 16 de l’Ordonnance (16, 3° et 16, 4° de l’Ordonnance). Ces exclusions sont prévues par les directives européennes mais elles avaient été « oubliées » lors de la transposition en 2015 et 2016… Enfin, la loi supprime l’obligation de communiquer les données essentielles fixée par l’article 56 de l’Ordonnance s’agissant des marchés publics de défense et de sécurité car les textes européens n’imposaient cette communication, là encore, que pour les marchés publics « ordinaires ». Ces différentes modifications assurent une simplification des règles applicables aux marchés publics de défense et de sécurité mais elles permettent aussi de mesurer à quel point les opérations de transposition peuvent conduire à adopter des règles contraignantes en avançant des exigences européennes, y compris lorsque ces dernières n’existent pas. Espérons donc que le législateur français continuera d’œuvrer en ce sens, les rapports avec le droit de l’Union ne s’en porteront que mieux.

Deuxième (r)évolution : la dématérialisation entre en vigueur !

Longtemps annoncée, la dématérialisation des marchés publics est devenue une réalité depuis le 1er octobre 2018. La direction des affaires juridiques de Bercy propose deux guides complets, l’un à destination des acheteurs (https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-A.pdf ), l’autre pour les opérateurs économiques ( https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/dematerialisation/20180601_Guide-MP-dematerialisation-2018-OE.pdf ). Pour les acheteurs, l’entrée en vigueur de la dématérialisation implique tout d’abord de se doter d’un « profil d’acheteur ». Ils doivent en effet utiliser cette plateforme pour publier les documents de la consultation de tous leurs marchés publics dont la valeur estimée est égale ou supérieure à 25 000 € HT. Les communications et échanges d’informations doivent également être effectués par voie dématérialisée. Toutes ces obligations n’admettent que des dérogations limitées. Pour les opérateurs économiques, en-dehors là aussi de quelques exceptions, la dématérialisation impose que les candidatures et les offres soient communiquées par voie dématérialisée. Par ailleurs, il faut souligner que la signature électronique n’est – pour l’heure – pas encore imposée. Les guides semblent toutefois indiquer que la signature électronique de l’offre finale s’impose en quelque sorte lorsque la procédure de passation est dématérialisée dans la mesure où toutes les communications et les échanges d’information sont dans ce cas dématérialisés. Les acheteurs et les opérateurs économiques ont donc tout intérêt à suivre ces conseils et ils devront, pour signer électroniquement, utiliser une signature avancée reposant sur un certificat qualité (Arrêté du 12 avril 2018 relatif à la signature électronique dans la commande publique ; JO 20 avril 2018, texte n° 30). Enfin, au-delà des obligations liées à la dématérialisation, les acheteurs sont également tenus depuis le 1er octobre de transmettre par voie électronique les informations concernant leurs marchés de plus de 90 000 € HT à l’Observatoire économique de la commande publique (OECP). Une application dénommée « REAP » (Recensement économique de l’achat public) a été créée pour permettre ces transmissions (https://www.reap.economie.gouv.fr/reap/servlet/authentificationAcheteur.html ).

Troisième – et véritable – (r)évolution : adoption du « nouveau » code de la commande publique !

Le code de la commande publique vient enfin d’être publié (Ordonnance n° 2018-1074 du 26 novembre 2018 portant partie législative du code de la commande publique et Décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018 portant partie réglementaire du code de la commande publique ; JORF du 5 décembre 2018). Il entrera en vigueur le 1er avril 2019 ce qui signifie que, jusqu’à cette date, ce sont les règles des ordonnances de 2015 et de 2016 relatives aux marchés publics et aux contrats de concession, ainsi que leurs décrets d’application, qui continueront de s’appliquer. Parmi les arguments avancés par la Direction des affaires juridiques (L. Bédier, « Une boîte à outils organisée selon la vie du contrat », AJDA 2018, p.2364) pour justifier la codification, le principal est le souci de simplifier une matière dont les effets économiques sont particulièrement importants. En effet, « les marchés publics et les concessions représentent environ 200 Md€ par an, soit 8 % du PIB et un débouché très important pour les PME » (ibidem).  Pour atteindre cet objectif de simplification, la DAJ s’est appuyée sur des experts et sur les praticiens du droit de la commande publique, ainsi que sur la consultation publique organisée au printemps 2018. La question principale reste de savoir si le code atteint ses objectifs : permet-il vraiment une simplification de la matière ? Va-t-il permettre une meilleure concurrence et, notamment, un accès facilité des PME à la commande publique ? Il n’est pas possible, dans l’immédiat, de répondre de manière tranchée à ces questions. L’adoption du code méritera en effet de faire l’objet d’une chronique spéciale ou d’un dossier spécial au sein du Journal du droit administratif. Pour autant, plusieurs remarques peuvent d’ores et déjà être formulées.

Tout d’abord, le code de la commande publique n’introduit pas d’innovations qui bouleversent la matière par rapport aux textes de 2015 et 2016. Ce constat est tout à fait logique dans la mesure où la codification a été effectuée à droit constant : les auteurs du code ne pouvaient donc pas aller au-delà du droit existant.

Par ailleurs, le code adopté a tenu compte des suggestions effectuées lors de la consultation publique ainsi que des modifications suggérées par le Conseil d’Etat. Il ne correspond donc pas exactement au projet de code de la commande publique tel qu’il avait été soumis à la consultation. Parmi les changements principaux, il faut noter la rédaction d’un titre préliminaire qui fait la part belle aux principes fondamentaux de la commande publique, là où le projet de code ne faisait que les intégrer parmi les dispositions spécifiques applicables aux marchés publics et aux contrats de concession. Il en ressort donc que tous les contrats de la commande publique sont soumis à ces principes fondamentaux, y compris lorsqu’il s’agit de « contrats exclus » tels qu’ils sont désignés par le code. Ce champ d’application étendu paraissait évident si l’on tient compte de l’ascendance européenne des principes fondamentaux de la commande publique et de leur application au-delà des contrats intégrant strictement le droit de la commande publique. La Cour de justice avait eu l’occasion de nous le rappeler très clairement dans son arrêt Promoimpresa qui a conduit aux évolutions que l’on connaît en matière de passation des conventions d’occupation du domaine public (CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15 : JurisData n° 2016-015812 ; AJDA 2016, p. 2176, note R. Noguellou ; Contrats-Marchés publ. 2016 comm. 291 et repère 11 par F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; sur ce sujet, v. Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 03 ; Art. 128 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1385 ; Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique contrats publics 02 ; Art. 190 http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=1869 ). Malgré tout, l’intégration de ce titre préliminaire constitue une avancée et la question du régime juridique des contrats exclus est d’ores et déjà posée (G. Clamour, « Les marchés exclus », Contrats-Marchés publ. 2015, dossier 3 ; S. de la Rosa, « Les exclusions », RFDA 2016, p. 227 ; H. Hoepffner et F. Llorens, « Dans quoi les contrats exclus des ordonnances marchés publics et concessions sont-ils inclus ? », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 4 ; G. Eckert, « Quelle place pour les principes de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2018, repère 10 ; M. Ubaud-Bergeron, « Champ d’application du code de la commande publique », Contrats-Marchés publ. 2019, dossier 5) .

Il faut aussi relever qu’un certain nombre de règles jurisprudentielles ont été intégrées dans le code, tant en matière de marchés publics que pour les contrats de concession. Tout d’abord, en matière de marchés publics, la jurisprudence relative à la notion d’offre anormalement basse a été intégrée à l’article L. 2152-5 du code.  Par ailleurs, s’agissant des contrats de concession, l’article L. 3121-2 codifie la possibilité d’attribuer sans publicité ni mise en concurrence des concessions en cas d’urgence et pour une durée limitée, tandis que les articles L. 3132-4 et L. 3132-5 reprennent la jurisprudence relative au sort des biens de retour ! Enfin, quel que soit le contrat de la commande publique concerné, le code rappelle à l’article L. 6 certains pouvoirs reconnus aux autorités contractantes lorsque leurs contrats sont des contrats administratifs : le pouvoir de contrôle, ainsi que les pouvoirs de modification et de résiliation unilatérale. Ce même article codifie également la théorie de la force majeure en matière de contrats administratifs et précise que « les contrats qui ont pour objet l’exécution d’un service public respectent le principe de continuité du service public ».  

Enfin, il faut d’ores et déjà préciser que l’adoption du code ne signifie pas que nous assisterons, après lui, à une forme de stabilité normative. Preuve en est : la secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’économie et des finances, Delphine Gény-Stephann, a présenté les grands axes de la stratégie du gouvernement en matière de commande publique le 1er octobre 2018. Or, ces grands axes appellent des réformes importantes qui vont, dans le courant de l’année 2019, venir modifier le code de la commande publique ( https://www.economie.gouv.fr/grands-axes-reforme-commande-publique ). Parmi les réformes annoncées, on trouve pêle-mêle : l’abaissement de la durée d’archivage des pièces justificatives des marchés publics ; la possibilité de recourir librement à un avocat lors d’une procédure juridictionnelle sans passer un marché public ; l’amélioration de la trésorerie des PME pour faciliter leur accès à la commande publique (augmentation du taux des avances pour les marchés de l’Etat, diminution du taux de la retenue de garantie, expérimentation de la procédure de gré à gré pour les achats innovants de moins de 100000 euros, recours à l’affacturage inversé) ; obligation d’insérer des clauses de révision des prix dans les marchés de matières premières agricoles et alimentaires ; suppression des ordres de services à zéro euros dans les marchés publics de travaux. Certaines de ces réformes étaient annoncées pour le mois de décembre mais il n’est pas certain qu’elles puissent toutes être intégrées au Code de la commande publique avant son entrée en vigueur… Les commentateurs n’ont donc pas fini de s’intéresser à ce droit qui reste, on le voit bien, extrêmement mouvant !

Contrats de mobilier urbain : des concessions de services ?

La qualification des contrats de mobilier urbain continue de susciter des interrogations qui mériteraient davantage d’attention de la part du législateur. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 25 mai 2018 bouleverse la jurisprudence antérieure et renforce les incertitudes liées à la qualification de tels contrats (CE, 25 mai 2018, n° 416825, Société Philippe Védiaud Publicité  ; AJDA 2018, p. 1725, note M. Haulbert ; JCP A 2018, act. 495 ; JCP A 2018, 2260, note J.-B. Vila ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 165, note G. Eckert). Il y a cependant un élément que le Conseil d’Etat confirme dans cet arrêt : la jurisprudence sur cette question est loin d’être fixée !!! La question de la qualification des contrats de mobilier urbain se pose depuis un certain temps. En 1980, déjà, le Conseil d’Etat rendait un avis dans lequel il qualifiait ces contrats de « marchés publics […] assortis d’une autorisation d’occupation du domaine public » (CE, sect., avis, 14 octobre 1980, n° 327449 ; EDCE 1981, n° 32, p. 196 ; GACE, Dalloz, 3e éd., 2008, 142, comm. L. Richer). A l’époque, il refusait que ces contrats soient qualifiés de délégations de service public en l’absence de redevances perçues sur les usagers. C’est donc en quelque sorte « par défaut » que la qualification de marché public était retenue ! Elle a toutefois été confirmée en 2005, mais avec une argumentation différente (CE, ass., 4 novembre 2005, n° 247298, Société Jean-Claude Decaux ; AJDA 2006, p. 120, étude A. Ménéménis ; RFDA 2005. 1083, concl. D. Casas ; DA 2006, comm. 25, note J.-M. Auby). Pour le Conseil d’Etat, les contrats de mobilier urbain devaient être considérés comme des marchés publics car ils répondent à un besoin de la personne publique et prévoient le versement d’un prix négatif : l’autorisation d’exploiter à titre exclusif une partie du mobilier urbain à des fins publicitaire et l’exonération de redevance pour occupation domaniale. A cette époque, les contrats de mobilier urbain devaient donc respecter les procédures de passation prévues pour les marchés publics, c’est-à-dire les règles de passation les plus contraignantes parmi celles applicables aux différents contrats publics. Or, en 2013, le Conseil d’Etat est en partie revenu sur cette solution dans un arrêt plus que discutable (CE, 15 mai 2013, n° 364593, Ville de ; JCP A 2013, 2180, obs. J.-F. Giacuzzo ; Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 199, obs. G. Eckert ; DA 2013, comm. 63, obs. F. Brenet ; RJEP 2013, comm. 39, concl. B. Dacosta ; RDP 2013, p. 1403, note C. Roux ; RDI 2013, p. 367, note S. Braconnier ; LPA, 2 oct. 2013, p. 6) où il considère qu’un contrat de mobilier urbain qui ne prévoit pas le renoncement de la personne publique au versement de la redevance d’occupation et qui ne fait qu’imposer des obligations réglementaires – et non des obligations contractuelles – est une simple convention d’occupation du domaine public. Ainsi, un tel contrat relevait de la jurisprudence Jean Bouin (CE, sect., 3 décembre 2010, n° 338272-338527, Association Paris Jean Bouin ; rec. p. 472, concl. N. Escault ; AJDA 2010, p. 2343 ; AJDA 2011, p. 18, étude S. Nicinski et E. Glaser ; Contrats-Marchés publ. 2011, comm. 25, note G. Eckert ; DA 2011, comm. 17, note F. Brenet et F. Melleray) et échappait aux règles de publicité et de mise en concurrence. Cette solution était toutefois critiquable dans la mesure où le contrat en cause semblait pouvoir être qualifié de concession de service au sens de la réglementation européenne… Or, c’est justement la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Société Védiaud Publicité. En l’espèce, la commune de Saint-Thibault-des-Vignes avait lancé une procédure de passation d’un contrat de mobilier urbain, à l’issue de laquelle la société Philippe Védiaud Publicité avait été désignée comme attributaire. Un concurrent évincé, la société Girod Médias, a toutefois saisi le juge du référé précontractuel pour demander l’annulation de la procédure de passation. Le tribunal administratif de Melun a fait droit à sa demande, qualifiant le contrat en cause de marché public conformément à la jurisprudence Jean-Claude Decaux de 2005 en considérant « qu’il confiait à titre exclusif l’exploitation des mobiliers à des fins publicitaires à son attributaire ». Ce raisonnement est censuré par le Conseil d’Etat qui considère qu’en procédant ainsi le juge des référés du tribunal administratif de Melun n’a pas suffisamment vérifié si un risque était transféré à l’attributaire du contrat. Or, le transfert d’un risque d’exploitation constitue désormais le critère essentiel pour distinguer les marchés publics et les contrats de concession (CJCE, 13 octobre 2005, aff. C-458/03, Parking Brixen ; JCP A 2005, 1021, p. 141, note D. Szymczak; Contrats-Marchés publ. 2005, comm. 306, obs. G. Eckert ; CE, 7 novembre 2008, n° 291794, Département de la Vendée; Contrats-Marchés publ. 2008, comm. 296 , obs. G. Eckert ; AJDA 2008, p. 2454, note L. Richer ; BJCP 62/2009, p. 55 , concl. M. Boulais ; CJUE, 10 septembre 2009, aff. C-206/08, Eurawasser ; Contrats-Marchés publ. 2010, repère 1 , note F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; CJUE, 21 mai 2015, aff. C-269/14, Kansaneläkelaitos ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 180, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2015, comm. 264 , obs. A. Bouveresse). Ce critère est désormais expressément repris par les textes, comme le précise le Conseil d’Etat en rappelant la définition des contrats de concession telle qu’elle est posée par l’article 5 de l’ordonnance du 29 janvier 2016 (définition reprise à l’article L. 1121-1 du code de la commande publique). En l’espèce, le juge administratif relève deux éléments qui lui permettent de conclure que le titulaire du contrat allait être soumis à un réel risque d’exploitation. Tout d’abord, il précise que le contrat de mobilier urbain passé « ne comporte aucune stipulation prévoyant le versement d’un prix à son titulaire ». Or, on le sait, le versement d’un prix est l’un des critères d’identification des marchés publics – même si le versement d’un tel prix n’empêche pas systématiquement l’existence d’un risque d’exploitation. Ensuite, et surtout, le Conseil d’Etat précise que le titulaire du contrat « est exposé aux aléas de toute nature qui peuvent affecter le volume et la valeur de la demande d’espaces de mobilier urbain par les annonceurs publicitaires sur le territoire de la commune, sans qu’aucune stipulation du contrat ne prévoie la prise en charge, totale ou partielle, par la commune des pertes qui pourraient en résulter ». Il en déduit donc que l’attributaire du contrat « se voit transférer un risque lié à l’exploitation des ouvrages à installer », ce qui justifie que ce dernier soit qualifié de contrat de concession. La solution retenue par le Conseil d’Etat permet donc de considérer qu’un tel contrat de mobilier urbain doit respecter les procédures de passation prévues pour les contrats de concession, lesquelles sont moins contraignantes que celles applicables aux marchés publics tout en assurant le respect d’un minimum d’obligations de publicité et de mise en concurrence. Elle confirme par ailleurs que la solution rendue en 2013 n’est plus d’actualité dans le cadre de la nouvelle réglementation et que les contrats publics passés dans le secteur concurrentiel n’échappent que rarement à l’application des principes fondamentaux de la commande publique. Pour autant, si  « la dimension concessive de la grande majorité des contrats de mobilier urbain est […] reconnue par le Conseil d’État » (G. Eckert, note sous l’arrêt, préc.), la solution retenue n’est pas totalement satisfaisante. Elle confirme en effet le caractère incertain de la qualification des contrats de mobilier urbain et, partant, des règles de publicité et de mise en concurrence qui doivent être respectées lors de leur passation. L’appréciation du risque d’exploitation mériterait en effet d’être davantage explicitée et certains commentateurs critiquent d’ores et déjà l’analyse retenue par le juge. Il s’agit en effet d’une analyse purement juridique, qui se contente de constater l’absence de stipulations prévoyant la prise en charge des pertes par la commune, sans effectuer une analyse économique du contrat en cause (M. Haulbert, « La qualification des contrats de mobilier urbain ou le mythe de Sisyphe revisité », note sous l’arrêt, préc.). En toutes hypothèses, et même si la notion de concession de service permet de dépasser les limites antérieurement posées par la notion de délégation de service public, la qualification des contrats de mobilier urbain devrait continuer à susciter un nombre important de décisions et de commentaires qui permettront – peut-être – de sécuriser davantage les procédures de passation de ces contrats.

Application des principes européens : le critère reste l’intérêt transfrontalier certain

La Cour de justice (CJUE, 19 avr. 2018, aff. C-65/17, Oftalma Hospital Srl ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 153, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 229, note F. Peraldi-Leneuf) est venue rappeler et préciser le champ d’application des règles fondamentales et des principes généraux posés par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce rappel est particulièrement important car il permet d’éclairer le droit français à ce sujet, notamment s’agissant de la prise en compte des principes fondamentaux de la commande publique. En l’espèce, le juge devait se prononcer sur une question préjudicielle transmise par la Cour de cassation italienne à propos d’un contrat conclu entre la commission des établissements hospitaliers vaudois – qui est un organisme de droit public au sens des directives européennes –, la région Piémont, et la société Oftalma Hospital Srl. L’exécution de ce contrat a fait naître un litige financier devant les juridictions italiennes lesquelles, après avoir identifié le contrat passé comme un marché public de services sanitaires relevant de l’annexe I,B de l’ancienne directive 92/50, se sont interrogées sur le fait de savoir si la passation de ce contrat n’était pas illégale en application du droit de l’Union européenne. C’est en effet la solution retenue par la Cour d’appel de Turin qui a considéré que le marché public de services sanitaires aurait dû être précédé d’une publicité et d’une mise en concurrence. Cette solution interroge la Cour de cassation car la directive de 1992 prévoyait que les marchés relevant de l’annexe I,B – qui sont aujourd’hui des marchés publics passés selon une procédure adaptée en raison de leur objet – n’étaient soumis qu’au respect de certains articles de la directive. Or, parmi ces articles, aucun ne prévoit l’obligation de procéder à publicité et à une mise en concurrence préalables. En réalité, comme le révèle l’arrêt, la Cour d’appel de Turin a retenu cette solution conformément à « la jurisprudence des juridictions administratives italiennes selon laquelle les marchés de prestations de services sanitaires, bien que ne relevant pas directement de la réglementation applicable en matière de marchés publics de services, n’en demeurent pas moins soumis à un appel préalable à la concurrence, même informel, en application des règles générales de droit interne et des principes de droit de l’Union découlant des articles 49, 56 et 106 TFUE » (cons. 26). C’est donc cette jurisprudence des juridictions administratives italiennes qui justifie la question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne. On retrouve ici la particularité du droit italien des contrats publics dont le contentieux est réparti entre les juridictions administratives – chargées de contrôler la passation – et les juridictions judiciaires, lesquelles demeurent les véritables juges du contrat et donc de son exécution. En réalité, la Cour de cassation se demandait si elle était tenue de consacrer une solution identique à celle retenue par les juges administratifs ou non. Or, pour trancher cette question, il lui fallait déterminer si le respect de règles de publicité et de mise en concurrence est imposé par le droit de l’Union ou par le seul droit national. La Cour de justice devait donc préciser si un pouvoir adjudicateur qui attribue un marché public portant sur des services sanitaires ou sociaux peut se contenter de respecter les seuls articles dont l’application est expressément prévue par les directives ou s’il est « également tenu de se conformer aux règles fondamentales et aux principes généraux du traité FUE, en particulier aux principes d’égalité de traitement et de non‑discrimination en raison de la nationalité ainsi qu’à l’obligation de transparence qui en découle » (cons. 31). En réalité, c’est la question du champ d’application des principes fondamentaux du droit européen des contrats publics qui est posée : est-ce que le TFUE impose leur respect pour tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices ou est-ce qu’ils ne s’appliquent qu’aux seuls contrats soumis aux directives, c’est-à-dire à des réglementations sectorielles. La réponse de la Cour est sans ambigüité et conforme à sa jurisprudence traditionnelle en la matière : les principes qui découlent du TFUE ne s’appliquent pas uniquement au travers des réglementations sectorielles et possèdent un champ d’application beaucoup plus large. En principe, tous les contrats passés par des pouvoirs adjudicateurs ou par des entités adjudicatrices doivent respecter ces principes. Pour autant, ce principe rencontre certaines exceptions dont une exception classique: le droit de l’Union européenne n’impose l’application de ces principes que pour les contrats qui présentent un intérêt transfrontalier certain. Or, comme la Cour le relève, en excluant l’application de la plupart des règles relatives aux marchés publics aux marchés de services sanitaires et sociaux, « le législateur de l’Union a présumé que » ces marchés « ne présentent pas, a priori, eu égard à leur nature spécifique, un intérêt transfrontalier suffisant susceptible de justifier que leur attribution se fasse au terme d’une procédure d’appel d’offres censée permettre à des entreprises d’autres États membres de prendre connaissance de l’avis de marché et de soumissionner » (cons. 35 ; la Cour renvoie également à CJUE, 17 mars 2011, Strong Segurança, C‑95/10). Il ne s’agit toutefois que d’une présomption qui peut être renversée lorsque le marché présente un intérêt transfrontalier certain. Dans une telle hypothèse, un appel d’offres ne s’impose pas mais le principe de transparence « implique de garantir un degré de publicité adéquat permettant, d’une part, une ouverture à la concurrence et, d’autre part, le contrôle de l’impartialité de la procédure d’attribution » (cons. 36). La Cour de justice confirme donc que les principes européens, notamment la transparence et la non-dsicrimination, s’appliquent au-delà des règlementations sectorielles et y compris aux exceptions prévues par de telles réglementations dès lors que le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain. Cette solution éclaire le droit français de la commande publique car les principes en cause ne sont rien d’autre que ceux qui ont justifié l’identification de principes fondamentaux de la commande publique par le Conseil constitutionnel à la suite de la jurisprudence Telaustria. Elle permet de justifier la solution retenue dans le nouveau code de la commande publique et qui consiste à appliquer ces principes fondamentaux à l’ensemble des marchés publics et contrats de concession, y compris les « autres marchés publics » relevant du livre V de la deuxième partie du code. Elle rejoint également la solution retenue pour les conventions d’occupation du domaine public qui justifie que les principes fondamentaux de la commande publique s’appliquent à des contrats qui ne relèvent pas à proprement parler de la « commande » publique : ces principes sont avant tout des principes européens qui sont indifférent à la notion française de commande publique. Pourtant, la Cour de justice n’ignore pas les droits nationaux et l’affaire en cause l’illustre parfaitement. Elle ne précise pas si le contrat en cause présente un intérêt transfrontalier certain qui imposerait le respect d’obligations de transparence : elle renvoie cette appréciation à la Cour de cassation italienne ce qui signifie que, dans la mise en œuvre des principes, les juges nationaux ont toujours un rôle fondamental à jouer.

Accès des PME aux marchés publics en outre-mer

Le décret du 31 janvier 2018 (D. n° 2018-57 pris pour l’application du troisième alinéa de l’article 73 de la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique : JORF du 2 février 2018, texte n° 31 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 55, note G. Clamour) est venu préciser le dispositif expérimental mis en place par la loi du 28 février 2017 pour favoriser l’accès des « petites et moyennes entreprises locales » aux marchés publics passés par certaines collectivités d’outre-mer. Ce dispositif doit s’appliquer jusqu’au 31 mars 2023 et favoriser la relance de l’économie locale en permettant aux acheteurs de réserver à ces entreprises une partie de leurs marchés publics (la part des marchés réservés peut atteindre au maximum un tiers des marchés passés à condition que le montant total de ces marchés ne dépasse pas 15% du montant annuel moyen des marchés du secteur économique concerné conclus par l’acheteur). Ce dispositif prévoit également que, dans le cadre des procédures de passation des marchés publics dont la valeur estimée est supérieure à 500 000 euros hors taxes, les soumissionnaires doivent produire dans leurs offres un plan de sous-traitance indiquant « le montant et les modalités de participation des petites et moyennes entreprises locales ». Le décret du 31 janvier est cependant décevant au regard des attentes qui pouvaient être placées dans la loi. Outre le fait qu’il donne une définition des petites et moyennes entreprises locales dans son article 3 – en combinant la définition classique des petites et moyennes entreprises avec une définition du caractère local –, le décret précise surtout quel doit être le contenu du plan de sous-traitance. Or, sur ce point, les exigences sont loin des attentes escomptées : le décret ne fixe pas une part minimale à sous-traiter et il permet aux soumissionnaires de ne pas prévoir cette sous-traitance en le justifiant. Ainsi, « au slogan de l’égalité réelle répondent ainsi des mécanismes peinant à embrasser l’étendue des réalités politiques et économiques locales » (G. Clamour, préc.).

Pour la Cour de justice, la procédure de délivrance d’un agrément n’est pas un marché public…même si elle répond à la définition !

Il n’est pas toujours facile de savoir si l’on se trouve ou non face à un marché public. Au-delà de la question de la distinction entre les marchés publics et les contrats de concession – qui repose sur l’existence ou non d’un risque d’exploitation – la Cour de justice de l’Union européenne a dû se prononcer sur la qualification à retenir pour des agréments délivrés par une agence finlandaise (CJUE, 1er mars 2018, aff. C-9/17, Maria Tirkkonen ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 101, note M. Ubaud-Bergeron ; Europe 2018, comm. 191, note S. Cazet). Dans l’absolu, la question de la qualification ne devrait pas se poser : un agrément ne devrait pas pouvoir être qualifié de marché public. Pourtant, les conditions de délivrance de l’agrément posaient de sérieuses difficultés de qualification.

En l’espèce, l’Agence finlandaise pour les affaires rurales a lancé une procédure d’appel d’offres par un avis de marché publié le 16 septembre 2014. Cette procédure a pour objet la conclusion de contrats portant sur des services de conseil, dans le cadre du système de conseil agricole Neuvo 2020, pour la période s’étendant du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2020. Ces contrats s’inscrivent dans le cadre du programme de développement de la zone rurale de la Finlande continentale pour la période 2014-2020, pour lequel l’Agence. Cette procédure prévoit que tous les candidats participant à la procédure d’appel d’offres et démontrant qu’ils sont qualifiés, régulièrement formés et expérimentés en qualité de conseillers dans les domaines dans lesquels ils entendent fournir des conseils seront sélectionnés comme conseillers et pourront prodiguer des conseils aux agriculteurs avec, en contrepartie, le paiement d’une rétribution par l’Agence pour les affaires rurales.

Telle qu’elle est présentée cette procédure semble aboutir à la conclusion de contrats qualifiables de marchés publics. En effet, les marchés publics sont définis par les directives comme « des contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l’exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services » (article 2 de la directive 2014/24). La procédure d’appel d’offres aboutissant à la délivrance des agréments semblait donc répondre à cette définition : la procédure est lancée par un pouvoir adjudicateur, elle doit aboutir à la conclusion de contrats avec des opérateurs économiques. Ces contrats ont pour objet des prestations de services et remplissent la condition d’onérosité dans la mesure où il est prévu que les prestataires conseillers seront rétribués par l’Agence pour les affaires rurales. La Cour de justice retient toutefois une solution différente et refuse de qualifier la procédure de procédure de passation de marchés publics.

Le raisonnement retenu par la Cour repose sur le fait que la procédure d’appel d’offre n’a pas pour objet de procéder à une sélection parmi les offres recevables en classant ces dernières. La procédure doit en effet permettre à l’agence de retenir tous les candidats qui répondent aux exigences posées et de leur délivrer l’agrément nécessaire afin de disposer d’un vivier suffisant de conseillers auprès des agriculteurs. Or, sur ce point, la Cour de justice de l’Union européenne rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de préciser « que le choix d’une offre, et donc d’un adjudicataire, constitue un élément intrinsèquement lié à l’encadrement des marchés publics […] et, par conséquent, à la notion de « marché public » ». Elle renvoie sur ce point à son arrêt Falk Pharma de 2016 (CJUE, 2 juin 2016, aff. C-410/14, Falk Pharma : Europe 2016, comm. 285, obs. A. Bouveresse, point 38). En effet, la Cour considère que « l’absence de désignation d’un opérateur économique auquel l’exclusivité d’un marché serait accordée a pour conséquence qu’il n’existe pas de nécessité » d’appliquer les directives relatives aux marchés publics car il n’y a pas de risque que le pouvoir adjudicateur favorise les opérateurs nationaux. Le juge en déduit donc que le système de conseil agricole mis en place ne constitue pas un marché public…au sens des directives ! Et c’est bien là toute la nuance.

En effet, cela a été relevé, les contrats conclus répondent à la définition de la notion de marché public. Ainsi que le relève Marion Ubaud-Bergeron « il y a une différence significative entre un contrat qui ne relève pas des directives parce qu’il n’est pas un marché public, et un marché public qui ne relève pas des directives parce qu’il est conclu dans des circonstances particulières : un marché public exclu ou dispensé des procédures de passation prévues par les directives n’échappe pas à tout le droit des marchés publics ! » (M. Ubaud-Bergeron, « Précisions sur la distinction entre l’agrément et le marché public : la qualification suit la procédure ? », note sous l’arrêt, préc.). En l’espèce les contrats passés sont donc des marchés publics mais qui ne sont pas soumis aux règles spécifiques prévues par les directives en l’absence de risque d’atteintes au principe de non-discrimination selon la nationalité (car la procédure ne vise pas à effectuer un choix). On retrouve ici toute la limite de la réglementation européenne qui peut se trouver écarter lorsqu’il n’existe pas de risques d’atteintes à la concurrence sur le marché de l’Union. Il s’agit de la même logique que celle mise en œuvre lorsque la Cour cherche à déterminer si un marché public présente ou non un intérêt transfrontalier certain pour savoir si les directives lui sont applicables. Et c’est ce qui lui permet ici de conclure au fait que la procédure d’agrément n’est pas assimilable à la procédure de passation d’un marché public au sens des directives.

Une question reste toutefois en suspens : est-ce que le juge français pourra retenir une solution identique et sur quel fondement ? En effet, la Cour de justice justifie sa solution par le fait ques directives européennes n’ont pas vocation à régir des situations dans lesquelles il n’y a pas de risques de discriminations au détriment des opérateurs provenant d’autres Etats membres de l’Union. Certes, mais du point de vue français, le droit de la commande publique ne s’applique pas uniquement lorsque des discriminations sont susceptibles de se produire vis-à-vis des opérateurs économiques étrangers. Ainsi, si « la CJUE se heurte ici aux mêmes interrogations que le droit français » avec « l’épineuse question des contrats exclus » (M. Ubaud-Bergeron, ibidem), ces interrogations ne se posent pas de la même manière et la question reste ouverte sur le fait de savoir si de telles procédures de délivrance d’agréments ne peuvent pas être assimilées à la passation de marchés publics. En tout cas, le droit de l’Union européenne ne s’opposerait pas à une telle solution !

Clauses Molières : le retour ?

Ce n’est pas le Conseil d’Etat mais la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris, 13 mars 2018, n° 17PA03641 ; concl. J.-F. Baffray, JCP A 2018, 2132 ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 107, obs. H. Hoepffner) qui a dû se prononcer à propos de ce que l’on qualifie injustement de « clauses Molière » ( sur cette question, v. notamment : Journal du Droit Administratif (JDA), 2018 ; chronique contrats publics 03 ; Art. 228 ; http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2282 ). En l’espèce, la Cour devait se prononcer à propos d’une procédure d’appel d’offres lancée le 22 juin 2016 par le syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (SIAAP). Cette procédure devait permettre au syndicat de sélectionner l’actionnaire opérateur économique de la société d’économie mixte à opération unique créée par le syndicat pour l’exploitation de l’usine d’épuration de Seine-Amont. C’est la société Véolia Eau – Compagnie générale des eaux qui a été sélectionnée pour un montant de 397 253 586 euros HT sur une période de douze ans. Ce choix a été validé par une délibération du syndicat en date du 6 juillet 2017. A la suite de cette procédure, le président du syndicat a signé l’acte d’engagement du marché d’exploitation de l’usine Seine-Amont le 7 septembre 2017. Le préfet de la région de la région d’Ile-de-France a saisi le Tribunal administratif de Paris d’un déféré tendant à l’annulation de ce contrat.  Il s’agissait ici d’un recours au fond en contestation de la validité du contrat, c’est-à-dire d’un recours Tarn-et-Garonne que le préfet a assorti d’un référé-suspension afin que l’exécution du contrat ne se poursuive pas en attendant l’examen de l’affaire au fond. Mécontent de la solution retenue par le tribunal administratif dans son ordonnance, le Préfet et la société Suez – concurrent évincé dont la demande d’intervention avait été rejetée – ont interjeté appel auprès de la CAA de Paris. La question posée à la Cour, outre celle de savoir s’il fallait admettre l’intervention de la société Suez, portait sur le fait de savoir si le contenu du règlement de la consultation justifiait ou non la suspension de l’exécution du marché. Plus précisément, il s’agissait pour la Cour de se prononcer à propos de l’article 8.5 du règlement de la consultation, intitulé : « Langue et rédaction de propositions et d’exécution des prestations », selon lesquelles : « La langue de travail pour les opérations préalables à l’attribution du marché et pour son exécution est le français exclusivement » afin de déterminer si la contrariété potentielle avec les libertés fondamentales garanties par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne créait un doute sérieux sur la validité du contrat qui était susceptible de justifier une suspension de son exécution dans le cadre de la procédure de référé. Les conclusions du rapporteur public sont, sur ce point, particulièrement éclairantes. Après s’être référé à la jurisprudence du Conseil d’Etat (CE, 4 déc. 2017, n° 413366, Ministre d’État, ministre de l’Intérieur c/ Région Pays de la Loire ; Contrats-Marchés publ. 2018, repère 1, repère F. Llorens, et P. Soler-Couteaux), Jean-François Baffray souligne que « la clause du marché litigieux est extrêmement discriminatoire et contraignante, à la fois à l’égard des opérateurs de l’UE non francophones, mais aussi pour les sociétés françaises qui peuvent légalement recourir à des travailleurs non francophones » (préc.). Il considère également que le vice n’est pas régularisable et qu’il n’existe pas de motifs d’intérêt général justifiant la poursuite de l’exécution du contrat. Sur tous ces points, la Cour administrative d’appel va suivre le rapporteur public et prononcer la suspension de l’exécution du contrat. Surtout, si cet arrêt de Cour administrative d’appel est intéressant, c’est parce que cette dernière semble retenir une approche plus stricte des « clauses Molière »  que le Conseil d’Etat. Espérons que, poussé par les juges du fond, ce dernier fera évoluer sa jurisprudence sur ce point afin de la rendre plus conforme aux exigences du droit de l’Union européenne !

Notion de pouvoir adjudicateur : les comités d’entreprise et les CHSCT des pouvoirs adjudicateurs ne sont pas des pouvoirs adjudicateurs !

Il n’est pas toujours facile de déterminer si certaines entités relèvent ou non de la notion de pouvoir adjudicateur. C’est ce que rappelle la Cour de cassation dans un arrêt concernant les CHSCT (Cass. soc., 28 mars 2018, n° 16-29.106, FS-P+B ; JCP Social 2018, 1169, note L. Dauxerre) et un avis concernant les comités d’entreprise (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002, avis n° 15005, FS-P+B ; Contrats-Marchés publ. 2018, note M. Ubaud-Bergeron). Les questions posées étaient proches dans les deux cas car il ne s’agissait pas de n’importe quels CHSCT ou comités d’entreprises : les structures en question relevaient de pouvoirs adjudicateurs et il fallait donc déterminer si elles pouvaient être elles-mêmes qualifiées de pouvoir adjudicateur au sens de l’article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015, c’est-à-dire en tant qu’organismes de droit public (article 2, 4° de la directive 2014/24/UE). Dans le premier cas – l’arrêt rendu le 28 mars 2018 – il était question du recours à un expert par le CHSCT d’un établissement public de santé, le Centre hospitalier de Chartres. Mécontent de la décision du CHSCT de recourir à un expert, le centre hospitalier avait saisi le président du TGI d’un référé afin qu’il annule cette décision au motif que le CHSCT aurait dû respecter les dispositions de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, et notamment les principes fondamentaux de la commande publique. Selon le requérant, le CHSCT d’un établissement public de santé peut être qualifié de pouvoir adjudicateur. Il considère en effet qu’une telle entité fait partie des « personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel et commercial, dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur soumis à la réglementation des marchés publics ». La Cour de cassation ne suit cependant pas le centre hospitalier dans son raisonnement et vient réitérer une solution déjà consacrée avant la réforme du droit de la commande publique (Cass. soc., 14 déc. 2011, n° 10-20.378; JCP Social 2012, 1102, note J.-B. Cottin ; RJS 2012, n° 258). Ainsi elle ne rejette pas l’argument selon lequel le CHSCT d’un acheteur public est bien une personne morale de droit privée dont l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur qui relève du droit de la commande publique, mais elle justifie le rejet de la qualification d’organisme de droit public au regard de la mission du CHSCT. La Cour de cassation relève en effet que la mission du CHSCT telle qu’elle est définie par le code du travail est « de contribuer à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs de l’établissement et de ceux mis à disposition par une entreprise extérieure ». Or, une telle mission ne constitue pas – selon elle – une mission d’intérêt général, ce qui implique de considérer que le CHSCT n’est pas un organisme créé « pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ». Dès lors, les CHSCT ne sont pas des organismes de droit public qualifiables de pouvoirs adjudicateurs et leurs contrats ne peuvent donc pas être considérés comme des marchés publics. Cette solution peut paraître désuète si l’on considère que les CHSCT ont vocation à disparaître mais l’avis rendu le 4 avril permet d’assurer « sa pérennité » (L. Dauxerre, « L’expertise décidée par le CHSCT d’un centre hospitalier public n’est pas soumise à l’obligation d’appel d’offres », note sous l’arrêt du 28 mars, préc.). En effet, un même raisonnement se retrouve dans l’avis rendu le 4 avril de cette année. Dans cette seconde espèce, la Cour de cassation devait se prononcer sur une demande d’avis transmise par le TGI de Nanterre à propos d’une instance opposant un comité d’établissement – le comité d’établissement des Etablissements FCES de Perpignan, de Salle d’Aude et de Gruissan – à la fondation Partage et Vie. La question posée à la Cour de cassation était ainsi formulée : « Un comité d’entreprise d’une personne morale, soumise à l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics en qualité de pouvoir adjudicateur, est-il considéré comme ayant été créé pour satisfaire spécifiquement à des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de ladite ordonnance ? ». Pour y répondre, la Cour va reprendre le même raisonnement que celui retenu pour refuser de qualifier les CHSCT de pouvoirs adjudicateurs. En effet, elle ne s’intéresse pas à la question de savoir si les comités d’entreprise sont des personnes dont « Soit l’activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; Soit la gestion est soumise à un contrôle par un pouvoir adjudicateur ; Soit l’organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur » (article 10, 2° de l’Ordonnance du 23 juillet 2015). Elle se contente de rappeler qu’ « aux termes de l’article L. 2323-1, alinéa 1, du code du travail, alors applicable, le comité d’entreprise a pour objet d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production » et que, par conséquent, « eu égard à la mission du comité d’entreprise définie par cette disposition, le comité d’entreprise ne relève pas des personnes morales de droit privé créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général au sens de l’article 10 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics, quand bien même il exerce sa mission au sein d’une personne morale visée audit article ». L’argumentation retenue apparaît ainsi comme suffisamment claire : les missions des CHSCT et des comités d’entreprise empêchent purement et simplement de les envisager comme des pouvoirs adjudicateurs, y compris lorsqu’ils exercent leurs missions au sein d’une entité qui est elle-même un pouvoir adjudicateur… « Lapidaire » (M. Ubaud-Bergeon, « Les comités d’entreprises sont-ils des pouvoirs adjudicateurs ? », note sous l’avis du 4 avril 2018, préc.), le raisonnement de la Cour de cassation nous semble surtout lacunaire. Comme le rappelle Marion Ubaud-Bergeron (ibidem), la Cour de justice de l’Union européenne retient une définition large de la notion de « besoins d’intérêt général » (v. notamment : CJCE, 10 nov. 1998, aff. C-360/96, BFI Holding : Rec CJCE 1998, I, p. 6846, pt 29 ; BJCP 1999, p. 155 ; CJCE, 10 mai 2001, aff. C-223/99, Agorà et Excelsior : Rec CJCE 2001, I, p. 3626, pt 26. – CJCE, 27 févr. 2003, aff. C-373/00, Adolf Truley, pt 34 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 94, note G. Eckert ; CJCE, 22 mai 2003, aff. C-18/01, Arkkitehtuuritoimisto Riitta Korhonen Oy et autres, point 32 : Contrats Marchés publ. 2003, comm. 168, note G. Eckert). Il est donc possible de considérer que, si la question lui était posée, la Cour de justice de l’Union européenne ne rejetterait pas si fermement toute possibilité de qualifier ces entités de pouvoirs adjudicateurs. Surtout, au-delà de la question de savoir quel serait l’avis de la Cour de justice sur ce point, les solutions retenues interrogent la notion de « besoins d’intérêt général ». En effet, en refusant de qualifier les entités en cause de pouvoirs adjudicateurs, la Cour de cassation affirme en substance que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ne constituent pas des besoins d’intérêt général, pas plus que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés. Or, en procédant ainsi le juge judicaire met l’accent sur la notion de « besoin » en retenant une interprétation restrictive et erronée de la jurisprudence de la Cour de justice. Dans son avis, elle considère en effet, citant la décision Adolf Truley comme justification (préc.), que « constituent des besoins d’intérêt général des besoins que l’État choisit de satisfaire lui-même ou à l’égard desquels il entend conserver une influence déterminante » (Cass. soc., 4 avr. 2018, n° 18-70.002 (avis n° 15005, FS-P+B), préc.). Or, la question de l’influence déterminante est réglée par la seconde partie de l’article 10, 2 de l’Ordonnance et consiste à vérifier si l’organisme est « contrôlé » par un pouvoir adjudicateur soit parce que son activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur ; soit parce que sa gestion est soumise à un contrôle de la part d’un pouvoir adjudicateur ; soit parce que l’organe d’administration, de direction ou de surveillance de cet organisme est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par un pouvoir adjudicateur. Pour rappel, la Cour de cassation n’envisage ces questions ni dans l’arrêt ni dans l’avis car elle considère que les entités envisagées n’ont pas été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général. En réalité, ce qui importe dans la notion de « besoins d’intérêt général » ce n’est pas la notion de besoins mais celle d’intérêt général. Or, sur ce point, il est plus que surprenant de constater que les solutions retenues par la Cour de cassation amènent à considérer que la prévention et la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ainsi que la prise en compte des intérêts collectifs des salariés ne constituent pas des activités d’intérêt général. Il s’agit d’une interprétation particulière de la notion d’intérêt général qui pourrait laisser à penser que le juge judiciaire envisage de manière extrêmement restrictive (pour ne pas dire rétrograde) les motifs d’intervention des personnes publiques. Fort heureusement il s’agit à n’en pas douter de solutions d’opportunité visant uniquement à éviter que les structures envisagées échappent aux règles contraignantes de la commande publique !

Impartialité : une appréciation concrète s’impose !

Le Conseil d’Etat est venu rappeler le contenu exact du principe d’impartialité, envisagé comme un principe consubstantiel aux principes fondamentaux de la commande publique (CE, 12 septembre 2018, n° 420454, Syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse ; JCP A 2018, 2316, note F. Linditch ; AJDA 2018, p. 2246, note S. Agresta et S. Hul ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 241, note M. Ubaud-Bergeron). En l’espèce, le syndicat intercommunal des ordures ménagères de la vallée de Chevreuse avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour attribuer un marché public ayant pour objet la collecte des déchets ménagers et assimilés. A l’issue de la procédure, le syndicat a informé la société Otus, titulaire d’un précédent marché ayant le même objet, du rejet de son offre pour le lot n°1 et de l’attribution de ce lot à la société Sepur. La société Otus a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Versailles. Ce dernier a annulé la procédure de passation en estimant que la procédure faisait apparaître des manquements au principe d’impartialité. Pour bien comprendre le raisonnement retenu, il faut préciser certains faits de l’espèce. Le syndicat intercommunal avait en effet fait appel à une société pour l’accompagner dans la rédaction et la passation du marché en cause en lui confiant une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage en avril 2017. Or, le chef de projet qui avait été affecté au projet du syndicat intercommunal a quitté cette société en décembre 2017 pour rejoindre la société Sepur, qui a finalement été retenue comme attributaire du lot n°1. Le juge des référés du tribunal administratif de Versailles a considéré que ces faits faisaient naître un doute sur l’impartialité de la procédure et justifiaient son annulation. Saisi d’un pourvoi contre l’ordonnance rendue, le Conseil d’Etat retient une solution beaucoup plus nuancée qui le conduit à annuler l’ordonnance du juge du référé précontractuel et rejeter la demande d’annulation de la procédure. Pour cela, le juge commence par rappeler toute l’importance accordée au principe d’impartialité en indiquant « qu’au nombre des principes généraux du droit qui s’imposent au pouvoir adjudicateur comme à toute autorité administrative figure le principe d’impartialité, dont la méconnaissance est constitutive d’un manquement aux obligations de publicité et de mise en concurrence ». Il rappelle en cela sa jurisprudence récente qui semble faire de ce principe l’un des principes cardinaux du droit de la commande publique (CE, 14 octobre 2015, n° 390968, Région Nord-Pas-de-Calais ; BJCP 2016, p. 34, concl. G. Pellissier ; Contrats-Marchés publ. 2015, comm. 279, note G. Eckert). Pour autant, l’application qu’il en fait ensuite démontre que ce principe n’emporte pas des conséquences trop strictes pour les pouvoirs adjudicateurs et les entités adjudicatrices. En effet, l’impartialité doit s’apprécier de manière concrète en fonction des faits de chaque espèce. Ainsi, le Conseil d’Etat sanctionne le raisonnement extrêmement strict retenu par le juge des référés en l’espèce alors même que ce dernier avait également relevé que le chef de projet débauché  « n’avait pas participé à la rédaction du dossier de consultation des entreprises, que sa mission était cantonnée à la collecte des informations préalables à l’élaboration de ce dossier, qu’il avait quitté (la) société à la mi-juin 2017 et n’avait rejoint la société Sepur qu’en décembre 2017 ». En réalité, c’est une appréciation concrète qui s’impose aux juges en matière d’impartialité (dans le même sens, à propos de la concession du service de restauration de la Tour Eiffel : TA Paris, ord., 22 août 2018, n° 183709/4, Sté Excelsis ; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 252, note G. Eckert). En l’espèce, le Conseil d’Etat rejette l’argument lié au manque d’impartialité en deux temps. Tout d’abord, il précise que l’impartialité de l’acheteur ne pouvait être remise en cause qu’à condition de prouver que la société à laquelle il avait fait appel avait elle-même manqué d’impartialité dans l’établissement des documents de la consultation, ce que le juge des référés n’a pas fait en l’espèce. Ensuite, et surtout, il précise que l’impartialité de l’acheteur public s’apprécie en tant que telle. Dès lors, le fait que l’employé débauché ait pu faire bénéficier son nouvel employeur d’informations avantageuses n’indique pas un manque d’impartialité de l’acheteur public. En somme, pour le Conseil d’Etat, l’acheteur n’y est pour rien et la situation ne doit donc pas pouvoir lui être reprochée ! Le respect objectif de la concurrence ne s’impose donc pas de manière systématique et les acheteurs restent relativement protégés lorsqu’ils mènent de bonne foi leurs procédures de passation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2019 ; chronique contrats publics 04 ; Art. 236.

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ParJDA

L’image du domaine public déchirée

Maxime Boul
Docteur en droit public
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 234.

note sous CE, ass., 13 avril 2018, Établissement public du domaine national de Chambord

Il est vrai que pour rejoindre l’Hôtel de Girancourt, à Rouen, depuis le château de Chambord, il n’est pas utile de passer par Tours et son musée des Beaux-arts. Le Conseil d’État, tout à son objectif, ne s’est d’ailleurs pas autorisé ce détour avec son arrêt d’Assemblée du 13 avril 2018[1] relatif à l’image du domaine public immobilier en général, et du château de Chambord en particulier. Alors que le Conseil constitutionnel s’est récemment prononcé sur la constitutionnalité de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[2] issu de l’amendement « Chambord » sur l’image des domaines nationaux, le Conseil d’État a en effet pris le contrepieds des décisions des juridictions administratives du fond et de sa propre jurisprudence sur l’image des biens du domaine public issu désormais célèbre arrêt du 29 octobre 2012, « Commune de Tours c. Eurl Photo Josse » [3], rendu au sujet de l’image des œuvres du musée des Beaux-arts de Tours.

Les faits de l’affaire sont déjà bien connus. Le Conseil d’État devait statuer sur les titres exécutoires émis en 2011 par l’établissement public du domaine national de Chambord à l’encontre de la société Kronenbourg relatif au paiement de redevances domaniales pour l’utilisation de l’image du château à l’occasion d’une campagne publicitaire pour la bière « 1664 ». Dans un jugement du 6 mars 2012, le tribunal administratif d’Orléans avait, dans un premier temps, annulé les titres de recettes au motif que l’image du domaine public immobilier n’était assimilable ni au domaine public[4], ni à un accessoire de celui-ci. La Cour administrative d’appel de Nantes s’était détachée du raisonnement tenu en première instance certainement parce que le Conseil d’État s’était entretemps prononcé pour le domaine public mobilier, avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, en assimilant des prises de vues à une utilisation privative. Ainsi, pour le juge administratif d’appel nantais, si l’image du bien ne pouvait être confondue avec le domaine public immobilier, elle était tout de même soumise à un régime « quasi-domanial »[5]. Sans être dans le domaine public, l’utilisation commerciale de l’image des immeubles devait donner lieu à « une autorisation préalable délivrée par le gestionnaire de ce domaine dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique ». Cette solution a, entre temps, été reprise en substance par le législateur dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (dite « LCAP »)[6] créant l’article L. 621-42 du Code du patrimoine[7]. Ces dispositions s’appliquant aux domaines nationaux, personnes publiques, mais également personnes privées[8], voient alors leurs droits renforcés sur l’image de leurs biens.

Cette loi, la très récente décision QPC du Conseil constitutionnel ainsi que la jurisprudence concernant l’image du domaine public mobilier laissaient supposer que le Conseil d’État continuerait à façonner un régime spécifique de l’image du domaine public en alignant le statut de l’image des immeubles sur celui des meubles. Il n’en est rien. Bien au contraire, le Conseil d’État vient d’effacer d’un trait de plume toute la construction prétorienne des juges du fond pour aligner le régime de l’image des immeubles du domaine public sur celui de l’image des biens privés. Il aligne sa position avec la jurisprudence de la Cour de cassation issue de l’arrêt de 2004 « Hôtel de Girancourt »[9], mettant fin au rattachement de l’image au droit exclusif du propriétaire, reconnu en 1999 par l’arrêt « Café Gondrée » [10], qui ne peut alors demander que la réparation du « trouble anormal » causé par sa reproduction. Mieux, le Conseil d’État réécrit certains passages puisqu’il substitue ce « motif de pur droit » à celui de l’arrêt de la CAA de Nantes pour fonder sa décision. Ce faisant, il crée une distinction au sein du domaine public entre l’image des meubles et celle des immeubles. L’image du domaine public est ainsi déchirée.

Déchirée d’abord en ce qu’il existe désormais deux régimes de l’image de biens du domaine public : un régime domanial pour les meubles pour lesquels les prises de vue à des fins commerciales sont des utilisations privatives soumises à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances, et un régime de responsabilité pour les immeubles permettant uniquement aux personnes publiques de demander la réparation d’un « trouble anormal ». Déchirée, enfin, par son alignement des biens immobiliers sur le régime de l’image des biens privés, ce qui ne constitue pas une surprise étant donné qu’un bien du domaine public est avant tout objet de propriété d’une personne publique.

Que l’image des immeubles appartenant à une personne publique soit soumise au même régime que celle des immeubles des personnes privées ne fait que conforter la thèse du rapprochement entre les propriétés publiques et privées. Cette affaire concentre les tensions contradictoires qui travaillent la question de l’image des biens du domaine public : d’une part, le principe d’une libre utilisation par les professionnels de l’image pour garantir une large diffusion et, d’autre part, l’affirmation d’une logique de valorisation économique au bénéfice des gestionnaires publics. Autrement dit, le Conseil d’État était appelé à faire le choix entre l’image entendue comme une « valeur collective » ou comme une « valeur commerciale »[11]. La propriété des personnes publiques sur leur domaine public n’est pas plus absolue que celle des personnes privées et rencontre, elle aussi, des limites malgré les objectifs de valorisation[12]. Ainsi, comme l’a souligné le rapporteur public M. Romain Victor (que nous remercions pour l’aimable communication de ses conclusions) : « le pourvoi impose de trancher une controverse d’une certaine importance théorique sur la consistance du droit de propriété des personnes publiques sur leurs immeubles. Enfin, pas seulement « théorique », car nous avons pu mesurer, en préparant nos conclusions, que la valorisation des propriétés publiques était dans de nombreux esprits ». Les prétentions des personnes publiques sur le potentiel de l’image, trésor caché parmi les trésors, sont alors ralenties par cet arrêt. Le Conseil d’État suit en effet les contours du régime l’image de la propriété privée esquissé par la Cour de cassation (I), au risque de découper le régime de l’image du domaine public en deux (II).

L’image calquée sur la propriété privée

Le Conseil d’État reproduit à bien des égards le mouvement jurisprudentiel opéré par la Cour de cassation entre 1999 et 2004. L’Assemblée plénière de la Cour de cassation avait en effet abandonné l’approche propriétariste de l’arrêt « Café Gondrée » pour lui préférer les mécanismes de responsabilité dans l’« Hôtel de Girancourt », après seulement trois années, l’Assemblée du Conseil d’État change également de paradigme pour l’image des biens du domaine public immobilier. L’arrêt du 13 avril a le mérite d’être clair et rompt tout lien entre l’image et la domanialité publique des immeubles. Sur ce point les juges du Palais Royal n’innovent pas, ils ne font que confirmer ce que la CAA de Nantes avait mis en avant dans son arrêt du 16 décembre 2015[13]: l’image ne peut directement être soumise au régime domanial, car les prises de vues, c’est-à-dire la captation de l’image, ne constituent pas une utilisation privative qui excède le droit d’usage appartenant à tous, pas plus que l’emprise physique du domaine public pour la réalisation de cette opération. L’image étant autonomisée de son support, le Conseil d’État reprend la position du juge administratif d’appel nantais, en considérant qu’il s’agit d’une chose différente dissociée de l’immeuble domanial. Il ne peut donc pas s’agir d’une utilisation du domaine public, tout comme la réalisation matérielle de cette utilisation. L’utilisation privative de l’image, du et sur le domaine public, n’est donc pas réglementée[14], ce qui n’est pas sans appeler au retour des logiques de la jurisprudence administrative des photographes-filmeurs[15].

Par cette décision, le Conseil d’État évite de concurrencer le régime mis en place avec l’article L. 642-21 du Code du patrimoine pour l’image des domaines nationaux. Il rappelle que « l’autorité administrative ne saurait, en l’absence de disposition législative le prévoyant, soumettre à un régime préalable l’utilisation à des fins commerciales de prises de vues d’un immeuble appartenant au domaine public, un tel régime étant constitutif d’une restriction à la liberté d’entreprendre et à l’exercice du droit de propriété ». Outre le fait qu’il s’agissait d’un régime créé par la CAA de Nantes et non pas par les autorités administratives elles-mêmes, le Conseil d’État abandonne toute velléité de création d’un régime prétorien plus large que celui adopté par la loi du 7 juillet 2016. Le législateur, en reprenant la solution de la CAA de Nantes de 2015, empêche sa confirmation en cassation. L’action législative semble avoir eu pour effet d’annihiler l’œuvre créatrice du juge administratif suprême et de lui rappeler que seul le législateur est habilité pour fixer les règles concernant « les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » et déterminer les principes fondamentaux « du régime de la propriété ».

Le Conseil d’État appréhende donc l’image comme une chose  « dissociée de son objet »[16] dans le seul but de contourner l’obligation de soumettre son utilisation commerciale à l’octroi d’une autorisation et au paiement de redevances domaniales. Par conséquent, si les dispositions de l’article L. 621-42 du Code du patrimoine ne s’appliquent pas en l’espèce, l’image du domaine public immobilier doit répondre au même régime que celle des biens privés tel qu’il en résulte de l’arrêt de la Cour de cassation « Hôtel de Girancourt » de 2004. La position du Conseil d’État est nouvelle puisqu’elle fait expressément référence à l’application de ce régime construit par les juges du quai de l’Horloge. En effet, le TA d’Orléans, en 2012, avait seulement annulé les titres exécutoires[17], alors que la CAA de Nantes avait retenu la responsabilité des personnes privées ayant utilisé l’image sans autorisation, mais « qu’en l’absence de disposition législative contraire, il n’appartient pas à la juridiction administrative de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique ». La réparation des dommages causés par la faute commise par l’utilisateur pour une « quasi-occupation » sans titre ne relève donc pas de la compétence du juge administratif contrairement au « véritable » domaine public[18]. La personne publique « frustrée »[19] devait donc saisir le juge judiciaire. Dans la présente décision, le Conseil d’État ne retient pas la liaison officieuse de l’image et du domaine public pour considérer qu’il n’est pas compétent. Tout comme la Cour de cassation en 2003 avait jugé « erroné » le rattachement du droit à l’image au droit de propriété[20], le Conseil d’État substitue le motif de la « quasi-domanialité », retenu par le juge nantais, par celui de la responsabilité entraînant a fortiori la compétence du juge judiciaire.

Par conséquent, et sur les conclusions conformes du rapporteur public, le mouvement de rapprochement des propriétés publique et privée se poursuit. Le « voile » de la domanialité publique est levé pour faire apparaître que l’image est avant tout celle d’un bien approprié. Dans ces circonstances, rien ne justifie que le régime diffère de celui applicable aux biens privés et aux biens publics dans le domaine privé[21] Ainsi, l’image d’un immeuble appartenant à une personne publique incorporé dans le domaine public ou dans le domaine privé, et celle d’un immeuble appartenant à une personne privée est soumise à un régime unique sous le contrôle d’un seul et même juge : le juge judiciaire. Le Conseil d’État corrige les contradictions de la CAA de Nantes qui, en distinguant l’image de son objet immobilier, l’avait exclue de toute propriété en considérant que les dispositions du Code de la propriété intellectuelle et le Code général de la propriété des personnes publiques ne pouvaient s’appliquer[22]. Mais, dans cet effort correcteur, la haute juridiction administrative n’échappe pas non plus aux contradictions reprochées, en son temps, à la Cour de cassation pour l’arrêt « Hôtel de Girancourt ». La substitution de la responsabilité pour « trouble anormal » à la propriété de l’image est avant tout empreinte de pragmatisme afin de concilier les intérêts des professionnels avec ceux des propriétaires[23]. Elle a mis fin aux incertitudes concernant le champ de la reproduction de l’image[24] (l’immeuble devait-il être l’objet principal ?) et limité les abus de droit « dernier rempart contre les excès redoutés de l’égoïsme des propriétaires »[25]. Cependant, l’Assemblée plénière, tout en reconnaissant « que le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci », invoque la propriété pour fonder le mécanisme de responsabilité[26] puisqu’« il [le propriétaire] peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ». Le propriétaire n’a donc pas de droit exclusif sur l’image de son bien, mais c’est en sa qualité de propriétaire qu’il bénéficie de l’action en responsabilité en cas de trouble anormal. La « quasi-domanialité » fait place à une « quasi-propriété » publique. Une contradiction peut en cacher une autre. Celle « importée » par le Conseil d’État fait fi de la domanialité publique de l’immeuble porté à la vue des photographes. Elle a toutefois le mérite de favoriser l’exercice des libertés, notamment de la liberté du commerce et de l’industrie, au détriment de la valorisation économique du domaine public[27], ce qui satisfera les tenants d’un accès libre à l’image pour une plus large diffusion[28] ou pour constituer, à leur tour, des droits exclusifs sur les reproductions.

L’image découpée sur le domaine public

L’image des domaines publics mobilier et immobilier n’est pas traitée de la même manière. Elle est largement floutée à la suite de cette décision. Le Conseil d’État a tranché « le débat métaphysique », pour reprendre les termes du rapporteur public[29], de la condition juridique de l’image des biens. Il confirme expressément la position des juges du fond en considérant que « l’image d’un bien du domaine public ne saurait constituer une dépendance de ce domaine ni par elle-même, ni en qualité d’accessoire indissociable »[30]. Il ne l’avait encore jamais fait. Il avait même évité cette « redoutable question »[31] pour le domaine public mobilier, dans les arrêts « Photo Josse »[32], en considérant que « la prise de vues d’œuvres relevant des collections d’un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ainsi que le prévoit l’article L. 2122-1 » du Code général de la propriété des personnes publiques. N’est pas visée l’« occupation » physique du domaine public, comme avait pu l’avancer Nathalie Escaut dans ses conclusions[33], mais bien l’« utilisation » privative[34] de l’image induite de l’activité de reproduction et de commercialisation[35]. La haute juridiction administrative nie pourtant l’existence de l’image comme un bien autonome. Il s’agit d’une utilité immatérielle du bien corporel, « une dimension de la chose »[36]. Le professeur Zénati estime en effet que la « chose est un atome constellé d’une multitude d’utilités »[37] pour fonder l’extension du droit exclusif sur l’image. En ce sens, la jurisprudence administrative adapte l’arrêt « Café Gondrée » aux spécificités domaniales, car c’est la domanialité publique des meubles qui emporte le régime de l’utilisation privative. Si le meuble public avait été dans le domaine privé, le juge administratif aurait très probablement appliqué la solution de 2004. La domanialité publique du meuble cristallise l’image comme utilité immatérielle qui ne peut s’en détacher que dans le domaine privé. Avec l’arrêt « Photo Josse » de 2012, le statut juridique de l’image n’est donc pas clairement établi, puisqu’« en écartant toute dissociation du bien et de l’image, le Conseil d’État ramasse la problématique en une question unique, celle de l’utilisation privative »[38].

L’arrêt « Photo Josse » de 2016 n’a pas renseigné davantage sur ce point, quand bien même il s’agissait d’articuler les règles de la domanialité publique avec celles du droit d’auteur prévues à l’article L. 123-1 du Code de la propriété intellectuelle. En effet, une œuvre dans le domaine public d’une personne publique peut également faire l’objet d’un droit exclusif d’exploitation au profit de son auteur, ou de ses ayants droit pendant les soixante-dix années qui suivent l’année de son décès. L’image est ici au cœur de ce second arrêt « Photo Josse » puisque l’article L. 111-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « la propriété incorporelle définie par l’article L. 111-1 est indépendante de la propriété de l’objet matériel ». La question était de savoir si la personne publique disposait des droits sur l’image des œuvres sans être cessionnaire des droits patrimoniaux surtout après leur extinction. Le Conseil d’État s’inscrit, pour cette affaire, dans le prolongement de la solution rendue par le juge d’appel nantais[39] en considérant que « les dispositions de l’article L. 123-1 du code de la propriété intellectuelle (…) n’ont ni pour objet, ni pour effet de faire obstacle à l’application à des œuvres relevant du 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques des règles découlant de ce code, et notamment de celles relatives aux conditions de délivrance d’une autorisation devant être regardée comme tendant à l’utilisation privative de ce domaine public mobilier »[40]. La domanialité publique est ici l’instrument de réappropriation des droits sur l’image de l’œuvre[41] contrairement au principe selon lequel l’extinction des droits patrimoniaux « ne provoque (…) aucun retour de l’utilité au propriétaire du bien corporel »[42]. M. Victor, ayant également conclu sur l’arrêt « Photo Josse » de 2016, n’avait pourtant, à cette occasion, guère hésité à dire « que la liberté d’exploiter l’œuvre dans le domaine public doit être conciliée avec les règles relatives à l’utilisation et à la protection du domaine public des personnes publiques »[43]. La domanialité publique du support mobilier permet alors d’absorber l’image qui en redevient une utilité soumise au droit exclusif de la personne publique. Le sort de l’image n’est pas le même en fonction de la nature immobilière ou mobilière de son support corporel.

Plusieurs raisons de fait ont entraîné à cette distinction. Elle résulte d’abord de la nature du support de l’image entre les immeubles, biens « visibles », et les meubles, « biens clos »[44]. Il est d’abord bien plus aisé d’empêcher un opérateur d’accéder et photographier un meuble dans un musée, que de recouvrir le château de Chambord pour le protéger des flashs. Les faits de ces affaires permettent ensuite d’éclairer les solutions divergentes. Pour le domaine public mobilier, l’image n’est pas immédiatement au centre de l’affaire puisque l’EURL Photo Josse contestait la décision implicite de refus du maire de Tours de photographier à des fins commerciales des œuvres du musée des Beaux-arts de la commune. Il fallait alors de concilier les objectifs de valorisation économique du domaine public avec la liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’État a donc assimilé les prises de vues à des utilisations privatives soumises au cadre concurrentiel posé quelques mois auparavant dans l’arrêt « RATP»[45]. En revanche, le contentieux entre le domaine de Chambord et la société Kronenbourg prend directement sa source dans l’utilisation privative de l’image du château pour laquelle les titres exécutoires ont été émis. Ainsi pour les meubles, l’image n’a pas eu le temps d’exister du fait du refus du maire, alors que pour les immeubles, elle existe, la société Kronenbourg agissant comme un « passager clandestin » rattrapé par l’établissement public.

Le Conseil d’État aligne donc sa position avec celle de la Cour de cassation, mais il loupe corrélativement l’occasion d’harmoniser sa jurisprudence sur l’image du domaine public. La solution de la CAA de Nantes de décembre 2015 était certes « excessive »[46], mais sans « trancher la question de la nature juridique des prises de vue »[47], elle constituait une étape dans le rapprochement de l’image des immeubles et des meubles du domaine public. Les « exigences constitutionnelles tenant à la protection du domaine public » retenues par le juge d’appel nantais renvoient à celle consacrées par la jurisprudence constitutionnelle, à savoir : « l’existence de la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l’usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l’article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées ». Selon le raisonnement de la CAA de Nantes, l’image ne trouvait donc pas son fondement dans la propriété mais dans la domanialité publique, ce qui explique que les autorisations devaient être délivrées « par le gestionnaire de ce domaine public dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique », et non dans le cadre du droit de propriété, rappelant le droit de garde ou de surintendance « proudhonien »[48].

Sans disposition législative prévoyant la mise en place d’un tel régime, la CAA ne pouvait créer un régime d’autorisation préalable pour l’image du domaine public immobilier. Ce raisonnement mène à un dernier paradoxe : le régime d’autorisation créé par la CAA de Nantes n’a pas de base légale, alors le Conseil d’État refuse de le confirmer, pour finalement lui substituer un motif de droit qui repose sur la jurisprudence de la Cour de cassation. À défaut de trouver une base légale, le Conseil d’État a abandonné sa compétence au profit du juge judiciaire, car « il n’appartient pas à la juridiction administrative, en l’absence de disposition législative contraire, de statuer sur la responsabilité qu’une personne privée peut avoir encourue à l’égard d’une personne publique, une telle action indemnitaire relève de la compétence judiciaire »[49]. Le champ de compétence du juge administratif est alors substantiellement réduit au contrôle de légalité du refus d’une personne publique de saisir le juge judiciaire pour réparer un « trouble anormal » causé par l’utilisation commerciale de l’image des immeubles du domaine public.

La valorisation économique au détriment d’une valorisation qualitative du domaine public atténue sans conteste sa particularité de chose publique au profit d’une approche patrimoniale[50] à tel point que le juge administratif a préféré l’abandonner pour assurer les libertés. Cela ne justifie pas pour autant les contradictions de cette solution qui n’est cohérente qu’avec le mouvement de renforcement du libre accès aux biens publics immatériels. La photo du domaine public est désormais coupée en deux. Les 80 km qui séparent le château de Chambord du musée des Beaux-Arts de Tours ne suffiront peut-être pas à éviter que les effets de Kronenbourg atteignent l’image du domaine public mobilier pour faire tourner la tête du juge administratif.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 234.

[1] CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord.

[2] Cons. const., n° 2017-687 QPC du 2 févr. 2018, Association Wikimédia France et autre.

[3] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse.

[4] J. Francfort, « Valorisation du patrimoine immatériel : l’image du monument n’est pas le monument », AJDA 2012, p. 1227.

[5] N. Foulquier, « Hors CGPPP, le pouvoir quasi domanial sur l’image des biens du domaine public », AJDA 2016, p. 435.

[6] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine.

[7] H. Delesalle, « L’image, le juge et la loi », AJDA 2016, p. 2345.

[8] Art. L. 621-35 C. patr.

[9] Ass. plén., 7 mai 2004, SCP Hôtel de Girancourt c. SCIR Normandie et autre ; cf. égal. 1re civ., 5 juill. 2005, Mlle Massip c. SARL Flohic Editions.

[10] Civ. 1re, 10 mars 1999, Mme Gondrée ép. Pritchett c. Sté Éditions Dubray n° 96-18699, Bull. civ. I, n° 87.

[11] F. Tarlet, « L’image des biens publics », AJDA 2017, p. 2069.

[12] En ce sens voir M. Levy, J.-P. Jouyet, L’économie de l’immatériel. La croissance de demain, Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Paris, La Doc. fr., 2006, p. 111.

[13] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 6.

[14] J.-F. Giacuzzo, « L’utilisation réglementée », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 39.

[15] CE, ass., 22 juin 1951, Daudignac et Féd. nat. des photographes filmeurs (2 espèces).

[16] N. Foulquier, art. préc.

[17] TA Orléans, 6 mars 2012, n° 1102187, Société les Brasseries Kronenbourg c. Domaine national de Chambord ; AJDA 2012, p. 1227, concl. J. Francfort.

[18] CE, sect., 25 mars 1960, n° 44533, SNCF c. Dame Barbey ; CE, 15 avr. 2011, n° 308014, SNCF ; CE, 11 févr. 2013, n° 347475, Voies navigables de France.

[19] M. Douence, « L’utilisation irrégulière du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 75.

[20] Civ. 2e, 5 juin 2003, Sté du Figaro, n° 01.12.583, Bull. civ. II, n° 175.

[21] En ce sens, notre thèse : Le patrimoine immatériel des personnes publiques, th. Toulouse 1, 2017, n° 305-309.

[22] CAA Nantes, 16 déc. 2015, n° 12NT01190, Établissement public du domaine national de Chambord, cons. 7.

[23] En ce sens cf. B. Gleize, La protection de l’image des biens, préf. J.-M. Bruguiere, Paris, Defrénois, 2008, n° 367 et s., p. 233 et s.

[24] Cf. Civ. 1re, 25 janv. 2000, n° 98-10671, Bull. civ. I, n° 24.

[25] W. Dross, Droit civil. Les choses, Paris, LGDJ, 2012, n° 20-4, p. 29.

[26] Th. Revet, obs. Ass. plén., 7 mai 2004, RTD civ. 2004, p. 528.

[27] Cf. not. J.-P. Brouant, « Domaine public et libertés publiques : instrument, garantie ou atteinte ? », LPA 15 juill. 1994, p. 25 ; P. Caille, « Domaine public et libertés publiques », Gaz comm., cahier détaché n° 2, 19/2125, 7 mai 2012, p. 7 ;

[28] J.-M. Bruguiere, « Au secours, l’image des biens revient ! », CCE 2013, n° 2, p. 7 ; P. Noual, « Photographie au musée : imbroglio sur le domaine public », Juris art 2017, n° 46, p. 35.

[29] R. Victor, concl. sur CE, ass., 13 avr. 2018, Établissement public du domaine national de Chambord, pt 3.2.1.

[30] Cons. 2.

[31] F. Melleray, « L’utilisation privative du domaine public. De quelques difficultés illustrées par la jurisprudence récente », AJDA 2013, p. 992.

[32] CE, 29 oct. 2012, Cne de Tours c. Eurl Photo Josse. ; CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[33] N. Escaut, concl. sur CE, 29 oct. 2012, Commune de Tours c. EURL Photo Josse, BJCL 2013, p. 54.

[34] P. Delvolve, « L’utilisation privative des biens publics », RFDA 2009, p. 229.

[35] S. Boussard, « Le droit à l’utilisation du domaine public », in L’utilisation du domaine public, Poitiers, Presses universitaires juridiques, LGDJ, 2016, p. 29.

[36] V.-L. Benabou, « La propriété schizophrène, propriété du bien et propriété de l’image du bien », Droit et patrimoine, n° 91, mars 2001, p. 85.

[37] F. Zenati, obs. Civ. 1re, 10 mars 1999, RTD civ. 1999, p. 861-862.

[38] M. Ubaud-Bergeron, « Pouvoirs du propriétaire public versus liberté du commerce et de l’industrie ? », RJEP avr. 2013, p. 26.

[39] CAA Nantes, 28 févr. 2014, n° 12NT02907, Société Photo JL Josse.

[40] CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse, cons. 12.

[41] N. Binctin, Droit de la propriété intellectuelle, 4e éd., Paris, LGDJ, 2016, n° 949, p. 584 ; du même auteur : « Instruments contractuels de mise à disposition des œuvres d’art », Juris art 2015, n° 23, p. 18. Cf. égal. P. Noual, « Le domaine public à l’épreuve des revendications abusives », Juris art 2014, n° 18, p. 38.

[42] W. Dross, op. cit., n° 19-1, p. 26.

[43] R. Victor, concl. sur CE, 23 déc. 2016, Société Photo JL Josse.

[44] B. Gleize, op. cit., n° 418, p. 274.

[45] CE, 23 mai 2012, RATP.

[46] Ph. Hansen, « Sur l’autorisation requise pour photographier les monuments appartenant au domaine public », JCP A 2016, n° 3, 2016.

[47] M. Douence, « La réalisation d’une photo du château de Chambord à des fins publicitaires est soumise à autorisation sans être une utilisation domaniale », Légipresse 2016, n° 342, p. 545.

[48] N. Foulquier, art. préc.

[49] Cons. 13.

[50] Ch. Lavialle, « Le domaine public : chose publique ou patrimoine public ? », in Pouvoir et Gestion, Presses UT1, 1997, p. 281.

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ParJDA

Note sous TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

par Jonas Guilbert
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole
Institut Maurice Hauriou

Art. 232.

Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants…[1]

La commune de Besançon propose un certain nombre de services périscolaires, notamment l’accueil des enfants le matin et l’après-midi, avant et après la classe, ainsi qu’un service de cantine scolaire. La requérante, qui voulut profiter de tels services pour son fils, vit sa demande d’inscription rejetée par la commune en raison d’un manque de places disponibles tant à la cantine qu’aux services d’accueil du matin et de l’après-midi. Le tribunal administratif de Besançon[2] fut alors saisi d’une demande d’annulation de ces décisions de refus, il lui était demandé également d’enjoindre à la commune d’inscrire le fils de la requérante aux services périscolaires de restauration scolaire et d’accueil ou, subsidiairement, que celle-ci réexamine la situation de l’enfant dans un délai de sept jours à compter de la notification du jugement. L’article L. 551-1 du code de l’éducation prévoit notamment que « des activités périscolaires prolongeant le service public de l’éducation, et en complémentarité avec lui, peuvent être organisées dans le cadre d’un projet éducatif territorial ». Ces services sont donc purement facultatifs pour les personnes publiques compétentes. Cependant, en ce qui concerne le service public de la restauration scolaire, le droit applicable se complexifie.

Effectivement, outre des moyens tenant à la légalité externe, il était soutenu par la requérante que le règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année 2017/2018, sur le fondement duquel a été pris la décision refusant l’inscription de son fils à la cantine, méconnaissait les dispositions de l’article L.131-13 du Code de l’éducation issu de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

Cet article prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». La principale problématique posée au tribunal était donc de savoir dans quelle mesure le droit d’être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe, peut-il être subordonné à l’existence de places disponibles.

Contrairement aux autres activités périscolaires, le juge administratif a décidé que le service de restauration scolaire des écoles primaires institue, pour chaque élève, le droit d’y être inscrit. Concrètement, la requérante est fondée à invoquer, par la voie de l’exception, l’illégalité de l’article 10 du règlement d’accueil en tant qu’il limite le nombre de places disponibles dans les cantines. La décision par laquelle le maire de Besançon a refusé d’inscrire le fils de la requérante au service de restauration scolaire est annulée par le tribunal. En ce qui concerne l’inscription aux accueils du matin et de l’après-midi, en vertu de l’article L. 551-1, il s’agit de services purement facultatifs qui n’instituent pas un droit à être inscrit pour chaque élève, la commune peut à bon droit rejeter les demandes d’inscription à de tels services lorsque la capacité d’accueil, qu’elle a elle-même fixée, est atteinte. Par ailleurs, les critères de priorité d’accueils des enfants, prévus par le règlement des accueils périscolaires de la commune, ne trouvent à s’appliquer, selon le tribunal, que lorsque des places sont disponibles. Or, à la date de la réception de la demande par la commune, la limite de places était atteinte. Les critères de priorité n’étant pas applicables en l’espèce, le juge administratif ne contrôle pas leur conformité au principe d’égalité.

La décision du tribunal administratif de Besançon est particulièrement intéressante du point de vue du droit affirmé, pour les élèves, à être inscrit à la cantine des écoles primaires, si ce service existe. Ce service public administratif facultatif institue un droit nécessairement conditionné (I), entretenant un rapport complexe avec l’un des éléments constitutifs du service public, le principe d’égalité (II).

I. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné

L’inscription à la cantine des écoles primaires constitue, au terme d’un énoncé législatif paradoxal (A), un véritable droit conditionné par l’existence d’un service public administratif à caractère facultatif (B), lequel garantit ce droit en plus de l’instituer.

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit résultant d’un énoncé législatif paradoxal

La disposition législative prévue à l’article L.131-13 du Code de l’éducation est apparemment contradictoire. D’une part, elle prévoit que « l’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque le service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés ». L’énoncé ne semble souffrir d’aucune difficulté d’interprétation, ce droit ne fait l’objet d’aucun aménagement et vise effectivement l’ensemble des enfants scolarisés dans une école primaire. Pourtant, d’autre part, la disposition précise « qu’il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ». Or, l’inscription étant un droit reconnu pour chaque enfant, comment une discrimination pourrait-elle être opérée entre eux quant à la jouissance de cette faculté ? Cela suppose-t-il que ce droit pourrait être en fait aménagé, notamment en raison de difficultés matérielles insurmontables, à la condition que le choix des élèves au regard des places disponibles ne se fasse pas sur la base d’un critère discriminatoire tenant à leur situation ou à celle de leur famille ? Telle est, en tout cas, l’interprétation de la commune de Besançon.

Au contraire, le tribunal, reprenant en ce sens les conclusions du rapporteur public[3], retient que ces dispositions « éclairées par les travaux parlementaires[4] ayant précédé l’adoption de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté dont elles sont issues, impliquent que les personnes publiques ayant choisi de créer un service de restauration scolaire pour les écoles primaires dont elles ont la charge sont tenues de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit ». En conséquence, selon le juge administratif, les personnes publiques ayant choisi de créer un tel service « doivent adopter et proportionner le service à cette fin et ne peuvent, au motif du manque de place disponible, refuser d’y inscrire un élève qui en fait la demande ». Ces prescriptions prétoriennes indiquent clairement que la commune ne peut invoquer des arguments référant à des contraintes matérielles ou financières. Néanmoins, le tribunal administratif de Besançon n’enjoint pas la commune à inscrire le fils de la requérante à la cantine. Effectivement, son jugement est fondé sur l’illégalité d’une disposition réglementaire – l’article 10 du règlement des accueils périscolaires de la commune de Besançon pour l’année scolaire 2017/2018 en tant qu’il subordonne l’inscription à la cantine à l’existence de places vacantes. Or, « ce motif d’annulation n’implique pas nécessairement que la commune procède à cette inscription, mais seulement qu’elle réexamine la demande de l’intéressée ». Le rapporteur public avait proposé au tribunal d’enjoindre la commune à procéder directement à l’inscription en ce que le refus initial violait directement l’article L. 131-13 du code de l’éducation. Ses conclusions se justifiaient par le caractère « absolu » du droit à l’inscription, tel que prévu par cette disposition législative. Au regard de l’argumentation du tribunal, il n’y aurait, en tout état de cause, d’autres possibilités pour la commune que de procéder à l’inscription du fils de la requérante à la cantine municipale.

Sans le nommer, la décision approuve la conception d’un droit absolu. Une conception qui, ne se confondant pas immédiatement avec la fondamentalité tout en reprenant sa fonction de légitimation performative, semble bien saugrenue s’agissant d’un droit conditionné, a priori, par l’existence d’un service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit conditionné par l’instauration d’un service public facultatif

« Le service de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public constitue un service public administratif à caractère facultatif, dont la gestion peut être assurée directement par les collectivités territoriales qui en sont responsables dans le cadre d’une régie, confiée à la caisse des écoles ou déléguée à une entreprise privée dans le cadre de la passation d’une convention de délégation de service public »[5].

Le caractère facultatif de ce service public n’est absolument pas remis en cause. Dans sa décision du 26 janvier 2017, mentionnée dans les visas du jugement du tribunal, le Conseil constitutionnel affirme que l’article L. 131-13 du code de l’éducation issu de la loi du 27 janvier 2017 n’a ni pour effet ni pour objet de rendre obligatoire la création d’un service public de restauration scolaire[6]. La juridiction constitutionnelle précise bien que cette disposition prévoit que tous les enfants scolarisés en école primaire ont le droit d’être inscrits à la cantine, mais cette obligation législative ne vaut qu’à la condition que ce service existe. La collectivité locale reste entièrement libre de créer ou non un tel service, seulement si elle le fait, elle doit prévoir les conditions matérielles et financières pour assurer l’inscription de l’ensemble des élèves scolarisés en école primaire. Les sénateurs avaient saisi le Conseil constitutionnel sur cette disposition, soutenant qu’elle entraînait, à la charge des collectivités territoriales, des dépenses nouvelles qui ne font l’objet d’aucune compensation financière, en méconnaissance de l’article 72-2 de la Constitution. Or, le Conseil constitutionnel le rappelle, cet article n’est pas applicable dans le cas du service public de restauration scolaire, puisqu’il ne vise que les créations et extensions de compétences qui ont un caractère obligatoire.

L’article L. 131-13 ne prévoit donc pas un droit ex nihilo, mais un droit conditionné par une compétence facultative de la collectivité territoriale. En l’occurrence, la mise en place de politiques publiques volontaristes à l’échelon local, matérialisées par l’instauration d’un service public, ne permet pas seulement de garantir l’effectivité d’un droit, elles le créent de manière réflexive. Selon le rapporteur public, « dès lors qu’un service de restauration scolaire a été créé, tous les enfants scolarisés dans une école primaire ont un droit absolu à être inscrits à la cantine si leurs parents le demandent »[7].

Quelle est la nature de ce droit absolu dont l’existence même dépend a priori d’institutions facultatives de concrétisation ? La relativité induite de son conditionnement ne peut que rappeler la contingence de la rhétorique fondamentaliste[8]. D’ailleurs, les débats parlementaires[9] ayant précédé l’adoption de la loi laissent supposer que ce droit se rattacherait aux droits fondamentaux de l’enfant à la santé et au bon développement[10].

Le lien supposé avec de tels droits fondamentaux paraît pour le moins distendu d’autant que le conditionnement a priori du droit à être inscrit à la cantine rend son effectivité extrêmement aléatoire à l’échelle du territoire national. D’ailleurs, devant le Conseil constitutionnel, les parlementaires requérants reprochèrent à l’article L. 131-13 de méconnaître le principe d’égalité devant la loi dès lors que le droit des élèves de l’enseignement primaire à être inscrits à la cantine est subordonné à l’existence préalable d’un service de restauration scolaire.

II. L’inscription à la cantine des écoles primaires, un droit à l’épreuve du principe d’égalité

Devise de la république, le principe d’égalité est un principe constitutionnel[11] véritablement matriciel en ce qui concerne le régime juridique du service public, que ce soit dans l’accès ou dans le fonctionnement du service. Au-delà de son importance du point de vue du lien social, l’égalité dans le service public est somme toute un démembrement de l’égalité générale et abstraite des citoyens devant la loi[12]. Si une disposition législative prévoit un droit, le service public le concrétise dans le respect du principe d’égalité. Or, si le droit est créé par un service public de proximité, l’égalité abstraite devant la loi et à l’échelle du territoire se trouve inévitablement mise à mal (A). Suivant les limites de l’égalité abstraite dans l’application du droit et donc de son effectivité, le bénéfice concret d’un tel droit doit être relativisé (B).

A. L’inscription à la cantine des écoles primaires et la différence de traitement entre les élèves de différentes communes

Le principe d’égal accès aux services publics trouve à s’appliquer autant pour les services publics obligatoires que pour ceux facultatifs[13]. S’agissant du droit à l’inscription à la cantine prévu à l’article L. 131-13 du code de l’éducation, dans sa décision précitée, le Conseil constitutionnel avait dû se prononcer sur le moyen tiré de la rupture d’égalité devant la loi entre les élèves inscrits dans une école dont la commune instaure un service public de restauration scolaire et ceux dont la commune n’en dispose pas. Ce moyen fut écarté par le juge constitutionnel sans souci de véritable motivation. À l’aune de l’article 6 de la DDHC, il énonce sans explication que de tels élèves connaissent une différence de traitement du fait d’une différence de situation objective et alors même que la différence de traitement est en rapport direct avec la loi. On a du mal à comprendre la rationalité de l’argumentation qui postule que l’objet de la loi est de constater la différence de situation. Au regard de cette déduction monologique, il devient difficile de savoir si la différence objective de situation fonde la différence de traitement ou si la différence de traitement n’est que le seul référent rationnel, bien que tautologique, d’une différence de situation. Il apparaît alors que le lien auto-constituant entre différence de traitement et différence de situation se trouve être en rapport direct avec l’objet de la loi, raison pour laquelle cette disposition législative est conforme à la Constitution. Il est vrai qu’en matière d’attribution d’un droit pour les enfants, le Conseil constitutionnel ne pouvait sortir de son chapeau le motif d’intérêt général pour justifiait une telle différence de traitement. Le droit des enfants à être inscrit à la cantine scolaire dans une école primaire dépend donc étroitement de la politique d’aménagement du territoire et de la répartition géographique des services publics. Elle dépend aussi, concrètement, de la liberté dont peut jouir la commune dans la gestion de son service public facultatif.

B. L’inscription à la cantine des écoles primaires, une égalité abstraite au risque de l’inefficacité du droit proclamé

Le service public de restauration scolaire, tout comme sa tarification[14], relève de la compétence réglementaire de la commune. Celle-ci pouvait auparavant limiter le nombre d’inscrits sur le fondement de la capacité d’accueil du service[15].  La loi faisant de l’inscription à la cantine un droit lorsque ce service existe, elle précise que les élèves ne peuvent être discriminés selon le critère des ressources familiales. Bien que le moyen fût écarté par le Conseil constitutionnel, cette disposition législative semble bien constituer une limite pratique dans la liberté de gestion du service public par la collectivité compétente. En l’espèce, la commune arguait que la création d’un service de restauration scolaire étant facultatif, il ne saurait lui être imposé de faire fonctionner un service public qui soit capable d’accueillir l’ensemble des élèves scolarisés souhaitant s’inscrire à la cantine. Il est évidemment contraignant et coûteux d’instaurer un tel service public, qui plus est, non obligatoire. Il ne paraît donc pas aberrant de corréler la capacité d’accueil de ce service aux propres capacités financières et matérielles de la commune. Or, à travers la prescription faite aux communes, de proportionner le service aux fins de garantir à chaque élève le droit d’y être inscrit, le juge administratif, suivant sans doute l’intention du législateur, semble paradoxalement aller à l’encontre d’une égalité concrète et d’une véritable solidarité sociale par le service public. L’affirmation ainsi faite d’une égalité abstraite est louable, mais cette jurisprudence peut-elle décourager les collectivités locales à créer un tel service public, notamment pour ceux qui en ont effectivement besoin – incapacité financière, sociale ou matérielle des familles – en faisant peser sur elles la nécessité impérative de pouvoir accueillir l’ensemble des enfants[16]. Cette obligation risque d’aggraver la différence entre les collectivités riches et pauvres et, de manière générale, de rendre difficile l’effectivité du droit à l’inscription dans les cantines des écoles primaires, dans la mesure où les petites communes n’auront pas les moyens d’assumer un tel service tandis que les grandes pourront être découragées devant le nombre d’enfants susceptibles d’en bénéficier. La situation objective et personnelle de l’enfant risque de ne pas être prise en compte[17] puisque, finalement, il est erroné d’affirmer que tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine, cette faculté dépendra de la politique de la collectivité compétente. Oui, on peut encore négocier avec la nourriture des enfants.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2018 ; chronique administrative ; Art. 232.

[1] Référence à Mme Marie-Anne Chapdelaine (parti socialiste), rapporteur thématique de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi « égalité et citoyenneté » qui avait déclaré lors de la séance de l’Assemblée nationale du 23 novembre 2016 : « Tous les enfants ont le droit d’aller à la cantine ! s’il ne devait rester qu’un seul budget, ce serait celui- la ! On ne peut négocier avec la nourriture des enfants »[1].

[2] TA Besançon, 27 novembre 2017, N° 1701724

[3] Conclusion de Madame Isabelle Marrion, rapporteur public, audience plénière du 27 novembre 2017, Mme G c. Commune de Besançon

[4] Le juge administratif peut, sans commettre d’erreur de droit, se référer aux débats parlementaires précédant son adoption aux fins de l’interpréter : CE, 27 octobre 1999, commune de Houdan ; CE, 14 janvier 2004, Couderc ; CE, 30 janvier 2013, Société Ambulances de France

[5] CE, 3ème/8ème SSR, 11 juin 2014, 359931, publié au recueil Lebon. Aussi, CE S. 5 octobre 1984, Commissaire de la République de l’Ariège contre Commune de Lavelanet, req. n° 47875 ; CAA Versailles 28 décembre 2012, Commune de Neuilly-Plaisance, req. nos 11VE04083 et 11VE04121.

[6] Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017 concernant la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, §122

[7] Conclusion de Madame Isabelle Marrion préc.

[8] E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France » AJDA 1998 p.6

[9] M. Razzy Hammadi, rapporteur général de la commission spéciale de l’’Assemblée nationale chargée d’examiner le texte, déclare au cours de la première séance le 22 novembre 2016 : « le retour du texte à l’Assemblée nationale constitue pour tous les enfants de France le droit absolu à l’école primaire d’être inscrit à la cantine ». Selon lui, « aucune contingence matérielle ou financière ne peut justifier que l’on refuse de nourrir les enfants ».

[10] Articles 3, 5 et 18 de la Convention internationale des droits de l’enfant. Il s’agit aujourd’hui sans doute aussi de protection sociale de l’enfant, voir les conclusions d’E. Geffray sous CE, 23 octobre 2009, FCPE du Rhône, req. n°329076

[11] Décision n° 73-51 DC du 27 décembre 1973 relative à la loi de finances pour 1974 ; principe général du droit (CE sect. 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire)

[12] Articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; article 1 de la Constitution de 1958

[13] CE, 9 mars 1951, Société des concerts du conservatoire, Rec.,p.151

[14] L’article R. 531-52 du code de l’éducation : « les tarifs de la restauration scolaire fournie aux élèves des écoles maternelles, des écoles élémentaires, des collèges et des lycées de l’enseignement public sont fixés par la collectivité qui en a la charge ».

[15] CE 27 février 1981, req. nos 21987 et 21988 , CE 2 juin 1993, req. nos 64071, 64157 et 71986, CE (ord.) 25 octobre 2002, req. n° 251161

[16]  A la déclaration de Mme Marie-Anne Chapdelaine (citée plus haut), Mme Marie-Christine Dalloz (parti Les Républicains) répondra : « L’intention est louable mais aucune compensation financière n’est prévue pour les communes qui devront donc supporter de nouvelles charges financières importantes alors qu’elles sont déjà financièrement étranglées ».

[17] Le juge administratif avait pu favoriser cette prise en compte, voir CAA Versailles (2ème ch.), 18 décembre 2014, Commune d’Aubervilliers, et les conclusions sous cet arrêt du rapporteur public, Mme H. lepetit-Collin

 

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ParJDA

Réflexions sur la circoncision rituelle de l’enfant (I / III)

Alexandre Charpy & Pierre Juston
 Doctorants en droit privé & public,
Université Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit privé & Institut Maurice Hauriou.

I. Positions

le présente article contient les trois développements suivants :

Art. 223.

« Vos enfants ne sont pas vos enfants, ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même, ils viennent à travers vous, mais non de vous, et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas ».

Khalil Gibran, Le Prophète

On a pu dire de l’affaire Poussin qu’elle avait fait couler plus d’encre que de peinture[1]. L’analogie semble intéressante avec la circoncision, même si ce n’est pas de peinture dont il est question. Admise depuis fort longtemps, elle est aujourd’hui remise en question par l’évolution des droits et libertés fondamentaux.

Avant tout, il convient de préciser que cette étude n’a pas vocation à commenter un fait d’actualité particulier. Ainsi, le lecteur pourra répondre à son interrogation première de la visée de cet article en novembre 2017. Les dernières grandes actualités juridiques touchant cette question de la licéité de la circoncision rituelle datent de 2012 et 2014. Il s’agit respectivement du jugement du tribunal de Cologne[2] assimilant cet acte à une blessure corporelle contraire à l’intérêt de l’enfant, et de la résolution de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) allant dans le même sens, et tout aussi polémique[3]. De manière assez surprenante, ce débat n’a pas été réellement relayé en France, en tout cas, pas dans les mêmes proportions : « Le débat sur la circoncision qui agite depuis juin l’Allemagne […] ne s’est pas propagé à la France. Au grand soulagement des autorités juives et musulmanes. Mais, reconnaissent certains d’entre eux, “il suffirait d’une plainte” pour que la question resurgisse. »[4]. La présente étude propose donc un éclairage juridique sur cette problématique, en dehors de toute actualité brûlante, bien qu’en amont de la préparation des lois bioéthiques prévues pour 2018 selon le gouvernement.

Une des significations communément rappelées du rite de la circoncision dans la religion juive est aujourd’hui celle de l’alliance à Dieu, d’où elle tire notamment son nom : Brith Milah[5] – qui signifie alliance par la coupure. Moïse Maïmonide, un des auteurs majeurs dont les écrits influencent encore les interprétations religieuses modernes, revient dans son œuvre « Le guide des égarés » sur cette pratique et sur son symbolisme religieux : « ceux qui professent cette idée de l’unité de Dieu se distinguent par un même signe corporel qui leur est imprimé à tous, de sorte que celui qui n’en fait pas partie ne peut pas, étant étranger, prétendre leur appartenir ». Cette question ne revêt pas seulement un caractère purement symbolique, il est nécessaire de l’envisager à la lumière des écrits du même philosophe, qui estimait au XIIe siècle[6], que l’autre motif principal de la circoncision, était de « diminuer la cohabitation et d’affaiblir l’organe (sexuel), afin d’en restreindre l’action et de le laisser en repos le plus possible »[7]. Il se référait d’ailleurs à Abraham, « si renommé pour sa chasteté », qui serait selon lui le premier à avoir pratiqué cet acte. Concernant la controverse théologique sur l’idée « d’achever ce que la nature avait laissé imparfait » qui pose la question de l’imperfection même de la nature et donc de Dieu, Maïmonide précise sa pensée. Selon lui, il ne s’agit pas de « suppléer à une imperfection physique » mais bien « de remédier à une imperfection morale »[8]. Il développe donc l’idée que le plaisir qui ressort des relations sexuelles avec un circoncis serait moindre, puisqu’il ajoute que « la femme qui s’est livrée à l’amour avec un incirconcis peut difficilement se séparer de lui »[9]. Plus d’un millénaire avant Maïmonide, Philon d’Alexandrie n’écrivait pas autre chose puisque la circoncision devait, selon lui, réduire « le désir superflu et excessif »[10]. Cette double signification est d’ailleurs retenue et rappelée par de nombreux auteurs[11] et (opportunément ?) oubliée par d’autres[12]. Bien que cette pratique millénaire soit aujourd’hui plus attachée à la judéité, tant dans l’imaginaire collectif que par son importance théologique dans cette religion, d’autres cultures, traditions, religions et interprétations spirituelles l’accomplissent. Citons à titre d’exemple la culture musulmane[13] (sans pour autant que cela ne revête un caractère obligatoire aujourd’hui), des populations éparses d’Afrique noire[14] ou d’Océanie. La circoncision peut également être envisagée comme s’inscrivant dans un parcours biblique plus large, incluant à la fois l’Ancien comme le Nouveau Testament[15]. Relevons enfin des raisons hygiéniques et prophylactiques qui en font un acte assez répandu aujourd’hui[16].

Dans son article « la circoncision, parcours biblique »[17], Didier Luciani indique que « cette prise en compte de la dimension spécifiquement religieuse de la circoncision devrait avoir une incidence évidente […] sur les débats actuels : pour se donner quelques chances de comprendre la véritable signification de ce rite dans son contexte et selon ses circonstances, et pour saisir les enjeux qui en dépendent (sur le plan légal, moral et autre), peut-être serait-il préférable de commencer par considérer la religion qui le pratique plutôt que de se fixer sur l’acte lui-même, sauf à souscrire à l’idée fantasmatique que cet acte de la circoncision concernerait un individu “universel”, intègre, autonome et parfaitement libre, mais d’une liberté absolument inconditionnée et sans aucun enracinement historico-culturel ». Le parti pris de cette contribution est précisément de se détacher de ce faux débat, somme toute, assez binaire. L’objectif sera plutôt de s’extraire de ce pavé mosaïque noir et blanc, et du choix (forcé ?) entre l’imposition d’un pluralisme culturel essentialisant, que le droit devrait se cantonner à cimenter, ou un idéal juridique universel dont la logique implacable devrait se vivre ex nihilo de tout paradoxe humain dont il est pourtant issu. Il y a entre le dessin de ces deux grossières catégories, non pas nécessairement une sorte de syncrétisme mou, mais simplement une question de degré, dans la visée d’un juste milieu. Ces discussions prennent, par ailleurs, une coloration particulière à la lumière des débats relatifs à la laïcité et à la liberté de religion qui ont pris de l’importance en France ces trente dernières années. Le juriste doit-il éclairer son discours scientifique à la lumière de la dimension religieuse de l’objet de son étude ? A l’évidence oui, de surcroît lorsque cet objet en est issu. Cependant, cet éclairage doit rester un moyen pour lui de magnifier la logique scientifique de son raisonnement, et non de l’aveugler pour le porter sur ses propres sentiments subjectifs[18] et personnels. Dans le discours juridique, la norme religieuse et la norme juridique ne peuvent pas être décemment mises sur un pied d’égalité pour plusieurs raisons : d’une part, quant à leurs sources intrinsèquement divergentes, l’une se nourrissant principalement d’une vérité révélée quand l’autre s’appuie sur la rationalité et la science, d’autre part quant à la force souveraine volontairement donnée à l’une depuis déjà quelques siècles et que l’autre n’a plus aujourd’hui dans le processus de laïcisation du droit. Pourtant, la circoncision semble exister en tant que coutume. Elle serait donc dotée d’une valeur juridique.

La coutume[19] a pu être définie comme étant une « norme de droit objectif fondée sur une tradition populaire […] qui prête à une pratique constante, un caractère juridiquement contraignant ; véritable règle de droit (comme la loi) mais d’origine non étatique (et en général non écrite) que la collectivité a fait sienne par habitude […] dans la conviction de son caractère obligatoire ».[20] La circoncision rituelle correspond bien à ces critères : c’est une tradition populaire qui prête à une pratique constante un caractère juridiquement contraignant au sein des communautés qui la réalisent. C’est bien la conviction de son caractère obligatoire pour ceux qui la pratiquent qui fait que la collectivité l’appréhende à l’égal d’une règle de droit malgré son caractère non-étatique. La coutume de la circoncision rituelle des enfants est parfois présentée en doctrine comme étant contra legem, c’est-à-dire qu’elle « s’établit contrairement à la loi écrite »[21]. Aucun texte dans le droit positif français ne traite de la circoncision de façon spécifique. L’entrée dans le Code pénal de l’article 227-24-1 en 2013, concernant les mutilations sexuelles, laisse cependant penser que le législateur a la volonté d’aller vers une répression de la pratique[22]. Il faut également noter l’adoption d’une résolution[23] par l’APCE[24], dans laquelle il a semblé qu’elle remettait en question l’évidence de la pratique de la circoncision. A la suite des vives critiques[25] suscitées par cette résolution, l’APCE a immédiatement tempéré sa solution, elle a paru en restreindre le contenu aux mutilations génitales féminines[26].

Outre les textes, c’est dans la jurisprudence que se retrouve la question de la circoncision rituelle. Il faut noter que toutes les fois qu’elle est en cause, il s’agit en réalité soit de conflits dans l’exercice de l’autorité parentale[27], soit de circoncisions ayant causé un préjudice à l’enfant[28]. Il peut également être noté un arrêt du Conseil d’Etat concernant le décès d’un enfant à la suite d’une anesthésie générale réalisée dans le cadre de l’opération de circoncision[29]. Ainsi, en dehors d’une décision isolée[30], la circoncision rituelle semble ne pas être remise en cause en droit positif et bénéficier d’une « neutralité bienveillante »[31].

Pourtant, la doctrine la questionne, la qualifiant notamment de mutilation[32] au sens du droit pénal. Le droit positif, de plus en plus tourné vers, d’une part, la protection de l’intérêt de l’enfant et, d’autre part, vers le droit à l’autodétermination – les deux étant liés – pourrait donc remettre en cause, dans l’avenir, cette pratique millénaire. La décision rendue outre-Rhin précitée, la qualifiant d’atteinte à l’intégrité corporelle de l’enfant, peut être considérée comme un coup de semonce, et le signe d’un début d’évolution en Europe.

D’ailleurs, le juge dispose d’ores et déjà des outils pour sanctionner la circoncision rituelle du jeune enfant, tant en matière civile qu’en matière pénale, dans la mesure où cette coutume est contra legem (I).

De plus, le mouvement de laïcisation du droit interroge sur la place de la circoncision rituelle dans le droit positif de demain, notamment sur la possibilité de la pratiquer dans des hôpitaux publics et sur sa compatibilité avec les principes d’intérêt supérieur de l’enfant et de dignité humaine, dont les contenus évoluent avec le temps et la société (II).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique administrative 09 ; Art. 223.

[1] Civ. 1e, 22 février 1978, n° 76-11.551, D. 1978. 601, note Ph. MALINVAUD.

[2] TGI Cologne, 7 mai 2012 : LIBCHABER R., « Circoncision, pluralisme et droits de l’homme », D. 2012. 2044 ; THIERRY J.-B., « La circoncision de l’enfant », RJPF n°9-10, 1er septembre 2012.

[3] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, résolution n° 1952, 2013

[4] LE BARS S., « Pourquoi le débat sur la circoncision qui a agité l’Allemagne ne s’est pas propagé en France », Le Monde, 16-17 septembre 2012.

[5] MAÏMONIDE M., Le guide des égarés, trad. Salomon Munk, Verdier Lagrasse, 1979, p. 267. Il précise quant aux commandements relatifs à l’idolâtrie, que la loi, pour faire disparaître les croyances dans les astres, a employé les symboles de l’Alliance, dont la circoncision est une des manifestations évidentes. Il indique également à la p. 370, que la signification de la défense de donner « l’agneau pascal » aux incirconcis, remonterait à un épisode en Egypte dans lequel les hébreux, ayant négligé la circoncision dans une volonté d’assimilation aux égyptiens, se firent finalement tous circoncire pour pouvoir pratiquer l’immolation de l’agneau pascal. Il en précise le sens symbolique de l’alliance entre « le sang de la circoncision [qui] se mêla au sang de l’agneau pascal » corroborant ainsi l’allusion du prophète dans le Chapitre XVI de l’Ezéchiel dans l’expression « trempée dans ton sang ».

[6] Ibid, p.416-417.

[7] A ce propos, sur la controverse savamment entretenue par certains concernant les écrits de Maïmonide à propos de cette autre raison de la circoncision, cette dernière ne saurait avoir de réel et sérieux fondement. En effet, le philosophe indique clairement, dans plusieurs extraits du même ouvrage cet aspect de la signification de la circoncision. Dans « sa table des chapitres », elle est rangée dans le chapitre XLIX, quatorzième classe aux côtés des « commandements relatifs aux unions illicites » et de « la chasteté ». On trouve également, au même endroit ce titre évocateur : « la circoncision considérée comme moyen de chasteté et comme marque distinctive des Hébreux ; pourquoi elle doit se pratiquer dans l’enfance. Défense de mutiler les parties sexuelles de tout mâle ». A la p. 273, il classe cette dernière dans « les commandements relatifs à la défense de certaines cohabitations », en précisant leurs buts : « diminuer le commerce avec les femmes », « restreindre, autant que possible, le désir effréné de la cohabitation, et de ne pas y voir, comme le font les ignorants, le but (de l’existence humaine) ».

[8] Il poursuit, indiquant que « le véritable but, c’est la douleur corporelle à infliger à ce membre et qui ne dérange en rien les fonctions nécessaires pour la conservation de l’individu, ni ne détruit la procréation, mais qui diminue la passion et la trop grande concupiscence. Que la circoncision affaiblit la concupiscence et diminue quelquefois la volupté, c’est une chose dont on ne peut douter ; car dès la naissance on fait saigner ce membre en lui étant sa couverture, il sera indubitablement affaibli ».

[9] Ibid, p.418

[10] Cité par SEGAL J., « La circoncision dans une perspective humaniste et juive ». Raison Présente, Nouvelles Editions Rationalistes, 2015, Pouvoir et autorité, 192, pp.99-108.

[11] SEGAL J., op. cit. ; SEGAL J., « Être juif et s’opposer à la circoncision », Libération, 14 septembre 2014 ; LASKAR P., « La circoncision. Approche rituelle et médicale », in COHEN M-L. (dir.), La Circoncision en question, Orizons, coll. Témoins/Témoignages, 2014, p. 33.

[12] Certains auteurs, se faisant défenseurs de la circoncision rituelle, oublient régulièrement la deuxième raison religieuse qui a trait au plaisir sexuel et ne retiennent que l’alliance symbolique à Dieu.

[13] ABOU RAMADAN M., « Les débats sur la circoncision en droit musulman classique et contemporain », in FORTIER V. (dir), La circoncision rituelle, enjeux de droit, enjeux de vérité, Presses Universitaires de Strasbourg, 2016, p 25-38 ; MAHERZI A., « La circoncision et “le dialogue interculturel et interreligieux” », in COHEN M-L. (dir.), op. cit., p. 67, spéc. pp. 67-85 ;

[14] SIDI N GOYI A., « La circoncision et “l’esquisse de l’essence de la circoncision chez les Kongo” », in COHEN M-L. (dir.), op. cit., p 59-66.

[15] Voir à ce propos BURNET R., LUCIANI D., La circoncision, Parcours Biblique, Bruxelles, Lessius, coll. « Le livre et le rouleau », n° 40, 2013, 160 p.

[16] LASKAR P., op. cit. p. 33 : « Selon l’OMS en 2009, 661 millions d’hommes de plus de quinze ans étaient circoncis, soit 30% de la population masculine mondiale ».

[17] LUCIANI D., « La circoncision, parcours biblique », in FORTIER V. (dir) op. cit. p 45.

[18] On pourra citer d’ailleurs à ce propos la violente controverse suscitée par le colloque organisé le 23 janvier 2014 à Toulouse par l’Association des Juifs libéraux de Toulouse et la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme sous la direction de Monique Lise Cohen. L’ouvrage publié la même année fut vivement critiqué par Jérôme Segal, notamment concernant la rationalité de certaines contributions, qui n’hésitaient pas, en dehors de nombreuses assertions fausses, à produire des développements plus « ésotérico-religieux » que scientifiques, et à se laisser aller à des comparaisons pour le moins douteuses, ainsi qu’à des reductio ad Hitlerium concernant les recommandations du Conseil de l’Europe et tout argument en défaveur de la circoncision rituelle (SEGAL J., « La circoncision sans question », Slate, 7 octobre 2014).

[19] Sur la coutume, v. notamment : DEUMIER P., Le droit spontané, Paris, Economica, Coll. « Recherches juridiques », 2002.

[20] CORNU G., Vocabulaire juridique, PUF, Coll. « Quadrige » 11e éd., janvier 2016, p. 284.

[21] Ibid., p. 257.

[22] V. notamment sur cet article : BENILLOUCHE M., « L’interdiction des mutilations sexuelles : entre confirmation et révolution », RDLF 2014, chron. n° 06.

[23] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, résolution n° 1952, 2013 : « L’Assemblée parlementaire est particulièrement préoccupée par une catégorie particulière de violations de l’intégrité physique des enfants, que les tenants de ces pratiques présentent souvent comme un bienfait pour les enfants, en dépit d’éléments présentant manifestement la preuve du contraire. Ces pratiques comprennent notamment les mutilations génitales féminines, la circoncision de jeunes garçons pour des motifs religieux, les interventions médicales à un âge précoce sur les enfants intersexués, et les piercings, les tatouages ou les opérations de chirurgie plastique qui sont pratiqués sur les enfants, parfois sous la contrainte » ; VIALLA F., « Intégrité corporelle des enfants (circoncision) : résolution du Conseil de l’Europe », D. 2013, p. 2702.

[24] L’APCE n’est que consultative (Répertoire de droit international, « Conseil de l’Europe », n° 28, Dalloz), elle ne produit donc, par définition, aucune norme obligatoire.

[25] V., entre autres : Le Monde, « Circoncision religieuse : Israël condamne une résolution du Conseil de l’Europe », 4 octobre 2013 ; Le Figaro, « Israël dénonce le “racisme” du Conseil de l’Europe », 4 octobre 2013 ; Le Point, « Circoncision : les musulmans de France dénoncent une résolution européenne, 5 octobre 2013 ; Le Parisien, « L’Europe remet en cause la circoncision, juifs et musulmans s’indignent », 7 octobre 2013 ; La Croix, « Inquiétudes après une résolution du Conseil de l’Europe sur la circoncision », 22 octobre 2013.

[26] APCE, Le droit des enfants à l’intégrité physique, réponse à recommandation, Recommandation 2023, 2013, Comité des ministres : « Le Comité des Ministres tient à souligner que les pratiques mentionnées dans la Résolution 1952 (2013) ne sont aucunement comparables, étant donné que les mutilations génitales féminines sont clairement interdites par le droit international. Elles relèvent du champ d’application de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et, en vertu de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, elles font partie des violations les plus graves des droits fondamentaux des filles et des femmes. Elles ne peuvent en aucun cas être mises sur un pied d’égalité avec des pratiques telles que la circoncision des jeunes garçons pour motifs religieux, pratique qui ne fait pas l’objet de dispositions juridiques analogues. La résolution signale certes qu’il y a des distinctions à faire, mais le Comité des Ministres constate que le libellé de ce texte risque de prêter à confusion ».; VIALLA F., op. cit.

[27] Civ. 1e, 26 janvier 1994,n° 92-10.838 D. 1995, p. 226, obs. CHOAIN ; CA Paris, 1e ch. B, 29 septembre 2000, D. 2001, p. 1585, obs. DUVERT ; CA Lyon, 2e ch., 6 juin 2011, n° 10/05032.

[28] Civ. 1e, 18 mai 1989, n° 87-19.600 ; Civ. 1e, 6 décembre 1994, n° 92-17.767, D. 1995, obs. PENNEAU, somm. 27.

[29] CAA Lyon, 20 sept. 1993, Gaz. Pal. 28-29 sept. 1994, p. 25, note J. BONNEAU ; CE, 3 novembre 1997, n° 153686, Publié au recueil Lebon, 1997.

[30] TGI Laval, 16 avril 2002 ; AJ Fam. 2002, p. 222.

[31] PARICARD S., « Quelle autonomie pour l’enfant au sein du couple parental uni ? », in Mélanges en l’honneur du Professeur Claire Neirinck, LexisNexis, 2015, p. 776.

[32] BOINOT P., « Sectes religieuses et droit pénal », Rev. science crim. 1983.409, spéc. p. 417 ; PENNEAU J., obs. sous CA Paris, 12 févr. 1992, D. 1993. somm. 27 ; CHOAIN C., op. cit. ; DUVERT C., op. cit. ; LIBCHABER R., op. cit. ; THIERRY J.-B., op. cit. ; PARICARD S., op. cit. ; v. contra : ROCHE-DAHAN J., « Réflexion sur la licéité de la circoncision », RIDC vol. 65, n° 1, 2013, pp. 75-103 ; v. pour un avis plus nuancé : LE BRIS C., « La contribution du droit à la construction d’un “vivre ensemble” : entre valeurs partagées et diversité culturelle », Droit et société, 2016/1 (n° 92), p. 75-98.

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ParJDA

Du service public hospitalier en ses contradictions

Isabelle Poirot-Mazères,
Professeur de droit public, Institut Maurice Hauriou,
Université Toulouse 1 Capitole

198.

« Restauration », « rénovation », « réhabilitation », réaffirmation, en « habits neufs » ou  refondé, les termes n’ont manqué ni aux politiques ni aux commentateurs pour essayer de qualifier le mouvement qui, de la loi Boulin de 1970 à la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé, s’attache à donner identité au « service public hospitalier ». La notion étant aussi juridique que politique, fortement empreinte d’idéologie, dans un contexte en mutation rapide et aux équilibres jamais acquis, elle ne laisse nul indifférent comme en témoignent les débats qui ont accompagné la nouvelle loi. Il est vrai que l’enjeu était de taille, creuset de toutes les oppositions entre les tenants d’une conception libérale des missions hospitalières et la nouvelle majorité soucieuse de ressusciter un SPH totalement désarticulé par la loi Bachelot du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients à la santé et au territoire (HPST).  Les établissements de santé, déjà éprouvés par une longue série de réformes mal assimilées, se sont retrouvés au cœur d’une controverse politique qui, au-delà d’une opposition sur le mode de gestion des services de santé, renvoie plus fondamentalement à la question du rôle de la puissance publique dans la société. En 2009, l’objectif avait  été de casser la conception hospitalo-centrée et globalisante du service public, en lui substituant une série de quatorze missions, de nature à offrir un « exercice à la carte » des missions de service public que tout établissement de santé, public et privé, était susceptible de prendre en charge. Le rétablissement du grand SPH, à connotation symbolique forte,  a été l’un des enjeux du débat politique et l’un des apports majeurs de la loi de 2016.

Le texte  s’inscrit dans un vaste programme  de refondation destiné à répondre aux enjeux auxquels la politique et le système de santé  sont confrontés,  le vieillissement de la population, la progression des maladies chroniques, qui touchent aujourd’hui près d’un Français sur quatre et exigent des prises en charge coordonnées entre professionnels dans une logique  de parcours de soins,  celui enfin de l’innovation et des avancées technologiques. La Stratégie Nationale de santé, lancée par Marisol Touraine en 2013  a posé des jalons, précisés par divers rapports et expertises, recommandations du Comité des sages,  rapports relatifs au Pacte de confiance pour l’hôpital ou à l’An II de la démocratie sanitaire, travaux relatifs au Service territorial de santé au public et au service public hospitalier (B.Devictor, Le service public territorial de sante (SPTS) le service public hospitalier (SPH). Développer l’approche territoriale et populationnelle de l’offre en santé, mars 2014). Le projet de loi dans son article 26  proposait « de refonder un service public hospitalier qui soit susceptible de répondre aux attentes des citoyens en matière d’accès à la santé ». Finalement aux termes des débats parlementaires et d’une inflation incontrôlée d’amendements et ajouts multiples (227 articles dans la loi, alors que le projet en comptait 57),  l’article 99 réintroduit dans le CSP un chapitre dédié : « le service public hospitalier ». Qu’en est-il de la notion ainsi reconstituée comme Osiris ?  Elle est très explicitement le fruit de la volonté du gouvernement de recréer le SPH,  à la mesure des ambitions affichées d’emblée en rupture avec la vision pointilliste de la loi HPST (I). Mais elle est tout aussi clairement marquée par le souci de respecter les exigences européennes. La  notion de SPH s’efforce ainsi de concilier le respect d’une certaine idée du SP à la française et l’alignement sur la doxa du SIEG,  et, partant,  tente de dépasser les contradictions inhérentes à l’exercice (II).

I. La réaffirmation du SPH, d’une rupture à l’autre

De sa consécration initiale à sa forme actuelle, le service public hospitalier  ne cesse de se métamorphoser, sous la pression d’une conception libérale que relaient les exigences européennes.

  • De la loi Boulin à la loi HPST

En consacrant la notion de « service public hospitalier » (SPH), la loi n°70-1318 du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière en détermine dans le même temps le contenu et le mode de gestion. Il est alors précisé que « le service public hospitalier assure les examens de diagnostic, le traitement – notamment les soins d’urgence – des malades, des blessés et des femmes enceintes qui lui sont confiés ou qui s’adressent à lui et leur hébergement éventuel », qu’il concourt aussi  « à l’enseignement universitaire et postuniversitaire médical et pharmaceutique et à la formation du personnel paramédical », « aux actions de médecine préventive dont la coordination peut lui être confiée » et « conjointement avec les professionnels de santé et les autres personnes et services concernés à l’aide médicale urgente », qu’il participe enfin  à la recherche médicale et pharmaceutique et à l’éducation sanitaire ». Ainsi conçu, il est assuré par les établissements publics de santé et sous conditions par des établissements de santé privés. La loi organise la coexistence du service public hospitalier constitué des hôpitaux publics et des établissements privés à but non lucratif, «participant au service public hospitalier » et de l’hospitalisation privée  à but lucratif  qui peut se voir confier une activité de soins au titre du service public hospitalier, dans le cadre d’un contrat d’association ou de concession. Il s’agit alors de pallier les carences de l’offre de soins proposée par les établissements totalement dédiés au service public.

Ce dispositif initié en 1970 sera conforté  et précisé  les décennies suivantes,  singulièrement par la loi Evin n° 91-748 du 31 juillet 1991 portant réforme hospitalière, puis les ordonnances Juppé de 1996 (notamment Ordonnance n° 96-346 du 24 avril 1996 portant réforme de l’hospitalisation publique et privée).  L’approche du service public est alors classiquement organique et matérielle, la qualification législative suivant les indices retenus par le juge, intérêt général et rattachement à une personne publique.

Au début des années 2000, porté par un esprit de réforme « produit d’une rationalité politique originale et historiquement datée (le néo-libéralisme), opérationnalisée dans un programme d’assimilation de la gestion publique à la gestion privée (le New Public Management) » (Bertrand Mas, Frédéric Pierru, Nicole Smolski, Richard Torrielli,  L’hôpital en réanimation,  Ed. du Croquant, nov.2011), un processus de dissolution du service public hospitalier est enclenché. Par vagues successives, les spécificités de l’action publique sont érodées et l’on force le rapprochement entre structures. L’institution d’une tarification à l’activité (T2A)  attachée aux activités MCO pour tous les établissements  s’accompagne alors d’un principe de convergence tarifaire visant à rémunérer de la même manière les activités du service public et celles des cliniques privées. Le rapport Larcher, en avril 2008 (Rapport de la commission de concertation sur les missions de l’hôpital),  avait en ce sens insisté sur le rôle de l’hospitalisation privée à statut commercial, les cliniques ne pouvant plus « apparaître, sauf situation particulière,  comme un simple complément à l’offre de soins du service public hospitalier » dès lors qu’était recherché le maillage le plus efficient possible du territoire. Etaient invoquées tout à la fois la nécessité des  complémentarités et « la spécialisation des activités ». Le rapport dénonçait l’absence de mise en concurrence  entre « établissements de santé pour l’exécution du service public hospitalier, à la différence de la plupart des services publics », et le fait que  le service public était « essentiellement conçu comme une prérogative de l’hôpital public, avec l’apport des établissements PSPH » (participant au service public hospitalier) (p.21).

Un an plus tard, la  solution est  trouvée dans la suppression de la notion même de « service public hospitalier » par la loi HPST et sa dispersion,  sa « vaporisation » en quatorze missions pouvant être indifféremment attribuées, en principe au terme d’une procédure d’appel à candidatures, aux établissements publics comme aux structures privées. Beaucoup a été dit sur la réforme, notamment sur une appréhension purement matérielle et très limitative des missions de service public, réduites a minima, et  qui place juridiquement les missions de soins traditionnelles, c’est-à-dire l’essentiel de l’activité hospitalière, hors du service public. De fait, parmi ces missions, il n’est plus question de diagnostic, le traitement ou de prise en charge des malades, des blessés et des femmes enceintes dès lors qu’il s’agit là du rôle de  tout établissement de santé. Ainsi alors même que les soins sont réalisés dans un établissement public, par des agents publics et financées en leur quasi-totalité par des fonds publics, ils ne relèvent plus du service public mais sont désormais analysés en simples prestations  appelées à être mises en concurrence avec des prestations de même nature assurées dans les cliniques privées. « Singulière conception du service public », relevait alors Didier Tabuteau « qui le définit par sa seule subsidiarité au regard des activités économiques privées et se focalise sur l’acte de soins au lieu de prendre en compte le contexte et la finalité du service proposé au patient » (« Les services publics de santé et d’assurance maladie entre repli et renouveau »   in  Service public et santé, RDSS 2013, p.5). Ce nivellement  trouve un écho direct dans les modes de financement,  la T2A pour les soins en MCO, quel que soit l’établissement qui les délivre,  financements divers non liés à l’activité pour les autres prestations.

Or les logiques du marché ont ici joué plain chant, chacun prenant la part la plus intéressante des soins ainsi ouverts à tous, au détriment souvent du secteur public, englué dans la constitution compliquée des communautés hospitalières de territoire et plombé dans cette mise en concurrence par les spécificités des populations traditionnellement prises en charge à l’hôpital. En effet, en pratique, les établissements publics ont continué à assumer  la plupart des missions de service public, la loi HPST ayant prévu que les établissements qui assuraient le service public hospitalier faisaient l’objet d’une reconnaissance prioritaire pour exercer ces mêmes missions. A contrario,  la plupart des établissements commerciaux ont fait leur choix dans le panier de missions de service public, retenant toutes celles de nature à attirer les activités les plus rémunératrices. Certaines de ces missions, comme la permanence des soins, l’accueil des urgences, l’enseignement universitaire ou la recherche, ont concentré toutes les attentions eu égard à leur caractère structurant, crucial pour l’équilibre du système de santé et empreint d’intérêt collectif. La tension a aussi pesé sur les praticiens, qui, lorsqu’ils n’y ont pas été poussés par la nouvelle gouvernance  et la remise en cause de leur rôle à l’hôpital, ont commencé à répondre aux sirènes des groupes de cliniques,  aux activités de plus en plus diversifiées,  bien rémunérées et accompagnées de plus en plus de missions de recherche et de formation, singulièrement médicales:  ainsi « la « fuite des cerveaux » hospitaliers a bouleversé les équilibres institués par la réforme Debré » d’autant que  le secteur privé non lucratif,  se voyait peu à peu  « mis en extinction au terme d’une concurrence inégale avec un secteur commercial irrigué de fonds propres » (Didier Tabuteau,  « Loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (HPST) : des interrogations pour demain ! », Santé Publique 2010/1 (Vol. 22), p. 78-90).

  • La loi de 2016 : un SPH, non par matières mais de quelle manière

L’objectif du gouvernement suivant a été de restaurer le SPH des années 70,  d’en retrouver l’esprit sans pour autant en revenir à la lettre. A la définition matérielle et organique d’avant 2009, à la vaporisation matérielle promue par la loi HPST, le législateur de 2016 substitue une définition désincarnée, un SPH qui intégrant toutes les missions ne peut être identifié par aucune, se définit non par la matière mais par la manière, la « façon de faire ».

C’est ainsi que le rapport Devictor présentait en 2013 l’évolution à venir, sans référence ni à la singularité des missions ni à la nature des gestionnaires : « la réintroduction dans la loi du service public hospitalier s’accompagne d’une définition des obligations de service public et de leurs déclinaisons pour ce service » et « elles s’imposent dans leur intégralité aux acteurs du SPH, sur l’ensemble de leur activité, sans présumer du statut juridique des acteurs » (p.50).

Initiée dès la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013, inscrite dans la loi pénitentiaire n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 au travers de la consécration des droits de la personne détenue,  cette réaffirmation prend la forme d’une approche nouvelle mais non renouvelée du service public hospitalier par les obligations qui lui sont liées.

  1. Non renouvelée car les obligations propres au service public ont toujours caractérisé le SP qu’il soit bloc de compétences comme en 1970 ou liste de missions comme en 2009.

 On y retrouve sans surprise les grands principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité auxquels a été ajoutée, pour en garantir l’effectivité,  «la prise en charge aux tarifs fixés par l’autorité administrative ou aux tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale».  La nouveauté est que le SPH se résume désormais à un ensemble d’obligations : avant d’être, il est manière d’être. Ce faisant, il peut recouvrir toute mission prise en charge par un établissement de santé qu’il soit public ou privé dès lors que sont respectées les obligations définies par la loi comme le caractérisant : selon l’article L6112-1, « le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé par le chapitre Ier du présent titre ainsi que l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L. 6112-2 ».

La notion de SPH n’a plus aucune consistance matérielle et, à pouvoir couvrir toutes les activités des établissements de santé, n’est caractérisé par aucune, si l’on excepte l’aide médicale d’urgence.   De fait, selon L.6111-1 du CSP, les établissements de santé publics, privés d’intérêt collectif et privés assurent « en tenant compte de la singularité et des aspects psychologiques des personnes, le diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes et mènent des actions de prévention et d’éducation à la santé » ; ils « délivrent les soins, le cas échéant palliatifs », « participent à la coordination des soins en relation avec les membres des professions de santé exerçant en pratique de ville et les établissements et services médico-sociaux »,  comme « à la mise en œuvre de la politique de santé et des dispositifs de vigilance destinés à garantir la sécurité sanitaire » et « mènent, en leur sein, une réflexion sur l’éthique liée à l’accueil et la prise en charge médicale ». Enfin, classiquement, ils « peuvent participer à la formation, à l’enseignement universitaire et post-universitaire, à la recherche et à l’innovation en santé », et « au développement professionnel continu des professionnels de santé et du personnel paramédical ».

S’ajoutent à ces activités de base, des prises en charge plus singulières de populations particulières, longtemps considérées comme le noyau dur du SPH, soins délivrés (article L6111-1-2) aux personnes en psychiatrie, aux personnes détenues en milieu pénitentiaire et, si nécessaire, en milieu hospitalier,  aux personnes retenues dans les centres socio-médico-judiciaires de sûreté ou en application de l’article L. 551-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

Désormais, et sans exclusive, chacune de ses missions est susceptible d’être assurée aussi bien par un établissement  public que privé, mais elle  n’entre dans le  SPH  que si elle est exercée dans le respect  des obligations et garanties prévues par la loi. Ainsi appréhendé, il est tentant de ne voir plus dans le SPH  qu’un « label » attribué par les pouvoirs publics à certaines activités d’intérêt général en contrepartie du respect d’obligations ou de prérogatives comme l’avait identifié Didier Truchet pour le service public en général (« Nouvelles récentes d’un illustre vieillard. Label de service public et statut de service public », AJDA 1982, p.427 et s.).

  1. A être choisies pour définir le SPH, les obligations se doivent d’en traduire l’essence, sorte d’ontologie par le comportement.

Issues des valeurs fondamentales de la notion de service public, elles s’imposent à l’ensemble des activités de l’établissement quel qu’il soit.  Elles sont d’ordres différents: certaines reprennent, comme au titre de garanties offertes aux patients,  les grands principes du service public, d’autres formulées en termes d’obligations ou d’actions d’intérêt collectif s’attachent plus spécifiquement au SPH,  l’ensemble constituant ce que certains ont pu qualifier de nouveau « statut » du service public.

 – Particulièrement  prégnant en santé, le principe de continuité est réaffirmé via « la permanence de l’accueil et de la prise en charge, notamment dans le cadre de la permanence des soins organisée par l’agence régionale de santé […] ou, à défaut, la prise en charge par un autre établissement de santé ou par une autre structure en mesure de dispenser les soins nécessaires ». Dans le même esprit de garantir à tous l’accessibilité des soins, la loi reprend avec ses différentes exigences le principe de l’égalité d’accès à la prévention et à des soins de qualité, auquel se rattachent la garantie d’« un accueil adapté, notamment lorsque la personne est en situation de handicap ou de précarité sociale, et un délai de prise en charge en rapport avec son état de santé » mais aussi, depuis la loi Boulin, « l’absence de facturation de dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus au 1° du I de l’article L. 162-14-1 du code de la sécurité sociale » (L.6112-2-I CSP).

C’est certainement l’une des dispositions qui a le plus vigoureusement mobilisé le secteur privé commercial, notamment la Fédération de l’hospitalisation privée et les syndicats de médecins libéraux. De facto, l’interdiction de tout dépassement comme obligation inhérente au SPH ne pouvait que conduire les cliniques privées à y renoncer définitivement, la plupart d’entre elles pratiquant couramment de tels dépassements[1], renonciation incluant dans le même mouvement la prise en charge des urgences, seule mission à être intrinsèquement composante du SPH. Afin de préserver la situation des établissements privés lucratifs disposant d’un service d’urgences autorisé, le gouvernement a introduit une nouvelle modalité de prise en charge du SPH, possibilité d’ « association » de certains établissements de santé au service public hospitalier,  limitée à  la prise en charge des patients en situation d’urgence et aux soins consécutifs qui y sont liés (L.6112-5 CSP). Désormais, la garantie joue donc  à deux niveaux : d’une part, de façon générale, au titre du SPH,   pour toutes les prestations des établissements publics et celles des établissements privés habilités; et d’autre part, ponctuellement, pour les établissements « associés » au SPH au titre de la prise en charge des situations d’urgence et de la permanence des soins : l’absence de dépassements couvre toutes les prestations alors délivrées au patient et s’étend  aux soins consécutifs, y compris lorsqu’il est transféré temporairement dans un autre établissement de santé ou dans une autre structure pour des actes médicaux.

La polémique fait sens et la disposition a été pensée comme telle. Fortement symbolique, marqueur fort de retour du SPH dans le giron public, perçue comme une véritable « machine de guerre » contre le secteur libéral, l’obligation de respect des tarifs opposables et d’accessibilité tarifaire  traduit d’abord  le souci  de prendre enfin en compte la réalité des situations économiques et sociales. Mais elle conduit aussi à écarter de facto de la procédure d’habilitation au service public hospitalier  la majorité des établissements privés lucratifs, dont les contrats d’exercice libéral conclus avec les différents praticiens intègrent la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires.

– Des obligations dans le fonctionnement de l’établissement pour en rendre la gestion plus transparente mais aussi plus démocratique : la loi reprend ici les principes de participation et de transparence, deux principes présents en tout service public et qui gouvernent les rapports entre l’administration et le public (Livre 1er du code des relations entre l’administration et le public). Les établissements assurant le SPH doivent garantir « la participation des représentants des usagers du système de santé », et « la transmission chaque année à l’agence régionale de santé compétente leur compte d’exploitation ». A contrario, précaution adoptée par amendement lors des débats pour rassurer l’hospitalisation privée mais préserver surtout les équilibres du système de santé, l’appartenance ou l’association au service public hospitalier ne saurait constituer un critère d’attribution des autorisations sanitaires (article L. 6112-6).

– Des actions d’intérêt collectif sont enfin identifiées qui doivent  contribuer à la qualité et l’accessibilité au niveau des territoires : au titre du SPH, les établissements peuvent être désignés par le directeur général de l’agence régionale de santé « pour participer aux communautés professionnelles territoriales de santé », « en cas de carence de l’offre de services de santé », « pour développer des actions permettant de répondre aux besoins de santé de la population », notamment afin d’améliorer l’accès et la continuité des soins, ou en lien avec des risques spécifiques, dans les territoires isolés des collectivités d’outre-mer. Ils sont appelés à développer, à la demande de l’ARS, « des actions de coopération avec d’autres établissements de santé, établissements médico-sociaux et établissements sociaux ainsi qu’avec les professionnels de santé libéraux, les centres de santé et les maisons de santé ». Ils doivent d’informer l’ARS « de tout projet de cessation ou de modification de leurs activités de soins susceptible de restreindre l’offre de services de santé » et de rechercher avec elle   « les évolutions et les coopérations possibles avec d’autres acteurs de santé pour répondre aux besoins de santé de la population» (L.6112-2-III CSP).

Tout n’est pas franchement inédit dans ce SPH renouvelé, quoiqu’en aient dit ses inspirateurs et porteurs. La volonté de rupture est affichée par rapport à la conception libérale qui avait conduit à sa désarticulation. Désincarné en diverses garanties et obligations, il est désormais protégé, sa substance résidant dans sa configuration. Pourtant, rien n’est jamais simple. En  réalité,  sous l’habillage d’une réhabilitation formelle, la loi est à la fois dans la continuité et le dépassement : elle  tente dans le même mouvement de poursuivre juridiquement un alignement sur les exigences communautaires déjà présent dans la loi HPST et de préserver l’identité  d’un SPH fortement ancrée dans l’imaginaire collectif et les pratiques hospitalières.

II. Le SPH nouveau ou les vertus de la dialectique

Inévitablement façonné par les exigences européennes, le SPH tente de dépasser les contradictions qui le traversent.

  •  Un SPH sous influence : le gabarit communautaire

La santé demeure fondamentalement un domaine de la compétence des Etats membres, dont la portée est définie par l’article 168 TFUE qui précise in fine (§7) que « l’action de l’Union est menée dans le respect des responsabilités des États membres en ce qui concerne la définition de leur politique de santé, ainsi que l’organisation et la fourniture de services de santé et de soins médicaux. Les responsabilités des États membres incluent la gestion de services de santé et de soins médicaux, ainsi que l’allocation des ressources qui leur sont affectées ». Si la santé est ainsi appréhendée comme domaine de compétence partagée, le droit national doit toutefois se couler dans les exigences normatives européennes, ce qui a conduit à qualifier le SPH au regard des notions de SIG et SIEG. A cet égard, l’on sait que cette qualification s’articule sur un « critère pivot » : l’activité de santé considérée est-elle ou non une activité économique ? Si tel est le cas, elle se trouve alors soumise à la concurrence mais peut bénéficier de la qualification de service d’intérêt économique général. Dans le cas contraire, elle échappe au droit de la concurrence et, en qualité de service non économique d’intérêt général, continue à relever largement du droit national. C’est ainsi la nature économique de l’activité, indépendamment de l’organisme qui l’assure, de son statut et de son financement, qui est déterminante. « La césure se trouve donc dans la définition de l’entreprise. Or, de façon constante, la Cour de justice définit les entreprises comme des entités exerçant une activité économique indépendamment de leur statut juridique et de leur mode de financement. Constitue une « activité économique toute activité consistant à offrir des biens ou des services sur un marché donné » (CJCE 12 sept. 2000, Pavlov, C-180/98 à 184/98, Rec. p. I-6451, AJDA 2000. 307, chron. H. Chavrier, H. Legal et G. de Bergues ; Dr. soc. 2000. 1114, note J.-P. Lhernould ; RDSS 2001. 179, obs. F. Kessler et F. Muller ; ibid. 393, obs. F. Muller ; RTD com. 2001. 537, obs. S. Poillot-Peruzzetto ; RTD eur. 2002. 103, chron. L. Idot). Lorsque l’activité est offerte contre rémunération,  il importe peu que le service soit payé directement par celui qui en bénéficie ou soit versé par un organisme tiers (CJCE 26 avr. 1988, C-352/85, Bond van Adveteerders, Rec. p. I-2085) ».

Quid alors des activités hospitalières ? Comme le rappelle Sylvie Hennion dans la suite de ses analyses (« Service public de santé et droit européen », RDSS 2013, p.45), « dans le système français de soins, les hôpitaux et les autres prestataires de soins de santé qui offrent leur service contre rémunération, perçue soit directement auprès des patients, soit auprès de leurs assurances, rentrent dans le cadre des activités économiques et donc des entreprises. Par ailleurs, les médecins libéraux sont considérés, depuis l’arrêt Pavlov du 12 septembre 2000, comme des entreprises en tant qu’opérateurs économiques indépendants de services médicaux spécialisés. En conséquence, la question des services publics de santé s’exprime principalement dans notre système de santé dans le régime de service d’intérêt économique général ». Exerçant des activités similaires, hôpitaux publics, établissements privés d’intérêt collectif et cliniques privées se trouvent soumis aux mêmes contraintes liées au SIEG, dont les conditions de financement obéissent à des règles rigoureuses, de manière à ne pas fausser la concurrence.

À cet égard, prenant la mesure de la singularité de certains services publics, le droit de l’UE a admis que  l’autorité publique puisse subventionner l’activité concernée sous forme de compensation de service public.  Des subventions publiques peuvent donc être accordées, au titre des compensations financières aux obligations de service public, sous réserve du respect de certaines conditions établies notamment dans l’arrêt Altmark  et le paquet Monti-Kroes  adopté par la Commission européenne en 2005 et précisé par la décision  Almunia, n° 2012/21/UE, adoptée le 20 décembre 2011. Ainsi, selon le cadre tracé, pour que le financement public ne soit pas considéré comme venant fausser la concurrence, un certain nombre de règles doivent être respectées: l’opérateur  a été chargé d’obligations de service public effectives et clairement définies; le calcul de la compensation est fondé sur des critères préalables, objectifs et transparents ; la compensation ne dépasse pas la couverture des coûts engendrés par ces obligations, compte tenu d’un bénéfice raisonnable ; lorsque le choix de l’opérateur ne résulte pas d’une procédure de marché public, la compensation doit être déterminée par comparaison avec les coûts qu’aurait à supporter une entreprise moyenne, bien gérée et adéquatement équipée pour satisfaire aux exigences de service public requises.

Par application du schéma, la compatibilité des compensations des obligations de service public versées en matière hospitalière dépend tout à la fois de la définition claire et précise de ces obligations, d’une méthode de calcul fondée sur des critères préalables, d’objectifs et transparents et de l’absence de surcompensation. Autrement dit, les charges liées aux missions de service public doivent être précisément calculées et strictement compensées pour ne pas avantager celui qui l’exerce.

Il n’est pas difficile de voir dans le SPH nouveau les traits caractéristiques du SIEG, de telle sorte que loin de constituer une rupture à cet égard avec la conception de la loi HPST, il peut en être considéré comme un prolongement, plus efficient encore tant il répond à tous les critères européens. La contradiction affichée ne serait que la confrontation d’avatars.

De fait, le contenu même des missions importe peu,  ce qui justifie que l’appréhension du SPH ne soit plus forcément matérielle. De même, le statut des gestionnaire est indifférent, la loi 2016, comme les précédentes, admettant sans difficulté et sans exclusive qu’ils puissent être établissements publics ou établissements privés. Simplement, le bénéficiaire du financement public, au titre de SPH ou des missions de SP, doit avoir été effectivement chargé de l’exécution d’obligations de service public, lesquelles doivent être clairement définies. Désormais, plus d’ambiguïtés au regard de droit UE, la mutation est achevée, le SPH, c’est avant tout  un régime, un ensemble d’obligations précises et clairement définies, assumées par les établissements de santé, quel que soit leur statut juridique. Conformément aux règles européennes, les autorités publiques se doivent d’exercer, a posteriori, un contrôle régulier et poussé, destiné à vérifier l’absence de surcompensation. Chaque année, les établissements de santé sont ainsi tenus d’assurer la transmission leurs comptes à l’ARS, afin qu’elle puisse contrôler « l’absence de surcompensation financière sur le champ des activités financées par l’assurance maladie mentionnées à l’article L. 6111-1 du CSP » et « procéder, le cas échéant, à la récupération des sommes indument déléguées ». Il n’y a de surcompensation, précise l’article 6116-3 CSP, « que dans le cas où l’établissement de santé dépasse le taux de bénéfice raisonnable ».

Le lignage SIEG-SPH est évident et il a été recherché. Pourtant, si le SPH de la loi Touraine, « qui repose sur une définition fonctionnelle, est donc en accord avec le droit européen » (Etude d’impact, p.115), l’alignement n’est pas achevé. Parce que le SPH porte en lui des valeurs et une symbolique fortes, qu’il est marqué aussi par une tradition d‘intervention publique et les réticences face à toute lecture économique, il est aussi le lieu de tensions et le vecteur de résistances.  Il est donc toujours en construction, réussissant par le jeu de la dialectique à dépasser ses contradictions.

  • Un service public politiquement surinvesti: l’intégration des contradictions

Le SPH dans cette accointance au SIEG ne serait-il plus qu’une « coquille vide », un simple mot de passe réincarnant le fameux « label » de SP promu par Didier Truchet il y a 35 ans.  Pour emprunter l’expression du président Chenot, le SPH relèverait d’une approche «existentialiste » (B. Chenot, « La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’Etat », EDCE 1950, p. 77). Pour autant, les faits sont têtus qui révèlent à la lecture du texte de 2016 comme dans ses silences ou flottements, que la conception française du service public résiste, réémerge implicitement dans certaines règles  ou réserves qui  s’écartent de la doxa  européenne.  Partant,  en filigrane du SPH nouveau, transparaît toujours la notion dégagée par Duguit, cette «  activité dont l’accomplissement doit être réglé, assuré et contrôlé par les gouvernants, parce qu’il est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’il est de telle nature qu’il ne peut être assuré complètement que par l’intervention de la force gouvernante » (L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, Sirey, 1923, p. 55).

  1. Tensions sur les obligations

Différentes critiques ont ici été formulées sur la généralité de certaines, la redondance d’autres au regard des principes  traditionnellement attachés au SP, ou la distinction malaisée et non explicitée des « obligations de service public » et des « garanties de service public » (L.6112-2 CSP) (Cf J.-C.RICCI, « Le service public, outil de performance ? », in La modernisation du système de santé : un an d’application de la loi du 26 janvier 2016,  CDSA n°24, 2017, p.86). Un point nous retiendra particulièrement à la fois parce qu’il a mobilisé lors des débats la Fédération hospitalière privée et les praticiens libéraux et qu’il est symptomatique des compromis avec le réel des tenants les plus fidèles du SPH, celui des dépassements d’honoraires. C’est l’un des points d’ancrage les plus affirmés du SPH qui doit garantir  à tous l’accessibilité financière aux soins: « comme le gouvernement ne s’en était pas caché, l’obligation principale consubstantielle au service public hospitalier rénové tient à l’absence de facturation des dépassements d’honoraires » (V.Vioujas, « La résurrection du service public hospitalier », AJDA 2016, p.1272).  Ce fut aussi l’une des obligations les plus discutées dès lors, nous l’avons noté, qu’elle conduisait de facto la majorité des établissements privés lucratifs  à renoncer à assurer le SPH,  les contrats d’exercice libéral conclus  en leur sein avec les différents praticiens prévoyant la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires. Le premier acte de l’imbroglio juridique s’est joué là, la Fédération de l’hospitalisation privée dénonçant pendant des mois le favoritisme de la mesure et son incohérence, les praticiens hospitaliers étant toujours autorisés, eux, à pratiquer une activité libérale à l’hôpital public. Sur les 4 500 hospitaliers concernés, environ 2 000 réclament des dépassements d’honoraires à leurs patients. On sait les raisons de l’existence  de telles enclaves libérales  au cœur du secteur public comme les abus auxquels la pratique a donné lieu (D.Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, Rapport, 31 mars 2013).  La faille était patente : on ne pouvait dans un même temps interdire aux établissements privés assurant le SPH tout dépassement d’honoraires et l’accepter au sein des établissements publics censés le prendre en charge tout entier, fût-ce à l’occasion d’activités libérales accessoires. Cette analyse devait trouver un relais dans la lecture faite par le Conseil constitutionnel de ces dispositions,  qui ont « pour objet de garantir que les établissements de santé assurant le service public hospitalier et les professionnels exerçant en leur sein ne facturent pas aux usagers des dépassements des tarifs fixés par l’autorité administrative et des tarifs des honoraires prévus par le code de la sécurité sociale  de la loi ». Bien des commentateurs en ont  conclu à l’interdiction de facturer  tout dépassement au sein d’un établissement de santé assurant le service public hospitalier, signant de ce fait la fin du secteur libéral à l’hôpital public. Ce n’est pas la voie finalement suivie par le ministère, qui a contrario a supprimé la faille en créant une dérogation en faveur des praticiens statutaires à temps plein exerçant au sein des établissements publics de santé. Ceux-ci pourront officiellement continuer de facturer des dépassements d’honoraires au sein de leur activité libérale, dans des conditions toutefois encadrées (V.décret n° 2017-523 du 11 avril 2017 qui vise à mieux encadrer et contrôler l’activité libérale dans les établissements publics de santé,  et complète ainsi la mise en oeuvre des préconisations du rapport Laurent).  Alors même  que l’activité libérale des praticiens temps plein « s’exerce exclusivement au sein des établissements dans lesquels les praticiens ont été nommés ou, dans le cas d’une activité partagée, dans l’établissement où ils exercent la majorité de leur activité publique » (L.6154-2 CSP), elle est analysée comme en dehors du SPH, à l’instar de l’activité libérale de tout praticien privé n’assurant pas le SPH.  Cette interprétation, garantissant la pérennité  du secteur libéral à  l’hôpital public,  a été jugée sévèrement par  les associations de patients  relevant que l’« on ne peut pas d’un côté se louer  d’avoir réintroduit un service public hospitalier fort porté par de solides principes de solidarité et d’égalité, et de l’autre permettre une dérogation à l’un de ces principes au détour d’une ordonnance » (CISS, Espace presse « Dépassements d’honoraires à l’hôpital : un pas en avant, deux pas en arrière ! »).

En parallèle, en signe d’apaisement, le législateur a envisagé une mesure qui se veut incitative: l’éventualité à terme de la mise en œuvre d’une mission d’intérêt général pour les établissements publics, les établissements de santé privés d’intérêt collectif et les établissements de santé privés organisés pour fonctionner sans aucun dépassement d’honoraires en leur sein. Cette possible création d’une nouvelle catégorie au sein des missions d’intérêt général et d’accompagnement contractuel (MIGAC), permettrait ainsi de compenser via ce mode de financement, le recrutement prioritaire des praticiens ne pratiquant pas de dépassements d’honoraires.

  1. Permanence du rattachement organique

La loi HPST ouvrait la liste de missions de service public à tout établissement. La loi de 2016 revient aux sources en consacrant une organisation concentrique de la prise en charge du SPH, qui conduit à distinguer un noyau dur constitué par les hôpitaux publics, de différentes institutions  privées diversement impliquées dans l’exercice du service public. Ce faisant, elle réactive implicitement, dans l’appréhension du SPH, le rattachement organique  propre à tout service public.

En premier lieu, le service public hospitalier est assuré par les établissements publics de santé et les hôpitaux des armées, tenus, de par leur statut juridique, d’assurer les obligations du  SPH. Eux seuls sont chargés par principe de l’exécution du service public. On retrouve ainsi l’identification, donnée constante jusqu’à la loi HPST,  entre SPH et établissements publics de santé. A ce titre, il est rappelé qu’ils ne sauraient déléguer un élément essentiel et indissociable de leur mission de service public, tel que les moyens d’hébergement pour les malades qui doivent être hospitalisés (CE 16 juin 1994, n° 356101, RDI 1995. 733, obs. J.-B. Auby et Ch. Maugüé, EDCE 1994. 369). En second lieu,  poursuivant la volonté de réhabilitation du SPH, la loi  réintroduit, pour les établissements privés l’habilitation à assurer le service public, mais de façon graduée, en fonction du caractère lucratif ou non de l’établissement. L’habilitation est ainsi de plein droit pour les établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) existants, sauf opposition de leur part. Elle est en revanche conditionnée pour  les autres établissements privés : ils se doivent   d’être habilités par le directeur de l’ARS, sur leur demande, après avis favorable conforme de la commission médicale d’établissement, et s’engager à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions énoncées à l’article L. 6112-2 du CSP.

Enfin dans l’hypothèse très courante où les établissements  commerciaux renoncent à assurer le SPH avec toutes ses contraintes, il est prévu qu’ils puissent y être associés ponctuellement pour certaines missions, principalement la prise en charge des urgences, autorisée pour bon nombre de cliniques en particulier de MCO et pour lesquelles elles sont tenues par les obligations afférentes, notamment l’absence de facturation de dépassement d’honoraires.

Le texte distingue ainsi quatre situations, d’abord celle des établissements publics en charge obligatoirement du SPH,  puis trois possibilités pour les établissements de santé privés : une habilitation, de droit ou sur demande, une association pour la seule activité d’urgences,  ou tout simplement une mise à l’écart du service public hospitalier. Dans les deux premiers cas, les conditions d’application et de respect des engagements propres à ce dernier sont précisées dans un avenant au contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM) signé entre l’établissement et l’ARS.

  1. Résurgence de l’élément matériel

La fin de l’approche matérielle du SPH a été maintes fois évoquée et présentée comme l’apport fondamental de la loi 2016. Pourtant, à y regarder de plus près, la métamorphose n’est pas complètement réalisée.

Il est d’abord une mission qui  d’emblée a été isolée et intégrée de par sa nature dans le SPH,  exception qui ne pouvait que confirmer la règle, l’aide médicale d’urgence, présentée comme intrinsèquement constitutive du SPH, car relevant des missions de la puissance publique et  obéissant déjà aux obligations définies par la loi : « Seule l’aide médicale urgente, assurée par les SAMU, est une mission exclusive du  SPH  dans la mesure où cette activité est d’ores et déjà assurée dans le respect des obligations prévues par le  présent  projet de  loi pour le  SPH  et dans la mesure également ou  cette activité d’aide médicale urgente relève de par sa nature d’une mission essentielle de l’État et donc des établissements publics de santé » (Etude d’impact, p.108).

De façon plus générale, un travail de clarification s’impose afin de mieux appréhender la distinction entre ce qu’est aujourd’hui le SPH, dont il est exclu qu’il puisse être identifié par le contenu des missions,  et les missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC) qui, elles, sont à la fois identifiées matériellement et  soumises à un financement spécifique distinct de la T2A. La plupart des Etats isolent ainsi au sein des activités hospitalières des missions singulières, marquées fortement d’intérêt général, qu’assument par principe les établissements publics, souvent peu rentables et se devant comme telles d’être garanties  par des dotations de la puissance publique.  C’est le cas de missions d’intérêt général bien identifiées  comme la formation, la recherche, l’accueil social ou la permanence des soins, mais aussi de certaines prises en charge de patients ne pouvant entrer dans les logiques de la T2A, car impossibles à quantifier à travers le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Les plus importantes de ces missions ont longtemps constitué le noyau dur des missions de service public, comme les missions d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation (MERRI) et des MIG  comme :  la participation aux missions de santé publique (vigilance, formation, etc.) ou à la mise en œuvre de politiques publiques (politique hospitalière, coopération internationale); la permanence des soins en établissements de santé; les soins dispensés à des populations spécifiques (prise en charge des femmes enceintes dans les centres périnatals de proximité, des détenus, des patients en situation de précarité).  Les MIG sont extrêmement nombreuses (plus de cent), évolutives et d’inspirations diverses au-delà de leur caractère d’intérêt général commun. Les financements les plus importants concernent ici les services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) et la permanence des soins, soit près de la moitié du montant total.

Le rapprochement est flagrant entre ce que fut le SPH, ce qui ne saurait surprendre au regard des modalités de la prise en charge financière de ces missions. Mais MIGAC et SPH appartiennent à des dimensions différentes,  obéissent à des logiques et des contraintes distinctes,  les unes relevant du CSS  et l’autre du CSP, le tout dans une grande complexité qui n’exclut pas leur superposition…

En conclusion forcément provisoire, il nous vient à l’esprit la fameuse formule de Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz : « On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens ». Espérons que cette ligne de conduite formulée au coeur du XVIIème  sera gage, pour le service public hospitalier, de sa pérennité.

Toulouse,  juin 2017.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 198.

[1] D’après les données figurant dans le rapport de la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale (préc., p. 519), seulement 29 cliniques de court séjour et 13 autorisées en psychiatrie n’ont réalisé aucun dépassement d’honoraires en 2013 et paraissent donc en mesure de remplir ces conditions. Les chiffres sont cependant supérieurs dans le domaine de soins de suite et de réadaptation (234 établissements).

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Questionnaire de la Présidente Carthé-Mazeres (15/50)

Isabelle Carthé-Mazeres
Présidente de la 5ème Chambre du Tribunal administratif de Toulouse

Art. 154.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Les règles et principes juridiques que les professeurs de droit ont dégagé en analysant la jurisprudence du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits, ainsi que les normes juridiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il me semble que le droit administratif évolue, seulement, par rapport aux données de la société moderne qui n’existaient pas hier (par exemple, la mise en cause des libertés par les moyens de la médecine), sans que ne se distinguent un droit administratif d’hier et de demain.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Son fondement historique, toujours en vigueur, sur la séparation des autorités administratives et judiciaires ; on voit par exemple que l’état d’urgence, régime d’exception comme il en existe dans d’autres pays démocratiques, est marqué en outre par cette séparation.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La puissance publique.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Par la plus large information et communication sur le droit administratif et la jurisprudence administrative à travers les domaines qu’ils concernent ; par exemple par le JDA.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Pas plus que tout le reste du droit et même moins eu égard à sa singularité, et ce n’est pas sûr.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Il est vrai qu’il l’est moins, les sources des normes supérieures à la jurisprudence administrative ayant augmenté ; mais la qualité de ces normes est parfois incertaine, ainsi de la legistique, si bien que le caractère prétorien du droit administratif ne se perd pas.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Léon Blum;
  • Maurice Hauriou.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 20 octobre 1989, « Nicolo» ;
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 28 mai 1954 « Barel» ;
  • L’arrêt du Conseil d’Etat du 11 mars 1910 « Compagnie générale française des tramways».

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La Constitution ;
  • Les règlements et directives émanant de l’Union Européenne;
  • Ainsi que les textes nationaux qui transposent celles-ci.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

La licorne.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Les grands arrêts de la jurisprudence administrative.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le marteau sans maître (Pierre Boulez).

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 154.

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ParJDA

Questionnaire du Pr. Truchet (13/50)

Didier Truchet
Professeur émérite à l’Université Panthéon Assas

Art. 152.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le « selon vous » de la question est significatif : si chacun sait ce que contient le droit administratif, ses définitions sont aussi nombreuses que les auteurs qui s’en préoccupent, ou peu s’en faut. De mauvaises langues pourraient y voir un manque de maturité de la matière, mais sa longue existence rend irrecevable cette explication. Il faut plutôt voir cette relative indétermination comme une caractéristique durable d’un droit né de la pratique et de la jurisprudence qui n’a jamais été pensé comme un tout par le législateur.

Il m’est difficile de ne pas reproduire la définition que je donne dans mon manuel (Droit administratif, Puf, Thémis) : « la partie du droit public qui s’applique à l’activité administrative ». Le droit public est à mon sens (Le droit public, Puf, Que Sais-Je ?) « l’ensemble des règles juridiques relatives à l’existence, à l’organisation, au fonctionnement et aux relations de l’Etat » et des autres personnes morales de droit public ou des personnes de droit privé dans la mesure où elles exercent un service public ou ont reçu des prérogatives de puissance publique. En France, le droit public est un sous-ensemble du droit français, celui-ci désignant non les seules règles produites par les sources nationales, mais toutes celles qui s’appliquent sur le territoire de la République, quelle qu’en soit la source. On a donc une architecture-gigogne : droit français / droit public / droit administratif.

Suis-je encore convaincu par cette définition ? A vrai dire, j’hésite. Elle me semble toujours cohérente avec la structure générale de notre droit et l’objet propre du droit administratif. Mais n’est-elle pas dépassée en ce qu’elle part du « haut » (l’Etat, l’administration), alors que l’actuelle évolution sociale et donc juridique, tend à inverser la perspective en mettant l’accent sur les personnes (ou anonymement, sur le public qui les réunit) et le respect qui leur est dû ? Ladite perspective conduirait à voir le droit administratif comme le droit des personnes qui sont en relation avec l’administration. Cette révolution montrerait que ces personnes (que l’on a tant de mal à désigner par une appellation unique : citoyens, administrés, usagers …, le terme « public » ayant le vent en poupe depuis l’édiction du Code des relations entre le public et l’administration) ont des droits et des obligations essentiellement liées à leur identité, qui se déclinent différemment (ou non) selon qu’ils nouent des relations avec des personnes privées ou avec des personnes publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Non, pas « d’hier » ni de « demain » ! Le droit administratif est comme ce couteau dont on a changé la lame puis le manche, mais qui est toujours le même couteau. Evidemment, ses sources et ses règles ont énormément changé, et changeront encore énormément. Son état d’hier et celui de demain seront de plus en plus différents. Mais l’identité du droit administratif demeure car son programme est toujours le même : assurer un équilibre entre les pouvoirs dont l’administration a besoin pour satisfaire l’intérêt général et les droits des administrés dans une société démocratique. Je le compare volontiers à un balancier sur un chariot : le chariot avance avec le temps, le balancier ne cesse d’osciller entre intérêt général et intérêts privés, entre liberté et sécurité, entre prérogatives et contrôles, entre pouvoir discrétionnaire et compétence liée etc. Le chariot n’est jamais à la même place, les bras du balancier jamais dans la même position, mais ce sont le même chariot et le même balancier.

Depuis l’article de G. Vedel « Discontinuité du droit constitutionnel et continuité du droit administratif : le rôle du juge » (in Mélanges Marcel Waline, Lgdj, 1974 p. 777) et l’ouvrage pionnier de F. Burdeau (Puf, Thémis, 1995), les ouvrages d’histoire du droit administratif montrent très bien ce fond permanent sur lequel se déroulent les évolutions. Je m’étonne et m’enchante toujours de retrouver dans des ouvrages, des textes, des arrêts, des conclusions d’il y a un ou deux siècles (et parfois bien davantage) des interrogations d’une extraordinaire actualité, quand bien même les réponses différeraient. Autre signe de permanence : les traités et manuels de droit administratif qui se succèdent depuis une centaine d’années, ont des contenus qui changent selon l’état du droit positif qu’ils présentent et suivent des plans très variés mais abordent tous, à peu près les mêmes chapitres.

Je me sens donc plus enclin à parler sur la longue période, de continuité que de rupture.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Si je voulais « couper les cheveux en quatre », je demanderais des précisions : singularité par rapport à quoi : le droit privé ? D’autres branches du droit public ? Les règles appliquées à l’administration publique dans les autres pays ?  En vérité, peu importe car les réponses seraient identiques.

Le droit administratif français est d’abord singulier par les conditions de son apparition et de son évolution, à partir d’une interprétation de la séparation des pouvoirs et des fonctions propre à notre pays.

Il l’est au fond par la part qu’y prend l’intérêt général, qui le fonde et le légitime et que, je crois, on ne retrouve à ce degré ni dans les autres branches du droit français, ni dans les systèmes juridiques étrangers.

En somme, le droit administratif français se distingue en ce qu’il est un droit de l’intérêt général né d’une interprétation jurisprudentielle de la séparation des pouvoirs.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Le critère, je ne sais pas, mais la notion motrice reste à mes yeux l’intérêt général, quel que soit le terme utilisé pour le désigner (intérêt public, utilité publique…). Pour trois raisons au moins.

La première est négative : je suis incapable d’imaginer un droit administratif qui n’aurait pas l’intérêt général pour fin et pour objet.

La seconde est technique et repose sur le constat du rôle multifonctionnel que l’intérêt général joue en droit administratif, comme instrument de mesure (octroi et limite) des pouvoirs de l’administration et comme instrument de contrôle de son action.

La troisième est sociologique : l’intérêt général est moteur parce que les besoins de la population qu’il désigne, varient dans le temps et l’espace et appellent une adaptation constante du droit administratif à leur évolution.

Mais les notions juridiques sont-elles vraiment des « moteurs » ? Il me semble aujourd’hui qu’au-delà des notions et des règles, ce sont les « valeurs » dont les citoyens attendent que le droit les satisfasse, qui sont motrices : les droits de l’homme, la solidarité, la sécurité, l’efficacité, la loyauté des agents et la transparence… La valeur suprême est sans doute le respect que chacun attend de quiconque a un pouvoir sur lui.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Il ne peut pas, malheureusement : c’est un rêve inaccessible. Il est bien trop complexe !

A plusieurs reprises, j’ai été amené dans ma carrière, à participer aux efforts de quelques administrations pour mettre leurs procédures et leurs règles à la portée non pas de tout le monde, mais du moins des personnes qui sont en relation avec elles. J’ai pu mesurer la difficulté, presqu’insoluble, de la tâche : être exact et précis, c’est courir le risque de n’être pas compréhensible ; simplifier, c’est s’exposer à être incomplet et trompeur. Le vocabulaire technique lui-même est bien difficile à expliquer. Et comme professeur, je sais la difficulté de le mettre à la portée des étudiants. Il est intéressant d’observer que l’accessibilité et la lisibilité du droit ne sont apparues dans le débat public que lorsque l’on a pris conscience … de son inaccessibilité et de son illisibilité non seulement pour le plus grand nombre mais aussi pour des utilisateurs entraînés au maniement de ses règles.

Et pourtant, il ne faut pas se lasser de poursuivre ce rêve. C’est ce que tentent les pouvoirs publics. La qualité de Légifrance par exemple, a permis des progrès énormes pour accéder aux règles « brutes » et aux décisions de justice. La politique de simplification porte des fruits appréciables, nonobstant des « chocs » inverses (qui, même parmi les spécialistes, s’y retrouve vraiment dans les milliers d’exceptions à la règle de la décision implicite d’acceptation ?).

Mais accéder aisément à des documents juridiques, ce n’est pas accéder au droit. C’est parfois même le contraire, car le non-juriste qui trouve un texte sur un site, peut en toute bonne foi, se méprendre sur sa signification, son champ d’application et sa portée, car il ignore les exceptions qu’un autre texte peut lui apporter, l’application ou la non application de la règle d’indépendance des législations, l’interprétation qu’en font l’administration et le juge…L’extension du rescrit, la multiplication des publications, les informations apportées sur des sites multiples sont précieuses, mais ne suffiront jamais à mettre le droit administratif à la portée de vraiment tout le monde.

En outre, un effort n’est pas fait alors qu’il semble indispensable : apprendre et expliquer à tous que le droit administratif existe ! Et ce n’est pas le plus facile, car l’opinion publique est schizophrène. A bien des égards, elle n’admet plus (ou plus aussi aisément que naguère) que l’Etat (et les autres titulaires de puissance publique) ne soient pas soumis aux même règles que tout un chacun, qu’il ait des privilèges (une expression significativement ambiguë qui signifie pour les uns des règles spéciales légitimes et pour d’autre, des avantages qui ne devraient plus exister depuis la Nuit du 4 août). A d’autres égards, elle attend tout de l’Etat, surtout en période de crise économique et de menaces sécuritaires, et ne lui pardonne pas de ne pas répondre entièrement à ses attentes. Or une réponse effective suppose les prérogatives juridiques du droit administratif. Cela, il faudrait vraiment le mettre à la portée de tout le monde !

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Je ne le sais pas, comme je ne sais pas si la « globalisation » du droit administratif serait une punition résultant d’une condamnation.

Apparemment, le droit administratif, même dans son versant « droit public des affaires », a été jusqu’à présent peu concerné par la globalisation pour au moins deux raisons : l’organisation administrative reste principalement une affaire nationale ; le droit international n’est pas une source considérable de ses règles.

Mais cette apparence est démentie par une sorte de mondialisation indirecte des esprits (et notamment si j’ose écrire, de l’esprit de nos lois) qui touche beaucoup de ses rubriques. Ses principaux vecteurs sont les associations mondiales de défense des droits de l’homme, de protection de l’environnement, de lutte contre la corruption …, les grandes entreprises « globales » et des organisations internationales. Elles procèdent souvent par des comparaisons qui sans être propres au droit administratif, touchent à des matières qui en France, en relèvent au moins en partie (ainsi des rapports Doing bussiness de la Banque mondiale) et par des classements (pour prendre ce seul exemple, on sait ce que la réforme des structures universitaires doit au classement de Shanghaï) : la France n’y fait pas toujours bonne figure, sans être aussi systématiquement mal placée que la presse française voudrait le faire croire. Apparaissent ainsi des standards mondiaux de bonne administration ou de bonne gouvernance, auxquels nous nous adaptons bon gré mal gré.

Tenter un bilan de cette globalisation rampante du droit administratif français dépasserait de beaucoup le cadre de ces propos, et tout autant, celui de mes compétences. Je me bornerai à quelques observations dispersées.

L’adoption des standards mondiaux passe largement par le truchement du droit de l’Union européenne, du moins dans le champ d’application de celui-ci.

Elle se traduit parfois par l’adoption dans le vocabulaire courant français, de termes anglais que nous avons du mal à traduire en termes juridiques français (je pense par exemple, au « pay or play » qui caractérise le service universel ou à l’ « open data » qui inspire notamment la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique).

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le modèle mondial d’administration inspire l’organisation administrative française : le meilleur exemple en est fourni par les autorités de régulation indépendantes du gouvernement.

Il affecte beaucoup la procédure administrative non contentieuse, tout spécialement en matière de concurrence et de commande publique.

Il incite à la transparence, à la loyauté, à la lutte contre les conflits d’intérêts.

Il contourne l’Etat (Internet) et ses juridictions : je ne pense pas tant aux juridictions pénales internationales qu’au développement des procédures de type arbitral, y compris désormais pour trancher des litiges auxquels l’Etat est partie (panels de l’Omc, projets de traité de libre-échange). Mais ce n’est pas entièrement nouveau : il y a trente ans, notre législateur s’était résolu à mettre sur la touche les juridictions étatiques françaises pour attirer Euro Disneyland.

La globalisation des esprits et des règles du droit administratif se poursuivra-t-elle ? Tout semble l’indiquer, en particulier sous l’influence irréversible des moyens d’information et de communication. Mais il se peut aussi que la mondialisation, celle des échanges en particulier, connaisse un coup d’arrêt dans un monde qui se segmente et se referme à nouveau.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Lorsque dans quelques décennies ou quelques siècles, un chercheur un peu fou fera l’analyse génétique d’un droit administratif français devenu entièrement écrit et numérisé, il trouvera certainement des traces indélébiles de jurisprudence.

Car l’origine prétorienne du droit administratif est inscrite dans ses gènes. Mais il n’est plus prétorien à la manière d’antan : ses sources se sont multipliées et ses règles sont de plus en plus écrites. Essayons d’imaginer un autre chercheur, guère moins fou que le précédent, qui voudrait aujourd’hui le décrire ex nihilo, sans se soucier de son histoire ni consulter le moindre ouvrage. Où irait-il chercher sa matière première ? Il fouillerait sans doute la constitution, la législation et la réglementation nationales, n’oublierait pas les circulaires, élargirait sa quête au droit de l’Union, aux conventions et traités auxquels la France est partie et qui concernent l’administration. De fait, il trouverait un bon nombre des règles du droit administratif, bien davantage que s’il avait tenté l’expérience, il y a quarante ou cinquante ans.

Certes, il ignorerait que beaucoup de ces règles résultent de la codification de la jurisprudence. Le Code des relations entre le public et l’administration en offre une illustration récente et éloquente : le rapport au président de la République relatif à l’ordonnance du 23 octobre 2015 dit que le code « regroupe l’ensemble des règles transversales applicables et notamment certaines qui sont issues de la jurisprudence et qu’il est apparu opportun, compte tenu de leur importance, de traduire dans un texte de niveau législatif ». Il est intéressant d’observer qu’au même moment, en droit civil, le rapport au président de la République sur l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations dit que « l’ordonnance prévoit, pour sa majeure partie, une codification à droit constant de la jurisprudence ». Le rapprochement des deux textes est instructif : il confirme une tendance apparemment incoercible au passage de la source prétorienne à la source écrite. En d’autres cas, la loi nationale, et plus encore les sources extranationales, ne codifient pas la jurisprudence mais au contraire la contredisent ou innovent dans des règles qu’elle n’avait pas posées. Jusque-là, notre chercheur résolu à faire l’impasse sur la jurisprudence administrative, ne s’en tirerait pas trop mal en termes de description du droit positif.

Jusque-là …, car ensuite les choses se gâteraient pour lui. Il oublierait en effet des pans entiers de ce droit qui restent prétoriens pour l’essentiel : ainsi de la police administrative, de la responsabilité, des contrats administratifs…

Surtout, il passerait à côté de la compréhension du rôle actuel de la jurisprudence dans le droit administratif, que résume aujourd’hui l’expression récente d’ « office du juge ». Chacun le sait : c’est par exemple dans le cadre de cet office que le Conseil d’Etat vient de rénover le contentieux contractuel (28 décembre 2009 et 21 mars 2011, Ville de Béziers, 4 avril 2014, Département de Tarn et Garonne …) ou le contrôle du droit souple (21 mars 2016, Soc. Fairvesta International Gmbh et a., et Soc. NC Numéricâble). Or ce faisant, le juge ne détermine pas seulement sa compétence et ses pouvoirs : il fixe aussi des règles de fond. En outre la jurisprudence conserve une fonction importante d’application, voire d’authentification, en droit administratif, des règles issues d’autres sources.

Donc, le droit administratif n’est pas seulement historiquement prétorien. Il l’est encore aujourd’hui, mais d’une manière nouvelle. Le préteur n’a plus à faire naître et croitre la matière. Il a perdu le monopole (qui n’a jamais été absolu) de création des règles de celle-ci (ainsi, il n’affirme plus gère de principes généraux du droit). Mais l’habitude aidant, il en régit toujours la manière d’être et la fait évoluer.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Duguit
  • et Hauriou, pour ce qu’ils ont inventé et tout autant pour ce que la tradition leur a fait dire.
  • & Vedel, parce qu’avoir été l’un de ses assistants m’a beaucoup appris et parce que la lucidité de son regard sur notre matière a durablement marqué celle-ci.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco, bien sûr, ici aussi autant pour ce que la tradition a fait dire à la décision, que pour ce qu’elle a dit (et qui n’était pas rien !).
  • « Bac d’Eloka» : la raison de son classement dans mon « Top Three » n’est pas l’invention du service public industriel et commercial (invention qui a fait passer la décision à la postérité, alors qu’elle n’emploie pas l’expression), mais les motifs de son invention : la colonie exploitait le service « dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Cette logique de l’industriel ordinaire me semble annoncer et expliquer une part importante de l’évolution ultérieure du droit administratif, notamment les conditions d’application des règles de concurrence aux personnes publiques et la distinction du régulateur et des opérateurs.
  • Et un arrêt méconnu, absent aussi bien des « Grands arrêts de la jurisprudence administrative » (Dalloz) que de « Le droit administratif : les grandes décisions de la jurisprudence » (Puf, Thémis) : CE, Ass. 2 déc. 1982, Huglo (n° 25288 25323). Il déclare que le caractère exécutoire d’une décision administrative est « la règle fondamentale du droit public ». Pas une règle fondamentale, mais bien LA règle fondamentale ! Cela mérite un coup de chapeau, n’est-ce pas ?

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Ici, je m’en tiendrai à une seule proposition, sans trop me soucier de savoir si elle est ou non « hors jurisprudence » :

  • le principe de légalité, parce qu’il contient toutes les autres normes et que sans lui, il n’y aurait ni droit administratif, ni d’ailleurs Etat de droit.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une abeille (ou plutôt un essaim avec le Conseil d’Etat en reine des abeilles….)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

L’esprit des lois, bien sûr !

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Beethoven, Le triple concerto, pour sa puissance et son harmonie.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 152.

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Questionnaire du Président Stirn (12/50)

Bernard Stirn
Président de section au Conseil d’Etat,
professeur associé à Sciences Po Paris

Art. 151.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif trace le cadre de l’action administrative et détermine l’organisation des relations entre les citoyens et les autorités publiques.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le droit administratif est vivant par nature. Il épouse les modifications du rôle et des moyens d’action de la puissance publique et s’adapte en fonction des attentes sans cesse renouvelées des citoyens. Il n’est ni d’hier ni de demain mais en évolution constante.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

S’il a une singularité, ce qui est moins sûr qu’on le croit souvent, le droit administratif français la tient du rapport particulièrement fort du pays avec l’Etat qui l’a construit et dont les citoyens continuent d’attendre beaucoup.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’intérêt général.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

La présentation dès l’école des institutions publiques, nationales et locales, et de l’organisation des juridictions seraient la première pierre d’un meilleur accès de tous au droit administratif.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Il ne s’agit pas d’une condamnation mais d’un contexte. Le droit s’inscrit de plus en plus au-delà des frontières, singulièrement en Europe. Droit national, droit européen et droit international s’interpénètrent de plus en plus. Le droit comparé est une nécessité. En Europe, un droit public européen se construit. Le droit administratif français, qui est un élément important de cet ensemble, y trouve de nouveaux horizons.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Même si les textes sont plus nombreux et parfois exagérément proliférant, la vivacité et la créativité jurisprudentielle demeurent la marque du droit administratif français. Elles ont été très fortes ces dernières années. En particulier, la jurisprudence a reconfiguré la hiérarchie des normes, tracé un cadre renouvelé au droit public économique et au droit de la régulation, revu le régime des contrats publics, repris en main les règles de procédure et la définition des pouvoirs du juge, joué un rôle décisif dans la protection des droits fondamentaux et même déterminé la manière d’appréhender de grands problèmes de société, en matière notamment de laïcité et de bioéthique.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Edouard Laferrière
  • Georges Vedel
  • Marceau Long

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • TC, 8 février 1873, Blanco
  • CE, 19 mai 1933, Benjamin
  • Ce, 20 octobre 1989, Nicolo.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La constitution de l’an VIII ;
  • la loi du 24 mai 1872 ;
  • le code de justice administrative.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un lion

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Les Mémoires D’Hadrien, de Marguerite Yourcenar.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La liberté guidant le peuple, de Delacroix.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 151.

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Questionnaire du Pr. Regourd (10/50)

Serge Regourd
Professeur émérite de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 149.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est le droit applicable aux activités d’intérêt général, assurées par les personnes publiques ou leurs délégataires. Il s’agit donc toujours d’un droit spécial, dérogatoire au droit ordinaire régissant les activités privées.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Le propre de toutes les espèces vivantes, et des activités humaines en particulier, est d’évoluer en fonction de conditions sociales, économiques, culturelles, techniques… Le droit administratif intègre lui-même ces évolutions qui ne sauraient cependant aboutir à une dénaturation. Á cet égard, l’ancien se poursuit dans le nouveau, selon une logique archéologique.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Dans l’ordre politico-social, la France s’est historiquement signalée par une diversité de singularités, d’exceptions, générant une identification en forme d’exception française, elle-même reflet « d’une certaine idée de la France ». Le service public correspond à cet égard, à une conceptualisation intellectuelle et juridico- politique qui a nécessairement trouvé des traductions dans le droit administratif dès lors que la notion de service public a elle-même constitué un critère déterminant du droit administratif.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Au risque de rester dans un classicisme suranné, sinon archaïque, je pense que le service public, dans ses déclinaisons organique et matérielle, reste la principale notion de synthèse du droit administratif. Les restrictions du périmètre du service public ne sauraient, à cet égard, rester sans effet sur celui du droit administratif.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Je crains, hélas, que par-delà les promesses des Lumières, nombre de connaissances ne puissent, dans le temps présent, être mises « à la portée de tous ». La question en cause renvoie à une interpellation proprement politique, et à des enjeux d’éducation populaire sur la connaissance des institutions publiques. La crise de la représentation politique contemporaine, et le malaise démocratique qui en découle, ne paraissent guère constituer un contexte favorable.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Le droit administratif est, vraisemblablement, menacé d’être globalisé. Mais cette globalisation, quelles que soient ses formes, pourrait signifier dénaturation, et à terme, disparition. Il conviendrait néanmoins de s’entendre sur la signification plus spécifique en ce domaine de la notion de globalisation.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif reste encore, logiquement, pour une part substantielle, prétorien. Il ne peut en être différemment. Certes, il ne paraît plus possible de considérer aujourd’hui, pour reprendre le titre d’un article de doctrine sur le sujet, que la jurisprudence constitue encore « une source abusive » de ce droit. Mais le droit peut-il être autre chose qu’une science de l’interprétation ? Toute interprétation ne participe -t-elle pas d’une forme de détermination du contenu des normes ? La genèse du droit administratif a eu la vertu de rendre visible un processus herméneutique qui concerne, selon des degrés différents, l’ensemble de la fonction juridictionnelle.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Tout dépend évidemment des pistes généalogiques à privilégier ? Faut-il chercher les éléments de paternité dans la jurisprudence administrative ou dans la doctrine ? Si l’on privilégie la doctrine, et sous peine ici encore, d’un manque flagrant d’originalité, je retiendrai les deux figures opposées mais complémentaires

  • des Doyens Duguit
  • et Hauriou. Que serait le droit administratif sans les références au service public et à la puissance publique ?

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Toujours le risque du défaut d’originalité :

  • impossible de contourner l’arrêt Blanco du Tribunal des conflits en 1873 et son attendu selon lequel la question en cause « ne peut être régie par les principes qui sont établis par le code civil ». Décision pionnière dans la génétique du droit administratif. Il convient alors, dialectiquement, de s’interroger sur la survenance d’une éventuelle rupture dans la chaîne génétique ainsi engendrée.
  • De manière moins convenue, je retiendrai alors la fâcheuse décision Société Million et Marais de 1997, opérant une bifurcation épistémologique en forme de soumission du droit administratif au droit de la concurrence.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Il conviendrait de s’entendre de manière préliminaire sur la notion même de norme. En adoptant une conception large de celle-ci,

  • la norme d’intérêt général paraît constituer la norme cardinale. Sa portée dépasse le seul périmètre du droit administratif comme en atteste l’usage désormais systématique et incontrôlé opéré par le Conseil constitutionnel.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Ce serait un singe. Si proche et parfois insaisissable…

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Du contrat social de Rousseau.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

La liberté guidant le peuple de Delacroix.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 149.

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Questionnaire du Pr. Morand-Deviller (09/50)

Jacqueline Morand-Deviller
Professeur émérite de droit public à l’Université Paris I

Art. 148.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La branche du droit public qui traite de l’organisation et du fonctionnement de l’administration et des relations entre les autorités administrative et les citoyens.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Conjugué au présent, le droit administratif n’a de valeur que s’il s’appuie sur les conquêtes les plus remarquables d’hier et sur l’anticipation de celles de demain. . Le présent accueille à la fois les grands principes fondateurs de la légalité et de la responsabilité patiemment élaborés au cours du XIXème et XXéme siècles et les évolutions récentes beaucoup plus rapides : transformation du rôle de l’Etat, subjectivisme, consensualisme et s’agissant du contentieux, nouvelle conception de l’office du juge et essor du contrôle de constitutionnalité et de conventionnalité.Les conséquences des nouvelles technologies et de la demande de participation se conjuguent déjà au présent qui est le seul temps qui compte.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Une haute idée de l’ordre par une recherche constante d’ équilibre : Etat et autres autorités, régalien et consensuel, droits et les devoirs accordés et imposés à l’administration et aux citoyens… Les évolutions prudentes mais irrésistibles sont captées par le Conseil d’Etat dont la longévité et l’importance des fonctions de juge suprême et de Haut conseil n’ont pas d’équivalent. Ne pas oublier : le « service public à la française » .

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

L’intérêt général alias service public et la puissance publique mise à son service.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Par la trilogie désormais consacrée : information-concertation-participation. La simplification des normes étant impossible et la lecture des codes restant accessible aux seuls initiés il faut penser à développer une vulgarisation intelligente à partir de fiches comme cela est parfois fait. Question ? La nouvelle rédaction des jugements et arrêts est-elle plus accessible que la remarquable épure d’autrefois ?

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Ce n’est pas une condamnation mais une évidence ou une condamnation à réhabilitation. Des inconvénients, certes, à cause d’ une lourdeur et d’une complexité normative croissantes ,mais les avantages d’un enrichissement mutuel par la confrontation avec les autres droits (nécessité de s’ouvrir au droit comparé) et une progression vers un droit commun européen à défaut de mondial.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui heureusement mais encombré par les normes répétitives, médiocres, bavardes, obscures… Au secours ! L’art de l’épure, le non-dit et le mieux dit, remarquable talent du Conseil d’Etat, sont en péril.

 

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Dans le passé lointain,

  • Edouard Portalis
  • & Maurice Hauriou.

Dans le passé proche, (par ordre alphabétique)

  • René Chapus,
  • Georges Vedel.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • « Blanco » ( 1873),
  • « Benjamin » ( 1933) ,
  • « Nicolo » (1989).

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • La loi des 16-24 août 1790 ;
  • le Préambule de la Constitution de 1958 ;
  • le Code de Justice Administrative.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Une tortue géante des Galápagos.( , jusqu’à 400 kilos, durée de vie entre 150 et 300 ans, espèce endémique mais loin d’être éteinte, carapace épaisse).

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

« La chartreuse de Parme » de Stendhal et « Messieurs les ronds de cuir » de Georges Courteline.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« Œdipe explique l’énigme du Sphinx » d’Ingres et « L’homme qui marche » de Giocomatti.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 148.

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Questionnaire du Pr. Melleray (08/50)

Fabrice Melleray
Professeur de droit public à l’Université Paris I

Art. 147.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

J’adhère à la définition de Jean-François Lachaume dans le Traité de droit administratif (tome 1, p.115) : « Le droit administratif est une branche du droit public interne, regroupant les règles spécifiques relatives à l’accomplissement par les personnes publiques, ou sous leur contrôle, de missions qu’elles considèrent comme d’intérêt général, et qu’applique le juge administratif ».

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Oui. Le droit administratif classique était ouvertement et nettement inégalitaire (Cf. Maxime Le Tourneur, Mélanges Julliot de la Morandière, Dalloz, 1964, p. 277 : « le Droit administratif a pour objet essentiel de déterminer les rapports entre, d’une part, des collectivités publiques, qui, agissant dans un but d’intérêt général, sont, de ce fait, investies de pouvoirs spéciaux, et, d’autre part, des particuliers qui, n’étant mus que par des mobiles d’ordre privé, doivent s’incliner devant des impératifs plus puissants, mais qui, en leur qualité de citoyens, jouissent de droits comportant un minimum incompressible »).

Le droit administratif contemporain est moins inégalitaire et prend davantage en compte les intérêts des administrés, leurs droits publics subjectifs ou leurs droits fondamentaux pour utiliser une terminologie désormais courante. Nous ne sommes plus un « peuple d’administrés », pour l’écrire comme Léon Blum, et la « relation administrative » s’est notablement équilibrée.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La place du Conseil d’Etat et le champ d’application et l’originalité de ce droit spécial (aux contrats ou en matière de responsabilité par ex.).

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Il n’y a selon moi pas de critère du droit administratif (Cf. Rivero, Rdp, 1953). Le moteur principal demeure la notion de service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

En rendant obligatoire l’abonnement à l’Ajda.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

La « globalisation » est une tendance profonde, puissante et très probablement durable voire irréversible.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui. Le juge administratif créait hier la matière faute de textes. Il la crée toujours aujourd’hui malgré le foisonnement de textes.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Edouard Laferrière,
  • Maurice Hauriou
  • et Marcel Waline.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Terrier
  • et Nicolo.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires ;
  • l’article 20 de la Constitution.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un félin.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le prince (Machiavel).

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

Le Sacre de Napoléon (David).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 147.

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Questionnaire du Pr. Mazères (07/50)

Jean-Arnaud Mazères
Professeur émérite à l’Université Toulouse 1 Capitole

Art. 146.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

La définition du droit administratif ne peut être livrée par le recours à une démarche théorique ni par une investigation empirique.

Elle ne saurait non plus relever de ce goût bien universitaire pour un apparent paradoxe selon lequel le droit administratif relèverait d’un « miracle » (Prosper Weil) : il peut être effectivement « surprenant qu’un Etat dont la puissance s’enracine au plus profond de l’histoire, accepte voire institue soudain cette limitation d’une autorité qui eût pu demeurer sans bornes » (cf. notre étude « Réflexion sur la génération du droit administratif » aux Mélanges Cluseau, 1985, p.439). Mais il faut bien admettre que le caractère « miraculeux » de l’origine du droit administratif n’est guère éclairant pour fonder une définition acceptable de ce droit. Production des hommes, de la société, de leur histoire, le droit administratif ne peut être saisi et compris que par une démarche visant, à partir de ce terreau vivant, à dégager et à expliquer son émergence et son développement. Non plus dans la transcendance mystérieuse d’un miracle, mais selon une recherche généalogique (telle qu’elle est définie par Nietzsche dans le paragraphe 6 de l’avant-propos de « La généalogie de la morale »), celle d’un ensemble complexe et souvent contradictoire de données saisies au cœur même de la vie des hommes, de leurs actions et de leurs idées dans une société historiquement située. Avec cette perspective, le regard prend du champ, les paradoxes changent parfois de camp, des tensions apparaissent, des contradictions émergent, brouillant la rigoureuse analyse et la lumineuse rationalité que l’on aime évoquer dès que l’on aborde le droit administratif.

Pour faire bref, on peut sans doute retenir deux mouvements qui tout à la fois se distinguent et se combinent.

Mouvement de « surface » (classique et le plus apparent) : le droit administratif comme construction toujours en cours d’un équilibre entre la puissance publique et les droits des citoyens. Un droit qui a institué et perfectionné le recours pour excès de pouvoir (aujourd’hui dans l’esprit d’un « office du juge ») ; qui a dessiné puis étendu le champ de la responsabilité des personnes publiques, largement désormais au-delà de toute référence à la faute ; qui a imposé à l’administration la motivation de ses actes ; et bien d’autres aspects dans le même sens. Un juge dont l’indépendance est reconnue, et qui, aux côtés du juge judiciaire, est devenu le garant des libertés et des droits fondamentaux.

Mouvement plus profond (et largement occulte) : le droit administratif comme appareil de garantie et de contrôle du bon fonctionnement et du développement d’une société traversée par les exigences du marché, et qui ne peut s’épanouir que dans l’assurance d’un libéralisme considéré comme condition de son existence (sur cet aspect, cf. notre étude précitée). Aspect qui soulève la question de l’ambiguïté du libéralisme dans ses dimensions à la fois politique et sociale d’une part, et économique d’autre part. Question à étudier aujourd’hui à partir notamment des recherches de Michel Foucault sur le néolibéralisme comme garantie des droits des « gouvernés » ( Cours au Collège de France « Sécurité, territoire, population » 1977-78 et « Naissance de la biopolitique » 1978-79 ; sur ce point cf. notre première ébauche « Michel Foucault et le droit », à paraître ; version allégée actuellement sur daily motion et you tube).

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Au-delà de la distinction entre hier et de demain, il faut sans doute considérer qu’il y a des « strates » qui se succèdent mais aussi se superposent selon une sorte d’archéologie.

Celle de l’élaboration secrète (selon l’expression d’Hauriou).

Celle de l’émergence, bientôt triomphante et sûre d’elle, portée par le prestige du Conseil d’Etat et celui d’une doctrine ayant à la fois une vision théorique, synthétique et ouverte du droit administratif, portée par de grands maîtres comme Duguit et Hauriou.

Celle des crises, des incertitudes, des contradictions, et de la mise en cause de ce que l’on croyait être ou que l’on aurait voulu être les « pierres angulaires » du droit administratif. Et dès lors, une doctrine qui s’enracine dans la prudence d’un positivisme dont la rigueur n’efface que difficilement son caractère réducteur.

Celle aujourd’hui de la recherche d’une double ouverture. Vers l’articulation de ce droit avec ceux d’autres systèmes juridiques (notamment au sein de l’ensemble européen : droit de l’Union et de la Cour européenne des droits de l’homme). Vers ensuite les citoyens (et non plus les « administrés »), dans la recherche d’une proximité avec leur existence réelle par des vois diverses : participation, concertation notamment ; et au plan contentieux, adaptation des décisions juridictionnelles à la situation concrète des justiciables par le biais de ce que l’on nomme l’« office du juge ».

Ces recherches étant retardées, entravées, obérées, par l’incontrôlable inflation normative (ce que l’on pourrait nommer le « mille tre » des Codes), la complexification de la notion même de norme, sa dilution et son obscurité. (cf. sur ce point l’étude annuelle du Conseil d’Etat pour 2016 « Simplification et qualité du droit »).

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

Ce qui semble faire la singularité du droit administratif est, peut-être, sa formation essentiellement juridictionnelle, contentieuse.

Mais cette singularité a profondément évolué.

D’une part les normes internationales, supranationales et nationales (lois et actes administratifs) se sont considérablement développées aux côtés d’une jurisprudence qui continue cependant à ouvrir le droit administratif à certaines tendances majeures de l’évolution économique et sociale mais aussi idéologique.

D’autre part, il est intéressant de noter l’évolution de la place du droit administratif au sein de l’ensemble des disciplines du droit public. Sa singularité comme discipline essentiellement juridictionnelle s’est curieusement étendue à d’autres disciplines, et surtout en droit constitutionnel. On est ici dans une situation renversée : au moment où le droit constitutionnel semblait avoir acquis une position dominante en raison de l’extension des compétences du Conseil Constitutionnel, ce mouvement même a conduit ce droit vers une orientation essentiellement juridictionnelle sur le modèle du droit administratif ; ce dernier, par son caractère contentieux, est devenu une sorte de matrice dont l’influence sur la nature même du droit constitutionnel semble aujourd’hui manifeste (cf. les actes du colloque « L’identité du droit public » Toulouse 2011, et sur ce point en particulier, nos remarques conclusives)

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

Il n’y a plus, semble-t-il, de « principal moteur » du droit administratif. Le système paraît fonctionner par le jeu de multiples panneaux qui ne sont pas solaires mais sociétaux.

En revanche, un « principe fondateur » (au double sens d’originaire et de fondamental) pourrait peut-être se dégager : celui, dans le sillage de la pensée d’Hauriou, de la puissance publique. Mais :

– La « puissance » entendue comme « potentia » avant d’être conçue comme « potestas » : le pouvoir comme possibilité, comme puissance d’action, comme agissement, devant précéder et déterminer le pouvoir comme autorité, comme puissance de commandement.

– La puissance « publique » : le caractère public entendu non comme ce qui se réfère aux personnes publiques (conception tautologique) en surplomb des individus (et engendrant l’insaisissable notion d’intérêt général), mais comme ce qui concerne le collectif, le commun dans sa dynamique propre.

A ce double égard, ces conceptions renvoient effectivement à Hauriou, à condition de saisir chez lui la notion de puissance publique au sein de la logique spécifique de l’institution (orientation que l’on ne trouve guère aujourd’hui dans la doctrine juridique dominante, mais dans certains courants philosophiques, avec notamment les approches d’Hannah Arendt et, plus récemment, de Giorgio Agamben).

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

C’est d’abord par l’office du juge que le droit administratif peut, d’une certaine manière, « être mis à la portée de tout le monde ». Bien évidemment tout individu n’est pas un justiciable, mais dans des domaines sensibles, les décisions du juge ont un écho dans la société que n’ont pas les enseignements universitaires de ce droit.

Cela dit, plusieurs questions se posent.

Il est bien clair d’abord que la qualité de l’information est souvent inversement proportionnelle à l’étendue de sa communication : le droit administratif tel que les médias le présentent à l’occasion d’une affaire juridictionnelle, n’a évidemment pas la fiabilité de celui qui est enseigné dans l’enceinte réduite d’un amphithéâtre universitaire.

Il est certain aussi que le droit administratif qui constitue la substance des décisions juridictionnelles n’est pas a priori très accessible à l’entendement de nombreux individus. Technique, et parfois abscons, le discours du juge ne met pas toujours, à l’évidence, le droit administratif à la portée de tout le monde. Il faut cependant souligner les efforts notables qui sont faits au sein des juridictions administratives, pour simplifier et clarifier le langage utilisé, afin de rendre les décisions lisibles et accessibles au plus grand nombre (cf. à ce sujet le rapport Martin).

Un autre aspect sur cette ligne difficile d’une sorte de démocratisation de la connaissance du droit administratif peut être évoqué en se référant aux travaux du philosophe Paul Ricoeur, et notamment l’étude consacrée par lui à « L’acte de juger » : intéressante est sa conception de ce qu’il nomme la « justice de loin ». Celle-ci, paradoxalement, aurait pour but de rapprocher le justiciable d’une meilleure compréhension de la décision qui le concerne ; et aussi, en la situant dans un contexte plus large et plus ouvert, de faire en sorte qu’elle soit mieux acceptée par celui auquel elle n’est pas favorable. Cette perspective ouvre une réflexion non seulement sur la qualité de la décision juridictionnelle mais aussi vers, en amont, celle de l’audience. L’audience comme son nom l’indique, devrait pouvoir être davantage un moment d’écoute et aussi de parole, non seulement entre les parties mais entre le juge et celles-ci. La distinction classique entre les procédures accusatoire et inquisitoire pourrait, peut-être à cet égard, être repensée.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Oui.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Non

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Hauriou sans doute, mais à condition de comprendre que le droit administratif conçu par lui ne peut être saisi qu’en se référant à la notion d’institution qui en est le fondement et la clé.

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

Bien difficile de répondre tant est vaste et divers le champ des décisions juridictionnelles depuis plus d’un siècle… Un peu arbitrairement :

  • l’arrêt du Tribunal des Conflits du 9 mars 2015, « Mme Rispal c/Société des autoroutes du Sud de la France » mettant fin à la jurisprudence « Peyrot» qui était, au sein du contentieux des contrats administratifs, un des derniers remparts à la l’emprise de la logique du marché.
  • Il est vrai en même temps que les principes de la jurisprudence « Compagnie générale française des tramways» (C.E. 11mars 1910, avec les conclusions fondamentales de Léon Blum) garantissant les droits de la puissance publique face à ceux de délégataires aujourd’hui souvent en position dominante (situation qualifiée d’ « oligopolistique » par un récent rapport de la Cour des comptes), sont encore ceux du Conseil d’Etat en la matière.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Je ne parviens pas à donner une réponse à cette question : je ne trouve pas d’autoroute dans l’immense et si dense forêt des normes administratives… seulement des sentiers qui bifurquent, et qui donnent parfois le bonheur de s’égarer, et de découvrir des lieux inattendus.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Si le droit administratif était un animal, ce serait, peut-être, la fourmi ; le gouvernement étant alors la cigale… ou peut-être l’inverse ? Ou alors un hippopotame, énorme, passif et poussif, mais potentiellement féroce.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

Le droit administratif (que l’on retrouve, il est vrai, parfois indirectement dans la littérature) me semble trop éloigné de toute analogie avec une œuvre littéraire ou artistique pour que je parvienne à trouver un livre ou une œuvre d’art qui en soit l’expression.

Peut-être à travers les mondes étranges d’Escher.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

On peut songer pourtant à l’extraordinaire fresque du « bon gouvernement » peinte par Ambrogio Lorenzetti dans le Palais communal de Sienne en 1338 (sur cette œuvre, voir l’analyse exceptionnelle de Patrick Boucheron « Conjurer la peur : Essai sur la force politique des images » Seuil 2013).

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 146.

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Questionnaire du Pr. Deguergue (03/50)

Maryse Deguergue
Professeur de droit public à l’Université Paris I

Art. 142.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

L’ensemble des règles qui régissent les rapports entre les citoyens et les autorités administratives (y compris donc les personnes privées chargées d’un service public) dans leurs missions de prestation et de police.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

Il y a bien un droit administratif d’hier (jusque vers 1980) qui était fondé sur des grands principes dégagés par le juge administratif et appliqués par lui de façon prévisible et uniforme. Le droit administratif de demain apparaît comme un droit de combinaison de normes internationales, européennes et internes et comme un droit dominé par l’appréciation in concreto plutôt que par l’appréciation in abstracto. Les principes s’en trouvent nécessairement relativisés et leur portée amoindrie.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français se trouve toujours dans l’importance primordiale du juge administratif, jadis dans l’identification de principes prétoriens, aujourd’hui dans l’interprétation de textes foisonnants et changeants.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion juridique, principal moteur du droit administratif, est l’intérêt général ou l’intérêt public – ce qui n’est pas tout à fait la même chose –, sans hésitation.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

Pour être à la portée de tout le monde, – autant que cela soit possible –, les règles jurisprudentielles devraient être codifiées suivant un plan simple : les cas de compétence du juge administratif, la recherche de l’annulation d’un acte administratif, la recherche de la réparation d’un dommage causé par les autorités administratives.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Je ne pense pas que le droit administratif est condamné à être globalisé, si tant est qu’on puisse s’entendre sur le sens de ce terme. Car il est toujours nécessairement le reflet des rapports de pouvoirs dans une société donnée, de sorte qu’il ne peut pas être un droit commun. En d’autres termes, il a des bases constitutionnelles irréductibles (l’importance du pouvoir exécutif, le poids historique de l’administration…).

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Le droit administratif est encore prétorien. A preuve, les Gaja ne désemplissent pas …Les Gaca non plus. Même si la mission du juge administratif consiste davantage aujourd’hui à donner un sens aux mots des lois qu’à poser des grands principes.

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

Les pères du droit administratif :

  • Edouard Laferrière,
  • Maurice Hauriou,
  • René Chapus (car la question ne porte pas sur les pères « fondateurs » !).

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco,
  • Dame Lamotte,
  • Sarran.

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

Les normes les plus importantes (hors jurisprudence) :

  • le droit d’accès aux documents administratifs,
  • la motivation des décisions administratives individuelles défavorables ou dérogatoires,
  • le principe de précaution.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

Un renard.

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

« Le mythe de Sisyphe » d’A. Camus.

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

« Cousant la voile » de Sorolla.

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 142.

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Questionnaire du Pr. Delvolvé (02/50)

Pierre Delvolvé
Membre de l’Institut de France

Professeur émérite à l’Université Panthéon Assas

Art. 141.

1 – Quelle est, selon vous, la définition du droit administratif ?

Le droit administratif est la branche du droit public qui régit l’organisation, le fonctionnement, le rôle et les pouvoirs des autorités administratives.

2 – Selon vous, existe-t-il un « droit administratif d’hier » et un « droit administratif de demain », et dans l’affirmative, comment les distinguer / les définir ?

On peut observer trois étapes dans la construction et le développement du droit administratif

– celle qui va jusqu’à la seconde guerre mondiale, au cours de laquelle ont été établis les principes fondamentaux ;

– celle qui va de la seconde guerre mondiale à la fin du XXe siècle, au cours de laquelle les transformations du rôle de l’Etat ont conduit à un réaménagement de certaines données du droit administratif ;

– l’étape qui s’est ouverte à la fin du XXe, caractérisée par un enrichissement du principe de légalité (Constitution, Europe) et par un développement des aspects subjectifs de la légalité, les deux phénomènes étant liés.

C’est cette troisième étape qui différencie le droit administratif actuel, qui sera aussi celui de demain, du droit administratif antérieur : la subjectivisation du droit administratif, si elle s’accroît, va constituer une différence radicale avec na conception essentiellement objective qui prévalait auparavant.

3 – Qu’est ce qui fait, selon vous, la singularité du droit administratif français ?

La singularité du droit administratif français est son lien étroit avec la juridiction administrative (essentiellement le Conseil d’Etat), qui en maîtrise la conception et le développement.

4 – Quelle notion (juridique) en serait le principal moteur (pour ne pas dire le critère) ?

La notion de service public est évidemment le principal moteur (et en même temps critère de ce droit) mais on ne peut en séparer celle de puissance publique, comme instrument de la réalisation du service public.

5 – Comment le droit administratif peut-il être mis « à la portée de tout le monde » ?

C’est évidemment difficile compte tenu de la complexité de la matière. Une codification, telle que celle qu’a réalisée le code des relations entre le public et l’administration, facilite l’accès à des normes. Mais, d’une part, un code peut rester compliqué (par exemple code général des collectivités territoriales, code de l’urbanisme), d’autre part un code ne peut embrasser toutes les règles, notamment celles qui sont exprimées par la jurisprudence.

La réalisation de fiches documentaires sur différents sujets peut être un moyen de permettre un accès aux règles qui les régissent. Mais la simplification pédagogique ne peut pas permettre de tout embrasser ; elle risque de donner au lecteur une information insuffisante pour rendre compte de toute l’ampleur du droit applicable et de lui inculquer une certitude dogmatique.

6 – Le droit administratif est-il condamné à être « globalisé » ?

Si l’on entend par « globalisation » à la fois une ouverture des frontières et des règles et l’uniformisation qui en résulte, on peut dire que le droit administratif sera de plus en plus pénétré par des règles extra-nationales (droit de l’Union européenne, conventions internationales) mais qu’il lui restera une marge d’autonomie dans ce qui est propre au système national.

7 – Le droit administratif français est–il encore si « prétorien » ?

Oui, comme le montrent les arrêts rendus au cours des dernières années, non seulement en ce qui concerne le contentieux lui-même (cf contentieux des contrats et de actes unilatéraux), mais aussi en ce concerne des règles de fond (par ex. sécurité juridique, dignité de la personne humaine).

8 – Qui sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les « pères » les plus importants du droit administratif ?

  • Laferrière
  • Romieu
  • Hauriou

9 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous, les décisions juridictionnelles les plus importantes du droit administratif ?

  • Blanco
  • Lamotte
  • Nicolo

10 – Quelles sont (jusqu’à trois propositions) selon vous les normes (hors jurisprudence) les plus importantes du droit administratif ?

  • Le principe de légalité
  • et le principe de responsabilité.

11 – Si le droit administratif était un animal, quel serait-il ?

(…)

12 – Si le droit administratif était un livre, quel serait-il ?

(…)

13 – Si le droit administratif était une œuvre d’art, quelle serait-elle ?

(…)

Vous pouvez citer cet article comme suit :

Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 04 : «50 nuances de Droit Administratif» (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 141.

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Des voile(s) de la Laï-Cité

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA
professeur agrégé de droit public, Université Toulouse 1 Capitole,
Fondateur du JDA, Président du Collectif L’Unité du Droit

Art. 114. La présente contribution est issue d’un dictionnaire de droit public interne (en cours de parution – 2017 aux Editions LexisNexis). Elle essaie de définir le voile – comme matérialisation d’un conflit d’interprétation de la ou des laïcité(s) et ce, au coeur de l’espace public et donc de la Cité.

Voile(s) de la Laï-Cité

« Joue-la comme Martine ». On pourrait a priori croire qu’un morceau d’étoffe cherchant à dissimuler ou à dérober des regards un objet ou une personne (ou tout ou partie de celle-ci comme sa tête ou ses cheveux) n’a aucun lien avec le droit administratif français. Et pourtant ! Au nom – notamment – du principe de laïcité , le voile – en France plus qu’ailleurs – excite les passions, les médias et le Droit. Plusieurs religions issues « du Livre » pratiquent en effet le port, par leurs fidèles, d’étoffes comme le voile (mais aussi la kippa, la mantille, etc.) et l’on se concentrera ici sur l’exemple du voile porté par certaines musulmanes en France (et ce, même si l’on sait pertinemment que d’autres religions, dont le catholicisme, le pratiquent (la plupart des sœurs religieuses sont en ce sens effectivement et également voilées)). On notera par ailleurs, qu’il en va différemment des agents publics qui, parce qu’ils incarnent une fonction publique, doivent rester neutres et ne peuvent conséquemment revêtir ostensiblement des vêtements attestant d’une religion (ou d’une opinion philosophique ou politique). Et, sans se « voiler » la face, il convient de remarquer qu’en terme de voile, en France, les débats juridiques sont menés – de façon contemporaine – contre les expressions de la religion musulmane. On en prendra quatre exemples (I à IV).

I. Du voile autorisé (comme Martine à l’Université)

A priori, le voile – en tant que tel – même s’il exprime une foi ou l’adhésion personnelle à une religion n’est pas prohibé dans l’espace public français. En effet, à l’instar d’un bijou représentant un symbole religieux (comme une croix, une étoile de David ou un Haï (ou raï)), le voile – fût-il connoté islamique – doit pouvoir être porté par tous (et en l’occurrence par toutes) ceux qui désirent le revêtir. Il s’agit effectivement d’une liberté fondamentale, protégée tant par le droit international que par le bloc dit de constitutionnalité (et notamment la Ddhc), que de pouvoir exprimer et pratiquer (en revêtant l’habit que l’on souhaite) sa religion. Même un Etat comme la France ayant proclamé la laïcité ne peut et ne doit empêcher de telles manifestations d’adhésion religieuse. La laïcité, en effet, n’est pas une négation des religions ou leur attaque ; elle tente seulement de les ignorer (en ne les subventionnant pas par exemple) et ne peut les valoriser. On en conviendra donc, un voile (ou toute autre manifestation religieuse vestimentaire comme la soutane d’un prêtre ou la cornette d’une religieuse) ne trouble pas l’ordre public en tant que tel. S’il choque certaines personnes cela ne l’est pas plus que d’autres tenues non religieuses mais qui peuvent déranger tout autant certains citoyens à l’instar de la tenue gothique porté par votre voisin Kevin ou d’un string dépassant ostensiblement de la tenue de la lolita Sara. En conséquence, dans la rue, dans un service public comme à l’Université, le voile est-il autorisé et doit-il (selon nous) continuer de l’être.

II. Du voile prohibé (comme Martine à l’école)

Depuis 2004 néanmoins, avec le vote de la Loi (du 15 mars 2004) « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », la situation est différente s’agissant – spécialement – des établissements scolaires – publics – accueillant des mineurs (écoles primaires, collèges et lycées). Au nom de la protection de ces derniers, et à la suite de plusieurs affaires houleuses de port du voile islamique dans des lycées, une réflexion avait été menée sur la légalité de règlements intérieurs en prohibant l’usage. Naturellement, même si le voile islamique focalisait les débats, juristes et politiques parlaient principalement de « signes religieux » afin de ne pas stigmatiser une religion en particulier mais il est manifeste que c’est bien à propos de voile islamique, déjà et singulièrement, que la question se posait. Le Conseil d’Etat, dans un avis du 27 novembre 1989, avait affirmé à très juste titre – selon nous – que la liberté religieuse devait pleinement s’exprimer à l’école ce qui impliquait pour les élèves « le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ». Et de conclure : « dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels il entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses ». Hors trouble caractérisé, le voile ou tout autre signe religieux n’était donc pas vécu comme une atteinte par la France. Cependant, cédant à la pression de certains, le législateur de 2004 à l’initiative du Président Chirac décida d’insérer un nouvel article L 141-5-1 au code de l’éducation ; norme disposant que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». Adieu donc, la conciliation intelligente et respectueuse prônée par le Conseil d’Etat en 1989, il existe désormais en droit positif un texte prohibant – notamment – le port du voile islamique à l’école publique de la République et ce, même si dans l’extrême majorité des cas, il ne trouble ni l’ordre public ni les autres usagers.

III. Du voile intégral (comme Martine en burqa au bal masqué)

La plus belle expression artistique d’un voile intégral se trouve – depuis 1753 – en Italie, à Naples, dans la chapelle Sansevero où se trouve le Cristo velato (ou Christ voilé) de Giuseppe Sanmartino (1720-1793) ; l’une des plus belles sculptures en marbre au monde mais qui nous éloigne – cela dit – d’un autre voile intégral. Car, comme la France depuis quelques années traverse manifestement une crise identitaire forte qui lui fait rechercher des boucs émissaires plutôt que de réfléchir au concept de Nation intégrative, elle a décidé en 2010, avec la bénédiction du Président Sarkozy, d’aller encore plus loin dans la mise au ban sociétal du voile religieux. En effet, par la Loi du 11 octobre 2010 « interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public », il est désormais prohibé, sur le territoire républicain, de porter une tenue dérobant son visage des regards de ses contemporains. Adieu donc les bals masqués ? Ici encore, les partisans du texte se sont bien gardés d’exprimer directement une haine de l’Islam, même si, soyons sérieux, l’objet de la Loi fut prioritairement la sanction du port de la burqa, ce voile intégral couvrant une personne des pieds à la tête. Grâce au soutien de publicistes d’exception, comme Guy Carcassonne (1951-2013), la Loi justifia son interdiction par des motifs sécuritaires et non religieux. L’objectif, disait-on, est de permettre que dans l’espace public on puisse toujours reconnaître tout citoyen avec ce sous-entendu qu’un terroriste – notamment – cherchera à dissimuler son visage et, partant, ses intentions criminelles. Il s’agit – disait-on – d’affirmer le « vivre-ensemble » que la burqa, notamment nierait en excluant physiquement celles qui la portent de l’espace public. Malgré une étude hostile du Conseil d’Etat (fidèle à son avis précité de 1989), la Loi fut votée et confirmée par le Conseil constitutionnel. Il est donc désormais interdit, en France, de porter la burqa dans l’espace public. Il reste toutefois possible, au nom de la sécurité toujours, de porter un casque de moto (pouvant être teinté et ainsi dissimuler le visage) sur les voies publiques sur lesquelles on circule en deux-roues. Paradoxe ?

IV. Du voile « moulé » (comme Martine à la plage en burkini)

Comme si cette progression des prohibitions ne suffisait pas, la France, en 2016 a su inventer une nouvelle crise du voile. En plein été, sur les plages de la République, un nouvel accessoire de mode, le burkini inventé depuis 2003 en Australie pour permettre aux musulmanes de se baigner tout en laissant dévoiler le moins de peau possible, a défrayé les médias, les politiques puis le Droit. Condamné par les Islamistes les plus intégristes parce que moulant (et donc excitant aux yeux des hommes) le corps de celle qui le porte à l’instar exact d’une combinaison de plongée, le burkini a attiré les regards alors que – telle la burqa en 2010 – il n’est porté que par peu de personnes. Cédant une nouvelle fois à la pression identitaire, certains maires des communes du littoral français ont décidé d’interdire – sur leurs plages pendant l’été – le port du burkini en se basant généralement sur un risque de trouble à l’ordre public dans sa dimension sécuritaire. D’abord validé en référé par le tribunal administratif de Nice, à propos d’un arrêté de prohibition du burkini pris par la commune de Villeneuve-Loubet, le Conseil d’Etat (dans son ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’Homme) a ordonné la suspension de la mesure interdisant « les tenues regardées comme manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse lors de la baignade et sur les plages ». Selon la Haute Juridiction, fidèle à sa doctrine de neutralité religieuse et de tolérance telle que posée en 1989 et en 2010 (dans ses avis précités), si le maire d’une commune a bien pour rôle de concilier les libertés à l’ordre public, toute restriction faite à une liberté fondamentale (comme celle de se vêtir selon son gré et celle de liberté religieuse) ne peut être justifiée que par une atteinte à l’ordre public. Or, même entendu désormais de façon plus large qu’autrefois (avec l’intégration de la notion plus subjective de dignité de la personne humaine), l’ordre public n’est en rien troublé par le seul port d’un burkini. En tant que tel, il ne crée en effet aucun trouble à la sécurité publique (comme le voile du reste) ou même à la santé publique (l’argument de l’hygiène étant parfois invoqué) voire à la décence. Tout n’est, cela dit, qu’une question de circonstances spatio-temporelles. Ainsi, si le Conseil d’Etat a suspendu l’arrêté de prohibition de la commune de Villeneuve-Loubet, cela ne vaut que pour cette commune. Dans l’absolu, on pourrait imaginer que d’autres circonstances justifient une prohibition mais, dans les faits, on y croit très peu. Il est alors important de citer le considérant 06 de l’ordonnance selon laquelle, en l’absence de risques de troubles à l’ordre public « l’émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet » 2016 « ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d’interdiction contestée ». « Dans ces conditions, le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l’accès à la plage et la baignade alors qu’elles ne reposent ni sur des risques avérés de troubles à l’ordre public ni, par ailleurs, sur des motifs d’hygiène ou de décence. L’arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Espérons qu’une telle décision suffise à faire retrouver la raison aux maires concernés. Quelques éléments, à l’heure où l’on rédige la présente définition, nous font cependant douter de ce calme espéré alors que plusieurs politiques s’engagent – déjà – à proposer prochainement une nouvelle Loi destinée à interdire de façon générale le port de tels vêtements à charge émotionnelle et religieuse. On pense cependant qu’une telle norme – du fait de son caractère général et absolu – serait heureusement censurée par le Conseil constitutionnel. Prions pour qu’il en soit ainsi ! A minima, soyons au moins conscients des dérives véhiculées par ces débats d’une autre époque. Certains sont en effet arrivés à vouloir prohiber un burkini qui n’est qu’un maillot de bain (assimilable dans les faits à une tenue de plongée contre laquelle personne ne dit – à juste titre – rien) et dont l’objet est seulement de permettre à celles qui le portent de se trouver plus à l’aise et sereines vis-à-vis de leurs conceptions de la pudeur. Après la Seconde Guerre mondiale, sur les plages françaises, on prohibait – au nom de la morale publique – les bikinis jugés trop courts et montrant trop de peau. Le burkini, en sa conception d’a-bikini, devrait donc plaire à ces « Pères-la-morale » puisqu’il est l’expression même de la pudeur. Le problème est cependant ailleurs – et il faut arrêter de faire comme s’il en était autrement – c’est ici la pudeur musulmane non parce qu’elle est pudeur mais parce qu’elle est musulmane, qui dérange certains citoyens. Interdirait-on à un prêtre catholique en soutane ou à une sœur en habit de se promener sur le littoral ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina) ; Art. 114.

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