Archive annuelle 28 septembre 2021

ParJDA

L’animal & le droit administratif

Art. 361.

Voici le 8e des dossiers du JDA :

Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).

Le droit en est croassant,
son actualité est rugissante.
L’animal est au cœur du droit administratif.

D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en  1853.

D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H.,  « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors,  la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet,  la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.

Sous la direction de :

– Madame le Professeur Isabelle Poirot-Mazères (UT1, IMH),
– Monsieur le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH),
– Monsieur Adrien Pech (UT1, IRDEIC)
& Monsieur Mathias Amilhat (UT1, IEJUC),

voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :

L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

Sommaire

Art. 362. Editorial : l’animal & le droit administratif

par MM. Mathias Amilhat,
Adrien Pech,
Mathieu Touzeil-Divina
& Mme Isabelle Poirot-Mazères

Espèces animales

Art. 363. De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

par Mme le prof. Isabelle Poirot-Mazères

Art. 364. Le pangolin & le droit administratif

par M. Dr. Arnaud Lami

Art. 365. Le pigeon & le droit administratif

par M. Hugo Ricci

Art. 366. Le requin & le droit administratif

par M. Vincent Vioujas

Art. 367. Les animaux du cirque & le droit administratif

par Mme Amélia Crozes

Art. 368. Les animaux des grands arrêts

par M. Dr. Mathias Amilhat

Art. 369. La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

par M. le prof. Mathieu Touzeil-Divina

Polices des animaux

Art. 370. Errance animale et co-errance du droit

par M. D. Loïc Peyen

Art. 371. L’abattage rituel & l’animal

par M. Dr. Clément Benelbaz

Art. 372. La chasse pendant les confinements pandémiques

par M. Adrien Pech

Art. 373. La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

par Mme Dr. Sonia Desmoulin-Canselier

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.

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ParJDA

Etre ou ne pas être un préjudice écologique

art. 359.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

« Dôme de chaleur »[1]. La puissance de l’expression laisse deviner l’écrasante réalité qu’elle désigne, cette oppressante et inévitable force qui s’insinue jusque dans les foyers les mieux climatisés pour ramener l’être humain à la précarité de sa survie sur la planète qui l’a vu naître. Quant à l’origine du phénomène, seuls les plus téméraires se refusent encore à le nommer tandis que les autres l’ont tous sur le bout des lèvres : le réchauffement climatique. Seulement voilà, la rengaine écologiste n’est plus qu’une simple incantation tout juste bonne à effrayer les plus jeunes et à désintéresser les plus âgés. Le réchauffement est là, tangible, dans l’eau qui s’évapore et assèche les sols, dans les nuages qui se rassemblent et noient les habitations, dans les terrains qui glissent et emportent avec eux la vie des riverains. Comme une invisible prison de verre qui se révèle lorsque la mouche en heurte les bords, le piège du réchauffement climatique se referme peu à peu sur les humains qui s’agitent encore. Tandis que certains s’abîment dans leur ignorance entretenue, et que d’autres s’aveuglent face à la vérité dérangeante, surgit au milieu de la mêlée le sursaut de nombreux déterminés à identifier les responsables et à leur faire adopter des solutions efficaces.

« L’Affaire du Siècle », élan militant, est à ranger parmi les procès climatiques[2] qui apparaissent et semblent devoir se multiplier partout dans le monde. Désireuses de voir l’Etat mis face à ses obligations dans la lutte contre le réchauffement climatique, quatre associations requérantes se sont vues reconnaître l’intérêt à agir en responsabilité pour préjudice écologique devant le tribunal administratif de Paris. Sous une appellation intrigante, dont on ne sait a priori si elle vient châtier les excès du XXème siècle ou prétend s’illustrer dans le jeune XIXème siècle, la volonté manifeste est d’obtenir du système judiciaire qu’il contraigne les dirigeants politiques à une action de lutte contre le réchauffement climatique plus ambitieuse et engagée. L’affaire vient après une saisine du Conseil d’Etat qui attaque elle aussi la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre adoptée par le gouvernement. L’excès de zèle entre les deux ne manquent pas de s’illustrer par une revendication toujours plus renforcée au droit de s’appeler la « décision historique » alors que si les requérants ne sont pas les mêmes, les associations qui suivent avec intérêt le résultat des deux procédures sont identiques. En laissant de côté la prétention mémorable, il est indéniable que les procès climatiques sont l’écho d’une prise de conscience croissante de l’opinion publique sur les problématiques environnementales, ainsi que l’attestent les marches pour le climat, la Convention citoyenne ou encore la loi adoptée par le Parlement[3]. Les juges eux-mêmes ont progressé dans leur prise en compte de l’environnement, à l’image du Conseil constitutionnel qui le reconnaît maintenant comme « patrimoine commun de l’humanité »[4]. Reste que, depuis plus d’un siècle déjà, les juristes savent que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue ; qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’Etat avec les droits privés »[5]. S’appuyer, comme le font les requérantes, sur un régime de responsabilité de droit civil pour poursuivre LA personne morale de droit public du fait de sa carence à agir contre le réchauffement climatique nécessitait une dose d’optimisme et un volontarisme remarquables.

En faisant mentir les plus sceptiques[6], l’Affaire du Siècle a réussi à faire reconnaître devant le juge administratif la responsabilité de la France dans le préjudice écologique du réchauffement climatique. L’exploit n’échappe pas à quelques écueils, le plus notable sans doute étant celui de l’intérêt à agir et du préjudice moral des requérantes qui deviennent confusément identiques. D’autres l’expliquent de manière efficace[7], la raison de ce curieux résultat vient de la transposition du préjudice écologique, régime de droit civil, devant le juge administratif, qui a sa façon de concevoir la responsabilité administrative. C’est pourquoi se sont mélangés l’intérêt à agir reconnu largement dans la lettre du préjudice écologique et celui reconnu traditionnellement par le droit administratif au titre des associations comme étant un intérêt collectif lésé. Le résultat est à la fois fortuit et insatisfaisant. Si d’un côté il facilite la reconnaissance des prétentions des requérantes, il le fait en mettant au même niveau des associations qui pourtant n’ont ni le même statut ni exactement la même activité. De l’autre, le jugement rejette les interventions d’associations, notamment de défense de l’agriculture ou du droit au logement, tout en reconnaissant que ces thématiques sont bien directement concernées par le réchauffement climatique. La cohérence de la solution souffre peut-être de l’inégalité dans la qualité des requêtes. Reste qu’il ne s’agit là que d’un point de procédure qui n’intéressera pas tant ceux qui sont venus pour le coeur de l’affaire qui demeure avant tout la question de savoir quels moyens sont à la disposition des justiciables pour contraindre l’Etat à agir dans la lutte contre la menace environnementale.

De ce point de vue, les requérantes ont fait feu de tout bois, allant jusqu’à créer de toute pièce des instruments de droit foncièrement ambitieux. Ainsi se démarquent « une obligation générale de lutter contre le changement climatique » fondée sur la Charte de l’environnement et un « principe général du droit de chacun de vivre dans un système climatique soutenable, exigence préalable à la promotion du développement durable et à la jouissance des droits de l’homme pour les générations actuelles et futures » qui « résulte tant de l’état général du droit, international et interne, que des exigences de la conscience juridique du temps et de l’Etat de droit ». L’un et l’autre partagent cette volonté criante de rassembler l’arsenal juridique le plus étendu pour définitivement coincer l’Etat et lui faire adopter une législation à la hauteur des attentes, non seulement des requérantes, mais aussi des experts sur les rapports desquels tous se basent jusqu’aux juges. A cet égard, l’Affaire du Siècle est une démonstration de la complexité avec laquelle les décisions de justice peuvent être rendues lorsqu’elles se penchent sur des phénomènes essentiellement extérieurs au milieu du droit. Pour ce qui est du réchauffement climatique, il est manifeste qu’au-delà de son existence, reconnue unanimement sur la base des rapports d’experts, l’identification de ses causes et des moyens de lutte contre lui cristallise la tension créée entre les requérantes et les juges. Alors que les premières s’attaquent tout à la fois aux objectifs fixés par la loi française et aux mesures prises sur l’émission de gaz à effet de serre, l’efficacité énergétique, la part d’énergie renouvelables, le transport, le bâtiment et l’agriculture, le tribunal recentre son attention sur la seule émission de gaz à effet de serre, au détriment donc des autres « politiques sectorielles »[8] qui ne sont pas retenues pour l’examen de la responsabilité. De la même façon le tribunal évite le piège du droit européen des droits de l’Homme en ne se fondant pas sur les articles de la Convention pourtant utilisés par les associations. La précaution lui permet de ne pas avoir à se prononcer sur l’obligation positive qui découle de l’article 2[9] et pourrait être appliquée au réchauffement climatique grâce à un effort d’appréciation particulièrement souple[10]. Il ne faut pas en douter, loin du battage médiatique dont elle peut faire l’objet, l’Affaire du Siècle est bien une décision prise avec mûre et mature réflexion.

Si GreenPeace France, Oxfam, l’association Notre Affaire à Tous et France Nature Environnement, les requérantes, sont reconnues assez maladroitement dans leur intérêt à agir et leur préjudice moral, elles peuvent se satisfaire d’avoir su amener à prendre pied là où le gouvernement perdait le sien. Le doute pourtant était permis tant la technique du préjudice écologique était à la fois si intuitivement liée au réchauffement climatique et si techniquement complexe à manier dans ce sens.

Le tribunal ne manqua pas, en reconnaissant la responsabilité de l’Etat dans la réalisation du préjudice que constitue le réchauffement climatique, de faire entrer la justice française dans l’une des problématiques majeures du monde contemporain. Le jugement allie l’expertise scientifique et la technique juridique au profit d’une véritable prise de conscience écologique (I) et tente de livrer une solution adaptée, fruit d’une réflexion manifestement impactée par l’enjeu auquel elle est confrontée (II).

I/ L’affirmation claire d’une prise de conscience écologique

Le juge administratif dans sa décision se saisit des questions environnementales sans ambiguïté en reconnaissant la réalité du réchauffement climatique. C’est bien la réception de ce phénomène en droit qui suscite toutes les attentions (A) accompagnée de son corollaire non moins important qui est la responsabilité imputable à l’Etat dans sa survenance (B).

A. La traduction juridique d’un réchauffement climatique

Atmosphère ? Est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ? L’application du préjudice écologique à la problématique du réchauffement climatique paraît assez intuitive pour ce qui est à la fois la conséquence et la cause d’atteintes aux fonctions des écosystèmes[11]. Elle n’en demeure pas moins assez audacieuse, ne serait-ce que par sa transposition du droit civil au droit administratif. A cet égard, ce sont les conclusions de la rapporteure qui expliquent la faisabilité du passage d’une branche du droit à l’autre en reconnaissant le préjudice écologique non pas comme un régime de responsabilité dont la transposition serait discutable mais comme une catégorie de préjudice qui voyage donc plus aisément[12]. L’application du schéma du préjudice écologique au réchauffement climatique reste néanmoins source de réflexion notamment du fait de la nature du phénomène qu’elle entend juridiciser.

Un peu de technique juridique Le principe du préjudice écologique est assez simple. Il s’agit d’une responsabilité qui propose de sanctionner le pollueur ou celui qui porte atteinte à l’écosystème[13]. Depuis l’affaire de l’Erika[14] qui posa les jalons sur lesquels s’est bâti le préjudice, son utilisation s’accroît ainsi que la compréhension de son système. Ainsi, comme toute responsabilité, le préjudice écologique repose sur un fait générateur qui cause un dommage apprécié objectivement par l’impact sur des écosystèmes. Le but est de permettre la réparation d’un préjudice distinct de celui des victimes jusque-là identifiables, que ce soit par leur préjudice patrimonial ou moral[15]. Une spécificité toutefois réside dans la réparation du préjudice dont le texte prévoit qu’elle doit se faire en priorité par nature[16]. Il faut comprendre par-là que le préjudice écologique permet d’imputer au pollueur la charge de la dépollution du site atteint, charge qui reposait auparavant sur des personnes physiques ou morales dévouées à la protection de l’environnement mais qui pouvaient être privées de la réparation du préjudice lié au coût de la dépollution si elles étaient déjà victimes de préjudices personnels, ce qui était très souvent le cas. Le schéma de responsabilité est donc aisément lisible : une personne physique ou morale (responsable) qui a pollué (fait générateur) et causé directement et certainement (lien de causalité à prouver) une atteinte à l’écosystème (dommage) doit en assurer la dépollution (réparation en nature) ou si celle-ci est impossible compenser financièrement les personnes morales chargées de la défense de l’intérêt lésé (réparation en dommages et intérêts).

C’est ici que se révèle toute la subtilité de l’application du préjudice écologique au réchauffement climatique. En effet, la logique voudrait que l’Etat soit poursuivi pour la cause du phénomène. Or, après avoir magistralement reconnu sa réalité, les juges en identifient sans ambiguïté l’origine : l’émission de gaz à effet de serre[17]. Dès lors, en suivant le principe du préjudice écologique, l’Etat pourrait tout à fait être reconnu responsable de sa production de gaz à effet de serre et condamné à réparer le dommage qu’elle cause, au moins au titre des activités qui dépendent de lui. Ce n’est toutefois pas le sens du jugement, en raison d’abord de la demande des requérantes. En effet, les associations n’engagent pas la responsabilité de l’Etat en tant que pollueur, mais en tant que puissance normative. Autrement dit, elles reconnaissent implicitement ce que les juges consacrent tout aussi discrètement, à savoir que si l’Etat est bien émetteur de gaz à effet de serre, il ne saurait être inquiété sur ce chef. La justification paraît toute pragmatique tant il est complexe d’imaginer, pour l’instant du moins, un Etat qui fonctionne sans émettre de gaz à effet de serre. Une raison peut également être suggérée au niveau de la réparation, qui voudrait selon la logique du préjudice écologique que les gaz à effet de serre soient nettoyés de l’atmosphère, ce qui est à l’heure actuelle hors de portée de l’action humaine. Enfin, il est possible de trouver dans la neutralité carbone la confirmation de l’idée selon laquelle produire des gaz à effet de serre n’est pas en soi source de responsabilité, tant que cette production est suffisamment compensée par la capacité de l’environnement à les absorber. Reste en tout cas que la responsabilité de l’Etat n’est pas engagée au titre des gaz qu’il contribue à émettre.

Si l’Etat est poursuivi, c’est en tant que puissance normative capable de contraindre avec la force de la loi à la diminution de l’émission de gaz à effet de serre[18]. Car en effet, pour ce qui est du réchauffement climatique, l’enjeu est à la réduction de sa cause, elle-même déterminée par des objectifs fixés dans la loi en tant que budgets-carbone. C’est pourquoi le jugement parle de « l’aggravation » du préjudice écologique qu’est le réchauffement climatique[19]. Tout en reconnaissant que la responsabilité était constituée, les juges déplacent la réflexion sur la question de la réparation. Pour bien le comprendre, il faut reprendre le raisonnement du tribunal, éclairé par les conclusions de la rapporteure.

Genèse climatique Tout part de 1990, qui devient l’année charnière à partir de laquelle est reconnu le réchauffement climatique. Requérantes comme juges reprennent les étapes datées de la progressive prise en compte du phénomène jusqu’à l’engagement de l’Etat dans une série de mesures, symboliques et contraignantes, pour lutter contre lui[20]. De plus, la nature du réchauffement climatique oblige les juges à manipuler savamment la technique du préjudice écologique. Sa cause, les gaz à effet de serre, a une durée de vie incroyablement longue[21] qui en fait une menace anthropique, c’est-à-dire qu’elle se cumule avec le temps. Cet élément est pris en compte par le tribunal qui ne manque pas de souligner que la responsabilité en jeu se mesure à l’aune du siècle et des générations futures[22]. Les gaz existants vont continuer à causer des dommages à l’environnement tout au long de leur durée de vie, soit également bien après que les juges aient rendu leur décision. Il y a donc ici un potentiel de responsabilité assez vertigineux face à un préjudice qui ne fait que croître avec les années. Toutefois, l’appréhension du réchauffement climatique est astucieusement circonscrite.

Vous reprendrez bien un peu de préjudice ? La consultation des conclusions de la rapporteure éclaire quant à l’identification du préjudice pour lequel l’Etat est poursuivi, et conforte sans aucun doute la solution des juges. En distinguant la période avant et après l’établissement des budgets-carbones, la rapporteure propose un éclairage qui respecte l’esprit du préjudice écologique[23]. Ainsi, sur la période pendant laquelle l’Etat polluait sans contrôle, le préjudice écologique est constitué. Cependant, la promulgation des lois sur les seuils de gaz à effet de serre peut apparaître comme une réparation de ce préjudice[24]. En édictant des normes visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec comme objectif la neutralité carbone, l’Etat répare le préjudice qu’il a causé en ne réglementant pas l’émission des gaz à effet de serre sur son territoire. Evidemment, cette réparation peut apparaître bien dérisoire, mais elle est en vérité empreinte de pragmatisme. En effet, la production de gaz à effet de serre n’est pas en soi source immédiate du phénomène qu’est le réchauffement climatique. C’est le dépassement de la capacité de l’environnement à réguler ces gaz, et donc leur prolifération anthropique, qui cause un dommage. En focalisant l’attention sur la réparation d’un préjudice déjà constitué, la rapporteure comme les juges ne créent pas une présomption de préjudice pour chaque activité productrice de gaz à effet de serre, sans quoi la société toute entière devrait se mettre à l’arrêt. Cela justifie que le raisonnement porte sur l’étape de la réparation du préjudice qui est aggravé lorsque celle-ci n’est pas efficace.

Reste à savoir, pour ce qui est du réchauffement climatique, si le manquement à sa réparation ne fait qu’aggraver un préjudice déjà existant ou constitue un dédoublement du préjudice. En effet, le meilleur moyen de lutte identifié contre le réchauffement est la diminution des gaz à effet de serre. Cette réduction ne pouvant être accomplie en une nuit, la loi l’échelonne dans le temps avec l’échéance finale de 2050[25]. Entre temps, elle prévoit des budgets-carbone qui fixent les seuils de diminution à respecter. Ainsi, en respectant la loi, l’émission de gaz à effet de serre devrait peu à peu descendre sous le niveau capable de limiter les effets du réchauffement climatique. Cependant, lorsque les seuils ne sont pas respectés, cela signifie que plus de gaz ont été émis que prévu, et ces derniers s’installent dans l’atmosphère. En suivant la distinction opérée par la rapporteure entre les périodes avant et après l’édiction de normes légales, ces gaz émis en trop pourraient être vus comme source d’un préjudice nouveau, constitué pendant la réparation du préjudice initial donc après l’entrée en vigueur des objectifs contraignants. Avec cette idée, le préjudice initial serait toujours réparé par la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre, mais chaque manquement à celle-ci ferait naître un nouveau préjudice écologique. Pour les juges la réponse est claire : le surplus de gaz s’ajoute à la source du préjudice qui se trouve donc aggravé. Ce cas de responsabilité, absent du texte[26], se justifie par la temporalité particulière du réchauffement climatique. Même en cours de réparation, le réchauffement climatique peut être aggravé de sorte à engager la responsabilité.

Dommage réparé à moitié pardonné Dans l’application du préjudice écologique, le jugement offre en vérité un contentieux de la réparation en examinant les moyens par lesquels l’Etat entend lutter contre le réchauffement climatique, eux-mêmes liés aux objectifs à atteindre de réduction des gaz à effet de serre. C’est d’ailleurs bien à l’encontre de ces moyens que les associations requérantes s’érigent. Elles entendent à la fois critiquer leur insuffisance et le manquement de l’Etat dans le respect des objectifs[27]. L’idée selon laquelle l’Etat peut être poursuivi pour avoir manqué à des seuils fixés par la loi n’est pas nouvelle[28]. Elle s’est récemment illustrée dans le contentieux proche de la pollution atmosphérique[29]. Bien que l’espèce portât sur la transposition d’une directive, elle demeure éclairante sur les possibilités ouvertes au juge administratif lorsqu’il est saisi de l’Affaire du siècle. Il faut à ce stade relever que, si c’est bien l’Etat qui est poursuivi, l’obligation à laquelle se réfèrent les requérantes ne se limite pas à l’activité de la seule Administration française. Bien au contraire, les budgets-carbones fixés par la loi sont d’application nationale dans des secteurs identifiés. Il s’agit donc pour l’Etat de mettre en oeuvre une politique gouvernementale d’incitation ou de contrainte à la diminution de la production des gaz à effet de serre. Il ne faut néanmoins pas y voir une tentative de faire assumer à l’Etat la responsabilité qu’il partage avec tous les émetteurs de gaz à effet de serre dépendant de sa juridiction.

Ainsi, le véritable préjudice écologique incarné par la production de gaz à effet de serre n’est pas l’objet de l’action en responsabilité. Les juges l’ont bien compris et c’est pourquoi ils parlent « d’aggravation » de ce préjudice. Cela tient de plus à la nature particulière du dommage écologique en cause, sur laquelle la décision prend le temps de s’étendre[30]. Si les juges écartent l’examen de la pertinence des objectifs[31], ils reconnaissent leur dépassement pour la période 2015-2018 comme fautif, conformément à la proposition de la rapporteure[32]. Se pose alors la question de savoir à qui imputer cette faute. Pour les requérantes il ne fait aucun doute que c’est à l’Etat.

B. L’Etat et sa part de responsabilité

C’est pas moi c’est lui Dans la plus pure logique du préjudice écologique et du droit de la responsabilité appliqués au réchauffement climatique, l’Etat ne peut être responsable que des gaz à effet de serre qu’il produit par les activités qui dépendent de lui. Au niveau du réchauffement climatique en lui-même, il est indéniable que si la cause identifiée en est la production de gaz à effet de serre, celle-ci dépend d’une pluralité d’acteurs particulièrement grande, allant des Etats jusqu’aux individus en passant par les entreprises[33]. Chacun assume une part plus ou moins conséquente dans le réchauffement climatique en fonction de sa propre émission de gaz. Dès lors, l’Etat ne saurait être poursuivi solidairement d’une responsabilité qu’il partage avec autant d’acteurs différents.

Dit plus simplement, le réchauffement climatique étant la conséquence d’un surplus de gaz à effet de serre dans l’atmosphère par rapport à la capacité de l’environnement à les absorber, il est impossible de considérer que ce surplus soit de la seule faute de l’Etat pour laquelle il pourrait être poursuivi. Vu autrement, il est même impossible d’affirmer que l’Etat pourrait être poursuivi des conséquences sur son territoire, tant il est vrai que les gaz à effet de serre ne sont pas des nationaux chauvins mais plutôt des citoyens du monde. C’est un peu le principe du globe qui veut que la circulation dans l’atmosphère des gaz conduit à ce que les émissions françaises, qui ne se distinguent pas des autres, peuvent très bien produire leurs effets en Uruguay tandis que sur le territoire français ce sont les émissions de Chine qui sévissent. Le réchauffement climatique est un phénomène mondial dont il est impossible d’extirper un lien de causalité localisé et certain imputable à une personne juridique isolée, ce qui fait échec au préjudice écologique.

Tous coupables, tous responsables L’Affaire du Siècle pourtant prétend saisir la responsabilité de l’Etat, non pas sur ses émissions de gaz à effet de serre mais au moins vis-à-vis de l’efficacité des mesures qu’il prend pour lutter contre le réchauffement climatique. A l’appui du recours, les requérantes invoquent une obligation générale de lutte qui viendrait justifier un peu plus la responsabilité de l’Etat[34]. Cette obligation pourtant n’a rien avoir avec le préjudice écologique, en tout cas dans ses conditions d’application[35]. Là où peut être discutée une obligation dans cette responsabilité, c’est au niveau de la charge pesant sur le débiteur de la réparation du dommage. Puisque les juges reconnaissent le réchauffement climatique en tant que préjudice écologique et ne désavouent pas expressément la proposition de la rapporteure qu’il soit réparé en nature par les mesures législatives de l’Etat, se pose la question de savoir quelle obligation accompagne cette réparation. Ainsi, les juges auraient à déterminer si, dans le cas précis de la réparation du dommage écologique, l’Etat, ou tout autre responsable, est tenu d’une obligation de moyen ou de résultat. L’esprit du préjudice écologique tend à privilégier l’hypothèse de l’obligation de résultat, un pollueur ou le responsable d’une atteinte à un écosystème doit effectivement réparer le dommage qu’il a causé et ne pas se contenter de dire qu’il a essayé mais n’y est pas parvenu. Cette impression est renforcée par la subsidiarité de la réparation en dommages-intérêts qui vient justement compenser une situation où le dommage ne peut être réparé en nature.

Encore une fois, c’est la nature du réchauffement climatique qui remet en cause la réflexion. Juges, requérantes et rapporteure acceptent sans contradiction que le meilleur moyen, peut-être le seul, de lutte contre le réchauffement climatique, donc le moyen par lequel s’accomplit la réparation du préjudice, est la réduction des gaz à effet de serre[36]. Il s’agit donc d’un dommage tout particulier dont la réparation en nature ne peut pas constituer en la suppression pure et simple mais plutôt en la diminution de sa cause. Cet effort de réalisme n’est pas compatible avec l’idée d’une obligation générale de lutte. Pareille contrainte porte d’autant plus dans sa formulation une étendue indéterminée qui laisse croire à une application sans limites dans tous les domaines d’activités. Pour les requérantes c’est un argument opportun qui leur permet d’attaquer la responsabilité de l’Etat non pas sur les seules émissions de gaz à effet de serre mais sur d’autres secteurs d’actions identifiés[37]. Les juges cependant ne retiennent pas la vision large du champ de responsabilité et resserrent leur décision uniquement sur les gaz à effet de serre, cause certaine du dommage incarné par le réchauffement climatique. Il ne saurait donc y avoir d’obligation générale. Avant toutefois de restreindre la portée de l’obligation qui pèse sur l’Etat, les juges ont reconnu la responsabilité qui lui incombait au titre du préjudice écologique, réalisant l’exploit de créer un lien de causalité grâce à deux motifs inédits.

Pourtant en droit administratif, ainsi que le rappelle la rapporteure, c’est la causalité adéquate qui prévaut[38]. L’Etat n’est responsable que des fautes ou carences qui causent le dommage de façon « privilégié »[39]. Dans une situation avec une pluralité de responsables, comme pour le réchauffement climatique, l’Etat ne peut être inquiété tant que son comportement n’a pas une incidence décisive sur le dommage. La solution semble donc inévitable tant l’action seule de l’Etat, que ce soit sa propre émission de gaz ou celle accomplie sur tout son territoire, n’est pas la cause adéquate du réchauffement climatique. Le phénomène ne disparaîtrait pas avec la fin des émissions françaises de gaz à effet de serre. Néanmoins, de cette façon l’Etat n’échapperait à sa responsabilité que grâce à la pluralité des autres responsables. Ce qui signifie donc que cette responsabilité existe, elle n’est que dissoute.

Chacun pour soi et tous pour le réchauffement climatique Le premier motif qui permet au juge de la retenir, en suivant la suggestion de la rapporteure[40], vient d’une décision néerlandaise[41]. Les juges étrangers avaient consacré la responsabilité de leur Etat en se fondant sur l’idée que pour lutter contre le réchauffement, chacun devait assumer sa part, y compris les puissances souveraines[42]. Cette notion de part de responsabilité permet au tribunal de condamner l’Etat à la fois pour sa propre émission de gaz à effet de serre et pour le manquement aux objectifs de réduction qu’il avait fixé. Bien sûr, le dépassement des seuils n’est pas du seul fait de l’Etat, il s’apprécie au niveau national. Cependant, les juges affirment que si les objectifs n’ont pas été atteint c’est parce que l’Etat a manqué à utiliser son pouvoir normatif de contrainte sur son territoire[43]. Ainsi, l’Etat est responsable pour ne pas avoir pris des mesures obligeant au respect des engagement légaux et donc empêchant le surplus d’émissions.

C’est le sens du deuxième motif des juges qui retiennent que par la multiplication de textes nationaux et internationaux contenant des objectifs de réduction contraignants, allant jusqu’à les projeter dans des trajectoires annualisées, l’Etat a déjà reconnu sa responsabilité dans la lutte contre le réchauffement climatique[44]. C’est d’ailleurs ce que soutenaient les experts et les associations requérantes. En reconnaissant le réchauffement climatique et en agissant pour lutter contre lui, l’Etat a accepté la responsabilité qui lui était échue dans sa réalisation. Suivant la recommandation de la rapporteure[45], les juges considèrent que cette responsabilité est constituée, à proportion toutefois de la part imputable à la France. Cette part s’apprécie en fonction des émissions de gaz à effet de serre sur son territoire, des seuils fixés pour leur réduction, et des mesures prises pour garantir le respect de ces seuils.

Il est d’ailleurs intéressant de relever que dans le jugement, la question du lien de causalité est étudiée avec l’appréciation de l’obligation de lutte contre le réchauffement climatique[46]. La décision ne saurait être plus claire : l’Etat est responsable devant les lois qu’il prend pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Son obligation tient à faire respecter les objectifs qu’il fixe en prenant toute mesure appropriée. Evidemment, la lecture à rebours du jugement suggère que si l’Etat n’avait promulgué aucune loi sur la diminution des gaz à effet de serre, il aurait manqué l’un des fondements à sa responsabilité. Ainsi, les associations requérantes ont bénéficié de la prise de conscience politique sans laquelle leur recours n’aurait pas abouti. Il s’agit néanmoins d’une réflexion qui ne se vérifierait que chez d’autres Etats moins engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Pour ce qui est de la France la solution est désormais connue. L’Etat doit assumer sa part de responsabilité dans l’existence du réchauffement climatique et il le fait en produisant une législation sur la réduction des causes du phénomène qu’il doit s’assurer de faire respecter. En laissant les émissions de gaz à effet de serre dépasser les objectifs de diminution, l’Etat est en carence, il manque à prendre des mesures contraignantes, et aggrave donc le préjudice. Sa responsabilité maintenant consacrée, il reste aux juges à déterminer les modalités de sa réparation.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 359.


[1] Marie-Adélaïde Scigacz, « Météo : on vous explique comment un “dôme de chaleur” met l’ouest du Canada et des Etats-Unis en surchauffe », Franceinfo, 29 juin 2021, https://www.francetvinfo.fr/meteo/climat/meteo-on-vous-explique-comment-un-dome-de-chaleur-a-mis-l-ouest-du-canada-et-des-etats-unis-en-surchauffe_4681753.html.

[2] Pour une introduction à ces procès climatiques Christel Cournil, « « L’affaire du siècle » devant le juge administratif », AJDA, 8, 4 février 2019, p. 437 ; Christel Cournil et Marine Fleury, « De « l’Affaire du siècle » au « casse du siècle » ? : Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », Revue des droits de l’homme, 7 février 2021, http://journals.openedition.org/revdh/11141.

[3] Loi Climat et Résilience n°2021-1104 du 22 août 2021

[4] Conseil constitutionnel, Union des industries de la protection des plantes, QPC du 31 janvier 2020, n° 2019-823

[5] Tribunal des conflits, Blanco, 8 février 1873, n°00012

[6] Arnaud Cabanes, « L’affaire du siècle donnera-t-elle lieu au jugement du siècle ? », EEI, 11, novembre 2018, p. 15.

[7] Hakim Gali, « Le préjudice et l’environnement », Recueil Dalloz, 13, 15 avril 2021, p. 709 ; Rémi Radiguet, « Responsabilité de l’Etat – Climat », Revue juridique de l’environnement, 46-2021/2, 2 juillet 2021.

[8] Ainsi qu’il finit par les appeler p.30

[9] Protégeant le droit à la vie

[10] Ce que les juges néerlandais ont pris le parti de faire dans leurs décisions Urgenda en première instance, appel et cassation

[11] Article 1247 du code civil « Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

[12] Amélie Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France, 2021. p.11 « Le législateur ne semble pas avoir voulu créer un régime de responsabilité objective en dépit de la formulation, qui permet l’hésitation, mais plutôt une obligation de réparation d’un type de préjudice dans le cadre des régimes de responsabilité existants »

[13] Agathe Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire », AJDA, 17, 5 mai 2008, p. 934.

[14] Cour de cassation, Chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938

[15] Mathilde Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… », Environnement, 7, 7 juillet 2009, p. 90.

[16] Article 1249 du code civil « La réparation du préjudice écologique s’effectue par priorité en nature. »

[17] Voir le jugement p.28 point 16

[18] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.19 « Mais l’Etat a un pouvoir particulier, proprement essentiel, d’orientation des comportements par son pouvoir de réglementation et l’ensemble des moyens de la puissance publique dont il dispose pour en assurer le respect. » plus loin « si les comportements personnels sont bien évidemment la cause d’émissions de gaz à effet de serre, la modification structurelle de nos mode de vie est nécessaire pour arriver à une réduction durable des émissions de gaz à effet de serre, ce qui ne peut se faire sans l’Etat. »

[19] Jugement p.30 « l’amélioration de l’efficacité énergétique n’est qu’une des politiques sectorielles mobilisables en ce domaine, ne peut être regardé comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation »

[20] Voir le jugement p.24 et 25 et 28 à 30

[21] Jugement p.6 « les gaz à effet de serre anthropiques ont une durée de vie de 12 à 120 ans dans l’atmosphère, ce qui implique que l’arrêt immédiat des émissions n’empêcherait pas la température globale d’augmenter pendant encore plusieurs décennies. »

[22] Jugement p.34 « des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique invoqué »

[23] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.17 « Si l’on peut raisonnablement penser qu’il existe une obligation pour l’Etat de lutter contre un phénomène, sur lequel il reconnaît lui-même avoir en partie prise, dont les conséquences imbriquées et cumulées mettent en péril rien moins que le développement durable des sociétés humaines, les gaz à effet de serre non réglementés émis à partir du territoire français avant que la trajectoire carbone ne soit adoptée nous semblent avoir ensuite été pris en compte par cette trajectoire censée nous conduire à la neutralité carbone en 2050. »

[24] Ibid. p.17 « Il nous semble qu’il n’existe plus de préjudice écologique à réparer résultant de la carence à adopter une réglementation d’atténuation des effets du réchauffement climatique dès lors que la mesure de l’aggravation de ce préjudice est prise en compte dans l’actuelle trajectoire. »

[25] Jugement p.34 « il résulte de l’instruction que la France, ainsi qu’il a été dit, s’est engagée, aux termes de l’article L.100-4 du code de l’énergie, à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 40% entre 1990 et 2030 et à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 en divisant les émissions de gaz à effet de serre par un facteur supérieur à six entre 1990 et 2050 »

[26] L’article n’envisage pas le cas où le préjudice écologique pourrait empirer après ou pendant sa réparation

[27] Jugement p.3 à 6

[28] Agathe Van Lang, « Protection de la qualité de l’air : de la transformation d’un droit gazeux en droit solide », RFDA, 6, 11 janvier 2018, p. 1135.

[29] Conseil d’Etat, 12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France n°394254

[30] Voir le jugement p.28 point 16

[31] Jugement p.34 « Par conséquent, à supposer même que les engagements pris par l’ensemble des Etats parties seraient insuffisants, les associations requérantes n’établissent pas que ces derniers seraient, par leur insuffisance, directement à l’origine du préjudice écologique invoqué. »

[32] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.15 « la méconnaissance du 1er budget carbone […] nous semble caractériser une faute de l’Etat qui ne respecte pas la trajectoire qu’il a élaboré pour atteindre l’objectif final de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 »

[33] Ibid. p.19 « Si l’action de l’Etat entraîne des émissions de gaz à effet de serre, nous sommes tous des émetteurs de gaz à effet de serre, personne physique, morale, privée ou publique : ces émissions correspondent aux différentes facettes de nos modes de vie, de production, de consommation. »

[34] Jugement p.2 « L’Etat est soumis à une obligation générale de lutter contre le changement climatique, qui trouve son fondement, d’une part, dans la garantie du droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé, reconnu par l’article 1er de la Charte de l’environnement, à valeur constitutionnelle, d’autre part dans l’obligation de vigilance environnementale qui s’impose à lui en vertu des articles 1er et 2 de la même Charte »

[35] Outre l’article 1247, l’article 1248 précise les titulaires de l’action en réparation du préjudice écologique et l’article 1249 encadre cette réparation, aucun n’impliquant une obligation spécifique contre l’Etat

[36] Même si les requérantes tentent de faire reconnaître d’autres domaines d’action énumérés p.3 du jugement, notamment l’efficacité énergétique, les énergies renouvelables, le transport, le bâtiment ou l’agriculture

[37] Jugement p.3 « L’Etat est également soumis à des obligations spécifiques en matière de lutte contre le changement climatique, fixées par les conventions internationales, le droit de l’Union européenne et le droit interne, et qui portent respectivement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la réduction de la consommation énergétique, le développement des énergies renouvelables, l’adoption de mesures sectorielles et la mise en oeuvre de mesures d’évaluation et de suivi »

[38] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Pour engager la responsabilité d’une personne publique, vous recherchez si sa faute constitue la cause adéquate du dommage et pas seulement l’une des conditions nécessaires à sa réalisation – causalité adéquate versus équivalence des conditions – … »

[39] Ibid. p.18

[40] Ibid. p.20

[41] Véritable saga judiciaire qui débuta avec la décision Tribunal de District de La Haye, 24 juin 2015, aff. C/09/456689/HA ZA 13-1396 pour s’achever avec la décision Cour Suprême des Pays-Bas, 20 décembre 2019, Etat des Pays-Bas c. Fondation Urgenda, n°19/00135

[42] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Mais il nous semble, comme l’a relevé la cour suprême des Pays-Bas dans l’arrêt Urgenda […], chaque pays est responsable de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à proportion de sa part de responsabilité. »

[43] Jugement p.35 « Il résulte de tout ce qui précède que les associations requérantes sont fondées à soutenir qu’à hauteur des engagements qu’il avait pris et qu’il n’a pas respectés dans le cadre du premier budget carbone, l’Etat doit être regardé comme responsable, au sens des dispositions précitées de l’article 1246 du code civil, d’une partie du préjudice écologique constaté au point 16. »

[44] Jugement p.30 point 21

[45] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.21 « Sa responsabilité nous semble devoir être engagée… à la hauteur de ses engagements ; le préjudice en résultant nous semble devoir être réparée dans cette mesure. »

[46] Le jugement est découpé en titres dont le premier est « en ce qui concerne les carences fautives et le lien de causalité » suivi immédiatement après par « s’agissant de l’obligation générale de lutte contre le changement climatique »

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ParJDA

Une solution impactée par l’enjeu environnemental

art. 360.

par M. Marc Benoist
Doctorant en droit public,
Université Toulouse 1 Capitole, IMH

(…) suite de la première partie (…)

Les juges peuvent surprendre et innover mais ils restent toujours limités par l’application des textes ou le mode de pensée qu’ils suivent. Ainsi il était cohérent qu’ils exigent une réparation du préjudice en nature (A) et prévisible qu’ils ne voient pas au-delà des écosystèmes l’humain qui vie en leur sein tant celui-ci est dissimulé par l’imbrication de nombreuses causes et conséquences (B).

A. La délicate réparation du préjudice écologique

On prend les mêmes et on recommence Le réchauffement climatique ne cesse de remettre en question l’application du préjudice écologique, et l’étape de sa réparation n’y fera pas exception. En reconnaissant la responsabilité de l’Etat vis-à-vis de son manque à user de son pouvoir normatif, les juges s’immiscent dans un domaine particulièrement sensible. Que ce soit le pouvoir règlementaire ou législatif, aucun n’aime à s’entendre dire par le juge comment il doit agir. C’est néanmoins ce que le tribunal se prépare à faire.

Réparer, oui, mais comment ? Il faut tout d’abord corriger une erreur de compréhension qui se répand. Contrairement à ce qui peut être lu, les juges ont bien condamné l’Etat à la réparation du préjudice écologique, et pas seulement à la réparation du préjudice morale des associations requérantes. Cette confusion vient du report par le tribunal de sa décision quant à la façon dont l’Etat devra procéder, invitant ainsi les parties à lui faire parvenir leurs observations dans le délai de réflexion[1]. En effet, dans l’esprit du préjudice écologique, les juges ont écarté la demande de dommages-intérêts, même symbolique, des associations requérantes. Plusieurs raisons peuvent justifier cette décision. La première se dégage de la jurisprudence en la matière dans laquelle les juges manifestent le refus de condamner à des dommages-intérêts qui ne correspondent pas à la réalité du préjudice écologique[2]. La seconde, expressément évoquée dans le jugement, tient à ce qu’il n’y a pas de preuve qu’il ne peut être procédé à la réparation en nature du préjudice[3]. Une dernière possibilité tient à ce que la réparation en dommages-intérêts porte en elle l’idée que la correction du préjudice reste assumée par une tierce partie, le plus souvent les associations de défense, à qui est donc versée la somme à laquelle le responsable est condamné. Or, si les requérantes bénéficient au titre de leur intérêt à agir d’une reconnaissance par le tribunal de leurs actions militantes, celles-ci se résument à de la prévention, de l’information et de l’éducation, moyens d’action qui ne contribuent pas directement à la diminution des gaz à effet de serre identifiée comme manière de réparer privilégiée. C’est pourquoi le versement de dommages-intérêts, même symboliques[4], est assez logiquement écarté par les juges.

Autrement dit, en attaquant la carence de l’Etat à faire respecter les objectifs fixés par la loi, les requérantes ne démontrent pas en quoi l’Etat ne dispose d’aucun moyen d’action pour remédier à ce manque. Un exemple de manière de réparer en nature le préjudice, présentée dans les conclusions de la rapporteure[5], serait de réévaluer la trajectoire de réduction des gaz à effet de serre. De cette façon, les objectifs futurs viendraient prendre en compte les dépassements précédents et pourraient les compenser. Demeure que le tribunal ne rend pas son jugement dans une France pendue à ses lèvres, il a été précédé par le Conseil d’Etat qui a lui aussi reporté sa décision pour réfléchir aux mesures à prendre[6]. Or, il est certain que les juges de première instance ne prendront pas le risque d’empiéter sur une solution qui pourrait faciliter leur décision finale, notamment pour ce qui est de l’avenir de la trajectoire de réduction.

L’herbe n’est pas plus verte ailleurs Le coeur de l’arrêt Commune de Grande-Synthe porte bien sur ces objectifs futurs qui sont justement remis en cause par les requérants au nom du manquement passé. Si le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur le préjudice du dépassement que le tribunal entend réparer avec l’Affaire du Siècle, il prend acte de l’incapacité de l’Etat à respecter ses engagements[7]. Dès lors, si dans le passé les seuils ont été dépassés, le Conseil estime qu’il n’y a aucune garantie qu’ils soient respectés à l’avenir, ce qui remet en cause toute l’action de l’Etat dans la lutte contre le réchauffement climatique. Sur cette question de la manière dont l’Etat devra agir pour proposer une politique publique d’action de lutte conforme aux prescriptions légales, Conseil d’Etat et tribunal se rejoignent. Là où le premier chasse l’excès de pouvoir, le second recherche la réparation du préjudice, mais tous les deux partagent la nécessité de prendre le temps d’y réfléchir.

Il est particulièrement complexe de se projeter sur la décision finale des juges de première instance. Si la proposition de la rapporteure ne manque pas de séduire, elle ne clôt cependant pas la question du dédoublement ou de l’aggravation du préjudice. Dit autrement, avec l’éclairage de l’arrêt Commune de Grande-Synthe, il paraît assez insatisfaisant d’envisager que l’Etat se dérobe à sa responsabilité en prétendant compenser les manquements au respect des objectifs de réduction pour une période dans la fixation de ceux qui suivent, alors que le surplus d’émission cause un dommage constitué. Si la carence s’est déjà produite, il incombe au juge de réfléchir à des moyens de contraintes plus efficaces au risque de voir le contentieux se répéter à chaque dépassement. Il lui reviendrait alors à déterminer au-delà de combien de manquements, successifs ou non, la responsabilité de l’Etat pourrait être engagée autrement que par la compensation. Car en définitive, la lutte contre le réchauffement climatique porte un réalisme manifeste, jusque dans le jugement de l’Affaire du Siècle. Tout gaz émis en trop existe et se joint à ceux déjà présents dans l’atmosphère. Accepter un report de la réduction des émissions par compensation des budgets-carbone se succédant porte le risque de faire reculer la date limite que les juges eux-mêmes ont reconnu à 2050 pour la neutralité carbone[8]. Il y a au fond un souci de la faisabilité de la trajectoire qui doit atteindre son but, c’est d’ailleurs le sens de cette responsabilité intergénérationnelle, dont la rapporteure se fait l’écho[9]. La lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité et se fait le plus efficacement en réduisant l’émission de gaz à effet de serre.

Rien que l’émission de gaz à effet de serre Une difficulté spécifique dans la quête des moyens de réparation vient de l’identification de la causalité. Alors que les requérantes avaient volontairement identifié plusieurs secteurs d’action différents de la seule émission des gaz à effet de serre, le juge les a exclus puisqu’ils ne revêtaient pas une causalité suffisante[10]. Ainsi l’efficacité ou la transition énergétiques ne pouvaient être retenus en tant que cause du réchauffement climatique, malgré les objectifs auxquels ils étaient soumis, du fait de l’éloignement des manquements qui les concernent par rapport à l’aggravation du réchauffement climatique. Si au stade de la causalité ces secteurs n’étaient pas adéquats, ils semblent toutefois nettement plus intéressants pour ce qui est de la réparation. Il est ainsi possible que le juge invoque ces domaines d’actions précis en renfort des mesures à prendre pour assurer la réparation du préjudice. L’idée, portée par les associations requérantes, serait que le respect des objectifs de réduction des gaz à effet de serre passe par la stimulation des actions écologiques dans d’autres domaines. Rien cependant ne permet d’affirmer que le tribunal ira dans ce sens.

Cette exclusion de certains secteurs avec l’examen de la causalité n’est pas sans faire écho à la sélection faite entre les différentes interventions au stade de la recevabilité, elle-même conditionnée à l’examen de l’intérêt à agir. En la matière, le préjudice écologique opère une confusion entre le préjudice moral des associations requérantes qui portent le recours et leur intérêt à agir. Ainsi, c’est parce que ces associations ont une action de défense des intérêts de l’environnement que leur demande est recevable, et dans le même temps c’est au titre de cette action que leur préjudice moral est justifié[11]. Le jugement ne fait à cet égard que s’inscrire dans la jurisprudence déjà établie, et confirme une position qui est parfois dénoncée[12].

La décision manque peut-être dans sa reconnaissance des interventions d’une cohérence plus appropriée au regard du réchauffement. En ne retenant que les associations engagées dans la protection de l’environnement, le jugement donne la désagréable impression d’éloigner le contentieux de sa dimension incarnée, non pas dans les écosystèmes auxquels il est porté atteinte, mais dans l’être humain. Car en définitive, le réchauffement climatique, plus qu’aucun autre préjudice écologique, n’a pas de plus grande victime de ses dommages que l’humain.

B. Le complexe des poupées gigognes

Dans le terrier du lapin en retard Que tout le monde se rassure, la planète n’est pas malade. L’environnement va bien. Ils en ont connu d’autres et la seule véritable menace qui les inquiète est bien la transformation du soleil en géante rouge, qui ne devrait pas avoir lieu avant quelques milliards d’années. Il faut donc bien le comprendre et en être convaincu, le vrai problème, le réel danger, la menace pérenne, s’exercent sur l’espèce humaine. Le préjudice écologique, la pollution, le réchauffement climatique, ne font qu’une seule et même victime : l’humain.

Les juges peuvent innover et surprendre par leur solution, ils n’en restent pas moins liés par la conceptualisation contemporaine des problèmes dont ils sont chargés de s’occuper. Parmi eux, le préjudice écologique fait figure de véritable palliatif à une situation assez alarmante, celle du réchauffement climatique et plus largement de la pollution de l’environnement. L’idée qui tient à reconnaître l’environnement ou ses avatars comme des personnes juridiques ou des sujets de droit permet de leur ouvrir les prétoires et d’entamer le dialogue sur la responsabilité des Etats, entreprises et individus qui leur portent atteinte. Cependant, elle tend à sanctifier une distance regrettable entre l’objet de l’atteinte, l’environnement, et la victime de son atteinte qui n’est autre que l’humain.

Le doigt dans l’engrenage L’Affaire du Siècle est la démonstration efficace qu’en matière de responsabilité écologique, chacun ne fait que tomber de Charybde en Scylla. La causalité du réchauffement climatique elle-même est en réalité une longue chaîne que les juges compressent en suivant la suggestion de la rapporteure[13]. La réparation du préjudice est tout aussi complexe et ne se satisfait pas d’une analyse linéaire qui reviendrait à dire simplement que les objectifs doivent être respectés. C’est en vérité toute la difficulté de la réception en droit des thématiques environnementales qui impliquent de créer des moyens juridiques d’action militante, au détriment peut-être de la lisibilité du débat.

Le préjudice écologique prétend reconnaître une victime dans l’environnement pour mieux réparer les dommages spécifiques qu’il subit. L’intention est louable et facilement compréhensible, mais en réalité elle ne s’accommode pas de la logique juridique. Pour ce qui est du réchauffement climatique, au seul stade du lien de causalité, le doute était permis. Les juges sont à remercier pour l’effort de synthèse qu’ils adoubent au profit du jugement, mais celui-ci ne masque pas la longue suite de causes et de conséquences qui se rassemblent sous l’égide du réchauffement climatique. Rien qu’en conservant la seule piste des gaz à effet de serre les étapes se multiplient sans discontinuer.

Cycle de vie du gaz à effet de serre Ceux-ci commencent par se fixer dans l’atmosphère. Une fois présents, et tout au long de leur durée de vie, ils vont laisser passer la lumière mais emprisonner la chaleur dans l’atmosphère terrestre. Au lieu de se réguler naturellement, la température va peu à peu augmenter autour du globe. Cette élévation de la température modifie les conditions de vie de l’écosystème mondial dans lequel l’humain s’est développé. A ce stade donc le réchauffement climatique techniquement existe déjà, mais ce sont ses conséquences qui font de lui un véritable dommage écologique. La chaleur agit d’abord sur l’eau qui passe de sa forme solide à sa forme liquide (fonte des glaces), de sa forme liquide à sa forme gazeuse (sécheresse) jusqu’à créer un déséquilibre climatique (tempête, inondation). Les formes de vie végétale sont les premières impactées par le bouleversement du cycle de l’eau et entraînent avec elles les formes de vie animales. Dans le même mouvement l’humain assiste à la modification de son climat. S’il peut être amusant de voir les investissements dans le vignoble breton s’accroître, il est beaucoup moins plaisant d’observer l’érosion des côtes et la montée du niveau de la mer, phénomène que le Conseil d’Etat reconnaît au nom de l’intérêt à agir de la Commune de Grande-Synthe[14]. Cela va sans même mentionner les flux migratoires inévitables qui fuiront des territoires devenus inhospitaliers, la diminution des réserves en eau potable source de tension et de conflits, les difficultés accrues pour nourrir la population par une agriculture productiviste, la massification des populations aux besoins de consommation toujours plus grands, la complexification de l’accès au logement, le recul de l’espérance de vie et de la santé etc… La rapporteure reprend très clairement cet enchaînement[15] avec une conclusion inévitable : derrière l’environnement le véritable dommage se mesure à l’échelle humaine. L’enjeu de l’Affaire du Siècle est bien l’avenir de la vie humaine.

Protéger l’environnement pour sauver l’humain Il faut donc écarter toute confusion qui viendrait d’une attention trop grande accordée à l’environnement, ou l’écosystème, en tant que fiction juridique victime de dommage à réparer. S’il est possible d’envisager objectivement un écosystème entier, dans lequel chaque espèce joue un rôle qui conditionne la vie des autres avec lesquelles elle partage son milieu, ce n’est pas le sens du préjudice écologique[16]. Ce qui donne de la valeur à l’environnement, ce qui justifie le dommage, c’est bien la présence de l’humain. C’est parce que la vie humaine est mise en danger par le réchauffement que celui-ci constitue un dommage. La subjectivisation à l’échelle humaine est la seule véritable cohérence du préjudice écologique. L’inverse n’aurait aucun sens.

En voulant objectiver la réflexion, c’est-à-dire en retirant l’être humain de l’équation, le préjudice écologique perd toute logique. A l’échelle de l’environnement, donc de la planète, la hausse de la température ne peut être regardée comme un dommage. Le globe a tour à tour été une boule de lave en fusion puis un bloc de glace gelée, enchaînant les extinctions massives qui réduisirent à chaque fois les formes de vie aux rares survivants qui peuvent encore en témoigner. Pour la planète, voir s’éteindre les dinosaures n’était pas moins un dommage que l’extinction contemporaine des espèces. Pour finir de s’en convaincre il suffit de déplacer le réchauffement climatique sur Mars. Même les milliardaires désireux de s’y rendre ne sauraient le faire reconnaître en tant que préjudice écologique, bien à l’abri qu’ils seraient de leurs fusées, leurs stations ou leurs combinaisons spatiales. Peut-être que la responsabilité vis-à-vis du réchauffement climatique viendra un jour fonder un principe d’interdiction de pollution planétaire ou de dérèglement climatique. Pour l’heure en tout cas, c’est bien sur Terre, là où vivent les humains et à leur niveau, que le dommage se démontre et se mesure.

Cette prise de conscience est bien réelle dans l’Affaire du Siècle, tant au niveau des requérantes que des juges. Il faut souhaiter qu’elle amplifie un élan qui devrait être universel face à une menace qui se moque des frontières et de la race. Toutefois il est manifeste que le préjudice écologique peine à rendre compte de l’importance que revêt le réchauffement climatique. Le phénomène est trop grand, trop grave, trop complexe pour être saisi si simplement. Chacune de ses conséquences n’est qu’une nouvelle cause, et elles sont aussi nombreuses que ses responsables et aussi diverses que les manières de les réparer. Un mot, dans le jugement, raisonne avec une force particulière : l’urgence. C’est bien la temporalité qui donne tout son poids à la décision car il faut agir et il faut le faire vite.

Dans cette course à l’environnement, le droit est confronté à ses limites. Si le réchauffement climatique n’est pas le préjudice écologique parfait, peut-être que le reconnaître ainsi, grâce aux juges, permettra du moins à la France d’assumer sa part de responsabilité. Le droit, en prévoyant cette voie d’action, aura en tout cas assumé la sienne.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 360.


[1] Jugement p.37 Article 4 de la décision

[2] A. Van Lang, « Affaire de l’Erika : la consécration du préjudice écologique par le juge judiciaire »…, op. cit. ; M. Boutonnet, « Une reconnaissance du préjudice environnemental pour une réparation symbolique… »., op. cit.

[3] Jugement p.35 point 37

[4] Les associations demandaient 1€

[5] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.24 « sa réparation pourrait résulter de la correction de la trajectoire de réduction des émissions de  gaz à effet de serre pour tenir compte du surplus de gaz à effet de serre émis par la France en contrariété avec cette trajectoire »

[6] Le premier arrêt du 19 novembre 2020 n°427301 a ensuite été précisé par un second du 1er juillet 2021

[7] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 15 « Toutefois, les modifications apportées par le décret du 21 avril 2020 par rapport à ce qui avait été envisagé en 2015, revoient à la baisse l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet au terme de la période 2019-2023, correspondant au 2ème budget carbone, et prévoient ce faisant un décalage de la trajectoire de réduction des émissions qui conduit à reporter l’essentiel de l’effort après 2020, selon une trajectoire qui n’a jamais été atteinte jusqu’ici. »

[8] Jugement p.34 point 31

[9] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.20 « Dès lors que l’enjeu, tel qu’admis par l’ensemble des parties, n’est rien moins que « l’avenir de la planète et de son habitabilité pour l’Homme dans la seconde moitié du XXIème siècle et au-delà », il nous semble qu’il y a lieu d’y adapter les modes de raisonnement. »

[10] C’est le cas pour l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’augmentation des parts d’énergie renouvelable qui sont reléguées par les juges au rang de « politiques sectorielles mobilisables en ce domaine » qui « ne peu[ven]t être regardé[es] comme ayant contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique dont les associations requérantes demandent réparation. »

[11] Grégoire Leray, Jennifer Bardy, Gilles J. Martin et Sarah Vanuxem, « Réflexions sur une application jurisprudentielle du préjudice écologique », Recueil Dalloz, 27, 30 juillet 2020, p. 1553 ; Marta Torre-Schaub et Pauline Bozo, « L’affaire du siècle, un jugement en clair-obscur », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, 12, 22 mars 2021, p. 2088 ; Juliette Brunie, « L’affaire du siècle, une illustration du recours aux dommages et intérêts symboliques », EEI, 4, avril 2021, p. 38.

[12] H. Gali, « Le préjudice et l’environnement »…, op. cit.

[13] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18 « Néanmoins, dès lors que cette chaîne causale est admise par les parties […], qu’elle est constante, il nous semble que vous pouvez en quelque sorte la compresser et vous en tenir à sa conclusion qui est que le réchauffement climatique porte atteinte aux éléments essentiels des écosystèmes et menace le développement des sociétés humaines, non pas immédiatement, mais dans un avenir dont la qualité dépend absolument d’une action présente. »

[14] CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, n°427301 point 3 « A cet égard, la commune de Grande-Synthe fait valoir sans être sérieusement contestée sur ce point qu’en raison de sa proximité immédiate avec le littoral et des caractéristiques physiques de son territoire, elle est exposée à moyenne échéance à des risques accrus et élevés d’inondations, à une amplification des épisodes de fortes sécheresses avec pour incidence non seulement une diminution et une dégradation de la ressource en eau douce mais aussi des dégâts significatifs sur les espaces bâtis compte tenu des caractéristiques géologiques du sol. […] Par suite, la commune de Grande-Synthe, eu égard à son niveau d’exposition aux risques découlant du phénomène de changement climatique et à leur incidence directe et certaine sur sa situation et les intérêts propres dont elle a la charge, justifie d’un intérêt »

[15] A. Fort-Besnard, Conclusions de Mme la rapporteure publique dans le jugement Associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et Fondation pour la Nature et l’Homme contre France…, op. cit. p.18

[16] L’article 1247 du code civil mentionne bien « une atteinte non négligeable […] aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement. »

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ParJDA

Les modèles mathématiques en droit de l’environnement : un outil sans mode d’emploi ?

Art. 358.

par M. Max Gemberling
Doctorant en droit public, ATER, Université du Mans

Hawking craignait les IA. Il pensait « qu’en suivant la règle qu’elle s’est fixé de construire un modèle mathématique, la science s’avère incapable d’expliquer pourquoi il devrait exister un Univers conforme à ce mode » (Le Monde, disponible sur le site https://www.dicocitations.com/citation.php?mot=unifiee, consulté le 26 juin 2021). Le modèle mathématique ne doit pas lier l’autorité compétente pour prendre la décision finale, même si son utilité reste évidente dans un domaine habité par l’incertitude. En droit de l’environnement, le lien de causalité entre l’émission polluante et l’application du principe de précaution n’est pas toujours démontrable. Il est alors présumé par le biais des modèles. Le CE affirme que le principe de précaution peut s’appliquer « à une hypothèse suffisamment plausible », résultant de l’utilisation d’un modèle.  (Recueil Lebon, Recueil des décisions du Conseil d’Etat, « Application du principe de précaution à une hypothèse suffisamment plausible », CE, 25 février 2019, n° 410170).

Dans l’affaire du 25 février 2019, le CE devait statuer sur la constitutionnalité de deux décrets adoptés en 2017. Ces actes administratifs autorisaient certaines entreprises à extraire du sable et du gravier du domaine public maritime. L’association « le peuple des dunes des Pays de la Loire » a intenté un recours pour excès de pouvoir. L’association estimait que ces autorisations d’extraction violent le principe de précaution en favorisant l’érosion de la biodiversité. Ce cadre est l’occasion pour le CE de rappeler à la fois l’utilité du modèle pour l’environnement et le contrôle restreint qu’en fait le juge administratif. En l’espèce, la première utilisation du modèle détermine si l’incertitude permet d’appliquer la précaution. Cette utilisation va permettre d’appliquer des mesures de protection de la biodiversité et un suivi périodique par des applications ultérieures du modèle. Ces dernières permettent de s’assurer du respect de la précaution tout au long de la durée de vie du décret d’autorisation. La haute juridiction conclut en affirmant tout d’abord que le principe de précaution n’est pas violé en raison des mesures prises pour faire face au risque d’érosion, et, par conséquent que l’application fréquente du modèle suffit. Le CE rappelle toutefois implicitement son rôle en refusant de se faire scientifique puisqu’il ne contrôle que l’existence et l’indépendance de la modélisation.

La modélisation est la création d’une structure qui sert de référence à la reproduction.  Elle décrit le fonctionnement d’un système.  Qu’il s’agisse de la modélisation, du modèle ou du système, que nous aborderons comme des synonymes, ces concepts suivent une ligne directrice schématisée par certains auteurs. Ainsi, la théorie de la modélisation se définit comme le « processus d’élaboration d’une réponse à un problème de modélisation » (Hankeln Corinna et Hersant Magali, « Processus de modélisation et processus de problématisation en mathématique à la fin du lycée, une étude de cas dans une perspective de didactique comparée », Education et didactique, 2020/3 (Vol. 14), pages 39 à 67). Pour ces auteurs, la modélisation comprendrait donc deux étapes : 1° Un problème qu’il faut identifier et 2° une solution qu’il faut proposer.

Pour prendre un exemple puisé dans le droit de l’environnement, le problème de la modélisation peut résider dans la nécessité de faire respecter certaines valeurs-limites de polluants atmosphérique. Cette problématisation conduira ensuite à se poser la question des modalités de calcul des émissions polluantes et de l’adaptabilité de l’outil destiné à l’effectuer. Cet outil représente donc la solution pour faire face au problème lié au calcul des émissions polluantes, afin de faire respecter le droit de l’environnement.

Ces auteurs précisent toutefois que la modélisation ne se limite pas à ses deux composantes. Elle implique de surcroît une confrontation entre la situation réelle et l’application théorique du modèle. Le résultat doit être systématiquement confronté à la réalité du terrain. En effet, l’interprétation des résultats obtenus grâce au modèle va dépendre des circonstances. Par exemple, les résultats de l’étude d’impact seront interprétés de façon plus restrictive si l’entreprise est située dans une zone sensible, telle qu’un site Natura 2000. Ces résultats dépendront également de la présence de zones déjà polluées, impliquant alors de relativiser les résultats positifs obtenus. Au contraire, la présence d’éléments de nature à réduire en aval la pollution devrait permettre d’atténuer les éventuels résultats négatifs obtenus.

En conclusion, la modélisation représente une solution adaptée et circonstanciée qui doit permettre de résoudre un problème.

Dans le domaine environnemental, cette modélisation sert également de pilotage à l’intervention économique des entreprises et à l’intervention plus globale de l’Etat pour prendre en compte les exigences liées aux performances environnementales.La réglementation liée à ces modèles peut tout d’abord être partielle et ne s’appliquer qu’à une ou plusieurs entreprises déterminées.  Par exemple, un modèle mathématique a déterminé en 2006 quel était l’impact environnemental du rejet d’hydrocarbures dans l’eau. Il concernait 13 raffineries du groupe Total (Stéphane André, Bernard Roy« Evaluation de la performance environnementale de sites industriels : démarche de concertation pour la mise en place d’un outil d’aide multicritère à la décision » in ffhal-00133761, 2007).  La réglementation liée aux modèles peut également être globale et s’appliquer à l’égard de toutes les entreprises. Par exemple, la directive IED (Directive n° 2010/75/UE du 24 novembre 2011 relative aux émissions industrielles) fixe des limites de polluants à ne pas dépasser. (Ministère de la transition écologique et solidaire « les émissions polluantes », 18 juillet 2019, disponible à l’adresse https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/emissions-industrielles, consultée le 26 juin 2021). Les administrations nationales et les entreprises doivent donc calculer par le biais de modèles la teneur en polluants des émissions générées par leurs activités.

En droit de l’environnement, le modèle se transforme en une composante du système qui permet de l’appliquer. Le système d’ensemble se compose de l’intégralité des mécanismes juridiques, partiels ou globaux, qui ont pour objet la préservation de l’environnement. Le modèle se transforme ainsi en un outil d’aide à la décision qui intervient à tous les stades de la vie de l’entreprise. Tout d’abord, le modèle va servir de référence au préfet pour autoriser l’installation de l’exploitant. Ensuite, comme le rappelle d’ailleurs la décision du 25 février 2019, il guide l’exploitant pour un fonctionnement respectueux des droits environnementaux. Cet outil est essentiel car il permet d’assurer l’efficacité d’un système qui, sans la modélisation, ne peut pas fonctionner.

Si leur utilisation est essentielle, elle n’est pas sans risque. David forest rappelait dans son article « Les algorithmes, une bombe à retardement » les travaux de Cathy o’neil mettant en garde contre les algorithmes. C’est ainsi que cet auteur mentionne « l’utilisation de modèles mathématiques biaisés camouflant les préjugés humains sous la technologie. Ce qu’elle dénommeADM(armes de destruction mathématiques) sont des boîtes noires qui combinent opacité, traitement à grande échelle et nocivité » (Forest David, « les algorithmes, une bombe à retardement ? »,Dalloz IP/IT, 2019, p. 408). Arnaud Sée rappelle que l’utilisation des algorithmes est seulement la résultante d’un choix politique subjectif qui cache le risque que « ceux qui maîtrisent le code informatique deviennent les véritables décideurs ». (Sée Arnaud, « la régulation des algorithmes : un nouveau modèle de globalisation », RFDA, 2019, p. 830).

Dans le domaine environnemental, ces modèles doivent être indépendants de l’entreprise afin d’éviter le sacrifice de l’environnement sur l’autel du développement économique. La rémunération de l’expert par l’industriel pose le constat de l’absence d’équilibre entre l’intérêt économique de l’industriel et l’intérêt environnemental de la société. Une indépendance parfaite dans sa conception resterait cependant insuffisante. Le nombre phénoménal de modèles et leur diversité illustrent l’existence d’un système illisible. L’autorité administrative ne dispose en effet d’aucune compétence lui permettant de contrôler efficacement le modèle, alors même qu’il s’agit d’une étape essentielle dans la mise en fonctionnement de l’entreprise polluante. L’existence d’un modèle déficient risque en effet de passer sous silence les dommages environnementaux générés par l’activité industrielle.

Ces modélisations sont « in fine » essentielles pour que le système juridique fonctionne. Pour éviter leur corruption, ils doivent être indépendants de l’entreprise contrôlée. De surcroît, ces modèles sont nombreux et illisibles. Ils ne permettent pas à l’administration de contrôler efficacement les entreprises qui commandent ces modèles.

Même si les modèles existent et sont utiles (I), leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II).

(I)   L’UTILITE DES MODELES EN DROIT DE L’ENVIRONNEMENT

Dans la décision « le peuple des Dunes des Pays de la Loire » (CE, 6ème et 5ème chambre réunie, 25 février 2019, n°410170), le CE admet que l’utilisation de la modélisation est utile et conforme au droit de l’environnement. Pour Claudine Schmidt-Lainé et Alain Pavé, il existe quatre types de modèles : 1° le modèle cognitif destiné à être réfuté ou validé par la communauté scientifique, 2° le modèle normatif, qui, relié à la mise en application d’une norme, doit coller à la réalité, 3° le modèle participatif qui peut être modifié avec le concours de ses utilisateurs. Enfin, 4° le modèle d’aide à la décision facilite la tâche des entreprises sans qu’il soit nécessairement relié à une norme juridique. (Schmidt-Lainé et Alain Pave, « Environnement : modélisation et modèles pour comprendre, agir ou décider dans un contexte interdisciplinaire », in Natures, sciences, et sociétés, 2002, disponible à l’adresse https://www.nss-journal.org/articles/nss/pdf/2002/02/nss200210sp5.pdf?fbclid=IwAR2rrWjAaxFa__TGIG5yDDweWYyOZvYV jljVE1j61u6UtFdwI7lV2YBdFbo, consultée le 26 juin 2021). Au sein de cette dernière catégorie se rangent les modèles préparatoires. Ces derniers sont des outils d’aide à la décision qui n’impactent pas nécessairement la décision finale prise par l’autorité administrative.

Ces modèles peuvent être classés en deux groupes :

Tandis que certains anticipent la concentration ou le périmètre de rejet des molécules polluantes en fonction d’une quantité théorique de polluants émis, d’autres extrapolent les mesures réelles de concentrations effectuées à un endroit déterminé.

Parmi les modèles d’anticipation, il est possible de citer le modèle de volume SWAT « Soil and Water Assessment Tool ». Ce modèle est notamment utilisé aux Etats-Unis pour anticiper la pollution agricole. Il permet de « simuler les effets des pratiques agricoles sur les émissions azotées et le transfert de pesticides vers les masses d’eau ». (Jordy Salmon-Monviola. « Modélisation agro-hydrologique spatialement distribuée pour évaluer les impacts des changements climatique et agricole sur la qualité de l’eau ». Science des sols. Agrocampus Ouest, 2017. Français. ffNNT: 2017NSARD081ff. fftel-01662412f). En France, il est utilisé pour « évaluer les risques de pollution diffuse par l’azote d’origine agricole dans deux bassins versants des pays de la Loire ». (Bureau d’études industrielles, Energie renouvelable et Environnement, Présentation du modèle SWAT, disponible à l’adresse http://hmf.enseeiht.fr/travaux/bei/beiere/content/2012-g05/presentation-du-modele-swat, consultée le 26 juin 2021).

Pour la plupart, à l’image du modèle SWAT, ces modèles d’anticipation sont des modèles cognitifs qui aident à la décision administrative. En ce sens, ils ne correspondent pas nécessairement à la réalité et seront parfois réfutés par la communauté scientifique même si leur utilité est avérée. Ainsi, comme le rappelle le Professeur Laurent, à propos du même modèle, l’anticipation est une représentation simplifiée de la réalité. Elle doit être mise en œuvre avec « certaines precautions concernant la qualité des données entrées, le réalisme de certains processus représentés dans le modèle, la méthodologie et l’interprétation des résultats ». (Laurent François, « Agriculture et pollution de l’eau: modélisation des processus et analyse des dynamiques territoriales », s. Sciences de l’environnement. Université du Maine, 2012. fftel-00773259, page 158).

Parmi les modèles d’extrapolation, il est possible de citer le modèle Chimère. Ce modèle permet de calculer de façon précise la trajectoire de certains polluants, tels que l’ozone, dans l’air.  L’objet de Chimère est donc de calculer la teneur en concentration des substances chimiques présentes dans l’atmosphère afin d’en limiter l’impact sur l’environnement et la santé humaine. Le logiciel Chimère est en libre disposition. Il s’agit donc d’un mécanisme de contrôle tout à fait transparent (Laboratoire de météorologie dynamique, « Chimère », 2020, disponible à l’adresse https://www.lmd.polytechnique.fr/chimere/, consultée le 26 juin 2021). Si ces modèles semblent plus fiables que les modèles d’anticipation, en ce sens qu’ils ne se basent pas sur une simulation, il s’agit également de modèles d’aide à la décision.

Si certains de ces modèles semblent adaptés au droit de l’environnement, d’autres sont trop flexibles ou pas suffisamment pour servir d’outils à la disposition des préfectures. Ainsi, le modèle cognitif ne peut pas guider la décision préfectorale. Il n’est pas nécessairement relié à l’application d’une norme et sert simplement à faire évoluer la connaissance. Le modèle d’aide à la décision ne peut pas non plus fonder la décision préfectorale. Il s’agit d’un modèle performatif qui ne représente pas systématiquement la consécration d’une norme juridique. De surcroît, ce modèle est parfois propre à la stratégie économique d’une entreprise.

En droit des installations classées, les modèles qui présentent un intérêt pour les services préfectoraux sont normatifs, en ce sens qu’ils permettent au préfet d’appliquer le cadre légal. Les modèles participatifs sont moins intéressants en ce sens qu’ils peuvent être modifiés par les entreprises. Dans cette hypothèse, le modèle est préparatoire car il ne lie pas la décision préfectorale.

Pour les modèles normatifs, le contrôle administratif est primordial. Il permet à l’administration ou au juge d’annuler un modèle qui n’est pas représentatif du cadre légal ou qui n’est pas impartial. Ainsi, le juge administratif a récemment enjoint à une entreprise demanderesse d’une autorisation à l’installation d’une ICPE de revoir une modélisation jugée insuffisante par l’autorité environnementale (TA de Paris, 23 février 2018, « Région île de France », n° 1619643, 1620386, 1620420, 1620619). En l’espèce, la ville de Paris avait initié un projet d’aménagement de la rive droite de la Seine. Selon la juridiction administrative, le champ d’application du modèle n’est pas correctement pensé. Il ne prend pas en compte tous les impacts que le projet est susceptible d’avoir sur la qualité de l’air.  (En l’espèce, la modélisation se limite à calculer la pollution de l’air « sur une bande de 100 mètres de part et d’autre du projet », ce qui est insuffisant). Cette décision présente un intérêt évident pour un éventuel contrôle de l’indépendance du modèle. En effet, la juridiction se réfère à l’avis rendu par l’autorité environnementale pour montrer l’insuffisance du modèle compris dans l’étude d’impact. Or, l’autorité environnementale doit être dotée d’une autonomie fonctionnelle vis-à-vis de l’autorité décisionnaire. (Maître Marie Pierre, « La saga de l’autorité environnementale », Bulletin du droit de l’environnement industriel n° 80, 1er avril 2019). Ainsi, la dépendance comme l’insuffisance du modèle pourraient être sanctionnées ultérieurement par un organe indépendant de l’autorité décisionnaire. Il est toutefois dommage que l’avis rendu par l’autorité environnementale ne lie pas la décision du maître d’ouvrage (Site internet de la DREAL Centre-Val de Loire, « solicitation de l’autorité environnementale », 13 juin 2017, disponible à l’adresse http://www.centre-val-de-loire.developpement-durable.gouv.fr/sollicitation-de-l-avis-de-l-autorite-a1783.html#sommaire_1, consultée le 03/07/2020)   

Cet avis conforme serait d’autant plus intéressant que le modèle, en tant qu’acte préparatoire, peut faire l’objet d’un contrôle par la voie de l’exception d’illégalité. (CE, 6ème et 1ère SSR, 6 avril 2016, n°395916).

Si ces modèles sont utiles, leur cadre juridique est insuffisant et doit être construit (II)

(II) UN CADRE JURIDIQUE INSUFFISANT

Les modèles doivent respecter un cadre légal.

Ce cadre existe notamment au niveau européen. Ainsi, plusieurs directives européennes ont fixé des seuils de concentration à ne pas dépasser.

La directive 2008/50/CE concernant la qualité de l’air ambiant et un air pur en Europe fixe des seuils limites dans l’atmosphère pour l’Anhydride sulfureux, le dioxyde d’azote, l’oxyde d’azote, le monoxyde de carbone, le benzène, les particules fines, le plomb, l’ozone, le NO et le NO2. La directive de 2004-107-CE concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques dans l’air ambiant fixe des valeurs cibles pour l’atmosphère concernant l’arsenic, le cadmium, le mercure, le nickel et les hydrocarbures aromatiques polycycliques.

La directive 2000/60/CE ((articles 2, 29) et article 4 IV)) du 23 octobre 2000 enjoint aux Etats membres de l’UE de réduire les substances dangereuses présentes dans les eaux de la communauté. La directive 76/464/CEE, du 4 mai 1976 (article 5) laisse aux autorités nationales la tâche de fixer des seuils de concentration de substances polluantes dans l’eau. Aux fins d’application de cette directive, un arrêté n° DEVO1001032A du 25 janvier 2010 (pour prendre un exemple) fixe des seuils de concentration de polluants qui permettent de jauger de la qualité environnementale de l’eau. Enfin, des taux de concentration, déterminés au cas par cas par l’administration, imposent une obligation de dépollution des sols contaminés pour certaines substances telles que le plomb (Almeras Clotilde et autres, « sites potentiellement contaminés par le plomb, retours d’expériences et recommandations : réflexion autour d’un niveau de concentration dans les sols au-delà duquel il est nécessaire de dépolluer » in site internet du ministère des affaires sociales et de la santé, 1er mars 2014, p. 64 à 66», disponible à l’adresse https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport_sites_pollues_plomb.pdf, consultée le 26 juin 2021).

Des taux sont donc fixés pour certaines molécules dangereuses. Les paramètres intégrés dans les modèles doivent correspondre aux molécules qualifiées de dangereuses par le droit de l’UE, que ce soit pour l’eau, la terre ou l’air. Dans la pratique des entreprises, certains modèles ne respectent pas le cadre normatif. Certaines entreprises ne calculent pas le taux de concentration des molécules dans l’air. Certains modèles ne prennent en compte que certaines des substances inscrites dans la nomenclature européenne.

Le préfet ne doit pas uniquement se baser sur un modèle pour prendre sa décision, dès lors qu’il est incomplet au regard du cadre normatif. Le préfet ne doit pas non plus se baser uniquement sur un modèle, dès lors qu’il est n’est pas rédigé de façon indépendante. A ce titre, il est regrettable que le CE, dans sa décision « le peuple des dunes des pays de la Loire » du 25 février 2019 n’ait pas fait de l’indépendance du modèle une condition de sa légalité, même s’il a rappelé qu’il s’agit d’un moyen de légitimer sa création. Cette circonstance est d’autant plus regrettable que le modèle, comme tout acte préparatoire, ne fait pas grief. (Les avis émis par des autorités avant la saisine de l’administration, y compris s’il s’agit d’avis conformes, sont des actes qui ne font pas grief. CE, SA Laboratoires Goupil, n° 83292, in François Julien-Laferrière, « la recevabilité des recours », in pratique du contentieux administratif, dossier 220, juin 2018). La modélisation ne peut donc pas faire l’objet par elle-même d’un recours pour excès de pouvoir.  Le modèle dépendant ou incomplet peut être contesté par la voie de l’exception d’illégalité, à l’occasion d’un recours dirigé contre la décision préfectorale prise en application du modèle. De surcroît, une action directe serait superficielle. Elle inciterait simplement le juge à combiner les deux moyens à l’occasion d’une même instance pour statuer à la fois sur le modèle et sur la décision préfectorale. Seule l’évolution vers une décision prise par le modèle mathématique justifierait une action directe, en raison de l’absence de décision préfectorale. Le modèle indépendant et complet est donc une arme qui guide la décision préfectorale. Il permet au préfet d’enclencher ses pouvoirs de police au titre des installations classées sous le contrôle du juge administratif, dès lors que le modèle est normatif et qu’il aide de manière indépendante à la décision préfectorale.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 358.

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ParMathias AMILHAT

De la jurisprudence remarquée : janvier 2021 – juin 2021

Art. 357.

Extraits de la 5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Plusieurs arrêts, du Conseil d’Etat ou de la Cour de justice de l’Union européenne, ont été sélectionnés compte-tenu de leur importance pour le droit des contrats publics. Il s’agit de décisions rendues entre janvier et juillet 2021.

CJUE, 3 févr. 2021, aff. C-155/19 et C-156/19,
Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC )
notion d’organisme de droit public

Saisie par le Conseil d’Etat italien de deux demandes de décision préjudicielle, la Cour de justice est venue rappeler la définition de la notion d’organisme de droit public pour en faire application aux fédérations sportives nationales.

En l’espèce, le litige concernait un marché négocié passé par la Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC) aux fins de l’attribution des services de portage pour les besoins de l’accompagnement des équipes nationales de football et de l’entrepôt de la FIGC à Rome (Italie) pour une durée de trois ans. A l’issue de la procédure de passation, un opérateur a été sélectionné (Consorzio) mais un autre opérateur (De Vellis) a contesté la procédure devant le (tribunal administratif régional du Latium. Celui-ci considérait que la fédération de football italienne devait être qualifiée d’organisme de droit public et, de ce fait, respecter les procédures de passation prévues par le code italien des marchés publics. Le tribunal administratif a suivi De Vellis dans son argumentation et annulé la procédure de passation. Le Conseil d’Etat italien a alors été saisi et a décidé de saisir la Cour de justice de deux questions préjudicielles avant de statuer. Cette dernière devait donc se prononcer sur deux questions en lien avec la possible qualification de la FIGC comme organisme de droit public qui permettent de revenir sur les critères de définition de cette notion.

Pour rappel, l’article 2, paragraphe 1, point 4, de la directive 2014/24 (directive marchés « secteurs classiques ») précise que la notion d’organisme de droit public intègre « tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes :

a)      il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ;

b)      il est doté de la personnalité juridique ; et

c)      soit il est financé majoritairement par l’État, les autorités régionales ou locales ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public ».

La notion d’organisme de droit public est donc définie par trois critères cumulatifs qui permettent de déterminer si une entité doit être considérée comme relevant de la sphère publique et, de ce fait, doit être soumise au respect du droit européen des contrats publics.

La première question préjudicielle posée en l’espèce portait sur le premier critère de définition de la notion d’organisme de droit public. Le Conseil d’Etat italien demandait à la Cour si « une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial […], alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public » (point 33 de l’arrêt). Pour la Cour de justice, la réponse ne fait pas de doute.

Après avoir relevé que le droit italien attribue effectivement des missions d’intérêt général à la FIGC, elle rappelle en effet que « la notion d’« organisme de droit public » doit recevoir une interprétation fonctionnelle indépendante des modalités formelles de sa mise en œuvre, si bien que cette nécessité s’oppose à ce qu’une distinction soit faite selon la forme et le régime juridiques dont l’entité concernée relève en vertu du droit national ou selon la forme juridique des dispositions créant cette entité ». Elle rappelle en ce sens sa jurisprudence constante (CJCE, 10 novembre 1998, BFI Holding, C‑360/96, point 62 ; CJCE, 15 mai 2003, Commission/Espagne, C‑214/00, points 55 et 56 ; CJUE, 12 septembre 2013, IVD, C‑526/11, point 21) et considère que le fait que la FIGC ait « la forme juridique d’une association de droit privé et que sa création ne découle pas, par conséquent, d’un acte formel instituant une administration publique » est sans incidence sur sa qualification éventuelle comme organisme de droit public.

Par ailleurs, toujours en réponse à cette première question, la Cour de justice rappelle également qu’il n’est pas nécessaire que l’entité en cause exerce exclusivement des activités d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial pour qu’elle puisse être qualifiée d’organisme de droit public. En effet, « la Cour a déjà jugé qu’il est indifférent que, outre sa mission de satisfaire des besoins d’intérêt général, une entité accomplisse d’autres activités et que la satisfaction des besoins d’intérêt général ne constitue qu’une partie relativement peu importante des activités réellement entreprises par cette entité, dès lors qu’elle continue à se charger des besoins qu’elle est spécifiquement obligée de satisfaire » (point 43 de l’arrêt). La Cour renvoie ici aussi à sa jurisprudence classique, qu’il s’agisse de l’arrêt BFI Holding (préc..) ou du fameux arrêt Mannesmann (CJCE, 15 janvier 1998, Mannesmann Anlagenbau Austria e.a., C‑44/96). Elle en conclut donc que « que l’article 2, paragraphe 1, point 4, sous a), de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial au sens de cette disposition, alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public ».

La seconde question posée à la Cour portait quant à elle sur le troisième critère de définition de la notion d’organisme de droit public, et plus précisément sur le critère du contrôle par une autorité publique. La Cour commence par rappeler l’objectif poursuivi par ce troisième critère. Il s’agit de révéler « la dépendance étroite d’un organisme à l’égard de l’État, des autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public » ce qui implique, s’agissant du contrôle public, d’identifier « un contrôle actif sur la gestion de l’organisme concerné de nature à créer une dépendance de cet organisme à l’égard des pouvoirs publics, équivalente à celle qui existe lorsque l’un des deux autres critères alternatifs est rempli, ce qui est susceptible de permettre aux pouvoirs publics d’influencer les décisions dudit organisme en matière de marchés publics » (point 50). La Cour mobilise également sa jurisprudence classique sur ce point : l’arrêt Adolf Truley pour la définition du contrôle actif (CJCE, 27 février 2003, Adolf Truley, C‑373/00) et l’arrêt IVD pour rejeter la possibilité d’un contrôle a posteriori (préc.).

En l’espèce, la Cour relève que le Comité international olympique italien (Comitato Olimpico Nazionale Italiano – CONI) exerce « essentiellement une fonction de réglementation et de coordination » qui « semble essentiellement se limiter aux domaines de la bonne organisation des compétitions, de la préparation olympique, de l’activité sportive de haut niveau et de l’utilisation des aides financières » (point 53). Or, elle considère qu’ « une administration publique chargée, pour l’essentiel, d’édicter des règles en matière sportive, de vérifier leur bonne application et d’intervenir uniquement au niveau de l’organisation des compétitions et de la préparation olympique sans réglementer l’organisation et la pratique au quotidien des différentes disciplines sportives ne saurait être considérée, de prime abord, comme un organe hiérarchique capable de contrôler et de diriger la gestion des fédérations sportives nationales, et ce encore moins lorsque ces fédérations jouissent d’une autonomie de gestion » (point 56).

Pour autant, le juge européen considère qu’il ne s’agit là que d’une simple présomption qui « peut être renversée s’il est établi que, dans les faits, les différents pouvoirs dont le CONI est doté envers la FIGC ont pour effet de créer une dépendance de cette fédération à l’égard du CONI au point que celui-ci puisse influencer les décisions de ladite fédération en matière de marchés publics » en retenant « une interprétation plus matérielle que formelle » (point 58). La Cour de justice rappelle qu’elle ne peut pas se prononcer sur le fond de cette affaire mais apporte « des précisions visant à guider la juridiction nationale dans sa décision » conformément à sa jurisprudence traditionnelle (points 59 et suivants, la Cour renvoyant à l’arrêt CJUE, 2 mai 2019, Fundación Consejo Regulador de la Denominación de Origen Protegida Queso Manchego, C‑614/17).

Or, le fait que le CONI puisse adopter « des lignes directrices, des décisions, des directives et des instructions relatives à l’exercice de l’activité sportive » (point 64), qu’il approuve « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 65) mais aussi « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 66), qu’il nomme « des auditeurs le représentant dans les fédérations sportives nationales » (point 70) et qu’il contrôle « l’exercice des activités à caractère public confiées aux fédérations sportives nationales ainsi que, plus généralement, le bon fonctionnement de ces fédérations » (point 71) tendent à indiquer qu’un contrôle actif est effectivement exercé, même si le juge national est seul compétent pour se prononcer sur ce point. La Cour en profite d’ailleurs pour rappeler que la participation des fédérations sportives au fonctionnement du CONI est sans conséquence dans la mesure où elles ne peuvent être considérées comme exerçant « une influence significative sur le contrôle de gestion exercé par le CONI » de manière individuelle (point 74).

Du point de vue du droit français, cette solution invite à considérer les fédérations sportives françaises comme des organismes de droit public soumis au respect du droit de la commande publique, ce qui implique d’aller plus loin que les préconisations d’un récent rapport sénatorial (« Mutualiser, renouveler et légitimer pour affûter l’esprit d’équipe des fédérations sportives », Rapport d’information de M. Alain FOUCHÉ, fait au nom de la MI Fonctionnement fédérations sportives, n° 698 (2019-2020) – 8 septembre 2020 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-698-notice.html ).

CE, 4 février 2021, n° 445396,
Société Osiris Sécurité Run (OSR)

L’allotissement permet de favoriser l’accès des TPE, PME et des artisans à la commande publique. C’est ce qui explique qu’il constitue l’un des principes directeurs du droit des marchés publics et que les exceptions à cette règle ne soient admises que de manière exceptionnelle. Le Conseil d’Etat le confirme dans cet arrêt centré sur la notion de marché de défense ou de sécurité.

En l’espèce, la direction du commissariat d’outre-mer des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien avait lancé une procédure d’appel d’offres restreint en vue de la passation d’un marché sans allotissement, d’une durée d’un an tacitement renouvelable trois fois, pour des prestations de gardiennage, d’accueil et de filtrage de trois sites militaires à La Réunion.

A l’issue de la procédure la société Osiris Sécurité Run (OSR), concurrent évincé dont l’offre avait été classée troisième, a introduit un référé précontractuel devant le tribunal administratif de la Réunion. Par une ordonnance rendue le 2 octobre 2020, celui-ci a annulé la décision d’attribution du marché ainsi que la procédure de passation en raison du non-respect de la règle de l’allotissement. La ministre des armées a alors saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation.

La question centrale ici était donc de savoir si le marché passé devait ou non être alloti. En principe, l’allotissement s’impose pour tous les marchés publics, « sauf si leur objet ne permet pas l’identification de prestations distinctes » (CCP, art. L. 2113-10). Toutefois, certaines catégories de marchés publics échappent à l’obligation d’allotir, qu’il s’agisse des marchés publics globaux, des marchés de partenariat ou des marchés de défense ou de sécurité (CCP, art. L. 2313-5). En l’espèce, c’est cette dernière exception qui était mise en avant : le contrat était qualifié de marché de défense en application de l’article L. 1113-1, 4° du code de la commande publique, qui précise que sont des marchés de défense les contrats conclus par l’Etat ou ses établissements publics et qui ont pour objet des « travaux et services destinés à la sécurité et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

La ministre faisait valoir que le titulaire du marché devait avoir « accès au système de contrôle d’accès, détection d’intrusion, vidéosurveillance, dont les informations font l’objet d’une  » diffusion restreinte  » ». Pour autant, le Conseil d’Etat considère – comme le juge des référés du tribunal administratif l’avait relevé – que cette circonstance ne suffit pas pour qualifier le marché en cause de marché de défense ou de sécurité. Il rappelle donc que la notion de marché de défense ou de sécurité est d’interprétation stricte, conformément à sa jurisprudence traditionnelle (en ce sens, v. CE, 18 déc. 2019, n° 431696, Ministre de la Transition écologique et solidaire c/ Sté Sunrock). Par conséquent, il n’était pas possible de déroger à l’obligation d’allotir en arguant de la qualification du contrat comme marché de défense ou de sécurité.

Le Conseil d’Etat examine ensuite la possibilité plus classique de déroger à l’allotissement au regard de l’objet du marché, en vérifiant si l’allotissement présentait « l’un des inconvénients que mentionnent les dispositions de l’article L. 2113-11 du code de la commande publique ». Le fait que les prestations objet du marché doivent être réalisées dans des lieux géographiquement distincts et qu’elles diffèrent en fonction des sites concernés (ajouté au fait qu’un précédent marché avait fait l’objet d’un allotissement géographique) conduit le juge à rejeter cette possibilité et à confirmer l’annulation de la procédure.

L’allotissement reste donc une règle fondamentale du droit des marchés publics qui n’admet que des dérogations limitées et d’interprétation stricte.

CE, 4 mars 2021, n° 438859,
Département de la Loire c/ Sté Edenred

Le Conseil d’Etat est entrain de redéfinir progressivement son approche de l’intérêt à agir des concurrents évincés dans le cadre des procédures de référé précontractuel et contractuel. Rendu un peu moins d’un an après l’arrêt Société Clean Building (CE, 27 mai 2020, n° 435982, Sté Clean Building), le présent arrêt confirme ce mouvement.

En l’espèce, le département de la Loire avait lancé la passation d’un accord-cadre composé de six lots en 2019. Le premier lot a fait l’objet d’une procédure de publicité et de mise en concurrence mais le département de la Loire a choisi d’attribuer les cinq autres lots sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence en raison de leurs montants respectifs. Le département de la Loire a alors invité plusieurs opérateurs économiques, dont la société Edenred France, à présenter des offres sur ces cinq lots. Celle-ci a refusé de présenter une offre mais a, par la suite, intenté un référé précontractuel pour que soient annulé les procédures de passation des lots n°2, 3, 5 et 6.

Outre la question de la qualification des contrats conclus et le calcul de leur valeur (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Les contrats de titre de paiement sont des marchés publics », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 135), le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la question de savoir si une entreprise ayant refusé de présenter une offre dans le cadre d’un marché passé sans publicité ni mise en concurrence préalables peut être considérée comme lésée par une irrégularité affectant la procédure de passation dudit marché.

Confirmant son approche plus souple des conditions de mise en œuvre des référés précontractuel et contractuel, le Conseil d’Etat considère ici qu’une entreprise qui a « a été dissuadée de présenter une offre par l’irrégularité dont elle considérait que la procédure était entachée » doit être considérée comme susceptible d’être lésée par ce manquement au sens des dispositions de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative. Tel était le cas de l’entreprise requérante, qui pouvait donc utilement contester la procédure de passation de l’accord-cadre au travers d’un référé précontractuel.

Cette interprétation souple des conditions de mise en œuvre des procédures de référé s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence européenne. D’ailleurs, 20 jours seulement après cet arrêt, la Cour de justice de l’Union a rendu un nouvel arrêt qui offre une définition large des moyens invocables, y compris lorsque le requérant a été exclu de la procédure de passation à un stade antérieur à l’attribution (CJUE, 24 mars 2021, aff. C-771/19, NAMA Symvouloi Michanikoi kai Meletites A.E.).

CE, 4 mars 2021, n° 437232,
Société SOCRI Gestion  

Le critère organique de définition des contrats administratifs implique la présence quasi-systématique d’une personne publique comme partie au contrat. Il n’admet que de rares exceptions (ou semi-exceptions), au nombre desquelles figure l’hypothèse dans laquelle un contrat conclu entre deux personnes privées révèle que l’une d’elle est une personne « transparente » derrière laquelle se trouve une personne publique. Cette exception établie par la jurisprudence Commune de Boulogne-Billancourt (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne-Billancourt) reste cependant d’application exceptionnelle, comme le confirme l’arrêt commenté.

En l’espèce, le litige portait sur une opération d’aménagement. En 2011, la communauté d’agglomération de Montpellier, aux droits de laquelle vient la métropole Montpellier Méditerranée Métropole, a confié la réalisation d’une zone d’aménagement à la société d’aménagement de l’agglomération de Montpellier (SAAM), société publique locale d’aménagement (SPLA), devenue, en 2016, société d’aménagement de Montpellier Méditerranée Métropole (SA3M). Cette SPLA a conclu une promesse synallagmatique de vente portant sur un terrain destiné à recevoir les bâtiments et ouvrages de la zone d’aménagement le 15 décembre 2014 avec la société IF Ecopôle. Mécontente de cette décision, la société SOCRI gestion a décidé de demander l’annulation de cette promesse de vente et a saisi le tribunal administratif de Montpellier en ce sens. Celui-ci a rejeté la demande d’annulation comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Marseille a également rejeté cette demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. La société SOCRI s’est donc pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.

Celui-ci commence par rejeter la qualification de contrat de concession de travaux publics en raison de l’objet du contrat de vente. En effet, comme le relève le juge, une fois la cession réalisée, la société d’aménagement ne disposera plus d’aucun droit d’exploitation sur le terrain, les bâtiments et les ouvrages. Elle ne peut donc pas attribuer un tel droit d’exploitation « à la société IF Ecopôle en contrepartie de prestations effectuées par cette dernière » et le contrat ne peut pas être qualifié de contrat de concession.

Par ailleurs, l’arrêt rendu permet au Conseil d’Etat de rappeler que « le titulaire d’une convention conclue avec une collectivité publique pour la réalisation d’une opération d’aménagement ne saurait être regardé comme un mandataire de cette collectivité », sauf en présence de circonstances particulières permettant d’identifier un tel mandat « telles que le maintien de la compétence de la collectivité publique pour décider des actes à prendre pour la réalisation de l’opération ou la substitution de la collectivité publique à son cocontractant pour engager des actions contre les personnes avec lesquelles celui-ci a conclu des contrats ». Il s’agit là d’une jurisprudence constante (v. not. TC, 15 octobre 2012, n° 3853, SARL Port croisade c/ SA Seeta ; TC, 11 décembre 2017, n° 4103, Commune de Capbreton).

Surtout, cet arrêt permet au Conseil d’Etat d’affirmer que « les sociétés publiques locales d’aménagement, créées par la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement et dont le champ d’intervention a été élargi par la loi du 28 mai 2010, de même que les sociétés publiques locales, créées par cette dernière loi, ont été instituées par le législateur pour permettre à une collectivité territoriale de transférer certaines missions à une personne morale de droit privé contrôlée par elle, notamment des opérations d’aménagement, dès lors que certaines conditions sont remplies » et ne peuvent être considérées comme des entités transparentes.

CE, 12 avr. 2021, n° 436663,
Société Île de Sein Énergies

Le contentieux contractuel est l’une des rares matières dans lesquelles le juge administratif fait encore montre d’un pouvoir créateur important. Rendu dans le cadre d’un recours introduit par un tiers contre le refus de mettre fin à un contrat administratif, l’arrêt commenté permet de mieux délimiter les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche (SMPAT)).

En l’espèce, le contrat en cause était une  » convention de concession pour le service public de la distribution d’énergie électrique  » conclue entre le syndicat départemental d’énergie et d’équipement du Finistère (SDEF) et Electricité de France (EDF) en 1993 pour une durée de 30 ans. Le champ d’application territorial de cette convention avait ensuite été étendu à l’île de Sein par un avenant du 4 juin 1993 et, par un courrier du 2 novembre 2016, la société Ile de Sein Energies (IDSE) avait demandé au SDEF de mettre fin à cette convention en tant qu’elle concernait l’île de Sein.

Sans revenir sur les aspects techniques de l’affaire, l’apport principal concerne les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT. En effet, parmi les moyens invoqués, la société IDSE arguait du fait que la convention contestée avait été attribuée à EDF sans mise en concurrence et sans limite de durée. La question se posait alors de savoir si le non-respect des obligations de publicité et de mise en concurrence peut être invoquée dans le cadre d’un recours SMPAT.

Poursuivant son souci de mise en cohérence du contentieux contractuel tout en préservant la stabilité des contrats et la sécurité juridique, le Conseil d’Etat rejette clairement cette possibilité. Il considère en effet que « si la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence peut, le cas échéant, être utilement invoquée à l’appui d’un référé précontractuel d’un concurrent évincé ou du recours d’un tiers contestant devant le juge du contrat la validité d’un contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles, cette méconnaissance n’est en revanche pas susceptible, en l’absence de circonstances particulières, d’entacher un contrat d’un vice d’une gravité de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Il en ressort donc que les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence ne sont normalement invocables qu’avant la conclusion du contrat ou dans les premiers temps de son exécution.

CE, 27 avril 2021, n° 436820,
Société Strasbourg Electricité Réseaux

Le caractère définitif du décompte général du marché a de nombreuses conséquences mais il n’empêche pas le titulaire du marché d’appeler en garantie le maître d’ouvrage, comme le rappelle l’arrêt s’agissant des dommages causés aux tiers.

En l’espèce, l’Eurométropole de Strasbourg avait attribué un marché public de travaux relatifs au réseau de chaleur à un groupement d’entreprises solidaires constitué de la société SADE et de la société Nord Est TP Canalisations, dont la société SADE était le mandataire commun en janvier 2016. La maîtrise d’œuvre de ce marché avait quant à elle été attribuée à un groupement conjoint constitué du cabinet Lollier Ingénierie, mandataire solidaire, et de la société Energival, aux droits de laquelle vient la société Réseaux de Chaleur Urbains d’Alsace. Or, le 8 août 2016, lors des opérations d’évacuation d’une importante quantité d’eau constatée en fond de fouille d’une tranchée réalisée dans le cadre des travaux, une artère bétonnée enterrée en sous-sol, abritant une liaison haute tension exploitée par la société Electricité de Strasbourg, s’est effondrée.

La société Strasbourg Electricité Réseaux, venant aux droits de la société Electricité de Strasbourg, a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg pour obtenir la condamnation solidaire de la société SADE et de l’Eurométropole de Strasbourg, c’est-à-dire la condamnation solidaire du titulaire du marché et du maître d’ouvrage. Elle réclamait le versement de 498 527,13 euros à titre de provision à raison du dommage subi. Le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à cette demande en condamnant la société SADE à verser une provision de 430 547,66 euros et en condamnant l’Eurométropole de Strasbourg à garantir intégralement la société SADE. La Cour administrative d’appel de Nancy a confirmé cette décision, tout en portant le montant de la provision à la somme totale de 497 801,82 euros hors taxes.

Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur l’articulation entre les conséquences liées à la réception des travaux et le caractère définitif du décompte général. En effet, la réception définitive des travaux exécutés par la société SADE avait été prononcée le 23 septembre 2016 et les réserves levées le 21 novembre 2016. Or, cette société avait accepté, le 9 mars 2017, le décompte général qui lui avait été notifié et qui était ainsi devenu le décompte général et définitif. La question se posait donc de savoir si le caractère définitif du décompte général s’opposait à l’appel en garantie contre l’Eurométropole de Strasbourg.

Fidèle à sa jurisprudence classique (CE, 23 févr. 1990, n° 83398, Duchon et a.), le Conseil d’Etat considère que « lorsque sa responsabilité est mise en cause par la victime d’un dommage dû à l’exécution de travaux publics, le constructeur est fondé, sauf clause contractuelle contraire et sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’aucune réserve de sa part, même non chiffrée, concernant ce litige ne figure au décompte général du marché devenu définitif, à demander à être garanti en totalité par le maître d’ouvrage, dès lors que la réception des travaux à l’origine des dommages a été prononcée sans réserve et que ce constructeur ne peut pas être poursuivi au titre de la garantie de parfait achèvement ou de la garantie décennale ». Il s’agit d’une règle d’application stricte qui ne peut être écartée « que dans le cas où la réception n’aurait été acquise au constructeur qu’à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives de sa part ».

CE, 27 avr. 2021, n° 447221,
Ville de Paris

Le code de la commande publique organise toute une série d’exclusion à l’appréciation des acheteurs parmi lesquelles figure la possibilité d’exclure de la procédure de passation « les personnes qui :

1° Soit ont entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de l’acheteur ou d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du marché, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d’avoir une influence déterminante sur les décisions d’exclusion, de sélection ou d’attribution ;

2° Soit par leur participation préalable directe ou indirecte à la préparation de la procédure de passation du marché, ont eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats, lorsqu’il ne peut être remédié à cette situation par d’autres moyens » (CCP, art. L. 2141-8). Il s’agit d’une application logique du principe d’égalité de traitement consacré à l’article L.3 du même code, mais dont la mise en œuvre pratique reste assez rare.

En l’espèce, la Ville de Paris avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour la passation de plusieurs accords-cadres à bons de commande ayant pour objet des prestations de diagnostics et préconisations de structures pour la ville de Paris et l’établissement public Paris musées. Ces prestations étaient réparties en trois lots, la société requérante ayant présenté une offre pour les lots 1 et 2. Ses offres n’ayant pas été retenues, elle a décidé de contester la procédure de passation dans le cadre d’un référé précontractuel. Le tribunal administratif de Paris a fait partiellement droit à sa demande, ce qui explique que le Conseil d’Etat ait été saisi dans un second temps.

Il n’est pas ici question de revenir sur l’ensemble des aspects de l’arrêt, et notamment sur l’impossibilité pour un contrôleur technique agréé de participer à un groupement d’entreprises exerçant des activités de réalisation d’un ouvrage en application des dispositions du code de ka construction et de l’habitat (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Groupement d’entreprises et incompatibilités applicables aux contrôleurs techniques », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 203). L’accent est ici mis sur un autre point central qui concerne la rupture d’égalité entre les candidats à l’attribution du marché.

Comme le relève le Conseil d’Etat, « il résulte de l’instruction que la ville de Paris a soumis aux candidats, aux fins de la notation du sous-critère n° 1 du critère n° 2, intitulé  » méthodologie d’exécution « , une étude de cas dite  » Auvent  » portant sur un bâtiment municipal », ce sous-critère étant pondéré à hauteur de 15 % de la note globale. Or, l’instruction a également révélé que « la société Ginger CEBTP, candidate à l’attribution du lot en litige, avait déjà réalisé cette étude en qualité d’attributaire d’un précédent marché de la ville de Paris » et qu’elle avait donc logiquement « obtenu la meilleure note, de 9,5 sur 10, pour ce sous-critère, le candidat classé en deuxième position sur ce sous-critère n’ayant obtenu que la note de 8 sur 10 ». Le juge en déduit donc que « la société Sixense engineering est fondée à soutenir que le sous-critère ainsi choisi par la ville de Paris a avantagé la société Ginger CEBTP, et par suite rompu l’égalité de traitement entre les candidats ».

Cet arrêt est donc l’occasion de rappeler aux acheteurs qu’ils doivent faire preuve d’une vigilance accrue lorsque l’un des candidats bénéficie d’informations privilégiées, au risque de voir leurs procédures de passation remises en cause. Dans ce cas, la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 2141-8 du code de la commande publique pourrait se révéler salutaire.

CJUE, 17 juin 2021, aff. C-23/20,
Simonsen & Weel A/S
contre Region Nordjylland og Region Syddanmark

Dans un arrêt important, la Cour de justice de l’Union européenne est venue apporter des précisions sur les règles applicables en matière d’accords-cadres.

En l’espèce, le litige concernait la procédure de passation d’un marché public lancée en avril 2019 par des régions danoises pour l’achat d’équipements permettant l’alimentation par sonde destinés à des patients à domicile et à des établissements. Ce marché devait prendre la forme d’un accord-cadre de quatre ans entre la région du Jutland du Nord et un opérateur économique unique, mais l’avis de marché précisait également que la région du Danemark du Sud participerait « sur option » et que les candidats étaient tenus de soumissionner pour « tous les postes du marché ». A l’issue de la procédure, les Régions ont considéré que l’offre de la société Nutricia était la plus avantageuse et que cette société avait remporté le marché mais la société Simonsen & Weel a formé un recours devant la commission de recours en matière de marchés publics tendant à l’annulation de cette décision.

La Commission de recours a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles pour qu’elle se prononce sur les informations exigées dans les avis de marchés lorsque ceux-ci prennent la forme d’un accord-cadre. De manière inédite, elle considère que les dispositions de la directive marché public (2014/24/UE) lues en combinaison avec les principes d’égalité de traitement et de transparence impliquent que les acheteurs indiquent dans leurs avis de marchés « la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre et qu’une fois que cette limite aura été atteinte, ledit accord-cadre aura épuisé ses effets ». Cette indication doit être effectuée de manière globale et la Cour précise également que l’avis publié « peut fixer des exigences supplémentaires que le pouvoir adjudicateur déciderait d’y ajouter ».

Comme le relève la DAJ, « l’absence de valeur maximale contractuelle pourrait constituer, selon la Cour, une utilisation abusive de la technique des accords-cadres puisqu’elle pourrait conduire l’acheteur à passer des commandes pour un montant beaucoup plus important qu’indiqué dans l’avis de marché » (https://www.economie.gouv.fr/daj/consequences-sur-les-accords-cadres-de-larret-de-la-cjue-simonsen-weel ). Dans l’attente de la modification des dispositions du code de la commande publique sur ce point, elle invite donc les acheteur à « prévoir, pour leurs futurs projets d’accords-cadres, le montant maximum des marchés subséquents ou des bons de commande qu’elles pourront demander aux attributaires d’exécuter et au-delà duquel ces attributaires seront libérés de leurs obligations contractuelles ».  

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 357.

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ParMathias AMILHAT

Les évolutions textuelles : un droit de la commande publique en constante mutation

Art. 356.

Extraits de la 5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

L’année écoulée a permis de constater une nouvelle fois que le droit de la commande publique fait preuve d’une capacité d’adaptation importante. Il est d’ailleurs possible que ces adaptations se poursuivent tant la commande publique semble aujourd’hui mise en avant comme un outil de relance économique (v. not. P. Terneyre et T. Laloum, « Droit des contrats administratifs : renversons quelques tables pour la reprise économique ! », Contrats-Marchés publ. 2021, étude 5). Il n’est pas question ici d’anticiper des changements éventuels mais il est possible de relever que ceux qui ont eu lieu lors de cette période si particulière ont toujours été pensés au bénéfice des opérateurs économiques. Or, si l’utilisation de la commande publique au service des politiques publiques nous semble constituer un élément positif, il est regrettable que le but d’intérêt général poursuivi par les personnes de la sphère publique ne semble envisagé que de manière secondaire, après la recherche de protection des opérateurs économiques. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que, derrière les garanties apportées aux opérateurs économiques, se trouvent généralement des hausses d’impôts dénoncées par les mêmes qui plaident en faveur de la protection des entreprises.

Parmi les évolutions les plus marquantes, on retrouve l’adoption de la loi ASAP – qui semble parachever les évolutions provoquées par la pandémie de COVID-19 – et celle des nouveaux cahiers des clauses administratives générales (CCAG) applicables en matière de marchés publics.

La loi ASAP 

La loi d’accélération et de simplification de la commande (ASAP) du 7 décembre 2020 (Loi n°2020-1525, JORF du 8 déc. 2020) est le premier texte de loi apportant des modifications significatives au droit de la commande publique depuis l’adoption du code en 2019. Ce n’était pourtant pas l’objectif initial du projet de loi qui ne devait modifier le code de la commande publique qu’à la marge. En effet, la seule modification prévue initialement concernait les contrats passés avec des avocats ayant pour objet des services juridiques de représentation ou des services juridiques de consultation. Elle a été maintenue dans le texte adopté : ces contrats intègrent désormais la catégorie des « autres marchés » et des « autres contrats de concession », ce qui signifie qu’ils peuvent être passés sans qu’une procédure de publicité et de mise en concurrence ne soit mise en œuvre (ils relevaient auparavant de la procédure adaptée).

Les modifications ASAP du droit de la commande publique ne se sont cependant pas arrêtées là. Elles se retrouvent aux articles 131 à 133 et 140 à 144 de la loi et permettent de sanctuariser certaines mesures adoptées dans le cadre de la législation d’exception mise en place pour faire face à la pandémie de Covid-19 (Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de COVID-19, JORF du 26 mars 2020 ; Ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire, JORF du 13 mai 2020 ; Ordonnance n° 2020-738 du 17 juin 2020 portant diverses mesures en matière de commande publique, JORF du 18 juin 2020).

  • En premier lieu, la loi crée une nouvelle exception permettant aux acheteurs de conclure leurs marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque le respect d’une telle procédure est manifestement contraire « à un motif d’intérêt général » (CCP, art. L. 2122-1 et L. 2322-1). Pour autant, les acheteurs ne sont pas compétents pour identifier de tels motifs d’intérêt général. Il faut donc attendre que le pouvoir réglementaire intervienne pour fixer la liste de ces motifs.  
  • En deuxième lieu, la loi modifie les dispositions du code de la commande publique pour interdire l’exclusion des entreprises en redressement judiciaire si elles bénéficient d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2141-3 et L. 3123-3). Dans le même sens, les acheteurs et les autorités concédantes se voient interdire de résilier un contrat au seul motif qu’une entreprise est placée en redressement judiciaire lorsqu’elle bénéficie d’un plan de redressement (CCP, art. L. 2195-4, L. 2395-2 et L. 3136-4).
  • En troisième lieu, la loi étend le dispositif applicable aux marchés de partenariat pour faciliter l’accès des PME, des TPE et des artisans aux marchés globaux. Désormais ces contrats doivent fixer « la part minimale de l’exécution du contrat que le titulaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » (CCP, art. L. 2171-8). De plus, « la part d’exécution du marché que le soumissionnaire s’engage à confier à des petites et moyennes entreprises ou à des artisans » figure dorénavant parmi les critères d’attribution de ces marchés globaux (CCP, art. L. 2152-9).
  • La loi crée également, et en quatrième lieu, deux nouveaux livres intégrés dans le code de la commande publique et intitulés « dispositions relatives aux circonstances exceptionnelles » : le premier concerne les marchés publics, le second les contrats de concession. Leur contenu est proche de celui de l’ordonnance du 25 mars 2020 et cherche à permettre une réactivité plus importante face à de telles circonstances (CCP, art. L. 2711-1 à L. 2728-1 et L. 3411-1 à L. 3428-1). D’un point de vue pratique, les mesures prévues pour faire face aux circonstances exceptionnelles pourront être activées par décret, ce qui devrait permettre de réagir plus rapidement, sans intervention du législateur.
  • En cinquième lieu, conformément au texte initial du projet de loi, la loi ASAP intègre les marchés et contrats de concession ayant pour objet des « services juridiques de représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle » ou des « services de consultation juridique fournis par un avocat en vue de la préparation d’une telle procédure » dans la catégorie des « autres marchés » (CCP, art. L. 2512-5) et des « autres contrats de concession » (CCP, art. L. 3212-4). Ils échappent donc désormais au respect des procédures de publicité et de mise en concurrence. Le législateur a expliqué ce choix par la volonté de mettre fin à la surtransposition des directives qui avait conduit à soumettre ces contrats au respect d’une procédure adaptée.
  • En sixième lieu et de manière subtile, la loi ASAP fait fortement évoluer les règles applicables aux marchés réservés. Pour rappel, il s’agit de contrats qui font l’objet de procédures de publicité et de mise en concurrence mais pour lesquels seuls certains opérateurs économiques peuvent candidater, parce qu’ils emploient des travailleurs handicapés ou défavorisés. Jusqu’à présent, une distinction était opérée en fonction des structures : les marchés pouvaient soit être réservés aux entreprises adaptées et aux établissements et services d’aide par le travail, soit être réservés aux structures d’insertion par l’activité économique. Désormais, cette distinction n’existe plus, ce qui signifie que les acheteurs peuvent mettre en concurrence l’ensemble de ces opérateurs lors de l’attribution d’un marché réservé (CCP, art. L. 2113-14).
  • En septième lieu, la loi crée un nouveau seuil de 100 000 euros hors taxes pour les marchés publics de travaux (inspiré du seuil provisoire de 70 000 euros mis en place dans le cadre de la législation d’exception). Il prévoit que les marchés de travaux qui répondent à des besoins dont la valeur estimée est inférieure à ce seuil, ainsi que les lots inférieurs à ce seuil et qui portent sur des travaux dans la limite de 20% de la valeur totale du marché peuvent être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables. Il ne s’agit pour l’heure que d’un seuil provisoire applicable jusqu’au 31 décembre 2022 (art. 142 de la loi ASAP, non codifié).
  • En huitième lieu, la loi met fin au décalage qui existait entre les marchés publics et les contrats de concession en matière de modifications en cours d’exécution. En effet, lors de la transposition des directives de 2014, le législateur avait prévu que les règles concernant les modifications en cours d’exécution des contrats de concession s’appliqueraient également aux modifications concernant des contrats de concession conclus avant le 1er avril 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance « concessions ». Or, cette règle ne concernait pas les marchés publics passés avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance « marchés publics » du 23 juillet 2015. La loi ASAP revient donc sur ce décalage : désormais tous les contrats de la commande publique « pour lesquels une consultation a été engagée ou un avis d’appel à la concurrence a été envoyé à la publication avant le 1er avril 2016 peuvent être modifiés sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans les conditions définies par le code de la commande publique ».
  • En dernier lieu, la loi crée une nouvelle catégorie parmi les marchés globaux sectoriels qui peuvent être utilisés par l’Etat (CCP, art. L. 2171-4, 5°) et elle modifie les règles applicables aux marchés globaux sectoriels conclus par la Société du Grand Paris (CCP, art. L. 2171-6).

Enfin, il convient de souligner qu’un premier décret a été adopté en application de la loi ASAP le 30 mars 2021 (Décret n° 2021-357 du 30 mars 2021 portant diverses dispositions en matière de commande publique). Son principal apport est de fixer à 10 % la part de l’exécution des marchés publics globaux qui doit être confiée à des PME, des TPE ou des artisans. Il permet également de modifier la partie réglementaire du code de la commande publique pour tenir compte des modifications législatives concernant les services juridiques ; de reformuler les hypothèses de dispense de jury pour l’attribution des marchés globaux ; et d’intégrer dans le code le point de départ du délai de paiement du solde des marchés publics de maîtrise d’œuvre précisé dans le nouveau CCAG.

De nouveaux CCAG pour les marchés publics

Les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) font partie de ces documents qui, bien qu’indispensables aux praticiens de la commande publique, sont rarement étudiés en tant que tels.

Pour rappel, le code de la commande publique envisage expressément le recours aux CCAG. Il est en effet prévu que les clauses des marchés publics « peuvent être déterminées par référence à des documents généraux tels que :

1° Les cahiers des clauses administratives générales, qui fixent les stipulations de nature administrative applicables à une catégorie de marchés ;

2° Les cahiers des clauses techniques générales, qui fixent les stipulations de nature technique applicables à toutes les prestations d’une même nature » (CCP, art. R. 2112-2).

Pour l’exprimer plus simplement, les CCAG constituent en quelque sorte des « modèles » contractuels auxquels les acheteurs peuvent se référer. Comme le rappelle la DAJ dans sa notice de présentation des nouveaux textes, « les CCAG sont des documents-types » qui « déterminent les droits et obligations des cocontractants sur toute la vie du contrat : délais d’exécution, sous-traitance, garanties et assurances, prix et paiement, prestations supplémentaires, pénalités, admission et réception, résiliation, ajournement et règlement des différends, etc » (DAJ, Réforme des cahiers des clauses administratives générales (CCAG) 2021, https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/daj/marches_publics/CCAG/RefonteCCAG/Notice%20pr%C3%A9sentation%20CCAG.pdf ). A ce titre, les CCAG constituent un outil indispensable pour les praticiens.

Pour autant, les CCAG n’avaient pas évolué depuis leur révision en 2009. Or, la disparition du code des marchés publics et son remplacement par le code de la commande publique appelaient une réforme de ces textes. C’est désormais chose faite avec l’adoption de six arrêtés ministériels le 30 mars 2021 (v. la liste et les renvois aux différents textes sur le site de la DAJ : https://www.economie.gouv.fr/daj/cahiers-clauses-administratives-generales-et-techniques ), chacun d’eux portant approbation d’un nouveau CCAG :

  • Le CCAG Marchés de fournitures courantes et services (CCAG-FCS)
  • Le CCAG Marchés publics de prestations intellectuelles (CCAG-PI)
  • Le CCAG Marchés publics de travaux (CCAG Travaux)
  • Le CCAG Marchés publics industriels (CCAG-MI)
  • Le CCAG Marchés publics de techniques de l’information et de la communication (CCAG-TIC)
  • Le CCAG Marchés publics de maîtrise d’œuvre (CCAG-MOE).

Les marchés publics de maîtrise d’œuvre ont donc désormais droit à leur propre CCAG, ce qui signifie que les acheteurs n’auront plus à se référer au CCAG-PI lorsqu’ils concluront de tels marchés.

Ces nouveaux CCAG sont tous entrés en vigueur le 1er avril 2021 (un décret ayant autorisé leur entrée en vigueur immédiate). Les cinq premiers prévoient cependant un dispositif transitoire. En effet, en principe ils ne s’appliquent pas aux marchés pour lesquels « une consultation est engagée ou un avis d’appel à la concurrence envoyé à la publication entre 1er avril 2021 et le 30 septembre 2021 », sauf si ces marchés se réfèrent expressément aux nouveaux CCAG. Les CCAG de 2009 vont donc continuer à s’appliquer pour quelques mois encore, sauf pour les marchés publics de maîtrise d’œuvre.

Du point de vue de la méthode, un groupe de travail a été créé dès septembre 2019 réunissant des représentants des différents acteurs du droit de la commande publique. Ce groupe de travail a permis la rédaction de projets de CCAG, soumis à consultation publique entre le 15 janvier et le 5 février 2021. Ce sont donc les projets de ce groupe de travail, enrichis par la consultation publique, qui ont été adoptés.

La question est alors de savoir quels sont les (principaux) changements apportés par ces textes.

Outre l’harmonisation terminologique nécessaire au regard des évolutions de la réglementation (pour davantage de précisions sur ce point, voir : DAJ, Notice de présentation, préc.), l’une des principales nouveautés réside dans l’adoption, déjà évoquée, d’un sixième CCAG spécifique pour les marchés de maîtrise d’œuvre. Auparavant, les acheteurs se référaient au CCAG-PI de 2009 mais ils « étaient contraints d’y déroger de façon massive, notamment en ce qui concerne les prix provisoires, l’assurance-construction, la propriété intellectuelle, le paiement du solde, ou de rédiger un cahier des charges spécifique complet » (DAJ, Notice de présentation, préc.). Le nouveau CCAG-MOE devrait permettre de remédier à cette situation peu satisfaisante et de sécuriser davantage les marchés publics conclus sur son fondement.

Autre nouveauté, les nouveaux CCAG comportent tous un préambule qui précise son champ d’application (quels sont les marchés publics concernés par ledit CCAG) et les conditions dans lesquelles les acheteurs peuvent se référer à plusieurs CCAG. Ces préambules rappellent en effet que, « par principe, un marché ne peut se référer qu’à un seul CCAG » mais envisagent deux dérogations :

  • La première est une dérogation générale qui concerne les marchés globaux (CCP, art. L. 2171-1). L’objet particulier de ce type de contrats justifie en effet que les acheteurs se réfèrent à plusieurs CCAG. Pour autant, la référence à plusieurs CCAG n’est pas sans risques et ce sont donc les acheteurs qui doivent « veiller à assurer la parfaite cohérence entre les différentes clauses » des CCAG auxquels ils se réfèrent.
  • La seconde dérogation concerne les prestations secondaires qui « doivent être régies par des stipulations figurant dans un autre CCAG que celui désigné dans le marché ». Dans ce cas, les acheteurs ne peuvent pas se référer à deux CCAG : ils doivent se référer à un CCAG principal et « reproduire, dans le cahier des clauses administratives particulières ou dans tout autre document qui en tient lieu, les stipulations retenues ou tout autre document qui en tient lieu, sans référence au CCAG dont elles émanent ».

Les clauses contenues dans les différents CCAG évoluent également. Chaque CCAG connaît ses propres évolutions et/ou adaptations mais certaines sont communes à l’ensemble des CCAG. La directrice des affaires juridiques du ministère de l’Économie, des Fiannces et de la Relance, Laure Bédier, les qualifie de « clauses transversales », par opposition aux clauses « spécifiques à chaque catégorie de marché » (H. Hoepffner, « Entretien avec Laure Bédier », Contrats-Marchés publ. 2021, dossier 3). Ainsi, le montant des avances versées aux cocontractants repose désormais sur le choix entre une option A qui permet de favoriser les PME et une option B qui conduit à une application plus classique des dispositions du code, le montant des pénalités de retard est davantage encadré, les modalités de versement des primes sont harmonisées et clarifiées et les ordres de services doivent désormais être valorisés sous peine de voir leur mise en œuvre refusée par le cocontractant. Par ailleurs, l’utilisation de la dématérialisation est facilitée, ainsi que le recours aux modes de règlement amiable des différends. Enfin, tous les CCAG intègrent une clause relative à la propriété intellectuelle, des clauses environnementales, une clause d’insertion sociale et aussi une clause visant à anticiper les difficultés rencontrées par les cocontractants en cas de circonstances imprévisibles.

Les nouveaux CCAG cherchent donc à orienter davantage l’action des acheteurs lors de la rédaction de leurs marchés publics. Ils ont également pour objectif de sécuriser davantage l’exécution des marchés publics (avances, ordres de services…). Pourtant, et en toutes hypothèses, le recours aux CCAG reste volontaire ce qui signifie que les acheteurs sont libres d’y déroger. Ce n’est généralement pas le cas en pratique mais, le code de la commande publique comme les CCAG envisagent cette possibilité, au grand dam des professionnels du secteur (v. not. H. Hoepffner, « La liberté de déroger aux CCAG pourrait-elle et devrait-elle être limitée ? », Contrats-Marchés publ. 2021, repère 7). Est-ce à dire que les CCAG pourraient rapidement évoluer ?

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 356.

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ParMathias AMILHAT

5e chronique Contrats publics

Art. 355.

5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Après une (trop) longue pause, la chronique « contrats publics » revient sur le site du Journal du droit administratif (JDA). Beaucoup de choses ont évolué depuis la dernière mouture de cette chronique, à commencer par l’adoption du code de la commande publique ! Or, les contraintes temporelles font qu’il n’est pas possible de résumer ici l’ensemble des évolutions du droit des contrats publics sur les deux à trois dernières années.

Cette nouvelle version de la chronique « contrats publics » propose donc d’adopter un format renouvelé qui devrait permettre de renouer avec une publication semestrielle. Un découpage simple a été retenu. Il distingue de manière classique la présentation des nouveautés textuelles et une sélection de jurisprudences marquantes au cours des 6 ou 7 derniers mois.

Du côté des nouveautés textuelles, deux points nous semblaient mériter une attention particulière :

S’agissant de la jurisprudence, une sélection de décisions a été opérée, en espérant qu’elle ne soit pas à l’origine de frustrations.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 355.

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ParJDA

Rentrée laïque des classes (4e chronique) – septembre 2021

Art. 354.

Pour célébrer les rentrées (de l’enseignement primaire à l’Université en passant par les mondes judiciaires, politiques et professionnels), le LAIC-Laïcité(s) vous propose quelques actualités de septembre :

Affiche du Parti Communiste Français pour l’abolition des Lois dites antilaïques
(format à l’italienne ; 37,50 / 57,5 cm) 02 nov . 1960 (coll. perso. MTD)

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.
par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Pour la 4e chronique (rédigée par le pr. Touzeil-Divina) en date du 18 septembre 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » à quelques jours du 26 septembre :
    • Cedh, [req. 18748/91] 26 septembre 1996, Manoussakis & alii c. Grèce ; (composantes de la liberté religieuse : liberté (absolue) de conscience & liberté (limitée selon l’ordre public) de manifestation cultuelle + obligation de neutralité de l’État) ; [J1996-CEDH-18748-91] ;

On y a ajouté :

  • une norme d’actualité et sa décision a priori de conformité partielle à la Constitution :
    • décision n° 2021-823 DC du 13 août 2021 du Conseil constitutionnel relative à la Loi confortant le respect des principes de la République (anciennement dite « séparatisme ») ; en ligne ICI & là : [J2021-CC-823] ;
    • Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République ; [N-L2021-01] ;

Par ailleurs, l’actualité – toujours riche en matière de Laïcité – nous permet de signaler également :

  • la préparation (en cours) d’un séminaire (en partenariat avec les Universités de Toulouse 1 Capitole & de Savoie-Mont-Blanc) sur la Loi précitée du 24 août 2021 ;
  • la publication (au JORF du 12 septembre 2021) d’un des arrêtés d’application de la Loi du 24 septembre « fixant le cahier des charges relatif au continuum de formation obligatoire des personnels enseignants et d’éducation concernant la laïcité et les valeurs de la République » ; Arrêté du 16 juillet 2021 [N-PR2021-02] ;

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 354.

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ParJDA

De Chauveau aux chevaux, le triple élu local Victor Ucay & les rêves de députation

Art. 352.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

IV. De Chauveau aux chevaux,
le triple élu local Victor Ucay
& les rêves de députation

De Chauveau aux chevaux. On nous pardonnera, on l’espère, ce jeu de mot d’administrativiste toulousain (de « Chauveau aux chevaux ») qui permet, cela dit, d’expliquer manifestement deux constantes fortes chez Victor Ucay : non seulement un goût prononcé pour une matière pourtant à l’époque très (et trop) décriée (le droit administratif initié à la Faculté de Droit de Toulouse de façon pérenne par Adolphe Chauveau) et l’amour des équidés qui va se traduire aussi de multiples façons (depuis la tradition familiale des diligences et autres messageries jusqu’aux courses et aux élevages hippiques). Cela dit, c’est vraisemblablement plus encore (on l’a vu) auprès de Rozy (et même de Vidal) que de Chauveau que Victor Ucay reçut, quant à lui et à la différence des deux premiers, le virus du droit administratif.

Ill. 32 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Adolphe Chauveau (circa 1860). 
  Ill. 33 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Henri Rozy (circa 1880).

Aussi, après avoir présenté le juriste, l’avocat puis le militaire Victor Ucay, il faut mentionner son autre engagement pour la Cité et ses concitoyens comme élu local aux multiples mandats successifs (mais assurément aux mandats moins nombreux qu’il ne l’aurait espéré).

1899, 1913 & 1944 :
les trois élections locales de Victor Ucay

Les trois mandats d’élu local. On recense, sauf omission, les trois mandats suivants :

  • Victor Ucay est d’abord (ce qui semble être son premier mandat) conseiller départemental (pour le canton de Grenade) de 1899 à 1901 (on y reviendra) ;
  • il est ensuite de 1913 à 1919, pendant la Première Guerre mondiale, maire de la commune de Merville, dans l’ancien canton de Grenade ;
  • il est enfin a priori conseiller municipal de Grenade pendant la Seconde Guerre mondiale et notamment en 1944 d’après les services actuels de la commune. On ne dispose cependant pas d’archives ou de documents concernant ces deux dernières fonctions municipales même si l’on sait qu’il a, à plusieurs reprises (dont en 1900), cherché – en se présentant aux suffrages municipaux – à devenir, mais en vain, maire de Grenade. On dispose en revanche de nombreuses archives s’agissant de son engagement départemental en Haute-Garonne.
Ill. 34 © Famille Ucay. Victor Ucay, candidat (non élu) comme maire
aux élections municipales de 1900 de Grenade-sur-Garonne (1900).

Le conseiller Ucay du canton (et de l’église) de Grenade-sur-Garonne. Un mandat d’élu départemental est de six années. Pourtant, Victor Ucay ne siégea au conseil général occitan que de 1899 à 1901. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans le canton de Grenade pendant le mandat de six ans de 1895 à 1901 avait été élu, le 28 juillet 1895, le très républicain maire de Grenade-sur-Garonne, déjà évoqué supra, Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898) dont l’histoire retient notamment son engagement républicain dès 1870 ainsi que sa bravoure pour ses concitoyens lors des inondations de juin 1875 ayant décimé plusieurs communes occitanes à la suite de violentes crues de la Garonne. Ce fait lui vaudra, l’été suivant, un soutien du Ministre de l’Intérieur qui lui fit obtenir sa légion d’honneur[1].

Toutefois, M. Barcouda décéda à la fin de l’année, le 31 décembre 1898 à Toulouse, ce que Le Figaro annonça dans son édition du premier jour de l’année 1899 (en page 02). En conséquence, on dut procéder à des élections partielles. Celles-ci eurent lieu les 12 et 19 mars 1899 ainsi que l’annonça le Journal officiel dans son édition du 07 avril[2] suivant indiquant l’élection partielle de neuf nouvelles personnalités locales dont « M. Ucay, membre du conseil général du département de la Haute-Garonne pour le canton de Grenade ». Cette élection partielle était loin d’être une sinécure pour le candidat Ucay qui se trouvait face au maire radical-socialiste de Toulouse, prêt à cumuler, Honoré Serres (1845-1905). Ce dernier, très soutenu par la presse locale républicaine (et notamment socialiste) comme La Dépêche avait alors basé sa profession de foi non « pour » le canton de Grenade où il candidatait mais « contre » Victor Ucay présenté comme un conservateur réactionnaire, acquis à l’Eglise, vraisemblablement favorable au retour d’un monarque et contre l’idée même de République. Ainsi écrit Honoré Serres[3], il serait un « républicain de l’avant-veille » alors que Victor Ucay, sans le nommer pour autant, serait issu de la « réaction monarchiste ».

Ill. 35 © & coll. perso. Mtd. Honoré Serres
in Le Monde illustré du 08 décembre 1894.

Victor Ucay, effectivement soutenu dans la presse par L’Express du midi et le Messager[4] de Toulouse connus pour leurs opinions catholiques conservatrices, s’était pourtant présenté aux suffrages (et on le lui reprochera) sous l’étiquette de « républicain rallié » alors qu’on le décrivait, parmi ses opposants, comme non-républicain. On ne s’attendait alors pas à ce que le 12 mars 1899 l’avocat et sous-lieutenant du Train conduisit au ballotage le célèbre et assis maire de Toulouse. Un second tour fut donc organisé et, nous dit Le Temps du 17 mars 1899 (p. 02) alors que restaient en lice Honoré Serres, maire radical-socialiste de Toulouse et Victor Ucay sou l’étiquette « docteur en droit, rallié », c’est bien le second qui fut porté vainqueur et l’emporta. Les chiffres du scrutin[5] furent alors les suivants :

  • au 1er tour :
    • M. Serres, 1429 voix ;
    • M. Ucay, 808 voix ;
    • M. Jouves, « républicain », 720 voix.

Et, alors que le camp républicain socialiste ne s’y attendait pas, Ucay réussit à obtenir le ralliement des voix républicaines de Lucain Jouves (1845-1917[6]) ce qui permit les résultats suivants ; au 2nd tour :

  • M. Ucay, 1519 voix ;
    • M. Serres, 1465 voix.

Au lendemain de son élection, le conseiller Ucay fit publier des mots de remerciements à ses électeurs mais la presse républicaine le prit aussitôt en grippe et conduisit contre lui, singulièrement à la Dépêche, une campagne de dénigrement(s).

Ainsi, dès la parution des remerciements précités[7], le journal titrait « Grenade : le quart d’heure de Rabelais » et expliquait en un article au vitriol que le nouvel élu était bien moins républicain qu’il ne l’avait prétendu :

« il n’est pas plus question de la République que du Grand Turc. Ce mot – c’est de la République que nous voulons parler – eût offusqué les lecteurs de ces feuilles conservatrices[8] parmi lesquels M. Ucay a recruté la grande majorité de ses électeurs ». Et, relate La Dépêche, il n’y a que dans l’édition du Télégramme (proche de Jouves) et sûrement pour lui faire plaisir que la mention « Vive la République » avait été ajoutée !

Quoi qu’il en soit, le trio Serres / Ucay / Jouves va bien régner sur le canton de Grenade à la mort de Barcouda.

En effet, détaille le dictionnaire des conseillers généraux de la Haute-Garonne[9], le canton de Grenade sera représenté comme suit :

  • de 1878 à 1899 par Auguste Barcouda, républicain ;
  • de 1899 à 1901 par Victor Ucay ;
  • de 1901 à 1905 (jusqu’à son décès) par Honoré Serres qui réussit là où il avait échoué en 1899 ;
  • de 1905 (en élection partielle) puis de 1907 à 1910 par Dominique Bosc (1847-1910) ;
  • et enfin de 1910 (en élection partielle) à 1913 par Lucain Jouves !

Ucay, comme Serres et Jouves vont alors avoir deux autres points communs : celui de n’avoir accompli que des mandats inférieurs aux six années pleines et de n’avoir pas réussi à y être réélus. En effet, même si, en 1901, Ucay se présenta à sa propre succession, il ne réussit plus à convaincre. La Dépêche[10] s’en donna alors à cœur joie pour décrire et dénigrer sa campagne électorale avec, par exemple, son passage en juillet 1901 à Launac, commune du canton où personne – ou presque – ne serait venu à sa réunion politique et où, selon le journal républicain, il ouvrait « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et où il aurait osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste[11] et antidémocratique ». Concrètement, on lui reprochait surtout, outre son républicanisme jugé « mou » ou peu franc, non seulement de faire semblant (pour plaire au plus grand nombre) d’être républicain alors qu’il se serait dit monarchiste auprès d’autres. C’est par suite surtout son attachement et son rattachement au parti du Clergé et à l’Eglise que les Républicains – surtout socialistes et radicaux – critiquaient et ce, en des termes tels que[12] : il « fulmine contre la Loi sur les associations qui ne laisse pas les Jésuites jouir de leurs rapines » (sic). Ainsi, après le vote de la Loi de Séparation des Églises et de l’État du 09 décembre 1905, contre laquelle il avait combattu comme citoyen engagé[13] (et non plus comme élu), il fut même pris à partie sur ce terrain ecclésiastique lors d’une conférence publique dans laquelle aurait été prononcés les mots suivants[14] :

« M. Cruppi constate qu’au cours de sa campagne (…), il a été interrompu par un curé à robe longue et par un curé à robe courte : M. l’abbé Péchou de Castelnau et M. Ucay de Grenade » pour conclure que « M. Ucay est plus curé que M. l’abbé Péchou ».

Jean (Charles Marie) Cruppi (1855-1933) fut député de la Haute-Garonne de 1898 à 1919 sans discontinuité mais il trouva devant lui, en 1902 et en 1910, notamment un adversaire lors des élections législatives, Victor Ucay, ce que l’on évoquera ci-après. Les deux hommes se connaissaient donc fort bien et s’affrontèrent pendant des décennies.

Ill. 36 © & coll. perso. Mtd. Jean Cruppi caricaturé alors qu’il était ministre du commerce
sous les traits de l’un des « Toulousains de Paris » avec tous les clichés correspondants (le Capitole, les oies, le cassoulet, l’argent du commerce, la toque d’avocat, etc.) (circa 1908).

Quant au renouvellement du conseil général de 1901, Ucay y fut battu comme suit, en réussissant là encore à se hisser au moins au second tour[15] :

  • M. Serres, 1677 voix ;
  • M. Ucay, 1318 voix ; l’ancien élu avait donc perdu deux centaines d’électeurs.

Ses travaux au Conseil général. Pendant ses deux années et demie de conseiller du département, Victor Ucay participa à plusieurs délibérations ainsi qu’à plusieurs commissions et ce, sous la présidence, à cette époque du Conseiller d’État et préfet Paul (Théodore) Viguié[16] (1855-1915), ancien préfet du Finistère. On sait par exemple qu’il appartient avec son « ennemi » Cruppi à la première (et prestigieuse) commission des Finances du département ainsi qu’il en ressort de la première des délibérations auxquelles il participa en avril 1899[17] :

« 1ère Commission : Finances. Répartition des contributions directes. Demandes en réduction formées par les conseils électifs. Budget départemental. Vote des centimes additionnels ordinaires et extraordinaires et des emprunts. Archives. Mobiliers départementaux. Reports. Comptes du Préfet. Dettes départementales. Cadastre » composée au 1er avril 1899 de
MM. Cibiel, Cruppi, Duran, Ebelot, Gaston, Mandement, Talazac & Ucay.

Ill. 37 © & coll. perso. Mtd. Carte postale (non circulée) (près la Cathédrale Saint-Etienne) de l’entrée du conseil général et de la préfecture de la Haute-Garonne (circa 1900).

La lecture des rapports des délibérations montre par ailleurs qu’il fait partie des élus quasiment toujours présents et non des abstentionnistes fréquents. A la séance du 11 avril 1899[18], il donne alors lecture du rapport suivant qu’il a établi à propos des pensions à accorder aux aînés :

« Je suis heureux qu’étant appelé pour la première fois à discuter un sujet important devant vous, le hasard ait mis entre mes mains une de ces multiples questions qui se rattachent à l’assistance publique. Soulager les infortunes, tarir la source des misères humaines, diminuer le, nombre des malheureux, cela a été sans doute un problème de tous les temps, mais qui passionne d’autant plus de nos jours qu’on croit approcher davantage de sa solution. Cette solution nous a-t-elle été apportée par l’article 43 de la loi du 29 mars 1897, qui a pour but la création de pensions agricoles par les concours simultanés de l’Etat, des départements et des communes ? C’est ce que je voudrais rechercher en quelques mots.

Je ne ferai point l’exposé complet de cette loi, qui se trouve tout au long dans le remarquable rapport de mon excellent collègue M. Bepmale, déposé à la session du mois d’août dernier; mais je crois devoir présenter quelques observations qui feront mieux ressortir le mécanisme de la loi. Rappelant simplement pour mémoire les conditions générales desquelles dépend la contribution de l’Etat, savoir : que les pensions ne soient pas inférieures à 90 francs ni supérieures à 200 francs; qu’elles soient attribuées à des personnes âgées de plus de soixante-dix ans ou atteintes d’une infirmité ou maladie incurable; que le nombre de ces pensions ne dépasse pas la proportion de 2 pour 1,000 habitants, et enfin que les dépenses soient couvertes par des ressources extraordinaires, je tiens à préciser les trois cas particuliers qui peuvent se présenter et dans lesquels nous pourrions, je pense, englober tous les autres.

Premier cas. — La commune et le département sont d’accord pour créer une pension.

Ce cas est évidemment le plus simple. Il entraîne pour la commune l’obligation de contribuer au payement de la pension dans les proportions indiquées au barème A de la loi sur l’Assistance médicale, et pour l’Etat l’obligation de se conformer aux prescriptions du barème B de la même loi. Le département paie la différence entre la somme fournie par l’Etat et les communes et la pension totale.

Deuxième cas. — La commune refuse de voter en totalité, ou en partie une pension agricole.

Le département peut accorder cette pension en prenant à sa charge la totalité ou partie du contingent qui concerne la commune et la contribution de l’Etat est calculée d’après le même barème et reste la même que dans le premier cas.

Enfin, troisième cas, c’est le département qui refuse sa contribution.

La commune peut encore accorder cette pension en se substituant au département et en prenant à sa charge la part qui aurait incombé à celui-ci, et la contribution de l’Etat se règle toujours d’après le barème B. Seulement, au lieu d’être attribuée au département, elle est reversée directement à la commune. Bien entendu, le département ne sera jamais engagé au-delà des sommes qu’il aura inscrites à son budget pour le service des pensions de retraites.

Tels sont, Messieurs, si du moins j’ai bien compris les deux textes législatifs ainsi que les trois circulaires ministérielles qui traitent cette question, les trois cas particuliers dans lesquels on peut faire rentrer tous les autres, et je serais satisfait si cette classification avait seulement pour mérite de bien faire connaître aux intéressés les obligations qu’ils ont à remplir ou les droits qu’ils peuvent exercer. Je voudrais cependant, Messieurs, afin que la lumière soit complète, obtenir de vous une précision au sujet des pensions agricoles déjà existantes et qui sont, je crois, au nombre de 412. Lorsque ces pensions s’éteindront par suite du décès des titulaires, les communes qui en auront bénéficié jusqu’à ce jour devront-elles pour les conserver se placer dans le premier des cas que je viens d’énumérer, ou bien consentirez-vous à leur continuer cette pension en vous plaçant dans le deuxième cas, c’est-à-dire en conservant à votre charge la part contributive de la commune ? Peut-être, me direz-vous, qu’il appartiendra à la Commission départementale de trancher cette question. Mais d’ores et déjà on pourrait donner une indication dont les communes feraient leur profit. Le fonctionnement de la loi étant ainsi établi, le moment est venu de nous demander quelles vont être ses conséquences sur l’avenir des pensions agricoles. A vrai dire, je crains que les premières applications de cette loi n’aient point beaucoup excité le zèle des communes à demander des pensions. En effet, jusqu’ici les communes payaient, peut-être même sans s’en douter, 1 centime par habitant et avaient droit presque toutes à une pension agricole. Si nous prenons une commune de 1,000 habitants, elle payait 40 francs et recevait 60 francs. Avec la nouvelle loi, cette commune devra contribuer au payement de la pension d’après la valeur de son centime, et on peut évaluer que pour une commune de 1,000 habitants cette contribution ne sera pas moindre de 40 ou 50 % de la valeur de la pension. Cette même commune qui payait 10 francs pour en obtenir 60, payera 40 ou 45 pour en obtenir 90. Son avantage n’est pas très évident. En outre, elle devra s’imposer extraordinairement ou créer des taxes nouvelles pour pouvoir obtenir la subvention de l’Etat.

Or, vous savez tous, Messieurs, combien les communes hésitent à entrer dans cette voie de création de taxes et d’impôts nouveaux. Il est bien à craindre que les communes, dès le début, ne fassent pas une application suffisante de la loi de 1897. Et ce qui me le prouve, c’est que le contingent facultatif des communes est très minime par rapport à celui du département, puisqu’il n’est que de 3,000 pour 25,500 fournis par ce dernier, à peine le 4/8e et que ce contingent n’a pas été augmenté. II nous appartiendra peut-être, Messieurs, par des moyens que je n’ai pas à vous indiquer aujourd’hui, d’encourager les communes à entrer dans cette voie de création de pensions agricoles et à faire pour les vieillards et les infirmes les sacrifices qu’elles ont déjà consentis pour assister les malades.

Nulle dépense ne peut être plus justifiée, plus morale même que celle-là, et si j’ai un regret à exprimer ici, c’est que l’Etat ait cru devoir fixer une proportion qui ne pourra dépasser deux pensions pour 1,000 habitants, chiffre qui me paraît absolument trop bas. A cet égard, voudrez-vous me permettre, Messieurs, si je ne dois pas abuser de vos moments, de vous citer les résultats autrement étendus qu’on obtient par l’application d’un autre principe, celui de la mutualité. J’ai l’honneur d’appartenir à une Société de secours[19] dont le siège est dans ma commune et qui s’occupe depuis plusieurs années de créer des pensions de retraite. Savez-vous à quels chiffres elle est arrivée aujourd’hui ? A sept pensions de 90 francs chacune pour 170 membres. C’est à peu près le 5 % au lieu de 2/°°°, soit 25 fois plus. C’est donc, à mon avis, dans le développement de la mutualité que se trouve l’avenir des pensions agricoles plutôt que dans les subventions directes des communes et de l’Etat. Si des hommes de cœur et de dévouement, il n’en manque certes pas, soit dans cette assemblée, soit ailleurs, prenaient dans chaque commune l’initiative de la formation de Sociétés en vue de la création de caisses de retraites, dans quelques années d’ici, moyennant de minimes cotisations, tous nos vieillards pourraient être secourus sans qu’il en coûte beaucoup à l’Etat, sans que nous soyons obligés de surcharger nos budgets. Cela serait d’autant plus facile que les Sociétés de secours ayant aujourd’hui perdu de leur importance par suite de l’application de la loi sur l’assistance, c’est vers les Sociétés de retraites qu’il faut diriger ce courant de bonnes volontés qui est si manifeste dans nos campagnes et qui est si conforme à l’esprit français. Je m’excuse, Messieurs, d’avoir été si long, et je vous prie de vouloir bien voter pour 1900 une imposition extraordinaire de un demi centime afin de pouvoir inscrire au budget de l’exercice prochain un crédit égal à celui qui figure au budget de l’exercice en cours pour le service des pensions de retraite, conformément aux dispositions des articles 55 et 124 de l’Instruction générale du 13 juillet 4893 sur la comptabilité départementale ».

Il nous a semblé intéressant de reproduire in extenso ce rapport non seulement car il s’agissait du premier établi par Ucay au sein du conseil général et au nom de la 1ère Commission mais aussi parce qu’il témoigne non seulement de la haute technicité acquise par l’intéressé en matières de finances et d’assistance publiques mais encore parce que, pour un lecteur du Journal du Droit Administratif, il montre bien en quoi, le docteur en droit de l’Université toulousaine était compétent tant en matières privatiste qu’ici publiciste. Par suite, de nombreuses délibérations nous dépeignent un Victor Ucay très sensible aux questions d’assistance et de secours publics ; l’homme n’hésitant pas à rappeler à ces occasions, son action privée et souvent même bénévole comme membre de sociétés de secours et d’assistance.

Comme au canal de Gignac, le syndicat de la Hille. Victor Ucay a même été investi dans des associations syndicales de propriétaires comme il en fleurit beaucoup à la fin du XIXe siècle ce qui donna lieu, on le sait, à un fort contentieux administratif dont la célèbre association syndicale des propriétaires du canal de Gignac permit à Maurice Hauriou de rédiger l’un de ses plus célèbres commentaires[20] lui faisant exulter un « on nous change notre État » (note sous TC, 09 décembre 1899, Association syndicale du canal de Gignac ; Rec. 731) ! En effet, le droit administratif, ici aussi, allait s’appliquer et consacrer en « établissements publics » les associations syndicales pourtant créés comme à Grenade-sur-Garonne avec l’association syndicale « pour la protection de la Hille » par des propriétaires privés mais reconnues et « autorisées » par la puissance publique les transformant alors en véritables personnes publiques. Le parallèle avec le canal de Gignac (au nord-ouest de Montpellier) est alors frappant avec le bras de la Hille, à Grenade-sur-Garonne. Victor Ucay, propriétaire de terrains qui la traversaient avaient en effet convaincu plusieurs autres propriétaires voisins de se constituer en association syndicale et – pourquoi pas – ressort-il de plusieurs délibérations du conseil général, d’en faire par suite un véritable canal parallèle à la Garonne. Cela aurait constitué, disait-on, un canal commercial plus stable et régulier que le fleuve. D’autres projets envisageaient à l’inverse d’assécher le cours d’eau d’où, en tout état de cause, la création, le 31 juillet 1900, de l’association syndicale dont Victor Ucay fut l’initiateur et le premier président élu. Officiellement, l’objet de l’association était la lutte première contre les inondations de la Garonne (et conséquemment de la Hille) par la construction envisagée d’une digue[21]. Comme celle de Gignac (mais bien plus tôt et ayant connaissance de la décision précitée du Tribunal des conflits de 1899), l’association personne privée à la fin du mois de juillet 1899 fut « autorisée » et donc reconnue par la puissance publique incarnée par la préfecture de la Haute-Garonne le 06 août suivant (1899) comme établissement public. Victor Ucay fut donc à la tête, sous contrôle préfectoral, d’un service public local de protection environnementale ainsi que des propriétés privées.

Ill. 38 © & coll. perso. Mtd. La vérité (sic) sur le canal de Gignac ;
ouvrage écrit par son fondateur, Auguste Ducornot (Paris, Chaix ; 1908).

Le conseiller général Ucay, dès son arrivée à l’assemblée départementale en mars 1899, avait ainsi matérialisé une importante action pour ses contemporains cantonaux par la création, quelques semaines après son élection, de ce syndicat demandé et espéré depuis près de dix années[22]. Dans la presse, les avis furent alors divisés : soit on louait son investissement pro-actif et énergique dès 1899 en mettant en avant la défense du canton et de ses infrastructures, soit (à la Dépêche de Toulouse en particulier), on remarquait comme le doyen Hauriou qu’il s’agissait plutôt d’un intérêt collectif que d’un intérêt général et conséquemment que l’on défendait ici davantage les seuls intérêts bourgeois des propriétaires garonnais à commencer par ceux de Victor Ucay ! Gageons, quant à nous, que la vérité fut certainement mue par ces deux ambitions : servir l’intérêt général et la protection de la Hille grenadine et, au passage, les droits plus privés des propriétaires rassemblés. De nos jours, à Grenade, le combat pour la Hille n’existe plus vraiment et elle continue de couler de façon souterraine en passant notamment sous le skate-park ou circuit routier municipal dédié au roller de vitesse et construit, est-ce-un hasard, au format (ou sur les traces) d’un hippodrome ! Si les terrains précédant sa construction appartenaient à Victor Ucay, il ne peut s’agir d’un simple hasard. Cela dit, si à Gignac, la mairie est désormais sise place Ducornot, juste tribut de la commune pour celui qui a tant fait pour son canal, il n’existe pas encore (ce que l’on pourra regretter) de place Victor Ucay à Grenade-sur-Garonne.

Ill. 39 © Famille Ucay. Convocation, par le Président Victor Ucay,
de l’une des premières assemblées générales (après sa constitution en juillet-août 1899)
de l’association syndicale pour la protection de la Hille (31 août 1899).

Des mutuelles au crédit agricole(s). Précisément, Victor Ucay a été très engagé dans le mouvement mutualiste, syndical agricole et de crédit(s). On le connaît ainsi dans plusieurs associations et sociétés telles que la Mutuelle-Bétail de Merville dont il fut président, le groupement des Silos garonnais, le Syndicat professionnel agricole de la Haute-Garonne ou encore même du Crédit agricole dont il fut, en Haute-Garonne, l’un des fervents promoteurs.

Sans détailler (car cela n’en serait pas le lieu) l’histoire du mouvement des crédits agricoles et de la banque devenue « le » crédit agricole, on en rappellera néanmoins ici quelques aspects fondamentaux. C’est à l’initiative – notamment – d’un ancien membre du Conseil d’État, Louis Milcent (1846-1918) qu’est fondé en 1885, dans le Jura, à Salins-les-Bains, la première « caisse locale de crédit agricole » à l’origine directe de toutes les suivantes. A cette époque, comme en 1896-1898, c’est Jules Méline (1838-1925) qui est à la tête du ministère de l’agriculture et qui va considérablement le marquer non seulement par une politique protectionniste[23] mais encore interventionniste. L’homme originaire des Vosges, qui a été avocat avant de devenir député, connaît bien la création de Salins-les-Bains et son rattachement sinon son inspiration à partir des sociétés mutualistes agricoles allemandes de la même époque. C’est alors lui qui permet, par la Loi du 05 novembre 1894 portant son nom[24], l’érection de sociétés locales de crédit(s) agricole(s) qui permirent, concrètement, outre la constitution de syndicats, celle de caisses locales mutualisées afin de mettre en œuvre la production et la protection agricoles.

Ill. 40 © & coll. perso. Mtd. Jules Méline, ministre de l’agriculture (1883-1885),
caricaturé au regard de sa politique agricole protectionniste
& comme fondateur du « mérite agricole » (in Le Don Quichotte ; 13 mars 1885).

Ainsi, c’est entre 1894 et 1919 que se multiplient dans toute la France les créations de caisses locales et de crédits agricoles. En Haute-Garonne, devant le Syndicat professionnel agricole du département (dont il était un membre moteur), le 11 mars 1900, c’est Victor Ucay[25] qui s’en fit le promoteur et réussira, par suite, à convaincre ses contemporains.

Plusieurs hommes politiques, dont Cruppi on l’a vu, ont voulu décrire (et décrier) Ucay comme un bourgeois propriétaire ne défendant, par le crédit agricole et le syndicat précité, que ses intérêts (et ceux de sa classe) et non l’intérêt général. On l’y raille alors, à gauche, comme ouvrant[26] « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et comme ayant osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste et antidémocratique ».

Disons-le simplement : cette affirmation était fausse. En effet, si par le syndicat de propriétaires, il est évident que l’intérêt collectif des possédants était prioritaire, par le crédit agricole, la dimension était autre et bien d’intérêt général. Ainsi, dans les caisses créées après la Loi Méline du 05 novembre 1894, quel que soit le montant de la participation des sociétaires, un principe très démocratique avait été acté selon lequel chaque part sociale comptait pour une seule voix. En ce sens, affirmait Ucay dans sa conférence de 1900[27] :

« Je serais trop heureux, Messieurs, si je pouvais vous faire partager les convictions qui m’animent ; mais, ce que je désire avant tout, c’est que ma voix, si faible qu’elle soit, trouve en vous un écho, et que, franchissant les murs de cette enceinte, elle arrive jusqu’à nos cultivateurs, nos ouvriers, nos paysans, et leur donne l’assurance formelle qu’en favorisant la création d’un crédit agricole, le Syndicat de la Haute-Garonne ne poursuit qu’un but : c’est de travailler sans relâche à l’amélioration matérielle et morale de leur sort ». (…) « L’institution du Crédit agricole est surtout faite pour favoriser le petit propriétaire, le fermier, le métayer et, en un mot, tous ceux qui peuvent avoir besoin de petites sommes et pour un temps relativement court ». Et plus loin : « Soyons tous mutualistes, Messieurs, car nulle devise n’est plus belle, plus humaine et plus réalisable que celle qui est inscrite sur le drapeau de la Mutualité : Tous pour un ; un pour tous ». Invoquant le droit comparé, Ucay affirme même[28] : « Quel que soit d’ailleurs le système adopté, la caisse rurale mutuelle est sûre de réussir. Les six cents caisses qui existent en France sont toutes prospères. A l’étranger, le succès est plus accentué que chez nous. L’Allemagne ne compte pas moins de six mille caisses ; l’Italie en a plus de quatre mille. Leur situation est excellente et leur crédit est supérieur à celui de l’Etat. Il y a quelques jours, Messieurs, visitant ce pays, je fus agréablement impressionné en lisant sur la porte d’une maison de très modeste apparence : « Banco populare », et je me pris à espérer que bientôt, peut-être, je pourrais aussi lire pareille enseigne dans ma propre commune ».

Au même discours, cela dit, les propriétaires comme lui pouvaient espérer une défense collectiviste[29] :

« Lorsque le plus petit commerçant ou industriel veut obtenir du crédit, il trouve des banquiers toujours disposés à lui ouvrir leur guichet ; tandis que le petit propriétaire qui a de bonnes terres au soleil, mais qui à un moment donné a besoin d’une somme, même minime, se voit refuser l’accès de toutes les maisons de banque ».

En 1900, concrètement, le conseiller général Ucay pouvait compter sur le vote récent de la Loi du 31 mars 1899 amplifiant le phénomène mutualiste agricole et lui donnant des liquidités et des assurances financières. Voilà pourquoi Ucay achevait sa conférence précitée par ces mots[30] :

« Telle sera, Messieurs, la Caisse régionale agricole du Midi, que l’Union des syndicats du Midi se propose de fonder à Toulouse et dont le succès sera assuré, grâce à votre précieux concours ». Pour conclure de façon très politique :

« Ces jours-ci, une haute personnalité politique disait : « Le capital doit travailler et le travail doit posséder. — » formule bien platonique si elle est prise à la lettre, car personne ne songerait à empêcher le capital de travailler, pas plus que le travail de posséder, — mais formule bien dangereuse aussi par l’opposition qu’elle semble créer entre le capital et le travail. En effet, à mon sens du moins, le résultat le plus clair de ces paroles est de créer des classes de citoyens et de déchaîner la lutte entre ces classes. Et bien cette lutte nous ne la voulons pas. Nous nous efforçons d’unir les Français et non de les diviser.

Que les capitalistes tendent la main aux travailleurs. C’est de cette alliance entre le capital et le travail, c’est de cette mutualité bien comprise que résulteront l’harmonie et le bonheur de tous. Et, nous, Messieurs, qui aurons favorisé cette alliance par la création du crédit agricole, nous aurons réalisé une partie de cet idéal de justice et d’humanité qui est au fond de tous nos cœurs ».

Ne retrouve-t-on pas ici dans les mots orientés d’Ucay ceux de l’un de ses maîtres en droit administratif à la Faculté de droit de Toulouse ? Henri Rozy signa en effet en 1871[31] un opuscule dont les propos d’Ucay en 1900 sont en droit ligne et l’on ne peut imaginer qu’il ne s’agit que d’un hasard. Ici encore le droit administratif venait inspirer la vie et les travaux du héros de la présente contribution. Depuis l’été 1878, par ailleurs, a-t-on rappelé Rozy était devenu le nouveau directeur du Journal du Droit Administratif.

Ill. 41 © & coll. perso. Mtd. Première de couverture de l’ouvrage
Le travail, le capital et leur accord (Henri Rozy ; 1871).

Plusieurs autres délibérations[32] présentent encore notre homme comme soutenant la demande de tel administré réclamant un secours. Les questions agricoles l’intéressant au plus haut point (du fait notamment de la tradition familiale), on sait même que Victor Ucay a été fort investi dans plusieurs comices et assemblées d’agricultures. Ainsi, en 1936, alors qu’il était âgé de quatre-vingts années, il était encore membre (et doyen) de l’Assemblée générale des silos garonnais[33].

Outre l’agriculture, de façon globale, signalons également que la famille Ucay possédait de nombreux chais qui lui firent, également, gagner quelques prix agricoles. En décembre 1902, ainsi, on la cite[34] comme multi gagnant d’un concours de chais du comice agricole où il remporta notamment une médaille d’argent. La même année, toujours à propos d’alcool, mais cette fois ci en sa qualité de notable érudit et de publiciste, on le vit assister[35] à une conférence, dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine, du député Gabriel Chaigne (1859-1910) sur le monopole revendiqué étatique de l’alcool.

En joue ? Feu ! En 1901[36], en revanche, on découvre une autre des facettes du Conseiller Ucay, fonctionnaire militaire. Il émet en effet lors de la séance du 15 avril 1901 le vœu suivant :

« Je suis heureux d’avoir été chargé de faire un rapport sur un projet d’enseignement théorique et pratique de tir dans les écoles et pour les adultes, parce que les idées que j’ai à exposer ici me sont chères et que je les préconise depuis longtemps auprès des municipalités de mon canton. Je suis convaincu que le tir devrait être pratiqué dès l’enfance, et qu’il est un complément indispensable de l’enseignement moral et physique. Il développe chez l’enfant des facultés dont il fera plus tard le meilleur usage. Habitué dès ses premiers ans à tenir une arme dangereuse entre ses mains, à la manier, à viser une cible, à faire le coup de feu, à supporter le bruit d’une forte détonation, le jeune homme acquerra de la confiance en lui-même, du coup d’œil, du sang-froid et du courage. Toutes ces qualités feront de lui un homme plus complet, mieux approprié aux luttes de l’existence, plus utile à ses concitoyens ; elles le prépareront surtout à faire un meilleur soldat.

Nous qui sommes passés par cette école du régiment et qui avons l’honneur de lui appartenir encore, nous savons tout le temps qui est perdu chaque année à enseigner aux jeunes conscrits le maniement de l’arme, si bien qu’il s’écoule six mois avant qu’on ose lui faire effectuer un tir réel à longue portée. Et non seulement, Messieurs, ce temps est perdu, mais vous seriez effrayés du maigre résultat que l’on obtient après les écoles à feu. Le pourcentage des balles mises dans la cible est si faible qu’on se demande si une balle sur dix mille pourrait atteindre le but. De là l’énorme consommation de cartouches, la charge qui accable le soldat, et la dépense qu’entraînent l’approvisionnement et le transport des munitions.

Tout cela, Messieurs, pourrait être diminué si le conscrit arrivait au corps après avoir reçu un enseignement sérieux et pratique du tir. Non seulement son instruction militaire serait plus rapide, mieux acquise ; non seulement on pourrait diminuer les fatigues, lui imposer le tir de guerre et affecter à l’amélioration de son ordinaire l’économie faite sur ses munitions, mais on pourrait, et c’est surtout le but qui doit nous préoccuper, diminuer la durée du service militaire.

Ce serait là, Messieurs, un grand progrès que de rendre à l’agriculture des bras qui lui manquent, de rendre à leurs foyers ceux qui en sont involontairement absents, et enfin de diminuer dans une large mesure mis dépenses budgétaires. Je ne veux pas empiéter sur un autre rapport en discutant ici le service de deux ans ou même d’un an, comme le demande la Commission de l’armée ; mais je dis qu’avec le développement de l’instruction, cette réduction, quelle qu’elle soit, s’impose, et elle s’impose d’autant plus que, par la pratique du tir, on aura à l’avance accompli la tâche la plus difficile, la plus délicate qui incombe de l’instruction militaire. Il serait presque banal, Messieurs, de vous citer l’exemple de ce pays qui, d’après l’histoire et peut-être encore la légende, n’a dû sa liberté qu’à la merveilleuse habileté de son héros Guillaume Tell. Il n’est pas moins vrai que depuis sa lutte pour l’indépendance il n’a cessé de développer chez ses enfants le goût de la pratique du tir ; que, défiant toutes les agressions, il est resté le peuple libre par excellence, peuple de montagnards indomptés et indomptables. Aussi, lorsqu’on parcourt ce pays, on remarque, dit-on, dans tous les villages, dans le plus petit hameau, un monument composé d’une toiture pour abriter des cibles et deux murs latéraux pour protéger les passants.

C’est le champ de tir, c’est le champ de la liberté.

Mais quel autre exemple moins probant ne nous offrent pas les événements contemporains ? Une poignée de braves tient tête à une armée dix fois supérieure en nombre, bien disciplinée et admirablement outillée. Et depuis deux ans, ce peuple, selon la belle expression de son président, étonne le monde et soulève l’admiration de tous. Et d’où lui vient sa vigueur, sa force de résistance : de sa pratique du tir. Après avoir porté des coups mortels, les Boërs disparaissent pour se reformer plus loin et faire de nouveau face à l’ennemi, toujours sûrs d’eux-mêmes, confiants dans leur habileté invincible et dans leur courage. Eh bien, Messieurs, cette habileté, ce courage ne s’acquièrent que par une longue expérience du tir. Et c’est pourquoi je suis convaincu qu’en enseignant le tir dès l’école, en poursuivant cet enseignement dans l’âge adulte, nous préparerons à la France de meilleurs soldats, de plus ardents défenseurs, et qu’en mettant dans leurs mains l’arme qui doit sauvegarder l’intégrité du sol, nous allumerons aussi dans leur cœur cette flamme patriotique et cet amour de la liberté qui font les héros ».

La proposition de M. Ucay fut adoptée mais on ignore si elle fut mise en application !

Du rêve du champ de tir comme champ de la Liberté, passons maintenant en revue, l’un des échecs les plus douloureux de Victor Ucay.

1902 & 1910 : les deux rêves de députation nationale
de Victor Ucay
(la 3e circonscription de Toulouse)

Contre Cruppi. C’est sans discontinuité, on l’a dit, que Jean Cruppi, avocat[37] comme Ucay et étudiant également issu de Faculté de Droit pendant les mêmes années puis membre commensal du Conseil général de Haute-Garonne de 1899 à 1901, fut député de Haute-Garonne de 1898 à 1919 (dans le cadre de la 3e circonscription de Toulouse) (avant de devenir Sénateur de 1920 à 1924). L’homme fut également ministre du Commerce (1908-1909), des Affaires étrangères (1911) et même Garde des Sceaux (en 1911-1912). Surtout, il s’agissait plus encore qu’Honoré Serres de l’ennemi politique de Victor Ucay et ce, notamment parce que les positions de Cruppi en matière religieuse n’étaient pas celles de ceux invoquant la neutralité mais bien celles des anticléricaux.

Ill. 42 © & coll. perso. Mtd. Carte de visite de l’ennemi politique de Victor Ucay (1899),
Jean Cruppi y est alors conseiller général aux côtés d’Ucay ainsi que député.

A deux reprises, portés par quelques succès locaux, Ucay voulut s’y confronter mais malheureusement pour lui ne parvint pas à ses objectifs rêvés. En 1902, ainsi (scrutins des 27 avril et 11 mai), il réussit l’exploit de mettre en ballotage son adversaire mais ne l’emporta pas :

  • 1902, au 2nd tour :
    • M. Cruppi, 8376 voix ;
    • M. Ucay, 7578 voix.

En 1910[38] (scrutins du seul 24 avril), c’est dès le 1er tour, que l’indéboulonnable Cruppi l’emporta :

  • 1910[39], au 1er tour :
    • M. Cruppi, « radical socialiste » :7811 voix ;
    • M. Ucay, « conservateur (sic) » : 5589 voix ;
    • M. Emile Bardiès, « socialiste unifié » : 1720 voix.

Sans grande surprise, les journaux contemporains présentaient Ucay comme un « républicain rallié » ou très modéré avant 1900 puis surtout comme un « conservateur » (Le Petit Marseillais) ou encore comme dans Gil Blas daté du 26 avril 1910, comme un « libéral ». La Dépêche du midi, quant à elle, sans surprise non plus, le présentait en 1902[40] comme « candidat clérico-nationaliste-réactionnaire » ; « rétrograde et ambitieux » portant le « drapeau de la réaction » contre le député sortant Jean Cruppi. Le 31 suivant La Dépêche mentionnait même qu’Ucay calomnierait Cruppi en le faisant passer pour corrupteur alors qu’il ne ferait qu’aider ses concitoyens et aurait porté, lui, le chemin de fer de Toulouse à Cadours alors que Victor Ucay au Conseil général s’y serait opposé.

On l’a compris, pour les journaux républicains de gauche, Ucay était décrit comme un conservateur réactionnaire, jugé trop proche de l’Église catholique, et des réseaux royalistes. On écrit même ainsi à son propos que « la fleur de lis a élu domicile chez lui » (ce qui est une manière de rappeler son union maritale avec une fille de Baron).

« Laissez Grenade à ses enfants » ! En 1901, un article anonyme (in La Dépêche, 17 juillet 1901) relate qu’il oserait intituler sa profession de foi « Laissez Grenade à ses enfants » pour dénoncer la candidature d’un non natif de cette commune et alors que lui-même avait navigué entre Toulouse (pour ses études et ses affaires comme avocat) mais aussi Merville dont il sera le premier édile. Il y est par suite décrit comme un « maître (sic) dupeur » toujours prêt à la « roublardise » et ce, pour ces deux exemples de la fin et du début de siècle : « en mars 1899, à la veille du scrutin pour le conseil général, il disait « la mairie à M. Bosc, que j’aime beaucoup ; à moi le conseil général ». Il en aurait été élu au conseil du département avec les voix de républicains qui auraient accepté ce « partage » entre le républicain Bosc et lui. Toutefois, dès 1900, Ucay aurait dénoncé cet accord pour chercher à renverser le maire de Grenade « qui a le tort impardonnable d’être l’ami de Serres ».

Victor Ucay, Républicain libéral. Outre en 1944 où, peut-être du fait de l’Union nationale, on connaît un nouvel engagement électif de Victor Ucay (au conseil municipal de Grenade-sur-Garonne), il semblerait qu’après 1919 et son mandat de maire de Merville, l’engagement direct – comme élu – se soit tu. Toutefois, comme un dernier combat dans l’arène politique, cette année 1919 (où le capitaine Ucay, devenu de réserve, avait déjà 63 ans) fut politiquement encore importante à ses yeux. En novembre 1919 en effet (les 16 et 30) était élue la « chambre bleue horizon » des députés formée (d’où la couleur bleue des uniformes) de fort nombreux anciens combattants et – politiquement – d’une alliance centriste et conservatrice ancrée à droite. Au Sénat, analyse Fabien Connord[41] « les élections sénatoriales qui se déroulent [à partir de 1920 (…)] permettent de mesurer le reclassement du radicalisme vers la droite de l’échiquier politique et la résistance de la discipline républicaine dans les esprits de gauche ». Concrètement, voici l’état politique et fractionné des lieux :

  • au niveau national, on l’a rappelé, la chambre des députés est celle du Bloc national, conservateur, républicain et portant à droite ;
  • parallèlement ou plutôt à l’opposé de l’échiquier, viennent en revanche d’être élus des conseils municipaux ancrés à gauche et parfois même au cœur du nouveau parti communiste qui se positionne de façon plus révolutionnaire que la Sfio[42].
Ill. 43 © & coll. perso. Mtd. Extraits de la « une » du Petit Journal du 21 décembre 1919.

A Merville même, la Gauche reprend le pouvoir municipal à la fin du mandat de Victor Ucay qui comprend immédiatement que les élections sénatoriales de 1920, qui éliront non pas une mais deux séries (puisqu’aucun renouvellement n’a été effectué pendant la Première Guerre mondiale), vont être décisives au regard de la composition via les élus locaux et notamment municipaux, « grands électeurs » des sénatoriales. En ce sens, précise toujours Fabien Connord[43] :

« L’essentiel du corps électoral est issu des élections municipales de novembre et décembre 1919. Celles-ci se sont révélées plutôt favorables aux gauches, et « la Haute Assemblée, si souvent représentée comme la « citadelle de la réaction », le Sénat, « obstacle au progrès de la démocratie », prend aujourd’hui, aux yeux de certains partis encore tout meurtris du résultat des élections législatives, l’apparence d’une Assemblée de salut et de redressement[44] ».

Lors des élections municipales de 1919, « on a donc, ici et là, reconstitué le bloc des gauches, sous prétexte de sauver la République, d’affirmer une politique de progrès contre la réaction et le cléricalisme[45] ». Une telle pratique signifie la persistance, au-delà de la Première Guerre mondiale, de la tactique habituelle de rassemblement à gauche et augure d’une telle continuité lors des élections sénatoriales. C’est le vœu de La Dépêche[46] de Toulouse qui lance un appel à l’union des « trois grands fractions du parti républicain ». Dans l’Hérault, les élus socialistes lancent un appel en faveur de leur camarade Camille Reboul, « à côté des deux candidats qui seront désignés par les autres groupements républicains ». Le texte s’inscrit dans « le regroupement de toutes les forces républicaines de gauche qui s’est opéré dans les élections municipales et cantonales ». Dans sa profession de foi, Camille Reboul demande en quelque sorte réparation aux grands électeurs des résultats produits par les élections législatives[47] : « La représentation législative élue le 16 novembre dernier dans le département, ne correspond pas, au point de vue politique, à ce qui s’est dégagé des élections municipales et cantonales. Il faut donc que pour correctif, les Sénateurs que vous élirez le 11 janvier prochain, soient l’expression la plus fidèle des Conseils municipaux, des Conseils d’arrondissement et du Conseil général. En votant pour moi, vous manifesterez donc nettement votre sentiment de réagir contre les résultats du scrutin législatif et aussi contre la Chambre de réaction dont nous sommes dotés ».

On imagine aisément que Victor Ucay, défait aux municipales de 1919 et voyant remonter « les gauches » singulièrement en Haute-Garonne, ait désiré s’impliquer dans ce mouvement de résistance. C’est dans ce contexte qu’il rédigea un « appel » aux grands électeurs auquel on a eu la chance de pouvoir accéder grace aux archives familiales privées. Dans ce document adressé aux « délégués sénatoriaux », c’est-à-dire aux grands électeurs des élections sénatoriales à venir de 1920, Victor Ucay prévient et menace des conséquences graves en cas d’inaction(s). Il commence néanmoins par un constat et une bonne nouvelle au regard du camp républicain libéral auquel il appartient :

« le suffrage universel s’est prononcé dans la Haute-Garonne en faveur du parti libéral » ce qui a permis d’envoyer à la Chambre des députés quatre élus conservateurs sur les sept circonscriptions en jeu. Pourtant, au lieu de revigorer les troupes, ce score n’a pas encore permis la constitution, pour les sénatoriales à venir, de listes libérales ; seules deux « listes radicales » de gauche étant actuellement constituées.

Victor Ucay, ancien capitaine, ne mache alors pas ses mots et ose comparer, au sortir de la Guerre, « l’abandon de la lutte à un moment aussi critique » à « l’abandon du poste devant l’ennemi ». C’est alors l’ancien combattant Ucay qui s’exprime et rappelle à ses concitoyens que lui, depuis 1900 sans discontinuité, a été sous « le drapeau du parti républicain libéral » en combattant notamment son ennemi politique de toujours, le député Jean Cruppi que précisément les élections de 1919 ont renversé.

« Et après une si belle lutte poursuivie pendant vingt années et si bien terminée par la victoire, on viendrait nous dire qu’il faut restaurer ce même Cruppi et le porter sur le pavois ! Quelle aberration ou plutôt quelle abdication » !

« Laissons de côté les mesquines combinaisons politiques » conclut même le capitaine de réserve devenu le « sage » politique de Grenade avant de lancer un franc « Vive la République » qu’on lui reprochait, vingt ans plus tôt, de ne pas assez assumer. C’est bien ici à un dernier sursaut qu’appelait Ucay puisque, même si le document n’est pas formellement daté, il évoque « dimanche prochain » et doit donc avoir été diffusé dans la semaine précédent le dimanche 11 janvier 1920. Malheureusement pour l’animal politique Ucay, c’est encore Jean Cruppi qui allait l’emporter devant lui et son appel n’y suffira pas. En effet, rapporte le Journal officiel des débats du Sénat[48], « MM. Honoré Leygue, Fabien Duchesne, Jean Cruppi et Raymond Blaignan ont été proclamés sénateurs comme ayant réuni un nombre de voix au moins égal à la majorité absolue des suffrages-exprimés et supérieur au quart des électeurs inscrits ».

Ill. 44 © Famille Ucay. Lettre imprimée et appel du docteur Victor Ucay
aux « grands électeurs » des élections sénatoriales (1919).

Mais quittons maintenant l’arène politique pour envisager plus sereinement Victor Ucay comme un amoureux des chevaux et des courses hippiques.

Le rêve réalisé des courses hippiques

En effet, si Victor Ucay n’a pas fini député, il peut s’enorgueillir d’avoir remporté et fait gagner de nombreux prix aux chevaux qu’il accompagnait et élevait. D’où lui vint cette passion ? Vraisemblablement de ce que la famille Ucay était à la tête, on l’a dit avec notamment Barthélémy Ucay, du service local de messageries et de diligences qui avait intégré dans la maisonnée de Grenade des écuries notamment. Dès sa prime enfance, les chevaux accompagnèrent donc Victor.

Ill. 45 © Famille Ucay. Victor Ucay à l’épingle de cravate en fer à cheval (circa 1910).

En 1901, par exemple, la presse locale mentionne[49] à propos d’un concours de Castelsarrasin, que les « primes allouées aux chevaux qui ont pris part au concours » ont gratifié « Utile » un « demi-sang de M. Victor Ucay » ayant reçu trois des primes. Par suite, les prix tombent et s’accumulent. Citons ainsi entre autres, mais parmi tant d’autres :

  • en 1902, une victoire[50] avec un demi sang nommé Alezan au concours de chevaux de Selle ;
  • en 1904 comme en 1926, des succès[51] à des concours de pouliches ;
  • même la presse spécialisée le félicite ainsi que le fait le journal Le Jockey du 18 octobre 1928 à propos  de la vente d’une de ses pouliches Clairette VI, pouliche baie, née en 1925 par Clairon & Finette.

On sait même que la passion des chevaux était telle chez lui, qu’il en créa, à Grenade, le premier champ privé originellement (et désormais public) de courses hippiques : un lieu pour les chevaux et leurs amateurs, un lieu qui – reconnaissance ultime – engendrera après sa mort le fait que plusieurs prix hippiques portent désormais son nom.

Aujourd’hui, du reste, à Grenade-sur-Garonne, l’hippodrome dit de Marianne (devenu propriété publique a priori après la Seconde Guerre mondiale) doit aussi beaucoup aux investissements et efforts de Victor Ucay. Il n’est cependant évidemment pas le lieu dans un article à dominante juridique de s’étendre sur ces questions mais il était impensable de ne pas les mentionner tant les chevaux eurent une place importante dans la vie de l’homme. Deux exemples en témoignent encore : la photo retrouvée par la famille Ucay et reproduite ci-dessus avec leur autorisation ainsi que le port du nom de « prix Ucay » donné, encore en 2021[52] on l’a dit, à plusieurs courses hippiques en considération de l’action qu’il porta pour la cause hippique.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 352.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.


[1] Cf. aux archives nationales sous la cote LH/112/3.

[2] Jorf du 07 avril 1899 ; p. 2333.

[3] Profession de foi du candidat Serres publiée dans l’édition du 04 mars 1899 de La Dépêche ; p. 03.

[4] Il est amusant, pour l’anecdote, de se souvenir que la famille Ucay doit l’un de ses élèvements sociaux à l’entreprise, précisément, de « messagerie » et de diligences de Barthélémy Ucay.

[5] Tels que rapportés par La Petite République dans son édition du 22 mars 1899 ; p. 02.

[6] Né le 31 octobre 1845 et décédé le 31 octobre 1917 comme le rapporte l’édition de La Dépêche du 02 novembre 1917 ; p. 03.

[7] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 mars 1899 ; p. 03.

[8] La Dépêche évoque ses concurrents de L’Express du midi, du Messager de Toulouse et même du Télégramme qui avait rallié la candidature d’Ucay entre les deux tours.

[9] Rédigé par les archives départementales du ressort ; dans sa version provisoire de 2006 ; p. 41.

[10] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[11] On reviendra infra sur la discussion de ce point.

[12] Ibidem.

[13] Il a même tout fait en ce sens, retiennent quelques témoignages, pour sauver et sauvegarder plusieurs des biens de l’Église (notamment à Grenade-sur-Garonne) lors de la nationalisation et des « partages » de ceux-ci en application des Lois et règlements de séparation des Églises et de l’État.

[14] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 avril 1906 ; p. 04.

[15] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 juillet 1901 ; p. 02.

[16] L’homme fut Préfet de la Haute-Garonne du 25 juillet 1898 au 20 octobre 1911.

[17] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1899.

[18] Ibidem.

[19] On sait que Victor Ucay a effectivement appartenu et même présidé plusieurs sociétés ou mutuelles de ce type (dont la Mutuelle-Bétail de Merville qu’il a présidée) et qu’il a même été un « fer de lance » du mouvement propre au Crédit agricole ; on y reviendra.

[20] In Rec. Sirey ; 1900.III.49.

[21] Ainsi qu’il en ressort par exemple d’une délibération du conseil général de 1892 (aux Rapports et délibérations du Conseil général de la Haute-Garonne préc.).

[22] Ibidem.

[23] Bezbakh Pierre, « Jules Méline (1838-1925), chantre du protectionnisme » in Le Monde ; 29 août 2014.

[24] On qualifiera de « Loi méliniste » toutes les normes issues de cette politique. On doit par ailleurs également à Méline la création du « poireau » avec (ou en) lequel il est souvent caricaturé (c’est-à-dire la médaille du mérite ou parfois dit « Méline » agricole).

[25] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; les caisses régionales et rurales ; Toulouse, 11 mars 1900.

[26] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[27] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; op. cit.

[28] Ibidem.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Rozy Henri, Le travail, le capital et leur accord ; Paris, Guillaumin ; 1871.

[32] Y compris la dernière citée.

[33] La Dépêche, édition de Toulouse du 03 août 1936.

[34] La Dépêche, édition de Toulouse du 14 décembre 1902.

[35] Ce que relate La Dépêche, édition de Toulouse du 1er juillet 1902.

[36] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1901.

[37] Puis magistrat et notamment avocat général à la Cour de cassation en 1896.

[38] Résultats par exemple annoncés (avec quelques erreurs minimes dues à leur absence d’officialité) dans Le Petit Marseillais du 25 avril 1910.

[39] On apprend même qu’un dénommé Maurice Henri, publiciste (sic) s’était également présenté mais il se serait rapidement désisté.

[40] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 mars 1902 ; p. 04.

[41] Connord Fabien, Les élections sénatoriales en France ; 1875-2015 ; Rennes, Pur ; 2020 ; p. 75.

[42] Section française de l’Internationale ouvrière fondée en 1905 et qui deviendra le Parti socialiste.

[43] Ibidem.

[44] Le Petit Courrier, 6 janvier 1920 cité par F. Connord.

[45] Le Temps, 9 décembre 1919 cité par F. Connord.

[46] La Dépêche de Toulouse, 30 décembre 1919 ; id.

[47] Archives Départementales 4 AD Hérault, 3 M 1306, élections sénatoriales 1920 ; citées par F. Connord.

[48] Jorf – débats du Sénat ; 2e séance du 13 janvier 1920 ; p. 07.

[49] La Dépêche, édition de Toulouse du 24 septembre 1901 ; p. 02.

[50] La Dépêche, édition de Toulouse du 27 juin 1902.

[51] La Dépêche, éditions de Toulouse des 17 mai 1904 & 11 juillet 1926.

[52] Retenons par exemple le prix Victor Ucay matérialisé le 04 octobre 2020 à Agen et ayant consacré Marahill Girl ; le même prix (toujours à Agen) le 14 mars 2021 en « galop plat » au profit de True Amitié et même, à Grenade-sur-Garonne, le prix Victor Ucay du 15 août 2020.

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ParJDA

Du Jda oublié à l’affaire des affiches lacérées

Art. 353.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

V. Du Jda oublié
à l’affaire des affiches lacérées

Assurément, Victor Ucay fut un personnage politique important et un véritable juriste d’envergure. On a ainsi pris beaucoup de plaisirs à relire ses écrits et ses engagements (même si on ne les partagerait pas tous pour autant). L’homme semblait passionné et fondamentalement habité d’une envie d’agir pour la Cité et les plus nécessiteux. Sa passion pour le monde agricole, les chevaux, le droit administratif ou encore les questions fiscales semble évidente.

On est alors peu étonné de constater que sa présence était recherchée et appréciée des notables et la lecture de la presse nous apprend même qu’il fit partie de la liste des jurés tirés au sort pour siéger[1] en Cour d’assises en 1911 même si l’on n’en sait encore pas davantage sur cette participation potentielle.

Pour terminer ce portrait d’un de nos abonnés, on a voulu exprimer ici une quasi uchronie.

Que se serait-il en effet passé si Victor Ucay avait lu le Journal du Droit Administratif qui lui était destiné en juillet 1878 ? L’a-t-il reçu et non ouvert et dans cette hypothèse comment s’est-il retrouvé près d’un siècle et demi après à Bordeaux puis à Toulouse ? De même, s’il n’a jamais reçu ledit numéro, comment a-t-il pu à ce point être égaré ?

On ne le saura vraisemblablement jamais.

On sait en revanche, ainsi qu’on l’a expliqué supra, que le numéro oublié contenait quelques précisions (au n°3252) sur la question de la responsabilité d’un élu qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat. Et Victor Ucay n’avait pas eu – et pour cause – connaissance de cet article. Or, nous apprend-t-on[2] en mai 1902, quelques jours avant le second tour des législatives opposant Cruppi et Ucay, le député sortant s’était ému de ce qu’Ucay aurait – précisément – fait lacérer et contre placarder certaines des affiches du député Cruppi avec une bannière « aux républicains honnêtes » à qui l’on recommandait l’abstention contre Cruppi afin qu’elle profitât à Ucay !

Était-ce un simple argument voire une calomnie de campagne ? De la contre-propagande ? Ucay avait-il vraiment lui-même lacéré ou fait lacérer des affiches ? On ne le sait pas plus mais l’on s’amuse à penser que s’il avait été destinataire du Jda oublié, peut-être y aurait-il réfléchi à deux fois.

Il existe encore, en conclusion, de nombreuses pistes à aller explorer à propos de la vie et des travaux de Victor Ucay, l’un des premiers abonnés de notre Journal du Droit Administratif.

  • Pourquoi avait-il voulu faire une thèse de doctorat ?
  • Qui décida d’attribuer son patronyme à des courses hippiques ?
  • Jean Cruppi appréciait-il – derrière le masque politique – le commensal Ucay ?
  • Avait-il rencontré, en politique ou à Toulouse, un Jean Jaurès (1859-1914) ?
  • Reste-t-il quelques traces oubliées mais écrites des éventuelles plaidoiries au Palais de Justice de l’avocat Ucay ?
  • Quels liens entretint-il avec plusieurs des professeurs de la Faculté dont les professeurs de droit administratif Rozy, Vidal, Wallon et même Hauriou ?
  • Ucay appartint-il à d’autres sociétés savantes ou autres ?
  • Comment le numéro oublié du Jda fut-il retrouvé à Bordeaux ?
  • Et, surtout ( ?), combien de temps y fut-il abonné ?

Il reste encore et heureusement à chercher, à trouver et à écrire mais l’on est heureux de pouvoir ainsi saluer la mémoire de ce glorieux personnage. Enfin, il faut évidemment mentionner ici le décès de Victor Ucay. Il advint le 18 décembre 1950, à Grenade, « en son domicile rue Gambetta ». Victor était alors presque centenaire et son corps a été par suite inhumé au cimetière de Grenade, la Chapelle de Saint Bernard, autrefois appelé l’ancien cimetière.

Ill. 46 © Commune de Grenade-sur-Garonne. Certificat de décès de Victor Ucay.

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 353.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] La Dépêche, édition de Toulouse du 06 mai 1911.

[2] La Dépêche, édition de Toulouse du 10 mai 1902 ; p. 04.

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ParJDA

Victor UCAY, l’avocat propriétaire notamment marié à l’Armée

Art. 351.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

III. Victor Ucay,
l’avocat propriétaire
notamment marié à l’Armée

Le propriétaire Victor Ucay. Si, comme on le verra, le « métier » ou la fonction principale de Victor Ucay a officiellement été celle de militaire, outre ses compétences juridiques et son titre d’avocat au Barreau de Toulouse, il faut également citer ici sa principale source de revenus (outre sa vocation hippique sur laquelle on reviendra infra) : celle de « propriétaire » agricole et terrien. Là encore, l’étendue et la diversité des facettes du personnage étonne. On le retrouve à la tête d’une coopérative des cornichons, d’un élevage sylvicole de peupliers, de chais pour ses vignes, etc.

Ill. 19 © Famille Ucay. Une des cartes de visite de type commerciale
du « propriétaire » Victor Ucay (circa 1880).

Maître & docteur Ucay. Avant même celui de « docteur en droit » avec lequel il signait parfois, y compris officiellement, le premier titre dont Victor Ucay était fier était celui d’être (ou d’avoir été) avocat. A titre personnel, cependant on ignore presque tout sur cette fonction d’auxiliaire de la Justice. On sait, certes, qu’il fut rattaché d’abord au Barreau de Toulouse à partir de 1879 vraisemblablement ce qui correspond au moment où, après avoir conquis en novembre 1877 le grade de licencié en Droit, il s’est dirigé vers les affaire contentieuses mais ce, a priori, seulement en fin d’année 1878 voire aux débuts de 1879. En témoigne précisément le numéro du Jda reçu en juillet 1878 et sur lequel il n’est encore identifié que comme « étudiant en droit » et non en qualité d’avocat. Cela dit, peut-être que le Jda n’avait pas encore répercuté l’information. En tout état de cause c’est bien entre 1878 & 1879 que cette inscription au Barreau de Toulouse se fit c’est-à-dire au moment où l’ordre était dirigé par Henri Ebelot (1831-1902) de 1877 à 1879 ou même lorsque (de 1879 à 1881) Joseph Timbal (1856-1905), l’un des premiers promoteurs du droit constitutionnel à la Faculté de Droit de Toulouse, y accéda.

Ces premiers éléments actés, il faut avouer que l’on n’a pas encore retrouvé d’archives sur son activité contentieuse. Était-il lié à d’autres avocats ? S’était-il spécialisé ? Avait-il brillé dans l’un des tribunaux du ressort toulousain ?

C’est un quasi-mystère. Les ouvrages référents sur l’histoire des avocats et du Barreau de Toulouse[1] ne le mentionnent à aucun moment et même la lecture de la presse locale ne permet pas d’avoir des renseignements sur la question. Il semble même ne pas participer par exemple aux travaux de l’Académie de législation[2] comme l’on fait plusieurs notables toulousains singulièrement pour les docteurs en Droit s’étant confrontés à l’exercice de la recherche.

En revanche, on sait qu’il participa à une autre société savante juridique et toulousaine : la Société de Jurisprudence de Toulouse. Fondée en 1812 notamment par le magistrat Antoine François Héloin (1779-circa 1860), la société comptait 24 membres à son origine et prit pour devise « crescit eundo » afin de montrer sa croissance évolutive. Comme l’indique, en 1880, l’avocat, collègue de Victor Ucay, docteur en Droit et futur Bâtonnier de l’Ordre, Paul Desarnauts (1856-1922), la Société avait essentiellement trois sortes de travaux[3] : « plaidoiries, discussions, débit oratoire ». Et, à lire, les comptes-rendus de ses activités, il s’agissait surtout de formes de procès fictifs où les uns et les autres s’affrontaient en des joutes oratoires mais aussi écrites. Il arrivait même que la société offrit son concours à l’instar d’une clinique juridique[4] à des parties qui la consultait et l’on ne doute pas que c’est à cet égard, en particulier, que Victor Ucay eut plaisir à y participer. Plusieurs documents issus des archives privées de la famille attestent de la présence de Maître Ucay aux travaux de ladite Société.

Ill. 20 © Famille Ucay. Liste des 35 membres résidents (dont Victor Ucay)
de la Société de Jurisprudence (circa 1879).
Ill. 21 © Famille Ucay. Première page du nouveau règlement
de la Société de Jurisprudence de Toulouse (1879).

On sait ainsi grâce aux « papiers de famille Ucay » qu’en 1879 Victor Ucay (qui reçut copie du nouveau règlement de la société ; cf. supra doc. 21) faisait partie de ses « 35 » membres résidents. Un autre document (cf. supra doc. 20) le mentionne au crayon de bois comme « Président » de ladite institution. (…) .

Au 13 septembre 2021, on a reçu entre temps un nouveau document confirmant le pressentiment émis ci-vant : en 1887 – au moins – Victor Ucay fut bien président de la société de Jurisprudence toulousaine comme en témoigne cette nouvelle archive retrouvée :

Ill. 21 BIS © Famille Ucay.

On signale par ailleurs le caractère « sélectif » de cette société aux 35 membres résidants (pas un de plus !) et devant régulièrement, au décès ou au départ de l’un d’entre eux, renouveler ses membres ce dont atteste le document 20. sur lequel la main de Victor Ucay a biffé ou agrémenté d’une croix les noms des anciens membres de l’année passée (1878 ?) partis de l’association et devenus pour certains membres seulement « affiliés ».

Par ailleurs, si l’on en croit ses descendants (et l’on ne peut que les croire !), Maître Victor Ucay n’aurait même peut-être jamais plaidé. Il était conseiller juridique et, du reste, manifestement fréquemment consulté pour ce faire. Il était un juriste prêt à proposer ses services et ses conseils, mais a priori, même si on le décrit excellent orateur, il n’aurait pas plaidé ses affaires.

Voilà encore une conception très moderne des fonctions d’avocat qui allaient devenir celles d’avocat-conseil. On sait même que l’une de ses qualités était d’être si à l’écoute de ses contemporains qu’il en aurait été un « marieur » hors pair, capable de conseiller là encore les unes et les uns sur leurs possibilités de rencontrer et de former de beaux mariages.

Seule certitude, Maître Ucay même lorsqu’il fut intégré à l’Armée (on y reviendra) portera longtemps (sinon toujours) comme en sautoir son titre d’avocat. En 1892, ainsi, on retrouve cette mention (même s’il ne plaide peut-être déjà plus) sur un faire-part de deuil mentionnant le décès de Jean Dubor (1813-1892), un grand-oncle maternel de Victor, du côté de la branche Garres. On retrouve ici l’une des caractéristiques des juristes (bien loin d’être propre à Victor Ucay) : le besoin d’affirmer ses titres et de les revendiquer. Ainsi, dans le faire-part ci-dessous publié, rares sont les personnes à faire mention de leurs titres : seul un notaire et deux avocats (dont Victor Ucay) le font aux côtés d’un abbé et d’un capitaine.

Ill. 22 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de deuil de M. Jean Dubor (1813-1892)
faisant apparaître au convoi funéraire, « Monsieur Victor Ucay, avocat ».

Le premier mariage : à la famille de Guibert. C’est le 28 novembre 1899, à Auterive (arrondissement de Muret, en Haute-Garonne) que Victor Ucay, alors âgé de quarante-trois ans, épouse[5] une Toulousaine noble et issue d’une grande famille militaire : Julie-Marie[6] (Joséphine Adèle Victorine) de Guibert (1872-1917), fille de (Marie Eudore) François de Guibert (1841-1892), propriétaire à Auterive, et de Louise (Paule Marquette (sic) Marie Joséphine) Balby de Monfaucon (1839-1915), descendante du Baron Joseph de Cabalby (1732-1807), son trisaïeul, Seigneur du Château de Monfaucon à Latrape ; son bisaïeul étant Honoré de Balby de Monfaucon (1801-1886), officier des haras royaux (de 1820 à 1832).

Il s’agit là d’une très belle union pour les deux familles et, sans grand étonnement, même si la thèse de doctorat en droit du docteur Ucay avait porté sur le régime dotal[7] de la femme, on imagine que la noble famille de la mariée en particulier y préféra un contrat de mariage qui fut, en l’occurrence, signé à l’étude d’Auterive de Maître Cuzès.

Ill. 23 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31.
Ill. 24 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31 avec signature autographe de Victor Ucay.

Victor et Marie-Julie donneront naissance à au moins trois enfants selon nos recherches :

  • Jean (Louis Marie) Ucay (1903-1949) qui épousera Yvonne (Maie Claire) Douzans[8] (1911-1999) et qui reprendra la charge des terres agricoles ainsi que deux filles :
  • Marie (Hippolyte Victoria) Ucay (1904-2002) qui épousera l’officier de marine Jacques (Paul Eugène Henri) Prim (1905-1962)
  • ainsi que Madeleine (Anne Marie Marguerite) Ucay (1905-1945) qui convolera également en noces avec un haut-serviteur de l’armée française, André (Eugène Justin Joseph Adel) Bourret (1900-1974), médecin et officier de Marine.

Ainsi, à l’exception de son fils qui reprendra la tradition agricole et propriétaire des Ucay, les deux filles de Victor seront mariées à des militaires comme leur père. On a même retrouvé traces d’un faire-part de mariage de la troisième des filles Ucay en 1928. Sur ce document, tous les titres les plus prestigieux de Victor Ucay figurent : son doctorat en droit de 1881, sa Légion d’Honneur de 1918 (on y reviendra) mais non plus – comme disparu ou d’importance moindre – sa qualité première d’avocat.

Ill. 25 & 26 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de mariage des familles Ucay & Bourret (1928).

Un mot peut-être, désormais, sur les lieux d’habitation connus de Victor Ucay :

  • à partir de sa naissance, on sait qu’il grandit dans la maison familiale de Grenade-sur-Garonne, rue Gambetta (alors nommée rue Notre-Dame (puisque partant de l’église Notre-Dame de Grandselve) ; maison où décéda également le 06 août 1870 son grand-père, Barthélémy Ucay (1805-1870) et les deux ascendants de ce dernier) ;
  • comme étudiant à Toulouse (au moins a priori de 1874 à 1881 jusqu’au doctorat) et peut-être dans ses débuts comme avocat, on sait qu’il logeait au 01, rue du Fourbastard près du Capitole là où le numéro de 1878 du Jda lui fut adressé ;
  • à son décès, on le signale, comme un retour, rue Gambetta (dans la maison familiale où son père même décéda le 02 novembre 1903) à Grenade-sur-Garonne.

Entre temps, outre le domaine et les chais de Grenade, on lui connaît[9] plusieurs lieux de résidence toulousains (peut-être issus de la famille de son épouse) et notamment ceux où naquirent ses enfants :

  • Jean est ainsi identifié le 11 mai 1903 comme né au 21 de la rue des 36 ponts à Toulouse ; rue qui devint en 1920 une partie de l’école Saint-Louis de Gonzague, immeuble qui fut intégré en 1929 au désormais Lycée Montalembert ; cette rue se trouve à proximité immédiate du Palais de Justice mais s’agissait-il d’un lieu d’habitation ou seulement d’un lieu d’accouchement, on ne le sait ;
  • Marie & Madeleine, quant à elles, sont respectivement nées les 28 juin 1904 et 10 novembre 1905, rue Pharaon, à Toulouse toujours non loin du Palais et de la précédente localisation. Ceci nous pousse à croire que même s’il ne plaida peut-être pas, Victor Ucay eut ses habitudes à proximité du Palais de Justice.

Le second mariage : à l’Armée française. Est-ce pendant l’un des cours de procédure civile enseigné par le futur doyen Bonfils que la vocation militaire de Victor Ucay naquit ? On ne le sait !

En revanche, la lecture du Registre de la Faculté de Droit signale[10] une protestation dudit professeur rédigée en ces termes : « M. Bonfils ayant insisté de plus fort (sic) pour que l’autorité militaire veilla à ce que le passage des troupes avec musique et clairons n’eut pas lieu devant les locaux de la Faculté pendant l’heures des cours », le doyen Dufour avait été mandaté pour agir. Anecdote à part, si l’on sait avec précision (le 28 novembre 1899) quand Ucay épousa Mademoiselle Guibert, on ne sait en revanche quand lui vint la vocation militaire ni même son entrée officielle au service de la Grande Muette. Il y a d’ailleurs un certain paradoxe (pour ne pas dire un amusement) à considérer Victor Ucay, dont on a déjà pu apprécier les talents d’orateur et la verve, à être intégré dans une administration militaire dans laquelle le secret et l’absence de parole sont censés être rois. Plusieurs archives témoignent, cela dit, de son ascension dans les différents grades de l’Armée.

Ill. 27 © Famille Ucay. Certificat du 19 juillet 1877
du 17e corps d’armée du Train relatif à l’aptitude du volontaire Victor Ucay (1877).

En 1877, ainsi, on sait (grâce à une archive détenue par la famille) qu’un certificat daté de juillet 1877 atteste que le 17e corps d’armée (celui dans lequel il va gravir tous ses échelons) « certifie que le sieur Ucay Victor, examiné dans la séance du 19 juillet 1877 sur son aptitude hippique comme candidat au volontariat d’un an » et qu’il en a « mérité la note : sait bien monter à cheval (sic)».

On peut alors aisément imaginer qu’à la suite de cet enrôlement volontaire, Victor Ucay serait devenu simple soldat engagé puis officier. On relève, cela dit, que c’est (déjà ou encore) via les chevaux que Victor Ucay intégra l’armée. En 1887, ainsi, on le connaît sous le titre de « sous-lieutenant » du Train des équipages. Un article[11] de la Dépêche, en effet, relate un terrible incendie du 25 précédant, à Grenade, au sein de l’usine Jougla (une fabrique de caisses). Et le journal précise alors qu’on remarqua sur les lieux du sinistre plusieurs notables et autorités dont MM. « Barcouda, maire et conseiller général », les forces de l’ordre, l’instituteur et « Victor Ucay, sous-lieutenant du train des équipages ». On reviendra plus tard sur l’importance d’Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898), maire et conseiller général de Grenade-sur-Garonne. Concentrons-nous d’abord sur le lieu d’affectation militaire du sous-lieutenant (puis lieutenant puis capitaine) Ucay.

Il s’agit du 17e Etem, l’escadron du Train des équipages militaires, cantonné à Montauban et rattaché au 17e corps d’armée. Le « Train », rappelons-le, était une Arme autrefois indépendante et distincte de l’Armée de Terre à laquelle elle a été réintégrée. Le Train organise essentiellement la logistique des Armées en en coordonnant la gestion matérielle (du ravitaillement aux munitions) et ce, pour éviter comme avant l’Empire que l’Armée ne dépende de services et d’entreprises privées. C’est au printemps 1875, après la guerre franco-prussienne, que le Train est singulièrement réorganisé et monte en compétences et en besoins ce qui explique, peut-être, le recrutement d’Ucay à cette même époque (vraisemblablement entre 1878 et 1885).

Gravissant les échelons de son corps d’Arme, on retrouve Ucay devenu Capitaine du 17e du Train des équipages pendant la Première Guerre mondiale. Il est cité en ce sens dans plusieurs documents dont le fascicule retraçant l’histoire de cet escadron[12]. C’est à ce titre, de Capitaine, qu’au cours des hostilités, il est cité et promu Chevalier de l’ordre national de la Légion d’Honneur. Un arrêté du 30 juillet 1916 officialise cette décoration en application d’un décret du 13 août 1914. Dès le 20 juillet suivant, il fut même autorisé non seulement à porter en public sa décoration mais encore à recevoir, à compter de ce moment, un traitement militaire supplémentaire de 125 francs par semestre. Il sera inscrit en ce sens au registre de la Grande Chancellerie sous le numéro 127388. Son dossier[13] archivé dans la base dite « Léonore » des légionnaires français mentionne du reste un incident administratif puisqu’il y est indiqué qu’en 1922 il aurait égaré son « livret de Chevalier », livret lui permettant de réclamer chaque semestre sa pension au Trésor public. Plusieurs documents témoignent de cet accident.

Quatre photos du 17. Il nous a été permis, et l’on en remercie une nouvelle fois la famille des descendants de Victor Ucay, de consulter et de diffuser ici quatre photographies originales

  • du sous-lieutenant
  • puis du capitaine Ucay en uniforme du 17e escadron à plusieurs moments de son existence.
Ill. 28 © Famille Ucay. Victor Ucay,
nouvellement intégré au 17e escadron du Train (circa 1890).
Ill. 29 © Famille Ucay. Victor Ucay,
sous-lieutenant du 17e escadron du Train (circa 1900).
Ill. 30 © Famille Ucay. Victor Ucay,
capitaine du 17e escadron du Train (1915).
Ill. 31 © Famille Ucay. Victor Ucay,
ancien capitaine du 17e escadron du Train, en famille (circa 1920).

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 351.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Gazzaniga Jean-Louis, Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse ; Toulouse, Privat ; 1992 et Etudes d’histoire de la profession d’avocat ; Toulouse, Put1 ; 2004 ; y compris au chapitre sur les avocats ayant refusé la République (1814-1873).

[2] Là encore, même « la » thèse référente en la matière ne le mentionne pas : Boyer Pierre-Louis, L’académie de législation de Toulouse (1851-1958) : un cercle intellectuel de province au cœur de l’évolution de la pensée juridique ; Toulouse, 2010 ; thèse multigraphiée de l’Université Toulouse 1 Capitole.

[3] Desarnauts Paul, discours prononcé le 17 novembre 1879 sur La Société de Jurisprudence de Toulouse (1812-1880) ; Toulouse, Privat ; 1880 ; p. 12.

[4] Ibidem ; p. 18.

[5] Son acte figure aux archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote 2 E IM 1931 – Auterive ; 1 E 31 registre d’état civil : naissances, mariages, décès (collection communale) (1895-1899) ; p. 235 et s.

[6] Elle est née à Toulouse le 18 septembre 1872 (au 19 de la rue des Coffres) et décèdera le 18 septembre 1917 à La Dupine, à Merville où son mari fut premier édile.

[7] On en rappelle le titre : Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[8] Impossible en conséquence de ne pas signaler ici la parenté d’un autre juriste toulousain contemporain : M. Jean-Michel Eymeri-Douzans, professeur de sciences politiques à l’IEP de Toulouse, face à la Faculté de Droit.

[9] En particulier grâce à la lecture des registres d’état civil conservés aux archives municipales de Toulouse.

[10] D’après la séance délibérée le 03 février 1877 ; p. 104 du Registre préc.

[11] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 septembre 1887 ; p. 03.

[12] Historique du 17e escadron du train des équipages pendant la guerre 1914-1918 ; Nancy, Berger-Levrault ; 1937 ; p. 38.

[13] Aux archives nationales sous la cote LH/2655/38.

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ParJDA

Trois dates communes au droit administratif & à Victor Ucay

Art. 350.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

II. Trois dates communes
au droit administratif
& à Victor Ucay

1856 : année de naissance
de Victor Ucay
& du droit administratif toulousain ?

Ill. 05 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

C’est en mai (le 02) de l’année 1856 qu’est né (Pierre Jean) Victor Ucay, à Grenade-sur-Garonne (Haute-Garonne) à moins de trente kilomètres de Toulouse. Les archives départementales de Haute-Garonne[1] possèdent son acte de naissance avec mention de celui de son décès[2] comme suit :

« Le quatrième jour du mois de mai 1856, à deux heures du soir, acte de naissance de Pierre Jean Victor Ucay, né à Grenade le deux du courant à trois heures du soir, fils de M. Jean Ucay, propriétaire et de Dame Bernarde Victorine Garres, mariée, demeurant à Grenade.
Le sexe de l’enfant a été reconnu être Masculin. Le premier témoin, M. Alexis Caussé, propriétaire, âgé de quarante ans ; second témoin, M. Pouilh (sic) Mesurand, âgé de trente-huit ans, tous deux demeurant à Grenade. Sur la réquisition à nous faite par M. Jean Ucay, père de l’enfant, lecture du présent acte a été par nous faite, aux comparants et témoins qui ont signé avec nous de ce requis, constaté suivant la Loi, par nous adjoint au Maire de Grenade, faisant la fonction d’officier public de l’état civil par délégation spéciale
 ».

Ill. 06© Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

Il est par suite intéressant (et peut-être amusant) de se demander quel était l’état de l’enseignement du droit administratif à la même époque. On sait[3] qu’à Toulouse le droit administratif a été enseigné bien avant qu’Hauriou n’y règne en maître à partir de 1888. Dès l’Ancien Régime, des éléments de droit public sont ainsi diffusés et enseignés tant dans des structures privées (on songe à l’Institut Paganel) que publiques (à la Faculté de Droit) mais ces cours sont rarement pérennes et les écrits peu publiés. Ainsi, ce n’est effectivement pas en 1856 que naît au sens premier le droit administratif à Toulouse. Il faut citer à cet égard ses premiers promoteurs parmi lesquels les deux professeurs de Bastoulh[4] (en 1806-1808 puis en 1829-1830), l’avocat Romiguière(s)[5] (en 1830) mais surtout Adolphe Chauveau qui enseigna le droit administratif à Toulouse de 1838 à 1868, c’est-à-dire de façon enfin pérenne. Toutefois, pendant cette affirmation du droit public, essentiellement sous la Monarchie de Juillet, on relève qu’un regain d’intérêt et – disons-le – de notabilité du droit public ne se fera que sous le Second Empire avec trois événements convergents :

  • l’adjonction d’un suppléant du professeur Chauveau en droit public : Anselme-Polycarpe Batbie qui enseignera aux côtés de son collègue de 1852 à 1857 avant de rejoindre Paris, sa Faculté et ses ministères ;
  • la création, par les deux susnommés en 1853, du Journal du Droit Administratif ;
  • et la prise en compte véritable, après plusieurs années de lutte académique, du caractère scientifique et juridique du droit public.

En effet, alors que dans les premières années de son enseignement (à Toulouse comme ailleurs), le droit administratif fut d’abord rangé parmi les matières accessoires (sinon inutiles selon d’aucuns) aux étudiants en Droit (ses enseignants étant par exemple dispensés de participer aux examens), les années 1850 vont au contraire parachever la reconnaissance académique du droit public et permettre, même, sous la Troisième République, l’arrivée de l’enseignement diffus (et non réservé) du droit constitutionnel.

On peut donc affirmer qu’en 1856, à Toulouse mais en France de manière générale, au moment où naissait Victor Ucay, le droit administratif naissait également en tant que branche juridique et matière d’enseignement du Droit « véritable » et véritablement reconnue.

1877-1878 : les études juridiques
de Victor Ucay
& le « nouveau » Jda

De la famille Ucay. On dispose de plusieurs informations sur les parents de Victor Ucay. Son père, Jean Ucay (1828-1903) et sa mère, (Bernarde) Victorine Garres, (1834-1895) étaient des propriétaires bourgeois, a priori financièrement aisés. Ainsi, Jean est-il souvent, comme Victor, désigné ou identifié publiquement et professionnellement comme « propriétaire » dans les actes d’état civil et son épouse est elle-même la descendante de Pierre Garres (1798-1879) également propriétaire à Cambebrats-Aucamville aux côtés de Jeanne Pétronille Bacalerie (1810-1888), fille d’un négociant dénommé Thomas Jean Bacalerie (1784-1856).

Ill. 07 © Famille Ucay. Extrait d’un papier à en-tête de l’entreprise familiale Ucay
au nom du grand-père de Victor, Barthélémy Ucay ;
il s’agit des services postaux, de diligence et/ou de messageries (circa 1840).

Si l’on remonte du côté des ascendants[6] paternels du patronyme Ucay on trouve alors principalement des propriétaires mais aussi deux traditions professionnelles : celle d’entrepreneur de diligences et messageries assurée par son grand-père (Barthélémy Ucay (1805-1870)) et son arrière-grand-père (Jean Ucay (1765-1837)) et celle de paysan (et plus précisément laboureur ou brassier, c’est-à-dire ouvrier agricole proposant ses bras) même si son arrière-arrière-grand-père (Etienne Séverin Ucay (1741-1814)) semble être celui qui, avec la Révolution française, a le premier réussi à s’élever socialement. Il décède en effet sous l’appellation de « propriétaire cultivateur » alors que la plupart de ses ascendants ne sont « que » brassiers ou laboureurs ; c’est le cas de son quadrisaïeul Jean Pierre Ucay (1703-1761) identifié comme « travailleur, brasseur ». On porte à notre connaissance la mention a priori de deux sœurs, dont Marie Barthélémye (sic) Ucay, malheureusement décédées très peu de temps après leurs naissances. On ne connaît a priori pas d’autres enfants ce qui fait de Victor un « enfant-roi », fils unique de facto alors que la tradition familiale est plutôt celle d’avoir de généreuses fratries à l’instar de celle engendrée par son bisaïeul Jean Ucay, père de huit enfants… dont sept filles[7] il est vrai ! Un élément, dans l’arbre généalogique, nous a par ailleurs – un instant – troublé. On signale en effet la mort d’une Dame Garres en janvier 1895 (par ex. dans La Gironde) sous le nom de Mme Gabriel Coutaut née Garres. On aurait pu imaginer qu’il s’agissait de la mère de Victor non seulement parce que le nom coïncide mais encore parce que la présence de notre homme y est avérée (à Bordeaux) au convoi funéraire[8]. Toutefois, il ne figure pas aux côtés de ses enfants, parmi les premières personnalités citées.

Ill. 08 © & coll. perso. Mtd. Extraits de La Gironde du 09 janvier 1895 ; p. 03.

A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La Gironde du 15 janvier 1895). Deux hypothèses en conséquence : soit cette Mme Garres est une proche de la mère de Victor, soit ladite mère se serait remariée à Bordeaux avec un dénommé Gabriel Coutaut. Cette hypothèse est cependant rapidement écartée. Concrètement, deux dames Garres sont bien décédées en janvier 1895 et l’une d’entre elles était la mère de Victor (même si, sans avoir trouvé encore son certificat de décès on ignore si elle est décédée aussi à Bordeaux (comme l’indiquent certaines sources et arbres généalogiques) ou si elle s’est éteinte à Cambebrats-Aucamville (31). Quant à celle du convoi funéraire préc. il s’agit en fait, nous apprend la famille, de la nièce de Victor : Marguerite Garres.

Ill. 09 © & coll. perso. Mtd. Frontispice du Traité de la maladie vénérienne
du docteur en Médecine de Toulouse, Gervais Ucay (1699).

Autre élément historique concernant la famille, elle est a priori liée, en région toulousaine toujours, au docteur en médecine, Gervais Ucay, à qui l’on doit un extraordinaire (et étonnant) Traité[9] de médecine au XVIIe siècle.

A la lecture du Dictionnaire[10] historique de la médecine ancienne et moderne, on apprend à son sujet que le docteur Ucay avait émis une thèse théologiquement simple : la fornication hors mariage serait la mère de tous les vices et de toutes les maladies sur terre. L’auteur s’exprimant en ces termes : « Nous pouvons dire (…) que Dieu ayant toujours eu en horreur le péché de fornication, il l’a aussi en tous les temps du monde fait suivre d’une infinité de malheurs et de maux corporels, parmi lesquels on doit compter la vérole comme une suite de l’impureté, et l’apanage que Dieu promet aux débauchés ».

Victor Ucay étudiant & lecteur du Jda. En 1878, Victor Ucay a vingt-deux ans et c’est l’année où il reçoit donc ce numéro « perdu » du Journal du Droit Administratif. Quel est alors son parcours estudiantin ? On connaît, grâce aux archives universitaires[11], très exactement son parcours et l’obtention de ses diplômes qui se sont organisés comme suit :

  • le 1er décembre 1874, Victor Ucay obtint son baccalauréat ès Lettres ce qui lui permit de prendre sa première inscription pour suivre les cours de première année en Droit près la Faculté de Droit de Toulouse, à compter de cette même époque (automne 1874) ;
  • le 18 décembre 1876, il obtint sa première année en Droit et le 21 suivant on lui remit son diplôme de Bachelier en Droit ;
  • le 06 juillet 1877, il conquit sa deuxième année de Licence en Droit ;
  • le 11 août 1877, il soutint, en suivant sa thèse de Licence ; examen consistant à soutenir devant un jury des aphorismes alors qualifiés de « positions de thèses[12] » et reçu le 16 novembre 1877 son diplôme de licencié en Droit lui permettant d’accéder à l’avocature ;
  • il entama ses examens de doctorat en 1878 (inscription prise le 17 juillet au moment même où il était lecteur du Journal du Droit Administratif) ;
  • et soutint sa thèse de doctorat en droit le 18 juillet 1881 (ses droits étant acquis le 20 suivant).
  • On sait même qu’il participa (et paya pour se faire) en 1876, 1877 & 1878 à des conférences facultatives.

Victor ne fut ainsi pas le meilleur étudiant de sa promotion mais ses résultats sont tout à fait honorables. Il ne fait ainsi pas partie des lauréats ou médaillers, chaque année, des prix de la Faculté mais on connaît, grâce aux archives, ses résultats à tous ses examens.

Ill. 10 © Ut1. Archives de l’Université Toulouse I Capitole,
5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, recto.

En effet, la fiche universitaire d’étudiant de Victor Ucay indique, au verso, les « boules obtenues » à chacun de ses examens.

Rappelons à cet égard[13], qu’à cette époque, les étudiants devaient répondre aux questions d’un jury formé de trois (pour le baccalauréat), quatre (pour la licence) ou cinq (pour le doctorat) examinateurs. Ce jury posait des questions sur toutes les matières d’examen qui n’étaient pas forcément les matières suivies dans l’année par l’étudiant. L’interrogation durait au moins une heure au bout de laquelle chaque juré déposait une bille de bois ou verre dans une urne. Selon la couleur de cette boule on connaissait l’appréciation anonyme du jury et on en déduisait, à la majorité, l’échec ou la réussite de l’impétrant. Pour le baccalauréat par exemple, les étudiants devaient subir un examen pour chacune des deux années. Ils étaient donc notés, en tout, par six professeurs (soit six boules différentes de couleur). Pour parvenir à la licence, il fallait encore ajouter deux nouveaux examens oraux (soit huit boules différentes) ainsi qu’une soutenance de thèse en la présence de cinq examinateurs. Autrement dit, une fois toutes ces billes ajoutées, on constate ainsi que l’explique le doyen Foucart[14] (1799-1860) que « le mérite des épreuves à subir pour arriver au grade de licencié [était] apprécié par 19 boules[15] (…) blanches, rouges ou noires ». La couleur noire était celle de l’échec, le blanc celle de la réussite et le rouge traduisait un examen tout juste moyen. Aussi[16], « tout scrutin sur une desdites épreuves dans lequel le candidat [avait] deux boules noires entraîn[ait] de plein droit l’ajournement ». En revanche l’unanimité de boules blanches emportait la proclamation : « reçu avec éloges ».

Ill. 11 © Ut1. Archives UT1, 5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, verso.

Qu’en fut-il s’agissant de l’étudiant Ucay ? Sur les 34 boules qu’il obtint de sa première année en Droit au doctorat, on recense :

  • Aucune boule noire ;
  • 16 boules rouges ;
  • et logiquement 18 boules blanches, symbole d’excellence.

Le bilan est donc globalement « très » positif mais il ne s’agit pas de l’étudiant « modèle » ou brillant en toute occasion académique.

Ucay, étudiant à la Faculté de Droit de Toulouse. Si l’on connaît le résultat des examens de Victor Ucay, on sait aussi avec précision qui furent ses enseignants. Pour le savoir, il suffit par exemple d’ouvrir le Registre de la Faculté de Droit[17] pour connaître la répartition des leçons et des conférences.

On sait ainsi que pendant l’été 1876, au moment où il devenait bachelier en Droit, Victor Ucay put assister aux leçons[18] de droit romain d’Henri Massol (1804-1885) et même profiter de celles du doyen Auguste Laurens[19] (1792-1863) peu de temps avant son départ. De même, put-il suivre les cours de Code civil de MM. François Joseph Paget (1837-1908) ainsi que du futur préfet Eugène René Poubelle (1831-1907). Lors de sa 2e année de Licence[20], il suit entre autres, toujours le professeur Poubelle qui lui enseigne encore le Droit civil, mais aussi le professeur Henry Bonfils (1835-1897) en procédure civile ; toujours Massol en droit romain et Victor Molinier (1799-1887) en droit pénal (à l’époque dit criminel).

De la Licence au Doctorat. S’agissant de la 3e année de Licence (1877-1878) puis des examens de 4e de Doctorat (1879 à 1881), on sait[21] également que Victor Ucay put assister aux leçons suivantes :

  • aux dernières leçons (3e année) de droit civil, d’Eugène Poubelle ;
  • au cours de droit commercial du doyen Dufour (présenté infra) ;
  • ainsi qu’au cours de droit administratif d’Henry (Antoine) Rozy (1829-1882).

On s’arrête évidemment un instant sur cette dernière information pour rappeler que Rozy est né à Toulouse, le 12 octobre 1829 et décédé le 20 septembre 1882. Il a successivement été avocat, professeur suppléant provisoire (1855), puis agrégé et rattaché à la Faculté de droit de Toulouse (1862) où il enseigna l’économie politique pour les aspirants au doctorat et remplaça en droit administratif le titulaire Chauveau aux côtés de Batbie lorsque Chauveau, précisément, ne pouvait assurer du fait de son état de santé ses leçons[22]. A la mort de Chauveau, en 1868, Rozy sera durablement chargé du cours (qu’il n’appréciait pourtant manifestement pas !) et ce, jusqu’en 1882 lorsqu’un dénommé (et célèbre) Ernest Wallon[23] (1851-1921) l’y remplacera avant l’arrivée (en 1888) de Maurice Hauriou. Hélas, Rozy n’a pas assez publié et spécialement pas en droit administratif pour que l’on soit renseigné sur son enseignement. En revanche, il participa au Journal du Droit Administratif ce qui incita peut-être Victor Ucay à s’abonner.

On sait par ailleurs, grace à la lecture du précieux Registre préc., que pendant l’année 1878-1879 certains des cours de Rozy (malade et empêché) furent assurés par un remplaçant[24], jeune professeur agrégé, (Pierre Marie) Georges Vidal (1852-1911) qui avait plutôt goût pour le droit pénal mais accepta la charge en droit administratif comme tout dernier arrivé à l’époque. En dernière année[25], il retrouva Massol en droit romain et Laurens en droit des gens (droit international) et connut le professeur Ginoulhiac (1818-1895) qui lui fit découvrir le droit coutumier, présent dans sa thèse de doctorat. Il faut alors rappeler que c’est peu de temps auparavant, dans une séance datée du 1er mars 1878, que la Faculté de Droit Toulouse fut[26] :

« d’avis à l’unanimité qu’une chaire de droit des gens, que l’on pourrait plus opportunément appeler chaire de droit international, soit créée à Toulouse dans les plus brefs délais possibles ».

C’est à la même époque[27] qu’il fut expliqué que « chacun de MM. Les Professeurs » allait être appelé « d’après son rang d’ancienneté à se prononcer sur le point de savoir s’il voulait ou non se charger d’un cours » complémentaire financé par les collectivités locales (essentiellement municipales). C’est à partir de cet instant que Rozy exprima qu’il « prendrait volontiers le cours de législation industrielle » c’est-à-dire le futur cours de droit du travail[28], matière dans laquelle il s’exprima et s’épanouit bien plus qu’en droit administratif.

1877, Victor Ucay & la vocation pour le droit administratif ? Les liens entre Victor Ucay et le droit administratif sont véritables, ainsi qu’on le développera par plusieurs exemples tout au long de sa vie et de ses engagements (électoraux notamment). Non seulement il fut abonné au Jda ce qui marque naturellement déjà un intérêt réel et précoce pour le droit administratif mais encore, il désira manifestement s’y investir scientifiquement même si l’Université ne le suivit pas sur ce chemin.

En effet, apprend-t-on dans une exceptionnelle archive privée détenue par ses descendants, en août 1877 (c’est-à-dire à la fin de sa dernière année de Licence puisqu’à l’époque les cours s’achevaient à la fin de l’été), il écrivit à son père que le sujet qu’il avait d’abord proposé pour son dernier examen, la thèse de Licence en Droit, avait été refusé :

« Je n’ai pas de chance pour mon dernier examen. M. Massol et M. le Doyen ont refusé de signer ma thèse de droit administratif – sous prétexte qu’elle parlait de religion – mais je me demande comment on peut faire pour ne pas parler religion dans un sujet qui traite des cultes ».

On imagine la déception de Victor. Il avait écrit sa thèse de Licence (une dissertation généralement d’une dizaine à une vingtaine de pages) en choisissant le droit administratif et en proposant, comme premier sujet personnel d’étude(s), une question lui tenant à cœur : celle des cultes (on ignore s’il s’agissait de biens, d’agents, de libertés puisque nous n’avons pu trouver le manuscrit refusé). Par suite, précisait le fils à son père : « Enfin, peine perdue, c’est à refaire. J’ai pris un autre sujet « l’attribution des conseils municipaux » » c’est-à-dire un sujet bien plus descriptif et bien moins polémique essentiellement relatif aux évolutions des Lois dites municipales.

Il est alors très intéressant non seulement de voir que Victor Ucay désirait faire du droit administratif (qu’il ne subissait pas à la différence de très nombreux étudiants et même d’enseignants) mais encore qu’il avait choisi de parler d’un sujet lui tenant particulièrement à cœur, celui des cultes et de la religion. Il précise même dans sa lettre qu’il y avait passé trois mois alors que pour refaire son travail il allait y consacrer seulement quelques heures de rédaction, en urgence, pour pouvoir soutenir quelques jours plus tard, le 14 août ce qui lui fera obtenir 4 boules blanches (un travail exceptionnel) et une seule boule rouge.

Ill. 12 & 13 © Famille Ucay. Lettre du 10 août 1877 de Victor Ucay
à son père Jean à propos de sa scolarité et du droit administratif (1877).

Pour l’anecdote, dans sa thèse de doctorat, Victor Ucay réussira (on y reviendra) à tout de même parler des cultes (et donc de religion !) malgré la « peur » sinon la « frilosité » de ses enseignants.

Les doyens en place de 1874 à 1881. Pendant la période où Victor Ucay étudie à la Faculté de Droit de Toulouse, le décanat évolue. A son arrivée, c’est François-Constantin Dufour (1805-1885), l’un des moteurs et rénovateurs de l’enseignement du droit commercial en France qui sera doyen et le restera jusqu’en 1879. A partir de ce moment, c’est Henry Bonfils (1835-1897) qui règnera jusqu’en 1888.

1878, Toulouse, le droit administratif & le nouveau Jda. En 1878, a-t-on dit, Victor Ucay recevait donc des cours de droit administratif et le Droit administratif, quant à lui, subissait quelques secousses et ce, singulièrement à Toulouse. En effet, pour le Jda en particulier, 1878 est une année noire car elle est marquée par le décès d’Ambroise Godoffre le 17 août 1878 à Toulouse. La dépêche[29] du même jour relate ainsi la mort « de M. Ambroise Godoffre, avocat et chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne, qui a été emporté, ce matin, à une heure, par une attaque d’albuminerie (sic). Depuis fort longtemps, M. Godoffre occupait son poste à la préfecture, où ses aptitudes spéciales et ses connaissances administratives lui permettaient de rendre des services appréciés ».

Voilà donc que, sans le savoir, Victor Ucay reçu le dernier des numéros du Jda dont Godoffre fut le rédacteur en chef et auquel, on l’a vu (et lu), il participa. Par suite, le Journal allait évoluer et être dirigé à nouveau par un universitaire succédant à Godoffre qui avait lui-même remplacé Chauveau. Qui fut alors le nouveau directeur ? Le titulaire de la chaire de droit administratif de la Faculté toulousaine : Henry Rozy qui allait, à son tour, essayer de donner sa « patte » à notre média, notamment en essayant d’y apporter un regard plus critique envers les collectivités administratives et leurs gestions. Relisons alors le bandeau postal adressé à Victor Ucay en 1878. Deux informations s’y trouvent qui avaient peut-être échappé à l’œil rapide et premier du lecteur.

Ill. 14 © & coll. perso. Mtd. Extrait posté du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année)
envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre
(modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

On y apprend effectivement trois informations :

  • d’abord, le lieu d’édition du Jda qui était en 1878, comme lors de sa fondation en 1853, rue St-Rome à Toulouse au numéro 44 ;
Ill. 15 © & coll. perso. Mtd. Extrait d’un courrier-mandat adressé par la rédaction
du Journal du Droit Administratif (au 44, rue St-Rome à Toulouse)
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
  • ensuite, qu’en 1878, au moins, Victor Ucay alors qu’il était étudiant et au moment où il devenait avocat, résidait rue du Fourbastard, près du Capitole, au n°01 de la rue, à l’emplacement actuel d’une chocolaterie, au croisement de la rue dite des puits clos ;
  • enfin qu’il arrivait que le typographe ne se relise pas ou pas assez puisqu’une coquille (l’aviez-vous vue ?) s’est glissée dans le titre même de la revue dénommée Journal du Droit Adminisralif … et non « administratif » !

Ena, encore & toujours ? Enfin, 1878 et le droit administratif, c’est aussi l’évocation d’un projet que toutes les Républiques ont connu : celui d’une école spécialisée en droit administratif (l’Ecole Nationale d’Administration ou Ena) chargée de former l’élite administrative du pays. En 1848, sous la Seconde République, il s’agissait du rêve d’Hippolyte Carnot (1801-1888), le père du futur Président de la République qui y consacrera en 1878 une très belle notice historique. On a d’ailleurs déjà écrit sur cette première[30] « Ena » dans d’autres travaux[31] et ce qu’il est intéressant de constater ici en 1878 c’est la façon dont la Faculté de Droit de Toulouse, comme la plupart des autres établissements des Universités de France va s’arc-bouter par principe contre le projet de peur que l’on touche à son monopole d’enseignement. En effet, en 1848 déjà, lorsque Carnot (avant d’être rapidement remplacé) proposa ce projet d’Ena, les Facultés de Droit en très grande majorité le refusèrent en bloc craignant que l’on touchât à leurs compétences et pré carrés. Il est alors amusant de penser que ces mêmes Facultés jusqu’en 1848 dénigraient globalement, par leurs membres, l’enseignement du droit public mais, au moment où on voulut y porter atteinte en créant un enseignement concurrent, se réunirent pour affirmer non seulement l’importance mais encore la nécessité d’un enseignement du droit administratif dans toutes les Universités de France. Rares furent effectivement les enseignants de Facultés (comme Macarel (1790-1851), Bourbeau (1811-1877) ou encore Foucart) à oser prôner la nécessité d’une Ecole spécialisée et complémentaire des Facultés de Droit ce que des publicistes ou des juristes comme Edouard de Laboulaye (1811-1883), hors les murs des Facultés, étaient bien plus prompts à soutenir.

Or, en 1878, à Toulouse en particulier, on revit la même scène. C’est encore à l’initiative d’Hyppolyte Carnot, alors sénateur, qu’était effectivement envisagée la création d’une nouvelle Ecole républicaine d’administration. Avant d’y procéder, on décida de consulter les Facultés de Droit et, comme en 1848, voici ce que globalement elles répondirent[32] :

« non ».

La Faculté toulousaine refusait ainsi comme beaucoup d’autres l’idée d’une Ecole unique d’administration et y préférait la création, dans chaque Faculté de Droit, de sections « sciences administratives & politiques ». L’Ecole toulousaine émit même un « contre-projet » en ce sens et conclut d’un : « nous ne remonterons pas avec [Carnot] dans le passé » ! 1878 achève donc cette pérennité de reconnaissance de l’utilité et de la scientificité du droit administratif dans les Facultés de Droit après 1856. Il a fallu pour ce faire que les Facultés de Droit se sentent attaquées mais peu importe la raison après tout !

1881 : année du doctorat de Victor Ucay
& grève à la Faculté !

Troisième et dernière année importante dans cet examen comparé de la vie d’Ucay et de celle du droit administratif à Toulouse : 1881. C’est avant tout, pour Victor Ucay, l’achèvement de son cursus académique qu’incarne, le 18 juillet 1881, à quatre heures de l’après-midi, la soutenance de sa thèse de doctorat en droit.

Une thèse « notariale » en droits romain, coutumier & civil positif. Son étude, dont il a été imprimé plusieurs exemplaires[33], s’intitulait Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain suivis Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français mais comprenait, comme on l’a exprimé supra en fait trois parties distinctes : deux en ancien(s) droit(s) et une en droit positif :

  • il y a d’abord une première partie (d’une centaine de pages) sur les pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ;
  • suivie d’une cinquantaine de pages sur le régime dotal avec Société d’acquêts en droit coutumier, suivant alors les enseignements précités du professeur Ginoulhiac dont le titre était alors celui de[34] « professeur de droit français étudié dans ses origines féodales et coutumières » ;
  • et la dernière partie (d’une cent cinquantaines de pages environ) s’attaque au droit civil positif du régime dotal.
Ill. 16 © & coll. perso. Mtd. Frontispice de la thèse de doctorat en droit de M. Victor Ucay :
Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

Il s’agit donc, pour l’époque, d’une thèse non pas conséquente mais – très – conséquente.

Près de 335 pages jusqu’à la table des matières ; introduction et « positions » de thèses comprises. C’est énorme à l’époque où une thèse de 120 à 150 pages était la moyenne et constituait, déjà, une œuvre remarquée.

Avec ses 335 pages écrites non en une année (comme souvent à l’époque juste après l’obtention de la licence mais en deux voire trois années (à regarder les inscriptions des examens acquis entre 1878 et 1881), la thèse de Victor Ucay est remarquée et il en obtient presque les éloges puisque sur cinq suffragants quatre lui délivrent les « boules blanches » de la réussite. On connaît d’ailleurs le nom des membres de son jury de thèse (sans savoir qui a refusé les éloges !) ainsi constitué sous la présidence de Gustave Bressolles (1816-1892), qu’a priori, pourtant, Ucay n’eut pas comme enseignant à l’exception de conférences de doctorat[35] : MM. Charles Ginoulhiac (on imagine pour le droit coutumier sus-évoqué), Barthélémy Arnault (1837-1894) qui, en 1878, est le seul à enseigner (par le jeu des conférences et des cours complémentaires notamment) le droit notarial et celui de l’enregistrement, Georges Vidal que l’on a présenté supra comme chargé temporaire du cours de droit administratif lorsqu’Ucay y assista et Ernest Wallon également évoqué ci-avant (pour ses compétences en droits civil et administratif). Il s’agit donc étonnamment peut-être d’un jury très favorable aux idées même du droit public puisque trois des cinq membres au moins (Ginoulhiac, Vidal & Wallon enseignèrent ou écrivirent à propos du droit administratif). D’ailleurs, on pourra relever[36] que parmi les positions[37] de thèse soutenues par l’impétrant, trois concernant le droit administratif, étaient loin d’être inintéressantes et que deux en particulier étaient certainement proches des convictions profondes de Victor Ucay. Si l’on met donc de côté la première position relative aux droits pécuniaires et de remboursement de l’État, on note ces deux aphorismes défendus par le candidat :

« La contrainte exercée sur un électeur, même lorsqu’elle n’a pas déterminé le vote ou l’abstention, est punissable en vertu des Lois du 02 août et 30 novembre 1875 » ;

et « La mairie ne fait pas, comme l’église, partie du domaine public de la commune ».

Quelques brèves remarques à leurs égards : en 1881, Victor Ucay a vingt-cinq ans et il n’est pas encore élu local (ni municipal ni départemental). Il y songe peut-être mais il ne l’est pas. Il donne manifestement tout son temps entre les propriétés familiales et leurs chevaux (cf. infra) mais aussi, il est déjà un avocat délivrant conseils juridiques et contentieux. Il signe et présente d’ailleurs sa thèse de doctorat sous ce titre. En revanche, tout au long de la thèse, en anciens droits comme en droit positif, son attachement à la religion et à l’Eglise catholique est (encore) patent mais ne nous étonne pas. Nous ne sommes ainsi pas surpris de retrouver parmi les positions de thèse la mention du sort d’un bâtiment, selon lui, à protéger plus encore que la mairie : l’église ! Il s’agit même peut-être en résumé de la thèse de licence qu’il avait voulu soutenir (et qu’il avait écrite mais qui fut refusée) en 1877. Il faut dire aussi qu’à l’époque où Ucay écrit, il n’existe pas encore de définition assise du domaine public et la conception très libérale de Jean-Baptiste Victor Proudhon (1758-1838) s’affirme en doctrine majoritaire. Concrètement, à part quelques lecteurs des Eléments de droit public et administratif du doyen Foucart, on considérait en effet, en 1881 et jusqu’à la Seconde guerre mondiale au moins, que le domaine public devait être le plus restreint possible et essentiellement concentré dans les voies de communication, les éléments immobiliers à la garde des personnes publiques et mis à l’accès direct de tous ainsi que les objets insusceptibles de propriété[38]. On pouvait donc tout à fait soutenir comme Ucay qu’une église était ouverte et accessible à tous et donc faisait ainsi partie du domaine public à la différence d’une mairie gérant le bâtiment l’abritant comme une propriété privée classique. Un doyen Foucart qui prônait quant à lui l’affectation au service public[39] en aurait bondi mais il n’était pas là ; pas même son esprit !

De même, est-il amusant de constater l’intérêt de Victor Ucay pour le droit public électoral alors qu’il sera lui-même vingt années après au sein de collectivités territoriales et même de batailles électorales.

Pourtant, la lecture du sujet puis du contenu de la thèse, n’y trompent pas : il s’agit, outre les aspects historiques de droits romain et coutumier, de droit notarial, de droit civil (des familles) et de droit commercial. Dans la première partie, Ucay insiste sur les pouvoirs exceptionnels de l’époux, détenteur de la manus et de la patria potestas sur l’ensemble de la cellule familiale. La manus étant[40] « définie (…) comme un pouvoir sans limites, une autorité sans contrôle sur la femme, tant sur sa personne que sur ses biens » et ce qui est intéressant c’est que tout l’ouvrage essaie de prendre en compte le passé. Il ne s’agit effectivement pas de trois parties totalement hermétiques et l’auteur y jette sans arrêt des ponts pour essayer, grace au passé, d’éclairer le présent et de prévoir l’avenir. En ce sens, conclut-il[41] à l’actualité et au futur vraisemblable des « contrats de mariage » au détriment du régime dotal mais ce, « comme pour rappeler qu’il fut le produit d’une transaction entre « ceux qui furent nourris au pays de Droit écrit et ceux des pays de Coutumes » ». Et l’auteur de citer à cet égard un nouveau venu à la Faculté de droit de Toulouse, Joseph Bressolles[42], fils de son Président de thèse ayant récemment publié sur le sujet.

La thématique étant néanmoins éloignée du droit administratif, on ne la détaillera pas se contentant de questionner peut-être en conclusion l’utilité d’un tel travail ? Au fond, pour le notariat en particulier, il était évident. Pour la science, a priori, également à en croire les « boules blanches » obtenues malgré la présence d’un jury difficile mais qu’en était-il pour l’avocat (et non le notaire) Victor Ucay ? Cette soutenance de thèse était-elle simplement le parachèvement de ses études comme pour prouver aux siens ou à lui-même qu’il en était capable ? Ou s’agissait-il d’une volonté de conquérir ensuite un poste dans l’Université puisque cette dernière n’est ouverte, en enseignements pérennes, qu’aux titulaires du doctorat ?

On ne connaît avec certitude la réponse à cette question mais l’absence de candidatures (sauf erreur de notre part) de Victor Ucay à quelques concours toulousains notamment nous laisse à penser que c’est véritablement pour lui (et pour la science) qu’il conquit ce grade de docteur. Le fait qu’il ait aussi désiré autant s’y investir dès la Licence nous le présentent comme un véritable érudit, un amateur de la science, du verbe et des études, au sens le plus noble et désintéressé de termes.

Partant, Ucay nous offre à découvrir l’une de ses premières facettes (après n’avoir été qu’étudiant) : celui du notable érudit et docteur en Droit comme une honorabilité scientifique acquise. Toutefois, l’homme fut aussi un élu local, un avocat, un propriétaire surtout, un amoureux des chevaux et des chais ainsi qu’un militaire de carrière.

Ill. 17 © Famille Ucay. Victor Ucay – portrait (circa 1885).

Ce sont donc plusieurs visages et peut-être plusieurs vies qu’a connus Victor Ucay.

1881 & les étudiants de la Faculté de Droit de Toulouse. Quelques mois avant la soutenance de la thèse précitée, la Faculté de Droit de Toulouse va connaître une véritable révolution dont le Registre[43] préc. des délibérations de la Faculté mais aussi la presse tant locale que nationale va relater. En effet, pendant les deux dernières semaines de mars 1881, les étudiants en Droit se sont fait entendre et ont manifesté leur mécontentement jusqu’à causer un fort désordre à l’ordre public toulousain ce qui étonnerait toutes les actuelles Facultés de Lettres et de sciences des Universités de Toulouse II et III d’aujourd’hui ! Ainsi, relate d’abord[44] le Journal du Cher à propos de la journée du 1er avril 1881 :

« Quatre cents étudiants ont envahi l’amphithéâtre et sommé le doyen de comparaître. Sur son refus, ils ont crié « À bas Bonfils ! À bas le doyen ! Qu’il donne sa démission… » Puis ils ont brisé les bancs, les fauteuils des professeurs et les becs de gaz. Un professeur ayant voulu intervenir a été repoussé, puis renversé et maltraité assez fortement. Pendant ce temps, le doyen se tenait caché dans le vestiaire ». Les étudiants promettaient alors de continuer leur lutte tant que le doyen n’aurait pas abrogé son « règlement vexatoire ».

Ce même 1er avril (sans blague), la Faculté voulut délibérer pour agir mais – relève le Registre – il fut « constaté au procès-verbal que, par suite de l’état d’insubordination dans lequel se sont mis les étudiants de l’Ecole de droit, la Faculté n’a pu délibérer dans le lieu ordinaire de ses séances ». Pourquoi tant de haine et de troubles ? Il faut rappeler qu’à cette période le doyen Bonfils (qui venait de succéder à Dufour à la rentrée 1879) avait voulu se montrer très zélé dans l’application du règlement sur les assiduités estudiantines en refusant leurs inscriptions aux examens aux étudiants ayant été défaillants à plus de trois reprises… Cette poigne n’était en revanche en rien toulousaine et coïncide parfaitement avec la première présence, très contestée par les catholiques conservateurs et libéraux, de Jules Ferry (1832-1893) au ministère de l’Instruction publique (du 04 février 1879 au 10 novembre 1881) parallèlement à sa présidence du Conseil des ministres tout entier. On en veut pour preuve cet entrefilet dans Le Français du 03 avril 1881 :

« Le régime moral auquel M. Ferry a mis l’Université produit ses fruits. Chaque jour on entend parler dans une école de l’Etat d’une révolte nouvelle. Aujourd’hui (…) c’est à la Faculté de droit de Toulouse que les désordres ont éclaté. Or, en était-il de même avant M. Ferry » ?

À Toulouse et en région, la presse se divisa selon les accointances politiques. La Gazette, par exemple, voulut se payer la tête du doyen en soutenant les étudiants[45] et en affirmant à propos de Bonfils que l’on ne « trouve personne qui consente à le défendre. Tant pis pour lui, il ne nous plaît pas de le plaindre ». La Dépêche également se rangea, mais avec plus de modération, du côté des étudiants en acceptant de publier leurs comptes-rendus ainsi que leurs invitations. Ainsi, lit-on dans l’édition du 04 avril 1881 (en page 03) que « MM. Les étudiants en droit » sont prévenus de ce qu’une « réunion privée aura lieu » le lundi après-midi (04 avril) dans la salle du Pré-Catelan avec pour ordre du jour « mesures à prendre par suite de la fermeture de la Faculté de droit ». C’est qu’effectivement à la suite des événements du 1er avril 1881, l’Ecole dut fermer ses portes. Selon les journaux, on parla alors d’un événement politique et d’une grève estudiantine mettant en cause des dizaines ou des centaines d’étudiants (de 150 à 500 selon les narrateurs !). La petite Gironde[46] retint quant à elle que contrairement à ce que d’autres écrivaient, le doyen Bonfils n’avait jamais de sa propre initiative réactivé une norme obsolète par excès de zèle puisque ledit règlement litigieux avait « été rédigé » et « voté par la Faculté tout entière » (ce dont atteste la délibération du 31 janvier 1881 au Registre) « en conformité d’un décret de la fin de décembre 1880 » publié sur « l’invitation formelle » du ministre Ferry[47]. Il n’y aurait donc ni manœuvre décanale ni règlement « tombé en désuétude ». Concrètement, en effet, en 1881, si trois absences étaient constatées, les étudiants pouvaient être privés de leur droit de s’inscrire aux examens ou aux cours suivants « à moins qu’ils ne fournissent de bonnes raisons pour être relevés » et leur assiduité retrouvée du trimestre suivant pouvant même compenser un manque passé. L’auteur de l’article à La petite Gironde ajoutait même que la plupart des parents en étaient ravis et qu’il en était même qui avaient « appris ainsi que leur fils leur faisaient payer très régulièrement des inscriptions » alors qu’il n’allait pas en cours ou – pire – que pour certains ces inscriptions étaient, avec les nouvelles Lois républicaines, devenues gratuites ! Depuis Paris, Le Figaro[48] relate ainsi les événements :

« Toulouse, 1er avril. Des troubles viennent d’éclater à la Faculté de Droit. Depuis longtemps, déjà, une irritation sourde des étudiants existait contre M. Bonfils, le doyen de la Faculté, en raison de l’application draconienne de règlements tombés en désuétude. Ainsi, par exemple, trois manquements aux cours entraînaient la perte d’une inscription. Hier soir, une réunion de cinq cents étudiants a eu lieu dans la salle du Pré Catelan. La discussion a été vive, mais calme. On a décidé l’abstention en masse au cours et la mise en quarantaine de la Faculté jusqu’à ce que satisfaction soit obtenue. Ce matin, à huit heures, un très grand nombre d’étudiants ont bloqué les professeurs et les cours ont été nuls. A une heure, des troubles sérieux se sont produits. Les banquettes, les chaises, des vitres ont été brisées. Le doyen a voulu s’interposer ainsi que M. Capmas, recteur (…) mais ils n’ont pas réussi. La Faculté délibère. L’irritation est très grande. Toute la police est sur pied ».

Ill. 18 © & coll. perso. Mtd. Extraits du Figaro daté du 02 avril 1881.

A la Faculté justement, on s’était donc enfermé, le 1er avril 1881, portes closes, dans une autre salle que celle du conseil et l’on chercha une solution entre professeurs. Personne n’ignorait alors la délibération du 31 janvier[49] dernier au cours de laquelle le règlement si litigieux avait été adopté et disposait en son article 1er : « la résidence à Toulouse et l’assiduité aux cours sont obligatoires pour tous les étudiants » puis par les articles suivants imposait un appel « au moins deux fois par mois » par cours. Y figurait aussi cette mention de ce que « l’étudiant qui aura manqué à l’appel trois fois dans un trimestre et dans le même cours, sans dispense ou excuse légitimes, ne sera pas admis à prendre l’inscription suivante » pour conclure en un article cinquième que : « les inassidus (sic) ne peuvent être relevés, sur la demande des parents, que par une délibération de la Faculté ».

Le 1er avril 1881, par suite, l’assemblée des professeurs évoqua l’application de l’article 05 du règlement de janvier 1881 et constata que, fin mars (ce qui avait provoqué l’ire estudiantine), les parents des étudiants juristes toulousains avaient reçu des lettres par centaines les informant de ce que leurs enfants n’avaient – précisément – pas été assidus alors qu’auparavant on était effectivement plus laxiste en la matière. Le doyen Bonfils avait conséquemment reçu 115 lettres narrant des excuses et explications et « pour 113 de ces lettres », la Faculté acceptait de lever la suspicion d’inassiduité. Pour deux autres, en revanche, « la Faculté ne [crut] pas devoir admettre les explications fournies ». Et, comme pendant la réunion, on avait continué au-dehors par des « bris de meubles et de carreaux » à commettre de sérieux troubles à l’ordre public, non seulement le renfort de la police avait été demandé mais on avait même sollicité le représentant de l’Etat pour qu’il ordonnât la fermeture temporaire de l’établissement.

Effectivement, du 1er au 25 avril 1881, à la suite des mouvements estudiantins, la Faculté de Droit de Toulouse ferma ses portes (ce qui comprenait les vacances de Pâques lors des derniers jours de la période considérée) mais il fallut bien quelques semaines pour que cessât ce que l’on qualifia de « grève » des étudiants juristes. Ces derniers s’étaient réunis avant le 1er avril au Pré Catelan et à la suite de l’annonce d’une fermeture des locaux, il se réunirent donc une seconde fois le 04 avril comme l’avait annoncé La Dépêche. Lors de cette réunion, on releva[50] que la Faculté de Droit, à la suite des événements du 1er avril, avait demandé (et obtenu du rectorat) une fermeture temporaire de l’établissement ; que les étudiants (manifestement conduits par des Républicains) avaient remercié la presse de son concours et même que le maire de Toulouse (qui avait été maire provisoire de Toulouse pendant l’année 1871 de « Commune » puis en 1881, l’avocat et républicain Léonce (Raymond Jean) Castelbou (1822-1887)) y fut très applaudi pour son soutien même s’il était aussi dit qu’il avait cherché à rester le plus neutre possible. Le Journal La Loi[51] rapporta quant à lui que les étudiants s’étaient réunis « place du Capitole » le lundi 04 avril avant d’aller en rangs à la Faculté où des « escouades d’agents de police gardaient les alentours de l’Ecole ». « Le commissaire central ayant très poliment demandé aux étudiants de vouloir bien se disperser », ils ont été se réunir au Grand-Rond en engageant à continuer les manifestations s’il ne leur était pas donné satisfaction. Très concrètement, c’est alors que la Faculté était encore fermée, que la solution arriva. En présence du recteur, le doyen Bonfils et ses collègues se réunirent à nouveau le 07 avril 1881[52] et décidèrent des actions à matérialiser : continuer la fermeture de l’établissement, ne pas partir à l’affrontement direct avec les étudiants et écrire aux parents pour expliquer la situation et espérer l’apaisement. C’est bien dans une opération de communication et de transparence que le doyen et son équipe se lancèrent. Leur volonté était alors de communiquer non seulement sur le fait que le règlement contesté par les étudiants juristes n’avait en rien été abrogé par coutume ou réactivé par une volonté décanale de nuisance mais qu’il s’agissait au contraire d’une norme toute nouvelle. Ce règlement de janvier 1881 n’avait en effet été acté par la Faculté (et non par son seul doyen) sur invitation de la nouvelle réglementation académique de Jules Ferry. Par ailleurs, on désirait souligner le fait que la Faculté de Droit de Toulouse, dès janvier 1881 comme par application en avril suivant, avait organisé des possibilités de lever ou de rattraper les inassiduités originellement prévues. Alors, avec l’assentiment du ministère et même du Président du Conseil, jules Ferry, il avait été décidé de retrouver les « meneurs » de la révolte pour les poursuivre et les faire condamner mais uniquement eux ; les centaines d’étudiants « suiveurs » recevant l’indulgence de l’Université « pour éviter d’entretenir ou de raviver une émotion regrettable ». Ainsi, sur les près de 200 jeunes hommes suspectés originellement d’avoir manqué à leurs obligations, 75 seulement furent réellement considérés tels[53]. Dès le lendemain, 08 avril 1881, la lettre expliquant ces éléments fut imprimée et envoyée à tous les parents même à ceux des étudiants assidus.

Victorine et Jean Ucay reçurent donc cette lettre quelques semaines avant la soutenance de la thèse de doctorat de leur fils qui, manifestement, ne faisait pas partie des manifestants grévistes précisément parce qu’il avait, quant à lui, bien pris et payé toutes les inscriptions pertinentes à temps. Peut-être même ne fut-il pas invité aux manifestations étant depuis 1879 sorti du sérail estudiantin pour se consacrer à ses affaires d’avocat et à la rédaction pluriannuelle, on l’a dit, de sa thèse. Quoi qu’il en soit la coïncidence chronologique était intéressante à rappeler.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 350.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] L’acte se trouve, sous le numéro d’appel 63, au Recueil versé des anciennes archives communales de Grenade dans un Registre d’état civil pour 1856-1857 (sous la cote AD 31 ; 2 E IM 205 – Grenade 1 E 24). A la page 18 dudit registre. Par ailleurs, le recueil des tables alphabétiques d’Etat civil de la commune (pour les années 1851-1856 ; cote AD 31 ; 2 E 547 Grenade 1 E 19) indique également (p. 82) la mention au 02 mai 1856 de la naissance d’un enfant légitime de sexe masculin et dénommé Pierre Jean Victor Ucay.

[2] Il est en effet mentionné, en date du 18 décembre 1950, en marge du premier recueil cité (1 E 24 ; p. 18) que Victor Ucay est « décédé à Grenade le 18 décembre 1950 ».

[3] Et l’on se permettra de renvoyer à notre article en ce sens au Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 304 : « Toulouse & le droit administratif enseigné I / III : le XV avant Hauriou (1788-1888) ». Il s’agit d’un article partiellement publié en ligne et totalement accessible in Toulouse par le Droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 17 et s.

[4] Il s’agit d’abord du père (Jean-Raymond (1751-1838) de Bastoulh et ensuite au nom du fils (Carloman (1797-1871)). Rappelons en effet que le père (qui devint doyen de l’établissement d’août 1821 au 29 septembre 1829) fut l’un des premiers titulaires de la chaire de Code civil III dans laquelle a priori devait être enseigné le droit administratif ou a minima ses linéaments. On ne sait en revanche si – concrètement – le civiliste accepta de s’y adonner plus qu’une année ou deux ! On sait par ailleurs que le futur doyen de Bastoulh avait été avocat au Parlement de Toulouse sous l’ancien régime (vers 1775) et qu’il accéda le 22 mars 1805 comme titulaire de la 3e chaire de Code Napoléon. On devine enfin qu’il fut légitimiste puisque, comme son fils (ou plutôt l’inverse) il démissionna de ses fonctions (y compris décanales) le 29 septembre 1830. Quant au fils : né le 06 janvier 1797, (Antoine-Hyacinthe) Carloman de Bastoulh était donc l’héritier d’une dynastie occitane. C’est dans sa ville natale, à Toulouse, que Carloman avait obtenu ses grades (du baccalauréat au doctorat) en droit puis qu’il s’était inscrit au Barreau dès 1816. Toutefois, ambitionnant à son égard une carrière d’envergure nationale, son père, dès sa nomination comme doyen de la Faculté de droit, le confia, en novembre 1821, à son ami Isidore de Montbel pour qu’il apprenne auprès du Barreau parisien. Carloman n’y resta toutefois qu’une année puisque, le 09 octobre 1822, il réussit à intégrer l’établissement paternel en qualité de professeur suppléant. En octobre 1829, c’est encore de Montbel qui va permettre à Carloman d’obtenir sa titularisation en tant que professeur de droit administratif.

[5] Il s’agit d’un des Ténors du Barreau toulousain mais selon les sources son identité (Louis ? Jean-Baptiste ?) change. Il s’agit a priori bien de Louis (de son nom complet Jean-Dominique-Daniel-Louis) Romiguières (1775-1847). En tout état de cause cet avocat, relève le rédacteur de la Revue de Législation ne resta pas : « fut créée, pour M. Romiguiere, une chaire de droit public français à laquelle M. Romiguiere renonça peu de jours après avoir été installé, et sans qu’il eût encore professé » (Wolowsky Louis-François-Michel-Raymond (dir.), « Tableau actuel des neuf Facultés de droit de France avec les mutations survenues depuis leur création » in Rlj ; Paris, De Cosson ; 1839, Tome IX ; p. 464 et s.).

[6] La plupart des éléments généalogiques ici réunis l’ont été grâce à l’admirable gentillesse et amabilité de l’actuelle famille Ucay et particulièrement de M. Jean Ucay. Mille mercis à eux.

[7] Respectivement dénommées Dominique (1797-1882), Marie-Anne (1799-1866), Guillemette (1800-1880), Françoise (1804-1804), Jeanne (1804-1890), Pétronille (1808-1808) et Guillemette (1812-1896).

[8] In La Gironde datée du 09 janvier 1895 ; édition de Bordeaux.

[9] Ucay Gervais, Nouveau traité de la maladie vénérienne où après avoir démontré que la méthode ordinaire de la guérir est très dangereuse, douteuse et difficile ; on en propose une autre fort facile… ; Toulouse, Dom. Desclassan ; 1688 et Amsterdam, Pain ; 1699 (plusieurs éditions connues).

[10] Dezeimeris Jean Eugène, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne ; Paris, Béchet ; 1839 ; Tome IV ; p. 296 et s.

[11] Que l’on remercie ici pour leur disponibilité.

[12] On a écrit sur ces positions in Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Poitiers, Lgdj ; 2007, p. 60 et s.

[13] On reprend ici des développements issus d’Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 50 et s.

[14] Foucart Emile-Victor-Masséna, « Rapport annuel du doyen sur les travaux de la Faculté (1845-1846) » in Séance solennelle de rentrée de la Faculté de droit de Poitiers (1846) ; Poitiers, Dupré ; 1847 ; p. 14.

[15] Pour le doctorat le total était de 34 boules : les 19 du grade de licencié plus cinq autres pour chacun des deux examens oraux et la soutenance de thèse (soit 15).

[16] Article 06 in fine du règlement du 06 juillet 1841 relatif aux examens de baccalauréat, de licence et de doctorat en droit in Recueil de Beauchamp ; Tome I ; p. 907.

[17] Accessible notamment aux Archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote : 8395 W 6.

[18] D’après la séance délibérée le 03 juin 1876 ; p. 98 du Registre préc.

[19] À son égard : Nélidoff Philippe, « Les doyens de la Faculté de Droit de Toulouse au XIXe siècle » in Les facultés de droit de province aux XIXe et XXe siècles : les conquêtes universitaires ; Toulouse, Put1 ; Tome III ; n°16 ; p. 274.

[20] D’après le Registre préc ; p. 102 et s.

[21] D’après le Registre préc ; respectivement aux p. 111 et s.

[22] Archives départementales 31, 3160W249 & Archives universitaires Ut1, 2Z2-7 et 2Z2-8.

[23] On se permettra à son sujet de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « A Toulouse, entre Droit & Rugby : Ernest Wallon (1851-1921) » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; Tome I ; p. 411 et s.

[24] D’après la séance délibérée le 13 juin 1879 ; p. 153 du Registre préc.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] D’après la séance délibérée le 12 mars 1878 ; p. 122 du Registre préc.

[28] Ce que nous avons établi dans des travaux précédents.

[29] La Dépêche (n°2695), édition de Toulouse du 17 août 1878 ; p. 03.

[30] A l’égard de laquelle il faut lire : Thuillier Guy, L’Ena avant l’Ena ; Paris, Puf ; 1983, collection « Histoires » et Wright Vincent, « L’Ecole nationale d’administration de 1848-1849 : un échec révélateur » in Revue française d’administration publique ; Paris, 2000, n°93, p. 19 ; Verrier Pierre-Eric, L’enseignement de l’administration publique en France ; Paris, multigraphié ; 1984 (Université de Paris-I Panthéon Sorbonne) ; p. 59 et s. Pour de plus anciens témoignages on ne négligera pas : Tranchant Louis-Charles-Marie, Notice sommaire sur l’école nationale d’administration de 1848 (…) ; Nancy, Berger-Levrault ; 1884 et Carnot Hippolyte, D’une école d’administration ; Versailles, Aubert ; 1878.

[31] On se permet ici de renvoyer à notre Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 556 et s.

[32] Séance délibérée du 25 juin 1878 ; p. 124 et s. du Registre préc.

[33] Ucay Victor, Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[34] Ainsi que le rappelle la première page de la thèse de doctorat de Victor Ucay.

[35] On peut néanmoins imaginer que c’est au cours de ces conférences que le sujet fut appréhendé.

[36] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 325 et s.

[37] L’une d’elles, sachant que nous sommes désormais co-directeur du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole et que le descendant direct de Victor Ucay, M. Jean Ucay, est aujourd’hui à la direction d’une clinique privée a retenu notre intérêt puisque selon le futur docteur en droit de 1881 : « le médecin peut être déclaré civilement responsable de ses fautes dans les termes des art. 1382, 1383 du Code civil » ce qui, pour l’époque, était assez audacieux et non encore accepté par tous les civilistes.

[38] Ce n’est effectivement, on le sait, en jurisprudence qu’à partir de 1956 avec la célèbre décision CE, Sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton (Rec. 375) que l’on considèrera que le domaine public, aussi, peut-être constitué des biens affectés (fut-ce au moyen d’un aménagement particulier) au service public. On renverra sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Des objets du droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 92 et s.

[39] Cf. à cet égard le chapitre 05 (« JB Proudhon est le « père » du domaine public) de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 193 et s.

[40] Vanneau Victoria, La Paix des ménages ; histoire des violences conjugales (…) ; Paris, Anamosa ; 2016 ; chap. 01 ; note 31.

[41] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 323.

[42] Bressolles Joseph, Des régimes matrimoniaux actuellement pratiqués dans le pays toulousain ().

[43] Et ce, à partir de la séance du 1er avril 1881 ; n°182 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[44] Le Journal du Cher daté du 05 avril 1881 ; p. 02.

[45] En une de la Gazette (édition de Toulouse) du 04 avril 1881.

[46] Dans son édition du 02 avril 1881 ; p. 03.

[47] Il s’agit du décret du 28 décembre 1880 en son art. 1 § 3 (publié au Recueil préc. de Beauchamp).

[48] Le Figaro du 02 avril 1881 ; p. 02.

[49] Séance du 31 janvier 1881 ; n°179 ; p. 190 et s. dudit Recueil.

[50] La Dépêche (de Toulouse) du 06 avril 1881 ; p. 03.

[51] Edition du 06 avril 1881 ; p. 04.

[52] Séance du 07 avril 1881 ; n°183 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[53] La lecture du Registre (op. cit. p. 195) nous apprend même que la Faculté délibéra sur les cinq étudiants considérés comme révoltés et non assidus qu’elle décida de radier même si, formellement, on ne put y procéder dès le mois d’avril parce que quelques collègues étaient en mission en Algérie ce qui empêchait le quorum.

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ParJDA

Sur les traces d’un de nos premiers abonnés, l’avocat, militaire, docteur en Droit & élu local, Victor Ucay (1856-1950)

Art. 349.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

I. Rencontre fortuite,
le long de la Garonne,
avec M. Ucay, étudiant en droit

Il faut, au préalable, raconter notre étonnante rencontre avec celui qui a justifié sinon provoqué la présente contribution. En décembre 2020, à Bordeaux où la Garonne finit de charrier les humeurs et autres alluvions chers au droit administratif des biens, nous avions organisé un petit événement en hommage officieux au 150e anniversaire de la Faculté de Droit de Bordeaux et de son plus fin connaisseur et narrateur, le professeur Bernard Pacteau. Ce dernier venait en effet de signer[1] un extraordinaire opus sur cette histoire académique. Le jour même de l’anniversaire du décret du 15 décembre 1870[2] (re)créant une Faculté de droit en Gironde, ce 15 décembre 2020, nous l’avions donc célébré malgré les confinements. A cette occasion et après avoir évoqué notamment les grands maîtres bordelais du droit administratif, Léon Duguit (1859-1928) en tête mais aussi Henri Barckhausen (1834-1919) ou encore Jean-Marie Auby (1922-2000) pour ne mentionner ici que notre « tiercé[3] gagnant », le professeur Pacteau nous confia (et on voudrait ici très respectueusement et chaleureusement l’en remercier) plusieurs trésors (mais aussi anecdotes) de l’histoire de notre droit administratif. Alors, aux côtés d’écrits rares et précieux des deux maîtres publicistes de la Garonne, Duguit et Hauriou (1856-1929), et notamment « les » thèses[4] de doctorat du (futur) doyen de Toulouse envoyées en hommage à son ami Bordelais, le professeur nous confia ce qui pouvait apparaître de prime abord qu’à l’instar d’un simple clin d’œil complice et amical.

Ill. 01 © & coll. perso. Mtd. Cahier numéro 05 (juin 1878) du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année) envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre (modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

Encore cerclé d’un bandeau de papier jauni permettant au Journal du Droit Administratif d’envoyer (sans avoir à le mettre sous enveloppe comme on le ferait aujourd’hui) un exemplaire de sa dernière édition mensuelle (en l’occurrence le numéro de juin 1878[5]), le professeur nous remettait un exemplaire du « premier » Jda (celui de 1853) sachant que nous avions refondé en 2015, ce « second » média[6]. La transmission de ce numéro, qui n’avait semble-t-il jamais été ouvert par son destinataire (un dénommé M. Ucay) ainsi que le matérialisent plusieurs pages qui n’avaient pas été encore coupées ainsi que le bandeau d’expédition a priori non arraché, était alors doublement émouvante. D’abord, évidemment, parce que le geste de son donateur était rempli d’une si délicate attention et pensée. Ensuite parce que nous nous retrouvions comme en « contact » avec l’un des premiers abonnés (certes vingt-six années après la création du média mais il y a de cela près d’un siècle et demi aujourd’hui) du Journal du Droit Administratif.

Mystérieux abonnés des premières revues juridiques. On ignore presque tout (à défaut d’une étude historique et sociologique exhaustive en la matière) sur ces premiers abonnés des médias spécialisés en droit public.

Qui étaient-ils[7] ?

Le nombre d’abonnés à un journal est évidemment un signe de sa diffusion – restreinte aux spécialistes – ou – au contraire – popularisée et élargie à un autre cercle que celui – originel – des « prêtres » de la matière. Pour le premier Jda, on sait (grâce aux recherches de Mme Vanneuville[8]) que ce nombre fut en 1861 au moins de 600 abonnés (ce qui est considérable pour l’époque) et montre que le pari de ses promoteurs fut réussi : non seulement quelques dizaines de spécialistes s’abonnèrent mais il y eut aussi beaucoup d’administrateurs et d’administrations (et sûrement quelques particuliers) à franchir ce pas. On imagine même (et sait ainsi par quelques archives retrouvées) que ce premier Jda, était principalement lu des administrateurs (nationaux et locaux) non seulement partout en France (puisque le Journal avait un certain monopole de fait à être longtemps le seul à n’être spécialisé qu’en droit administratif) mais aussi particulièrement dans l’actuelle Occitanie. On connaît par ailleurs autour de 1878 le prix annuel d’un abonnement : 11 francs sans les frais d’envoi et de recouvrements portés à 12 francs en les comprenant (si l’on en croit une archive retrouvée) ce qui équivaut, selon les historiens et économistes, à une somme d’à peu près quarante euros actuels[9].

Ill. 02 © & coll. perso. Mtd. Mandat adressé par la rédaction du Journal du Droit Administratif
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
Ill. 03 © & coll. perso. Mtd. Extraits (sans le bandeau d’envoi) du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

Ces liens entre lecteurs et rédaction du Jda font l’objet de nombreux échanges (souvent reproduits dans des rubriques de type « courrier des lecteurs ») où l’un des rédacteurs ou directeurs du Jda discute avec ses honorables lecteurs de tel ou tel point de droit, d’actualité ou d’un sujet pratique (à l’instar des cliniques juridiques[10] actuellement ressuscitées) qui aurait été soumis à la sagacité et à la réflexion de la rédaction.

Du reste, sur la couverture bleue de ce cinquième cahier pour 1878 du Journal, on peut encore trouver et lire la mention spéciale selon laquelle :

« Le rédacteur » c’est-à-dire le directeur de la Revue,
                « répond avec exactitude » (sic) « aux doutes soumis par les abonnés »
                « sur des questions administratives » !

En 1878, ainsi, le Jda cherchait et provoquait les questions de ses abonnés pour pouvoir offrir ses lumières à ses lecteurs. Il faut lire à cet égard les « lettres à un administré sur quelques matières usuelles de droit administratif », elles sont truculentes : rédigées dans un français courant ce qui les rend accessibles à tout public et surtout – ce qui est étonnant lorsqu’on les découvre – elles sont parfois pleines d’humour[11] (ce qui, d’après nos recherches, était dû principalement aux premières de ces consultations régies par Batbie) témoignant alors de véritables liens entre le Journal et ses pourtant centaines d’abonnés parmi lesquels le « mystérieux » dénommé Ucay.

Le bandeau d’affranchissement contenant son adresse indiquait « 1980 » ce qui laisse croire qu’après un demi-siècle d’existence, le Jda allait bientôt enregistrer 2000 abonnés cumulés.

On peine en effet à croire qu’il y avait effectivement au moins 1980 abonnés en 1878 (sachant qu’il y en avait trois fois moins en 1860).

La façon de compter du Journal a d’ailleurs toujours été celle de la succession accumulée et non du renouveau annuel des listes et ce, tant pour le nombre d’abonnés que pour celui de la recension des articles publiés.

Ainsi, à chaque mois de janvier, on continuait la liste précédente des items (sujets d’articles) et des découpages de chaque cahier depuis la création en 1853. Ce cahier de 1878 retrouvé comportait ainsi les art. 245 et s. et évidemment il n’y avait pas eu 244 articles publiés entre janvier et mai 1878 mais le 1er article était celui inséré dans la première tomaison du Journal.

Dans cette dernière, Batbie écrivait en 1853 à un administré qui se plaignait avec une verve toute toulousaine des malheurs que lui feraient vivre plusieurs administrations (notamment locales). Il est alors particulièrement savoureux de lire la réponse que lui fit publiquement Batbie qui mêlait non seulement des arguments juridiques (comme dans une consultation) mais également des éléments rendus sur un ton presque familier à l’égard de son « lecteur administré » dont il raillait abondamment le caractère ; ces premiers mots étant[12] : « Je n’ai pu m’empêcher de rire, mon cher ami, en lisant la lettre que vous m’avez adressée ».

Ces lettres ou consultations pratiques plaisaient énormément au lectorat du Jda. Dès la première année, Chauveau (Jda 1853 ; p. 233) se plaisait ainsi à reproduire une lettre qu’il avait reçue et qui expliquait combien les « lettres aux administrés » qui deviendront des « lettres aux administrateurs » étaient utiles aux lecteurs.

Plus encore, Batbie & Chauveau iront même jusqu’à critiquer vertement certains abonnés : « Vos articles me paraissent un peu longs et trop scientifiques. Faites-les plus courts et plus nombreux ; moins de motifs et plus de choses, surtout de choses usuelles qui arrêtent si souvent l’administrateur et l’administré ». Le décor est, dès 1853, clairement posé : si une revue – au grand désespoir de certains universitaires – met en avant des observations courtes et pratiques, des résumés, des propositions calibrées et brèves c’est bien dans un but simple et toujours actuel : satisfaire les abonnés praticiens (bien plus nombreux que les universitaires parfois théoriciens). Ces « consultations » importaient donc énormément aux rédacteurs comme aux lecteurs du premier Jda et il s’agissait là d’une des forces du Journal.

Chaque année d’ailleurs, dans le bilan dressé par les rédacteurs sur l’année écoulée insistait fréquemment sur cette force participative et interactive que le Jda avait réussi à instaurer. Concrètement, ces consultations eurent lieu de 1853 à 1893 puis après 1910 mais de façon bien moins littéraire qu’aux débuts du Journal.

Critique sur cette démarche, Mme Vanneuville retient (ce qui semble effectivement judicieux) qu’en agissant de la sorte, les rédacteurs (par ailleurs avocats) considéraient leur lectorat comme une clientèle à laquelle ils démontraient leurs compétences in vivo.

Au Tome XXVI du Jda. Qu’allait ou plutôt qu’aurait dû découvrir notre mystérieux lecteur, Victor Ucay, dans ce numéro retrouvé (et peut-être jusqu’alors égaré) de juin 1878 ?

En voici le sommaire : le fascicule cousu d’une quarantaine de pages au format in-octavo comprenait les pages 241 à 288 de l’année 1878 et en son sein une vingtaine d’items numérotés à partir du n°3241.

Ill. 04 © & coll. perso. Mtd. Dos ou quatrième de couverture du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

On y retrouve ce qui faisait la force du premier Jda : non seulement des informations sur la parution et l’actualité normatives (avec par exemple, au n°3241, en ouverture, une reproduction / diffusion de la Loi[13] du 1er juin 1878 « sur la construction des maisons d’école ») ainsi que plusieurs thématiques chères au droit administratif de l’époque : des éléments sur les chemins vicinaux (n°3255 et 3256), sur les chemins… de fer (n°3254), sur les hospices (n°3243 et 3245) ou encore sur les cultes (n°3249 et s.). L’ensemble du numéro est surtout centré sur le droit des collectivités à l’époque dites locales et, en particulier, sur la discussion des compétences et responsabilités communales avec, entre autres (au n°3252), la question de la responsabilité d’un premier édile municipal qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat (on y reviendra in fine).

Concrètement, comme la plupart des numéros de ces années, les revues étaient constitués d’items répartis en articles. Il y avait, en l’occurrence ici deux articles :

  • le n°245 (comprenant les items 3241 à 3250) correspondant à la diffusion directe des normes nouvelles et intitulé « Lois, décrets, avis du Conseil d’Etat, circulaires, décisions ministérielles » ; il y s’agit d’informations brutes ainsi diffusées aux administrateurs et administrés soucieux de la gestion et de la chose publiques ;
  • l’art. 2456 (intégrant les items 3251 à 3262) et comprenant quant à lui les « questions diverses (sic) » c’est-à-dire les faits, questionnements ou actualités repérés par la rédaction en matière administrative ainsi que, ce qui était la force du Jda dès cette époque, une mise en avant – avec commentaires et observations – de plusieurs décisions de « jurisprudence administrative » et même « judiciaire ». Au sein du numéro, le Jda avait réservé une étude spéciale sur le droit des octrois (n°3251) et commentait plusieurs jurisprudences qu’il avait relevées comme étant dignes d’intérêt(s) dont cet arrêt Cass., 03 janvier 1878, Thigé (item 3253) à propos de la conciliation de la Loi sur la liberté du commerce, de l’industrie et les prix, défiant toute concurrence, pratiqués par certains boulangers. Un autre item intéressant (n°3259) interrogeait la compétence communale à partir de la décision CE, 26 janvier 1877[14], Compans, Fournié et commune de Dalon.

Surtout, on a particulièrement été attiré par l’item 3258. A priori, on a d’abord cru qu’il s’agissait d’une facilité de la part de la rédaction puisqu’elle initie ce passage par la reprise d’un article[15] déjà publié et signé de « nos excellents confrères du Recueil Sirey-Devilleneuve ». On a donc cru que le Jda se contentait ici de reprendre quelques bonnes feuilles à propos d’un commentaire paru sur un arrêt de la Cour d’Amiens daté du 18 février 1878 (Maire et commissaire de police de Bohain contre Raveneau). Toutefois, et précisément, le Journal ne s’est pas contenté de reproduire l’avis du Recueil Sirey en matière de compétence et de propriété communale des chemins ruraux : il l’a commenté et même plus critiqué ou querellé. En effet, relève la rédaction, alors placée sous la direction d’Ambroise Godoffre[16] (1826-1878) :

« Nous ne partageons pas l’opinion exprimée dans ces observations critiques. Certes, nous ne sommes pas suspect (sic) de sacrifier les principes qui sauvegardent l’indépendance de l’administration aux prérogatives de l’autorité judiciaire. Nous pensons que, chacun des deux pouvoirs doit rester dans sa sphère, mais sans donner notre entière approbation à tous les motifs de l’arrêt de la cour d’Amiens, nous croyons que la situation juridique dont elle était saisie permettait la décision qui est intervenue ».

Par suite, expliquait le directeur Godoffre, il eut été plus simple, en l’espèce, de consacrer une voie de fait plutôt que de permettre au juge judiciaire de critiquer la compétence et la légalité d’actes administratifs ce qui n’est pas sans nous rappeler un conflit latent et quasi perpétuel entre défenseurs et/ou promoteurs des juridictions de droits public et privé. L’émotion du Jda était alors vive et il désira se lancer dans la controverse. Sauf erreur de notre part, en revanche, le Recueil Sirey n’y a pas répondu !


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 349.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux, 150 ans en 2020 et même davantage… ; Toulouse, L’Epitoge, 2020.

[2] Cf. Bull., n° 35, texte n° 231 ; Jorf du 16 décembre ; Carette, Lois annotées, 1866-1870, p. 526 ; et sur la norme : Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux (…) ; op. cit. ; p. 21 et s.

[3] On en comprendra par suite l’allusion.

[4] Hauriou Maurice, Etude sur la condictio et Des contrats à titre onéreux entre époux en droit français ; Bordeaux, Veuve Cadoret ; 1879.

[5] Cinquième cahier de l’année 1879 ; 26e année de la collection fondée en 1853.

[6] Désormais en ligne à l’adresse : http://www.journal-du-droit-administratif.fr.

[7] Quels étaient leurs réseaux ? On reprend, cela dit, au présent paragraphe quelques éléments issus de notre recherche préc. à l’ouvrage des prof. Hakim et Guerlain.

[8] Que nous remercions pour la communication de ses notes non encore publiées au colloque Les savoirs de gouvernement à la frontière entre « administration » et « politique » ; France-Allemagne ; XIX-XXe siècles (Berlin, juin 2010) : « Le Journal du droit administratif, ou comment mettre l’administration dans le droit (1853-1868) ».

[9] Sur la base moyenne retenue d’un franc de 1860 équivalent à 3.27 €.

[10] À propos desquelles, il « faut » lire : Aurey Xavier & Pitcho Benjamin, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit ; Paris, LexisNexis ; 2021.

[11] Lors du soixantenaire du Jda en 1913, le directeur Mihura qualifiait le talent épistolaire de Batbie de « vraiment folâtre » (sic) (Jda 1913 ; p. 108) : « n’est-ce pas joyeux et enjoué » ? Et de conclure : « nous ne sommes » désormais « pas aussi aimables, aussi agréables ». Le conseiller Deville (ancien Président du conseil municipal de Paris) ajoutait en ce sens (op. cit. ; p. 117) qu’aujourd’hui le Jda ne contenait plus « les boutades ou les frivolités » de M. Batbie.

[12] Ils sont reproduits en ligne sur le site du Jda : 2016, Dossier 02 ; Art. 65 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=706.

[13] Publiée au Jorf du 04 juin 1878.

[14] Rec. 94.

[15] Sirey ; 1878 ; II, 81.

[16] On sait (encore) très peu de choses sur ce directeur (depuis 1869) du Journal avant qu’Henri Rozy (1829-1882) n’en prenne la direction et après que le fondateur Adolphe Chauveau se soit éteint. Il était avocat (et signait ainsi de ce titre aux archives du Jda) mais on retrouve surtout sa trace en qualité d’administrateur et en l’occurrence, en 1878, de chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne.

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ParJDA

Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Art. 347.

par M. Clément BENELBAZ, maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont-Blanc, Centre de recherche en Droit Antoine Favre, Collectif L’Unité du Droit

Obs. sous CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

Les présentes observations ont été rédigées dans le cadre de la 3e chronique Laïcité(s) par le Dr. Benelbaz en son seul nom. Elles n’engagent en rien le LAIC-Laïcité(s) ni ses membres. Il s’agit d’une opinion personnelle et subjective assumée.


La Savoie n’est pas seulement la terre de la raclette et de la croziflette, elle semble aussi être devenue, avec la Bretagne et la Haute Savoie, un des lieux privilégiés d’érection de statues à caractère religieux et du contentieux en la matière.

En l’occurrence, des habitants de la commune savoyarde de Saint-Pierre d’Alvey ont demandé en 2016 au maire de déplacer, aux frais du propriétaire, une statue de la Vierge Marie qui avait été implantée en 2014 sur le domaine public par une association privée. Face au silence du maire, les requérants saisirent la juridiction administrative, en invoquant le caractère récent de cet édifice, et de sa contrariété avec l’article 28 de la loi de 1905, lequel dispose : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

En 2019, le Tribunal administratif de Grenoble conclut pourtant à la légalité de la statue, en se fondant sur plusieurs éléments[1]. Tout d’abord, et bien que la domanialité publique de la parcelle sur laquelle était érigée la statue n’était pas contestée, le Tribunal estima que l’affectation des biens à l’exercice du culte s’appliquait non seulement à un édifice cultuel, mais aussi à ses dépendances nécessaires, « fonctionnellement indissociables » de l’édifice cultuel. De plus, pour les juges, l’article 28 de la loi de 1905 permettait d’apposer des signes religieux sur un emplacement public « déjà affecté au culte à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 ».

En l’espèce, le jugement s’appuyait sur des archives départementales de la Savoie, faisant état d’une instance devant le Sénat de Chambéry de 1787, ainsi que sur diverses attestations et photographies, démontrant que l’emplacement du village sur lequel cette statue a été érigée comportait, depuis au moins le XVIIIème siècle, une croix, vers laquelle se dirigeaient des processions. Dès lors, ces dernières avaient un caractère ancien et régulier, avant 1905, et il convenait de considérer que la parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Le site était d’ailleurs, relevait la décision, exclu du bail conclu par la commune avec une société de chasse, ce qui démontrait la volonté de préserver son affectation au culte.

Ce jugement du Tribunal administratif de Grenoble soulevait donc un certain nombre d’interrogations, à la fois en termes de domanialité publique, mais aussi d’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 et finalement de ce qui constitue ou non un signe ou un emblème religieux.

Le problème n’est pas récent, et l’article a conduit ces dernières années à beaucoup de contentieux, puisque c’est sur ce fondement que furent contestées les implantations de crèches de Noël, qui finirent, on le sait, par être autorisées par le Conseil d’Etat sous conditions[2].

L’affaire savoyarde a pourtant ceci d’intéressant que la Cour administrative de Lyon, dans un arrêt du 29 avril 2021[3], donne entièrement raison aux requérants, et enjoint au maire de Saint-Pierre d’Alvey de procéder à l’enlèvement de la statue. Cela permet alors de rappeler les règles en matière de neutralité de l’espace public, mais également de domanialité publique.

Après 1905, l’espace public est neutre

A première vue, l’article 28 de la loi de 1905 semble clair : les emblèmes religieux apposés sur les bâtiments et emplacements publics sont interdits. Dans son Rapport, Briand précisait d’ailleurs que l’interdiction a le même but que les autres articles de la loi, c’est-à-dire réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Il précisait d’ailleurs : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir »[4].

Des explications furent ensuite données lors des débats à la Chambre : « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », en somme, « des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplies par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse »[5].

De plus, le législateur avait pris soin de définir ce qu’il entendait par l’expression « emplacement public » : celui-ci concerne les rues, les places publiques ou les édifices publics, autres que les musées ou les églises, donc tout ce qui relève de la propriété de l’Etat, du département ou de la commune, car « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs ». Ces derniers doivent être protégés contre toute forme de manifestation religieuse par le biais de signes ou de symboles.

Il n’est donc nullement question « d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a sa façade sur une place ou une rue »[6].

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle par exemple, toujours en Savoie, à Arbin cette fois, une statue monumentale du Christ-Roi de 5 mètres de haut avait pu être jugée légale, car érigée sur une propriété privée, même si la statue est visible de loin, notamment depuis l’autoroute en contrebas.

Photographie (2021 – © CB) ; statue du Christ-Roi à Albin (Savoie)

De plus, la loi de 1905 souhaitait respecter le passé, et l’interdiction ne pouvait valoir que pour l’avenir, aussi, les emblèmes existants furent laissés, les fêtes religieuses sont restées des fêtes publiques, et les calvaires aux carrefours n’ont pas été détruits.

Mais il fallait aussi protéger le « regard des citoyens qui peuvent ne pas partager [des] croyances ». Dès lors, et dans l’esprit du législateur, l’obligation de neutralité dans les emplacements publics ne s’imposait qu’aux seules personnes publiques, et en aucun cas aux particuliers, et après 1905 aucun signe ou emblème religieux ne peut donc être érigé sur les espaces et emplacements publics.

Pourtant, il n’est pas rare de croiser par hasard ou non, un certain nombre d’édifices religieux érigés après 1905, lesquels ne donnent pas nécessairement lieu à contentieux. Et la Savoie, comme d’autres départements français, en fleurissent, qu’il s’agisse de calvaires situés à des intersections ou de croix monumentales sur certains sommets[7].

Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1897)
Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1909)
Photographie (2021 – © CB) ; calvaire de 1931 à Tresserve (Savoie)

Il revient alors nécessairement au juge d’interpréter le signe dont il est question, et de déterminer si celui-ci est religieux ou non[8]. En effet, il est tout à fait possible de déterminer la signification d’un signe ou d’un symbole, sans pour autant porter une appréciation sur le contenu de la croyance, sa véracité, ou de juger si le rite est bien respecté. En ce qui concerne les crèches, très logiquement, leur place dans un service public aurait dû être strictement interdite, en application simple de l’article 28 de la loi de 1905. Il devrait en être de même au sujet de statues religieuses, mais on le voit, les interprétations et applications divergent.

Ainsi, en Bretagne, la commune de Ploërmel avait suscité la controverse en décidant, en 2006, d’ériger sur une place publique une statue de 7,5 mètres de haut du pape Jean-Paul II, qui était surmontée d’une croix monumentale. L’affaire fit grand bruit, et la décision municipale fut contestée devant le juge administratif. La question se posait en effet de savoir si l’ensemble (croix et statue) pouvait être considéré comme un signe ou emblème religieux. Si tel était le cas, alors il était interdit, en application de l’article 28.

Le Conseil d’Etat, dans une décision du 25 octobre 2017, estima que si l’arche surplombant la statue ne pouvait, en elle-même, être regardée comme un signe ou un emblème religieux, il en allait différemment de la croix, « eu égard à ses caractéristiques ». En clair, le juge demanda à la commune de retirer la croix, en revanche, la statue du pape seul pouvait être maintenue.

Ici, la signification religieuse ne faisait aucun doute, en tout cas pour la croix. Par conséquent, elle ne pouvait être élevée sur une place publique. En réalité, la statue seule pouvait l’être, car rien n’empêche, dans la loi, de commémorer un homme ou une femme pour ses œuvres politiques, sociales, culturelles ou locales, quand bien même il aurait été un religieux.

La question s’était par exemple déjà posée en 1988, et la ville de Lille avait pu placer dans un lieu public un buste représentant le cardinal Liénart, au motif qu’il avait été une personnalité locale[9].

Il convient d’ailleurs de souligner que ces questions avaient précisément été soulevées lors des débats de la loi de 1905. En effet, plusieurs députés dont E. Aynard et J. Auffray[10] avaient demandé s’il serait alors possible d’ériger des statues de religieux, comme Monseigneur Affre[11]. Jules Auffray interrogeait également s’il serait possible « d’élever une statue à Jeanne d’Arc sans la saluer dans ce qu’elle a été et sans reconnaître par un signe ou un emblème quelconque que Jeanne d’Arc a été, le temps le voulait, une chrétienne et une catholique »[12]. Il soulignait en effet qu’il est « impossible de faire une statue de Jeanne d’Arc sans y mettre des signes ou des emblèmes religieux ».

A. Briand précisa alors que par les termes emblèmes et signes religieux, il s’agit de désigner des « objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnes qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. On peut honorer un grand homme, même s’il est devenu un saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification de l’Eglise (…) Une commune pourra toujours honorer la mémoire d’un de des enfants en lui érigeant une statue sans donner à ce monument le caractère marqué d’une manifestation religieuse »[13].

On le voit, dans l’esprit du législateur, il était clairement distingué entre le culturel et le cultuel. Même si cela est délicat, il semble alors nécessaire de dissocier les différentes actions d’un même personnage, sans pour autant nier ce qu’il a été dans l’ensemble de sa vie[14].

Toutefois, en ce qui concerne la statue de la Vierge, force est de constater qu’il ne s’agissait d’aucune des hypothèses évoquées précédemment : la domanialité publique de l’emplacement où elle se situait ne faisait pas l’ombre d’un doute : la Cour administrative de Lyon rappelle que la parcelle cadastrée est « propriété de la commune de Saint-Pierre d’Alvey ». Ensuite il était délicat d’avancer qu’il s’agissait de commémorer une personnalité locale… Surtout, les juges procèdent à une appréciation nécessaire de la statue et reconnaissent que celle-ci a « un indéniable caractère religieux ». Dès lors, la statue étant jugée illégale, la Cour se rallie à la lecture et à l’interprétation initiales de l’article 28, comme l’avait fait le même Tribunal administratif de Grenoble, dans une affaire similaire à Publier en Haute-Savoie[15]. Pourtant, cette décision de la Cour a pu être considérée comme étant une « interprétation stricte de l’article 28 »[16] .

Il n’existe pas de domaine public affecté au culte

Dans l’affaire de Saint-Pierre d’Alvey, le Tribunal avait également justifié le maintien de la statue en procédant à une interprétation critiquable des règles de domanialité publique. En effet, il avait été relevé que sont affectés au culte les édifices du culte mais aussi les dépendances nécessaires, fonctionnellement indispensables, de ces édifices. En somme, les juges avaient rattaché à l’affectation cultuelle non seulement les édifices, mais aussi ici une simple parcelle, car elle en constituait en quelque sorte l’accessoire, nécessaire, utile, et indissociable. Il était ainsi, dans le jugement, considéré que cette parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Dès lors, étant affectée au culte, cette portion de domanialité publique pouvait accueillir un symbole religieux, accessoire de l’église.

Cette solution laissait planer un certain nombre de doutes, car la théorie de l’accessoire donne lieu à deux interprétations : d’abord celle de l’accessoire indissociable du domaine public, insistant sur l’idée d’unité, de lien physique, entre la parcelle et les dépendances du domaine public. Ainsi, il fut jugé que si une dépendance fait partie d’un ensemble physique avec un bien du domaine public, s’ils sont imbriqués, il convient donc de la soumettre au même régime juridique, celui de la domanialité publique[17].

Cette première approche avait pu montrer ses limites, notamment dans l’arrêt Philip-Bingisser[18] rendu par le Conseil d’Etat en 1970, au sujet d’une dalle surmontant la voûte d’un canal d’assainissement considérée comme appartenant au domaine public communal, ce qui avait fait s’interroger A. de Laubadère sur la question de savoir si le café situé sur la dalle était « l’accessoire de l’égout »[19].

C’est ainsi qu’en parallèle fut dégagée une autre théorie, se référant à l’idée d’ensemble fonctionnel. Ici l’idée était d’insister sur le lien d’utilité commune, sur la notion de destination commune : un bien qui n’est pas affecté directement au domaine public peut cependant être considéré comme une dépendance du domaine public s’il présente un intérêt, une utilité pour le domaine public, en somme s’il lui est indispensable[20].

Le Code Général de la Propriété des Personnes Publiques est intervenu en 2006, et la théorie de l’accessoire a été consacrée à l’article L. 2111-2 : « Font également partie du domaine public les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1 qui, concourant à l’utilisation d’un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable ». Par cette disposition, il fut donc procédé à une unification des deux précédents critères : un accessoire du domaine public doit lui être utile, et former un tout avec lui[21].

Dans l’affaire de la statue, le Tribunal semblait à première vue recourir à cette même théorie de l’accessoire, en rattachant la parcelle non pas au domaine public, elle en fait déjà partie, mais à l’affectation au culte : depuis le XVIIIème siècle, il était attesté qu’elle était utilisée pour l’exercice du culte, d’ailleurs une croix avait été érigée sur cet emplacement ; de plus, sa « proximité » avec l’église, en faisait une dépendance de l’église. C’est bien ici la parcelle qui était considérée comme l’accessoire de l’édifice du culte, elle était également affectée à l’exercice public du culte : elle était finalement nécessaire, et fonctionnellement indissociable de l’église…

La Cour administrative ne retînt pas cette interprétation : peu importe que la place communale devant l’église ait, et de longue date, accueilli des manifestations religieuses, de même que les voies publiques, servant aux processions. Peu importe également qu’une ancienne croix romaine ait été implantée sur cette parcelle. La statue avait été érigée sur un emplacement non prévu dans les exceptions de l’article 28 (édifices servant au culte, terrains de sépulture dans les cimetières, monuments funéraires musées ou expositions), et elle ne pouvait être « constitutive d’une dépendance indissociable et affectée de ce fait au culte de l’église de Saint-Pierre d’Alvey, distante de cet espace naturel de deux kilomètres environ ».

Assurément, l’interprétation du Tribunal laissait beaucoup de questions en suspens : cela voulait-il dire que tout bien qui avait été utilisé régulièrement, et avant 1905, pour l’exercice d’un culte, devait être désormais considéré comme étant nécessairement et fonctionnellement indissociable de l’édifice religieux, donc comme constitutif d’un domaine public affecté au culte ? Par ailleurs, le critère de la proximité géographique de la parcelle et de l’édifice (deux kilomètres à vol d’oiseau) apparaissait arbitraire : à l’intérieur de quel rayon des biens étaient-ils considérés comme étant affectés à l’exercice du culte ?

L’arrêt de la Cour administrative de Lyon permet de revenir à la fois à la cohérence des règles de domanialité publique, mais aussi de la loi de 1905, en rappelant finalement sa lettre et son esprit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 347.


[1] C. Benelbaz, « La Vierge, la Séparation et le domaine public affecté au culte » : note sous T.A., Grenoble, 3 octobre 2019, J.C.P.A., n°46, 18 novembre 2019, 2322.

[2] C.E., 9 novembre 2016, n°395122, Commune de Melun, et n°395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, A.J.D.A., 2016, p. 2375, note L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; J.C.P.A., n°48, décembre 2016, 2309, note N. Chifflot. Voir M. Touzeil-Divina, « Ceci n’est pas une crèche », J.C.P.A., 14 novembre 2016, act. 853.

Voir C. Benelbaz, « Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina), Art. 116.

[3] CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

[4] Rapport Briand, p. 334.

[5] Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047.

[6] Ibid.

[7] A titre d’exemple, la Croix du Nivolet, un des monuments emblématiques de la Savoie et surplombant Chambéry, fut inaugurée en 1861 par l’Evêque de Maurienne, mais en 1909, un ouragan la plia gravement. Elle fut alors profondément modifiée : en béton armé et d’une hauteur de 21,50 mètres, elle fut inaugurée en 1911. Dégradée en 1944 puis en 1960, elle est alors électrifiée, et EDF procède en 1989 à une nouvelle installation, que l’entreprise publique finance d’ailleurs.

[8] Ainsi, il n’est pas possible d’apposer un crucifix dans la salle d’un conseil municipal ou dans la salle des mariages, y compris lorsque l’installation du crucifix intervient à la suite du transfert de la mairie dans de nouveaux locaux : C.A.A., Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, Rec., p. 498; et du même jour, C.A.A., Nantes, Guillorel, n°98NT00337. Néanmoins, si le crucifix a été retiré du mur suite à une décision de justice, il peut ensuite être placé dans une vitrine d’exposition au titre du patrimoine historique de la commune : C.A.A., Nantes, 12 avril 2001, Guillorel, n°00NT01993.

[9] C.E., 25 novembre 1988, Dubois, Rec., p. 422 ; A.J.D.A., 1989, p. 172, note J.‑M. Pontier ; R.F.D.A., 1989, p. 162 ; D.A., 1989, n°34 ; J.C.P.G., 1988, IV, p. 412.

[10] Respectivement députés du groupe Républicain progressiste et du groupe Républicain nationaliste.

[11] Archevêque de Paris, il fut tué par une balle perdue lors des insurrections de 1848, alors qu’il tentait de s’interposer entre les insurgés et l’armée. L’Assemblée nationale, comme plusieurs communes, lui rendront hommage.

[12] Chambre des députés, 2ème séance du 28 juin 1905, J.O., 29 juin 1905, p. 2560.

[13] Chambre des députés, 2ème séance du 27 juin 1905, J.O., 28 juin 1905, p. 2528.

[14] Il s’agit plus exactement de considérer que l’ensemble de cette vie forme moins un tout qu’une agrégation de convictions et d’actions qu’il est possible de différencier, à l’inverse du symbole qui synthétise (le « symbole » en effet « jette ensemble » sym + bole).

[15] T.A. Grenoble, 29 janvier 2015, n° 1200005, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée ; T.A. Grenoble, 24 novembre 2016, n° 1601629, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée.

[16] M. Tetu, note sous C.A.A., Lyon, 29 avril 2021, n°19LY04186, ALYODA, disponible à l’adresse suivante : https://alyoda.eu/index.php?option=com_content&view=article&id=3201:installationstatueviergeemplacem&catid=244&Itemid=213

[17] T.A., Paris, 8 juin 1971, Ville de Paris c/Kergo, A.J.D.A., 1972, II, note de Laubadère ; C.E., 23 janvier 1976, Kergo, Rec., p. 55 au sujet d’une chapelle absidiale dans une église. 

[18] C.E., 29 janvier 1970, Philip-Bingisser, Rec., p. 58.

[19] A. de Laubadère, note sous T.A., Marseille, 10 juillet 1968, Commune d’Avignon c/ Cts Couston-Bocuhet, A.J.D.A., 1968, p. 586, au sujet d’un jugement sur une affaire identique.

[20] C.E., 17 décembre 1971, Vericel, Rec., p. 783 au sujet de galeries situées sous la voie publique.

[21] C.E., 28 décembre 2009, n°290937, Société Brasserie du Théâtre.

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3e chronique (juillet 2021)

Art. 348.

par MM. Clément Benelbaz, maître de conférences de droit public, Université de Savoie
& Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.

Pour la 3e chronique (rédigée par les drs. Benelbaz & Touzeil-Divina) en date du 08 juillet 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » datée d’n 04 juillet :
    • CE, [req. 75410] 04 juillet 1924, Abbé Guerle c. maire de Fouilloy (emblème religieux autorisé dans l’espace public) ; Rec. 640 ; [J-1924-CE-75410] ;

On y a ajouté – toujours concernant un emblème religieux :

  • une décision d’actualité : CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

ainsi que sa présentation doctrinale par M. Dr. Clément Benelbaz : Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 348.

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Equipes & rémunérations dans les centres de vaccination avant le 15 04 2021

Art. 346.

Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

La vaccination pour tous est désormais ouverte depuis plus d’un mois et le gouvernement comptabilise 33 961 307 personnes ayant reçu au moins une dose, parmi lesquelles 22 813 043 personnes sont entièrement vaccinées[1]. S’il est heureux de voir le nombre de doses de vaccin augmenter celui-ci ne serait pas possible sans la mise en place de lieux et de personnels volontaires pour le réaliser.

Nous nous intéresserons dans ce bref article aux équipes des structures de vaccination (I). Puis dans un deuxième temps, au débat ayant eu lieu sur les diverses rémunérations des équipes mais aujourd’hui réglé (II).

Un élargissement des vaccinateurs à la suite des recommandations de la Haute Autorité de Santé

Tout d’abord, comme le préconisait la Haute Autorité de Santé (HAS) dans ses recommandations[2] du 23 mars 2021 « L’arrivée croissante de doses de vaccins va permettre de réaliser des vaccinations à plus grande échelle dès le mois d’avril et nécessite de mobiliser plus de professionnels compétents afin de vacciner rapidement toutes les personnes concernées. […] la mise en place d’une organisation compatible avec une vaccination de masse (simplification du parcours vaccinal et déploiement de nouveaux centres de vaccination sur l’ensemble du territoire national) doit être engagée. » 

Pour se faire, différentes structures vont être mobilisées. Sans que la liste ne soit exhaustive nous pouvons compter : des vaccinodromes, des maisons de santé, des cabinets, des officines pharmaceutique ou des centres rattachés à un établissement public ou bien privé de santé. Afin d’assurer une vaccination massive, ces différentes organisations ont recruté de nombreux volontaires, en plus des salariés – fonctionnaires qu’elles comptent déjà.

Classiquement, nous retrouvons, les trois professions médicales (Médecin, Sage-femme et chirurgien-dentiste) ainsi que les pharmaciens. Également, parmi les auxiliaires médicaux, les infirmiers, les techniciens de laboratoire[3] et les manipulateurs d’électro-radiologie médicale peuvent effectuer cet acte. Il est à noter que les recommandations de l’HAS ont été reprises, puisque la vaccination peut aussi être réalisée par les vétérinaires et certains étudiants en médecine, odontologie, maïeutique et vétérinaire. Enfin, certains professionnels de santé à la retraite et les sapeurs-pompiers professionnels et volontaires peuvent rejoindre les équipes.

Avec un panel de professions et professionnels de santé la question du paiement a été plus complexe et particulièrement sur deux points :  le lieu de vaccination et le moyen de paiement.

Des situations de rémunérations complexes
avant le 15 avril

En substance, les équipes rattachées à leurs établissements habituels (type établissement de santé, privé ou public), étaient directement payées par l’employeur. Autrement dit, les fonctionnaires ou salariés exerçant sur leur lieu de travail ou rattachés à celui-ci percevaient leur traitement – salaire directement.

La situation a été plus complexe dans le cadre des volontaires salariés exerçant dans un autre centre. « Ainsi, au centre de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), la commune a fait appel à des infirmières d’une clinique privée. Il a fallu attendre une délibération du conseil municipal et un accord de l’Assurance maladie pour qu’elles soient rémunérées comme leurs homologues en libéral, via les dotations de l’Assurance maladie. Mais le processus n’a pas été simple, précise le DR Mohad Djouab qui gère le centre de vaccination à Saint-Ouen. « Au début, l’Assurance maladie n’avait pas prévu de rémunération pour les professionnels salariés. Après des démarches administratives et une délibération du Conseil municipal, les infirmières ont finalement été rémunérés à partir du 8 avril, alors qu’elles avaient commencé le 18 janvier[4]. » Désormais les situations de paiement sont réglées, puisque l’Assurance maladie se charge de la rémunération[5], mais un autre élément datant d’avant le 15 avril 2021 a aussi fait débat, celui du paiement à l’acte des médecins libéraux.

Il faut bien comprendre, que depuis le 1e avril, les volontaires qui ne sont pas en exercice libéral sont payés à la vacation, c’est-à-dire heures ou demi-journées de travail. A titre d’exemple les Sages-femmes, les pharmaciens, les chirurgiens-dentistes retraités, sans activité, salariés ou fonctionnaires sont payés 32 euros de l’heure entre les créneaux de 8h à 20h. Les étudiants en troisième cycle d’études de médecine, odontologie et pharmacie sont payés 50 euros, les deuxième cycles 24 euros, les manipulateurs d’éléctro-radiologie et techniciens de laboratoire 20 euros et les première années de médecin et soins infirmiers 12 euros[6].

Il en allait autrement pour les professionnels en exercice libéral et plus particulièrement les médecins. Plus précisément, il faut bien comprendre qu’hormis les médecins, les autres professionnels (sage-femme, chirurgien-dentiste et pharmacien) libéraux sont payés par « vacation forfaitaire rémunérée à hauteur de 280 € la demi-journée ou 70 € de l’heure si présence de moins de 4 h[7] ». Pour les infirmiers « la vacation forfaitaire est rémunérée à hauteur de 220 € la demi-journée ou 55 € de l’heure si présence de moins de 4 h[8] ».

Avant le 15 avril 2021, les médecins en exercice libéral pouvaient opter soit pour la rémunération forfaitaire à la vacation soit à l’acte. « La vacation à la demi-journée en semaine s’élève à 420 euros et 460 la demi-journée le week-end. « Pour chaque injection, le praticien est payé 25 euros en semaine, 44,60 euros le week-end. Auxquels s’ajoutent 5,40 euros pour la saisie dans le fichier « Vaccin Covid » ; ce fameux fichier qui compile au niveau national le nombre de personnes vaccinées.[9] » Comme le précise Madame Vergnenegre « Entre 1.824 euros brut pour 4 heures de travail en semaine et 2.967 euros le week-end. Certains médecins enchaîneraient plusieurs vacations d’affilée et pourraient empocher jusqu’à 9.000 euros en une seule journée. A peine le temps de dire bonjour, en deux minutes […] La pilule passe mal, parmi les médecins eux-mêmes, mais aussi parmi les infirmiers et le personnel municipal qui tous interviennent dans ces centres[10]. » C’est cette rémunération à l’acte qui a fait débat au sein des centres et des équipes professionnels et que nous tenions à expliquer.

Désormais, l’Assurance maladie ne rémunère que par la vacation forfaitaire dans les centres, la situation est autre quand le patient se déplace en cabinet.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 346.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/grands-dossiers/vaccin-covid-19/article/le-tableau-de-bord-de-la-vaccination.

[2] Vaccination contre la Covid-19 : impliquer davantage de professionnels pour accélérer la campagnehttps://www.has-sante.fr/jcms/p_3245564/fr/vaccination-contre-la-covid-19-impliquer-davantage-de-professionnels-pour-accelerer-la-campagne.

[3] Certificat de capacité Article R 4352-13 Personnes habilitées à effectuer certains actes de prélèvements sanguins.

[4] PORTEVIN. Clarisse « Combien sont payés les soignants qui participent à la campagne de vaccination ? » Libération https://www.liberation.fr/checknews/combien-sont-payes-les-soignants-qui-participent-a-la-campagne-de-vaccination-20210421_H5XO7MUO5VDPZKYQORN5M7NPLQ/ 21 avril 2021 à 16h42.

[5]Depuis le 1e avril 2021 https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[6]https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[7]https://www.ameli.fr/sage-femme/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-sages-femmes-en-centres-de-vaccination.

[8]https://www.ameli.fr/infirmier/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-infirmiers-en-centres-de-vaccination.

[9] VERGNENEGRE.Annie « Bouches-du-Rhône : jusqu’à 3.000 euros le week-end, la grasse rémunération des médecins dans les centres de vaccination » FranceInfo  https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/bouches-du-rhone-la-remuneration-des-medecins-dans-les-centres-de-vaccination-en-question-2043661.html 13/04/2021.

[10] Idem

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Le Serment : d’HIPPOCRATE à LILTI

Art. 345.

Le présent article, rédigé par M. Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public à l’Université Toulouse I Capitole, Co-directeur du Master Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

L’attribut alt de cette image est vide, son nom de fichier est JDA600169LGT.jpg.

compte(s) rendu(s) (2e livraison) :
note de lecture : « Le Serment »
de Thomas Lilti

Lilti Thomas, Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021.

Tous ceux qui s’intéressent au(x) droit(s) de la santé et au cinéma connaissent déjà Thomas Lilti. Scénariste et réalisateur français, on lui doit, notamment quatre longs métrages :

  • 2004 : Les Yeux bandés seul film à ne pas concerner directement l’univers hospitalier ;
  • 2014 : Hippocrate avec, entre autres, Vincent Lacoste & Reda Kateb, qui raconte comment un jeune interne va être confronté, dans un hôpital public, à ses premières craintes et à ses premières joies d’hospitalier ;
  • 2016 : Médecin de campagne avec notamment François Cluzet & Marianne Denicourt et qui, là encore, n’est pas étranger au(x) droit(s) de la santé puisqu’il a pour cadre la médecine générale en milieu rural ;
  • 2018 : Première Année (avec encore Vincent Lacoste mais aussi William Lebghil) et qui entend mettre à l’écran les affres de l’ancienne « première année commune aux études de santé » (Paces) avant qu’elle ne devienne, depuis 2020, le « parcours accès santé spécifique » (Pass) et la licence option accès santé (Las).

Outre ces trois derniers longs-métrages « médicalement » centrés, s’ajoute une série télévisée, forte déjà de deux saisons (diffusées sur Canal + en 2018 et 2021) et répondant au même titre, puisqu’issu de la même idée originale, que le deuxième film précité : Hippocrate. S’il l’ignorait encore, le lecteur aura rapidement compris que Thomas Lilti n’est pas « que » réalisateur et scénariste, il est aussi (sinon avant tout ? mais telle est bien notamment la question de son dernier ouvrage) médecin et docteur en médecine. En effet, c’est après avoir d’abord assumé des études de médecine puis avoir été praticien en médecine générale, qu’il a franchi le cap cinématographique. Thomas Lilti ajoute ainsi une nouvelle corde à son arc : celle d’auteur, d’écrivain complément direct de sa qualité de scénariste. Nul besoin, donc, d’ouvrir une autre case, la confrontation et la coexistence de celle d’artiste cinématographe et de médecin suffisent !

Avant, cela dit, de présenter ici l’ouvrage publié cette année (Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021) par l’auteur, il est important pour nous de souligner le fait que la promotion Gisèle Halimi du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole (que nous avons la chance de codiriger), prépare pour le 30 septembre 2021 une journée d’étude(s) – précisément – consacrée aux maux de l’hôpital public à travers l’écran de la série Hippocrate. On espère donc qu’après y avoir été invité et après avoir lu ces quelques lignes, il aura peut-être envie de rejoindre cette manifestation pour y participer et y témoigner.

Un témoignage, tel est précisément l’objet de l’ouvrage ici recensé. Celui-ci à nos yeux s’organise en trois temps forts, du point de vue du ou des droit(s) de la santé, : questionner ce qu’être médecin signifie (I), magnifier le service public tout en dénonçant son agonie (II) ainsi qu’essayer de protéger les personnes actrices du système de santé (III).

Médecin ou soignant :
les synonymes apparents

Qu’est-ce qu’être médecin ?

Pour le citoyen, pour le patient, le médecin est celui qui soigne au même titre et aux côtés de tous ses auxiliaires et adjuvants : des infirmiers aux brancardiers en passant par les kinésithérapeutes, ostéopathes, pharmaciens, ergothérapeutes, psychologues, aides-soignants, assistants, techniciens, ambulanciers, etc. Il pourrait même s’agir, a-t-on initié au sein de ce que nous avons nommé le « projet Rapsail » de toutes celles et de tous ceux, des plus évidents aux plus insoupçonnés, qui participent directement ou indirectement au(x) soin(s) et à la santé.

Le patient et le citoyen comprennent ou ressentent en effet comme instinctivement cette hiérarchie médicale que porte, y compris, le Code de la Santé publique en organisant – dans sa quatrième partie (art. L 40001-1 et s.) – les « professions de santé » autour et en fonction des trois professions médicales reconnues (médecin, chirurgien-dentiste et sage-femme) mais surtout de « la » profession médicale reine : celle de médecin. Nul besoin de fiction pour le comprendre, le système de santé tourne autour des médecins qu’ils dominent comme s’ils étaient les seuls légitimes, les seuls efficaces, les seuls soignants.

Assurément, l’une des premières interrogations que véhicule toute l’œuvre de fiction médicale de Thomas Lilti comme cet ouvrage davantage biographique (et assumé en ce sens), est l’interrogation ou la qualification de ce qu’est ou devrait être un médecin.

Pour le commun des mortels non issu du sérail de la Santé, le médecin est avant tout celui qui soigne au même titre que d’autres mais c’est clairement le plus important à ses yeux et il ignore souvent que deux monopoles sont alors associés historiquement aux médecins : diagnostiquer, d’abord, et soigner, ensuite comme si pour le patient seul le résultat comptait et que le diagnostic était finalement induit dans le soin ou moins important que lui. Or, tout le droit de la santé est diamétralement construit de façon opposée : c’est parce que le médecin peut d’abord et avant tout diagnostiquer, qu’on lui donne – comme à d’autres – la possibilité de soigner au regard seulement et sous le contrôle du diagnostic médical premier.

Autrement dit, mais les juristes le savent, soigner n’est pas synonyme d’être médecin car, en droit français, celui qui est médecin ce n’est pas celui qui soigne (ou diagnostique) ce qui serait une méthode par induction intéressante et permettrait de qualifier de médecins toutes celles et tous ceux qui soignent. Non, le médecin, c’est celui qui est reconnu « docteur en médecine » par l’État, par la France ; peu importe – finalement – s’il soigne encore bien, s’il a actualisé ses compétences ou sa formation, s’il a rencontré ou non des échecs, s’il a pratiqué ou non. L’important, en droit, c’est que des structures publiques étatiques (l’Université délivrant un diplôme et, par suite, l’Ordre des médecins auquel le praticien sera rattaché et auprès duquel il paiera sa cotisation) authentifient la reconnaissance médicale. Toutefois, et c’est le paradoxe que dénonce Thomas Lilti non seulement dans Le Serment mais aussi dans ses fictions : on peut être un excellent soignant sans être médecin et peut-être un mauvais soignant (par exemple parce que l’on est resté campé sur d’anciennes certitudes non actualisées) tout en étant officiellement médecin. Ainsi, dans Hippocrate (le film), Lilti nous engage-t-il à considérer le cas de ces médecins étrangers (formés à la médecine ailleurs qu’en France) mais n’ayant pas conquis les diplômes nationaux. Avant de pouvoir faire valider les acquis de leurs expériences, ils sont souvent sous-exploités et considérés, au regard de l’art. R 6153-41 du Code de la Santé publique, comme « ffi » c’est-à-dire comme « faisant fonction d’interne » (et donc d’étudiant adjuvant en médecine et en formation) alors qu’ils sont souvent sur-compétents. Dans le film, le personnage joué par Reda Kateb est de ceux-là qui ponctue l’une des scènes en expliquant qu’être médecin ce n’est pas soigner mais c’est – parfois – une « malédiction » et ce, particulièrement – comme lui – quand on soigne plus encore que l’on n’est formellement reconnu médecin.

Dans l’ouvrage, ce sont les affres administratives rencontrées personnellement par Thomas Lilti qui lui font avancer sur ce questionnement de la qualification – formelle ou matérielle – de médecin. En effet, explique-t-il, au moment de la première vague et du premier confinement dus au Covid-19 (mars 2020), il a ressenti le besoin d’aider, de participer à l’effort collectif de la communauté médicale et soignante. Alors, le tournage de la seconde saison de la série Hippocrate étant à l’arrêt, il a proposé ses services en revêtant à nouveau la blouse blanche. A priori, tout aurait pu bien se passer puisque Thomas Lilti est aussi (et peut-être avant tout sinon d’abord) le docteur Thomas Lilti. Une Université a validé son cursus et ses travaux en lui reconnaissant officiellement, et pour faire valoir ce que de droit, le titre de docteur en médecine qui lui a permis, par suite, de devenir quelques années médecin généraliste et de s’inscrire comme presque tous les praticiens auprès de l’Ordre des médecins.

Toutefois, lorsque le scénariste souhaite – bénévolement qui plus est – aider « sa » communauté soignante (et celle, plus large, des citoyens) et qu’il retourne dans l’hôpital réel pour proposer ses services, il se heurte au double mur du formalisme juridique et administratif. Au lieu de recevoir avec gratitude son offre, on lui demande d’abord la preuve de son doctorat, qu’évidemment il n’a pas sous la main (p. 23 et s.) et ce qui est presque incongru puisque par définition s’il a été auparavant médecin généraliste et interne au préalable c’est bien parce qu’il a soutenu une thèse et obtenu le titre de docteur. Seconde barrière, celle de l’Ordre : un médecin (régulièrement inscrit évidemment !) lui fait ainsi remarquer que tout bénévole et aimable qu’il est, il serait dans « l’illégalité » (ce qui est le titre même du chapitre des pages 60 et s.). Illégalité puisque se jouerait un exercice – illégal – de la médecine :

« Si tu n’es plus inscrit au Conseil de l’Ordre, tu n’as pas le droit de pratiquer » lui assène-t-on ainsi.

(p. 62)

Le juriste aurait bien envie d’ajouter qu’il y a bien quelques exceptions en fonctions publiques mais – globalement – la remarque est vraie : être médecin en France se résume non à l’action de soigner mais à deux actes formels :

  • la possession d’un diplôme français (ou reconnu équivalent) de docteur en médecine par lequel l’Université française atteste de la valeur scientifique et académique d’une personne ;
  • l’inscription régulière (et sa cotisation conséquente) à l’Ordre des médecins, garante d’une indépendance toute ordonnée et régulée par le corps lui-même et ce, par délégation de la puissance publique.

Or, précisément, parce qu’il n’exerce plus depuis des années, Thomas Lilti n’est plus inscrit à l’Ordre et comptabilisé comme médecin pratiquant. L’auteur souligne alors un énième paradoxe hypocrite : les internes, eux, ne sont pas davantage inscrits à l’Ordre (car même s’ils pratiquent, ils ne le font que comme étudiants sous la responsabilité assumée d’un médecin responsable (et inscrit à l’Ordre, lui)). Pourquoi n’aurait-il pas pu en bénéficier ? La réponse est simple : parce que – formellement – cela n’a pas été prévu. Parce que tant que nous ne sommes pas dans une urgence telle que l’on ne regardera pas qui soigne ne se souciant que du soin, alors l’État (ici incarné par l’Ordre auquel il a délégué pouvoir) désirera contrôler toute action.

On en arrive par suite à des aberrations telles que celle où l’auteur précise qu’il serait même prêt à payer à nouveau sa cotisation… pour pouvoir être bénévole ! Pire, la réponse qui est faite au demandeur est digne d’Ubu : puisqu’il ne peut (au moins dans un premier temps) redevenir médecin, on lui propose de travailler « bénévolement en tant que « faisant fonction d‘infirmier ». Or, précise Thomas Lilti (p. 64 et s.) :

« Ce qui est absurde et stupide, puisque je n’ai aucun savoir-faire infirmier. En plus, c’est d’un profond mépris pour les infirmiers, cela sous-entend que ce n’est pas un métier à part entière. Que l’infirmier serait une sorte de sous-médecin ». Dans les faits, le bénévolat de Thomas Lilti va conséquemment s’arrêter non par envie de soigner mais pour raison administrative.

Notons, cela dit, qu’entre temps a été adoptée la Loi n°2021-502 du 26 avril 2021 « visant à simplifier le système de santé par la confia,ce et la simplification » (sic) norme qui, précisément, tend (en son chapitre III notamment) à faciliter le recrutement des praticiens hospitaliers (notamment bénévoles) pour contrer les difficultés évoquées ci-avant.

Par ailleurs, confirme l’auteur lui-même (p. 15), pour lutter contre l’hyper centralisation et la hiérarchie au profit des seuls médecins, un effort (dans la dernière saison de la série Hippocrate) a manifestement été fait pour « raconter les autres corps de métier de l’hôpital » afin qu’on ne réduise pas ce dernier à la seule sphère du médecin. Et, lorsque M. Lilti parle desdits médecins, il les évoque dans toute leur étendue statutaire et dans toutes leurs diversités : des « Ffi » précités aux internes en insistant même sur les externes (p. 40 et s.) moins connus et dont l’auteur dénonce le désengagement sinon l’absence dans les centres hospitaliers non universitaires. A un moment, même (p. 48), il semble au moins voir un aspect étonnamment positif à la crise du Covid-19 dans l’hôpital public :

« En cette période de crise sanitaire, du fait même des tenues qu’on est obligé de revêtir, il y a quelque chose de très fort qui se produit, c’est la disparition de, l’effacement, de la hiérarchie. D’un seul coup, tout le monde est habillé pareil (…). Il est très difficile de dire qui est brancardier, infirmier, médecin ou autre ».

Ce faisant, Thomas Lilti (singulièrement p. 45) réussit – étant lui-même docteur en médecine – à oser critiquer cette hiérarchie médicale, ce pouvoir quasi absolu et mandarinal de certains médecins et hospitalo-universitaires, la violence que cela induit, la mauvaise foi parfois, les ressentis toujours, etc. Or, seul un médecin paraît légitime à oser cette critique de l’intérieur précisément car il s’agit d’une critique à décharge mais aussi à charge, d’une critique de l’intérieur mais qui tend à l’objectivité par ce double regard que Thomas Lilti porte : comme médecin et comme réalisateur citoyen engagé ; comme dénonçant des dysfonctionnements mais aussi comme affirmant son véritable amour pour le service public en danger(s).

Une déclaration d’amour
au service public hospitalier

Lorsque la saison II d’Hippocrate commence, comme dans Le Serment, le lecteur/spectateur est mis face à un constat : c’est l’« hôpital public qui se fissure de partout, qui casse, qui coule, en fait » (p. 15) et effectivement, physiquement, dès le début de la fiction aussi, l’établissement de santé prend l’eau et l’image est celle de l’ensemble du système de santé qui serait inondé, à bout de souffle(s), dépassé.

Pourtant, cet hôpital public qui a tant besoin d’aide(s), Thomas Lilti l’aime et lui déclare sa flamme protectrice, il tire pour lui, avec d’autres, le signal d’alarme(s) pourtant déjà tant de fois tiré.

Parmi les nombreux signaux dont témoignent l’auteur, relevons les demandes de plus de moyens financiers, de bâtiments rénovés, de liberté retrouvée, de confiance réaffirmée, d’agents engagés, de titulaires plus encore que de vacataires (p. 35 et s.) mais aussi peut-être moins d’informatique (p. 33) et de tarification de toute activité comme si le passage d’un patient en hôpital ne se concevait et ne résumait qu’à l’aune de ce qu’il a coûté à la collectivité.

Toutefois, ne nous y trompons pas : en dénonçant les failles grandissantes (pour ne pas dire les crevasses) du système de santé et – singulièrement – de l’hôpital français, Thomas Lilti déclare à nouveau sa flamme envers le service public. Il ne dénonce pas pour accabler des gouvernants ou une direction donnée (en tout cas dans le livre) : il affirme avant tout son amour pour l’hôpital public et conséquemment son envie viscérale de le sauver s’il en est encore temps. Partant, il met en avant trois caractéristiques contemporaines propres aux hospitaliers (et, pourrait-on dire à la très grande majorité des agents des services publics) :

  • l’amour des agents pour l’autre et pour l’intérêt général ;
  • le sentiment de ne pas être considéré à hauteur de son investissement et de sa mission ;
  • et, surtout, le sentiment de ne pas avoir les moyens d’accomplir ladite mission :

« ce qui engendre la souffrance, c’est profondément de ne pas pouvoir faire son travail dans de bonnes conditions » (p. 14) nous dit ainsi Thomas Lilti en le réécrivant même presque de façon similaire plus loin (p. 37) comme s’il fallait le marteler.

Soigner les patients
et/ou les soignants ?

« Quoi que je voie ou entende,
je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué
 » …

… affirme « le » serment, celui d’Hippocrate, qui manifestement travaille beaucoup Thomas Lilti qui lui a consacré le titre de cet ouvrage ainsi qu’un film et deux saisons de série télévisée. Ce passage en particulier du « serment » est manifestement au cœur de la réflexion du docteur qui interroge sans cesse, dans l’ouvrage, comme dans ses fictions, l’ambiguïté sinon le paradoxe de ce secret médical.

Est-il véritablement là pour protéger le patient comme la lecture première dudit serment nous y engage ? C’est ce que l’on enseigne et surement ce que l’on croit.

Avec un véritable et manifestement sincère respect, envers la (et « sa ») communauté médicale, Thomas Lilti nous engage à une autre lecture : celle selon laquelle, parfois (et il ne s’agit évidemment pas quant à nous d’affirmer « toujours »), il arrive que le « système » de santé protège d’abord les siens avant de ne consacrer que l’intérêt des patients. Ici, c’est une faute médicale tue ou oubliée ; là, c’est une erreur d’appréciation ou un faux-pas dû aux gardes trop nombreuses et aux manques de moyens et de personnels, que l’on préfèrera minorer parce qu’il est déjà exceptionnel que ledit système tourne aussi bien avec aussi peu de moyens et autant de contraintes.

« J’ai toujours pensé que le secret professionnel protégeait toujours les médecins, pas tellement les patients. Je trouve qu’il est bien pratique, ce secret. Parce que quand quelque chose ne s’est pas bien passé, on peut toujours se cacher derrière » va-t-il même jusqu’à affirmer (p. 58 et s.).

Avec beaucoup de tendresse, d’éclairages humains (sinon de circonstances atténuantes), Thomas Lilti explique ainsi, dans son œuvre tant fictionnelle que de témoignage, la si grande difficulté de l’action médicale et sanitaire dans des conditions si désastreuses que même une faute qui objectivement semblerait impardonnable à tout patient devient sinon excusable a minima compréhensible par tout citoyen. Dénonçant la dureté et le formalisme si excessif et parfois déshumanisant de la hiérarchie médicale et singulièrement hospitalo-universitaire, M. Lilti nous engage précisément à réhumaniser le système français de santé en acceptant et en comprenant ses faiblesses mais encore en nous permettant de comprendre pourquoi, parfois, le goût du secret est si cultivé par ledit système.

Le lendemain de la journée d’études préc. sur les maux des hôpitaux publics à travers l’écran fictionnel de la série Hippocrate, se tiendra, à l’Université Toulouse 1 Capitole, un autre colloque sur les inspirations et réformes parallèles des deux services publics frères : l’hôpital et l’Université. Or, il nous a été impossible en préparant ce compte-rendu de ne pas y songer. En effet, tous les maux que dénoncent Thomas Lilti comme atteignant le service public hospitalier peuvent très bien être applicables sinon transposables aux Universités : du manque de moyens à celui des personnels, du manque de considération(s) à la demande sans cesse croissante de process, de procédures et de tâches administratives. En particulier (p 35 et s.), lorsque l’auteur explique en quoi le recours massif aux vacataires (plus qu’aux titulaires) noie le service public ou le fait couler, il explique exactement ce que toutes les fonctions publiques traversent : une massive contractualisation qui serait censée être bénéfique aux finances publiques (à très court terme) mais qui, à moyens termes seulement, sabre la continuité du service public et conséquemment atteint l’âme même de ce dernier.

Plus de titulaires, moins de vacataires.

L’équation est simple mais n’est pourtant toujours pas entendue.

Entre fictions & réalités
du service public hospitalier

Voilà bien la matrice de toute l’œuvre de Thomas Lilti : du Serment ici évoqué en passant par ses scenarii ou ses films réalisés : il ne cesse de faire et d’entretenir le lien entre fictions & réalités, vraisemblance et vérité au point que parfois on pourrait même s’y perdre entre le témoignage et l’histoire ou plutôt les histoires racontées. D’ailleurs, au premier chapitre (Décor) de l’ouvrage, l’auteur s’en explique en racontant comment alors qu’il travaillait – comme réalisateur – dans une aile désaffectée d’un hôpital public de région parisienne, près du parc du Sausset, le centre hospitalier Robert intercommunal Robert Ballanger (à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis), la vie et la suractivité des ailes en service du lieu sont venues entremêler fiction et réalité non seulement lorsque certains accessoires de la fiction ont été confiés, quelques portes et pas plus loin, aux personnels sous tensions alors que la fiction s’éteignait mais encore lorsque l’auteur s’est rendu compte qu’il n’avait d’autre choix, à ses yeux, que de franchir la porte de l’hôpital trop actif :

« c’est mon hôpital de fiction et certainement le seul inactif en France, au moment où j’arrive, en pleine crise sanitaire ». Plus loin, il ajoute : « un hôpital de fiction dans l’hôpital réel, avec du personnel de l’hôpital réel qui vient jouer dans l’hôpital de fiction » (p. 17) et, la boucle étant « bouclée », Lilti, depuis la fiction, cherchant à regagner le réel.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 345.

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ParJDA

La difficile & progressive prise de conscience du phénomène de croissance des troubles psychosociaux au sein du monde professionnel

Art. 344.

Le présent article rédigé par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021), s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

Les coulisses du football business où se mêlent argent, pression, culte de la performance et hypermédiatisation : un terreau propice au développement de troubles psychosociaux (partie 1 : ici)

I. Le dispositif de prévention
des troubles psychosociaux encore inadapté

Que ce soit dans l’entreprise ou au sein d’une équipe de football, l’arsenal juridique contraignant semble insuffisant pour endiguer ce phénomène.

Le cadre contraignant imposé par les pouvoirs publics n’est qu’une ligne de conduite à suivre pour les entreprises. Le législateur, tant au niveau européen que français, n’a pas souhaité encadrer particulièrement ces risques et a laissé les partenaires sociaux s’en saisir par le biais d’accords interprofessionnels. En effet avec la contractualisation du droit du travail l’établissement est responsable des modalités de prévention et son effectivité incombe aux partenaires sociaux mais surtout à l’employeur lui-même.

Au sein du monde du football les dysfonctionnements ont pour origines des freins structurelles étroitement lié à une mentalité parfois peu compatible avec ce genre de problématique relevant de l’ordre intime.

« Faire de la psychologie ? Mais pour faire quoi ? Il n’y avait pas de psy quand je jouais au foot», raillait fin mai 2018 le sélectionneur russe, Stanislav Tchertchessov, interrogé sur la préparation mentale de ses troupes à l’orée du Mondial 2018 où la Russie était le pays hôte. [1]

En France les mentalités évoluent doucement. En effet les clubs mandatent de plus en plus des psychologues, mais ces-derniers ne font pas encore parti intégrante des staffs techniques très proche des joueurs.

A titre d’exemple le staff « performance » du Paris Saint Germain ne compte aucun psychologue, alors qu’il est composé 5 physiothérapeutes différents et d’une nutritionniste.[2]

En équipe de France, le staff du sélectionneur Didier Deschamps se composent de 19 membres dont un cuisinier et deux magasiniers mais aucun psychologue.[3]

Pour rappel deux joueurs au moins de l’équipe de France (Ngolo Kanté et Adil Rami) ont avoué par le biais de la sphère médiatique avoir été victime du burn out à la suite du mondial 2018

Si l’équipe de France semble se priver de ce luxe ce n’est pas le cas des sélections Belges, Allemandes et Suédoises qui comportent chacune un psychologue au sein de leurs staffs techniques et sont féru de pratique expérimentales.

Parfois c’est la finalité même de la thérapie qui conduit à produire des effets contre-productifs : le Docteur Gouttebarge pointe du doigt l’inefficacité des structures en place au sein des clubs professionnel : « Les clubs pensent à une seule chose : le bien-être des joueurs à court terme de manière à maximaliser leurs performances. La santé des joueurs au long terme ne compte pas autant, donc tout le suivi psychologique qui est en place dans les clubs est tourné vers la performance et non pas vers le développement d’un joueur, d’un homme sur le long terme. »

Ces limites sont d’autant plus problématiques que même si la parole tend à se libérer sur le sujet et que des progrès sont fait en la matière, dans le microcosme du football de haut niveau, parler de dépression ou de troubles mentaux est encore un tabou. Ceux qui en parle sont souvent des joueurs qui ont déjà pris la retraite et qui n’ont plus rien à perdre à en parler.

Selon  Kader Bamba, l’ailier du FC Nantes : « Lorsque tu montres une faiblesse, t’es catalogué, donc il faut constamment montrer que t’es fort et que rien ne t’atteint ».

Le développement de la psychologie dans le football se heurte donc à des obstacles liés au « cercle vicieux du milieu » pour reprendre l’expression de Cécilia Delage, psychologue clinicienne, en charge des jeunes joueurs du Racing Club de Lens.[4]

Delphin Herblin psychologue clinicienne, habituée à travailler avec des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 met en exergue la complicité passive des joueurs qui sous la contrainte vont venir biaiser le travail des professionnels de santé : « on va demander aux jeunes dans quel état ils sont, comment ils vont, pour essayer de repérer leurs facteurs de vulnérabilité, mais de ce qu’ils me disent en privé, c’est qu’à la psy ou au médecin de la structure, ils ne révèlent pas leur état. Ils donnent des réponses un peu stéréotypées, mais qui ne sont pas honnêtes pour la simple et bonne raison qu’ils ont la crainte, en étant honnêtes sur leur état, que cela puisse les écarter du groupe ou nuire à leur intégration ».

De plus les railleries et la stigmatisation peut attirer la méfiance des clubs et cela peut avoir des conséquences préjudiciables : un transfert avorté ; un club peut souhaiter alors se séparer d’un élément dérangeant soit en l’inscrivant sur le marché des transferts contre son propre gré afin de s’en débarrasser en évitant la procédure de licenciement sans cause réelle et sérieuse soit en le licenciant en invoquant de faibles performances pouvant s’expliquer par la fatigue mentale.

Cette inefficacité peut également trouver sa source dans la réglementation en vigueur qui est parfois elle-même incomplète.

En effet il est à souligner que l’examen annuel prévu à l’article A. 231-5 du code du sport ne concerne pas les sportifs mineurs notamment les jeunes de moins de 16ans en centre de formation. Cette faille est d’autant plus dérangeante que ces jeunes sportifs sont un public vulnérable au vu du contexte et des pressions qu’ils subissent tant de la part du club que parfois de leurs propres entourages. 

II. Vers un encadrement croissant
de la protection des sportifs de Haut Niveau

Celui-ci se traduit par la sensibilisation des clubs professionnels qui intègre progressivement la psychologie au sein de leur équipe de soin mais également par le développement d’une offre émanant d’acteurs privé proposant des soins et des prestations adaptés à la demande.

Toutefois afin que ce mouvement de protection soit véritablement significatif et efficient, il nécessite une prise de conscience de la part des premiers concernées à savoir les sportifs qui à l’image d’un usagé lambda du système de santé, doivent devenir véritablement acteur de leur propre santé.

A. Le rôle des clubs de football professionnels

La santé du joueur est source d’enjeux considérables pour les clubs, qui doivent dès lors se montrer particulièrement vigilants quant au respect des obligations légales et conventionnelles mises à leur charge en la matière.

Afin de faire face à cette problématique les clubs professionnels se dotent progressivement des cellules psychologiques.

Préserver la santé des joueurs certes mais aussi se prémunir contre la mise en cause de sa responsabilité pour manquement à l’obligation de sécurité.

En effet en cas de maladie professionnel ou d’accident du travail, le joueur peut tenter de faire reconnaître que l’accident dont il a été victime résulte de la faute inexcusable du club.

La faute résulte d’une négligence grave de la part de l’employeur.  

La chambre sociale de la Cour de Cassation dans plusieurs arrêts du 28 février 2002 dit « arrêts amiantes », numéro de pourvoi 00-10.051précise que l’employeur commet une faute inexcusable lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le travailleur était exposé et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

L’intérêt pour la victime de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur est d’obtenir une majoration de sa rente et la réparation de ses préjudices. Cela peut engendrer un cout élevé pour le club mais surtout cela est susceptible de ternir son image auprès de l’opinion publique ainsi qu’aux yeux de la sphère du football.

Afin d’éviter ces déconvenues et de s’assurer de la bonne santé mentale de leurs joueurs, les clubs se mettent progressivement au diapason.

L’Olympique lyonnais, par exemple, a ouvert en 2014 une cellule d’optimisation d’habileté mentale au service de la performance à la suite de déficits que pouvaient avoir les joueurs de haut niveau.

Au Toulouse Football Club, l’enfant est soumis à un diagnostic avant même de rejoindre le centre de formation, ce qui permet d’emblée de connaître son état émotionnel, avant au long terme de détecter les « joueurs à risques ». Cette prise en charge se traduit par des séances de yoga, de l’hypnothérapie et des entretiens individuels réguliers avec un préparateur mental.

Désormais quasiment tous les clubs professionnels mandatent régulièrement un ou plusieurs psychologues. Cette présence est même imposée dans le Championnat Allemand.

Malgré ces écueils et ses différents blocages, la mise en place de cellules compétentes en matière de troubles psychiques est encourageante et même si son efficacité est reste largement perfectible elle ouvre la porte à des prise en charge plus adaptées aux maux du joueurs et plus bénéfique à sa santé en temps qu’être humain.

De plus un travail de formation des éducateurs voit progressivement le jour notamment chez les catégories de jeunes. En effet les entraineurs ont un rôle pédagogique et éducatif très important pour les jeunes joueurs parfois encore plus important que celui des parents.

Les messages envoyés par les éducateurs sont donc vraiment déterminant dans la construction du jeune footballeur. Ils ont une grande responsabilité et par conséquent il apparait essentiel qu’il soit sensibilisé à une dimension psychologique et mentale du sport.

Au niveau fédéral, un nouveau certificat (le COP) a été créé pour former les éducateurs pour travailler davantage sur l’aspect mental.

A titre d’illustration, prenons le cas de la future star du football Français Eduardo Camavinga âgé de 18ans à peine, internationale Français et courtisé par les plus grands clubs du monde.

Son club formateur, le Stade Rennais a collaboré avec des psychologues sur le contenu des formations délivrés par les éducateurs. Par conséquent le club breton a fait le choix de « protéger » son joueur en évitant de le surexposer. Ce-dernier accorde très rarement des interviews et n’est que très peu présenté en conférence de presse.

Cette prise de conscience progressive entraine le développement d’une offre de soins et de services de plus en plus variés et spécialisé.

B. Le développement d’une offre de soin variée 

Face à cette vague de sinistrose qui submerge le monde du football professionnel et plus largement le monde du travail, de nouveaux acteurs indépendants ont immergé sous différentes formes afin de prévenir et le cas échéant traiter les différents troubles psychosociaux dont sont victimes les footballeurs.

La répartition de l’offre de soins est dans ce domaine profite globalement à l’initiative privée.

En effet de plus en plus de joueurs s’offrent les services des préparateurs mentaux individuels afin de réaliser ce qui est communément appelé le travail invisible. En effet les joueurs sont de moins en moins retissant à consulter des analystes psychologue car ils sont conscients que les bonnes performances sur le terrain est étroitement liée à leur bonne santé psychologique.

La préparation mentale revêt son importance au même titre que la préparation physique afin de tenir le coup face à la pression et l’anxiété très prégnant chez certains footballeurs. Les joueurs les plus enclin à demander l’aide de professionnel en la matière sont les joueurs ayant des postes soumis à de fortes attentes à savoir les gardiens de but et les attaquants.

Comme vu auparavant, les clubs mandatent également de plus en plus des psychologues et de physiothérapeute afin de s’assurer que chaque joueur puisse bénéficier d’un suivi personnalisé.

Cependant les acteurs du privée ne sont pas les seuls à offrir des soins spécialisés dans ce domaine. En effet les centres hospitaliers universitaire qui sont des centres hospitaliers régionaux ayant signer une convention avec des universités proposant des unités de recherche et de formations allouent également des services de médecine du sport compétent notamment en psychologie du sport.

A titre d’illustration, en France le CAPS, Centre d’Accompagnement et de Prévention pour les Sportifs, qui est un service du CHU de Bordeaux, au sein de l’hôpital Saint-André ayant pour objectif de promouvoir la pratique de l’activité physique, prévenir et prendre en charge les difficultés liées à la pratique sportive (difficultés psychologiques, recours aux conduites dopantes).

Toutefois ce n’est pas tous les services de médecines du sport au sein de CHU ne comportent des spécialistes de la psychologie du sport. Par exemple la Clinique Universitaire du Sport entièrement consacrée au soin des sportifs et des personnes en reprise d’activité physique qui est installée à l’hôpital Pierre-Paul Riquet, sur le site hospitalier de Purpan depuis le mois de janvier 2019 n’assure pas de suivi psychologique du sportif.[5]

Enfin avec l’accroissement de la protection de la santé du sportif , de nouveaux organismes spécialement dédiés à la santé des sportifs de Haut Niveaux voient le jour tel que Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (IRMES) [6]qui dispose d’un volet recherche plus scientifique (formation et l’information des cadres techniques sportifs, des médecins du sport et des personnes concernées par la santé des sportifs sur le résultat de ses recherches) mais qui concoure également à la continuité des soins du sportif. Le Centre d’investigation en médecine du sport (CIMS) qui a pour objectif la prise en charge des problèmes médicaux des sportifs de haut et de très bon niveau peut être également mentionné.[7]

III. L’effectivité encore limitée
des structures représentatives

Que ce soit à l’échelle internationale avec la FIFA ou encore à l’échelle nationale où la FFF et la LFP (ligue de football professionnelle) sont compétentes, les instances dirigeantes du football professionnel n’ont pas encore pris la problématique à bras le corps. Il faut comprendre que le footballeur dépressif fait tache et ternis l’image de ce sport si particulier. De plus le football est une industrie qui doit tourner

Face à ce silence des organismes de direction du football professionnel, il incombe donc aux organisations syndicales représentatives de garantir une résonnance à ce phénomène et de protéger les joueurs.

En France, l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP) [8]se déplace dans les clubs et les centres de formation et si un joueur s’ouvre par rapport à des troubles psychologiques, l’UNFP va pouvoir le diriger vers une cellule psychologique.

C’est un avantage que la France partage avec l’Angleterre et l’Australie, mais il reste encore de très nombreux pays où une telle plateforme de soutien n’existe pas.

A l’échelle internationale il existe la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, généralement connue sous le sigle FIFPRO, est la fédération internationale des joueurs professionnels. À l’heure actuelle, 69 associations nationales de joueurs sont membres de la FIFPRO. En tant que syndicat mondial des footballeurs professionnels elle a alerté l’opinion public en publiant des chiffres significatifs du malaise ambiant.

La Fifpro avait également mis en garde, dans une étude transmise en aout 2019, contre les risques sur la santé des joueurs liés à la multiplication des matchs et l’engorgement des calendriers. Une situation qui concerne surtout les joueurs internationaux.

Force est de constaté que l’appel à vigilance n’a pas été prise en compte au regard de la cadence démentielle imposée aux professionnels depuis la reprise des championnats suivant le confinement.

Outre les blessures physiques qui se sont multipliés, Nicolas Dyon préparateur physique passé par Rennes, Saint-Etienne ou Nice alerte sur les risques de burn-out. En effet pour ce-dernier le risque est grand car « à un moment, c’est le cerveau qui décide ».

« L’entraînement invisible sera déterminant », affirme Raphaël Homat, préparateur mental engagé régulièrement avec plusieurs joueurs pros pour qui « récupérer au niveau cognitif et émotionnel sera essentiel et le travail mental, moins fatigant musculairement, peut être tout à fait pertinent. »        

Ce constat pose la problématique du poids de ses organismes de protection. En effet leurs rôles semblent cantonner à une mission d’information. Aucune action concrète afin de faire bouger les lignes ne voient le jour et cela en raison engrenage qui rend impossible toute velléité de contestation.

Un mouvement général de grève serai par exemple le meilleur moyen de faire évoluer la situation notamment en ce qui concerne le calendrier des matchs. Cependant les enjeux financiers et sportifs sont tels qu’aucun club ou aucun joueur ne s’est risque à ce genre de mouvement de contestation.

En effet seule une action coordonnée serait efficace mais le monde du football se caractérise (aussi) par son aspect individualiste. Un joueur seul ne se risquera pas de se mettre en grève par peur de perdre sa place au sein de l’effectif ou d’être sanctionné en interne. Un club seul ne boycottera jamais seul une compétition si les autres équipes ne suivent pas.

Ici apparait le rôle des grandes stars du football. Il est fort probable que la situation évolue si les jeunes icones que sont Mbappé, Haaland ou encore Marcus Rashford se manifestent afin de stopper leurs activités pour dénoncer un fonctionnement dangereux pour la santé physiques mais aussi mentales des joueurs

Les récents incidents ont prouvé que les stars du sport pouvaient spontanément mettre leurs images et leur notoriété au service de nobles causes sur et en dehors du terrain comme par exemple le racisme ou la lutte contre la pauvreté. Par exemple jeune anglais Rashford s’est distingué par son engagement social en Angleterre quitte à aller à la confrontation avec le premier ministre Boris Jonhson.

Ils leur incombent désormais de mettre en lumière un phénomène plus intime et moins médiatique quitte à aller à l’encontre d’un système qui leurs a tout donné. Oseront-ils mordre la main qui les nourris ? Rien n’est moins sûr.

Les stars Kevin Debruyne et Aubameyang genoux à terre en hommage au mouvement de lutte contre le racisme « Black Lives Matter » (source RLT)

Bibliographie/Références :

« Le Premier Homme » Albert Camus.

« Temps sportif, santé du champion et logique de l’urgence ». Bruno Papin.

Définition du Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion

Etude publié par le Conservatoire Nationale des Arts et Métiers

« Les transferts de joueurs », in M. Maisonneuve et M. Touzeil-Divina (dir.), Droit(s) du football, L’Épitoge-Lextenso, 2014,

Article du Monde « Les différences salariales entre footballeurs et footballeuses dépendent de la taille du marché » du 25 juin 2019.

-Intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996. 

Arrêt de la Cour du 15 décembre 1995.
Union royale belge des sociétés de football association ASBL contre Jean-Marc Bosman, Royal club liégeois SA contre Jean-Marc Bosman et autres et Union des associations européennes de football (UEFA) contre Jean-Marc Bosman.

– Les jeunes joueurs africains des migrants à “forte valeur ajoutée” dans le système productif international des footballeurs professionnels

Bertrand Piraudeau « Migrations Société » 2011/1 (N° 133), pages 11 à 30

-Article So foot

-Règlement officiel de la Fifa encadrant les transferts des joueurs.

– Bertrand, J. (2012)  « La fabrique des footballeurs ». La Dispute.

-Article Foot Mercato publié le 24/07/2020

-Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

Site officiel du Paris Saint Germain.

Site officiel de la Fédération Française de Football.

-Source RMC Sport / BFM TV

Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

-Site officiel de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport

-Site officiel du Centre d’investigation en médecine du sport

-Site officiel de l’Union nationale des footballeurs professionnels


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 344.

[1] Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

[2] Site officiel du Paris Saint Germain.

[3] Site officiel de la Fédération Française de Football.

[4] Source RMC Sport / BFM TV.

[5] Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

[6] Site officiel de l’IRESM.

[7] Site officiel du CISM

[8] Site officiel de l’UNFP

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Une éventuelle reconnaissance de l’expérience des ASH : « le faisant fonction » d’aide-soignant à l’heure du COVID

Art. 343.

Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

NB : la 1ère partie de l’article se trouve en ligne ici :

Le métier d’agent des services hospitaliers un métier essentiellement sanitaire ? (I / II) – Partie 1 : Une nouvelle formation au métier d’ASH soutenue par la labélisation des EHPAD

Rappel : Les ASH n’ont en principe pas vocation à effectuer des soins sur les patients-résidents, mais dans le cadre d’une VAE ils y sont autorisés. Celle-ci les place dans une situation de précarité avec des « vacs » et souvent employées à un salaire moins élevé. Plus encore, bien qu’effectuant certaines missions des aides-soignants ils n’ont pas bénéficié de prime liée à la situation du Covid19. Pourtant, du fait de la situation sanitaire actuelle le gouvernement vient de faire le choix de créer des formations accélérées à l’intention des ASH pour remplir des missions d’aide-soignant.

Une éventuelle reconnaissance de l’expérience des ASH : « le faisant fonction » d’aide-soignant à l’heure du COVID.

La création de la VAE permet aux ASH qui avaient trois ans d’expérience d’être employés en « faisant fonction » d’aide-soignant pour valider le diplôme par une reconnaissance de leur expérience.  Néanmoins, la validation de la VAE était rare, obligeant les agents à demander des renouvellements de VAE, dans le même établissement avec très souvent des contrats précaires. (A). Cependant l’arrêté du 7 janvier 2020 entrainant la fin du concours d’admission et le récent choix du gouvernement de mettre place des formations dites « accélérées » pour les ASH vont permettre une valorisation de leur expérience pour l’admission aux IFAS (B).

A) Une admission difficile
des « faisant fonction » d’aide-soignant :
la VAE

De prime abord, il convient d’indiquer que l’exercice de la qualité d’aide-soignant sans diplôme est un délit d’usurpation de titre[1]. Ainsi, l’affectation d’un ASH à un poste d’aide-soignant par l’employeur est considérée comme un glissement de tâches. Il emporte plusieurs conséquences. En effet, il faut savoir que le secteur du grand âge est l’un des plus importants en termes d’accident du travail : « indice de sinistralité accidents du travail et maladies professionnelle (AT/MP) de 104 pour 1 000 salariés dans les métiers du grand âge contre un taux de 35 pour 1 000 en moyenne toutes activités confondues[2] » ainsi l’affectation d’un agent à un poste sans expérience fait courir un danger pour lui et le patient.

 De plus, l’affectation d’un ASH au poste d’aide-soignant est considérée, au regard de la jurisprudence, comme une faute inexcusable[3] de l’employeur dès lors que celui-ci, en toute connaissance de cause, charge la requérante de mission relevant de celles des aides-soignants et sans formations préalables. Il en va de même pour le cadre de santé confiant des missions d’aides-soignants aux ASH faisant alors courir un risque aux résidents de l’EHPAD[4] « qu’il ressort des pièces du dossier et notamment du rapport de la mission d’inspection de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales […] où le requérant exerçait la fonction de cadre de santé était telle qu’elle faisait courir un risque pour les résidents ; que la mission relève notamment la confusion des tâches entre aides-soignants et agents de services et les graves dysfonctionnement dans le circuit de préparation et de distribution des médicaments ; [..] alors que le requérant ne pouvait ignorer ni les rôles respectifs des différentes catégories de personnel de l’établissement ni l’importance d’un suivi rigoureux de la gestion des médicaments, sont constitutifs d’une faute de nature à justifier une sanction. »

Pourtant, dans les faits certains ASH exercent des missions d’aides-soignants « dans les textes, cet agent hospitalier nettoie les chambres, les salles de bains, les salles de soin, assiste l’aide-soignant dans les toilettes, la distribution des repas, aide pour nourrir les patient[..] Nous donnons aussi à manger aux résidents qui ne peuvent plus se nourrir par eux-mêmes, et effectuons les toilettes, seuls. Des tâches au quotidien qui font partie des soins[5] ».  Ces situations ne sont pas considérées comme un glissement de tâches car elles sont possibles par le mécanisme du « fonction de ». « Dans le monde du travail, « faire fonction » peut se définir comme l’exercice régulier des fonctions professionnelles habituellement associées à un titre, alors qu’on ne détient pas ce titre. A la différence d’un simple « glissement de tâches », faire fonction conduit à prendre en charge le rôle entier d’une profession et dans un cadre institutionnel[6] ».

La VAE créée par la loi du 17 janvier 2002[7] permettait à une personne qui possédait trois années d’expérience dans un domaine[8], de pouvoir se présenter devant un jury afin de faire valoir ses années et d’obtenir le diplôme. Autrement dit, c’est une exception légale permettant à une personne de pouvoir exercer un métier sans le diplôme requis, et de l’obtenir à la fin de la VAE. Celle-ci n’est pas ouverte à tous les métiers. Dans le cadre des ASH, il leur est autorisé d’exercer le métier d’aide-soignant sans le diplôme. D’ailleurs, il est intéressant de souligner que beaucoup d’EHPAD utilisent ce mode de fonctionnement afin de recruter des agents pouvant répondre aux missions exercées par les aides-soignants. La question du salaire est particulière, comme le souligne Madame ARBORIO « les faisant fonction d’aide-soignante se distinguent des diplômées sur le plan du statut et des conditions d’emploi : plus souvent en CDD, y compris dans des contrats très courts – des « vacs » – pour remplacer le personnel absent, des salaires moins élevés[9] […] ».

Pourtant 5% des « faisant fonction » d’aide-soignant arrivaient à justifier de l’expérience nécessaires pour obtenir le DEAS devant le jury[10]. Nous souhaitons attirer votre attention sur quelques points des ASH faisant fonction d’aide-soignant.

Premièrement, bien que parfaitement légale, il est intéressant de souligner que la formation d’aide-soignant est de 1435 heures en moyennes entre les cours et les formations pratiques, dont 17 semaines de cours théoriques et 24 semaines de stage. Si l’on reprend les dispositions de la VAE article 335-6 du code de l’éducation « a durée minimale d’activité requise pour qu’une candidature soit recevable correspond à la durée de travail annuelle résultant de l’application durant cette période de la durée légale du travail, soit 1 607 heures[11] » donc l’ASH doit justifier d’une expérience d’un an.

Néanmoins se pose la question du cadre pratique. En effet, nous supposons que quand les élèves aides-soignants sont en stage ils sont, par principe, encadrés afin de leur expliquer les bons gestes lors du contact avec les patients et/ou résidents. Or dans le cas des ASH « faisant fonction » d’aide-soignant nous pouvons penser que s’ils ne sont pas accompagnés dans la VAE, la bonne compréhension et les gestes techniques peuvent être mal maitrisés voir potentiellement dangereux pour eux et les patients.

Deuxièmement, comme le souligne Madame ARBORIO, « les faisant fonction sont certes valorisées par un surclassement mais, pour une partie, contraintes d’exercer dans des établissements où les conditions sont difficiles, présentes dans des établissements peu attractifs caractérisés par une pénurie de personnel. […] Entreprendre une VAE devient alors une nécessité pour se maintenir dans sa fonction voire dans son emploi. Certaines perdent d’ailleurs leur emploi en cours de processus après des échecs répétés en VAE[12] ». D’autant plus que le décret du 30 janvier 2020[13] a exclu les ASH « faisant fonction » d’aide-soignant de la prime « Grand âge ». « A contrario, un agent des services hospitaliers qualifiés ne saurait prétendre à l’octroi de la prime « Grand âge » puisque son déroulement de carrière est différent de celui d’un aide-soignant. La prime « Grand âge » ne saurait ainsi être versée aux agents des services hospitaliers faisant fonction d’aide- soignant car la mesure a pour objectif la valorisation des compétences et du métier aide-soignant et non la reconnaissance indirecte, par la voie indemnitaire, d’évolutions professionnelles qui font l’objet de réflexions propres[14] ».

Les évolutions professionnelles mentionnées dans le document du ministère font référence à l’agent du service médico-social qui participe (un peu) à la reconnaissance de certification professionnel dans les EHPAD.

Enfin, il nous semble important de revenir sur l’arrêté du 7 avril 2020[15], par lequel l’ancienne ministre des Solidarités et de la Santé, en s’appuyant sur le Rapport El Khomri[16], a décidé de supprimer le concours d’entrée de l’IFAS dès septembre 2020. En effet, la Ministre soulignait que pour renforcer l’attractivité du métier d’aide-soignant, la fin du concours permettrait « d’envoyer un signal en ouvrant le plus largement possible l’accès à la formation initiale. […] Par ailleurs, le concours actuel d’aide-soignant ne permet pas de valoriser de façon satisfaisante certaine compétences humaines absolument essentielles pour l’exercice du métier d’aide-soignant[17]». La ministre souhaite « lever un frein psychologique du concours et élargir l’appel des vocations[18]». Désormais, l’accès à la formation d’aide-soignant se fait par dossier[19] avec notamment un ensemble de pièces qui permettent une valorisation d’expérience d’aide-soignant comme dans le cadre d’une VAE : « les candidats peuvent joindre tout autre justificatif valorisant un engagement ou une expérience personnelle (associative, sportive…) en lien avec la profession d’aide-soignant ou d’auxiliaire de puériculture[20] ». De plus, il est prévu une refonte du programme, avec de nouveaux enseignements : « le repérage des fragilités, la prévention de la perte d’autonomie ou encore le raisonnement clinique en équipe pluriprofessionnelle[21]», également un temps de formation plus long, passant de 10 à 12 mois, ainsi que des formations collectives certifiantes.

Cette refonte de la formation et de l’accès au diplôme a été ralentie par l’épidémie de Covid19. En effet, le secteur du médico-social peinait déjà à recruter des aides-soignants mais l’épidémie n’a fait que renforcer le besoin urgent d’aide-soignant. Le gouvernement a donc décidé de mettre en place des formations dites « accélérées » pour les ASH.

B) Une formation accélérée
pour les ASH : l’urgence Covid

Le besoin en personnel dans le secteur médico-sociale – santé s’est accru au fil des années et les différents gouvernements ont mis en place divers outils pour faciliter des recrutements. A titre d’exemple, le mécanisme de la VAE, les « ex contrats aidés » devenus parcours emploi compétences (PEC) permettent le recrutement dans le cadre d’un contrat unique d’insertion (CUI) « des personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociale et professionnelles » dans le secteur non marchand[22]. D’autres dispositifs à l’échelle régionale sont mis en place afin de faciliter le recrutement et la formation des agents, comme l’ARS PACA qui « en septembre 2019, [..] a signé avec les gestionnaires et fédérations du secteur du médico-social un protocole d’accord pour le lancement d’une expérimentation sur la formation des personnels d’Ehpad non diplômés au métier d’aide-soignant[23] » afin de répondre à la pénurie de personnel soignant en EHPAD.

Il est à noter que les discussions sur le grand âge et la création d’un nouveau risque ont longtemps fait débat et particulièrement sur la question du financement de cette nouvelle branche. Pourtant les personnes âgées rentrent de plus en plus tard dans les établissements, mais surtout de plus en plus dépendantes. Le 7 aout le législateur a fait le choix de créer une nouvelle branche dite « autonomie » de la Sécurité Sociale[24].

 Il convient de rappeler que beaucoup d’interrogations ont eu lieux durant le premier confinement sur les résidents des EHPAD et le droit à la protection de la santé et d’accès aux soins de santé[25], sachant que « les résidents d’Ehpad représentent 44% des morts comptabilisés[26] ». Face à cette urgence et aux difficultés de recrutement, le ministère des Solidarités et de la santé a publié une instruction[27] particulièrement intéressante. En effet, à partir du 6 janvier 2021, sont mis en place des formations aide-soignant « accélérées » pour les ASH afin qu’ils puissent exercer « des activités en lien ou proches de celles des aides-soignants[28] ». Ce dispositif transitoire vise, comme le précise l’instruction, à sécuriser les situations rencontrées à l’heure actuelle dans les EHPAD. D’autant qu’il est prévu que les ASH acceptant de suivre cette formation puissent faire valoir leur expérience et leur formation accélérée pour l’admission à une formation d’un diplôme d’Etat d’aide-soignant ou d’accompagnant éducatif et social. « En outre, ils pourront bénéficier d’un accompagnement personnalisé et être dispensés des épreuves de sélection à l’entrée en IFAS s’ils souhaitent s’engager dans un projet de parcours de formation qualifiant d’aide-soignant[29]. »

Néanmoins il est intéressant de revenir sur trois points :

Premièrement, cette disposition transitoire n’a vocation à s’appliquer que du 4 janvier au 2 juillet 2021. Cette formation doit se faire sur le principe du volontariat et avec l’aide des ressources humaines de la structure. Au niveau régional se sont les Agences Régionales de Santé (ARS) et les IFAS qui pilotent les formations et évaluent les besoins. L’instruction précise que « cette formation de dix jours leur permet de revenir rapidement auprès de leur employeur en ayant acquis les connaissances de base indispensables pour assurer en toute sécurité l’accompagnement des personnes âgées sur des missions habituellement dévolues aux aides-soignants (soins d’hygiène et de confort, alimentation, élimination, sommeil, approche relationnelle) [30] ». Ici rien de particulier, l’échelon régional est saisi, ainsi que les acteurs locaux, afin de former au mieux selon les besoins et les volontaires disponibles. De plus les compétences nécessaires pour certains actes effectués par les aides-soignants sont en adéquation avec la formation à travers les différents modules, bien que celle-ci soit brève.

Ensuite, il est intéressant de rappeler que la VAE peut être acceptée quand la personne a au moins un an d’expérience. Au vu de l’urgence, l’expérience requise pour la formation accélérée s’abaisse désormais à 6 mois. Pour les ASHQ, dans le cadre de la sélection professionnelle, la période n’est plus de 8 ans mais de 6 mois également. L’objectif du gouvernement avec l’appui des ARS était de former 5000 ASH pour le 2 juillet 2020.

Enfin nous aimerions revenir sur un dernier point de l’instruction à savoir le remplacement de l’agent pendant ces formations et surtout le statut de l’agent une fois formé. En lien avec pôle emploi, des demandeurs d’emploi seront proposés en poste de remplacement. « Le renforcement des compétences des ASH en poste nécessite de financer leur remplacement concomitant en procédant à des recrutements externes. Une campagne de communication nationale « un métier pour nous » a été engagée sous le pilotage de la direction générale de la cohésion sociale et de la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle en lien avec Pôle emploi (cf circulaire interministérielle N° DGCS/SD4/DGT/DGEFP/2020/179 du 09 octobre 2020 relative à la mise en place d’une campagne de recrutement d’urgence sur les métiers du grand âge, adressée aux ARS, préfectures et aux DIRECCTE, DRJSCS, Conseils départementaux, Pôle emploi et missions locales[31]) ».

Pour la question du statut, l’agent sera-t-il considéré comme élève stagiaire ? Faisant de fonction d’aide-soignant ? A priori, ils seront considérés comme ASH « Munis de l’attestation de suivi de la formation, les ASH pourront ainsi réaliser ces missions en conservant leur qualité d’ASH, sous la responsabilité d’un cadre de santé et en collaboration avec l’ensemble des soignants[32] ». L’ASH réalisera des missions des aides-soignants tout en « conservant leur qualité ». Ainsi il semblerait que les ASH ne percevront pas de salaire ou traitement supérieurs. La contrepartie à cette formation accélérée serait un accès plus simple à l’admission en IFAS, ce qui démontre bien que le recrutement et la formation d’agent est une nécessité voire une futur priorité dans le secteur santé – médico-social.

Aujourd’hui la labélisation des établissements est une nécessité pour son attractivité. La création de l’ASMS représente un premier pas vers la reconnaissance du travail effectué dans les services médico-sociaux. Il est formé à divers emplois dans le médico-social, ainsi nous nous demandons si à terme nous ne parlerons plus d’agent hôtelier ou du service hospitalier mais emploierons le terme généraliste d’ASMS pour parler de cet unique agent polyvalent.

Nous pensons qu’il est regrettable qu’actuellement certains établissements aient besoin de labélisation, qu’ils aient fait le choix de créer une certification supplémentaire en vue de répondre aux attentes de la labélisation. Il est d’autant plus dommage qu’une grande partie des ASH ne bénéficient pas d’aide dans leur VAE, ce qui peut les entrainer dans une situation précaire avec des contrats courts. Surtout qu’aujourd’hui l’urgence nécessite un besoin en aide-soignant et donc ces mêmes ASH sont mobilisés afin de sécuriser les situations dans les EHPAD. La question que nous nous posons est alors la suivante : sécuriser quelle situation ? Le fait que potentiellement certains responsables aient demandé aux ASH d’effectuer les missions des aides-soignants sans beaucoup d’expérience ? Dans tous les cas la situation est désormais « SEGURISEE » !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 343.


[1] Article L 4394-1 Code de la Santé publique.

[2] Op cit REFERENTIEL EMPLOI ACTIVITES COMPETENCES DU TITRE PROFESSIONNEL Agent de service médico-social p5.

[3] Tribunal des affaires de sécurité sociale de Haute-Garonne, 23 février 2011 N°20900543

[4] COUR ADMINISTRATIVE D’APPEL DE LYON, 3ème chambre – formation à 3, 28/05/2013, 12LY02300, Inédit au recueil Lebon.

[5]https://www.ouest-france.fr/bretagne/saint-malo-35400/saint-malo-je-fais-le-travail-d-une-aide-soignante-sans-la-prime-grand-age-6884586 26 juin 2020.

[6] ARBORIO Anne-Marie « Les « faisant fonction » d’aide-soignante face à la validation des acquis de l’expérience (VAE) au risque de l’invalidation par d’autres professionnels » HAL https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02280743  septembre 2019 p.2.

[7] Loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale.

[8] Décret du 4 juillet 2017 la période est désormais d’un an.

[9] Op cit ARBORIO Anne-Marie p4.

[10] 95 % des diplômées ont suivis le cycle d’un an de formation (initiale ou continue) Ibid p.2.

[11] Article 335-6 Code de l’éducation modifié par le décret du Décret n°2019-1119 du 31 octobre 2019 – art. 1.

[12] Op cit  ARBORIO Anne-Marie p 7.

[13] Décret n° 2020-66 du 30 janvier 2020 portant création d’une prime « Grand âge » pour certains personnels affectés dans les établissements mentionnés à l’article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986

[14] MISE EN ŒUVRE DE LA PRIME « GRAND AGE » INSTITUEE PAR LE DECRET N°2020-60 DU 30 JANVIER 2020 Document du Ministère des solidarités et de la santé https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/_rh_fiche_prime_grand_age_juin_2020.pdf  30 janvier 2020.

[15] Arrêté du 7 avril 2020 relatif aux modalités d’admission aux formations conduisant aux diplômes d’Etat d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture.

[16] Rapport El Khomri : plan de mobilisation nationale en faveur de l’attractivité des métiers du grand-âge 29 octobre 2019.

[17] BUZIN. Agnès discourt du 12 février 2020 https://solidarites-sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/mesures-pour-le-renforcement-de-l-attractivite-du-metier-d-aide-soignant page 3.

[18] IDEM

[19] Article 2 de l’arrêté du 7 avril 2020.

[20] Article 6 de l’arrêté du 7 avril 2020.

[21] BUZIN. Agnès communiqué de presse 13 février 2020 page 1.

[22] Article L5134-21 Code du travail.

[23]https://www.paca.ars.sante.fr/une-experimentation-pour-pallier-la-penurie-de-personnel-soignant-en-ehpad-0.

[24] Pour toutes interrogations sur le financement de ce 5e risque le Rapport de Laurent Vachey a été remis au gouvernement le 20 septembre 2020.

[25] Conseil d’Etat « Association coronavictimes et autres » ordonnance du 15 avril 2020 N°439910

[26] SANCHEZ.Léa https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/12/03/les-residents-d-ehpad-representent-44-des-morts-du-covid-19_6062084_4355770.html du 03 décembre 2020 à 18h29

[27] INSTRUCTION N° DGOS/RH1/DGCS/2021/8 du 6 janvier 2021 relative au renforcement des compétences des agents des services hospitaliers qualifiés (ASHQ) pour faire face aux besoins accrus d’aides-soignants dans le secteur du grand âge.

[28] INSTRUCTION N° DGOS/RH1/DGCS/2021/8 du 6 janvier 2021 relative au renforcement des compétences des agents des services hospitaliers qualifiés (ASHQ) pour faire face aux besoins accrus d’aides-soignants dans le secteur du grand âge p2

[29] Idem

[30] Ibid p.3

[31] Ibid p5.

[32] Ibid p3.

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4e chronique Droit(s) de la Santé !

Art. 342.

Le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.

Depuis 2021, la chronique est également ouverte aux analyses des étudiant.e.s, notamment ceux du Master Droit de la santé de l’Université Toulouse I Capitole,  sous la responsabilité des Professeurs Isabelle Poirot-Mazères et Mathieu Touzeil-Divina.

La troisième chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend à ce jour les sept articles suivants :

par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)

Par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Bonus d’été :

Il paraîtrait même qu’un « film » s’est tourné au sein du Master II Droit de la Santé ….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 342.

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Enfin, un juge au « chevet » de la Laïcité : « ça chauffe » ou ça a failli chauffé dans l’église communale de Sézanne

Art. 341

Obs sous TA de Châlons-en-Champagne,
16 février 2021, Commune de Sézanne (2000329 & 2000330)
[J-2021-TA-CHALONS-2000329].

Les présentes observations ont été rédigées dans le cadre de la 2e chronique Laïcité(s) par le pr. Touzeil-Divina en son seul nom. Elles n’engagent en rien le LAIC-Laïcité(s) ni ses membres. Il s’agit d’une opinion personnelle et subjective assumée.

par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Enfin, un juge au « chevet » de la Laïcité :
« ça chauffe » ou ça a failli chauffé
dans l’église communale de Sézanne

Sans accommodements. Le présent jugement – a priori passé inaperçu en doctrine et à propos duquel nous remercions celui qui nous l’a très aimablement signalé – est un cadeau pour tous les défenseurs de la Laïcité, une « bénédiction » pour celles et ceux attendant de la puissance publique comme de l’autorité (sinon du pouvoir) judiciaire qu’ils appliquent strictement la Séparation des Eglises et de l’Etat et non (comme cela arrive encore fréquemment) qu’ils en fassent une interprétation « accommodante » au nom – tout à fait audible cela dit politiquement même si cela ne nous convainc pas juridiquement en particulier – du « vivre-ensemble » et de l’équité. Merci donc au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne[1] pour cette « leçon » de Laïcité dont on espère bien qu’elle fera jurisprudence.

On l’aura compris, au regard du titre des présentes observations, la présente affaire était relative à une église communale (d’où le « chevet ») dont le chauffage avait conduit la commune de Sézanne et plusieurs entrepreneurs au contentieux. En l’espèce, il s’agissait d’un contentieux qui aurait très bien pu être jugé de façon classique au regard des règles de responsabilité décennale (I) jusqu’à ce que le juge y décèle un moyen laïque d’ordre public (II).

Un contentieux pour une dépense laïque
d’entretien du domaine public

Concrètement, la commune de Sézanne (dans la Marne, près d’Epernay) a demandé en février 2020 au juge administratif de condamner solidairement des entrepreneurs ayant installé – à son profit et en application d’engagements contractuels émis en 2006 – une « moquette chauffante » dans une partie d’un bien immobilier public : l’église communale.

Alors, avant que les magistrats chalonnais n’y relèvent d’office un moyen d’ordre public[2], le présent contentieux eut pu et du paraître encore moins précieux ou innovant aux yeux doctrinaux et laïques qu’il ne l’est aujourd’hui selon nous. En effet, seuls les magistrats ont décelé en la matière une atteinte au principe de Laïcité. Les parties, elles, la commune comme ses co-contractants directs ou indirects, n’y voyaient aucune atteinte au principe de Séparation des Eglises et de l’Etat mais seulement une question de responsabilité entrepreneuriale (contractuelle ou non ? en garantie décennale ou non ?) et l’application, s’agissant d’entretien d’un bien ecclésiastique communal, d’une exception consacrée.

L’église communale du domaine public. Premier point, ici non discuté tant par les parties que par les juges mais qu’il convient de rappeler dans une analyse, notamment lue par des citoyennes et des citoyens non spécialistes du droit public : oui, une église, un lieu encore consacré (et juridiquement « affecté ») au culte catholique en l’occurrence, peut – si elle a été construite avant la Loi du 09 décembre 1905[3] ayant séparé l’Etat des cultes – faire partie du domaine (y compris public) d’une commune qui en a conséquemment la charge même s’il demeure possible audit culte d’en avoir l’usage. C’est ce qui avait été prévu dès la Loi Briand préc. de 1905 mais qui causa tant de troubles d’interprétation mais surtout d’application qu’il fallut, en 1907, prendre une nouvelle norme rappelant explicitement[4] que « les édifices affectés à l’exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant, continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ». Comme le résume parfaitement Clément Benelbaz[5], « les édifices du culte qui appartiennent, à la date de la loi de 1905, à une personne publique, sont [ainsi] grevés d’une affectation cultuelle gratuite, exclusive, et surtout perpétuelle ». Concrètement, cela implique, deux conséquences simples :

  • après la Loi de 1905, aucun temple consacré à un ou à plusieurs cultes ne peut a priori[6] intégrer un domaine public ; les cultes étant réservés à la sphère privée ;
  • en revanche, construits avant l’entrée en vigueur de la Loi de Séparation, les bâtiments cultuels et en particulier les églises communales catholiques et les biens des cultes dits concordataires, ont pu rejoindre – afin très concrètement d’être entretenus par la puissance publique reconnaissante de son histoire et l’assumant – une propriété, un patrimoine et même la domanialité publics.

Cela signifie ainsi qu’encore aujourd’hui la très grande majorité des églises communales (puisque pluriséculaires) appartient matériellement à des personnes publiques (essentiellement communes et Etat) qui en ont la charge mais permettent aux cultes d’en bénéficier tant que les biens y demeurent affectés. C’est alors ici l’application de l’art. 13 de la Loi Briand selon lequel :

« Les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers les garnissant, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations appelées à les remplacer auxquelles les biens de ces établissements auront été attribués ».

Travaux & domaines publics. Il convient même de rappeler que les biens (tant immobiliers que mobiliers) ainsi affectés au(x) culte(s) et consacrés comme tels avant 1905 mais pris en charge par la puissance publique propriétaire de ce patrimoine cultuel peuvent non seulement faire l’objet de travaux publics mais encore être intégrés dans la qualification protectrice de biens du domaine public. C’est ce qui résulte notamment de l’application combinée des jurisprudences dites Commune de Monségur et Carlier.

Par la première[7], sur les conclusions du commissaire du gouvernement Louis Corneille, le Conseil d’Etat avait affirmé, à la suite de l’accident du désormais célèbre « jeune Brousse » dans l’église communale de Monségur (Gironde) :

« qu’il n’est pas contesté que l’église appartient à la commune de Monségur ; que, d’autre part, si, depuis la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, le service du culte ne constitue plus un service public, l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 porte que les édifices affectés à l’exercice du culte continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ; qu’il suit de là que les travaux exécutés dans une église pour le compte d’une personne publique, dans un but d’utilité générale, conservent le caractère de travaux publics et que les actions dirigées contre les communes à raison des dommages provenant du défaut d’entretien des églises rentrent dans la compétence du conseil de préfecture comme se rattachant à l’exécution ou à l’inexécution d’un travail public ».

Ainsi, sans affirmer encore explicitement l’existence d’un domaine public, le juge consacrait l’existence potentielle de travaux publics au nom de l’utilité générale de ces derniers ainsi qu’un potentiel engagement de responsabilité publique en cas de défaut d’entretien normal de l’ouvrage considéré. Par suite, c’est de façon expresse par la jurisprudence Carlier[8] que le juge a consacré l’appartenance potentielle au domaine public des biens cultuels ici envisagés et ce, alors que le service public des cultes (à part dans quelques territoires comme l’Alsace et la Moselle) n’est plus censé exister depuis 1905.

Troublante affectation au (service public du) culte. C’est en effet bien l’affectation à l’ancien service public cultuel qui est ici, à nos yeux, la source de toute domanialité et même d’essence publiques. C’est bien au nom de cette affectation protégée aux cultes qu’un bien du patrimoine public entre en domanialité publique et ce, même si officiellement il n’en est rien. En effet, rappelons qu’il existe deux critères pour qu’un bien entre en domanialité publique :

  • soit il s’agit d’un bien affecté à un service public[9] ;
  • soit il s’agit d’un item affecté à l’usage direct de tous[10].

Or, ni les gouvernants ni le juge ne peuvent assumer (hors exceptions territoriales préc.) qu’existerait après 1905 un service public des cultes. Voilà pourquoi, par exemple dans la circulaire[11] du 25 mai 2009, on préfère officiellement affirmer, relève le professeur Koubi[12], « qu’un édifice dit cultuel appartenant à une commune relève de son domaine public « non parce qu’il est affecté à un service public (les cultes n’ont plus cette qualité depuis 1905), mais parce qu’il est réservé à l’exercice d’un culte ouvert à tous et à la disposition des fidèles par détermination de la loi » ». On l’entend bien : ici ce n’est manifestement pas le critère de l’accessibilité à tous (comme pour une voie de communication routière) qui est déterminant – les églises étant du reste de moins en moins ouvertes à tous de façon continue – mais bien la force de l’intention et de la détermination législatives qui s’imposent.

Une dépense a priori autorisée : l’entretien d’un bien public même ecclésiastique. Quoi qu’il en soit, après avoir reconnu que la plupart des églises communales pouvait appartenir à des personnes publiques et être intégrée, malgré leur affectation continue au culte, dans le domaine public, restait à questionner les modalités d’entretien de ces biens particuliers. Ici, relève, le dr. Benelbaz[13] :

« En principe, les édifices du culte qui sont la propriété d’une association cultuelle sont pris en charge par cette dernière, pour la totalité des dépenses dues à l’entretien ou à la conservation. Il s’agit (…) du pendant du principe d’interdiction de subvention ».

Notre collègue d’ajouter alors :

« Dans sa rédaction initiale, l’article 19 de la loi [Briand] se terminait ainsi : « Elles [les associations cultuelles] ne pourront, sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’Etat, des départements ou des communes. Ne sont pas considérées comme subventions des sommes allouées pour réparations aux monuments classés ». Dans l’esprit de Briand, cette disposition ne devait en aucun cas être considérée comme une exception au principe de l’article 2, dans la mesure où les subventions accordées par les pouvoirs publics aux « grosses réparations » ne seraient en aucun cas accordées « dans l’intérêt des associations cultuelles, mais dans celui des propriétaires, pour la conservation des biens dont ils recouvreront la libre disposition ».

Pourtant, une dérogation importante a été introduite par la loi du 25 décembre 1942[14] : son article 2 modifie l’article 19 de la loi de 1905, et précise que les associations cultuelles ne peuvent, « sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’Etat, des départements et des communes. Ne sont pas considérées comme subventions les sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, qu’ils soient ou non classés monuments historiques ». La question reste par conséquent vivace, et trouve même à se renouveler dans la mesure où elle concerne tous les cultes, et non le seul culte catholique comme c’était le cas au début de la mise en œuvre de la loi ».

Ainsi, aussi étonnant que cela puisse peut-être paraître, les dépenses d’entretien d’un bâtiment public affecté au culte sont-elles licites, assumées et prévues en toute conformité avec la Séparation des Eglises et de l’Etat au nom, a priori, de l’histoire nationale et de l’ancienne union entre ces mêmes cultes et la puissance publique. C’est ce qu’affirme explicitement l’art. 13 préc. in fine de la Loi Briand en vigueur :

« L’Etat, les départements, les communes et les établissements publics de coopération intercommunale pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi ».

Carte postale circulée (circa 1920) de l’intérieur de l’Eglise St Denis de la commune de Sézanne (Marne) (coll. perso. MTD)

Un contentieux de garantie décennale suite à dépense d’entretien ? Cela rappelé, c’est donc a priori en application de l’art. 13 préc. in fine que les parties s’étaient spontanément engagées pensant vraisemblablement qu’il s’agissait d’une dépense licite d’entretien. A cet égard, relève même le juge (sans encore le discuter) :

« La commune de Sézanne, dans le cadre de la réfection des installations de chauffage de l’église Saint-Denis, a opté pour un système de chauffage par le sol, sous forme d’une moquette chauffante. La maitrise d’œuvre des travaux a été confiée au bureau d’études X et les travaux à la société R. H. par acte d’engagement signé par la commune le 23 janvier 2006. Les travaux se sont déroulés au premier semestre 2006 et la réception a été prononcée le 20 juin 2006. Courant 2013, a été constaté un chauffage insuffisant de l’édifice. La commune a procédé à des investigations et a relevé que les équipements électriques étaient détériorés à raison de remontées d’humidité. La commune a alors saisi le tribunal de céans afin qu’un expert soit désigné. Elle a ensuite formé un recours au fond et un recours en référé provision tendant, sur le terrain de la responsabilité décennale des constructeurs, à obtenir de la part du maitre d’œuvre et de la société R. H., l’indemnisation des préjudices qu’elle soutient avoir subis ».

Par suite, c’est parce que les travaux exécutés au nom de cette dépense d’entretien avaient causé un préjudice à la commune propriétaire, qu’elle avait cherché à en obtenir réparation au nom de la garantie décennale s’y appliquant. Le juge énonce en ce sens toujours a priori :

« S’il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans, l’action en garantie décennale n’est ouverte au maître de l’ouvrage qu’à l’égard des constructeurs avec lesquels le maître de l’ouvrage a valablement été lié par un contrat de louage d’ouvrage ».

Toutefois, celle qui pouvait paraître, de prime abord, comme une dépense d’entretien et de rénovation de l’église communale publique va s’avérer requalifiée par le juge.

Un moyen d’ordre public : la nullité du contrat
au regard de la Séparation des Eglises & de l’Etat

Le recours à l’art. R. 611-7 Cja. Une juridiction ne peut statuer ni en-deçà ni au-delà de la requête qui la saisit. C’est ce que l’on appelle le principe « ne eat judex ultra petita partium » selon lequel les juges sont « tenus » par la demande qui leur est adressée. Ils ne peuvent ni ne doivent juger que dans le cadre posé par la requête les saisissant. Ils ne peuvent ni ne doivent conséquemment ni statuer sur d’autres éléments (ultra petita) ni oublier de répondre à certains (infra petita). Pourtant, sciemment ou non, des parties peuvent omettre ou s’entendre pour ne pas signaler ou requérir certains éléments qui pourraient s’avérer fondamentaux. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’un moyen s’avère d’ordre public, le juge peut être conduit à le soulever d’office, malgré la volonté originelle des parties, mais ce, en respectant le formalisme contradictoire établi par l’art. R. 611-7 Cja selon lequel :

« lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué ».

C’est exactement ce qui s’est produit dans cette espèce ainsi que l’énonce la procédure :

« Par un courrier en date du 10 novembre 2020 les parties ont été informées en application de l’article R. 611-7 du code de justice administrative que le jugement était susceptible d’être fondé sur un moyen relevé d’office tiré de l’impossibilité pour la commune d’invoquer le bénéfice de la garantie décennale dès lors qu’elle est fondée sur un contrat entaché de nullité en tant qu’il a pour unique objet le réalisation d’un chauffage destiné aux seuls fidèles assistant aux offices en période hivernale et méconnait ainsi la loi du 9 décembre 1905 ».

Concrètement, nous dit alors le juge, les contrats litigieux étaient nuls car leur objet était illicite.

On avoue avoir été très (agréablement) surpris par cette initiative juridictionnelle. D’habitude, le juge administratif s’avère plutôt réticent à parler de Laïcité et préfère, quand il le peut, s’en extraire ou déplacer le débat contentieux sur un autre terrain. Ainsi, a-t-on déjà pu relever à propos de la décision[15] CE, Ass., 19 juillet 2011, Le Mans Métropole où était contestée la faculté qu’avait offerte l’établissement public sarthois de coopération intercommunale (Epci) de permettre un accès organisé à un abattage rituel :  

« La laïcité aujourd’hui mise en œuvre (dans cet arrêt mais pas seulement) n’est plus du tout indifférente (mais peut-on l’être ?) aux phénomènes religieux. Elle prend acte de ce que la sphère publique veut ou doit intervenir lorsqu’un phénomène est avant tout social et concerne de plus en plus de citoyens[16]. S’ensuit alors un glissement, assez fréquent en Droit, celui de la substitution des motifs et fondements juridiques d’action publique. Alors que toute la communication (du Conseil d’Etat dans ses communiqués de presse, des journalistes et des collègues) est centrée sur la question de la laïcité et de ses éventuelles atteintes, la question est comme … désacralisée ou désamorcée. De fait, même si juridiquement sont invoqués en un grand considérant de principe les articles 02, 13 et 19 de la Loi de 1905, le véritable argument juridique semble séjourner ailleurs. Sachant qu’aborder de telles questions, en France, engendre presque toujours des propos sulfureux et, au moins, passionnés, c’est comme si le juge avait désiré reformuler la question posée et y substituer un autre raisonnement ».

« Ainsi, c’est sur le terrain de l’ordre public que tout va désormais se jouer. En effet, après avoir rappelé que l’EPCI n’a que la capacité de financer les dépenses d’entretien et de conservation d’édifices cultuels  antérieurs à 1905 (à l’instar, au Mans, de la Cathédrale saint Julien ou encore de la chapelle consacrée à sainte Scholastique), est rappelé l’interdit laïc : « tu ne financeras ni n’aideras aucun culte » ».

Quand le juge peut éviter de parler de Laïcité, il s’y réfugie et essaie d’employer des notions et/ou des arguments – à l’instar de la défense de l’ordre public – qui lui paraissent peut-être plus objectifs ou moins discutables par l’opinion publique et médiatique. Dans cette espèce, c’est exactement l’inverse ! C’est le juge qui évoque puis invoque la Laïcité et son attente potentielle alors que les parties n’y avaient manifestement aucunement songé.

Au fond, une dépense d’entretien ou non ? Arrivons-en conséquemment à la question de fond de la présente affaire : comment se peut-il qu’une dépense licite au regard de l’art. 13 de la Loi Briand a priori estimée (et qualifiée dans un premier temps) d’entretien et de rénovation d’un bien public devienne illicite au point qu’elle entraîne la nullité du contrat la portant ? Il faut pour y répondre rappeler la jurisprudence en la matière. Cette dernière repose sur les deux principes suivants : conserver les biens ou privilégier l’intérêt général mais ne jamais offrir de subvention déguisée. Rappelons en effet que le principe est l’interdiction de subvention aux cultes. Ce n’est que sous exceptions encadrées que certains montages financiers sont tolérés.

  • L’hypothèse légale :
    entretenir & rénover pour « conserver » : les dépenses autorisées

Voilà la première hypothèse admise et vraisemblablement celle dans laquelle les parties (et la commune au moins) se considérait placée : la licéité, au regard de l’art. 13 préc. de dépenses publiques destinées à l’entretien de bâtiments publics même toujours affectés au culte. Deux articles de la Loi sont alors ici à considérer : le 13 mais aussi le 19 (depuis 1942) précités. D’aucuns pourraient, là encore, s’étonner d’une telle attention (pour ne pas dire faveur) de la puissance publique dite laïque mais ainsi que le rappelle M. Bénelbaz, dont l’expertise en la matière, s’impose à toutes et à tous[17] :

« A l’origine, les associations cultuelles devaient prendre en charge les réparations de toute nature, les frais d’assurance ainsi que les autres charges afférentes aux édifices et aux meubles garnissant. Comme l’Eglise catholique refusa de se soumettre à la loi, le législateur dut en tirer les conséquences et prévoir que les personnes publiques pourraient prendre en charge ces travaux ».

Le juge a d’ailleurs parfois très largement interprété ces deux dispositions puisque sont considérées licites à cet égard :

  • toutes les dépenses qui vont matérialiser une utilité à la conservation directe de la structure même d’un immeuble ; il en va ainsi des travaux de conservation et de réparation d’une toiture, d’un plancher, de poutres, etc. ; tel était bien le cas par exemple des dépenses opérées par la commune de Sainte-Foy-Tarentaise cherchant à éviter la destruction de l’église communale dégradée du fait d’un glissement de terrain[18].
  • ce qui peut même comprendre des travaux moins importants comme ceux de peinture ou même de mise en conformité électrique tant qu’il s’agit d’œuvrer en faveur de la conservation des biens ;
  • et ce, jusqu’à la (re)construction même d’un immeuble nouveau s’il est établi que les dépenses engendrées ne sont pas supérieures aux frais que conduiraient sa consolidation. C’est explicitement ce dont atteste la jurisprudence Ville de Condé-sur-Noireau[19].

C’est à ce titre « conservatoire », relève le sénateur Maurey, dans son rapport d’information[20] du 17 mars 2015 que seraient possibles et licites des dépenses y compris de chauffage « dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à la conservation de l’édifice, à la sécurité des visiteurs et ne constituent pas un simple agrément visant à assurer le confort des fidèles ». Et le rapport de citer en ce sens la décision CE, 07 mars 1947, Lapeyre. Toutefois, cette décision[21] qui a dû être citée notamment en ce sens mais parmi d’autres puis reprise à l’envi sans avoir nécessairement été vérifiée par celles et ceux la citant ne traite aucunement de chauffage. Aucunement.

L’arrêt concerne (dans la lignée exacte de la jurisprudence Commune de Monségur préc.) un accident survenu dans une église communale, à Bonnut, du fait de l’effondrement de l’une des poutres. Le juge y confirme alors que s’il y avait eu un défaut d’entretien normal de l’ouvrage, alors la responsabilité publique aurait été mise en cause.

En tout état de cause, et pour résumer, sont donc licites les dépenses de conservation des biens considérés.

  • L’hypothèse prétorienne :
    privilégier l’intérêt général (touristique, culturel, etc.) incluant indirectement le cultuel

En outre, a très tôt affirmé le juge administratif, si les dépenses servent prioritairement l’intérêt général du propriétaire public et qu’occasionnellement, par exception, indirectement, le culte affectataire en reçoit des bénéfices, la dépense est également licite. C’est ce qu’a très tôt affirmé le juge administratif par sa décision[22] dite Foussard permettant à la commune de Villemomble de doter son église communale Saint-Louis d’une horloge électrique montée en un campanile. Matériellement, c’est littéralement un nouveau clocher qui a ici été construit mais ce dernier a été estimé érigé dans l’intérêt communal avant tout plus encore qu’au bénéfice direct et unique du culte catholique.

Carte postale (non circulée) (circa 1930) présentant le campanile litigieux de la décision Foussard (coll. perso. MTD)

C’est dans la même lignée qu’un siècle plus tard à propos de l’attribution d’une subvention publique et communale « de 1,5 million de francs à la Fondation Fourvière pour participer au financement de travaux de construction d’un ascenseur destiné à faciliter l’accès des personnes à mobilité réduite à la basilique de Fourvière », le juge a répondu[23] qu’existaient bien deux cas de figures : celui des dépenses de conservation / entretien mais aussi une seconde hypothèse :

« Considérant qu’il résulte des dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905 que les collectivités publiques peuvent seulement financer les dépenses d’entretien et de conservation des édifices servant à l’exercice public d’un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Eglises et de l’Etat ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d’édifices cultuels et qu’il leur est interdit d’apporter une aide à l’exercice d’un culte » ;

« Considérant, toutefois, que ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d’entretien ou de conservation d’un édifice servant à l’exercice d’un culte, soit en les prenant en tout ou partie en charge en qualité de propriétaire de l’édifice, soit en accordant une subvention lorsque l’édifice n’est pas sa propriété, en vue de la réalisation d’un équipement ou d’un aménagement en rapport avec cet édifice, à condition, en premier lieu, que cet équipement ou cet aménagement présente un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte et, en second lieu, lorsque la collectivité territoriale accorde une subvention pour le financement des travaux, que soit garanti, notamment par voie contractuelle, que cette participation n’est pas versée à une association cultuelle et qu’elle est exclusivement affectée au financement du projet ; que la circonstance qu’un tel équipement ou aménagement soit, par ailleurs, susceptible de bénéficier aux personnes qui pratiquent le culte, ne saurait, lorsque les conditions énumérées ci-dessus sont respectées, affecter la légalité de la décision de la collectivité territoriale ».

C’est exactement cette hypothèse que cite le juge marnais lorsqu’il explique dans notre décision :

« Il résulte des dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905 que les collectivités publiques peuvent seulement financer les dépenses d’entretien et de conservation des édifices servant à l’exercice public d’un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Eglises et de l’Etat ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d’édifices cultuels et qu’il leur est interdit d’apporter une aide à l’exercice d’un culte. Toutefois, ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d’entretien ou de conservation d’un édifice servant à l’exercice d’un culte, en les prenant en tout ou partie en charge en qualité de propriétaire de l’édifice, à condition que cet équipement ou cet aménagement présente un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte. La circonstance qu’un tel équipement ou aménagement soit, par ailleurs, susceptible de bénéficier aux personnes qui pratiquent le culte, ne saurait, lorsque les conditions énumérées ci-dessus sont respectées, affecter la légalité de la décision de la collectivité territoriale ».

Carte postale circulée (circa 1920) de l’intérieur de l’Eglise St Denis (son maître-autel) de la commune de Sézanne (Marne) ; collection dite Badée (coll. perso. MTD)

Qu’en était-il du chauffage litigieux ? Plusieurs hypothèses s’offraient au juge et la commune n’avait manifestement perçu et espéré que les premières :

  • soit l’on considérait que la dépense de chauffage n’était qu’une réfection d’un chauffage préexistant et en conséquence la dépense décidant de le rénover était licite ; ce sont par exemple les faits qui avaient conduit des juges lyonnais à se prononcer (sans y voir de caractère illicite) à propos de la commune du Préaux ayant remplacé un chauffage vétuste par un autre dans son église communale[24]. C’est ce qu’a d’abord affirmé la requérante dans plusieurs de ses mémoires où elle soutient que :

« – le contrat en litige n’avait pas pour objet la réalisation d’un chauffage destiné aux fidèles, mais la réfection des installations de chauffage de l’église Saint-Denis ;

– le chauffage existant n’étant plus aux normes, la commune en sa qualité de propriétaire se devait de procéder à sa rénovation ».

Toutefois, telle n’était pas pour le juge l’hypothèse de la commune de Sézanne puisqu’il s’agissait d’ajouter, de créer, un système supplémentaire et non uniquement d’en remplacer totalement un.

  • Soit l’on pouvait imaginer en application de la jurisprudence « basilique de Fourvière » préc. que serait licite une dépense installant un nouveau chauffage dans une église communale non seulement parce que combattant l’humidité il agissait pour le bien de la conservation des lieux (hypothèse 1ère et législative) mais encore (hypothèse 2nde et prétorienne) qu’en intégrant un chauffage nouveau celui-ci allait d’abord bénéficier à tous les visiteurs de l’église et, indirectement, il est vrai aux fidèles du culte catholique mais ce, de façon seulement incidente. Alors, effectivement, la dépense aurait été licite.

Toutefois, va assurer le juge chalonnais, telle n’était toujours pas ici l’hypothèse à retenir puisque :

«  Il résulte de l’instruction, et notamment du cahier des clauses techniques particulières, que le dispositif de chauffage retenu était constitué d’une natte chauffante mise en place sous un plancher construit pour la recevoir, devant les autels, sous les chaises et les bancs. Ce dispositif chauffant était constitué d’un panneau en aggloméré sur lequel était placé un feutre qui recevait l’élément chauffant et les raccords électriques, le tout étant recouvert d’une moquette. Il résulte de l’article 2.3 de l’avant-projet sommaire que ce système a été retenu dès lors qu’il répond à l’objectif de créer « un microclimat apportant localement un confort adapté à ce type d’édifice et à l’utilisation qui en est faite : – usage extrêmement intermittent de l’ordre de quelques heures par semaines ; – public vêtu comme à l’extérieur ». Ce document précise qu’il n’est nullement question d’attendre « une quelconque élévation de la température ambiante ».

« Il résulte de l’instruction que les dispositifs en cause, sont circonscrits à l’autel, aux chaises et bancs situés à proximité et sont dimensionnés pour n’avoir à servir que quelques heures par semaine afin de procurer une sensation de chaleur à des personnes vêtues comme à l’extérieur. L’expert amiable intervenu à la demande de la commune note dans son rapport du 16 novembre 2016 que la plancher rayonnant a pour but d’éviter « le ressenti du froid lors des offices en période hivernale ». Au demeurant, l’expert judiciaire relève quant à lui que ce sont les fidèles qui en 2013 se sont plaints de la déficience du chauffage ».

Et le juge de conclure au regard de l’intention communale explicitement exprimée de fournir non un chauffage global mais seulement une aide aux fidèles :

« Il résulte de ce qui précède, eu égard à la définition de l’objectif auquel devait répondre les travaux tel qu’il a été fixé par la commune et au procédé technique retenu qui ne permettait que de créer une zone chauffée localisée, que les travaux en litige étaient destinés à assurer un confort thermique aux fidèles assistant aux offices. Dès lors, comme il vient d’être dit que le dispositif de chauffage retenu n’a pas vocation à chauffer l’édifice où il est installé, la commune de Sézanne n’est pas fondée à soutenir que les travaux en litige, en chauffant et, par suite, assainissant l’édifice, contribuent à l’entretien normal de l’église dans laquelle ils sont réalisés. De même les caractéristiques techniques des nattes chauffantes ne permettent pas d’établir que ce dispositif permettait d’assurer un confort thermique, même minimal, pour les participants aux diverses manifestations culturelles qui se déroulent dans cet édifice. Il résulte de ce qui précède qu’il n’est pas établi que les travaux en cause soient nécessaires à l’entretien de l’église, ni eu égard au bénéfice thermique limité attendu du nouveau dispositif, que ce dernier contribue au rayonnement culturel ou au développement touristique et économique de la commune ».

La juridiction en tire ensuite les conséquences suivantes : « dans ces circonstances, il résulte de ce qui précède que les travaux en cause ont pour unique objectif d’améliorer le confort des fidèles qui assistent, en période hivernale, aux offices cultuels ».

Il s’agissait donc d’une dépense illicite puisque dissimulant une subvention directe à un culte.

En conclusion, doit-on dire que le juge (qui n’était redisons-le pas interrogé ou sollicité sur cette question de Laïcité) s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas ? Les fidèles ont pu le penser. Pire, certains pourraient même estimer que la juridiction s’est considérée militante (pour ne pas dire laïcarde). On ne le croit aucunement : d’abord, parce que si le juge est convaincu de la nullité d’un contrat, il lui incombe obligatoire (ce qui n’est pas une faculté) de le signaler. En outre, on rappellera qu’être respectueux, comme ici du principe de Laïcité, ne fait pas du juge chalonnais son promoteur actif et véhément mais seulement, ce qui est son office, son protecteur respectueux et son garant.

Vive la République laïque !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 341.


[1] A propos duquel il nous a déjà été permis d’en signaler la haute valeur : Touzeil-Divina Mathieu, « Obs. sous CE, 14 avril 2021, M. O & alii (req. 446633) : Utilisation confusante des couleurs nationales lors des élections municipales » in Jcp A ; 26 avril 2021.

[2] C’est-à-dire avant de « moper » selon le barbarisme fréquemment consacré.

[3] Loi (dite Aristide Briand) du 09 décembre 1905 (séparation des Eglises & de l’Etat) ; reproduite dans notre « catéchisme doctrinal » sous la référence [N-L1905-01].

[4] Art. 05 de la Loi du 02 janvier 1907 concernant l’exercice public du culte ; Jorf 03 janvier 1907, p. 34.

[5] Benelbaz Clément, Le principe de laïcité en droit public français ; Paris, L’Harmattan ; 2011 ; coll. Logiques juridiques ; p. 475.

[6] On dit a priori car il y a évidemment des exceptions à l’instar de l’existence de lieux dédiés au repos spirituel dans des services publics aux accès réglementés et au sein desquels les usagers ne peuvent rentrer et sortir selon leur seule volonté (prisons, établissements scolaires, hôpitaux et même aéroports).

[7] CE, 10 juin 1921, Commune de Monségur ; Rec. 573 ; concl. Corneille au Sirey 1921 ; III ; p. 49 & nos obs. in Des Objets du Droit Administratif ; le Doda ; vol. I ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; ; [J-1921-CE-45681].

[8] CE, Ass., 18 novembre 1949, Carlier ; Rec. 573 ; [J-1949-CE-77441].

[9] La législation en vigueur y ajoute même, depuis la promulgation du Code général de la Propriété des personnes publiques (CG3P), la nécessaire existence d’un « aménagement indispensable » à ladite exécution dudit service public (art. L 2111-1 Cg3p).

[10] Ce qui résulte notamment (avant leur intégration à la norme législative) des célèbres jurisprudences CE, Sect., 28 juin 1935, dit Marécar ; Rec. 734) et CE, Sect., 10 octobre 1956, Sté Le Béton ; Rec. 375 (à propos desquelles, on renverra à nos obs. in Des Objets du Droit Administratif ; le Doda ; vol. I ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020).

[11] Circulaire du 25 mai 2009 « Edifices du culte : propriété, construction, réparation et entretien, règles d’urbanisme, fiscalité » ; NOR/IOCD0910906C.

[12] Koubi Geneviève, « Les édifices du culte sous éclairage administratif Circ. 25 mai 2009 – Edifices du culte : propriété, construction, réparation et entretien, règles d’urbanisme, fiscalité » in Droit cri-TIC ; en ligne au 31 mai 2009 : https://koubi.fr/spip.php?article277#nb8.

[13] Op. cit. ; p. 470.

[14] Loi n°1114 du 25 décembre 1942 portant modification de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, J.O. de l’Etat français, 2 janvier 1943, n°2, p. 17.

[15] Req. n°309161 ; Rec. 370 ; Touzeil-Divina Mathieu, « Laïcité latitudinaire » in Recueil Dalloz 2011, n°34 ;  p. 2375 et s.

[16] C’est d’ailleurs notamment en ce sens que s’est prononcé le président Sauvé lorsqu’il a présenté à la presse les cinq décisions du 19 juillet 2011 comme le « signe d’une société française qui s’est complexifiée, avec l’émergence d’autres religions, les nouveaux pouvoirs des collectivités. Signe aussi d’un recours plus fréquent au juge sur ces questions ».

[17] Op. cit. ; p. 485.

[18] CE, 24 décembre 1926, Constantin Empereur ; Rec. 1138.

[19] CE, Ass., 22 janvier 1937, Commune de Condé-sur-Noireau ; Rec. 87.

[20] Rapport établi au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur le financement des lieux de culte ; n°345 ; disponible en ligne : https://www.senat.fr/rap/r14-345/r14-3451.pdf.

[21] CE, Sect., 07 mars 1947, Lapeyre, Rec., p. 104.

[22] CE, 20 novembre 1929, Foussard, Rec. p. 999.

[23] CE, Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône & alii ; req. 308817.

[24] CAA de Lyon, 4e chambre, 25 septembre 2008, Société Gouilloud (req. 05LY01667).

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Laïcité(s) : 2e chronique (juin 2021)

Art. 340.

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.
par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Pour la 2e chronique (rédigée par le pr. Touzeil-Divina) en date du 10 juin 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » en ce 10 juin :
    • CE, [req. 45681] 10 juin 1921, Commune de Monségur ; (travaux publics d’utilité générale dans une église communale) ; [J-1921-CE-45681] ;

On y a ajouté – toujours concernant une église et sa gestion communale – :

Par ailleurs, l’actualité – toujours riche en matière de Laïcité – nous permet de signaler le mois précédent (mai 2021) :

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 340.

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« L’Extase Totale, le IIIe Reich les Allemands et la drogue » de Norman Ohler

Art. 338.

Le présent article rédigé par Par Mme Clarisse Varo-Rueda, Etudiante en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021), s’inscrit dans le cadre de la 3e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

Par Mme Clarisse Varo-Rueda, Etudiante en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)

compte(s) rendu(s) (1ère livraison) :
note de lecture : « L’Extase Totale, le IIIe Reich les Allemands et la drogue »
de Norman Ohler

Avant-propos,

            Voici un sujet quelque peu sulfureux que nous aimerions vous présenter aujourd’hui. Si le lien qui unit santé et drogue n’est plus à démontrer depuis le temps, nous pouvons introduire notre propos avec quelques chiffres issus d’études institutionnelles réalisées entre 2017 et 2019 en France1 « près de 10% des garçons de 17 ans ont un usage régulier de cannabis », régulier étant considéré comme 10 prises ou plus au cours des 30 derniers jours. En moyenne chaque année, 59 000 personnes sont prises en charge en raison de leur addiction au cannabis, dont 24 000 sont des jeunes. Environ 5% des adultes en France ont déjà expérimenté la cocaïne et 1% en a un usage régulier, les chiffres sont sensiblement les mêmes pour les MDMA et l’ecstasy. A titre de comparaison, les chiffres baissent lorsqu’il s’agit de l’héroïne et des opioïdes ou seulement 1,3% des adultes déclarent en avoir déjà expérimenté, et 0,2% déclarent en avoir un usage régulier. En France, environ 45 000 personnes sont prises en charge chaque année en raison de leur consommation d’opioïde. Approximativement, 180 000 personnes reçoivent un médicament pour leur dépendance aux opioïdes (MSO). L’OFDT (observatoire français des drogues et des toxicomanies) estime que chaque année au moins 537 décès sont dus à une surdose. Le coût social de l’usage de drogues est estimé à 8,8 milliards d’euros, ce chiffre prend en compte les pertes de vie humaine ainsi que le coût des soins. A l’aune de ces chiffres l’enjeu de santé publique saute aux yeux.

            Historiquement, cette corrélation est la conséquence de multiples expérimentations… Si nos sociétés modernes se placent dans une situation de rejet globale vis-à-vis des drogues, il n’y a qu’à voir les débats échaudés autour de la légalisation du cannabis à usage récréatif comme thérapeutique2, l’Histoire peut se porter témoin d’une tout autre version. La consommation de drogue en Occident apparaît avec les premiers grands voyages maritimes3. Les grands navigateurs rapportent de leurs explorations mets et plantes exotiques qui viennent ravir les sociétés aristocrates européennes. C’est ainsi que les conquistadors espagnols diffusent la feuille de coca vantant ses vertus de « dépassement de soi », et que les britanniques importent l’opium directement via la compagnie des Indes3. Mais ce qui nous intéresse plus spécifiquement aujourd’hui, c’est l’introduction et les habitudes de consommation de drogue dite dure dans les sociétés européennes.

Plus précisément, c’est sous ce prisme que Norman Ohler journaliste et réalisateur Allemand met en lumière le IIIe Reich et plus généralement la 2nd Guerre Mondiale dans son ouvrage paru aux éditions La Découverte en 2016. Dans ses écrits, Norman Ohler trace avec une intelligence notable le portrait clinique de l’Allemagne du XXe siècle, non pas avec la prétention de réécrire l’Histoire, sinon seulement de mettre en exergue quelques pans très spécifiques de cette période.

I. « L’Allemagne terre de drogue » 

            Le premier mouvement de l’ouvrage vient esquisser, grâce à de nombreuses références historiques, les origines de consommation de stupéfiants de l’Allemagne au début du XXe siècle. A l’aube du national-socialisme nazi, il faut dès lors comprendre que l’Allemagne prospère dans la fabrication industrielle de drogue de synthèse. C’est l’allemand Friedrich Wilhelm Setürner qui découvrira le premier l’usage pharmaceutique de la morphine grâce à des expérimentations menées sur l’opium. Ce dernier réussira à isoler cette dernière afin de « métamorphoser la douleur en bien-être », nous sommes alors en 1804. Peu de temps après, en 1827 Emanuel Merck alors pharmacien se lance dans la production industrielle de la morphine, et créer les entreprises Merck. C’est un marché économique alors en berne qui s’accroit exponentiellement, accompagné par l’invention de la seringue hypodermique par le Français Charles Pravas en 1841. L’auteur met en avant à quel point la morphine est alors utilisée massivement sur les champs de bataille qu’il s’agisse de la guerre de Sécession Américaine, du conflit franco-allemand de 1870.

            Suite au Premier conflit mondial, l’Allemagne sort vaincue et ruinée… « Le gonflement de la masse monétaire visant à régulariser la dette de l’État » est tel, que la monnaie allemande subit de plein fouet l’inflation. A cette période « 1$ vaut 4,2 milliards de marks ». L’Allemagne devient la destination numéro un des pays voisins et des États-Unis. Berlin accueille alors une masse de fêtard animée par une pulsion de « narco-tourisme ». Les troubles à l’ordre public sont tels que la police locale ne peut plus suivre… L’auteur évoque qu’en 1928 « soixante-treize kilos de cocaïne et de morphine » s’écoulent des pharmacies berlinoises, et ce en toute légalité, vendue sur prescription médicale.

II. « Drogue du peuple et peuple drogué »

            Subséquemment, Ohler vient exposer comment la société Allemande de l’époque était un terreau fertile à l’expansion de nouvelles drogues. En effet, les conséquences de la Première Guerre Mondiale sont multiples, et mettent en lumière une dépendance extérieure en matières premières naturelles, mais également en matière de drogue ’’traditionnelle’’.

Progressivement le parti nazi portera une voix toujours plus présente sur la scène politique, jusqu’à obtenir l’élection au poste de Chancelier d’Hitler en 1933. C’est le début de la construction d’un État totalitaire. Pour arriver à ses fins, Hitler luttera contre les travers toxicomanes de son peuple pour imposer sa thèse irrationnelle et fasciste sur la pureté du sang Aryen. Il croisera alors, son antisémitisme avec son combat contre la drogue, et ne tardera pas à mener une propagande agressive où juif et drogue fusionnent pour donner une « entité toxique ou infectieuse qui menacerait l’Allemagne ». L’auteur en a par ailleurs retrouvé des traces dans des livres pour enfants…

« Vous devez être sains, vous devez vous garder de tout ce qui empoisonne votre corps. Nous avons besoin d’un peuple sobre ! A l’avenir, on ne jugera l’homme allemand qu’à la mesure des œuvres de son esprit et la vigueur de sa santé »

Adolf Hitler

Cette démarche sera fructueuse, puisqu’il parviendra ainsi à faire baisser la consommation de cocaïne et de morphine, encourageant parallèlement le peuple à se tourner vers des « stimulants artificiels ».  De cette manière la politique antidrogue nazi fait d’une pierre de coup en détournant son peuple d’exportation coûteuse, vers un produit germano-germanique octroyant un essor nouveau à l’industrie pharmaceutique du pays. C’est ainsi que le médecin Fritz Hauschild perfectionne en 1937 un nouveau procédé pour synthétiser la méthamphétamine. Peu de temps par la suite les « usines Temmler déposent à Berlin le brevet de leur propre […] psychotrope, première méthylamphétamine allemande qui surclasse largement en puissance la Benzédrine américaine. Nom commercial : la pervitine ». Comparable à de l’adrénaline sans provoquer pour autant une haute artérielle, la pervitine s’impose comme un véritable feu d’artifice neuronal. « Le consommateur se sent parfaitement réveillé, il a le sentiment d’être plus vivant, électrisé jusqu’au bout des doigts ». Toutefois ce « coup de fouet artificiel » de par sa lenteur d’absorption (plus de douze heures) sollicite particulièrement les cellules nerveuses et peut les endommager car l’approvisionnement d’énergie de ces dernières est affecté par la drogue. Cela peut entraîner la mort progressive et irrévocable des cellules nerveuses… Les symptômes qui découlent de ces dommages peuvent être multiples et variés, passant des troubles de langage, de la concentration, à la dégradation complète des fonctions cérébrales. Dit autrement, cela peut affecter la mémoire, les sentiments en encore le système de récompenses du cerveau.

            En dépit de cela, la pervitine va complètement pénétrer les sphères de la société allemande dès 1938. De surcroît, rappelons que « la soif de substances psychotropes était déjà présente » dans le pays. Ainsi, perçue comme la panacée la pervitine est recommandée pour les « dépressions, les problèmes de tension, les manques d’énergie », ou encore contre « la frigidité féminine ». Les allemands consomment alors la pervitine à la manière d’une vitamine et cela devient un « véritable phénomène de société ». La pervitine se répand dans toutes les couches sociales de l’Allemagne, chacun trouvant dans cette substance une réponse à ces besoins, « les étudiants pour supporter la fatigue des examens, les opératrices téléphoniques et les infirmières pour tenir le coup durant leurs services de nuit, les travailleurs intellectuels et ceux avec des tâches physiques […] pour atteindre un niveau de rendement élevé, [ainsi,] les déménageurs déplacent plus de meubles, les pompiers éteignent les incendies plus rapidement [et] les coiffeurs coupent les cheveux plus vite ». Il a y, à ce moment-là en Allemagne un véritable consensus sociétal autour de la pervitine, à tel point qu’elle est même conditionnée sous la forme de chocolat et de praliné[1].

            « La méthamphétamine comble les fissures qui apparaissent bientôt dans ce tableau et la logique de dopage se répand dans les moindres recoins du IIIe Reich. La pervitine permet à l’individu de fonctionner sous la dictature. C’est du national-socialisme en gélules ».

Norman Ohler

III. L’utilisation de la drogue au sein des troupes Allemandes

« Je vous avais demandé de ne pas dormir pendant quarante-huit heures. Vous avez tenu dix-sept jours[2] »

Heinz Guderian

C’est parce qu’un soldat qui dort et un soldat inutile et en danger, qu’Otto Ranke médecin-major à la tête de l’Institut de physiologie militaire organise en 1938, une expérience sur plusieurs centaines d’élèves officiers médecins volontaires afin d’évaluer les bénéfices de la pervitine en comparaison avec ceux de la caféine. Il compose trois groupes auxquels il donne respectivement de la pervitine, de la caféine ou bien rien du tout et leur demande de résoudre des problèmes de mathématiques pendant toute la nuit. Il en ressort que les élèves ayant pris de la pervitine « après dix heures d’efforts et de concentration […] se sentent assez bien pour avoir envie de faire une sortie ». Suite à ces expérimentations le professeur Ranke en conclut que si « la pervitine préserve du sommeil ; elle ne rend pas plus intelligent ». Et ajoute dans son rapport que c’est idéal pour un soldat. Ce n’est que trop tard que le professeur et d’autres médecins se rendront compte que les drogues de synthèse, et plus particulièrement la pervitine ont plus d’effet qu’ils ne l’auraient cru sur la compréhension de l’environnement et plus encore… L’auteur met en avant cela en prenant comme témoin une lettre datant de 1941, écrite par le directeur de l’Institut de physiologie de l’université de Vienne au professeur Otto, dans laquelle il confie ses inquiétudes sur la consommation de pervitine par les étudiants. Il écrira notamment « les résultats d’examen des étudiants ayant avoué en avoir pris étaient si mauvais qu’on pouvait bien se douter qu’une personne dans un état normal n’aurait jamais tenu de propos aussi absurdes ». Mais comme l’écrit Norman Ohler « la boîte de Pandore ne se referme par aussi facilement »…

De façon fulgurante, la pervitine s’impose sur les champs de bataille, et devient la « compagne idéale » des soldats. Ce produit stimulant et dopant est un instrument de taille lorsqu’on sait qu’une « guerre se joue dans l’espace et le temps ; la rapidité est un élément clé » de surprise dans un conflit. C’est ainsi que sur le front, « en à peine une centaine d’heures, les Allemands gagnent plus de terrain qu’en quatre ans durant la Première Guerre. […] la tactique Allemande déconcerte […], les Alliés sont totalement pris de court ». La pervitine devient une évidence et son usage ne cesse de se répandre sur le front, à tel point que « rester éveiller deux jours et deux nuits devient ainsi la norme », et ce à tous les niveaux hiérarchiques. Ainsi la pervitine devient un équipement sanitaire, dont la dose quotidienne est fixée à « un comprimé dans la journée, puis dans la nuit deux comprimés en prise préventive à court intervalle, et si nécessaire un à deux comprimé(s) supplémentaire(s) après 3-4 heures ». Les chefs d’armée Allemandes considéraient alors à ce moment que la pervitine permettait « par un juste dosage, [à] la confiance en soi [d’être] sensiblement accrue tandis que l’on renâcle moins à entreprendre les tâches les plus harassantes. Les inhibitions disparaissent sans que les sens en soient négativement affectés, contrairement à l’alcool ».

IV. Hitler l’ennemi des drogues

            Aux prémisses des années 1930, lorsqu’Hitler commence à faire entendre sa parole politique et son idéologie de « l’Allemand sain », il est décrié comme un homme « réfractaire aux plaisirs terrestres ».  Parfois même qualifié, d’ascète ou encore d’ennemis des drogues. C’est autour de cette image, qu’Hitler a mythifié son idéologie Aryenne, écran de fumé que tend à déconstruire l’auteur à travers son ouvrage.

Parallèlement à cela N. Ohler se concentre sur l’ascension politique du docteur Theodore Morell, ce dernier se retrouvera par un concours de circonstances médecin personnel d’Hitler de 1936 à 1945. Le docteur Morell était connu en Allemagne pour prescrire des traitements peu conventionnels et alternatifs à ses patients. Il s’agit là d’un autre aspect que N. Ohler vient mettre en exergue à la lumière de nombreux documents.

C’est progressivement que les deux protagonistes, Hitler et Morell s’enferment dans une relation de co-dépendance mutuelle toxique. Morell expérimentant sur le Führer des injections multiples et variées[3]. Hitler quant à lui, obsédé par l’idée de se présenter au peuple Allemand tel que l’idéal Aryen sur lequel il fantasme, sollicitera toujours davantage de vitamine puis, par la suite de drogue à son médecin. L’influence et le pouvoir de Morell s’accroîtra au fur et à mesure des injections, pour atteindre son apogée en automne 1944 ; à ce moment-là « personne n’est plus proche du dictateur, […] il est l’interlocuteur privilégié d’Hitler qui lui fait plus confiance » plus qu’à quiconque.  Toutefois, l’auteur met en évidence que l’état de santé d’Hitler était pourtant en déclin depuis a minima 1942.

 « L’état de santé du Führer est d’apparence trompeuse. A première vue, il donne l’impression de se trouver en excellente forme physique. Ce n’est toutefois par le cas en réalité ».

Joseph Goebbels

Si dès 1936, Morell s’adonne dans un paternalisme médical notable, à injecter au Führer un cocktail journalier de vitamines, d’hormones et de stéroïdes, il faudra attendre juillet 1943 pour qu’Hitler reçoive pour la première fois des injections d’Eucodal[4], afin « d’anesthésier la douleur sans [l’abrutir] pour autant ». Toute une hypocrisie va s’édifier autour de la consommation de drogue d’Hitler.  Ainsi, si chacun perçoit les « brusques changement d’humeur » du Führer, les dimensions militaro-politiques sont d’une telle ampleur que les hommes proches du gouvernement se parent d’un voile d’ignorance pour justifier leur mutisme. Rapidement, Hitler arrive à un point de dépendance telle, qu’il demandera des injections d’Eucodal à Morell pour le moindre spasme, la moindre flatulence. Suite à l’attentat du 20 juillet 1944 les doses administrées à Hitler s’accroissent…

L’auteur met également en exergue l’absence de dialogue entre les différents médecins dans la prise en charge Hitler. En effet suite à cet attentat Hitler eut les tympans percés et son spécialiste d’oto-rhino, le docteur Giesing lui prescrira de la cocaïne sans notifier le docteur Morell qui de son côté lui injecte quotidiennement son cocktail explosif…

 « Le fait est que sans drogue Hitler n’est plus qu’une loque avec des taches de potage sur son uniforme. Privé des substances auxquelles l’organisme s’était habitué, le corps ne délivre plus d’endorphine. La production de dopamine et de sérotonine ont été aussi fortement affectées. Plus aucun sentiment de bien-être, plus aucune défense contre les agressions du monde extérieur. Hitler est à fleur de peau. Les murs en béton ont beau tenir encore, le bunker chimique s’est d’ores et déjà effondré ».

Norman Ohler

Et pour conclure….

            L’addiction d’Hitler « aux opioïdes n’a fait que cimenter une rigidité préexistante, renforcée sa tendance à déléguer la violence plutôt qu’à l’exercer soi-même et a contribué à ce qu’il n’ait même jamais pensé à infléchir sa conduite durant la phase finale de la guerre et du génocide juif. […] Hitler ne tue pas non plus dans un aveuglement toxicomaniaque ; jusqu’à la fin il demeure responsable de ses actes. Sa consommation ne diminue en rien son libre-arbitre. Hitler a tous ses esprits, il sait exactement ce qu’il fait, il agit froidement et en toute conscience. Jusqu’à la fin, il va suivre la logique d’un système qui s’est toujours fondé sur l’ivresse et le déni de la réalité ; […] Un cas classique d’actio libera in causa diraient les juristes quelle que soit la quantité de drogue prise pour être encore en mesure de perpétrer ses crimes, cela n’atténue en rien sa monstrueuse culpabilité ».

            J’espère qu’à travers ces quelques lignes je vous aurai donné envie de parcourir les pages de cet ouvrage à la richesse surprenante et dont la plume élégante nous immerge, nous lecteurs au sein de la société allemande du XXe siècle.

Bibliographie

1. L’observatoire Français des drogues et des toxicomanies (OFDT), I. & Morel D’arleux, J.  Drogues, Chiffres clés. (2019).

2. Delouche-Bertolasi, C. Cannabis médical : dis-moi weed. Libération https://www.liberation.fr/planete/2021/01/26/cannabis-medical-dis-moi-weed_1818541/ (2021).

3. Nourrisson, D. La représentation des drogues dans l’histoire des sociétés. Le cas français. Drogue Aux Lte. Société 1 Représentations 16, (2017).


[1] « Contenant pas moins de quatorze milligrammes, soit presque cinq fois plus qu’un comprimé de pervitine».

[2] Cité in Bradley Dermot, Walther Wenk, General der Panzetruppe, Osnabrück, Biblio-Verlag, 1982, P 146

[3] Aux prémisses il s’agissait d’injection de stéroïde que Morell obtenait par la distillation d’abats d’animaux tels que les glandes thyroïdiennes et surrénales, des rognons, des prostates, des glandes de Cowper, des vésicules biliaires, des cœurs ou encore des poumons.

[4] “ L’eucodal est en quelque sorte la synthèse de la cocaïne et de l’héroïde. Il faut être allemande pour inventer une saloperie aussi démoniaque » William Burroughs, Le Festin nu, trad. De l’américain par Eric Kahana, Paris, Gallimard, 1964 p77 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 338.

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ParJDA

La réforme 100% Dentaire : vers la fin de la santé dentaire low-cost ?

Art. 337.

par M. Antoine Herson, étudiant en Master 1 Éthique du Soin et de la Recherche, Université Toulouse 1 Capitole

Le présent article rédigé par M. Antoine Herson, étudiant en Master 1 Éthique du Soin et de la Recherche, Université Toulouse 1 Capitole, s’inscrit dans le cadre de la 3e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

« J’ai pris un crédit de 13 000 euros pour mes soins, Dentexia me doit 8 700 euros, je n’ai pas de dents, plus d’argent et le centre a fermé. » Une victime de Dentexia[1].

Loin d’être un débat théorique, la question du coût de la santé dentaire et du reste à charge du patient est une question fondamentalement pratique, et le désintérêt des institutions pour ce domaine a donné naissance à une santé low-cost, dont Dentexia est une parfaite illustration. Le réseau Dentexia était un réseau de centres dentaires low-cost, dont l’activité a été suspendue en 2016 par l’Agence Régionale de Santé de Bourgogne Franche-compté, en raison de manquements à la qualité et à la sécurité des soins. Les centres ont ensuite été liquidés (avec un passif de 22 millions d’euros), laissant de nombreux patients avec leurs soins interrompus du jour au lendemain, des implants de mauvaise qualité et pour certains des emprunts en cours pour payer ces soins dentaires. Comment un réseau comme celui de Dentexia a-t-il pu apparaitre en France, pourtant réputée pour son système de protection sociale très performant ?

Pendant des années, le domaine dentaire a été oubliée par l’Assurance Maladie, donnant lieu à des soins terriblement chers. Abdel Aouacheria, une des victimes de Dentexia, s’est adressé à eux « du fait des devis prohibitifs des dentistes traditionnels ». Le tourisme médical s’est aussi développé, notamment en Hongrie, toujours en raison des restes à charge colossaux des soins dentaires. Au sein de cette santé dentaire extrêmement libérale, libéralisme qui s’exprime au détriment des patients, une nouvelle réforme a vu le jour. A contre courant des politiques de libéralisation de la santé et du désinvestissement des pouvoirs publics auquel nous assistons, cette réforme est encadrante.  C’est une modification du remboursement de l’Assurance maladie : le panier « 100% Santé ».

Elle vise trois domaines de la santé particulièrement important : l’optique, les soins dentaires et les prothèses auditives. Ces trois domaines avaient un point commun avant cette réforme : un reste à charge (les frais dont doit s’acquitter l’assuré) particulièrement important. En 2017, le coût moyen annuel des dépenses dentaires s’élevait à 169€, pour un reste à charge de 72,4% avant complémentaire santé. Au cours de cet article, nous allons nous intéresser au 100% Santé Dentaire.

Cette réforme s’attaque principalement au remboursement de la Sécurité Sociale, mais elle cherche également à encadrer les autres acteurs du secteur de la santé dentaire : les chirurgiens-dentistes, en leur confiant de nouvelles obligations, mais également les complémentaires santé. Pour les complémentaires santé, nous avons assisté à l’expression pure de ce que l’on nomme le caractère « incitatif » de la loi. Dans l’esprit du justiciable, la loi dans son ensemble s’approche de l’esprit de la loi pénale : elle pointe du doigt un comportement, l’interdit et le sanctionne. La loi est le plus souvent perçue comme punitive. En vérité, la loi peut avoir un comportement incitatif : elle va chercher à encourager un comportement donné. Le plus souvent ce caractère incitatif passe par les réformes fiscales. Par exemple, dans le cadre des lois Robien-Scellier, on cherche à développer la construction afin de louer. Pour inciter les particuliers à construire puis louer, on les incite via des avantages fiscaux. Mais le caractère incitatif de la loi n’est pas une spécificité du droit fiscal, même si on l’y retrouve plus souvent qu’ailleurs. Dans le cadre de la réforme du 100% Santé, pour intéresser les complémentaires santé et les encourager à s’adapter, les lois se sont faite incitatives.

Vers un reste à charge zéro et une santé plus équitable ?

Cette réforme a pour but de mettre fin au développement de la santé dentaire low-cost et d’éviter que des ersatz de Dentexia ne continuent à apparaitre. Avant le 100% dentaire, on estimait le reste à charge sur les soins dentaires à 23% du devis total[2]. Ce reste à charge important donnait lieu à presque 17% de personnes qui renonçaient aux soins[3]. Après des années de désintérêt du secteur de la santé, le gouvernement a semblé vouloir reprendre le contrôle sur un domaine laissé à l’abandon. Cette réforme a un dispositif légal et réglementaire particulièrement complet : une loi, un décret, trois arrêtés, un encadrement des professionnels, des complémentaires santé et une modification des bases de remboursement de l’Assurance Maladie. Cette réforme a investi chaque secteur du domaine, afin de le réglementer. Une convention tripartite a été signée le 21 juin 2018, entre les représentants des chirurgiens-dentistes, l’Assurance Maladie et l’Union nationale des organismes complémentaires (UNOCAM). Cette convention a défini trois paniers pour les prothèses dentaires : le panier 100% santé, intégralement remboursé, le panier aux tarifs maitrisés, avec un reste à charge modéré et le panier aux tarifs libres. La différence entre ces trois paniers est double : une notion de prix, mais aussi une notion de qualité des matériaux. En pratique, ces trois paniers correspondent à trois types de devis différents. A l’instar de la construction, les chirurgiens-dentistes présentent des devis, signe du coût imposant de ces soins.

Une triple association gagnante ?

Cette réforme a vocation à faire fonctionner ensemble les trois principaux acteurs du domaine du soin dentaire : les professionnels, les complémentaires santé et l’Assurance Maladie. L’autre particularité de cette réforme est sa durée : elle a débutée au 1er avril 2019 et sera terminée en 2022.

Premièrement, elle impose des plafonnements aux honoraires de facturation, plafonnements que le chirurgien-dentiste doit respecter. Elle lui impose également de proposer parmi ses devis une alternative 100% Santé : si il y a une alternative avec un reste à charge zéro ou maitrisé, il doit la proposer. Ces obligations ont pour but de limiter les frais dentaires de l’assuré (le patient bénéficiant de la couverture de l’Assurance Maladie). Le chirurgien dentiste a également l’obligation de fournir un devis détaillé, obligation qui est juste rappelée, car elle existait déjà avant. Pourtant, une enquête de la DGCCRF[4] en 2017 pointait du doigt que sur les 553 praticiens contrôlés, environ 8 sur 10 ne respectaient pas les règles à suivre pour le devis. La réforme a donc souhaité rappeler que le modèle de devis fourni par l’Assurance Maladie était obligatoire et devait être détaillé.

Le chirurgien-dentiste peut néanmoins échapper à ces obligations (sauf celle du devis bien sur) en se dé-conventionnant. Consulter un dentiste qui n’est plus conventionné entraine un réel surcout pour le patient : il n’y a pas de prise en charge de l’Assurance Maladie et une très faible participation des complémentaires santé. Néanmoins, les dentistes ne sont pas réellement encouragés à suivre cette voie, avec des cotisations retraites extrêmement faibles, donc des pensions très faibles. Grossièrement, pour les praticiens qui ne veulent pas collaborer avec l’état providence, ils n’ont que peu à attendre de sa part.

Aussi, la plupart des praticiens sont conventionnés, rendant minoritaires les autres chirurgiens dentistes. Seulement, la réforme 100% Santé Dentaire n’a pas vocation à régir exclusivement les professionnels : elle s’est également attaquée aux complémentaires santé et à l’assurance maladie.

Pour l’assurance maladie, la réforme a mis en place des plafonnements, afin d’encadrer les différents tarifs des actes médicaux. Par exemple, en 2018, le plafond tarifaire maximum de la couronne cérame-métallique était fixé à 550€, contre 510€ en 2020, soit presque 7% de diminution. En compensation des plafonnements (notamment des actes lourds), le prix de certains soins conservateurs seront revalorisés progressivement. Par exemple, en 2017, les prix de traitements des caries d’une et de deux faces étaient respectivement de 16,87€ et 28,92€. Actuellement, ils sont de 26,97€ et 45,38€. Cette revalorisation représente une augmentation de 60% sur quatre ans ! La volonté de l’Assurance Maladie semble être de « responsabiliser » le patient : en augmentant les plafonnements des soins conservateurs, elle cherche à encourager la prévention. Parallèlement à cette réforme, l’Assurance Maladie prend à 100% un examen bucco-dentaire afin de détecter les besoins de soins pour les jeunes de 3 à 24 ans, au moins une fois tout les trois ans (programme M’T dents). Les frais des soins lourds, inévitables, ont été baissés, mais ceux des soins conservateurs ont été augmentés, afin de prévenir les soins. Cette augmentation a pour objectif de « forcer » le patient à prévenir, à éviter ces caries, qui seront bien plus couteuses qu’elles ne l’ont été. 

L’Assurance Maladie a donc augmenté les remboursements des soins lourds, ainsi que le pourcentage des soins qu’elle prenait en charge.

Enfin, la réforme 100% Santé Dentaire s’est intéressée aux complémentaires santé. Une complémentaire santé est le nom attribué à l’organisme d’assurance auquel un assuré souscrit afin que la part non prise en charge par l’assurance maladie lui soit remboursée. La complémentaire santé peut être fournie par l’employeur, sinon par une compagnie d’assurance, un établissement bancaire, etc. Le remboursement dépend du contrat souscrit par l’assuré : le ticket modérateur[5] ou non, un service d’assistance, une garantie perte de revenus ou invalidité…

Néanmoins, pour bénéficier du 100% Santé Dentaire, il faut obligatoirement avoir un contrat complémentaire santé responsable, qu’il soit individuel ou collectif.

Qu’est-ce qu’un contrat responsable ? C’est une complémentaire santé qui favorise le respect par le patient du parcours de soins coordonnés[6]. Pour être responsable, un contrat de complémentaire santé doit respecter un cahier des charges comprenant des garanties planchers (minimales), ainsi que des plafonds de garanties applicables à certains postes de soins. Pourtant, même si le contrat responsable est obligatoire, les compagnies d’assurance ne sont pas obligées de proposer des complémentaires santé responsables.

Comme énoncé plus haut, le législateur a choisi de pousser ces compagnies à développer ces contrats via des lois incitatives. Nous disions que ce caractère incitatif se retrouvait le plus souvent au sein du droit fiscal et c’est en partie vrai ici. Par exemple, sur les taxes : les contrats d’assurances non responsables sont taxés à 14% : pour les contrats d’assurances responsables, la taxe a été baissée à 7%. Ensuite, il y a eu une incitation sur les cotisations sociales : le but est de développer la pratique des complémentaires santé d’entreprise. Tout d’abord : pour les contrats collectifs d’entreprise, il y a une exonération des cotisations sociales sur la part des cotisations payées par l’entreprise (dans la limite d’un plafond annuel). De plus, outre cette exonération pour l’entreprise, le législateur s’est intéressé à l’employeur et au salarié. Premièrement, le salarié peut déduire de son revenu imposable sa part de cotisations à la mutuelle. Deuxièmement, la totalité de la cotisation (la part de l’employeur ainsi que celle du salarié) versée pour la protection sociale est complémentaire est déductible de l’impôt sur les sociétés.

Ces incitations ont très bien fonctionné : actuellement, 90% des contrats de complémentaires santé sont des contrats responsables.

En conclusion, cette réforme a permis de créer des opérations dentaires avec un reste à charge zéro, et a essayé d’encourager la démocratisation du contrat de complémentaire santé d’entreprise et du contrat responsable. Dans l’esprit du parcours de soins coordonnés, elle a également augmenté les prix des actes de soins courants afin de développer la prévention pour éviter ces mêmes soins courants. Néanmoins, cette augmentation aurait pu avoir pour objectif de calmer la colère de la Confédération Nationale des Syndicats Dentaires (CNSD), qui alertait sur cette règle qui « oblige les chirurgiens dentistes à ne pas proposer les meilleures techniques disponibles pour les soigner, mais les moins chères », lorsque la présidente de l’époque, Catherine Mojaïsky, indiquait qu’une requête serait déposée devant le Conseil d’État pour faire annuler le texte.

Nuançons donc, en laissant à cette augmentation le bénéfice du doute : volonté de prévention, ou objet de négociation ?

Toujours est-il que cette réforme va considérablement modifier le paysage de la santé dentaire et a pour vocation de faire disparaitre la renonciation aux soins. Seul le futur nous dira si cet objectif sera atteint, mais un point positif est d’ores et déjà à relever : pour l’une des rares fois depuis des années, le droit semble se pencher sur l’optique, l’auditif et le dentaire, trois domaines où le libéralisme semblait devenu la norme, parfois au détriment du patient. Nous verrons donc si la réforme 100% santé sera exception ou norme.

 1) Collectif contre Dentexia. Site internet : https://www.collectif-contre-dentexia.com/presse

2) Baromètre de renoncement aux soins Odenore (Observatoire des non-recours aux droits et aux services) – chiffres de 2015 : https://odenore.msh-alpes.fr/documents/diagnostic_descriptif_du_renoncement_aux_soins_-_vague_2_-_vd.pdf

3) Selon l’enquête Irdes – ESPS (Enquête Santé et Protection Sociale) – juin 2014 renoncement aux soins en 2012 : https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/198-l-enquete-sante-et-protection-sociale-esps-2012-premiers-resultats.pdf


[1] Source : Collectif contre Dentexia (site internet).

[2] Baromètre de renoncement aux soins Odenore – chiffres de 2015.

[3] Selon l’enquête Irdes – ESPS – juin 2014 renoncement aux soins en 2012.

[4] Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes.

[5] Le ticket modérateur est un dispositif qui identifie la part des dépenses de soins qui restent à la charge de l’assuré, exprimés en pourcentage après remboursement de l’Assurance Maladie et avant déduction des participations forfaitaires.

[6] Dispositif incitant les patients à consulter leur médecin traitant, avant de prendre rendez-vous avec un autre généraliste ou un médecin spécialiste.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 337.

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ParJDA

La vente en ligne de médicaments non soumis à prescription : Recherche de compromis entre activité commerciale et protection de la santé publique

Art. 336.

Le présent article rédigé par Mme Marianne Fares, Titulaire du Master 2 Juriste européen et du DU DESAPS, Étudiante à l’Institut d’Etudes Judiciaires de Toulouse, s’inscrit dans le cadre de la 3e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

Extraits du 7e bulletin de la Chaire du Diplôme en Droit européen – Santé et Produits de Santé (DESAPS) de l’Université Toulouse 1 Capitole : La vente en ligne de médicaments non soumis à prescription : Recherche de compromis entre activité commerciale et protection de la santé publique ; commentaire sous CJUE, 1er octobre 2020, aff. C-649/18, A contre Daniel B e.a., ECLI:EU:C:2020:764.

« La nature de l’activité pharmaceutique, par elle-même complexe car dotée d’un caractère dichotomique, nécessite une recherche d’équilibre associant ces deux forces dissemblables »[1] : c’est ce qui ressort de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 1er octobre 2020[2], au sujet d’un service de vente en ligne de médicaments non soumis à prescription médicale.

En effet, au terme du présent arrêt, la Cour de justice a, d’une part, admis qu’un Etat membre puisse, dans un souci de protection de la santé publique et de la dignité de la profession de pharmacien, interdire, au prestataire de services établi dans un autre Etat membre, une certaine forme de publicité ainsi que certaines offres promotionnelles et imposer l’insertion d’un questionnaire de santé dans le processus de commande de médicaments en ligne, et, d’autre part, refusé qu’un Etat membre prohibe, vis-à-vis de ce même prestataire de service, le recours au référencement payant.

Cet arrêt préjudiciel, portant sur l’interprétation de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, concerne « un litige opposant A, une société de droit néerlandais exploitant une pharmacie d’officine établie aux Pays-Bas et un site Internet ciblant spécifiquement la clientèle française, à plusieurs exploitants de pharmacies d’officine et associations représentant les intérêts professionnels des pharmaciens établis en France »[3], ces derniers reprochant à la société de droit néerlandais le recours à une large campagne de publicité massive ainsi que le manquement à leur obligation « de faire remplir par chaque patient un questionnaire de santé avant la validation de sa première commande »[4].

Tel qu’il ressort des conclusions présentées le 27 février 2020 par l’Avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe sous la présente affaire, la Cour de justice a été amenée à se prononcer, d’une part, sur la possibilité pour un État membre de prendre des mesures visant à limiter ou à interdire la publicité faite pour le site Internet de vente en ligne de médicaments non soumis à prescription d’une pharmacie établie dans un autre État membre (I), et, d’autre part, sur les obligations pesant sur les pharmaciens dans le processus de commande en ligne de ces mêmes médicaments (II).

Sur la marge de manœuvre des États membres en matière de limitation de la publicité dans le domaine de la vente en ligne de médicaments non soumis à prescription

À titre liminaire, il est nécessaire de rappeler que « le domaine de la santé figure parmi ceux pour lesquels l’Union ne dispose que d’une compétence dite « d’appui », ou, au mieux, d’une compétence « partagée » avec les Etats membres »[5].

En outre, il convient de noter qu’en France, « la promotion des médicaments, nécessaire à leur diffusion […] est [cependant] très encadrée afin d’éviter que des comportements promotionnels ne puissent avoir des conséquences négatives sur la santé individuelle ou publique »[6].

Dans le présent arrêt, la Cour de justice a admis qu’une réglementation nationale interdise le recours à une certaine forme de publicité massive (A), en revanche, elle a refusé qu’une telle réglementation prohibe le recours au référencement payant dans des moteurs de recherche ou des comparateurs de prix (B).

Admission par la Cour de justice de l’interdiction du recours à une certaine forme de « publicité massive »

La Cour rappelle qu’en l’espèce « le prestataire en cause au principal effectue une campagne de publicité multiforme et de large ampleur pour ses services de vente en ligne, tant au moyen de supports physiques, tels que notamment des courriers postaux ou des tracts, que par l’intermédiaire de son site Internet » (point 48).

Il est intéressant de noter, à cet égard, que la Cour semble étendre, dans le cas d’espèce, le champ d’application du domaine coordonné[7], qui ne couvre en principe que les services fournis par voie électronique (dont la publicité en ligne), à la publicité physique, dans la mesure où la publicité réalisée par le prestataire apparaît, dans son ensemble, « comme un élément accessoire et indissociable de son service de vente de médicaments en ligne duquel elle tire tout son sens économique » (point 56).

Ainsi, selon la Cour, la réglementation française interdisant le recours à une telle publicité, qu’elle soit physique ou en ligne, constitue « une restriction à la libre prestation des services de la société de l’information » (point 62), susceptible, néanmoins, d’être justifiée au regard, d’une part, de l’objectif de protection de la dignité de la profession de pharmacien (1), et, d’autre part, de l’objectif de prévention contre la surconsommation de médicaments (2).

  • Publicité physique : justification de l’interdiction du recours à l’asilage au regard de l’objectif de protection de la dignité de la profession de pharmacien

La campagne publicitaire menée par la société de droit néerlandais exploitant une pharmacie d’officine « comprenait l’insertion de prospectus publicitaires dans des colis expédiés par d’autres acteurs de la vente à distance (méthode dite de « l’asilage ») ainsi que l’envoi de courriers postaux publicitaires » (point 21), afin de promouvoir, sur le territoire français, son activité de vente en ligne de médicaments.

À cet égard, il convient de noter que l’Avocat général, dans ses conclusions sous la présente affaire, relève le fait que « la campagne de publicité déployée par [la pharmacie de droit néerlandais] visait à inciter non pas l’achat de médicaments déterminés, mais bien le recours aux services de vente en ligne proposés par cette société pour toute une gamme de médicaments et de produits de parapharmacie », précisant, de surcroît, que ce constat n’est pas remis en cause par « le fait que les prospectus publicitaires distribués aient […] représenté à titre illustratif l’un ou l’autre médicament communément utilisé »[8].

Autrement dit, l’Avocat général semble faire une distinction entre la « publicité pour des médicaments » et la « publicité pour une officine de pharmacie déterminée ou pour des services de vente en ligne qu’elle fournit », considérant, ainsi, que l’harmonisation opérée par la directive 2001/83 ne concerne que « les conditions dans lesquelles les États membres peuvent limiter la publicité pour des médicaments », ce qui signifie donc que les États membres restent libres de réglementer « la publicité pour une officine de pharmacie déterminée ou pour des services de vente en ligne qu’elle fournit »[9].

La Cour de justice reconnaît que, bien que la mesure en cause constitue une restriction à la libre prestation des services de la société de l’information, « une réglementation interdisant au prestataire […] de faire une campagne de publicité massive et intensive, y compris en dehors de l’officine et au moyen de supports physiques […], apparaît comme apte à atteindre l’objectif de protection de la dignité de la profession de pharmacien et, en définitive, l’objectif de protection de la santé publique » (point 69). Sur ce point, il apparaît intéressant de noter que la Cour de justice semble faire de l’objectif de protection de la dignité de la profession de pharmacien une composante de l’objectif, plus large, de protection de la santé publique.

La Cour de justice affirme, à ce titre, qu’« une telle pratique présente un risque d’assimilation des médicaments à des biens de consommation ordinaires, tels que ceux concernés par l’asilage auquel il est fait recours » (point 70). Sur ce point, il convient de noter que la Cour de justice a eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises la spécificité inhérente aux médicaments, en soulignant leur « caractère très particulier », notamment en raison de leurs effets thérapeutiques qui les distinguent « substantiellement des autres marchandises »[10].

La Cour précise, par ailleurs, que « la distribution à grande échelle de prospectus publicitaires véhicule une image commerciale et mercantile de la profession de pharmacien susceptible d’altérer la perception par le public de cette profession » (point 70). À cet égard, il apparaît intéressant de relever que l’exercice de la profession de pharmacien a pu être considéré comme possédant un « statut hybride […] situé à un croisement, entre santé et commerce »[11], dans la mesure où « une partie de son métier repose […] sur des compétences techniques liées à la connaissance des médicaments, leur délivrance et le conseil aux patients et l’autre sur des compétences managériales liées à la distribution de produits »[12]. La doctrine a également pu relever que « trois groupes professionnels sont particulièrement hostiles à la publicité », parmi lesquels figurent les médecins et les pharmaciens, avec, comme justification, le fait que « c’est contre la dévalorisation de leur métier que ces trois professions […] se battent »[13].

  • Publicité en ligne : justification de l’interdiction du recours à certaines offres promotionnelles au regard de l’objectif de prévention contre la surconsommation de médicaments

« L’enjeu commun à tous les produits de santé est celui de sécuriser leur usage »[14]. C’est particulièrement au regard de cet enjeu que la Cour de justice a admis une réglementation visant à interdire certaines offres promotionnelles, dans la mesure où l’usage inapproprié ou excessif de médicaments est susceptible de comporter des risques pour la santé. En effet, la Cour a déjà pu rappeler, auparavant, que les effets thérapeutiques des médicaments « ont pour conséquence que, si les médicaments sont consommés sans nécessité ou de manière incorrecte, ils peuvent gravement nuire à la santé »[15].

Effectivement, en plus de la publicité physique, la société de droit néerlandais « a également procédé à la publication, sur [son] site Internet, d’offres promotionnelles consistant à octroyer un rabais sur le prix global de la commande de médicaments lorsque celui-ci dépasse un certain montant » (point 21).

Sur ce point, bien que la Cour considère que l’interdiction, posée par la réglementation française, de telles offres promotionnelles « doit être considérée comme impliquant une restriction à la libre prestation des services de la société de l’information » (point 62), elle estime néanmoins que l’objectif invoqué par le gouvernement français, visant « à prévenir la consommation excessive ou inappropriée de médicaments » (point 79), est apte à justifier une telle interdiction et « contribue à la réalisation d’un niveau élevé de protection de la santé publique » (point 80), dans la mesure où ces pratiques « sont susceptibles d’inciter les intéressés à acheter et, le cas échéant, à surconsommer des médicaments » (point 81).

À ce titre, il est en effet possible de s’interroger quant au message véhiculé par de telles promotions relatives à des médicaments non-soumis à prescription médicale, notamment en ce qu’elles pourraient être de nature à encourager l’automédication. À cet égard, il a pu être observé que « les campagnes en faveur de l’automédication vont également dans ce sens d’une plus grande consommation de médicaments pour des pathologies bénignes aux frais des consommateurs »[16], alors susceptibles de conduire à une surconsommation de médicaments.

La Cour de justice pose toutefois une condition à l’interdiction des offres promotionnelles telles que celles en cause au principal. En effet, la Cour précise qu’une telle interdiction doit être « suffisamment encadrée, et notamment ciblée sur les seuls médicaments et non sur de simples produits parapharmaceutiques » (point 84). Sur ce point, la société de droit néerlandais considère que la réglementation française est disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi, à savoir la lutte contre la surconsommation de médicaments, et ce, « dans la mesure où elle s’applique même lorsque la commande ne comprend que des produits de parapharmacie »[17]. Or, il ressort des conclusions de l’Avocat général que « le dossier soumis à la Cour ne permet pas de déterminer si l’article R. 4235-64 du code de la santé publique interdirait également de telles promotions lorsque le montant de la commande pris en compte pour déterminer l’obtention d’un rabais couvre uniquement des produits de parapharmacie, à l’exclusion de tout médicament »[18].

La Cour de justice renvoie donc à la juridiction nationale le soin d’apprécier « si une telle application va, le cas échéant, au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger la santé publique » (point 83).

Refus par la Cour de justice de l’interdiction du recours au référencement payant

Parmi les questions adressées à la Cour de justice de l’Union européenne, se posait celle de savoir si la réglementation européenne permettait à un Etat membre d’interdire à des pharmaciens ressortissants d’autres Etats membres le recours au référencement payant dans des moteurs de recherche et des comparateurs de prix.

Le gouvernement français avance, comme justification à l’interdiction de recourir au référencement payant, le « risque d’une incidence de celui-ci sur la répartition équilibrée des officines de pharmacie sur l’ensemble du territoire national », dans la mesure où « un tel référencement [serait] de nature à concentrer la commercialisation des médicaments entre les mains des officines de taille importante » (point 107). En effet, il a été à plusieurs reprises admis que « la répartition géographique des officines conditionne la qualité de l’approvisionnement de la population en médicaments »[19] et que « l’aménagement du territoire est donc un enjeu majeur »[20] dans la mesure où il permet d’assurer « la pérennité de la profession grâce à une répartition équilibrée des officines et donc, de la concurrence qu’elles se livrent »[21].

La Cour considère cependant qu’une telle interdiction « est de nature à restreindre l’éventail des possibilités pour une pharmacie de se faire connaître auprès de la clientèle potentielle résidant dans un autre État membre et de promouvoir le service de vente en ligne qu’elle propose à cette dernière » (point 104), qualifiant alors cette interdiction de « restriction à la libre prestation des services de la société de l’information » (point 105), et rappelant qu’une telle restriction ne peut être justifiée que dans la mesure où elle serait apte à garantir la réalisation de l’objectif de protection de la santé publique invoqué, sans aller « au-delà de ce qui est nécessaire à cette fin » (point 106), la preuve du respect de ces conditions pesant sur l’Etat membre à l’origine de la mesure. Or, en l’espèce, la Cour a relevé « que le gouvernement français n’a étayé son affirmation générale […] par aucun élément de preuve particulier » (point 112).

Toutefois, le refus de la Cour de justice d’admettre la validité de la réglementation nationale interdisant le recours au référencement payant n’apparaît pas comme étant un refus absolu, dans la mesure où la Cour admet qu’une telle réglementation puisse être justifiée dans le cas où la France parviendrait à établir dûment «  devant la juridiction de renvoi qu’une telle réglementation est apte à garantir la réalisation d’un objectif de protection de la santé publique et qu’elle ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour que cet objectif soit atteint » (point 114).

Sur ce dernier point, et de manière similaire à son raisonnement dans l’arrêt Deutsche Parkinson Vereinigung[22], le fait pour la Cour de faire peser une telle exigence de preuve sur le gouvernement français apparaît comme « un rappel à l’ordre à l’attention des Etats qui ne peuvent se contenter d’estimer que leur réglementation est proportionnée sans arguments solides à l’appui de leur affirmation »[23].

Sur l’obligation d’insérer un questionnaire de santé dans le processus de commande en ligne

Dans la présente affaire, il ressort des faits que « la réglementation nationale concernée subordonne la validation de la première commande de médicaments effectuée par un patient sur le site Internet d’une officine au remplissage préalable d’un questionnaire de santé en ligne » (point 86), dans la mesure où, s’agissant de la vente en ligne de médicaments, qui ne permet pas de rencontre physique entre le pharmacien et le patient, un tel questionnaire permettrait au pharmacien d’assurer au patient « la dispensation de médicaments la plus appropriée », notamment « en décelant d’éventuelles contre-indications » susceptibles d’apparaître au travers des réponses apportées par le patient par le biais dudit questionnaire (point 96).

Autrement dit, la France justifie sa réglementation en invoquant « l’objectif d’assurer un conseil personnalisé au patient en vue de le protéger contre une utilisation inappropriée de médicaments » (point 92), composante de l’objectif plus large de protection de la santé publique, dans la mesure où la Cour a considéré qu’une telle réglementation était restrictive en raison de l’« effet dissuasif » qu’elle produirait sur les patients souhaitant acheter des médicaments en ligne (point 90).

La société de droit néerlandais invoque néanmoins le caractère disproportionné d’une telle réglementation, en faisant valoir non seulement l’existence d’un « échange interactif à distance » entre le patient et le pharmacien, mais également la mise en œuvre d’un contrôle au cas par cas « sur la base de divers paramètres, parmi lesquels l’historique des commandes faites par l’intéressé », vérifications qu’elle considère « suffisantes afin de prévenir le risque d’une utilisation inappropriée de médicaments » (point 98).

Sur ce point, la Cour de justice, au titre du contrôle de proportionnalité lui imposant de « vérifier s’il n’existe pas de mesures moins restrictives que celles prévues par la réglementation en cause »[24], affirme que la réglementation française est « moins attentatoire à la liberté de circulation des marchandises qu’une interdiction de vente en ligne de médicaments » (point 99).

            La Cour admet ainsi la validité de la réglementation visant à imposer l’insertion d’un questionnaire de santé dans le processus de commande en ligne pour la validation de la première commande.

Il est, à cet égard, possible d’établir un parallèle avec l’arrêt Ker Optika[25] concernant la législation hongroise qui interdisait la vente de lentilles de contact sur internet, en prévoyant que « cette vente ne pouvait avoir lieu que dans un magasin spécialisé dans la vente de dispositifs médicaux ou par livraison à domicile à des fins de consommation finale »[26]. La Cour avait alors relevé le caractère disproportionné d’une telle législation, estimant que « si les prestations d’un personnel qualifié s’avèrent utiles lors d’une première prestation, elles ne s’imposent en principe plus lors des livraisons ultérieures »[27].

Il semblerait donc découler de cet arrêt une volonté de la Cour de justice de prendre en considération tant les spécificités liées à la vente en ligne que celles liées aux médicaments, en adaptant ainsi les obligations qui pèsent sur les pharmaciens aux exigences particulières que soulève la vente de médicaments en ligne. En effet, « les médicaments doivent pouvoir trouver leur place dans la société de l’information qui est promue par le droit de l’Union européenne et les obligations déontologiques des pharmaciens devraient trouver une déclinaison numérique adaptée »[28].


[1] Olivier Debarge, « La distribution au détail du médicament au sein de l’Union Européenne : un croisement entre santé et commerce. La délimitation des règles appliquées à l’exploitation des officines », Revue internationale de droit économique, vol. t.xxv, no. 2, 2011, pp. 193-238.

[2] CJUE, 1er octobre 2020, A contre Daniel B e.a., aff. C-649/18, ECLI:EU:C:2020:764.

[3] Conclusions de l’Avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe présentées le 27 février 2020 sous l’affaire C-649/18.

[4] Ibid.

[5] Nathalie De Grove-Valdeyron, Droit européen de la santé, LGDJ, 2e édition, p. 9.

[6] Jacques Raimondeau, « Chapitre 7. Les produits de santé », in Jacques Raimondeau, L’épreuve de santé publique, Presses de l’EHESP, 3e édition, Rennes, 2018, pp. 157-182.

[7] La Cour de justice a rappelé la définition du « domaine coordonné », telle que prévue par la directive 2000/31/CE, qui vise « les exigences prévues par les systèmes juridiques des États membres et applicables aux prestataires des services de la société de l’information ou aux services de la société de l’information, qu’elles revêtent un caractère général ou qu’elles aient été spécifiquement conçues pour eux » (point 7 du présent arrêt).

[8] Conclusions de l’Avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe présentées le 27 février 2020 sous l’affaire C-649/18 (point 51).

[9] Ibid. (point 53).

[10] CJUE, 19 mai 2009, Apothekerkammer des Saarlandes, aff. C‑171/07 et C‑172/07, ECLI:EU:C:2009:316 (point 31).

[11] Olivier Debarge, « La distribution au détail du médicament au sein de l’Union Européenne : un croisement entre santé et commerce. La délimitation des règles appliquées à l’exploitation des officines », op. cit.

[12] Grégory Reyes, « Le métier de pharmacien titulaire d’officine face à l’incertitude du marché de la santé », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, vol. 8, no. 4, 2013, pp. 88-104.

[13] Karine Berthelot-Guiet, « Chapitre 2. Quel contexte pour le discours publicitaire ? », in Karine Berthelot-Guiet (dir.), Analyser les discours publicitaires, Armand Colin, 2015, pp. 49-83.

[14] Jacques Raimondeau, « Chapitre 7. Les produits de santé », op. cit.

[15] CJUE, 19 mai 2009, Apothekerkammer des Saarlandes e.a., C‑171/07 et C‑172/07, EU:C:2009:316 (point 32).

[16] Marie-Paule Serre et Déborah Wallet-Wodka, « Chapitre 4. Le consommateur de santé », in Marie-Paule Serre et Déborah Wallet-Wodka (dir.), Marketing des produits de santé, Dunod, 2014, pp. 145-176.

[17] Conclusions de l’Avocat Général Henrik Saugmandsgaard Øe présentées le 27 février 2020 sous l’affaire C-649/18 (point 99).

[18] Ibid.

[19] Olivier Debarge, « La distribution au détail du médicament au sein de l’Union Européenne : un croisement entre santé et commerce. La délimitation des règles appliquées à l’exploitation des officines », op. cit.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] CJUE, 19 octobre 2016, Deutsche Parkinson Vereinigung, aff. C-148/15, ECLI:EU:C:2016:776.

[23] Nathalie De Grove-Valdeyron, Droit du marché intérieur européen, LGDJ, 5e édition, p.88.

[24] Nathalie De Grove-Valdeyron, Droit européen de la santé, op. cit.

[25] CJUE, 2 décembre 2010, Ker Optika, aff. 108/09, ECLI:EU:C:2010:725.

[26] Nathalie De Grove-Valdeyron, Droit européen de la santé, op. cit.

[27] Ibid.

[28] « Focus », Les Tribunes de la santé, vol. 38, no. 1, 2013, pp. 11-20.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 336.

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