Jean-Marie Crouzatier Professeur émérite, Université Toulouse Capitole, Imh
Pourquoi, depuis 1982, les lois de décentralisation successives n’ont-elles jamais concerné la santé publique qui reste une compétence régalienne ?
La pandémie de la Covid-19 a pourtant dévoilé l’incapacité de l’État sanitaire à anticiper les événements et à prendre les bonnes décisions, en l’absence d’un dialogue avec les acteurs de terrain, notamment les élus locaux. Chacun a pu le constater tant lors des injonctions contradictoires concernant le port du masque, que pour les tergiversations sur les tests, les épisodes de confinement, le traçage des cas contacts ou la vaccination[1]. Car la prise de décision s’effectue en amont, sans consultation des collectivités territoriales, sur le fondement d’avis d’experts[2], dans l’opacité d’un Conseil de défense. La pandémie a ainsi mis en évidence l’étatisation excessive du système, qui a atteint son paroxysme en 2021, alors que la territorialisation de la santé est pourtant initiée dans certains textes.
Les initiatives du pouvoir central suscitent les critiques des élus locaux lorsque ce dernier utilise la réquisition en avril 2019 pour s’approprier des masques commandés à l’étranger par le département des Bouches-du-Rhône et la région Bourgogne-Franche-Comté. D’autres cas de réquisition ont suivi, qui furent moins médiatisés[3], toujours justifiées par l’intérêt national, sans que les territoires soient pris en compte dans la mise en œuvre de la politique nationale. Autre reproche : à la fin du premier confinement, puis en mars 2021, les maires ont été priés de rouvrir les écoles en mettant en place des protocoles sanitaires pas toujours adaptés à la structure des bâtiments. Ces derniers ont fait valoir qu’ils sont pénalement responsables en cas d’accident, alors que la décision leur échappe. En décembre 2020, le retard pris par la France en matière de vaccination expose une nouvelle fois les divergences entre l’État et les communes : alors que le gouvernement refuse dans un premier temps la mise en place de centres de vaccination, de nombreux maires décident de mettre à disposition des salles et commandent le matériel médical nécessaire, interpellant les Ars pour disposer de doses de vaccins. Le gouvernement sera obligé de revenir sur sa position.
Par-delà les controverses, des propositions sont émises pour renforcer la coordination entre les collectivités territoriales et l’État. En mai 2020, tirant les premiers enseignements du rôle joué par les collectivités territoriales pour faire face à la crise, certains conseillers régionaux[4] regrettent que la loi du 7 août 2015 « Nouvelle Organisation Territoriale de la République » écarte la compétence santé des pouvoirs des régions, rappellent que la plupart d’entre elles ont déjà développé des actions sanitaires et demandent qu’elles soient davantage associées.
Certains projets vont plus loin. Dans une tribune publiée en mai 2021[5], l’Institut Santé, centre de recherche, appelle à une simplification du système de santé. En lieu et place des multiples découpages territoriaux spécifiques à chaque secteur (Groupements Hospitaliers de Territoire, Communautés professionnelles Territoriales de Santé…), illisibles pour les citoyens et inutilement compliqués pour les professionnels de santé, les signataires proposent la création de bassins de vie sanitaires regroupant 150 000 personnes en moyenne. Ainsi, sur un seul territoire de santé accessible à tous, doté de missions de santé publique et de soins clairement définis, un service public territorial de santé serait assuré par l’ensemble des acteurs publics et privés tout en associant les collectivités territoriales.
Initié pour répondre aux revendications des personnels de santé, le « Ségur de la santé » devait prendre en compte les demandes des collectivités territoriales. Or, en matière de décentralisation, la négociation du « Ségur de la santé » a débouché sur des propositions anodines. Les conclusions dégagées dans le document final[6] ne remettent pas en cause la centralisation du système de santé[7].
Un rapide historique permet de comprendre cette incapacité à décentraliser le système français de santé : si certaines compétences sanitaires ont été décentralisées au début du vingtième siècle (I), l’État central a rapidement repris la main (II) tant les conditions d’une décentralisation du système de santé semblent impossible à réunir (III).
I. Les 120 ans d’une décentralisation inachevée
S’il est, en matière de décentralisation, un anniversaire qui mérite d’être célébré en 2022, c’est bien celui de la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique qui instaure une décentralisation des responsabilités de l’État en matière de santé. Dans le prolongement de la grande loi municipale de 1884, codifiée à l’article L 2212-2 du Code général des collectivités territoriales[8], elle comporte l’obligation pour les autorités décentralisées (les maires) et déconcentrées (les préfets) d’édicter des règlements sanitaires municipaux et départementaux.
L’article 1er de la loi précise les attributions des maires : « Le maire est tenu, afin de protéger la santé publique, de déterminer […] : 1° les précautions à prendre […] pour prévenir ou faire cesser les maladies transmissibles, spécialement les mesures de désinfection […] ; 2° les prescriptions destinées à assurer la salubrité des maisons et de leurs dépendances […]. » La lutte contre le logement insalubre avait déjà fait l’objet d’une loi en 1850. Quant à la désinfection, elle est l’une des priorités de ces bureaux municipaux d’hygiène dans le but de réduire la mortalité. La vaccination est également l’une des missions qui peut être confiée aux bureaux municipaux d’hygiène.
Jusqu’à la première guerre mondiale, la santé publique est donc confiée aux collectivités locales ; les communes sont chargées de la police sanitaire et la plupart des hôpitaux publics ont alors le statut d’établissement public communal.
Cependant, le bilan de l’application de la loi est contrasté : la généralisation des bureaux municipaux d’hygiène dans les villes de plus de 20 000 habitants a été fortement dépendante du contexte local. Les personnes impliquées à la fois dans la santé (médecins) et dans la vie politique locale (élus municipaux) ont joué un rôle décisif dans la mise en place d’un tel service, indépendamment de la législation nationale. Un rapport de l’Igas en 2004 indique que quatre-vingts ans après cette première loi de santé publique, seulement une commune de plus de 20.000 habitants sur deux a créé un bureau municipal d’hygiène, dont seule une centaine fonctionne effectivement[9]. Le rapport relève une « grande diversité en qualité et en quantité d’activités ».
Après la première guerre mondiale, s’amorcent un mouvement de centralisation et une progressive prise en charge directe, par l’État lui-même, des responsabilités dans le domaine de la santé publique. Puis, durant les années 1960, les affaires sanitaires font l’objet d’un processus de déconcentration : en 1964, les Ddass sont placées sous l’autorité des préfets ; en 1977 les Drass sous l’autorité du préfet de région. Leur mission : déployer au niveau territorial les politiques sanitaires élaborées par l’administration centrale. Les collectivités territoriales sont exclues du processus. Ce mouvement n’est pas démenti par la loi de décentralisation du 2 mars 1982. La loi du 22 juillet 1983 remplacera même les bureaux municipaux d’hygiène par des services communaux d’hygiène et de santé (Schs) dont le nombre est définitivement fixé en 1985 et limité à 208, c’est-à-dire au nombre de bureaux municipaux d’hygiène déjà existants.
Tout au plus les lois de décentralisation prévoient-elles un transfert de compétence en matière sociale et médico-sociale au département (Pmi, aide sociale à l’enfance, personnes âgées…). Mais les collectivités territoriales ne reçoivent pas de compétence sanitaire. Raison invoquée : la crainte de voir émerger des inégalités d’accès au système de santé entre les territoires.
Ainsi, les municipalités ont été progressivement dépouillées de leurs missions spécifiques en santé hormis les missions de salubrité et d’hygiène publique assurées, sous le contrôle de l’État, par les Services communaux d’hygiène et de santé. Aujourd’hui, le maintien de l’engagement des villes dans le domaine du soin avec, notamment les centres de santé municipaux, et/ou dans celui de la promotion de la santé, qui est permis par les textes, repose principalement sur la volonté et l’investissement d’un nombre limité de municipalités[10].
Reste aux communes qui le souhaitent la possibilité de s’inscrire dans un contrat local de santé prévu dans la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (loi Hpst) : « La mise en œuvre du projet régional de santé peut faire l’objet de contrats locaux de santé conclus par l’agence, notamment avec les collectivités territoriales et leurs groupements, portant sur la promotion de la santé, la prévention, les politiques de soins et l’accompagnement médico-social ». Le contrat local sert de support à la mise en œuvre du projet régional de santé ; mais il n’est pas une reconnaissance des initiatives des communes, même si des représentants des communes peuvent être présents au cours de l’élaboration du projet, par l’intermédiaire des instances de l’Ars.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 398.
[1] Pitcho B., « Fébrilité́, incertitudes et hésitations au temps du Covid-19 », Revue générale de droit médical, 2020, n°75, p. 27 et s.
[2] Pontier J-M., « Expertise scientifique et décision politique dans la lutte contre l’épidémie de Covid-19 », Revue générale de droit médical, 2020, n°76, p. 43 et s.
[4] Roger V. & Spiri J., « Santé : la nécessaire décentralisation »,L’Opinion, 14 mai 2020.
[5] « L’appel des 50 pour une décentralisation de la santé », Le Point, 20 mai 2021.
[6] Ministère des solidarités et de la santé, « Ségur de la santé, les conclusions », Dossier de presse, juillet 2020.
[7] Sous des intitulés ambitieux, les mesures 10, 30, 32 et 33 contiennent des engagements modestes pour « associer » les élus aux instances de décision régionales.
[8] « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique. Elle comprend notamment… le soin de prévenir par des précautions convenables et de faire cesser… les accidents et les fléaux calamiteux… tels que… les maladies épidémiques ou contagieuses, de pourvoir d’urgence à toutes les mesures d’assistance et de secours ».
[9] Rapport de l’inspection générale des affaires sociales n°2004 – 146, octobre 2004, « Évaluation des actions confiées par l’État aux services communaux d’hygiène et de santé ».
[10] Bourgueil Y., « L’action locale en santé : rapprocher soins et santé et clarifier les rôles institutionnels », Sciences sociales et santé, 2017, n°1, p. 97 et s.
Florent Lacarrère Doctorant en droit, Université de Pau et des Pays de l’Adour, Umr 6031 – Tree, Conseiller régional délégué de Nouvelle-Aquitaine, Maire de Labatmale, membre du Collectif L’Unité du Droit
Supposer l’existence d’un nouveau « mythe du droit public » en répondant à une invitation du Professeur Mathieu Touzeil-Divina[1] comme remettre en cause la réalité de la décentralisation en présence du Professeur Florence Crouzatier-Durand[2] est une prise de risque certaine. Elle est toutefois nécessaire, tant les propos du ministre Gaston Defferre en 1981[3] font écho à une triste actualité pour les élus locaux, encore en 2021.
La loi du 2 mars 1982[4] était au nombre des textes fondateurs de l’organisation de la République française. Elle proclamait avec solennité, dès son article premier, que « les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus » et explicitait en son chapitre premier les modalités de la « suppression de la tutelle administrative », une évolution attendue, portant en soi les caractéristiques symboliques d’un mythe. Mais alors que le Président Chirac déclarait que « pour soutenir le développement local, nous devons donner à chaque territoire les clés de son avenir. C’est le sens de la réforme constitutionnelle que j’ai souhaitée[5] », la loi constitutionnelle du 28 mars 2003, sous le couvert de donner une assise constitutionnelle à la décentralisation[6], confirma les termes de l’article 72 qui conduisirent à une limitation croissante de son développement : « dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus ». La protection constitutionnelle de la décentralisation s’en trouve alors tout à fait infime.
La tutelle administrative, telle qu’elle était identifiée avant la loi du 2 mars 1982, consistait en un contrôle préalable du représentant de l’État dans la circonscription administrative sur les actes administratifs des collectivités locales. Le Préfet pouvait alors annuler a priori les actes qu’il jugeait illégaux, voire inopportuns. Le contrôle actuel se limite désormais à une appréciation de la seule légalité, limitée au pouvoir de déférer les actes supposément irréguliers au contrôle du juge administratif compétent. Nier l’abolition de cette tutelle administrative initiale relèverait donc évidemment du déni de réalité. Il est néanmoins légitime et sensé d’interroger l’existence de tutelles annexes au contrôle de l’État sur les actes administratifs des collectivités territoriales et d’en admettre la critique.
Tout au long ses quarante années d’existence, au travers des trois actes de la décentralisation, l’action publique locale s’est affirmée et a conduit au développement de services publics locaux nombreux et performants. On le doit à l’initiative de l’ensemble des collectivités locales agissant dans le cadre – parfois au-delà – de leurs compétences. Pour autant, comme le dénonce « mon » Président de Région, Alain Rousset, « oui, l’État français est affaibli par la décentralisation telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui : inachevée, inégale, inadaptée. L’État, parce qu’il n’a ni su ni voulu donner aux collectivités […] les moyens d’une action forte et une certaine indépendance, se trouve perpétuellement au milieu du gué, sans cesse en proie aux flots qui menacent de le submerger – et nous avec[7] ». Alors que le budget de la Région Nouvelle-Aquitaine avoisine les 3 milliards d’euros[8], son partenaire de coopération le Land de Hesse dispose d’un budget annuel de près de 27 milliards d’euros[9]. Comparer ce qui n’est pas comparable serait une erreur. L’organisation de l’État Allemand est fédérale[10]. Les länder Allemands exercent des compétences bien plus étendues que celles des régions françaises. Cette différence abyssale est toutefois une illustration du jacobinisme exacerbé de l’État français et de son manque d’ambition et de confiance à l’égard des échelons décentralisés. Si la loi Notre[11] – dernière réforme majeure en date – avait pour ambition de renforcer la décentralisation, en parachevant la répartition des compétences entre les collectivités, il semblerait que les moyens qui lui sont alloués ne soient pas à la hauteur des effets d’annonce du législateur.
C’est la raison pour laquelle, sans nier l’épanouissement de la décentralisation depuis 1982, peut être démontrée la persistance d’une forme de tutelle financière qui entrave l’action publique des collectivités locales.
Cette tutelle se révèle sur un plan purement financier, au regard à la dépendance des collectivités locales de l’encadrement budgétaire et fiscal imposé par l’État (I) comme sur le plan du financement de l’action publique, eu égard à son encadrement croissant par les injonctions nationales (II).
I. L’hétéronomie financière des collectivités locales, une tutelle inavouée
La portée contraignante du principe constitutionnel d’autonomie financière[12], composante du principe de libre administration peut être mise en doute. En effet, tant le cadre budgétaire et comptable public (A), que la fragilisation de la fiscalité locale (B) révèlent l’existence plus ou moins avouable d’une tutelle financière de l’État.
A. Le droit comptable et budgétaire public, une tutelle assumée
Les modalités de la libre administration des collectivités territoriales ne peuvent être abordées qu’à la lumière des grands principes qui encadrent la gestion budgétaire et comptable des administrations locales. En effet, l’usage des deniers publics est strictement contrôlé, encadré, contraint a priori, de sorte que la liberté financière des personnes publiques locales est restreinte à de nombreux égards, laissant ainsi supposer l’existence d’une tutelle financière.
Issu d’une refonte des décrets du 29 décembre 1962[13] et du décret du 27 janvier 2005[14], le décret portant « Gestion budgétaire et comptable publique[15] » regroupe en un texte unique l’ensemble des principes encadrant l’utilisation des deniers publics par l’essentiel des personnes morales de droit public, y-compris les collectivités territoriales[16]. Ce texte établit un certain nombre de principes comptables contraignants pour l’action publique.
Ainsi, chaque administration est tenue d’adopter annuellement un budget, défini par l’article 7 du décret Gbcp comme « l’acte par lequel sont prévues et autorisées les recettes et les dépenses ». Contrairement aux lois de finances, les budgets locaux doivent impérativement être votés à l’équilibre. Leur exécution se traduit par le contrôle de l’affectation des recettes et surtout des dépenses aux chapitres et articles comptables fixés par ce document. Comme l’affirme Jean-Bernard Mattret :
« Exécuter le budget, c’est réaliser les dépenses et les recettes qui y sont prévues. Ces opérations sont effectuées en intégrant plusieurs considérations : / politiques : le respect des prérogatives de l’assemblée délibérante, conseil municipal, général ou régional… en matière financière. En effet, lors de l’exécution du budget, il faut rester dans les limites de l’autorisation budgétaire ; / financières et administratives qui conduisent à empêcher tout gaspillage et malversation par les agents chargés de l’exécution du budget tout en assurant une bonne gestion des services publics[17] ».
À l’exception de l’article comptable autorisant des dépenses imprévues dans la limite de 7,5% des crédits budgétaires de chaque section[18], il n’est pas possible pour les personnes publiques locales de déroger à la répartition des crédits fixés par le budget. Ainsi, sauf à procéder à des décisions modificatives budgétaires, les modalités d’intervention des collectivités locales sont encadrées annuellement par ce document financier.
Au cadre budgétaire strict s’ajoute le principe de séparation des ordonnateurs et comptables publics[19]. Ce principe instaure un contrôle mutuel a priori des ordonnateurs – présidents d’exécutifs locaux –, qui « prescrivent l’exécution des recettes et des dépenses[20] » et des comptables publics qui disposent de « la charge exclusive de manier les fonds et de tenir les comptes[21] ». Au terme de chaque exercice budgétaire, intervient un contrôle a posteriori ; l’ordonnateur établit un compte administratif, le comptable public un compte de gestion qui doivent retracer de manière identique l’exécution des dépenses et des recettes de l’année. Dans le cadre de ses fonctions, le comptable public a la charge du contrôle de la régularité des opérations financières engagées par l’ordonnateur. L’article 20 du décret Gbcp instaure notamment, avant le moindre mouvement financier, la vérification « de la régularité de l’autorisation de percevoir la recette ; […] de l’exacte imputation des dépenses au regard des règles relatives à la spécialité des crédits ; de la disponibilité des crédits » mais également, conformément à l’article 21 dudit décret :
« 1° La justification du service fait ; / 2° L’exactitude de la liquidation ; / 3° L’intervention des contrôles préalables prescrits par la réglementation ; / 4° Dans la mesure où les règles propres à chaque personne morale mentionnée à l’article 1er le prévoient, l’existence du visa ou de l’avis préalable du contrôleur budgétaire sur les engagements ; / 5° La production des pièces justificatives ; / 6° L’application des règles de prescription et de déchéance. »
Le maintien de ce contrôle a priori par l’État de la régularité de l’ensemble des opérations financières des collectivités territoriales n’est pas sans rappeler la tutelle administrative abolie en 1982. Outre la complexité de gestion financière et l’inertie qu’elles engendrent, ces règles budgétaires et financières applicables aux collectivités locales placent ces dernières sous un contrôle permanent de l’État. Le principe constitutionnel d’autonomie financière applicable aux collectivités territoriale[22] n’empêche ni la mainmise des Directions des finances publiques sur la moindre dépense ou recette locale, ni même la restriction par le législateur des ressources fiscales propres des collectivités territoriales.
B. La réforme de la fiscalité locale, les collectivités dépendantes de l’État
La « suppression » de la taxe d’habitation est une illustration de la manière dont l’État conçoit l’autonomie financière des collectivités territoriales. Variable d’ajustement politique, la fiscalité communale a été profondément modifiée pour mettre en œuvre une promesse électorale dans laquelle les collectivités n’ont pas été considérées. Le 24 février 2017, le candidat Emmanuel Macron annonçait sa volonté de supprimer la taxe d’habitation pour 80% des ménages, dénonçant « un impôt injuste » et entendant « soutenir le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires[23] ». Dès l’adoption du projet de Loi de finances 2017 pour 2018 – qui mettait en œuvre les prémices de cette suppression, les députés d’opposition s’empressent de saisir – en vain – le Conseil constitutionnel du grief de violation du principe d’autonomie financière des collectivités territoriales[24]. Il leur est répondu, conformément à une jurisprudence constante, qu’« il ne résulte ni de l’article 72-2 de la Constitution ni d’aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d’une autonomie fiscale[25] » et que la part des ressources propres n’était pas affectée, eu égard à la compensation prévue pour de ces dégrèvements, et grâce au maintien du pouvoir pour les conseils municipaux de fixer le taux de la taxe d’habitation. Comme le rappelle le Conseil constitutionnel, « perçue au profit du seul échelon communal (communes et Epci) depuis 2011, la TH représente plus du tiers des recettes fiscales du bloc communal, dont 22 %, en 2016, est pris en charge par l’État à travers les différents mécanismes de dégrèvement[26] ». La suppression de la taxe d’habitation a conduit à une perte de recettes fiscales de près de 21,6 milliards d’euros pour le bloc communal[27], désormais compensées par un transfert de fiscalité prélevé sur le produit de la part de taxe foncière perçue par les départements[28]. Elle constituait le seul lien fiscal direct qui unissait – eu égard à ses contributeurs et à la différence de la taxe foncière – l’ensemble des résidents locaux au financement de l’action publique de leur Commune. Pour l’Association des Maires de France, le constat est sans appel :
« La décentralisation n’est pas à l’arrêt, elle recule. La première manifestation de cette offensive contre les acquis de la décentralisation c’est bien évidemment le recul de l’autonomie financière et fiscale des collectivités locales. L’attaque la plus visible a été la nationalisation – qui n’est pas une suppression – de la taxe d’habitation. [… Elle] nous met en situation de grave dépendance. Nos budgets ne sont plus en réalité que des « budgets annexes » de celui de l’État[29] ».
Alors même que le Président de la République s’était engagé en 2017 à réformer l’ensemble de la fiscalité locale[30] afin de conforter la visibilité budgétaire, l’on ne peut que constater, au terme du quinquennat, que le statu quo se poursuit et que le maintien de la compensation n’engage politiquement que la majorité actuelle. Cette « nationalisation » de la taxe d’habitation n’est qu’un exemple parmi d’autres de la situation de dépendance à l’égard de l’État des collectivités territoriales. Attentifs à chaque Loi de finances, les élus locaux doivent de facto attendre le mois de mars[31], chaque année, pour adopter leur budget, en espérant que la compensation sera effective, que les dotations ne seront pas – démesurément – diminuées. La mise en œuvre concrète de l’action publique est suspendue chaque année à cette notification de l’État.
La dépendance des collectivités territoriales s’accroît et la tendance est encore accentuée par une mainmise de l’État sur l’investissement et les politiques publiques locales.
II. L’hétéronomie du financement de l’action publique locale, une tutelle administrative dissimulée ?
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 394.
[1] Touzeil-Divina M., Dix mythes du droit public, Lgdj 2019.
[2] Autrice de nombreux ouvrages et articles, faisant d’elle une figure de référence en droit des collectivités territoriales.
[17] Mattret J.-B., Budget et comptabilité – Gestion budgétaire, JCl. Collectivités territoriales, fasc. 1950, juin 2016.
[18] Défini en ce qui concerne les personnes publiques locales par les articles L. 2322-1 et L. 2322-1 du Code général des collectivités territoriales.
[19] Art. 8 à 22 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.
[24] CC, 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018, n°2017-758 DC.
[25] CC, 29 déc. 2009, Loi de finances pour 2010, n°2009-599 DC, également citée dans le commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC.
[26] Commentaire du Conseil constitutionnel de la décision n°2017-758 DC du 28 décembre 2017.
[27]Suppression de la taxe d’habitation et réallocation de la fiscalité locale, Rapp. Ipp n°27, oct. 2020.
[28] Art. 16 de la loi n°2019-1479 du 28 décembre 2019 de finances pour 2020.
[29] Résolution de l’Assemblée générale du 103e Congrès de l’Amf, 18 nov. 2021.
[30] Macron E., discours du Président de la République au 100ᵉ Congrès des Maires de France, 23 nov. 2017 : « Vous avez raison, vous dites « le président de la République s’engage à ce qu’on soit remboursé au centime durant les trois années qui viennent », faites-moi la grâce de me croire […] mais vous vous dites « on la connaît cette musique ; dans quatre ans, dans cinq ans, huit ans, c’est l’État qui payera, donc il reprendra ». Ça aussi je l’entends. Donc, pour toutes ces raisons je pense que cette réforme ne doit être qu’un début. C’est pourquoi c’est une refonte en profondeur de la fiscalité locale et en particulier communale que nous allons engager. Je veux un impôt cohérent avec vos missions et avec les missions de chacune des collectivités territoriales. »
[31] Au mois de mars est notifié l’État 1259 qui permet de calculer le produit de la fiscalité locale – et des compensations –, ainsi que les dotations perçues (http://www.dotations-dgcl.interieur.gouv.fr).
Marine de Magalhaes Chargée de Mission Développement économique (Gmca), Membre du Collectif L’unité du Droit
La IIIe République française a vu naître un service public de l’Education unifié, laïc, gratuit et l’a érigé au rang de Premier des services publics de la Nation[1]. La décen-tralisation, quant à elle, a créé la diversité dans l’unité, en développant un service public local qui bouleverse la construction idéologique et historique de l’Education Nationale en impliquant directement les collectivités territoriales dans l’organisation scolaire et la pédagogie.
Pour appréhender la notion de service public local d’éducation, encore faut-il pouvoir identifier ce que revêt le service public national d’Education dont l’objet est d’inculquer les savoir fondamentaux et le socle commun de connaissances afin de garantir l’insertion sociale et professionnelle[2]. Le Code de l’éducation utilise indifféremment les notions de service public d’enseignement et d’éducation. Aussi apparaît il nécessaire d’en livrer une interprétation. A cette fin, il est possible de se référer au Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 qui en son alinéa 13 dispose que : « la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». Cette disposition donne un premier éclairage en érigeant l’enseignement public en monopole étatique, dont l’organisation a un caractère obligatoire. Une interprétation volontariste de l’alinéa 13 conduit néanmoins à considérer que l’étude du service public de l’éducation ne peut s’abstraire de l’instruction et de la formation professionnelle, qu’il s’agira ici de considérer comme objets du service public de l’éducation, tandis que l’enseignement public s’appréhendera comme un moyen. Aussi, et dans ces conditions rien ne semble contre indiquer le développement de moyens parallèles à ceux de l’État pour contribuer à l’instruction et la formation de l’enfant et de l’adulte. Cette affirmation se heurte néanmoins à un obstacle fondamental : celui de la garantie de l’égal accès au service public d’éducation. Or, en confier la gestion, même partielle, aux collectivités territoriales implique nécessairement une différenciation. C’est là toute la finalité de la décentralisation : adapter les politiques publiques, en dotant des personnes morales distinctes de l’État et plus ou moins autonomes, des moyens nécessaires à la mise en œuvre des politiques publiques, en les faisant coïncider aux besoins des territoires. En concentrant essentiellement l’analyse sur les leviers des collectivités territoriales en matière éducative, il apparaît que la construction du service public d’éducation s’est appuyée historiquement sur les collectivités territoriales, ce qui en toute logique a persisté, jusqu’à doter les collectivités de leviers pédagogiques importants, c’est-à-dire jusqu’à permettre aux collectivités de mettre en œuvre des moyens exclusifs dédiés à l’instruction et aux méthodes d’enseignement.
L’implication des collectivités territoriales dans l’organisation et le fonctionnement du service public d’éducation s’est observée au moment où la puissance publique s’est emparée des prérogatives longtemps dévolues à l’église en matière d’instruction. Le niveau communal s’est révélé comme le plus pertinent pour faire un état des lieux de l’enseignement en France. En ce sens, l’ordonnance royale n°13-437 du 14 février 1830 relative à l’instruction primaire, dont l’objet était de créer des mécanismes favorisant la diffusion et l’accès à l’instruction publique[3], s’est immédiatement appuyée sur les communes. Aussi, le Conseil Municipal était-il compétent pour arrêter le montant des « frais indispensables pour le premier établissement de l’école », mais également le traitement fixe annuel de l’instituteur ou encore les frais relatifs au fonctionnement de l’établissement. Ce sont ensuite les conseils généraux qui étaient tenus de délibérer et voter des crédits pour venir en aide aux communes qui étaient dans l’impossibilité de subvenir intégralement aux frais de leurs écoles. La loi Guizot du 28 juin 1833 définira l’école publique comme « celles qu’entretiennent en tout ou partie les communes, les départements ou l’État[4] ». On voit bien là le rôle précurseur de ces institutions qui deviendront les premières figures de la décentralisation en 1871[5] et 1884[6] et dont le rôle de gestionnaire et partenaire financeur s’est imposé dès la Restauration.
Cette relation de co-financement historique, qui place la commune et le département comme les co-fondateurs de l’école publique, a été renforcée considérablement par les lois de décentralisation. À partir de 1982, chaque catégorie de collectivité territoriale est confortée durablement dans son rôle patrimonial. Aux communes revient la responsabilité et la propriété des locaux scolaires du premier degré (primaire et maternelle)[7]. Aux départements et aux régions incombent respectivement la charge des collèges et lycées, établissements d’éducation spéciale et lycées professionnels maritimes[8] dont ils sont propriétaires, pour les locaux dont ils ont assuré la construction ou reconstruction[9]. Le véritable tournant dans la répartition des compétences aura lieu en 2004 et 2005 comme prévu par la loi relative aux libertés et responsabilités locales. A compter de celle-ci, les locaux appartenant à l’État sont transférés à titre gratuit et de plein droit aux collectivités compétentes. L’apport principal de cette réforme résidant dans le transfert de la charge du recrutement et de la gestion des personnels techniciens et ouvriers de services aux collectivités territoriales compétentes. C’est pour cette raison que l’on est tenté de considérer qu’originellement, la construction d’un service public d’éducation a reposé sur une logique de subsidiarité. Notons cependant que certains auteurs considèrent que ces transferts de compétences n’en ont pas permis une réelle application[10]. Selon le professeur Jacques Fialaire l’application du principe de subsidiarité pour le service public d’enseignement doit être exclu car son « caractère national est constitutionnellement établi[11] ». Voilà donc tout l’intérêt de considérer l’enseignement comme un moyen du service public d’éducation, et non comme son objet. Quarante ans de décentralisation mettent en ce sens en évidence que le rôle des collectivités territoriales s’est approfondi, y compris sur le plan pédagogique qui est un attribut de l’enseignement.
Aussi est-il pertinent de s’interroger sur l’implication des collectivités territoriales en matière scolaire qu’il s’agisse de son organisation ou des leviers pédagogiques dont elles disposent. L’objet ici n’est pas de questionner l’impact de ces réformes progressives sur la théorie du service public d’éducation ou sa sociologie, mais bien de dresser un état des lieux qui mette en perspective le renforcement significatif du rôle des collectivités territoriales dans le parcours éducatif de l’enfant et de l’adulte.
Bien entendu, l’État conserve un rôle fondamental en matière éducative dans la mesure où il est le garant de la cohérence et de l’unité de ce service public. Toutefois, l’unité de gestion de l’organisation scolaire n’est pas caractérisée et il apparaît que la répartition des compétences actuelles entre l’État et les collectivités territoriales en fait un domaine à l’exercice partagé (I). Cette unité est également mise à mal par la multiplication des leviers pédagogiques dont disposent les collectivités territoriales, qui ont désormais la possibilité de se substituer à l’État ou de proposer des alternatives au circuit classique de l’Education Nationale (II).
I. Un monopole de l’organisation scolaire atténué par les lois de décentralisation
En fait et en droit, l’État a besoin des collectivités territoriales pour mener à bien ses missions de service public en matière éducative. Pour preuve, le premier article du Code de l’éducation fait référence en son alinéa 9 à la concertation entre l’État et les collectivités[12]. Il n’est ainsi pas surprenant que cette logique guide l’organisation des compétences dans le domaine de l’organisation scolaire. Celles qui appartiennent à l’État relèvent classiquement d’une logique de pilotage assez verticale. Ainsi dispose-t-il d’un monopole dans plusieurs domaines qui sont censés garantir l’unité et la cohérence de la politique éducative sur l’ensemble du territoire national (A). Il dispose également de compétences dont l’exercice est concerté instituant des rapports plus horizontaux dans le fonctionnement du service public d’éducation (B).
A. L’État, un garant exclusif de la cohérence de la politique nationale d’éducation
Les modalités de répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales sont posées à l’article L.211-1 du Code de l’éducation qui prévoit que, en tant que service public national, l’organisation et le fonctionnement de l’éducation sont assurés par l’État « sous réserve des compétences attribuées […] aux collectivités territoriales pour les associer au développement de ce service public ».
Deux enseignements peuvent être tirés de ce choix de formulation. Le premier est que l’État dispose d’une compétence de principe qui prend la forme de compétences propres dont la liste est établie par l’article précité. Cette compétence de principe est cependant atténuée par l’exercice des compétences dévolues aux collectivités. Le second est que les collectivités territoriales sont des personnes publiques associées au service public d’éducation, ce qui relativise conséquemment le monopole dont il est question qui s’exerce finalement dans des domaines exhaustivement énumérés.
Ce monopole se justifie par un objectif : celui de garantir la cohérence de la politique éducative sur l’ensemble du territoire national en dépit des transferts nombreux de compétences vers les collectivités territoriales. À ce titre, l’État est chargé de déterminer les voies de formation, de fixer les programmes nationaux en établissant le contenu du socle commun et de déterminer l’obligation scolaire[13]. Il a le monopole de la délivrance et de la détermination des diplômes nationaux ainsi que des titres universitaires. Il est aussi chargé de la gestion et du recrutement des personnels relevant de sa compétence (enseignants à tous les degrés, agents administratifs, personnels d’inspection, certains personnels exerçant dans les collèges et lycées)[14]. Il est seul à décider des moyens alloués au service public d’éducation au niveau national et à définir l’organisation des enseignements. Enfin, il contrôle et évalue la politique éducative. Dans ce cadre, le gouvernement est dans l’obligation, depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales, de transmettre un rapport au Parlement qui rende compte de l’exercice des compétences décentralisées et de son effet sur la qualité du service public de l’Education Nationale.
Assez classiquement l’État est donc chargé du pilotage des politiques publiques éducatives au niveau national, de leur élaboration à leur contrôle. L’ensemble des autres compétences qui lui sont dévolues peuvent être qualifiées de « compétences à l’exercice concerté » puisqu’elles y associent systématiquement les collectivités territoriales, directement ou indirectement.
B. Une co-construction caractérisée de l’organisation scolaire
Au-delà de ses compétences propres l’État dispose de compétences dont l’exercice est concerté avec les collectivités territoriales. Cette concertation s’observe à tous les niveaux de l’organisation scolaire.
En effet, en premier lieu, les communes, les départements[15] et régions sont impliquées dans la détermination de la carte scolaire. À ce titre, en concertation avec le Directeur Académique[16] elles arrêtent les secteurs de recrutement des élèves[17]. Par ailleurs, bien que l’État soit compétent pour arrêter la structure pédagogique des établissements du second degré, il doit recueillir l’avis de la région et tenir compte de ses orientations prescrites dans le schéma prévisionnel de formation et de la carte des formations professionnelles qui relève de sa compétence exclusive[18]. Plus encore, le développement des locaux et l’extension de l’offre des accueils scolaires n’est pas une prérogative de l’État. En effet, l’initiative d’implantation de nouveaux établissements appartient aux collectivités compétentes[19]. Elles ont à ce titre la charge de « la construction, la reconstruction, l’extension, les grosses réparations, l’équipement et le fonctionnement » des établissements concernés[20], ce qui constitue une dépense obligatoire[21]. À ce sujet, bien que seul l’État dispose du monopole dans la détermination de la politique éducative nationale, (définition des programmes et organisation des enseignements), la pratique et l’état du droit démontrent bien que c’est le relais local assuré par les collectivités territoriales qui permet d’accueillir et de mettre en œuvre ce service public. Cela permet d’affirmer que ce sont les collectivités qui donnent les moyens matériels à l’État de faire fonctionner le service public d’éducation, y compris le service public de l’enseignement, car elles disposent juridiquement de l’initiative de création et de suppression de tels établissements. En ce sens, une autorité de l’État ne peut imposer la création d’un établissement à une collectivité sans avoir préalablement recueilli son avis qui est déterminant dans la réalisation du projet[22]. Par ailleurs, les collectivités sont mobilisées pour assurer le respect des prescriptions de l’État au niveau national. En effet, au titre des articles L.131-6 le maire est chargé de faire l’inventaire des enfants résidants sur sa commune et soumis à l’obligation scolaire. Cette liste est actualisée et mise à disposition des services de l’État pour vérification de l’assiduité scolaire, avec le concours des directeurs d’établissements et organismes de versement des prestations sociales. Dans le cadre de l’enseignement à domicile, les services communaux doivent effectuer un contrôle du respect de l’obligation scolaire et des raisons qui ont conduit à la déscolarisation de l’enfant. Le contrôle du respect de l’obligation scolaire est donc une prérogative locale, dans une logique évidente de subsidiarité.
Enfin, l’organisation du service de restauration scolaire ne relève que de l’initiative des collectivités compétentes. Si la situation est sans équivoque pour les communes qui, en droit, n’ont pas l’obligation de créer un service de restauration scolaire[23], la réciproque n’est pas vérifiée pour le département et la région depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales. En effet, l’article 82 de la loi précitée insère au Code de l’éducation la formule selon laquelle le département et la région « assure[nt] l’accueil, la restauration, l’hébergement ainsi que l’entretien général et technique, à l’exception des missions d’encadrement et de surveillance des élèves[24] » dans les établissements dont ils ont la charge. Pourtant, à l’issue d’une saga jurisprudentielle[25] le Conseil d’État a finalement considéré que ni les termes de la loi, ni les travaux préparatoires de celles-ci, traduisent le fait « que le législateur ait entendu, à cette occasion, transformer ce service public administratif, jusqu’alors facultatif, en service public administratif obligatoire[26] ». Il n’en demeure pas moins que, à défaut de caractère obligatoire, la restauration scolaire est assurée exclusivement par les collectivités territoriales. Il n’est ainsi plus possible de limiter leur rôle en matière d’éducation à la simple gestion du patrimoine scolaire. Bien que l’aspect patrimonial constitue une part significative de l’intervention locale, notamment financière, les collectivités sont un véritable relais de l’État et en prennent part directement à l’organisation scolaire. Ces prérogatives sont complétées par des leviers d’intervention importants, non pas dans le domaine de l’enseignement au sens du Code de l’éducation, mais dans tout ce qui fait l’accessoire de l’enseignement dans le temps scolaire ou la formation.
II. Un monopole fragilisé par l’introduction de la subsidiarité pédagogique
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 395.
[1] Ferry J., Sénat, séance du 4 juin 1881 : Jorf, débats, 5 juin 1881, p. 809 ; Ferrouillat j., cité par R. Goblet, Sénat, séance du 2 février 1886 : Jorf, débats, 3 février 1886, p. 81 ; Goblet R., Sénat, séance du 8 février 1886 : Jorf, débats, 9 février 1886, p. 142. De manière plus récente, l’article L. 111-1 du Code de l’éducation en fait « la première priorité nationale ».
[2] Articles L.121-1 à L. 121-3 du Code de l’éducation.
[3] Bulletin des lois du royaume de France, 8e Série, Règne de Charles X contenant les lois et ordonnances rendues depuis le 4 janvier jusqu’au 28 juillet 1830, N°336-375, octobre 1830, p. 53.
[4] Loi du 23 juin 1833 relative à l’instruction primaire dite « Loi Guizot ».
[9] Se référer à l’article L.213-3 du Code de l’éducation pour le département et L.214-7 pour la région.
[10] Fialaire J., « La répartition des compétences entre État et collectivités territoriales dans l’éducation, la culture et les sports », Rfda, n°156, 2015/4, p. 1065 et s.
[21] L.212-5 du Code de l’éducation pour la commune ; L.3321-1 7°) et L.3321-1 14°) du Cgct pour le département ; L.4321-1 7°) « les dépenses dont elle a la charge en matière d’éducation nationale ».
[22] CAA Lyon, 26 juin 2007 ; Devès C., « Services publics – Gouvernance éducative et collectivités territoriales » in Jcp A, n°20.
[23] CE, sect., 1984, Commissaire de la République de l’Ariège, récemment réaffirmé par TA de Besançon, 7 décembre 2017, Mme G, n°1701724.
[24] Article L.213-2 du Code de l’éducation pour le département et L.214-6 pour la région.
[25] Lelong M., « La restauration scolaire, un service public obligatoire pour le département » in Ajda, 2017 ; p. 1332.
[26] CE, 24 juin 2019, Département de L’Indre-et-Loire ; cons 5.
Vincent Dussart Professeur à l’Université Toulouse Capitole Adjoint aux finances de la Commune de Castelnau d’Estrétefonds Vice-président de la Commission des finances de la Communauté de communes du Frontonnais
En 1982, les finances locales étaient souvent tenues pour secondaires. Leur enseignement était d’ailleurs marginal. Elles étaient souvent enseignées à l’occasion d’un cours de droit de la décentralisation. Les années 1982 et 1983 ont bien marqué l’émancipation de cette branche des finances publiques. Retracer ces 40 années de de finances locales c’est parler finalement de la décentralisation elle-même. Si l’on a pu parler des bases constitutionnelles du droit administratif, il faut sans nul doute parler des bases financières du droit de la décentralisation. Cette dernière n’a pu se concevoir que dans un cadre financier sans cesse renouvelé depuis les lois de décentralisation voulues par François Mitterrand autour d’un idéal quasi mythique : l’autonomie financière. Cette dernière est indissociable de la notion de décentralisation en ce qui concerne les collectivités territoriales. Elle en est la concrétisation financière.
Pour qu’une collectivité territoriale soit considérée comme réellement décentralisée, il faut qu’elle ait une personnalité juridique réelle. Il faut qu’elle dispose de ses propres instances dirigeantes. Il faut un contrôle allégé de l’État central sur ces collectivités territoriales et donc une autonomie administrative. Il faut ajouter à cela une dimension technique, la décentralisation ne peut se concevoir sans l’octroi de moyens techniques propres à la collectivité.
Il a donc fallu faire qu’émerge, non sans mal, une autonomie administrative et financière que l’on peut qualifier d’autonomie fonctionnelle. C’est cette idée qui rend indispensable le lien qui existe entre la notion de décentralisation et la notion d’autonomie financière. Il est pleinement admis qu’une collectivité qui ne disposerait ni d’autonomie administrative ni d’autonomie financière ne pourrait être considérée comme décentralisée.
Cet aspect fonctionnel de la décentralisation a longtemps été sous-évalué- notamment par la doctrine – jusqu’aux réformes de mars 2003 et juillet 2004. L’autonomie financière est pourtant le meilleur indicateur de la décentralisation. Comme le dit très justement Michel Bouvier « les finances locales se présentent à maints égards comme un parfait révélateur des évolutions que connaissent les sociétés contemporaines[1] ». La décentralisation en a été l’une des illustrations majeures. Pourtant la notion d’autonomie financière locale fait l’objet d’acceptions diverses tant par le législateur que le Conseil constitutionnel mais aussi la doctrine. Depuis 1982, la confusion sémantique entre autonomie financière et autonomie fiscale a clairement obscurci la conception française de la décentralisation financière. Ainsi en est-il de la loi organique du 29 juillet 2004 relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales qui devait enfin donner un socle solide à l’autonomie financière qui avait semblé émerger des lois Defferre.
On peut observer, d’une part, que les dépenses des administrations publiques locales représentent maintenant près de 50% des dépenses de l’État. D’autre part, on constate aussi que les budgets locaux pèsent d’un poids plus lourd chaque année tant en ce qui concerne les dépenses que les recettes.
Depuis, la Constitution elle-même ne mentionne toujours pas le mot autonomie[2] ce qui exige de poser ici les fondements d’une conception spécifique de l’autonomie financière qui doit comprendre normalement trois composantes : une autonomie normative (nécessairement relative), une autonomie budgétaire et une autonomie en matière de ressources.
I. L’autonomie normative
Depuis 1980, avant même les lois Defferre, un ensemble particulièrement complexe de lois et de règlements fixe et précise le cadre juridique des finances locales. Le mot « autonomie » tire son étymologie du mot grec autonomos qui signifie « se régir par ses propres lois ». Le sens donné à la notion d’autonomie financière semble depuis toujours, dans cette perspective, quelque peu faussé, car aucune collectivité territoriale ne dispose et ne disposera dans le cadre d’un État unitaire de la faculté juridique d’établir ses propres lois en matière financière et surtout fiscale. Les règles relatives à l’établissement des budgets locaux et à leur exécution sont toujours établies par le législateur et restent soumises aux contrôles exercés par les représentants de l’État et les Chambres régionales et territoriales des comptes (créées en 1983) sur la régularité des procédures. Ces limites proviennent du paradoxe suivant contenu dans la notion même d’autonomie financière : les collectivités territoriales n’ont pas la maîtrise des règles concernant leur propre gestion. Elles sont tenues de respecter un ensemble complexe de prescriptions étatiques mais aussi indirectement désormais de règles européennes issues du programme de stabilité européen. Sur le strict plan de l’édiction des normes, il faut donc parler, au sens littéral, d’hétéronomie financière.
II. L’autonomie en matière de dépenses
Pour être autonome financièrement, les collectivités territoriales devraient avoir la maîtrise totale de leurs dépenses. Pourtant, le budget des collectivités reste très largement contraint notamment par les dépenses obligatoires et ce depuis 1982. La distinction des finances de l’État et des finances locales ne doit pas faire oublier qu’en réalité les dépenses des collectivités territoriales sont complémentaires de celles de l’État. Les dépenses des collectivités territoriales visent à assurer des dépenses d’intérêt général. La longue liste des dépenses obligatoires est déterminée par le législateur sous le contrôle du Conseil constitutionnel. La révision constitutionnelle de 2003 a encadré le dispositif issu des lois Defferre en rappelant simplement et seulement que « les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi ». En 2003, il eut été possible de donner une assise juridique plus solide à la jurisprudence constitutionnelle en matière de dépenses obligatoires[3].
Il apparaît que 18 ans après la révision constitutionnelle et 40 ans après la réforme de la décentralisation, il n’y a pas de vrai équilibre entre autonomie en matière de dépenses et autonomie en matière de ressources. Le Conseil constitutionnel a reconnu au législateur le pouvoir d’édicter des dépenses obligatoires : « Considérant que sur le fondement des dispositions précitées des articles 34 et 72 de la Constitution, le législateur peut définir des catégories de dépenses qui revêtent pour une collectivité territoriale un caractère obligatoire ». Le juge constitutionnel avait, de plus, précisé l’étendue de ce pouvoir : « toutefois, les obligations ainsi mises à la charge d’une collectivité territoriale doivent être définies avec précision quant à leur objet et ne sauraient méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales ni entraver leur libre administration[4]». Cette décision du Conseil constitutionnel était fondée par la volonté d’empêcher toute « asphyxie » des collectivités locales par un excès de dépenses obligatoires. Ainsi, dans un cadre législatif peu protecteur – issu de l’acte I de la décentralisation – et malgré la révision constitutionnelle de 2003, il est toujours impossible de fixer la liste exhaustive des dépenses obligatoires « législatives » des communes malgré la codification contenue dans le Code général des collectivités territoriales : l’article L. 2321-2 du Cgct commence par l’expression suivante : « les dépenses obligatoires comprennentnotamment… ». Ce qui veut dire concrètement que le législateur peut compléter à son gré la liste des dépenses inscrites dans cet article. Les seules limites tiennent dans le respect, par le législateur, des règles posées par le Conseil constitutionnel. La liberté de gestion est bien affirmée par l’article 72-1 de la Constitution. La conception de la notion d’autonomie financière s’en est toujours naturellement ressentie depuis les années 80.
En ce qui concerne les dépenses, les transferts de charge ne sont pas toujours intégralement compensés et sont sources de conflits entre les élus locaux et l’État depuis 1983. La révision constitutionnelle de 2003 a, certes, reconnu le principe de compensation, malgré tout, les dispositions de protection restent en-deçà d’une protection assumée des compétences locales. Or, il y a là un enjeu fondamental. On l’a vu lors de l’adoption de la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales qui procéda à des transferts (contestés) de charges vers les collectivités territoriales mais on l’avait aussi vu dès l’adoption de la loi des 7 janvier et 22 juillet 1983 qui procédaient à des transferts massifs de charge.
En conséquence de la décentralisation administrative de nombreuses compétences ont été transférées à l’échelon local depuis 1983. Depuis la mise en œuvre de la décentralisation, les élus n’ont d’ailleurs eu de cesse de crier à l’insuffisante compensation de ces transferts de charge et donc à la mise à mal de leur autonomie financière empêchant afin d’assurer l’effectivité du principe de libre administration des collectivités territoriales. Il est frappant de voir comment les transferts de compétence ont été contestés tant en 1983 par des élus locaux situés politiquement majoritairement à droite qu’en 2003 par des élus locaux majoritairement situés à gauche !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 400.
[1] Bouvier M., Les finances locales, Coll système, Lgdj, 18e édition, 2020, p. 20.
[2] Lafargue F., La Constitution et les finances locales, Les nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, n°42, 2014, p. 17.
[3] Voir les articles L.1612-15 et s., L.2321-1 et s. (communes), L.3321-1 et s. (départements) ; L.4321 (région) du Code général des collectivités territoriales.
Michel Verpeaux Professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne
Nous étions le 2 mars 2022. Quarante personnes étaient réunies dans un hôtel plus ou moins luxueux d’une ville de France où s’était tenu un colloque de l’Association française de droit des collectivités locales. Étaient présents des élus, surtout locaux, des journalistes spécialisés, des hauts fonctionnaires, notamment des préfets, des universitaires et bien entendu, des citoyens et des électeurs. Ils étaient rassemblés, tout en respectant les fameux gestes barrière en vigueur depuis deux ans, pour célébrer les quarante ans de la décentralisation, née officiellement le 2 mars 1982. Chacun voulait non seulement donner son avis mais indiquer aussi ce qui, à ses yeux, constitue l’événement le plus important survenu au cours de ces quarante années, ce qui n’interdisait pas des réponses communes à plusieurs intervenants. Pour respecter la vie privée de chacun, ils ne seront pas désignés par leurs noms, mais de manière anonyme comme dans les décisions de justice « modernes ».
La discussion s’est très vite enflammée, entre ceux pour qui ces quarante années n’avaient presque rien changé et ceux qui estimaient que, sur ce sujet et pour paraphraser un ancien ministre en fonction en 1982, « la France est passée de l’ombre à la lumière » à partir de cette date.
Pour la première personne qui prit la parole, la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions a été une sorte de nuit du 4 août 1789, provoquant l’irréparable, c’est-à-dire un impossible retour en arrière. Il ne s’agissait certes plus de l’abolition des privilèges mais de provoquer et de consacrer trois évolutions majeures ou, si l’on préfère, trois révolutions. Cet intervenant a eu bien sûr le beau rôle en s’exprimant le premier. Ces trois bouleversements, furent à ses yeux, la fin des tutelles, le transfert de la fonction exécutive dans les départements et les régions, et la régionalisation enfin réalisée.
Pas du tout, dit la seconde personne, il n’y eut rien de vraiment neuf dans ces innovations ! La loi du 31 décembre 1970 sur la gestion municipale et les libertés communales avait déjà supprimé l’essentiel des tutelles. En outre, la loi du 22 juillet 1982 est venue corriger, du fait de la décision du Conseil constitutionnel, celle du 2 mars 1982 en remettant en vigueur l’obligation de transmission des actes au représentant de l’État. Seule la régionalisation trouvait un peu grâce à ses yeux, même si elle est venue compliquer le paysage administratif et ajouter un échelon dans ce qui n’était pas encore qualifié, en 1982, de mille-feuille territorial. La création des grandes régions en 2015 est venue, en outre, renforcer des baronnies en tuant toute forme d’identité régionale. Pensons au cas alsacien, dit cette personne !
La mention de la décision du Conseil constitutionnel a fait réagir une autre personne (femme ou homme puisque, en définitive, ce terme est neutre). Dans sa décision du 25 février 1982, ses décisions devrait-on dire, car il ne faut pas oublier celle du même jour relative à la Corse, le Conseil a ouvert la porte à une nouvelle discipline, le droit constitutionnel des collectivités territoriales. Désormais, les lois importantes peuvent être, et ont été, soumises au contrôle a priori du Conseil qui a utilisé les quelques principes constitutionnels à sa disposition pour confronter les lois, organiques comme ordinaires, à la Constitution. De ce fait, le législateur n’est plus libre de décider discrétionnairement et il peut voir son œuvre censurée. Ce mouvement s’est prolongé avec le contrôle a posteriori, depuis 2010, qui permet de considérer la libre administration comme un droit ou une liberté constitutionnellement garantis, au même titre que la liberté d’expression ou le droit de propriété. Quel progrès !
Certes, concède le troisième, mais la jurisprudence est restée bien timide et les censures, ou les abrogations du fait de Qpc, sont trop peu nombreuses et font peu de cas des libertés locales en privilégiant le rôle de l’État. Dans certains cas, le Conseil constitutionnel a même freiné des évolutions jugées parfois indispensables par certains acteurs, comme outre-mer, avec la décision n°82-147 DC du 2 décembre 1982 dite Assemblée unique.
Pour cet intervenant, la date essentielle, ce fut le 28 mars 2003 avec la promulgation de la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République. Ah oui, dit-il (elle) cela ce fut un véritable tournant. Pour la première fois, la décentralisation est entrée dans la Constitution et pas n’importe où, à l’article 1er, juste après l’affirmation du principe d’unité et d’indivisibilité de la République ! Cette loi constitutionnelle, continue-t-il (elle) de s’enthousiasmer, a consacré l’expérimentation normative par les collectivités territoriales, le référendum local et le principe de subsidiarité.
Oui, oui, sembla douter un(e) autre participant (e). Mais pour ce qui en est résulté ! Que ce soit du fait du législateur ou du juge constitutionnel, aucun changement majeur n’est intervenu depuis cette révision. Le seul aspect positif, à ses yeux, ce fut le déverrouillage des statuts ultramarins qui a permis des évolutions majeures pour ces collectivités et de sortir du moule uniformisateur existant depuis 1946. Sans cela, en effet, fut-elle (il) obligé(e) de concéder, pas de départementalisation à Mayotte, pas de statut de large autonomie en Polynésie française, pas de statuts particuliers en Guyane et en Martinique.
Vous semblez oublier un élément essentiel reprit quelqu’un d’autre en sautant sur sa chaise comme un cabris : la codification vous dis-je ! La codification ! Pensez que, jusqu’à 1996, il n’existait qu’un « petit » Code des communes, rien sur les départements. Enfin un document unique, facile d’accès et regroupant tous les textes intéressant les collectivités et même ceux concernant les diverses formes de coopération locale. Quelle avancée en termes d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi !
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 406.
Delphine Espagno-Abadie Maître de conférences, Sciences Po Toulouse, membre du Collectif L’Unité du Droit
Alors que nous célébrons les quarante ans de la loi du 2 mars 1983 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, un petit retour en arrière ne pas nuire à la compréhension de cette politique publique qu’est la décentralisation. Si aujourd’hui, la décentralisation nous paraît être une banalité dans l’organisation des relations entre l’État et les collectivités territoriales, il n’en a pas été toujours ainsi. Si de nos jours, les discours sur la décentralisation se déclinent davantage sur le terrain de la différenciation territoriale et du degré possible de mise en œuvre dans les territoires de ces politiques de différenciation, cela n’a pas toujours été le cas.
Sans revenir de manière exhaustive dans ce court billet sur la genèse et sur les raisons qui ont poussé le candidat du Parti socialiste à inscrire la décentralisation dans ses 110 propositions formulées dans sa campagne à l’élection présidentielle, il s’agit plutôt de raviver des souvenirs. Bien-sûr ce type de démarche nécessite un travail plus approfondi mais qui ne peut être mené dans un laps de temps trop court pour l’auteur à ce jour. Il eût fallu pouvoir accéder en amont à quelques dossiers conservés aux Archives nationales, procéder aussi à quelques entretiens avec les acteurs de cette campagne comme avec les rédacteurs de la loi de 1982 mais le temps nous a manqué. Nous nous contenterons donc ici de revenir sur l’état d’esprit de François Mitterrand et sur sa volonté de faire de la décentralisation un axe majeur de son septennat. Dans ce cadre, la décentralisation apparaît comme une volonté de rompre avec l’État central (I) pour mettre en place des « contre-pouvoirs organisés » et un « État décentralisé » consacrant une réforme de l’État toujours en mouvement (II).
I. La décentralisation, une volonté politique de rupture avec l’État central
Il est difficile de comprendre le choix fait par le candidat socialiste en 1981, puis celui du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, sans se pencher sur la période précédant son élection. Comme le soulignent de nombreux spécialistes de la décentralisation, la loi de 1982 et celles qui suivront, notamment celle de 1992, constituent une rupture avec un contexte politique et une situation juridique très centralisatrice. La décentralisation, voulue par le candidat socialiste, adoptée par le législateur sur proposition du ministre de l’Intérieur et de la décentralisation, « est le résultat d’un long processus de transformation de l’organisation du territoire de la République[1] ».
Ainsi, François Mitterrand, alors Président de la République, lors de la séance du Conseil des Ministres du 15 juin 1981 ou encore dans le cadre d’un discours prononcé à Lyon en juillet 1981 déclare : « la France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire[2] ». Sans pour autant que la loi de 1982 ne fasse explicitement référence au terme de décentralisation, l’esprit de la loi est bien celui inspiré par cette volonté du Président de la République d’inscrire son septennat dans une nouvelle « manière d’être de l’État » pour reprendre les mots du Doyen Hauriou. Comme le relève, le Professeur Verpeaux, ni la loi de 1982, ni celle de 1983 ou celle de 1984, pas plus que celle de 1992 ne font figurer dans leurs intitulés le terme de décentralisation[3]. C’est pourtant de cela dont il s’agit et les spécialistes de la décentralisation, notamment ceux qui dans les cabinets ministériels, tant de Gaston Defferre que de Pierre Joxe, ont œuvré à la mise en forme de cette décentralisation voulue par le Président de la République ne nous démentiront pas.
En voulant cette transformation majeure de l’organisation administrative du territoire, le candidat puis le Président de la République, François Mitterrand a fait le choix de cette rupture avec le passé. En effet, la décentralisation telle qu’elle a été voulue par le candidat à l’élection présidentielle en 1981 constitue une manière de rompre avec un État centralisé, lourd et omniprésent. C’est également un changement de politique et le signe d’une volonté de tourner la page du gaullisme et de ses héritiers plus ou moins directs dont les manières de gouverner conduisaient à défier les élus locaux, voire à les affaiblir. Ainsi, François Mitterrand, en 1977 alors qu’il conclut la rencontre nationale des présidentes de conseils généraux socialistes et radicaux de gauche, déclare : « la décentralisation est la grande affaire d’un gouvernement de gauche et le maître-mot d’une expérience du progrès. Toute réforme doit commencer par le haut, et l’on ne fera rien si l’on ne casse pas l’inspection des finances et si l’on garde les préfets et leurs contrôles a priori ». Toutefois, il serait inexact de considérer que seul François Mitterrand a eu pour préoccupation un autre aménagement des relations entre l’État et les collectivités territoriales. Valéry Giscard d’Estaing, avant lui, a tenté de mettre en œuvre une décentralisation mais sans y parvenir. Comme le souligne Vincent Aubelle, l’objectif de décentralisation sous Valéry Giscard d’Estaing devait faire l’objet de trois textes législatifs mais qui n’ont pas abouti au Sénat[4]. Dans son entretien au journal le Monde en juillet 1981, le Président Mitterrand détaille ce qu’il veut faire en matière de décentralisation. Dans le prolongement de ce qu’annonçait le Manifeste adopté à Créteil le 24 janvier 1981 lors du Congrès extraordinaire du Parti socialiste qui l’a désigné comme candidat du parti à l’élection présidentielle[5], François Mitterrand précise que la loi de décentralisation, défendue par Gaston Defferre, aura pour objectif – objectif atteint – de limiter juridiquement les pouvoirs du Préfet en transférant « ces pouvoirs aux élus régionaux, départementaux et municipaux, qui deviendront majeurs et responsables[6] » et en supprimant « les tutelles a priori. Le représentant de l’État n’exercera plus qu’un contrôle a posteriori. Les délibérations des assemblées locales seront exécutoires immédiatement et de plein droit. Si le représentant de l’État estime que l’une d’entre elles est illégale, il pourra demander au juge de se prononcer sans que le recours soit suspensif[7] ». C’est également dans le prolongement de ce que la décentralisation a été dès la fondation du parti socialiste, au congrès d’Épinay en 1971, que la gauche socialiste et les radicaux de gauche, puis dans le cadre du programme commun, que le candidat Mitterrand puisera sa détermination à faire de la loi de 1982 la première loi discutée par le Parlement lors de la première législature. Cette loi de 1982, en germe depuis longtemps dans les rangs de la gauche, devait redessiner les relations en l’État central et les collectivités territoriales, traduisant ainsi politiquement un attachement au territoire et aux collectivités territoriales. La nomination de Gaston Defferre, en début de mandat, comme ministre de l’Intérieur et de la décentralisation n’est en rien due au hasard. De plus, comme le souligne Vincent Aubelle, cet attachement mitterrandien au territoire, attachement analysé par Pierre Joxe dans son ouvrage Pourquoi Mitterrand ?[8] donne un visage particulier à la décentralisation.
II. « Des contre-pouvoirs organisés ; un État décentralisé », une réforme de l’État toujours en mouvement
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 390.
[1] Kada N. & Mergey A., « Décentralisation » in Dictionnaire encyclopédique de la décentralisation, Berger-Levrault, 2017, p. 360 et suivantes.
[2] Verpeaux M., « 1982 : de quoi la loi du 2 mars est-elle la cause ? », Ajda 2012, p. 743.
[4] Aubelle V., « François Mitterrand : la décentralisation politique pour ne pas défaire la France » in Les grandes figures de la décentralisation. De l’Ancien Régime à nos jours, Berger-Levrault, 2019, p. 589 et s.
[5] Entretien avec le Président de la République, Journal Le Monde, 2 juillet 1981.
André Viola Maître de conférences en droit public à l’Université Toulouse Capitole Ancien président du Conseil départemental de l’Aude Vice-président de la Commission nationale de la coopération décentralisée
Lorsque j’ai été contacté pour apporter ma contribution à ce travail autour de l’anniversaire des 40 ans de la décentralisation en France, je ne savais pas si les initiateurs conviaient à s’exprimer l’enseignant en droit public ou l’élu local ? Les deux m’ont-ils répondu !
Après une courte réflexion, j’ai accepté l’invitation en me disant que, puisqu’il y aurait beaucoup de juristes conviés à intervenir, j’insisterai plutôt au travers de ces quelques lignes, sur mon ressenti eu égard à la décentralisation. Ressenti en tant qu’élu local, vivant au quotidien cette décentralisation depuis maintenant 26 ans (1995 a été la date de ma première élection en tant que conseiller municipal), mais ressenti aussi et surtout, dans ce propos introductif, en tant qu’enseignant de droit public et tout particulièrement de droit des institutions territoriales et de la décentralisation.
Je suis en effet surpris, année après année, de la réaction des étudiants face à la décentralisation qui, pour eux, est un acquis, quelque chose de banal, qu’ils connaissent depuis leur naissance… Et pourtant… Privilège de l’âge, même si je n’avais que 11 ans en 1982 et que le vote des lois de décentralisation ne m’a pas du tout marqué à ce moment-là, j’ai côtoyé, lorsque j’ai fait mes premiers pas en politique, des élus qui avaient connu l’avant et l’après 1982 (ils ne sont plus très nombreux aujourd’hui) et qui m’ont vite fait prendre conscience du formidable impact des lois de décentralisation.
Ces lois de 1982 et 1983 n’étaient pas une simple évolution juridique, mais constituaient une véritable révolution politique, un souffle nouveau dont les nouvelles générations ont du mal à prendre conscience.
Cette ambition, et c’est ce que j’essaierai de démontrer au travers de mon propos, s’est essoufflée au fil du temps, faisant de cette révolution politique une simple technique juridique froide, faisant l’objet d’ajustements tout aussi techniques, ces dernières années, sans grandes ambitions.
À l’aube de l’élection présidentielle de 2022, nous verrons si la décentralisation fait à nouveau l’objet d’échanges passionnés, si la question revient au cœur du débat politique. Je l’espère, et je l’espère en souhaitant que l’on sorte de ce paradoxe, que je ne manque pas de souligner auprès de mes étudiants, de ce « je t’aime, moi non plus » entre les élus locaux et l’État. Des élus locaux qui ne cessent de critiquer l’État, trop lourd, trop présent, trop écrasant tout en ne manquant pas de le solliciter sans cesse… et un État qui ne cesse de considérer les collectivités territoriales comme de simples agents d’exécution tout en comptant sur elles en période de crise pour prendre des initiatives… Espérons que la campagne présidentielle permettra de sortir de ce jeu de rôle, de ce jeu de dupes. La décentralisation n’est pas un moyen de contourner l’État, c’est « une façon d’être de l’État » (M. Hauriou) nécessitant de trouver un juste équilibre entre le pouvoir donné aux collectivités territoriales et celui qui reste entre les mains de l’État. Et dans le souci permanent de rendre le service public le plus efficace possible pour nos concitoyens.
Nous verrons bien dans les semaines qui viennent si cet espoir d’un beau débat de fond sera exaucé. Dans l’attente, et dans le cadre de l’espace qui m’est offert, je reviendrai forcément à grands traits sur cette ambition qu’a été la décentralisation à l’origine et sur l’essoufflement qu’elle a connu au fil du temps, le projet de loi 3ds en cours de discussion au Parlement étant certainement le symptôme le plus probant de cet essoufflement.
I. Le temps des conquêtes
Les lois de décentralisation de 1982 et 1983 ont constitué une véritable révolution (A) dans le cadre de la République française indivisible qui ont bouleversé l’organisation politique, l’effet de souffle ayant perduré un peu plus d’une vingtaine d’années (B).
A La décentralisation pour changer la vie
« Changer la vie ». Tel était le slogan de campagne de F. Mitterrand en 1981, telle était son ambition.
Parmi les projets qui devaient changer la vie des français, il y avait la volonté de F. Mitterrand de décentraliser la République française. C’était une conviction profonde de celui qui allait devenir président de la République pour qui « la France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire, elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire » (F. Mitterrand, 15 juillet 1981).
Il faut malgré tout souligner ce positionnement paradoxal, pour un candidat de gauche, la gauche ayant toujours été classée, historiquement, dans la tradition jacobine, centralisatrice, alors que la droite a toujours été considérée comme girondine, décentralisatrice.
Au-delà de ce paradoxe, le souhait de F. Mitterrand était bien de transférer de réels pouvoirs aux collectivités territoriales et à leurs représentants, les élus locaux. Sans bien évidemment mettre en péril l’unité nationale, comme certains le craignaient. Ses idées étaient claires, son programme précis, il n’y a qu’à se tourner vers les fameuses 110 propositions :
Proposition 54 : « Les conseils régionaux seront élus au suffrage universel et l’exécutif sera assuré par le président et le bureau. La Corse recevra un statut particulier. Un département basque sera créé. La fonction d’autorité du préfet sur l’administration locale sera supprimée. L’exécutif du département sera confié au président et au bureau du conseil général. La réforme des finances locales sera aussitôt entreprise. La tutelle de l’État sur les décisions des collectivités locales sera supprimée ».
Proposition 57 : « Les communes, départements, régions bénéficieront pour assumer leurs responsabilités d’une réelle répartition des ressources publiques entre l’État et les collectivités locales. Celles-ci auront notamment la responsabilité des décisions en matière de cadre de vie : développement prioritaire des transports en commun, aménagement des rues, services sociaux, espaces verts. Elles susciteront le développement de la vie associative, contribuant ainsi à l’animation de la ville, au rayonnement de ses activités, à l’affirmation de sa personnalité ».
Tout était dit, il ne restait plus qu’à faire voter la loi sous l’impulsion de P. Mauroy, premier ministre, et de G. Defferre, ministre de l’intérieur, qui ont parfaitement traduit ces propositions dans les textes de loi de 1982 et de 1983.
Je ne rentrerai pas dans le détail de ces lois, d’autres le feront certainement dans le cadre de cette publication. Je veux juste ici souligner qu’il y aura eu en France, pardonnez-moi la phrase un peu galvaudée, « un avant et un après 1982 » que l’on a du mal à percevoir aujourd’hui. Une véritable révolution qui partagea le pouvoir entre le centre et les collectivités territoriales. Avec des élus locaux se retrouvant avec des pouvoirs qu’ils n’avaient pas jusque-là. J’ai toujours en mémoire ce que me racontait celui qui m’a mis le pied à l’étrier en politique, J. Cambolive, ancien député, maire et conseiller général (c’était la terminologie utilisée à l’époque).
Lorsqu’il parlait de la décentralisation qu’il avait eu l’honneur de voter en 1982, il prenait l’exemple de son rôle de conseiller général. Avant 1982, c’était le préfet qui assurait l’exécutif de l’assemblée départementale, les conseillers généraux n’ayant le pouvoir que d’émettre des vœux, notamment sur les fameux PK pour point kilométrique, les conseillers généraux demandant au préfet des interventions sur la voirie de leur canton entre tel point kilométrique (PK) et tel autre… Tout l’enjeu des séances du conseil général, le département de l’Aude étant majoritairement de gauche dans un pays jusque-là gouverné par la droite, était de « faire sortir de ses gonds » le préfet par le vote de vœux contre le gouvernement et de l’amener à quitter la séance afin de rester « entre élus ». J’imagine aujourd’hui le sentiment de ces élus locaux qui, en 1983, siégeaient dans la même instance, mais avec un exécutif entre les mains d’un président qu’ils avaient choisi et avec des compétences et des pouvoirs sans commune mesure avec ceux qu’ils avaient auparavant.
Et avec ce nouveau pouvoir, de nouvelles responsabilités, bien plus importantes et qui n’ont cessé de croître au fil du temps, à tel point que l’on se demande, élection après élection, si l’on trouvera suffisamment de candidats pour assumer ces lourdes responsabilités (pour finalement constater que l’on a toujours plus de candidats que de postes à pourvoir, et c’est tant mieux ainsi).
Alors, je ne sais si la décentralisation a changé la vie des français, je le crois malgré tout, mais en tout cas elle a changé la vie des élus locaux et des préfets et ce souffle impulsé par les lois de décentralisation a duré plusieurs années, entraînant réforme sur réforme jusqu’à ce que certains ont qualifié d’acte II de la décentralisation.
B. 2003, ou l’acte II de la décentralisation ?
En effet, à la suite des lois de décentralisation de 1982, le législateur est intervenu à plusieurs occasions pour parfaire cette révolution juridique et tirer toutes les conséquences de ce changement. Il n’est pas possible ici de dresser la liste de toutes les lois qui ont été prises mais on peut citer, parmi les plus importantes et sans être exhaustif, les lois du 10/07/1982 créant les chambres régionales des comptes et du 22/07/1982 concernant les nouvelles modalités de contrôle des collectivités territoriales. D’autres lois ont précisé les compétences de chaque échelon de collectivité (loi de 1983, loi du 18/07/1985 sur l’urbanisme), le nouveau statut de la fonction publique territoriale (loi de 1984), ou encore le mode d’élection des conseils régionaux (loi du 10/07/1985, les premières élections directes régionales ayant lieu en 1986, date à laquelle les régions sont réellement devenues des collectivités territoriales à part entière).
Enfin, on peut relever l’accélération dans cette période postérieure à 1982 du mouvement intercommunal avec notamment la loi du 06/02/1992 relative à l’administration territoriale de la République et surtout la loi du 12/07/1999 qui a donné une impulsion réelle à la coopération intercommunale.
C’est donc dans les deux dernières décennies du XXe siècle que la France a connu son principal mouvement de décentralisation et une dynamique forte de réformes concernant les collectivités territoriales, mouvement que certains ont souhaité relancer au début du XXIe siècle.
En effet, le gouvernement de J-P. Raffarin, sous la présidence de J. Chirac, a souhaité lancer à nouveau une vaste réforme qu’il qualifia d’acte II de la décentralisation, dénomination que lui déniait l’opposition de gauche (nous étions alors à front renversé par rapport à 1982). Certes, la réforme de 2003 ne pouvait être du même niveau et de la même ampleur que celle de 1982 qui constituait, on l’a vu, une véritable révolution. Mais force est de constater que cette réforme de 2003 est d’une toute autre ampleur que les évolutions législatives postérieures à 1982, puisque cette nouvelle étape a nécessité une intervention au plus haut niveau juridique, à savoir la révision de la Constitution, pour pouvoir entrer en vigueur. C’est bien la preuve que cette réforme était conséquente et qu’elle méritait le titre d’acte II de la décentralisation. Là aussi, sans complètement entrer dans le détail du contenu de cette loi, il convient de souligner les nombreuses avancées qu’elle a apportées :
– inscription de « l’organisation décentralisée de la République » dans le texte de la Constitution, au même niveau que la notion d’indivisibilité de la République… ;
– reconnaissance du Sénat comme représentant des collectivités territoriales de la République, qui désormais sera saisi en premier de toutes les lois ayant pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales ;
– reconnaissance constitutionnelle des régions, qui jusque-là n’étaient reconnues que par la loi de 1982, ainsi que de la notion d’autonomie financière des collectivités territoriales, une notion au cœur des débats entre l’État et les collectivités territoriales depuis cette date, ces dernières revendiquant désormais une autonomie fiscale plutôt que cette autonomie financière, insuffisamment protectrice des finances locales à leurs yeux ;
– consécration constitutionnelle de l’expérimentation, une souplesse très attendue, mais finalement peu utilisée par la suite du fait de conditions de mise en œuvre trop rigides ;
– mise en place du référendum local dont les élus locaux se sont finalement peu saisis ;
– ou encore création du statut de Collectivités d’Outre-Mer.
Bref, les apports de cette loi constitutionnelle de 2003 sont nombreux et importants à tel point qu’ils constituent une étape essentielle dans le développement de la décentralisation en France, l’effet de souffle de 1982 perdurant jusqu’à cette date avant de décliner, comme nous allons désormais le voir dans une seconde partie.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 393.
Xavier Latour Professeur de droit public, Université Côte d’Azur, Cerdacff Doyen de la Faculté de droit et science politique Secrétaire général de l’Association française de droit de la sécurité et de la défense
En donnant un sérieux coup d’accélérateur à la décentralisation, le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, ne pensait sans doute pas à modifier en priorité la façon de gérer les questions de sécurité intérieure. Pourtant, depuis quarante ans, la répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales a connu, en droit et en fait, des évolutions significatives. Contemporain des lois de décentralisation, le rapport Bonnemaison[1] (1983), du nom du président de la commission des maires, avait posé les bases de ce mouvement. Il défendait, notamment, l’idée d’une coopération accrue entre l’État et les communes afin de mieux lutter contre la délinquance. Cette conception peut surprendre dans un État unitaire, marqué par une tradition jacobine, surtout en ce qui concerne l’exercice d’une compétence régalienne. Pourtant, l’État a besoin de se réformer en permanence. Il n’est pas figé, et réfléchit à la coordination de ces trois niveaux, central, déconcentré et décentralisé. Cela vaut aussi pour la sécurité telle au sens de l’article L. 111-1 du Code de la sécurité intérieure (Csi), bien qu’elle soit confiée avant tout à l’État. Mais, pas plus que l’État, la manière de piloter la sécurité n’est monolithique.
En particulier en matière de prévention de la délinquance du quotidien, les administrés attendent d’exercer leurs libertés sans crainte. Ils rappellent à l’État ses responsabilités, sans nécessairement faire la distinction entre les différentes strates. Ils se tournent vers la puissance publique qu’elle relève de l’État central ou des collectivités territoriales qui incarnent aussi à leurs yeux l’autorité. Les institutions nationales insistent régulièrement sur la prééminence de l’État souverain et détenteur du monopole de la contrainte. Néanmoins, la coproduction de sécurité, ou le continuum, sont une solide ligne directrice[2]. La lutte contre la délinquance suppose une diversité d’intervenants, tous très impliqués, même de manière différente[3]. Lorsqu’elles en ont les moyens et la volonté politique, les collectivités, tout particulièrement communales, agissent en matière de sécurité.
L’importance de la commune n’est pas le fruit du hasard. D’abord, le maire est sollicité en raison de sa proximité. Autorité connue car élue, il symbolise l’autorité locale. Ensuite, il dispose, traditionnellement, de prérogatives de police administrative. Depuis 1884, les dispositions codifiées par les articles L. 2212-1 et 2 du Code général des collectivités territoriales (Cgct) ont conservé leur cohérence. Le Csi reflète des évolutions législatives et réglementaires qui ont conforté la place de l’édile. Enfin, les élus investissent le champ de la sécurité en raison de la sensibilité politique du sujet.
De son côté, bien que souvent contesté le département perdure, tandis que des régions moins nombreuses ont gagné en importance.
Par conséquent, la gestion de la politique publique de sécurité relève de plusieurs échelons ou, en d’autres termes, de différentes sphères, nationale et locales. Cela pourrait provoquer de la confusion, susciter des incertitudes ou des attentes déçues. La sécurité intérieure illustre une tendance lourde de l’évolution de l’État. Cela soulève plusieurs questions générales appliquées à un cas particulier : quel est le meilleur niveau d’action ? Comment répartir les compétences ? Comment faire travailler efficacement divers intervenants nationaux et locaux ? Les réponses, souvent partielles et sans cesse renouvelées, se construisent en deux temps pour souligner, d’abord, l’imbrication croissante des sphères (I), avant de mettre en évidence la persistance d’un déséquilibre entre elles (II).
I. L’imbrication croissante des sphères
Les compétences progressivement accordées par le législateur aux collectivités territoriales ne sont pas théoriques. Les bénéficiaires les exercent. Dès lors, la sécurité implique de travailler sur des missions communes, mais avec des pouvoirs différents. Cette imbrication des sphères se caractérise essentiellement par l’existence de la solidité du tandem constitué par le préfet de département et le maire (A), et l’exigence d’un partenariat entre les polices (B).
A. La solidité du tandem préfet de département – maire
Chaque autorité agit dans sa sphère de compétences, en relation avec l’autre. Chacune a aussi sa légitimité. Le préfet représente le gouvernement ; le maire est l’exécutif élu.
Sur le fondement du Csi, le préfet est responsable de l’ordre public et de la sécurité des populations (Article R. 132-1 du Csi). L’article L. 122-1 du Csi lui confie l’animation et la coordination de « l’ensemble du dispositif de sécurité intérieure » (à l’exception de la police judiciaire). À ses traditionnels pouvoirs de police administrative, la loi a ajouté d’autres prérogatives. Alors qu’il était déjà chargé de diriger l’action des services de police, il s’est vu octroyer un pouvoir de direction sur les unités de gendarmerie. Il dispose ainsi des deux principaux leviers étatiques pour garantir l’ordre public. Tout au long de l’année, le préfet dialogue avec les responsables des services de police et de gendarmerie, tout comme avec les élus.
Car les maires n’ont rien perdu de leur importance, au contraire[4]. Au fil des siècles, si leurs missions varient, leur rôle perdure. L’étatisation de la police durant la première moitié du XXe n’a pas empêché de leur conférer une responsabilité accrue par la suite. À cet égard, la loi n°2007-297 du 5 mars 2007 a constitué une étape significative en consacrant le rôle pivot du maire en matière de délinquance[5].
La loi municipale du 5 avril 1884 demeure, quant à elle, une référence en termes d’organisation des communes. Non seulement les prérogatives de police administrative ont conservé leur pertinence comme en témoignent les dispositions du Cgct (Article L. 2212-1) et du Csi, mais encore le maire sort renforcé des dernières décennies. Rien ne laisse présager un changement dans les années à venir. Même le maire de Paris ne suscite plus les réserves de l’État, au point d’avoir gagné le droit de diriger une véritable police municipale dont la construction est parachevée par la loi dite Sécurité globale n°2021-646 du 25 mai 2021[6]. L’État a confié au maire une place significative, puisqu’il « concourt par son pouvoir de police à l’exercice des missions de sécurité publique » (Article L. 132-1 du Csi).
Pour fonctionner, le tandem a besoin de courroies de transmission.
Elles prennent, d’abord, la forme des conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (Clspd – Articles L. 132-4 et s. du Csi), présidés par le maire et auxquels participe le préfet. Malgré son ancienneté[7], la formule se cherche encore. Éclairé par un rapport de l’Assemblée nationale[8], le législateur a profité de la loi n°2021-646 du 25 mai 2021 pour abaisser le seuil de création obligatoire de 10.000 à 5.000 habitants, et l’imposer dans les communes comprenant un quartier prioritaire de la ville. Elle valorise, à juste titre, le rôle du coordonnateur dans les communes de plus de 15.000 habitants (Article L. 132-4 du Csi), puisqu’il devient obligatoire. De son côté, le procureur « peut créer et présider » des groupes locaux de traitement de la délinquance (Article L. 132-10-2 du Csi) pour mieux coordonner les actions répressives et les échanges d’informations.
Ensuite, les contrats locaux de sécurité[9] (Cls), initiés à la fin des années 1990, puis renommés « stratégies territoriales de sécurité[10] » sont censés inciter les uns et les autres à clarifier les objectifs à atteindre et les moyens mobilisés par la commune et l’État.
Également, les conventions de coordination (Articles L. 512-4 et s. du Csi) conduisent le préfet et les autorités locales à s’accorder sur l’organisation des relations entre les polices (gendarmerie ou police nationale et la police municipale). Cette voie retient les faveurs de l’État puisqu’il en corrige régulièrement les défauts. Convaincu de son bien-fondé, il tend ainsi à élargir son champ d’application. À cette fin, la loi n°2019-1461 du 27 décembre 2019 a fixé le seuil de signature obligatoire de cinq à trois agents de police municipale.
Également, le droit incite les différents intervenants à se parler, y compris dans des domaines sensibles. En 2020 et sur la base d’une circulaire[11], 155 chartes de confi-dentialité ont été signées entre des maires et des préfets. Elles permettent des échanges d’informations relatives aux menaces terroristes et, ponctuellement, sur des individus fichés pour radicalisation violente dans le cadre d’un dialogue renforcé entre l’État et les maires.
Enfin, les contrats de sécurité intégrée présentés par le Premier ministre fin 2020[12] poursuivent l’ambition de consolider les relations entre l’État et les collectivités pour mieux faire face à la délinquance quotidienne. La mise à disposition de forces de sécurité nationales passe par l’acceptation par la commune d’efforts particuliers en matière, par exemple, de police municipale ou de vidéoprotection, ce qui nécessite un examen précis des besoins et des capacités mobilisées ou pas. La coordination laisse la place à une recherche de complémentarité.
La pluralité d’autorités et de forces de sécurité donne son sens à la notion de sécurité globale, comme elle justifiait auparavant les réflexions sur la co-production et le partenariat.
B. L’exigence d’un partenariat entre les polices
L’État et les communes mettent en œuvre leurs prérogatives et assurent le respect de leurs décisions par l’intermédiaire de forces de sécurité. Or, les polices nationales (à statut civil ou militaire) et les polices municipales ont noué des partenariats malgré leurs différences.
Les effectifs de la police (environ 140.000) et de la gendarmerie (environ 100.000) sont certes largement supérieurs à ceux des polices municipales, ces dernières représentent cependant un apport très important dans l’organisation de la sécurité sur le territoire. Depuis la loi n°99-421 du 15 avril 1999, le nombre de communes dotées de policiers municipaux est passé de 3.000 à plus de 4.000, tandis que les effectifs ont dépassé les 20.000 agents. Cette croissance démontre l’implication des communes, souvent pour répondre aux attentes des administrés et indépendamment des majorités politiques. Elle confirme aussi que le cadre juridique élaboré par l’État a favorisé l’expansion de ces polices. La flexibilité offerte pour les faire fonctionner permet, en effet, de les employer comme des instruments de prévention de proximité, ou des bras armés du maire et, au-delà, de l’État. Les avantages pour ce dernier ne manquent pas. Les effectifs locaux ont facilité l’allégement des effectifs nationaux et leur redéploiement sur des missions du cœur de métier répressif.
La montée en puissance des polices municipales n’est pas synonyme d’uniformité[13]. Conformément à la libre administration, les maires optent pour des doctrines d’emploi parfois très différentes. Toutefois, elles s’inscrivent dans un mouvement de fond selon lequel leurs missions tendent à dépasser la seule bonne application des arrêtés de police du maire.
En plus de la faculté d’agir en flagrance de délit ou de crime, comme n’importe qui, les policiers municipaux ont bénéficié d’un accroissement continu de leurs prérogatives judiciaires. Afin de soulager les forces nationales, différentes lois ont permis de diversifier les contraventions qu’ils verbalisent. Le Code de la route offre plusieurs illustrations. Le mouvement ne se limite pas à ce domaine. Leur compétence concerne aussi les animaux dangereux, la protection de l’environnement, les agressions sexistes… La loi Sécurité globale enrichit encore la liste[14]. La conséquence de cette judiciarisation est double : d’un côté, le maire est associé à des objectifs répressifs ; de l’autre, il est contraint de travailler davantage avec les autorités étatiques, les forces de sécurité nationales, le préfet ainsi que le procureur.
Les polices municipales participent, par ailleurs, de plus en plus activement à des missions de prévention conjointes avec les forces nationales. La sécurisation des événements (Article L. 511-1-6 du Csi) justifie leurs pouvoirs de palpation et d’inspection visuelle des bagages. Dans un même ordre d’idées, ils contribuent au bon fonctionnement des périmètres de protection (Article L. 226-1 du Csi).
Dans ces conditions, les instruments de partenariats, en particulier, les conventions de coordination et les contrats de sécurité intégrée prennent un relief tout particulier. Les moyens matériels des policiers municipaux vont dans le même sens.
Les communes les plus riches disposent de capacités financières qui les incitent à bien doter leurs policiers municipaux. L’État conserve malgré tout la maîtrise de ce qui est possible. Or, sur ces aspects également, il a beaucoup œuvré en faveur des collectivités parce que cela servait aussi ses intérêts.
En droit, pour commencer, les dispositions applicables à l’armement et aux règles d’usage en sont une première illustration (Articles L. 511-5 et s. du Csi et Article L. 435-1 du même Code). De même, la vidéoprotection collective[15] (Articles L. 223-1 et s. du Csi) ou individuelle (caméras portées, Article L. 241-2 du Csi) connaît un engouement certain que seul autorise un cadre législatif adéquat. Dans ce registre, le déploiement des drones a été ralenti par la censure de la loi Sécurité globale par le Conseil consti-tutionnel[16]. Réécrivant le texte en suivant les préconisations des Sages, le législateur ne s’est pas découragé. Il a profité du texte sur la responsabilité pénale et la sécurité intérieure pour répondre à la sollicitation des communes en autorisant leur expérimentation (Article L. 242-7 du Csi). La reconnaissance faciale pourrait bénéficier, à terme, du même renfort étatique. À l’accélération technologique s’ajoute, en effet, une forte demande de certaines communes prêtes à s’engager toujours plus avant.
En fait, l’État soutient l’acquisition des matériels par les communes. Il mobilise pour cela le Fonds interministériel de prévention de la délinquance. Le maillage territorial en caméras lui doit beaucoup, avant que les priorités soient partiellement revues.
L’État et les communes partagent ainsi des intérêts communs. Le premier n’a pas besoin de les contraindre à s’équiper de caméras par exemple (y compris en matière de lutte contre le terrorisme, Article 223-8 du Csi). Les collectivités ont bien compris l’importance politique et opérationnelle de ces technologies qui répondent souvent aux attentes de leurs administrés comme de leurs agents[17]. Quant à l’État, il fait peser sur les communes l’essentiel des coûts de matériels. Or, ils bénéficient aussi aux forces nationales (Article L. 252-2 du Csi), même si la loi dite Sécurité globale a amélioré les capacités de visionnage par des agents locaux[18]. La réalité de l’imbrication des sphères n’implique pas leur équivalence. Au contraire, elles demeurent déséquilibrées.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 397.
[1] Rapport au Premier ministre, « Face à la délinquance : prévention, répression, solidarité ».
[2] Watin-Augouard, M. « Sécurité intérieure : conceptions partenariales et régaliennes », Droit et Défense 1998/1, p. 13.
[3] Latour X., « L’organisation territoriale et la sécurité intérieure », Jcp A 2015, 2375.
[4] Donier V., « L’objectif de renforcement du pouvoir de police du maire : quelle effectivité ? », Rfda 2020, p. 247.
[5] Latour X., « La loi relative à la prévention de la délinquance et le maire », Bjcl 2007, p ; 218.
[6] Renaudie O., « La création de la police municipale parisienne », Jcp A 2021, 2216.
[7] Les premiers conseils communaux ont été créés en 1983.
[8] AN Mission « flash » sur L’évolution et l’amélioration des conseils de sécurité et de prévention de la délinquance, Peu S. & Rebeyrotte R., 14 décembre 2020.
[9] Maugüé C., « Les réalités du cadre contractuel dans l’action administrative. L’exemple des contrats locaux de sécurité », Ajda, n°spécial juillet-août 1999, p. 38.
[10] Millet J., « Préfets, procureurs et maires : des contrats locaux de sécurité aux stratégies territoriales de sécurité » inPréfets, procureurs et maires. L’autorité publique au début du XXIe siècle, Puam, 2011, p. 91.
[11] Circulaire n°INTK1826096J du 13 novembre 2018.
[12] Circulaire n°6258-SG – Nor : PRMX2119950C du 16 avril 2021.
[13] Cour des comptes, Les polices municipales, Rapport thématique annuel, octobre 2020.
[14] Articles. L 511-4-1 et L 214-2 Csi sur l’immobilisation des véhicules en fuite ; introduction dans un local professionnel, commercial, agricole ou industriel en violation flagrante (article 226-4 Code pénal).
[15] Latour X., « La vidéoprotection et les collectivités territoriales » in Les politiques publiques locales de sécurité intérieure, L’Harmattan, 2015, p. 265 et s.
[16] DC 20 mai 2021, n°2021-81 ; Pauvert B., « L’utilisation des drones à l’appui de la sécurité », Jcp A 2021, n°2220.
[17] Latour X., « Les technologies et la loi relative à la sécurité globale : un flop ? », Ajda 2021, p. 1502 et s.
[18] Warusfel B., « La place de l’image : caméras et vidéoprotection dans la sécurité globale », in Jcp A 2021, n°2219.
Pierre-Yves Chicot Maître de conférences de droit public, Hdr, Creddi-ea 4541 Avocat au Barreau de la Guadeloupe
À l’occasion d’un colloque ayant pour thème : « outre-mer et devise républicaine », Bernard Stirn s’exprimait ainsi : « pour l’outre-mer, la République est le cadre dans lequel s’inscrit une évolution fondée sur le respect du droit et sur l’égale dignité des hommes. Pour la République, l’outre-mer est une de ses composantes, qui lui apporte davantage de diversité, lui impose des obligations et contribue, par les ouvertures qu’il lui offre, à son propre enrichissement… Dans la période récente, l’outre-mer a servi de laboratoire d’idées pour l’évolution constitutionnelle des rapports entre l’État et les collectivités territoriales, y compris de métropole[1] ».
L’histoire de la construction de l’État, en France, procède de l’agrégation de différents territoires qui ont donc précédé l’État, tel que nous le connaissons aujourd’hui. La somme de ce qui est qualifié de territoires locaux a concouru a formé la France. Au prix de guerres, de conquêtes, de sang et de règles de droit instituées, les aspérités locales ont été gommées pour donner naissance à un modèle étatique.
Dominé par l’uniformité, l’État unitaire qui demeure encore la forme choisie, n’a pas pour autant, irrémédiablement réussi l’extinction des identités territoriales particulières. La Langue de la République est bien le français[2], le Conseil Constitutionnel en a tiré la conclusion, notamment, en évoquant l’unicité du peuple français[3]. Le pouvoir central reste le lieu d’impulsion principal de la décision publique, même si l’exclusivité de cette impulsion lui échappe. Et ce, en raison pour l’essentiel, du mouvement de globalisation économique et son corollaire, la constitution de blocs régionaux supranationaux qui érode la souveraineté des États.
La pensée de Bernard Stirn évoque ces deux mouvements qui se font face, créant davantage de rivalités que de complémentarités. Le droit commun des collectivités territoriales d’outre-mer met en évidence le processus des forces étatiques centrifuges matérialisé par la volonté d’une identité normative sur l’ensemble du territoire national. Ce droit commun comporte en même temps des aspects bien dérogatoires, car la recherche de l’efficacité du droit exige de tenir compte de la diversité.
Au seuil de l’acte III de la décentralisation qui promet un nouvel approfondissement de celle-ci, c’est bien la conciliation de la tradition et de l’avenir dont il est question. Comment parvenir à ne pas dénaturer l’essence même de l’État unitaire aux racines jacobines tout en insufflant une nouvelle dose du couple liberté/responsabilité, aux collectivités territoriales ? C’est en effet, bien les libertés locales octroyées par la loi et l’exercice des responsabilités offertes qui irriguent la décentralisation française, décrit comme un processus incrémental de réforme[4].
À cet égard, que l’on se place du point de vue des collectivités d’outre-mer de droit commun ou de celles régies par un régime dérogatoire, notamment en matière d’application de la loi, le territoire de la France extra-hexagonale fait la démonstration du caractère plausible de la complémentarité entre unité et diversité. Le droit républicain appliqué aux collectivités dites secondaires[5] révèle sa capacité d’adaptation pour créer le lien nécessaire entre la tradition et la nécessaire modernité liée aux changements de circonstances. Du reste, le principe constitutionnel d’adaptation est consacré par le constituant au bénéfice des départements d’outre-mer et des régions d’outre-mer.
L’exception dictée par l’identité territoriale ne constitue donc pas une menace pour la République. L’obsession de l’uniformité qui prétend garantir l’unité fait l’objet d’une forme d’étiolement. Et en cela, comme l’indique Bernard Stirn et d’autres encore, l’outre-mer constitue à l’évidence un laboratoire d’idées pour renforcer l’efficacité de l’administration territoriale de la République.
L’observation de l’histoire juridique tout autant des faits laisse apparaître un ancrage de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution (I). A la faveur de la conjonction de diverses circonstances, événements et réformes, notoirement la décentralisation, leur mode d’administration va emprunter à l’adaptation et à la différenciation (II).
I. L’ancrage de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution
Le droit peut devenir la matrice du tout au détriment de la dimension factuelle qu’il va déformer. Le passage de l’institution gubernatoriale à l’institution préfectorale s’effectuera par un simple jeu d’écriture juridique qui deviendra la norme, précisément la norme constitutionnelle. Celui-ci symbolisera par la même, la transformation du statut colonial caractérisé par l’exception en statut départemental et régional caractérisé par l’identité normative.
Grâce donc à la force et à la légitimité de la règle pour laquelle la contestation est donc plus difficile, les quatre vieilles colonies : Guadeloupe, Guyane, Martinique et la Réunion deviennent des collectivités territoriales de droit commun sur le modèle de celles qui existent dans l’hexagone.
Cette traduction juridique et normative de l’affirmation du droit commun pour ces territoires est subordonnée à une construction minutieusement conduite. À l’énonciation philosophique et juridique du discours profitable au droit commun (A) va succéder une règle qui se veut instituante et valant autorité de la chose décidée par le pouvoir (B).
A. La construction de philosophie juridique d’un droit commun applicable à l’outre-mer
Dans son rapport et projet d’articles constitutionnels relatifs aux colonies, présentés à la Convention Nationale au nom de la Commission des Onze dans la séance du 17 thermidor an III (4 août 1795), Boissy d’Anglas avait notamment précisé : « rattachons les colonies à nous, par un gouvernement sage et ferme, par les liens d’un intérêt commun, par l’attrait puissant de la liberté. Que les colonies soient toujours françaises, au lieu d’être seulement américaines ; qu’elles soient libres, sans être indépendantes ; qu’elles fassent partie de notre République indivisible et qu’elles soient surveillées et régies par les mêmes lois et le même gouvernement ; que leurs députés, appelés dans cette enceinte, y soient confondus avec ceux du peuple entier qu’ils seront chargés de représenter ; qu’ils y délibèrent sur tous les intérêts de leur commune patrie, inséparables des leurs. Au lieu des assemblées coloniales, dont la liberté pourrait s’alarmer, et dont l’autorité nationale pourrait redouter l’influence, nous vous proposerons de diviser les colonies en différents départements[6]».
Cette fameuse déclaration de Boissy d’Anglas relative aux colonies françaises d’Amérique rend compte de l’importance du primat de l’identité nationale sur les singularités locales. Le droit commun supplantant alors allègrement tout régime de l’exception. L’ordre colonial présente entre autres la particularité d’instituer un ordre juridique marqué par l’assimilation, sur le mode d’une asymétrie entre le centre (métropole et ses ressortissants) et les territoires excentrés (colonies et colonisés).
Boissy d’Anglas va déjà très loin dans sa déclaration, en évoquant dès cette époque la départementalisation, qui interviendra quelques siècles plus tard. Le pouvoir central n’a donc pas recours à l’assimilation par l’identité normative dans un premier temps. Dans le même temps, l’identité normative sera aussi progressivement alimentée par la revendication d’égalité des colonisés. Les intérêts des uns et des autres vont converger en faveur de l’institution du droit commun.
On assiste donc à une rencontre entre l’assimilation qui peut être définie comme une technique de gouvernement pour administrer le lointain et l’exigence sociale d’égalité qui résulte de l’intégration juridique et culturelle de ces territoires éloignés à la République. Comment puis-je être le même sans bénéficier du même traitement ? Cette ligne dynamique à double direction, du haut vers le bas (assimilation) et du bas vers le haut (égalité) constitue le socle du régime juridique de droit commun des collectivités d’outre-mer de l’article 73 de la Constitution.
Sous l’ère coloniale et dans la période post-coloniale, l’assimilation est finalement la gangue du système, qui, traduit sur le plan juridique, correspond à l’application du droit commun à certaines collectivités territoriales sises outre-mer. L’édifice d’ensemble est conforté par le discours politique et juridique de l’uniformité qui est présenté à l’occasion des travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958 sous la formule suivante : « la République ne peut être une et indivisible et multiple et divisible[7] ».
Sont ainsi exprimés le principe fondamental du principe d’unité ainsi que la primauté de l’indivisibilité sur le pluralisme. Lorsque l’administration du territoire national relève pour l’essentiel du pouvoir central, il est plus aisé de refréner les tentations d’expression du pluralisme. Le droit jouant à cet égard un rôle majeur, en s’attachant à unifier en tout temps le territoire par la norme identique ; le représentant de l’État veillant, simultanément, comme l’indique la Constitution à garantir les intérêts nationaux.
Pour ce qui concerne les territoires situés outre-mer, traditionnellement appelés les quatre vieilles colonies (Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion), les velléités d’affirmation de pluralisme territorial sont contenues, non seulement par la présence du représentant de l’État, mais aussi par l’identité normative qui va constituer depuis le centre, l’épine dorsale de l’administration de ces territoires excentrés.
Le régime juridique inlassablement réaffirmé est celui du droit commun des collectivités territoriales. Les références principales et primordiales deviennent pour les résidents de la colonie : la loi nationale protectrice, élévatrice et émancipatrice ainsi que la « métropole » : la France hexagonale dotées d’un régime politique républicain et d’institutions démocratiques.
B. La construction du droit commun à destination des départements d’outre-mer
Le droit possède cette redoutable particularité qui consiste à transformer la nature juridique d’un territoire. Le droit, peut même sur un laps de temps variable influer considérablement sur l’identité culturelle. Il peut aussi raccourcir de manière significative les distances entre le centre d’impulsion qui crée la norme et le territoire de destination de cette dernière. Il concourt à l’unification, en tendant à rendre semblable ce qui est à l’origine différent. C’est une entreprise de conquête par sédimentation.
Il est dès lors largement possible, au regard de ce qui précède de conceptualiser une théorie de la gémellité par le droit[8]. L’effectivité de la théorie de la gémellité par le droit convertit des territoires sous statut colonial en collectivité départementale. D’un point de vue historique, on rappellera utilement que la centralisation étatique procède de deux créations institutionnelles successives : les départements qui garantissent l’uniformité du nouvel État révolutionnaire et les préfets, garants de l’unité étatique telle qu’elle est pensée par Napoléon Bonaparte.
Dans la France extra-hexagonale, la départementalisation procède d’une volonté de décoloniser par l’intégration normative et institutionnelle. L’abandon de la spécialité législative qui préside à l’administration coloniale est ainsi consommé. Des circonstances historiques expliquent cette évolution statutaire.
En effet, au sortir de la seconde guerre mondiale, la question de la décolonisation est posée avec acuité. En raison de leur situation géographique, les colonies américaines se trouvent dans l’orbite stratégique des États-Unis. Cette puissance hémisphérique, mais pas seulement, ne dissimule pas ses intentions d’adoubement à l’endroit de ces territoires, qui sont français depuis des siècles.
En même temps, la France est perçue comme une puissance coloniale dans un monde qui se veut changeant, car ayant entre autres rejeté la domination de l’homme par l’homme, dont le nazisme et le fascisme s’étaient fait les chantres. Pour affirmer sa souveraineté sur ces terres françaises d’Amérique[9], la France va procéder à une décolonisation par l’intégration, à l’inverse de ce qui se produira pour les possessions d’Afrique et d’Asie.
Par la loi n°46-451 du 19 mars 1946[10], les quatre vieilles colonies françaises d’Amérique et de l’océan Indien vont être transformées en départements. On parle de départements d’outre-mer. Mais, la qualification de départements d’outre-mer ne correspond pas à une catégorie juridique particulière. L’épithète « outre-mer » n’ayant qu’une portée géographique. Celle-ci indique simplement que ces départements ne sont pas situés sur le territoire de l’hexagone. Les collectivités de la République, aux termes des dispositions de la Constitution sont les : « communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier, les collectivités d’outre-mer ».
Les départements d’outre-mer, puis les régions d’outre-mer sont et demeurent la progéniture de la « mère patrie » étatique, support matriciel des collectivités territoriales. C’est l’État souverain, détenteur du pouvoir de faire la loi qui les génère. Pour établir une comparaison avec le droit civil en usant d’une métaphore, on dira que les enfants (légitimes, naturels, adultérins) quelque soient les circonstances de leur conception sont placés sur un pied d’égalité juridique[11], même si on peut évidemment reconnaître ça et là, qu’ils peuvent avoir des identités et des caractères différents.
Le critère géographique n’influe de prime abord, ni sur le droit qui va organiser le régime d’application de la loi, ni sur l’organisation administrative. Au surplus, il faut souligner en guise de rappel que l’article 73 de la Constitution du 27 octobre 1946 est rédigé de manière lapidaire, attestant d’une certaine intransigeance dans la volonté d’y installer le droit commun. En effet, l’article 73 de la Constitution qui institue la Quatrième République dispose : « le régime législatif et l’organisation administrative des départements d’outre-mer est la même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi ».
Le principe de l’identité législative est ainsi exprimé dans sa toute rigueur. À la philosophie d’administration qu’est l’assimilation culturelle, le pouvoir central y adjoint l’intégration institutionnelle formalisant la départementalisation puis la régionalisation. Il y adjoint également une intégration normative par la consécration du principe de l’identité législative et réglementaire.
Si la décentralisation ne remet pas fondamentalement en cause cette construction juridique super-structurelle (la norme) et infrastructurelle (l’institution), cette réforme de taille ouvre tout de même davantage la voie à une adaptation renforcée du droit commun, pouvant aller jusqu’à la différenciation normative.
II. Les collectivités d’outre-mer de l’article 73 : la mise en œuvre d’une décentralisation adaptée et différenciée
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 404.
[1] Stirn B., « L’outre-mer dans la République », Colloque organisé au Sénat par le Cercle pour l’excellence des originaires de l’outre-mer, Outre-mer et devise républicaine, CE, 29 avril 2011 :
[2] Article 2 alinéa 3 de la Constitution du 4 octobre 1958.
[3] Le Conseil constitutionnel a censuré la référence à un « peuple corse, composante du peuple français » dans la décision 91-290 DC du 9 mai 1991. Il s’est fondé notamment sur l’article 1er selon lequel « la France assure l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Il a considéré que la Constitution ne connaissait que le peuple français, du moins pour la métropole, et qu’il ne pouvait y avoir de distinction au sein de ce peuple. Pour consulter la décision, V. Jorf du 14 mai 1991, p. 6350. Recueil, p. 50.
[4] Thoenig J-C., « La décentralisation, dix ans après », Revue Pouvoirs, n°60, 1992, p. 5.
[5] L’expression est de Louis Favoreu. V. Favoreu L. & Roux A., « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale ? », Cahiers du Conseil Constitutionnel, n°12, mai 2002.
[6] Cité par exemple par V. Sable : La transformation des îles d’Amérique en départements français (Larose, 1955, p. 54).
[7][7] Déclaration de Léopold Sédar Senghor, cité par R. Debbasch, « Unité et indivisibilité » in La continuité constitutionnelle en France de 1789 à 1989, Economica et Puam, 1990, p. 28.
[8]V. Chicot P-Y., « La théorie de la gémellité par le droit » inL’influence du régime juridique des collectivités d’outre-mer sur la nature de l’État français (à paraître).
[9] Guadeloupe, Guyane, Martinique, mais aussi La Réunion.
[11] C’est l’allusion à l’alignement du statut des enfants légitimes, naturels et adultérins opérés par le législateur par la réforme législative du 3 janvier 1972.
Bertrand Faure Professeur à l’Université de Nantes
Nos collectivités territoriales, pourtant constamment réformées, continuent d’offrir bien des commodités pour le pouvoir central de l’État lui-même. Les résultats obtenus au titre de la décentralisation n’ont pas permis de freiner le développement de tous les vices auxquels cette décentralisation est spécialement sujette et les a poussées du côté même, ou suivant une inclinaison naturelle, elle penchait déjà. Ces vices réapparaissent sans cesse avec une physionomie un peu différente mais toujours reconnaissable : on voit toujours l’État aider, empêcher, permettre. L’extrême morcellement des compétences distribuées aux collectivités par des textes surchargées en conditions d’exercice fût à l’opposé des préconisations de départ (Rapport « Vivre ensemble », O. Guichard, 1976). Toutes interviennent dans les mêmes domaines (environnement, éducation, transport, social…) et on ne sait plus qui fait quoi. On assiste, au surplus, à un quadrillage complet de leurs conditions d’exercice, la collectivité compétente étant tenu d’élaborer un schéma d’exercice, de prendre l’avis des autres collectivités, de créer des commissions spéciales, de satisfaire aux objectifs légaux… « On décentralise en centralisant » ironisait le Doyen Vedel ! La tendance technocratique et jacobine l’a emporté. Au moment même où le président Hollande proclamait la nécessité d’un « choc de simplification », sa majorité parlementaire votait la loi du 27 janvier 2014 de « modernisation de l’action publique territoriale » créant, sous des appellations diverses, une vingtaine de commissions et une quarantaine de documents de planification, d’avis à prendre et d’accords nouveaux ! On expertisait au même moment qu’à peu près 400.000 normes s’imposaient aux collectivités territoriales pour un coût d’application annuel de 2 milliards d’euros (Conseil national d’évaluation des normes, 2013).
Dans ces conditions, il n’existe pas d’initiative locale d’envergure qui puisse se dispenser de la collaboration de tous les acteurs publics. Mais alors le retour à l’unité de commandement se fait inévitablement par l’accord général et le contrat avec l’État. Drôle de guerre où l’administration d’État vient toujours replacer ses objectifs, ses méthodes, ses contrôles avec l’impossibilité de sortir du fatiguant et monotone balancement entre la toute puissance administrative des ministères et celle politique des élus locaux. L’administration d’État continue de remplir toute la sphère qu’il ne peut se résoudre à laisser vivre. Il ne faut pas s’y tromper : ce qui est présenté ici comme une critique de nos collectivités territoriales recouvre, en réalité, une critique des élites dirigeantes, des élus et des institutions réformatrices de l’État.
Le tort est d’avoir transposé dans notre décentralisation par laquelle on voulait traiter le mal de l’État tout puissant cet esprit géométrique, logicien, cet appétit de réglementations et de contrôles qui est précisément à la racine de la centralisation. Cet échec de vouloir décentraliser dans le plus pur style jacobin, la décentralisation la porte toujours dans ses flancs. Alors, non seulement l’autonomie acquise par les compétences confiées aux collectivités ne procure qu’une décentralisation limitée, mais encore notre territoire est abandonné aux arrangements locaux et nationaux multipliés à l’infini, à l’entente entre les élus, aux tours de table, aux montages financiers qui sont en réalité des marchandages politiques, c’est-à-dire à un état d’anarchie parce que la France n’a plus aucun ordre territorial décidé. Ce n’est qu’une illustration de nos vicissitudes : les 16 kilomètres de la ligne ferroviaire Genève-Annemasse auront été réalisés à raison de 14 kilomètres côté suisse et 2 kilomètres côté français. Côté suisse, en peu de temps, un simple accord entre l’État et le canton concerné a permis de financer les 1,25 milliards d’euros nécessaires. Côté français, un tour de table entre Réseau ferré de France, l’État, la région Rhône-Alpes, le département de la Haute-Savoie, Annemasse Agglomération et le syndicat intercommunal d’aménagement compétent ne parvient pas à dégager les 235 millions d’euros qui auraient suffi par mauvaise volonté de certaines de ces institutions souhaitant voir la charge assumée par les autres. La réalisation du projet aura été retardée de trois ans. Le constat n’échappe à la vue de personne d’une administration complexe, lente opaque et coûteuse (Rapport « Il est temps de décider », E. Balladur, 2009). Le mal d’une France inexorablement centralisée et pulvérisée à la fois relève davantage d’une infirmité que d’une maladie : il n’est pas un mal subit et n’est justiciable d’aucun remède, d’aucun recette rusée que nos réformateurs nous vendent pour tenter de pallier ses inconvénients (subsidiarité, expérimentation, différenciation des normes à présent) tant il procède de l’histoire et de notre tempérament.
On voit dans la France d’avant 1982 un autre trait qui frappe encore dans celle d’aujourd’hui : loin d’avoir détruit le système d’un gouvernement local par des « notables », les réformes décentralisatrices l’ont amplifié à la hauteur de leurs nouvelles responsabilités et des nouveaux moyens offerts à leur collectivité. Le territoire est devenu le champ d’action de leur pouvoir et les élus locaux restent les enfants gâtés de la République. L’État les traite comme ses enfants car il les met sous sa tutelle, les place sous l’autorité de ses lois toujours plus précises, plus directives et plus nombreuses. Mais ces enfants sont gâtés car, le plus beau, est qu’une bonne part de ces lois, de leur nombre de leur complexité, ne procède presque pas de la volonté des ministres et de leurs bureaux mais des élus locaux eux-mêmes entendant que s’y inscrivent les cas particuliers, les assouplissements, les exemptions permettant de donner à leur commune, leur département ou leur région des solutions particulières qu’ils estiment indispensables à leur territoire. Depuis une vingtaine d’années, on assiste particulièrement à l’évolution de la législation qui habille sous forme de règles générales les sollicitations d’égoïsmes politiques souverains et les petits arrangements locaux.
Évidemment, d’autres facteurs co-agissent à rendre les lois plus nombreuses et plus complexes. Le résultat est aggravé par le fameux mille-feuille territorial, c’est à dire l’empilement des niveaux d’administration locale (communal, intercommunal, départemental et régional), qu’on ne veut surtout pas remettre en question par peur du sacrilège qui consisterait, aux yeux des élus, à diminuer le nombre de leurs fiefs. Mais la rançon à payer est qu’il faut faire vivre ensemble cette communauté par une débauche d’institutions et de règles de coordination. Et aucun projet public d’ampleur ne pourra se dispenser de l’accord entre les d’élus de tous niveaux pour le décider et le financer, ce qui abandonne les réalisations publiques au marché noir de leurs relations personnelles (affaire du projet d’aéroport de Nantes dans les années 1990).
S’y ajoute notre goût pour la réforme dans le style technocratique au passif duquel on doit porter la prolifération des réglementations, leur extrême minutie, leur mise à jour permanente, en répugnant à laisser la moindre marge de liberté à ceux qui devront leur obéir.
S’y associe également le fait que le législateur ne s’impose aucune rigueur simplificatrice ni le moindre recul par rapport à l’actualité, ne craignant pas, dans tous les domaines d’ailleurs, de se déchaîner en règles nouvelles sous les à-coups permanents de l’actualité.
On ne manque pas d’illustrations où le perfectionnement de la réforme est poussé jusqu’à l’absurde sous l’effet cumulé de tous ces facteurs. À la suite de l’épisode des « emprunts toxiques » souscrits par un certain nombre de communes provoquant leur surendettement pour des générations, la loi de sécurisation bancaire du 26 juillet 2013 leur fait désormais interdiction d’y recourir, exception faite où la signature d’un tel contrat leur permettrait de faire face… aux dépenses nées d’un contrat toxique antérieurement souscrit ! Une deuxième illustration peut être donnée avec la loi du 16 décembre 2010 qui relance la politique de fusions de communes, de nouvelles communes plus vastes étant mieux à l’échelle des contraintes d’un monde moderne. Pourtant, la même loi, dans un de ses articles, installe, en contradiction avec son objectif, une procédure – certes temporaire – de défusion de communes ! Et ce casse-tête à propos de la métropole du Grand Paris : la loi a pu prévoir la rétrocession aux communes des compétences qu’elles lui avaient pourtant déléguée ; dans ce cas, ces compétences peuvent être exercées, soit par la création d’un syndicat intercommunal qui devra s’installer sur des périmètres de 300 000 habitants, soit, par convention… par la métropole ! Tout est possible et son contraire parce qu’il ne faut pas déplaire aux élus.
Alors en quoi la loi reste-t-elle encore la règle générale que tout le monde doit respecter ?
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 405.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 412.
par François ABOUADAOU, Doctorant contractuel à l’Université de Lille, EA n° 4487 – Centre Droits et Perspectives du Droit, Équipe de recherches en droit public
Note sous TA de LILLE, 15 juin 2021, SOCIETE ENEDIS req. n°1805205
EXTRAITS :
Considérant ce qui suit :
[…]
Sur les conclusions dirigées contre la délibération n°2017-12-07-28 du 7 décembre 2017 :
Le juge de l’excès de pouvoir saisi d’un recours dirigé contre un acte inexistant est tenu d’en constater la nullité à toute époque et de le déclarer nul et de nul effet. Un acte ne peut être regardé comme inexistant que s’il est dépourvu d’existence matérielle ou s’il est entaché d’un vice d’une gravité telle qu’il affecte, non seulement sa légalité, mais son existence même.
D’une part, ainsi qu’il a été dit, il ressort des pièces du dossier que la commune de Loos a concédé, par deux conventions conclues en 1913 et pour une durée de trente ans, l’exploitation de son réseau de distribution d’énergie électrique, pour « tous usagers autres que l’éclairage public et privé », à la SLEE et à la SEGN. Ces conventions, qui portent sur l’exploitation du réseau de distribution d’électricité en HTA de la commune de Loos, ont été tacitement prolongées par les parties, qui en ont continué l’exécution, après leur arrivée à échéance en 1943. En application de la loi du 8 avril 1946 portant nationalisation et création d’un monopole pour le transport et la distribution de l’électricité en France, ces conventions de concession ont donc été transférées à EDF, puis à la société Electricité Réseau Distribution France (ERDF) et, enfin, à la société Enedis, cette dernière étant devenue, en vertu des dispositions du 1° de l’article L. 111-52 du code de l’énergie, la « société gestionnaire des réseaux publics de distribution issue de la séparation entre les activités de gestion de réseau public de distribution et les activités de production ou de fourniture exercées par Electricité de France ».
D’autre part, il ressort des dispositions combinées des articles L. 5217-2 et L. 5217‑5 du code général des collectivités territoriales que la Métropole européenne de Lille (MEL), à qui la compétence de ses communes membres en matière de concession de la distribution publique d’électricité et de gaz a été transférée de plein droit, s’est substituée à la commune de Loos dans les droits et obligations nés des contrats de concession en litige, dont l’existence a, ainsi qu’il a été dit, perduré jusqu’ici.
Il résulte de ce qui précède que la commune de Loos n’est plus partie mais tiers aux conventions de concession que la délibération en litige entend incomplètement résilier, celles-ci ayant été transférées à la MEL depuis le 1er janvier 2015. En prononçant la résiliation d’un contrat auquel la commune n’est pas partie, le conseil municipal de Loos est intervenu dans une matière réservée aux pouvoirs législatif et judiciaire.
Par ailleurs, contrairement à ce que fait valoir la collectivité défenderesse, il ressort des dispositions de l’article 8 du cahier des charges, annexé à l’autorisation préfectorale du 4 juin 1923 « pour la construction et l’exploitation directe en régie » du réseau de distribution publique d’énergie électrique que l’activité de la RME de Loos est limitée à la distribution d’électricité en BT, bien que pour tous usages. Il ne ressort pas des pièces du dossier que ce périmètre d’activité ait été modifié avant l’adoption de la loi précitée du 8 avril 1946, date à compter de laquelle toute nouvelle extension de son périmètre d’activité, tant géographique que fonctionnel, a été interdite. Dans ces circonstances, la RME de Loos ne saurait, sans méconnaître les dispositions de l’article L. 111-52 du code de l’énergie, étendre son périmètre d’activité aux réseaux HTA aujourd’hui exploités par la société Enedis, dont l’exclusivité n’a été remise en cause ni au regard des principes constitutionnellement protégés (CE, 28 septembre 2020, n°440703) ni au regard du droit de l’Union européenne (CE, 10 juillet 2020, n°423901). Par suite, la commune de Loos ne saurait remettre en cause l’exploitation, par la société Enedis, des réseaux de distribution d’électricité en HTA situés sur son territoire en lui ordonnant, par la délibération attaquée, la remise des ouvrages constituant ces réseaux.
Pour l’ensemble de ces motifs, et compte tenu de la gravité des vices qui l’affectent, la délibération en litige doit être regardée comme inexistante et de nul effet, sans qu’il soit besoin d’enjoindre à la société Enedis la communication des documents demandés par la commune de Loos. Par voie de conséquence, la décision du maire de Loos portant rejet du recours gracieux formé par la société Enedis à l’encontre de cette délibération doit également être regardé comme étant nul et de nul effet.
[…]
D E C I D E :
Article 1er : La délibération n°2017-12-07-28 du 7 décembre 2017 du conseil municipal de Loos ainsi que la décision portant rejet du recours gracieux formé par la société Enedis à l’encontre de cette délibération sont déclarés nuls et non avenus.
[…]
—————————————————————————————————————-
Un éclairage sur l’acte inexistant en matière contractuelle
Les décisions mobilisant la théorie de l’inexistence de l’acte sont particulièrement rares au point que des membres du Conseil d’Etat ont pu souligner que « le juge administratif a horreur de l’inexistence comme la nature a horreur du vide » bien qu’«il s’y résout cependant dans quelques cas graves et exceptionnels » (FOURNIER J. et BRAIBANT G., « Chronique générale de jurisprudence administrative », AJDA 1957, p.274). L’intérêt essentiel du jugement commenté se trouve donc dans la reconnaissance de l’inexistence d’une délibération d’un conseil municipal prononçant la résiliation d’une concession de distribution d’électricité qui permet, par là-même, de démontrer l’usage particulier qui est fait de la théorie de l’inexistence de l’acte en contentieux administratif.
Cette théorie de l’inexistence de l’acte recouvre une double réalité : celle de l’inexistence matérielle et celle de l’inexistence juridique. La première est particulièrement banale, l’acte n’existe tout simplement pas (A propos d’une délibération matériellement inexistante v. par exemple, CE 9 mai 1990, Commune de Lavaur, n°72384, Rec.115 ; Quot. Jur. 105, note Rouault ; D. 1991, Somm. 135, note Llorens et Soler-Couteaux). La seconde, l’inexistence juridique, est plus singulière et difficile à présenter car elle découle de la gravité des vices qui affectent l’acte ; cette notion de gravité étant laissée à l’appréciation du juge. Il en ira ainsi par exemple des actes adoptés par un organisme « dépourvu d’existence légale » (CE, 9 novembre 1983, Saerens, n°15116, Rec. 453). A ce propos, l’incompétence illustre parfaitement toute la difficulté de dresser une ligne de démarcation claire. En effet, la seule incompétence de l’auteur de l’acte peut constituer une illégalité (CE, 5 juin 1981, Société Incimer, n°10058, Rec. 244 ; – CE, 12 juin 1987, Roujansky, n°78169, T.p.531) tout comme elle pourra également conduire à l’inexistence de l’acte, comme dans le cas d’espèce.
Dans les faits, le réseau électrique de la commune de Loos se compose d’un réseau en « haute tension » et d’un réseau « basse tension » . Pour le premier de ces deux réseaux, la commune a conclu deux conventions les 8 février et 1er août 1913 portant concession pour une durée de trente ans, pour « tous les usagers autres que l’éclairage public et privé » avec la société lilloise d’éclairage électrique et la société électrique et gaz du Nord. L’exécution de la concession, arrivée à échéance en 1943, a été poursuivie par les parties au-delà de cette date par reconduction tacite. Les droits et obligations nés de ces contrats ont été transférés à l’établissement public Electricité de France par l’effet de la loi n°46-628 du 8 avril 1946 relative à la nationalisation de l’électricité et du gaz, puis à la société Electricité Réseau Distribution France et enfin à la société Enedis.
Pour la construction et l’exploitation du second réseau, la commune de Loos a créé, le 10 octobre 1922, une régie municipale d’électricité ayant pour but la construction et l’exploitation d’un réseau de distribution en « basse tension » ; cette régie ayant été transformée à compter du 1er janvier 2000 en établissement public industriel et commercial ayant notamment pour objet la distribution d’énergie électrique, la gestion de l’éclairage public et de la signalisation lumineuse. Cette dernière ayant la qualité d’entreprise locale de distribution, qualifiée également de distributeur non nationalisé, elle a été maintenue hors du champ de la nationalisation opérée par la loi du 8 avril 1946, dans la limite de son périmètre d’intervention géographique et fonctionnel à cette date.
Ainsi, sur le territoire communal, le réseau de distribution d’électricité est pris en charge par la société Enedis en ce qui concerne la distribution d’électricité en « haute tension » et par la régie municipale en ce qui concerne la distribution de l’électricité en « base tension ». Cette dernière prenant également en charge, de fait, une partie de la distribution de l’électricité en « haute tension »
Souhaitant unifier le réseau de distribution électrique autour de la régie municipale d’électricité, la commune, par une délibération du 7 décembre 2017, a décidé de résilier ou de « constater l’expiration » des conventions de concession conclues pour l’exploitation du réseau « haute tension », de demander à la société Enedis de lui remettre les ouvrages constituant le réseau « haute tension » situé sur le territoire de la commune et enfin d’autoriser le maire à négocier son indemnisation en contrepartie de la remise des biens.
La société a alors formé un recours gracieux demandant le retrait de la délibération, recours rejeté par une décision du 5 avril 2018, puis a saisi le tribunal administratif de Lille pour obtenir l’annulation de la délibération et de la décision rejetant son recours gracieux. Par son jugement du 15 juin 2021, la tribunal administratif a déclaré la délibération et la décision portant rejet du recours gracieux nulles et non avenues. Si le recours à cette qualification illustre tout d’abord une application singulière au contentieux contractuel (1), ceci n’empêche pas qu’il faille tout de même s’interroger sur l’opportunité d’y recourir dans le cas présent (2).
1. Une illustration remarquable de l’application de la théorie de l’existence de l’acte au contentieux de la résiliation du contrat
En matière de déclaration de l’inexistence d’un acte, le contentieux de la fonction publique a pu offrir une kyrielle, toute relative, d’illustrations, en particulier dans le cas des promotions ou nominations pour ordre (CE, Sect, 30 juin 1950, Massonnaud, Rec. 400, concl. J.Delvolvé ; S. 1951.3.57, note F.M. ; CE, Ass, 15 mai 1981, Maurice, Rec. 221 ; AJDA 1982.86, Concl. Bacquet ; D. 1981. IR. Obs. P Delvolé ; D. 1982.147, note Blondel et Julien-Laférrière). A l’inverse, le présent jugement marque ici un exemple, si ce n’est inédit du moins particulièrement remarquable, d’application au contentieux de la résiliation contractuelle (v. à propos du contenu d’une convention d’affermage, TA Versailles, 12 décembre 1991, Préfet du Val d’Oise c/ Commune de Goussainville, Compagnie des eaux de Goussainville, CJEG 1992. 126).
Pour mobiliser cette théorie, le tribunal analyse, tout d’abord, la compétence de la collectivité pour procéder à la résiliation de telles conventions de concession en matière d’électricité. Après avoir rappelé de façon laconique que les conventions conclues en 1913 ont fait l’objet de tacite prolongation depuis l’échéance prévue du fait de la continuité d’exécution du contrat – et sans même s’interroger sur l’éventuelle légalité de telles tacites reconductions (Rappr. CE, avis, 27 octobre 2021, Société Enedis, n°452903) – la juridiction énonce que la commune de Loos a été substituée de plein droit par la Métropole européenne de Lille dans les droits et obligations des contrats de concessions querellés par l’effet des articles L.5217‑2 et L.5217-5 du Code général des collectivités territoriales. Ces dispositions opérant un transfert de compétences vers cet EPCI en matière de concession de distribution publique d’électricité et de gaz. Elle en déduit alors que la commune de Loos n’est plus partie au contrat mais uniquement un tiers à celui-ci et n’est dès lors plus compétente pour opérer une telle résiliation. C’est principalement de cette incompétence que le tribunal va déduire l’inexistence juridique de l’acte attaqué.
En précisant que la commune est intervenue dans « une matière réservée aux pouvoirs législatif et judiciaire », le tribunal adopte une position claire quant à la ligne de partage entre l’incompétence vice d’illégalité et l’incompétence vice d’inexistence de l’acte en admettant qu’il existe une distinction entre l’incompétence au sein même de la sphère administrative et celle qui la dépasse. Cependant, cette formulation, qui était historiquement celle de Laferrière dans son Traité de la juridiction administrative, est pourtant singulière puisque les décisions en la matière n’y font classiquement pas référence. D’ailleurs, la qualification d’empiètement sur le pouvoir judiciaireinterroge d’autant plus qu’elle semble ignorer le cas du pouvoir de résiliation du contrat par le juge administratif. L’énonciation aurait probablement gagné en précision en mentionnant de façon plus générale l’atteinte aux pouvoirs dévolus aux autorités juridictionnelles ou au juge du contrat.
En adoptant un contrôle du respect de la séparation des pouvoirs pour qualifier l’inexistence de l’acte, le tribunal revient à une analyse soutenue de longue date par la doctrine qui tend à reconnaitre celle-ci dès lorsqu’il s’agit d’une « usurpation inconstitutionnelle » (LAFERRIERE Edouard, Traité de la juridiction administrative, 2ème éd., 1896, T.2, p.489).
La mobilisation de ce mécanisme est également intéressante du point de vue des conséquences à déduire de la déclaration d’inexistence. Si l’adage veut que « la fraude corrompt tout », il en va de même pour l’inexistence de l’acte. Ceci conduit à censurer, également comme inexistant, le rejet du recours gracieux. Par le passé, le juge administratif n’a pas toujours tiré, alors qu’il le devait, les conséquences de l’acte inexistant en procédant seulement à l’annulation de l’acte pris sur le fondement de celui-ci (CE, Ass, 31 mai 1957, Rosan Girard, n°26188, Rec. 355, concl. Gazier ; AJDA 1957. II.273, chr. Fournier et Braibant ; D. 1958.152, note P.W.). Désormais, il est plus prompt à reconnaitre l’inexistence juridique d’un acte découlant d’un acte lui-même inexistant (CE,10 novembre 1999, Préfet de la Drome, n°126382, Rec. 940 ; CE, 3 mars 2017, Mme Goupil, n°398121, Rec. 432 ; BJCL 2017 p.203, concl. Pellissier).
Malgré ce recours remarquable à la théorie de l’inexistence de l’acte, celui-ci n’est pas sans interroger au vu du faible intérêt pratique qu’il comporte dans le cas d’espèce.
2. La mobilisation de la théorie de l’acte inexistant comme preuve d’un juge disciplinaire de l’action administrative
Il est largement admis que la théorie de l’inexistence constitue avant tout un instrument éminemment fonctionnel pour le juge administratif (WEIL P., « Une résurrection : la théorie de l’inexistence en droit administratif », D.1958, chr. IX, p.49-59 ; BIAGINI-GIRARD Sandrine, L’inexistence en droit administratif, Paris, L’Harmattan, 2010, 496 p.). Par suite, bien que le juge soit tenu de constater la nullité d’un acte en raison de son caractère de moyen d’ordre public (CE, Sect, 18 janvier 2013, Syndicat de la magistrature, n°354218 ; AJDA 2013. 142, obs. de Montecler ; AJFP 2013. 356), la ligne ténue entre illégalité et inexistence lui laisse bien souvent une marge d’appréciation lui permettant d’opter pour l’une ou l’autre des solutions.
A cet égard, il peut, en se plaçant sur le terrain de l’inexistence, s’affranchir notamment des restrictions de délais contentieux (CE, 28 février 1986, Commissaire de la République des Landes, n°62206, Rec. 50 ; AJDA 1986. 326, note J.Moreau ; RFDA 1987. 219, note J.-C. Douence ; RDP 1986. 1468, note J.-M. Auby) et des effets créateurs de droits d’une décision (CE, Sect, 30 juin 1950, Massonnaud, préc.).
Néanmoins le recours à la théorie de l’inexistence de l’acte dans cette décision interroge. Pourquoi le juge administratif s’est-il efforcé de reconnaitre une pareille inexistence de la délibération du conseil municipal alors même qu’une simple annulation aurait atteint des objectifs analogues ? Si la réponse ne se trouve manifestement pas dans les justifications précédemment évoquées, sans doute faut-il n’y voir qu’une volonté du juge de s’ériger en pouvoir disciplinaire de l’administration en lui rappelant la gravité du vice qui entachait sa délibération, et spécialement pour la dissuader d’adopter une nouvelle décision similaire.
Alors même que l’inexistence de l’acte est déjà acquise du fait de l’incompétence de la commune et qu’il n’a dès lors pas lieu à statuer sur les moyens de la requête (CE, 18 mars 1921, Gaubert, Rec. 328 ; DP 1922.3.31) puisqu’il s’agit d’un moyen d’ordre public (CE, 5 mai 1971, Préfet de Paris et ministre de l’intérieur, Rec. p. 329 ; AJDA 1972.301, note V.S.), la juridiction adopte une approche à la fois ferme et didactique pour purger le contentieux d’éventuelles contestations ultérieures relatives au monopole dévolu à la société Enedis. Sur ce point de nombreuses collectivités n’ont pas manqué de contester, ces dernières années, une liberté contractuelle lourdement atrophiée par une l’obligation de négociation avec un opérateur unique et encadrée par un cahier des charges largement contraint par les dispositions législatives et réglementaires (V. CE, 12 avril 2021, Société Ile de Sein Energies, n°436663).
Pour cette raison, le tribunal rappelle clairement que l’intervention de la loi du 8 avril 1946 a eu pour effet d’interdire toute nouvelle extension du périmètre d’activité, tant géographique que fonctionnel, des activités des entreprises locales de distribution. A ce titre, la commune ne peut se prévaloir d’une gestion de fait par la régie municipale d’électricité d’une partie du réseau « haute tension » dès lors que celle-ci n’était pas prévue par l’autorisation préfectorale créant cette régie avant l’intervention de la loi du 8 avril 1946. A noter que la juridiction apporte un soin particulier à réaffirmer explicitement que l’exclusivité d’intervention de la société Enedis a été confirmée par le Conseil d’Etat tant au regard des principes constitutionnels (CE, 28 septembre 2020, n°440703) que du droit de l’Union européenne (CE, 10 juillet 2020, n°423901).
L’analyse de la jurisprudence locale éclaire sur l’utilisation de cette méthode puisqu’il ressort de celle-ci que la juridiction avait déjà eu à statuer, l’année précédente, sur l’attribution d’une concession de distribution publique d’électricité par la métropole européenne de Lille à la société Enedis. Cette instance ayant donné lieu à une QPC à propos de laquelle le Conseil d’Etat estima, pour refuser la transmission au Conseil constitutionnel, que l’exclusivité conférée à la société n’était ni contraire à la libre administration des collectivités territoriales ni au principe d’égalité (CE, 28 septembre 2020, n°440703, préc.). Cette solution justifiée par « la nécessité d’assurer la cohérence du réseau des concessions actuellement géré par les sociétés Enedis et EDF et de maintenir la péréquation des tarifs d’utilisation des réseaux publics de distribution », n’est pas novatoire puisqu’elle transpose fidèlement la solution adoptée par le Conseil constitutionnel en matière de distribution de gaz naturel (Cons. Const., 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie, n°2006-543 DC, JCP A 2007. 2014, note Drago ; RFDA 2006. 1163, note de Bellescize).
Du point de vue du droit de l’Union Européenne, le Conseil d’Etat considère que la position monopolistique d’Enedis ne pose pas non plus de difficultés en raison de la gestion par l’opérateur de services d’intérêt économique général au sens du paragraphe 2 de l’article 106 du TFUE. Les sujétions imposées au titre de ses missions justifient qu’il soit octroyé à l’opérateur des droits exclusifs d’exploitation. Cette position classique s’inscrivant dans la ligne de la jurisprudence européenne en la matière qui autorise les restrictions à la concurrence en raison des nécessités découlant d’une mission d’intérêt général (CJCE, 27 avril 1994, Commune d’Almelo, aff. C-393/92 ; Europe 1994, n°243, note L. Idot ; JT dr. eur. 1994.116, obs. Derenne ; RTD eur. 1995. 46, n°25, obs. L. I.). Ce raisonnement est aussi cohérent au regard des décisions antérieures rendues par le Conseil d’Etat dans le domaine similaire de la compatibilité du droit de l’Union avec le système de tarification réglementée de l’électricité (CE, Ass, 18 mai 2018, Société Engie et Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), n°413688, Rec. p. 204, concl. E. Bokdam-Tognetti ; AJDA 2018. 1010 ; RFDA 2018. 669, concl. E. Bokdam-Tognetti ; RTD eur. 2018. 835, obs. E. Muller).
Dans le cas présent, la gravité du vice conduisant à déclarer, subsidiairement à l’incompétence, la délibération inexistante trouve sa justification dans une double raison. Elle tient à la fois au caractère évident de la violation de la règle de droit, l’article L.111-52 du code de l’énergie étant limpide sur les modalités de répartition entre les zones de desserte exclusive, mais aussi en raison du caractère sensible de cette problématique et d’une possible multiplication des contentieux quant à l’organisation de la distribution d’énergie en France.
La volonté de sanction symbolique du juge administratif a donc prévalu, dans ce jugement, sur un réel intérêt pratique du recours à un tel mécanisme d’inexistence. Si le juge administratif assure la discipline de l’activité administrative, il se veut dans le même temps pédagogue afin de prévenir l’apparition de contentieux qu’une jurisprudence balbutiant, voire contradictoire, pourrait faire prospérer.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2022 ; chronique administrative ; Art. 388.
en partie en ligne (par extraits dans un premier temps) sur le présent site Internet mais aussi
à l’intérieur d’un ouvrage publié aux Éditions l’Épitoge :
40 regards sur 40 ans de décentralisation(s)
mars 1982- mars 2022
Dossier spécial du Journal du droit administratif
Dir. Prs F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina
Dans un discours prononcé le 27 juillet 1981, G. Defferre affirmait : « La France profonde est dans nos villes, dans nos villages. Elle aspire à tenir sa place, à être considérée, à jouer son rôle, à choisir son destin. Il est injuste et dangereux de la maintenir sous le boisseau, de l’empêcher de s’exprimer, de décider pour elle-même. Le Gouvernement (…) a confiance dans les Français, dans leur capacité de choisir leurs élus, des élus majeurs et responsables. Des élus libres d’agir, sans tous ces contrôles a priori, sans que leurs décisions soient remises en cause, retardées, déformées par des fonctionnaires ou des ministres lointains, qui connaissent mal leurs problèmes et que rien n’habilite à décider à leur place. Il est enfin temps de donner aux élus des collectivités territoriales la liberté et la responsabilité dans le cadre de la loi ».
A l’occasion du 40e anniversaire des lois Defferre, un dossier spécial du Journal du droit administratif (Jda) (fondé en 1853 à Toulouse et refondé dans ce même lieu en 2015) donne la parole à 40 personnalités particulièrement qualifiées (universitaires, élus nationaux et élus locaux, agents publics) pour apporter leur témoignage, leur regard sur cette période de 40 années de décentralisation(s) en France.
Décentralisation(s). Joyeux anniversaire la décentralisation ou plutôt joyeux anniversaires tant ils sont nombreux les points de vue(s) et les possibilités – tant positives que négatives – tant laudatives que dépréciatives – de considérer les décentralisations assumées, avérées, imaginées, redoutées ou encore fantasmées et parfois même repoussées que la France a connu entre les mois de mars 1982 et 2022.
Tel a bien été l’objectif que nous nous sommes fixé en proposant aux lecteurs et aux citoyens « 40 points de vue(s) », « 40 contributions », « 40 regards » sur 40 ans de décentralisation(s) et non de décentralisation au singulier. Partant, le présent projet s’inscrit dans deux « traditions » que matérialisent au quotidien de leurs travaux le Journal du Droit Administratif (Jda) et le Collectif L’Unité du Droit (Clud), partenaires de la présente publication aux côtés de l’Université Toulouse 1 Capitole et de son laboratoire, l’Institut Maurice Hauriou (Imh).
Le Jda, en effet, a pour vocation, depuis 1853[1] lors de sa première création depuis la Faculté de Droit de Toulouse, d’offrir et de diffuser des points de vue(s) et des publications qui non seulement cherchent à mettre « à la portée de tous » et donc des citoyennes et des citoyens des questions juridiques potentiellement réservées à des juristes spécialistes mais encore à diversifier sciemment et volontairement ces points de vue en confrontant des opinions diverses mais surtout complémentaires afin que chacun, in fine, se forge sa propre opinion née de la confrontation potentielle des avis éclairants d’autres auteurs. C’est aussi pleinement la vocation du Clud et de ses éditions (les Éditions L’Épitoge) qui depuis dix-huit années déjà (autre anniversaire de majorité !) emploient et assument dans leurs contributions l’usage du « s » dit cludien (sic) placé entre parenthèses et évoquant de façon assumée la potentialité des avis et d’éventuelles diffractions doctrinales.
Voici donc bien 40 regards… sur 40 ans de décentralisation(s).
L’ouvrage en est construit autour de quatre thématiques : celle des bilans et perspectives (I), celle des compétences décentralisées au cours des 40 dernières années (services publics, finances publiques avec une focale sur le secteur sanitaire et social) (II), celle de la mise en perspective(s) des territoires (III) ainsi qu’une série conclusive de tribunes et de témoignages (IV).
Ont ainsi participé au 40e anniversaire de la décentralisation française en nous offrant leurs contributions : Célia Alloune, Jean-Bernard Auby, Robert Botteghi, Jordan Chekroun, Pierre-Yves Chicot, Jean-Marie Crouzatier, Florence Crouzatier-Durand, Méghane Cucchi, Carole Delga, Virginie Donier, Maylis Douence, Vincent Dussart, Mélina Elshoud, Delphine Espagno–Abadie, Pierre Esplugas–Labatut, Bertrand Faure, André Fazi, Léo Garcia, Nicolas Kada, Marietta Karamanli, Florent Lacarrère, Franck Lamas, Éric Landot, Xavier Latour, Jean-Michel Lattes, Pierre-Paul Leonelli, Alexis LeQuinio, Marine deMagalhaes, Wanda Mastor, Clément Matteo, Jean-Luc Moudenc, Isabelle Muller–Quoy, Jean-Marie Pontier, Laurent Quessette, Anne Rainaud, Claude Raynal, Jean-Gabriel Sorbara, Marie-Christine Steckel–Assouère, Mathieu Touzeil-Divina, Michel Verpeaux & André Viola.
Table des matières
Extraits en ligne :
Le JDA est par ailleurs heureux en ce jour anniversaire de la Loi du 2 mars 1982 de vous proposer en ligne et en accès libre outre l’introduction dudit dossier, 22 extraits (puisque 2022) des 40 contributions précitées :
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021-2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ; dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 387.
[1] Sur le média : Touzeil-Divina M., « Le premier et le second Journal du Droit Administratif : littératures populaires du droit public ? » in Littératures populaires du Droit ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.
Le Master Droit de la Santé & le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.
par M. Mathieu Touzeil-Divina Université Toulouse 1 Capitole Co-directeur du Master Droit de la Santé Directeur du JDA
Horvilleur Delphine, Vivre avec nos morts ; Paris, Grasset ; 2021.
L’auditeur de plusieurs grandes maisons radiophoniques connaît évidemment l’auteure de l’ouvrage dont il est ici rendu compte, Delphine Horvilleur. Rabbin du « Judaïsme en mouvement », elle a déjà publié de nombreux ouvrages mais aucun, a priori et sauf omission, ne concerne directement et juridiquement le(s) droit(s) et pas même ceux de la santé. Bref, mais on s’en doutait un peu, l’auteure n’est pas juriste (et c’est déjà là peut-être une première qualité).
Toutefois, nous avons décidé d’intégrer son opus « Vivre avec nos morts » car il rejoint, précisément, une des thématiques chères au(x) droit(s) de la santé ; thématique que la présente chronique accueille à bras ouverts : le(s) droit(s) éprouvé(s) par le(s) citoyen(s). Il est effectivement non seulement opportun mais obligatoire à nos yeux de toujours se demander comment les droits sont non seulement reçus mais encore mis en œuvre(s) et ressentis par leurs premiers destinataires. Par ailleurs, en consacrant ce livre à la Mort et à la fin des vies, Delphine Horvilleur rejoint l’une des branches du droit de la santé, celle du dernier souffle de vie. Partant – que l’on soit juriste ou non – elle tente de nous faire approcher un sujet que nombre d’entre nous ne souhaiterait jamais aborder : celui de nos propres réactions face à la Mort comme si le sujet pouvait – en humanité avant tout – être réellement apprivoisé alors que quiconque la rencontre ne semble que pouvoir la subir ou la fuir.
Récemment, en Droit, c’est aussi un constat que dépasse la Défenseure des Droits dans son « rapport funéraire » de 2021 et dans lequel elle appelle à davantage – précisément – de droit(s) autour de la Mort et surtout de celles et de ceux qu’elle rend esseulés.
Et comme l’on sait qu’elle va entraîner avec elle son inévitable cortège de fleurs, de pleurs et d’humeurs, on nous en propose en sous-titre un « petit traité de consolation ». Tel sera peut-être pourtant l’un des rares reproches que l’on pourra faire à son auteure. Car si nous avons très sincèrement beaucoup aimé et appris au fil des pages de ce formidable recueil construit à partir de onze témoignages-chapitres portant chacun le nom d’une ou d’un défunt(e), nous n’y avons pas vu ou perçu un instrument de consolation mais plutôt un guide d’adoption que l’on rédigerait à destination des futurs maîtres d’un animal indomptable et auxquels on dirait : nos conseils ne vous serviront sûrement pas à apprivoiser ce qui ne peut l’être mais au moins à oser le regarder et à essayer.
« Allons & voyons ».
C’est par ces mots du Sermon sur la Mort (1662) de Bossuet :
« c’est une étrange faiblesse de l’esprit humain que jamais la mort ne lui soit présente, quoiqu’elle se mette en vue de tous côtés, et en mille formes diverses. On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que ce mortel est mort » …
…que nous avons souvent introduit nos leçons, cours ou considérations sur le(s) droit(s) de la Mort[2]. En effet, voilà bien une réaction toute humaine et singulièrement toute contemporaine, moderne et occidentale que de croire qu’en enfermant la Mort dans un cercueil puis dans la terre (ou en la faisant brûler) puis en la contenant dans un espace – lui aussi fermé et détaché des regards (p. 82 et s.) – (le cimetière mais désormais aussi l’espace cinéraire), elle n’existera plus. Le rite funéraire juif se conclut d’ailleurs aussi par cette « clôture » ou fermeture du linceul (p. 50) :
« Un dernier détail clôture (sic) la préparation des morts dans la tradition juive : le linceul doit être cousu à ses extrémités, et ainsi refermé juste avant que le corps ne soit prêt à être inhumé. Le vêtement des morts est clos, et cette couture scelle leur départ ».
Et l’auteure de rappeler même un souvenir d’enfance (p. 82) :
« Ma mère nous interdisait d’entrer dans un cimetière. Vieille superstition ashkénaze : ne pas faire approcher les enfants de la mort. Je suppose qu’on s’imagine ainsi la tenir hermétiquement à distance ».
Mettez cependant vos deux mains sur vos yeux. Ça y est ? Non, vous avez triché puisque vous me lisez. Ça y est ? … Bon, vous le lirez plus tard mais sachez que si vous l’avez fait même si dans votre champ de vision, ce texte n’existait plus, il n’empêche qu’il était toujours là.
La Mort aussi. Tout le temps.
Elle est inévitable et aussi humaine et certaine que la vie elle-même. Nous devons par ailleurs la vie à la mort de cellules premières rappelle, comme pour normaliser l’expérience, l’auteure (p. 20).
Alors, oui, il faut oser, aller et regarder et c’est à cela que nous entraîne, en nous tenant la main, en nous rassurant, en nous conseillant, Delphine Horvilleur. Et pour cela et de cela il faut l’en remercier mille fois.
Entre les religions, un témoignage fait de portraits & d’accompagnements.
C’est, sans le vouloir on l’imagine, une équipe de football funéraire qu’a réunie dans son œuvre Delphine Horvilleur. Onze défunts en un autre Évangile y sont évoqués avec humour, avec tendresse, avec sincérité et avec toujours en filigrane, ce rapport qu’eux-mêmes, leurs proches ou leurs absents ont eu ou refusé d’avoir avec la Mort. Le rabbin Horvilleur en est à la fois témoin puis acteur.
Cela dit, l’acteur ne cache pas son rôle particulier au seuil de la Mort de ses frères et sœurs en communauté. Elle est rabbin et accomplit en conséquence parfois la lecture du tristement célèbre qaddich ou קדיש en langue araméenne (ainsi directement adressée au Très-Haut).
Les témoignages et les récits que nous confie Delphine Horvilleur se font par suite tant dans l’intimité que dans l’humilité et l’Humanité. On ne reçoit pas une « leçon » (ou alors de vie !), on entend des confidences, des secrets partagés, une confiance manifeste dans l’autre et son respect (p. 112 et s.) :
« Personne ne sait parler de la mort, et c’est peut-être la définition la plus exacte que l’on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole ».
Tout est ici résumé : on sait que l’on ne pourra pas mais on essaie, et l’on accompagne.
Toutefois, disons-le très simplement, l’ouvrage n’est pas destiné seulement ou forcément aux lecteurs et aux lectrices de confession juive et ne pas l’être n’empêche en rien ni la lecture ni l’accompagnement qu’en offre son auteure. Redisons-le, c’est en Humanité qu’on s’y sent accompagné que l’on soit croyant ou athée, Juif ou d’une autre religion.
Accompagner, telle est bien la mission dont relève ici le rabbinat de l’auteure (p. 80 et s.) :
« Je crois que jamais mieux que ce jour-là, je n’ai compris mon rôle et ce à quoi sert un officiant au cimetière. Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche revienne à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une voix qui n’est pas la leur, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ceux d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » et aux « mauvais » juifs et à ceux qui font comme ils peuvent ».
La Mort invisible que l’on pourrait voir… malgré les pandémies.
La pandémie contemporaine, qu’évoque naturellement Delphine Horvilleur (p. 15) dès le premier de ses chapitres, n’a malheureusement fait qu’accentuer le phénomène que nous condamnons d’invisibilisation de la Mort[3] et que d’autres essais, par exemple à l’aune de la religion et des rites catholiques, d’aucuns[4] ont pu qualifier de « Mort confisquée ». Cachée, dissimulée, la Mort a toujours plus été cachée (au moins de mars à fin décembre 2020) puisque jusqu’à la décision (de condamnation) du Conseil d’État du 22 décembre 2020[5] entraînant une modification de la législation funéraire, la Mort et les morts ont été dissimulés, par précaution et peur de transmission, aux yeux mêmes des proches et des parents ; la plupart des soins rituels ayant même été prohibés[6]. Un ultime confinement étant alors imposé aux défunts après avoir seulement concerné les vivants[7]. Delphine Horvilleur, quant à elle, ne dissimule rien du malheur ou des peurs ; elle les affronte et y fait fac en nous engageant à au moins essayer de suivre ses pas.
Voir les ou plutôt « la » Mort, la religion juive y incite pourtant nous rappelle l’auteure (p.37 et s.) qui donne au lecteur la signification a priori première de ces cailloux laissés par les visiteurs sur les sépultures de leurs défunts. Ils indiquent bien sûr, aujourd’hui, aux autres vivants que l’on ait passé, que l’on a pensé aux défunts, que l’on se les ai rappelés mais ils signalent aussi une tombe, un des lieux de la Mort pour celles et ceux qui avaient autrefois l’interdiction de l’approcher. Aujourd’hui, cependant, …
« Contrairement aux fleurs qui fanent, les cailloux restent et disent la force du souvenir. Ils racontent la place inaltérable qu’occupent les disparus dans la vie de ceux qui leur survivent.
Et puis le caillou, en hébreu, porte un nom particulier, dont le signifiant caché a valeur de puissant symbole. Un caillou se dit Ebben, et ce mot, une fois fendu, en révèle deux qu’il semble avoir fait fusionner « ab » et « ben », le « parent » et « l’enfant ».
Poser un caillou sur une tombe, c’est [désormais] déclarer à celui ou à celle qui y repose que l’on s’inscrit dans son héritage (…). La pierre dit la filiation, réelle ou fictive, mais toujours véritable ».
Une autre religion abrahamique, ajoutons-nous, n’a-t-elle pas basé sa famille et donc son héritage également sur ce même terme : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » relève en effet saint-Matthieu en son Évangile (chapitre 16, versets 13 à 23).
« LeH’ayim » ; « A la vie » !
C’est une expression qui revient comme une ritournelle dans l’ouvrage de Delphine Horvilleur. « A la vie » ; « LeH’ayim » nous incite-t-elle à trinquer à ses côtés (p. 25 et s.) comme pour rappeler plusieurs paradoxes conjurant la Mort : buvons à la vie et enfermons-là dans ce lieu (le cimetière) que la langue des Hébreux nomme Beit haH’ayim c’est-à-dire – précisément – la « maison des vivants » ! Il est vrai cela dit (en Droit également) que les cimetières sont a priori aussi – sinon surtout – faits par les vivants certes à la mémoire des morts mais pour et par les vivants. Ne dit-on ainsi pas du cimetière en droit administratif qu’il est un lieu de domanialité publique parce qu’il serait affecté « à l’usage direct de tous » ; le « tous » étant nécessairement l’assemblée des vivants puisque le Mort, en droit français et à notre grand regret[8], n’a pas véritablement de « droit(s) » ?
C’est avec malice et humour, qu’à plusieurs reprises, Delphine Horvilleur rappelle également ce quasi-mantra qui semble conjurer la Mort en la défiant d’un « LeH’ayim » ! puis d’un « Désolé, on n’est pas là. Repassez plus tard » (p. 25) !
On croirait entendre le personnage d’Arya Stark dans Games of Thrones lorsqu’elle nargue la Mort en la défiant après une interrogation naïve : « What do we say to the God of Death » ? « Not today » ! Pas aujourd’hui, célébrons donc la vie puisque nous le pouvons. Et célébrons aussi la Mort en ce qu’elle en fait partie nous invite à songer l’auteur de « vivre avec nos morts » dont le titre – précisément – revient sur cette paradoxale mais inévitable cohabitation des défunts et de leurs orphelins que nous sommes.
En grec ancien, la lettre Z (le Zêta) est l’initiale du terme ζῇ signifiant « il est vivant » ou « en vie » comme pour conjurer la mort de l’innocent dans cet incroyable et magnifique film[9] de Costa-Gavras. Par suite, « choisir la vie » (p. 104), telle est bien l’option que nous engage à apprivoiser et à assumer au fil de ses pages, Delphine Horvilleur et l’on ne peut que l’en remercier.
« S’il te plaît, apprivoise-moi »…
Elle aura beau supplier et se faire aussi touchante que le Petit Prince d’un Saint-Exupéry, personne ne veut ni ne peut apprivoiser la Mort et en tout cas pas celle des autres. En revanche, et grâce à Mme Horvilleur, notamment, on peut désormais essayer et cela change tout car c’est précisément cela, le point commun entre le Droit et l’Humanité : l’idée du « bien commun » et ce, quelle que soit la religion, la croyance ou la citoyenneté.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 386.
[1] D’où l’emploi au présent compte rendu de sa majuscule personnifiante.
[3] Si la religion juive explique (p. 212 notamment) Delphine Horvilleur prohibe de regarder les morts, c’est-à-dire ceux et celles que « LA » Mort emporte, c’est bien cette dernière que l’auteure entend essayer de regarder en face et non ses victimes.
[4] De Cacqueray Christian, La mort confisquée ; Paris, Cld ; 2002.
[5] CE, 22 décembre 2020, Escolano & alii (req. 439804 & alii). Ladite jurisprudence a par ailleurs été commentée par nos soins au Jcp A n°03 2021.
[6]Cf. dans leurs versions premières (avant annulation) : les décrets n°2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-352 du 27 mars 2020 portant adaptation des règles funéraires en raison des circonstances exceptionnelles liées à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-384 du 1er avril 2020 complétant le décret n°2020-293 , n°2020-446 du 18 avril 2020 relatif à l’établissement du certificat de décès ; n°2020-497 du 30 avril 2020 complétant le décret n°2020-293 ; n°2020-548 du 11 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ; n°2020-648 du 27 mai 2020 modifiant le contenu et les modalités de délivrance des diplômes dans le secteur des services funéraires ; n°2020-663 du 31 mai 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 ; n°2020-724 du 14 juin 2020 modifiant le décret n° 2020-663 ; n°2020-750 du 16 juin 2020 relatif à l’obligation de fournir une attestation de conformité des véhicules funéraires ; n°2020-917 du 28 juillet 2020 relatif à la durée de l’habilitation dans le secteur funéraire et à la housse mortuaire.
[7] On se permettra de renvoyer en ce sens à : Touzeil-Divina Mathieu, « Droit(s) funéraire(s) & coronavirus : l’autre confinement » in Lami Arnaud (dir.), La pandémie de Covid-19 ; les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire ; Bruxelles, Bruylant ; 2021 ; p. 129 et s.
[8] Outre la conclusion commune du traité préc. des nouveaux droit(s) de la Mort, on renverra en ce sens au dernier chapitre de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019.
Le présent article rédigé par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022), s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
L’association Coronavictimes, fervente militante contre la politique opérée par le Gouvernement défère devant le juge administratif toutes les mesures phares adoptées. Cette fois-ci, est à l’ordre du jour le fameux passe sanitaire sur lequel le Conseil d’Etat a dû, encore une fois, se prononcer en référé dans une ordonnance du 25 août 2021.
En période de crise, notamment sanitaire, l’Etat est amené à enrichir un droit déjà complexe, par le biais de mesures d’adaptation inédites. Il en ressort que le juge doit lui aussi s’adapter en tentant d’appliquer ce nouveau droit. Celui-ci manque de pratique et de recul, car adopté dans un contexte d’urgence pour faire front à la situation une crise. Une autre difficulté réside dans la nécessité d’établir un certain contrôle de proportionnalité entre l’ampleur des circonstances et les mesures parfois critiquables sur leur conformité aux droits et libertés fondamentaux, mais qui auraient vocation à être temporaires. Face à cela, le juge français semble avoir opté pour la solution d’une unicité étatique et, ainsi, de ne pas remettre en cause, la plupart du temps, les dispositions gouvernementales. Néanmoins, rattrapé par son obligation d’indépendance, le juge y procède de manière assez indirecte. L’ordonnance du 25 août 2021 en est une illustration.
Les faits de l’affaire sont les suivants. L’association Coronavictimes avait saisi le juge administratif des référés pour requérir la suspension de l’exécution du décret 2021-1059 du 7 août 2021. Ce décret imposait notamment la possession d’un « passe sanitaire » dans les transports et pour certains rassemblements en extérieur. Il faut rappeler que le « passe sanitaire » avait été instauré par la Loi 2021-689 du 31 mai 2021 et son décret d’application 2021-699 du 1er juin 2021, et jugé conforme à la Constitution (C. constit. DC 2021-819 du 31 mai 2021).
L’association requérante invoquait l’illégalité de ce décret par le biais de trois moyens :
Conditionner l’accès à certains transports publics et évènements à la possession d’un « passe sanitaire » crée une inégalité de traitement entre les personnes vaccinées et celles qui ne le sont pas.
Conditionner l’accès à certains transports publics et évènements à la possession d’un « passe sanitaire » porte une atteinte à la liberté d’aller et venir.
Exonérer, sous certaines conditions, d’un test de dépistage ou du port du masque les personnes vaccinées, alors que l’efficacité du vaccin n’a pas été prouvée, ne respecte pas la volonté de protection de la santé du législateur.
Sur le premier moyen :
Au premier moyen, le Conseil d’Etat répond tout simplement que le « passe sanitaire » pouvait être obtenu, non pas uniquement par la vaccination, mais également par un test de dépistage ou un certificat de rétablissement de la maladie. Le juge a tout bonnement repris les termes de la Loi du 31 mai 2021 qui, en son Article Premier II. 2°, autorisait le Premier Ministre à :
« Subordonner l’accès des personnes à certains lieux, établissements ou événements impliquant de grands rassemblements de personnes pour des activités de loisirs ou des foires ou salons professionnels à la présentation soit du résultat d’un examen de dépistage virologique ne concluant pas à une contamination par la covid-19, soit d’un justificatif de statut vaccinal concernant la covid-19, soit d’un certificat de rétablissement à la suite d’une contamination par la covid-19. »
Il s’agit ici d’une application littérale des textes. Ce rappel du Conseil d’Etat était largement prévisible. Au premier abord, il semblerait que la notion de « passe sanitaire » n’ait pas été comprise dans sa globalité par l’association, celle-ci ne l’assimilant qu’à un schéma vaccinal complet. Cependant, l’association Coronavictimes est une habituée des bancs du tribunal administratif. Elle est en effet à l’origine de nombreux recours portant sur les mesures gouvernementales de crise. Il est donc possible de supposer que l’association tente par tout moyen d’obtenir gain de cause, même par des arguments saugrenus.
Sur le deuxième moyen :
En ce qui concerne le deuxième moyen, le Conseil d’Etat invoque sa légalité en se fondant également sur la loi du 31 mars 2021. Son Article 1. II. 1. 1° prévoit la nécessité du « passe sanitaire » pour certains déplacements, notamment pour entrer et sortir du territoire. Le paragraphe suivant implique les lieux en extérieur dans les restrictions qu’il met en œuvre.
Le Conseil d’Etat a interprété souverainement, avec les éléments qui lui étaient fournis, que les précédentes dispositions ne portaient pas atteinte à la liberté d’aller et de venir. Il reprend ici la position qu’il a défendue tout au long de la crise, selon laquelle les mesures prises par le Gouvernement pour faire face à la crise sanitaire n’entravent pas les libertés des individus.
Il faut soulever que le Conseil d’Etat aurait simplement pu statuer sur les deux premiers moyens d’une traite. En effet, dans la mesure où le « passe sanitaire » pouvait s’obtenir à l’aide d’un PCR et que ces tests étaient disponibles et gratuits à tous, alors chacun pouvait accéder aux transports et aux manifestations en plein air. Les juges de la haute juridiction administrative ont cependant démontré d’une certaine distance. En effet, un test PCR même gratuit et disponible peut rester assimilé à une limite dans l’accès aux transports. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel avait déjà validé la constitutionnalité du passe sanitaire quant à la liberté d’aller et venir. Le juge administratif est donc lié à cette jurisprudence constitutionnelle et ne peut pas la remettre en cause au nom de n’importe quel motif.
L’absence totale de fondements exprimée par le juge administratif pour déclarer conforme le passe sanitaire à la liberté d’aller et venir renvoie à un désir du juge de rester neutre. Ainsi, cette neutralité revendiquée pourrait aussi s’apparenter à leur absence de volonté d’immission dans les mesures prises par le Gouvernement.
Sur le troisième moyen :
C’est néanmoins dans l’analyse du troisième et dernier moyen que l’hypothèse précédente apparaît flagrante. En effet, le Conseil d’Etat se contente simplement d’affirmer qu’autoriser sous conditions les personnes vaccinées à déroger aux tests de dépistage du virus et au port du masque n’est pas « de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité du décret contesté ». Ici, le juge reste extrêmement en retrait puisqu’il n’apporte aucune justification sur cette légalité. Il ne reprend ni l’idée d’efficacité non prouvée de la vaccination ni celle d’objectif de protection de la santé du législateur invoquées par les requérants.
Ce silence juridictionnel pourrait découler du manque de consensus et de recul scientifique quant à l’efficacité effective de la vaccination. Ces débats, d’origine scientifique, ont fini par se retrouver au centre de l’opinion publique qui remet en question la politique vaccinale engagée par le Gouvernement.
En effet, Jacqueline Marvel, chercheuse CNRS au CIRI (immunologue), souligne que « nous n’avons pas d’information précise sur la protection à long terme des vaccins. Tout ce que l’on peut affirmer, c’est que le vaccin est efficace sur une période d’environ 6 mois – le temps qui nous sépare des débuts de la vaccination »[1]. Ainsi, la question de l’efficacité sur le long terme du vaccin est au cœur des polémiques.
La HAS a dans un premier temps, par un avis du 23 août 2021[2], recommandé l’administration d’une dose de rappel pour les personnes les plus à risque de faire une forme sévère de la maladie (les personnes de 65 ans et plus et celles présentant des comorbidités) avant d’élargir cette recommandation le 6 octobre 2021[3], à l’ l’ensemble des professionnels qui prennent en charge ou accompagnent ces personnes vulnérables (soignants, transports sanitaires et professionnels du secteur médico-social) et préconise également de le proposer à l’entourage des personnes immunodéprimées. La recommandation de l’administration d’une dose de rappel pour ces personnes à risques ou en contact avec ces mêmes personnes, souligne ce manque de recul et de connaissance scientifique sur la maladie et les vaccins élaborés.
La question des multiples variant et de leur impact vis-à-vis de la vaccination est également à prendre en compte. Effectivement, le monde scientifique n’a que peu de données, et de recul sur ces données pour statuer sur le fait de savoir si les variants pourraient échapper à la protection conférée par les vaccins basés sur la souche initiale de l’épidémie ou même diminuer, drastiquement ou non, cette protection.
L’impact de l’évolution du virus sur les vaccins actuels, ainsi que l’évolution de la pandémie sont suivis au jour le jour, afin d’obtenir une réponse à ces nombreuses questions.
L’état des connaissances scientifiques et médicales sur le Sars-Cov-2 évolue de jour en jour, et pour le moment, les vaccins étant toujours en phase 3 des essais cliniques, afin de mesurer l’efficacité et la sécurité des vaccins, aucune conclusion ne peut être véritablement tirée.
Le juge ne peut alors, pour le moment, pas statuer sur ce point, les scientifiques n’ayant eux-mêmes pas statué définitivement.
Cet arrêt du Conseil d’Etat n’a cependant pas vocation à perdurer dans le temps. En effet, les tests PCR et antigéniques sont devenus payants depuis le 15 octobre 2021 pour les personnes non vaccinées et ne disposant pas d’une ordonnance en vertu de l’arrêté du 14 octobre 2021 modifiant l’arrêté du 1er juin 2021 prescrivant les mesures générales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire. Le motif du Conseil d’Etat pour justifier l’absence d’inégalité de traitement entre les personnes vaccinées et non vaccinées est donc désormais inopérant.
Il manque encore un peu de recul pour analyser les conséquences de cette nouvelle disposition, et notamment l’apparition d’un nouveau contentieux. En effet, en dehors de la vaccination, le seul moyen de disposer du passe sanitaire serait d’avoir contracté récemment la maladie, ce qui n’est pas une alternative réaliste. Il est ainsi possible d’imaginer soit une vaccination contrainte de la population encore réticente, soit une marginalisation de celle-ci. Le passe sanitaire était obligatoire pour se rendre à l’hôpital ou chez le médecin en vue de soins programmés, cette part de la population non vaccinée et avec peu de ressources pourrait tout simplement renoncer à se faire soigner. Il y a donc un enjeu d’accès aux soins, qui devrait s’estomper si la levée du passe sanitaire s’effectue rapidement. Cependant, le passe sanitaire pourrait aussi perdurer dans le temps et devenir un outil politique. Le Gouvernement ne fait que retarder sa levée pour l’instant. Dans cette hypothèse, la vaccination obligatoire pour tous devra être instaurée par le Gouvernement ou le juge sera amené à se reprononcer sur sa légalité et il est pertinent de se demander comment il pourra défendre l’absence d’une inégalité de traitement.
BIBLIOGRAPHIE
Avis du Conseil scientifique COVID-19 du 6 juillet 2021 « REAGIR MAINTENANT POUR LIMITER UNE NOUVELLE VAGUE ASSOCIEE AU VARIANT DELTA » Disponible sur https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_6_juillet_2021_actualise_8_juillet_2021.pdf?fbclid=IwAR35yGdcx-jLyIj4IU464ukHt8OwqI03pGqOTvV9CELtq7JNgDM0NYM3Qtg
Le présent article rédigé par M. Vianney Marie-Joseph, Doctorant en droit public, Université d’Aix-Marseille, Centre Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
par M. Vianney Marie-Joseph, Doctorant en droit public, Université d’Aix-Marseille, Centre Droit de la Santé
Commentaire de CE, 29 septembre 2021, D. contre ministre de la Défense, n°435323
Un grand nombre de dommages considérés comme étant causés par les médicaments, dont font partie les vaccins bien évidemment, laissent toujours planer plus de doutes quant à leur origine. Cette situation en vient à favoriser le fait qu’en matière de dommages causés par des produits de santé, une part importante des affaires soumises aux juges aboutit à un jugement de réparation par le biais de l’établissement de présomptions et qu’il est difficilement envisageable, en France, de laisser un dommage d’une importante gravité sans réparation[1].
Lorsqu’une pathologie se développe peu de temps après une vaccination, a fortiori lorsque cette dernière est obligatoire, le doute pousse le requérant vers l’imputation de son préjudice à la vaccination. Après la multitude de cas relatifs à la question l’imputabilité de la sclérose en plaques à la vaccination contre le virus de l’hépatite B[2], la question s’est également posée devant le Conseil d’État, pour ce même vaccin, de savoir si celui-ci a pu contribuer au développement de la myofasciite à macrophages. Elle se caractérise par des symptômes non-spécifiques tels que des douleurs musculaires, des douleurs articulaires ainsi qu’une fatigue chronique.
À l’occasion de cette affaire, le requérant, vacciné à titre obligatoire, une fois en 1994 et une fois en 1995 contre le virus de l’hépatite B pendant son service militaire, a souffert en septembre 1995 de troubles, selon lui, attribuables à sa vaccination à titre obligatoire contre l’hépatite B. En 1997, une myofasciite à macrophages lui est diagnostiquée. Du fait de cette dernière, il bénéficie, à partir de 2001, d’une pension militaire d’invalidité. Estimant que cette pension ne constituait pas une réparation de l’ensemble des préjudices subis, le requérant effectue une demande auprès du ministre de la Défense à fin d’indemnisation complémentaire. Après rejet de la demande d’indemnisation par une décision du 17 mars 2015, s’en suit sa contestation devant le tribunal administratif d’Orléans, ce dernier aboutissant également à un rejet de sa demande. La cour administrative d’appel confirmant la décision de première instance par un arrêt du 5 juillet 2019 à l’occasion duquel elle considère qu’ « en se fondant sur les travaux de l’Académie nationale de médecine, du Haut conseil de santé publique, de l’Académie nationale de pharmacie et de l’Organisation mondiale de la santé consacrés aux liens susceptibles d’exister entre l’administration de vaccins contenant des adjuvants aluminiques et le développement de différents symptômes constitués de lésions histologiques de myofasciite à macrophages, de fatigue chronique, de douleurs articulaires et musculaires et de troubles cognitifs, qu’aucun lien de causalité n’avait, à la date de son arrêt, été scientifiquement établi », le requérant forme alors un pourvoi en cassation contre cette décision.
Le requérant fait justement valoir à l’appui de son pourvoi que, alors que les données usitées par la cour administrative d’appel n’avaient permis d’établir aucun lien à l’échelle des études scientifiques réalisées sur des groupes de population, elle se sert de ces études afin de résoudre un litige se présentant à l’échelle individuelle. Il ajoute que, dans cette situation, « il appartenait à la cour, non pas de rechercher si le lien de causalité entre l’administration d’adjuvants aluminiques et les différents symptômes attribués à la myofasciite à macrophages était ou non établi, mais de s’assurer, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, qu’il n’y avait aucune probabilité d’un tel lien existe ».
Le Conseil d’État, précisant que le moyen précédemment évoqué suffisait, à lui seul à justifier l’annulation de l’arrêt d’appel, annule l’arrêt et renvoi l’affaire à la cour administrative d’appel de Nantes.
Par cette décision, le Conseil d’État rappel que la seule absence de preuve de l’inexistence de lien de causalité entre le dommage et la vaccination est suffisante afin de pouvoir imputer le dommage à la vaccination obligatoire (I). Au regard de sa jurisprudence, il apparaît que cette considération prévaut lorsque la probabilité d’un tel lien de causalité n’est pas écartée sur le plan collectif (II).
I. Une imputabilité probable considérée suffisante pour la réparation du préjudice individuel du requérant
L’utilisation de l’absence de preuve de l’inexistence du lien de causalité pour en considérer l’existence découle de deux caractéristiques favorisant cette appréciation : le caractère individuel du litige (A) portant sur les conséquences, pour la personne concernée, d’une vaccination à caractère obligatoire (B).
A. L’appréciation du lien de causalité au regard de la situation individuelle du requérant
En matière de dommages médicamenteux, le Conseil d’État et la Cour de cassation se rejoignent nettement sur l’appréciation de l’origine du dommage de la victime lorsque celle-ci impute le dommage à la prise d’un médicament. Dans ces cas, les deux juridictions suprêmes procèdent par une analyse in concreto de la situation en analysant les faits au regard de l’état de santé du patient ainsi que des autres causes possibles du dommage subi afin de déterminer l’origine de celui-ci[3] (à titre d’exemple : CE, 30 avril 2014, n°357907 ; Cass. Civ. 1ère, 26 septembre 2012, n°11-17.738). Il n’apparaît donc pas particulièrement surprenant à la lecture de la présente décision que le Conseil d’État suive le raisonnement du requérant selon lequel la cour d’appel administrative aurait commis une erreur de droit en recherchant uniquement « si [de manière générale] le lien de causalité entre l’administration d’adjuvants aluminiques et les différents symptômes attribués à la myofasciite à macrophages était ou non établi ». Les juges confirment le principe selon lequel la juridiction du fond se doit d’analyser la situation au regard des « connaissances scientifiques en débat devant elle » et non du débat en cours, plus généralement, au sein de la communauté scientifique.
Par ailleurs, le passage de la recherche de l’établissement d’un lien de causalité à la recherche du fait « qu’il n’y avait aucune probabilité qu’un tel lien existe » constitue un renversement de perspective notable traduisant de manière éloquente les limites de l’expertise. Les dommages médicamenteux ont particulièrement mis à mal l’efficacité de cette dernière en l’empêchant d’apporter quelconque certitude aux divers débats s’étant déroulés devant les juridictions du fond au cours des dernières années. Les juges ont, ici encore, pris en compte cette situation dans laquelle l’expertise n’aboutit qu’exceptionnellement à une quasi-certitude. Sachant que l’expertise ne permettra pas d’établir de manière certaine, mais plutôt probable, un lien de causalité entre la vaccination et la survenance de la pathologie du requérant, il appartenait à la cour administrative d’appel, pour écarter l’application des dispositions de l’article L. 3111-9 du code de la santé publique, de constater l’inexistence d’un lien de causalité de manière certaine en soulignant la totale absence de probabilité de son existence.
Les juges ont, dans le domaine de la responsabilité relative aux dommages causés par les médicaments, « la connaissance du pouvoir de connaître »[4] qui désigne des « limites que je connais a priori ». Cette assertion fonde l’exigence d’une certitude négative afin d’aboutir à l’absence d’imputabilité de la pathologie à la vaccination obligatoire. La prise en compte des limites de l’état des connaissances scientifiques justifie pleinement, dans la poursuite de l’impératif de justice, que les juges renversent la nature du lien de causalité recherché afin d’appliquer le mécanisme d’indemnisation permettant à la victime de bénéficier d’une réparation de son dommage dont elle n’aurait pu bénéficier d’aucune autre manière. En effet, en l’absence d’établissement de l’origine du dommage, la victime n’aurait, en l’espèce, pu bénéficier de l’application d’aucun régime de responsabilité ni de mécanisme d’indemnisation et ainsi d’aucune réparation. L’analyse vaut également pour le régime d’indemnisation au titre de la solidarité nationale qui ne s’applique que lorsque les dommages « sont directement imputables à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins »[5], à cette condition d’imputabilité s’ajoutant celle de gravité du préjudice subi par la victime.
Il convient ici de souligner que le mécanisme d’indemnisation dont il est fait application ici est relatif à une vaccination présentant un caractère obligatoire. Les conditions de son application constituant une influence dans le sens d’une indemnisation facilitée de la victime.
B. Une réparation facilitée dans le cadre de l’indemnisation des dommages imputables aux vaccinations obligatoires
L’application de ce mécanisme d’indemnisation, ne requérant pas la preuve de la commission d’une faute, nécessite uniquement l’établissement du fait que le vaccin soit à l’origine du dommage, alors que le régime de réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale comporte également la condition de gravité du dommage.
L’imputabilité du dommage à la vaccination, en tant que seule condition permettant d’octroyer une réparation de son préjudice à la victime, n’implique la création que d’une seule présomption jouant en faveur de l’appréciation du Conseil d’État : l’imputabilité du dommage à la vaccination. Au regard du fait que la myofasciite à macrophages a été considérée, dans des cas similaires, comme ayant causé un déficit fonctionnel permanent entre 20%[6] et 33%[7], il paraît également probable que, même en établissant l’origine du dommage, la réparation au titre de la solidarité nationale n’aurait pu constituer une solution certaine, le seuil permettant la réparation au titre de l’article L.1142-1 du code de la santé publique étant fixé à 25%. L’application de ce régime juridique, en tant que seul moyen pour la victime de bénéficier d’une indemnisation, participe à ce mouvement d’assouplissement des conditions permettant la réparation de ce type de dommages.
Il convient d’ajouter ici que la mise œuvre de la réparation au titre de ce mécanisme d’indemnisation nous semble devoir être différenciée d’un régime de responsabilité. En effet, contrairement au moyen au pourvoi qui évoque la responsabilité de la puissance publique, la réparation du dommage s’effectuant par le biais de l’ONIAM et ainsi de la solidarité nationale, peut-on vraiment parler de « responsabilité » de la puissance publique ? Il s’agit plutôt ici d’un mécanisme de socialisation des risques qui, une fois de plus, justifie par son existence même une volonté de favoriser la réparation des dommages entrant dans son champ d’application et donc cet assouplissement que nous pouvons constater au fil des décisions du Conseil d’État dans ce domaine sans proprement constituer un jugement de responsabilité à l’égard de la puissance publique. Cela évite d’avoir à instaurer des présomptions plus risquées comme celle de commission, par l’administration, d’une faute lourde réalisée à l’occasion de l’arrêt Déjous[8].
L’appréciation de la situation individuelle et la victime et la volonté d’indemniser celle-ci n’est cependant pas l’unique considération justifiant la réparation accordée à la victime en l’espèce. Il apparaît que cette décision s’intègre dans un mouvement jurisprudentiel plus large qui tend à conditionner cet assouplissement à une analyse du risque au niveau collectif qui viendrait justifier l’établissement d’une présomption au niveau individuel.
II. Un assouplissement dépendant de l’état général des connaissances du risque lié à la vaccination
Bien que le Conseil d’État valide l’appréciation du requérant selon lequel l’imputabilité du dommage à la vaccination s’apprécie au regard de la situation individuelle de la victime, il n’en demeure pas moins que celle-ci implique un assouplissement de l’établissement du lien de causalité au regard d’un état des données scientifiques plus large (A) allié à une volonté d’indemniser concordant avec l’absence d’acceptation des risques par la victime du fait du caractère obligatoire de la vaccination en ce qu’elle empêche une acceptation réelle des risques (B).
A. Un assouplissement lié à la reconnaissance d’un doute sur l’absence d’innocuité du vaccin
La myofasciite à macrophages dont souffre le requérant désigne une pathologie qui a longtemps fait l’objet de doute quant à son origine, cette caractéristique étant entrée en ligne de compte préalablement à la question de la souplesse dans l’établissement de l’imputabilité du dommage à la vaccination. En effet, dans un cas similaire, lequel concernait cette même pathologie ainsi que le même vaccin, le Conseil d’État a estimé, en 2008, qu’une cour d’appel administrative n’a pas commis d’erreur de droit en se fondant sur « le caractère atypique et non identifié de la pathologie de la requérante […] pour considérer que le lien entre les vaccinations subies par l’intéressée et son état n’était pas direct »[9]. Cette dernière décision se situe directement à la suite de sa décision Royer de 2008[10], concernant encore une fois la même pathologie et le même vaccin. Selon celle-ci, « il ne résultait toutefois pas de l’instruction, compte tenu notamment de l’état actuel des connaissances scientifiques selon lesquelles la probabilité d’un lien entre la vaccination et les troubles constatés était très faible, que l’existence d’un lien de causalité direct […] soit établie ».
La question qui se pose à ce stade est celle de savoir pour quelle raison la cour d’appel administrative n’a pas abouti à la même conclusion que dans le cas exposé ici. Cette raison apparaît à l’occasion de la décision Landry de 2012[11] à l’occasion de laquelle le Conseil d’État considère qu’il « ne ressort pas des pièces du dossier que, dans le dernier état des connaissances scientifiques, […] la probabilité d’un lien [entre la vaccination et les symptômes de la myofasciite à macrophages] soit très faible ». Il semble ici que, contrairement à l’état des connaissances scientifiques au moment de la décision Royer de 2008, la probabilité ne soit plus aussi faible, ce qui justifie que les juridictions du fond puissent procéder à l’établissement d’une présomption d’imputabilité du dommage à la vaccination au regard de l’état de santé personnel du requérant.
L’état des connaissances scientifiques permet donc de se reposer sur une présomption qui en engendre conséquemment une seconde. Dans le cas où il est possible de présumer que l’état général des connaissances n’exclut pas une probabilité que la pathologie soit imputable à la vaccination, il est alors possible de présumer que la pathologie du requérant soit imputable à la vaccination en l’absence d’exclusion d’une probabilité au regard de son absence d’antécédents personnels ou familiaux ainsi qu’au délai entre la vaccination et l’apparition des symptômes liés à la pathologie[12]. Cette assertion semble pouvoir être érigée au rang de principe au regard du fait que ce raisonnement a auparavant été réalisé pour établir un lien de causalité entre la vaccination contre l’Hépatite B et la sclérose en plaques dans le cadre d’une vaccination obligatoire[13].
Au-delà de cette analyse, une autre justification pourrait s’ajouter à celles précédemment exposées. La vaccination, dans ces cas, était obligatoire et décrit donc une situation qui matérialise le déséquilibre entre l’administration et la victime qui n’a pas pu choisir d’accepter le risque de manière libre, condition qui poserait une obligation de réparation à l’endroit de la puissance publique même si l’indemnisation est effectuée au titre de la solidarité nationale.
B. L’assouplissement découlant d’une obligation ne permettant pas l’acceptation du risque
Après avoir rappelé le mécanisme d’indemnisation dont il est ici fait application, il convient de souligner que le caractère obligatoire de la vaccination implique des conséquences qui ne sont pas des moindres quant à la possibilité de la victime à bénéficier d’une réparation. En effet, alors qu’un dommage causé par une vaccination obligatoire pourrait théoriquement entrer dans le champ d’application de l’indemnisation des préjudices au titre de la solidarité nationale, le régime juridique spécialement prévu pour les vaccinations obligatoires ne comporte pas la condition de gravité du dommage. Cela laisse supposer que le caractère obligatoire de la vaccination est le fondement spécifique de la réparation du dommage subi par la victime.
Ce caractère obligatoire induit que la victime n’a pas eu l’occasion et conséquemment n’a pas pu donner son consentement libre et éclairé. Dès lors que la victime s’est vu imposer le risque, tout dommage imputable à l’acte de vaccination est censé entraîner la réparation du préjudice subi. La double présomption précédemment évoquée (au regard de l’état des connaissances scientifiques d’abord et, ensuite, de l’état de santé de la victime avant la vaccination) vient renforcer le « sentiment de responsabilité » de la puissance publique et justifie l’assouplissement les conditions permettant d’aboutir à l’imputabilité du dommage à la vaccination obligatoire.
Cet arrêt semble présager qu’à l’avenir, le doute, le plus minime soit-il, ne sera plus envisagé comme « très faible », même s’il l’est en fait, dès lors qu’il s’agira d’une pathologie dont l’une des causes pourra potentiellement être la vaccination et qu’il pourra subsister un doute que la pathologie lui est imputable. Il s’agit d’une condition bien plus souple que celle découlant de l’application de la responsabilité du fait des produits défectueux à l’occasion de laquelle le produit est reconnu comme ayant pu causer le dommage uniquement s’il est possible d’écarter tout autre cause potentielle à celui-ci. De plus, cette condition permet de créer une présomption de manière quasiment automatique alors que l’article 4 de la directive produits défectueux[14] ne le permet pas du seul fait que « certains indices factuels prédéterminés de causalité sont réunis »[15]. La reconnaissance d’un déséquilibre entre deux acteurs, dont l’un s’est vu imposer une vaccination au risque de laquelle il n’a pu consentir, entraîne alors des conséquences juridiques particulièrement notables.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 384.
[1] On le remarque notamment au regard du régime de réparation des préjudices au titre de la solidarité nationale prévu à l’article L.1142-1 du code de la santé publique s’appliquant à partir d’un taux d’atteinte permanente à l’intégrité physique ou psychique supérieur à 25%.
[2] CE, 9 mars 2007, Mme S., n°267635 ; CE, 18 février 2009, n°305810 ; CE, 10 avril 2009, n° 296630 ; CE, 24 juillet 2009, n° 308876 ; CE, 4 mars 2011, n°313369 ; CE, 17 février 2012, n° 331277 ; CE, 5 novembre 2014, n° 363036 ; CE, 6 novembre 2013, n° 345696.
[3] Pour une analyse concernant la jurisprudence administrative, F. ROUSSEL, « Le rôle de l’expert dans le contentieux des accidents médicamenteux », Médecine & Droit, n°145, 2017, pp.92-97 ; concernant la jurisprudence judiciaire, J.-S. BORGHETTI, « Contentieux du vaccin contre l‘hépatite B : la Cour de Luxembourg sème le doute », Recueil Dalloz, 2017, p.1807 et s.
[4] P. GILBERT, « L’excès et la certitude. Les certitudes négatives de Jean-Luc Marion », Nouvelle revue théologique, 2011/3, Tome 133, p.441.
[5] Article L.1142-1 du code de la santé publique.
[6] CAA Lyon, 18 février 2016, 14LY02920, inédit au recueil Lebon.
[11] CE, 21 novembre 2012, Ville de Paris et Landry, n°344561.
[12] Sur ce point, voir notamment CE, 9 mars 2007, Commune de Grenoble, n°278665.
[13] Rapport du commissaire au gouvernement T. OLSON sur CE, 9 mars 2007, Mme S., n°267635 précité.
[14] Directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.
[15] A. HACENE, « Vaccin contre l’hépatite B : présomptions de défectuosité et de causalité conditionnées », Dalloz actualité, 31 octobre 2017.
Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
Propos liminaires : cet article n’a pas vocation à prôner la vaccination contre le(s) papillomavirus, bien au contraire, nous avons conscience de la liberté de chacun sur ce sujet. Nous ne tentons ici, que d’expliquer pourquoi la vaccination contre le papillomavirus a été ouverte « universellement » en 2020. Pour plus de compréhension, les termes « ouverture à la vaccination » signifient que le vaccin est remboursé par l’assurance maladie. Également, nous souhaitons attirer votre attention sur les recommandations de la Haute autorité de la santé pour trouver plus d’éléments, particulièrement des études sur la sécurité des vaccins, des propos contre la vaccination ou bien des arguments en sa faveur, ainsi que les études d’acceptabilité du vaccin, qu’elles soient françaises ou internationales.
Les papillomavirus ou HPV pour Human Papilloma Virus, sont des virus sexuellement transmissibles et qui comptent plus d’une centaine de variants[1]. Les conséquences d’une infection peuvent aller, selon le type de HPV, de verrues anogénitales, lésions précancéreuses du col de l’utérus, du vagin, de la vulve, de l’anus, cancer de la sphère ORL, cancer de l’anus, cancer de la vulve et du vagin et cancer du pénis[2].
Nous insistons sur le fait que les papillomavirus, sont responsables chaque année de 100% des cancers du col de l’utérus[3], environ 3 000 femmes sont touchées par ce cancer et 1000 en décèdent[4]. Autre exemple, en 2015, toujours selon la Haute Autorité de Santé, 360 cas du cancer de l’anus sont attribuables aux infections HPV ce qui représente 91.3% de proportion de cas attribuables. A l’échelle mondiale, 5% des cancers sont issus d’une infection liée aux papillomavirus[5].
Au-delà de la maladie, qui dans toutes ses formes fait souffrir physiquement les malades, l’infection fait également souffrir psychologiquement. En effet, la personne peut craindre d’en parler à un professionnel de santé, à son ou ses partenaire(s), de le(s) contaminer et ainsi affecter négativement sa qualité de vie en favorisant l’exclusion sociale[6]. Les HPV sont particulièrement trompeurs, en effet on estime que la plupart les infections liées à un HPV sont asymptomatiques et bénignes. Il est estimé que 80% femmes ou hommes contractent un papillomavirus une ou plusieurs fois au cours de leur vie[7] et que 90 % des infections sont éliminées naturellement dans les deux ans[8]. Pourtant, l’infection persistante n’apparait que bien plus tard et c’est pourquoi les professionnels recommandent les dépistages (notamment chez les femmes à partir de 25 ans).
La plan cancer 2014-2019[9] avait pour objectif d’atteindre 60% de couverture vaccinale des femmes, c’est-à-dire que pendant ces cinq années, 60% des jeunes femmes auraient reçu au moins deux doses[10], notamment par un renforcement de la mobilisation des médecins traitants[11].Les autorités de santé françaises ont démontré que le cout-efficacité, c’est-à-dire le cout du vaccin et le bénéfice attendu, n’était pas intéressant pour l’ouverture à la vaccination universelle si l’objectif de 60% de couverture vaccinale pour les femmes était atteint. Or, selon les dernières enquêtes de 2018, la couverture vaccinale était de 24% pour un schéma complet c’est-à-dire au moins deux doses[12], et 30% pour une dose.
14 ans après le début des premières vaccinations, l’arrêté du 30 novembre 2020 modifiant la liste des spécialités pharmaceutiques remboursables aux assurés sociaux[13], permet une vaccination universelle contre le papillomavirus, car les vaccins sont désormais remboursables pour tous les genres et toutes les préférences sexuelles. Ils peuvent donc participer à l’immunité de groupe tant recherché lors des premières années de la vaccination, mais aussi pouvoir se protéger et protéger le ou leur partenaire(s) quel que soit son genre. Surtout, ce droit à la vaccination permet d’intégrer l’ensemble de la population au sein d’un enjeu de santé publique, alors qu’au départ cette mesure appartenait essentiellement aux femmes. Pourtant, selon les dernières recommandations du Haut conseil de santé publique[14], la priorité restait l’augmentation de la couverture vaccinale des filles. Nous nous sommes alors demandé, si l’arrêté du 30 novembre 2020 élargissant la vaccination universelle s’est-il basé uniquement sur une logique économique, c’est-à-dire que le cout-efficacité devenait avantageux dans la vaccination universelle ?
Dans le premier temps, la vaccination n’était ouverte que pour les femmes et ce pour éviter principalement des lésions cancéreuses pouvant donner lieu à de nouveaux cas de cancer, car les infections liées au HPV touchent en majorité les femmes, avec environ 4580 nouveaux cas de cancer par an en France[15]. Ce n’est que par la prise en compte de nouveaux cas d’infections liées aux HPV, comme enjeu de santé publique, que le gouvernement fait le choix d’ouvrir la vaccination à d’autres personnes sous conditions, mais pas encore de manière universelle puisque les hommes hétérosexuels en sont exclus, du moins les études cout-efficacité démontraient que cela n’était pas bénéfique (I). Néanmoins, la couverture vaccinale est restée basse, et ce pour différentes raisons, ne permettant pas de créer une immunité de groupe. Dans un second temps, la balance cout-bénéfice devenait alors intéressante pour ouvrir la vaccination universelle, pourtant c’est sur des raisons principalement d’équité et ayant pour objectif de mettre fin à une discrimination basée sur le genre et les préférences sexuelles que se base cette décision (II).
I. Le choix d’une vaccination limitée : le rapport cout-efficacité d’une couverture vaccinale française
Les papillomavirus sont des maladies très contagieuses, les infections se transmettent par rapports sexuels, mais aussi via la main et la bouche. «. Les rapports sexuels protégés ne constituent donc pas une garantie absolue d’éviter la contagion. Ils réduisent simplement les risques de propagation du virus[1]. » Comme précisé en amont, 90% des infections peuvent être éliminées naturellement. C’est lorsque certaines infections liées à un type de HPV, à titre d’exemple le HPV 16 et 18[2], persistent qu’ils provoquent des lésions qui sont susceptibles, plusieurs années après, d’évoluer en cancer. « Les HPV 16 et 18 sont détectés dans environ 70 à 80 % des cancers anaux et 80-90 % des cancers de l’anus HPV-positifs. Ils sont aussi détectés dans 55 à 60 % des cancers du vagin, 48 % et 40 % respectivement des cancers du pénis et de la vulve. »[3] C’est pourquoi les professionnels de santé et les autorités de santé, recommandent des dépistages.
Le début de la vaccination est ouvert aux filles en 2007. Selon le Haut Conseil de Santé Publique, la cible vaccinale a été déterminée par la prise en compte de trois considérations « L’âge des premiers rapports sexuels ; Les incertitudes concernant la durée de protection ; L’absence d’études autorisant des co-administrations[4](c’est-à-dire en même temps qu’un autre vaccin). » Le Conseil supérieur d’hygiène publique de France a recommandé « la vaccination des jeunes filles de 14 ans, afin de les protéger avant qu’elles ne soient exposées au risque de l’infection. Il a aussi recommandé que le vaccin soit également proposé aux jeunes filles et jeunes femmes âgées de 15 à 23 ans qui n’auraient pas eu de rapports sexuels ou au plus tard, dans l’année suivant le début de la vie sexuelle[5]». Ainsi, dans le premier temps de la vaccination l’objectif est de réduire les cancers qui touchent en majorité les femmes comme celui de l’utérus.
A partir de 2012, la vaccination est également ouverte aux personnes immunodéprimées[6] ou aspléniques[7]. De plus, la vaccination pour les filles est abaissée à 11 ans et le rattrapage à partir de 15 ans à 19 ans. L’idée est de vacciner plus tôt car la couverture vaccinale était insuffisante après 2007 et parce que les autorités de santé avaient obtenu des résultats positifs des différentes études, qui soulignaient la possibilité de coadministrer une dose de vaccin de papillomavirus avec celui de la diphtérie-tétanos-polio-coqueluche[8] . Néanmoins, l’abaissement de l’âge a créé quelques freins. « L’incompréhension des parents sur l’indication à vacciner des jeunes filles prépubertaires avant le début de l’activité sexuelle pour 9 à 25%[9] […] [les parents] qui pensent que la vaccination contre les HPV favorise la promiscuité, ou encore que la prévention des IST ne concerne pas leurs enfants, ou encore de personnes qui ne sont pas à l’aise avec le fait de parler de la sexualité de leur enfant[10]. »
A partir de 2016, la vaccination va être également ouverte aux hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) et jusqu’à l’âge de 26 ans. Selon les faits, « le risque de cancer du canal anal est 20 fois plus élevé chez les HSH que chez les hétérosexuels, les HSH infectés par le VIH étant la population la plus à risque[11] ». Il semble que l’ouverture à la vaccination des HSH est liée aux découvertes sur les cancers ORL, Anal et de pénis, du moins, leur prise en compte comme des objectifs de santé publique. D’autant plus, que s’il existait des dépistages pour prévenir ces lésions cancéreuses pour les femmes, comme le frotti par exemple, tel n’était pas le cas pour les autres formes de cancer, du moins, les études relatives à l’acte de dépistage du cancer anal étaient variables et il n’existait pas de recommandations précises, ni de consensus pour le traitement de lésions[12]. Donc, l’ouverture aux HSH comme moyen de se protéger et protéger ses partenaires des infections liées aux HPV est cohérente. Elle est considérée comme enjeu de santé publique et nécessite des actions venant des pouvoirs publics.
Cependant, nous souhaitons attirer votre attention, sur ce choix. En effet, si l’ouverture à la vaccination des HSH vise à répondre à un enjeu de santé publique, n’en est -elle pas moins discriminante ? En effet, si le but de la vaccination est de prévenir les infections avant le début de l’activité sexuelle, pourquoi ne pas vacciner l’ensemble de la population afin d’éviter aux personnes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes de se présenter comme tel pour pouvoir bénéficier de la vaccination ? Plus précisément, en vaccinant l’ensemble de la population avant le début d’activité sexuelle on évite de conditionner l’accès à la vaccination à la déclaration de leurs préférences sexuelles ou de leur genre. Attention, nous ne disons pas que l’ouverture de la vaccination aux HSH est un mauvais élément, non bien au contraire, cette vaccination permet de participer à la couverture vaccinale de la population française et surtout de prévenir des cas de cancer.
Ce que nous souhaitons vous expliquer, c’est que la vaccination des HSH a été introduite parce que les femmes vaccinées ne protègent pas les HSH d’infections et que les cas de cancer du pénis et anal sont devenus un enjeu de santé publique. Or, en réservant la vaccination à certaines personnes, les pouvoirs publics créent une charge supplémentaire tant aux femmes qu’aux HSH. D’autant plus, qu’en autorisant la vaccination universelle, les pouvoirs publics auraient évité une discrimination basée sur le genre et les préférences sexuelles.
Aussi, nous concevons que le spectre sexuel ne se détermine pas à un instant T et que celui-ci peut changer tout au long de notre vie. Vacciner toute la population c’était aussi permettre à des hommes qui se désignent comme hétérosexuels, d’avoir accès à un moyen de protection des infections lors de relations avec les femmes, mais aussi plus tard s’ils désignent une autre préférence sexuelle de pouvoir se protéger et protéger leur partenaire.
En 2016, si le Haut Conseil de la Santé Publique n’ouvre pas la vaccination dite universelle, c’est parce qu’il juge que la couverture vaccinale des filles est suffisante pour protéger les hommes non considérés comme HSH. Pourtant, en 2014 « la couverture vaccinale pour une dose était de 17.6% à 15 ans, c’est le niveau le plus bas estimé depuis 2009. La baisse de la proportion de jeunes filles initiant leur vaccination HPV s’observe depuis trois ans et la couverture vaccinale a diminué de 8,7 % entre 2011 et 2014. La couverture vaccinale pour trois doses à 16 ans (jeunes filles nées en 1998) était de 17,2 %. Elle était de 28,3 % en 2010 soit une baisse de 11,1 %[13]. »
Selon différentes études médico-économiques et rapport Coûts efficacités, si le pourcentage de la couverture vaccinale est élevé chez les femmes, on a une réduction des infections HPV, ainsi qu’un bénéfice pour les générations plus âgées à travers l’immunité de groupe[14]. « Pour le même nombre d‘individus vaccinés supplémentaires, l‘augmentation de la couverture vaccinale chez les filles devrait offrir des avantages plus importants au niveau de la population que l‘inclusion des garçons. L‘avantage supplémentaire de vacciner 40 % des garçons, en plus de la vaccination de 40 % des filles, ne réduirait pas la prévalence des infections au HPV davantage que d‘augmenter la couverture vaccinale chez les filles seulement de 40 % à 80 %[15]. »
De plus, « Toutes les études médico-économiques sur la vaccination masculine comme stratégie complémentaire à la vaccination féminine, en considérant le cancer du col de l‘utérus comme la seule pathologie causée par l‘infection par le HPV, ont conclu que la vaccination des garçons n‘est pas une stratégie coût-efficace. Lorsque des études médico-économiques ont examiné le cancer du col de l‘utérus et les verrues génitales, elles n‘ont pas réussi à démontrer que l‘extension à un programme universel de vaccination d‘un programme existant pour les filles seulement, serait avantageuse en termes de coût-efficacité[16] » Or, dans ces études la seule pathologie causée par ces infections est le cancer du col de l’utérus. Comme le précise le Health Information and Quality Authority[17] (HIQA) « le cancer du col de l‘utérus reste le principal facteur qui contribue au fardeau des maladies liées au HPV », toutefois, les infections des HPV peuvent entrainer d’autres cancers et c’est bien pour cela, que les pouvoirs publics ont ouvert la vaccination aux HSH.
Pourtant le Haut Conseil de la Santé Publique, en 2016, s’est prononcé en défaveur d’une vaccination universelle « en considérant que le cancer anal restait rare, en particulier chez les hommes (sauf chez les hommes immunodéprimés et les HSH), que les condylomes anogénitaux ne constituaient pas un problème de santé publique (incidence modérée et absence de gravité), et que l‘impact épidémiologique serait probablement faible, compte tenu des couvertures vaccinales insuffisantes observées chez les filles et donc attendues chez les garçons. Donc, chez les hommes non HSH, il existe trop peu de cas de cancer anal pour que les rapport cout-efficacité d’une vaccination universelle soit intéressante. « Parmi les autres arguments en défaveur, le Haut Conseil de la Santé Publiquerappelait que l‘équité de genre s‘apprécie à risque égal (ce qui n‘est pas le cas pour les cancers liés à l’HPV, car les risques sont plus élevés chez les femmes que chez les hommes), qu‘il s‘agit d‘une stratégie coûteuse par rapport à la vaccination ciblée des HSH au début de leur activité sexuelle, que l‘acceptabilité des garçons pourrait être plus faible que celle des filles et enfin, que l‘impact potentiel de la vaccination sur d‘autres cancers (notamment de la sphère ORL) n‘était pas documenté à ce jour[18]. »
Si les raisons économiques, c’est-à-dire que la stratégie vaccinale et les rapports cout-bénéfice au vu des risques sont plus importants chez les femmes, se tient, il n’empêche qu’elle ne fonctionne que si un nombre suffisant de femmes sont vaccinées. Pourtant, selon les chiffres présentés, la couverture vaccinale des femmes restait basse et ce pour diverses raisons.
Nous avons l’impression que si la couverture vaccinale des femmes était supérieure la question de la vaccination des hommes ne se poserait pas[19] alors que de nombreuses études internationales ont démontré le bénéfice d’une vaccination universelle et/ou en sont des exemples[20]. Plus précisément, la vocation première du vaccin contre les HPV avait pour but de réduire le nombre de cancers du col de l’utérus, donc de viser prioritairement les femmes. De plus, les études en économie de la santé montraient bien que la vaccination masculine en plus de celle féminine était trop couteuse par rapport aux objectifs de santé publique de l’époque. Cependant, comme les autorités de santé le préciseront après, ouvrir la vaccination uniquement aux femmes ne protègent pas des infections liées à un HPV pour les HSH.
C’est parce que l’on a pris en compte d’autres infections liées aux HPV comme enjeux de santé publique, tel que le cancer ORL, anal ou du pénis, que la vaccination limitée en devenait désuète et discriminante avec toute personne qui ne serait pas un homme hétérosexuel. Pourtant, cette équité de genre a été mise en avant dans les études d’acceptabilité du vaccin. « Les parents sont en faveur d’une vaccination sans distinction de genre, arguant que les deux sexes doivent être équitablement responsables dans la prévention des infections sexuellement transmissibles[21]. » La prise en compte de ce principe d’équité dans les études, met fin à une discrimination envers le genre et les préférences sexuelles, et pouvant faire croire que seules les femmes et les HSH véhiculent ou sont touchés par les infections.
II. La considération de notion d’équité en faveur de la vaccination universelle
Si la stratégie vaccinale des femmes en lien avec les rapports cout efficace est pertinente, le fait est qu’en France, cette couverture vaccinale est trop faible pour protéger les hommes non HSH.
Pour commencer, il est important de préciser que le coût du soin, c’est-à-dire le prix du vaccin, peut être un frein. En effet, bien que l’assurance maladie rembourse le vaccin à hauteur de 65%, 35% restent à la charge de l’usager s’il ne possède pas de mutuelles ou d’assurances complémentaires, cela représente 100 à 150 €. A titre d’exemple le GARDASIL 9 0,5 ml en flacon (laboratoires MSD VACCINS) coûte 116.62 euros[1] donc 116.62*65% = 75.8€ (partie remboursée) donc 116.62 – 75.8 = 40.82 (les 35% restants) 40.82*3[2] = 122.46 à débourser si la personne n’a pas d’assurance complémentaire. Il est possible d’obtenir des vaccins gratuitement dans certains centres de vaccinations[3] et pour certaines pathologies[4].
L’aspect financier, ne doit pas être négligé car il reste l’un des freins à la vaccination « L’analyse effectuée par Santé publique France à partir des données de l’Enquête santé et protection sociale (ESPS) conduite en 2012 par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes) a montré qu’un faible revenu du ménage et l’absence de couverture complémentaire maladie privée étaient associés à des couvertures vaccinales HPV plus faibles chez les jeunes filles et à un recours moins fréquent au dépistage chez leurs mères[5] ». Les finances des foyers ne sont pas le plus grand frein à la vaccination, mais il s’ajoute au manque d’information. En effet, dans de nombreuses études[6] les patients ou les parents ont précisé qu’ils ne disposaient que de peu d’informations sur les vaccins et ou le calendrier vaccinal. Ce manque d’information ou d’accès à l’information peut résulter de différentes choses, la première étant l’absence de connaissance de la maladie et des infections qui y sont liées. Ensuite, parce que l’usager n’a pas l’information via un professionnel de santé. Enfin dans une proportion faible l’usager posséderait des craintes sur la sécurité du vaccin. « Le manque de recul vis-à-vis des effets secondaires est l’un des principaux motifs ayant conduit à la non-vaccination des jeunes filles ou encore, la connaissance d‘effets secondaires graves survenus dans leur entourage ou véhiculés par les médias[7]. »
Il est vrai qu’en 2014 l’âge du premier vaccin a été baissé à partir de 11 ans, certains étaient dans l’incompréhension quant à cet abaissement et ils craignaient que le vaccin ne soit plus efficace lors du début d’activité sexuelle[8]. « Selon les données du Baromètre santé 2016, avec un focus particulier sur la vaccination, réalisé sur un échantillon national représentatif de la population française âgée de 15 à 75 ans, seuls 16,9 % des parents de jeunes filles âgées de 11-15 ans (n=959) avaient vacciné leur fille. Au total, 61,9 % d‘entre eux considéraient que la balance bénéfice-risque de cette vaccination était défavorable ou incertaine[9]. »
On peut souligner, les différentes campagnes de sensibilisation et d’information sur les vaccins, effectuées par les gouvernements. Néanmoins, les professionnels de santé restent les plus à même de pouvoir transmettre des informations et répondre aux diverses craintes des usagers. « Recevoir une proposition de vaccination par son médecin ou échanger à propos de la vaccination avec son médecin est le facteur le plus associé à une forte acceptabilité vaccinale dans de nombreuses études, et les parents citent fréquemment le fait de ne pas avoir reçu une proposition de vaccination de la part de leur médecin, comme la raison de ne pas avoir vacciné leur enfant[10]. »
Ainsi, le rôle des professionnels de santé est plus qu’important, car ce sont eux qui vont permettre un accès à l’information. Il convient de préciser que la loi Hôpital, patients, santé, territoire[11] de 2009 consacre pour les sages-femmes l’élargissement de certaines de leurs missions comme l’autorisation de réaliser des dépistages des cancers gynécologiques. Mais c’est véritablement la loi Touraine[12] qui permet aux sages-femmes de prescrire et administrer les vaccins jusqu’à l’âge de 19 ans. Les professionnels de santé sont le principal vecteur dans la transmission de l’information, en effet selon l’étude de Collange et autres[13] mené en 2014 avec 1712 médecins généralistes : « Au total, 72,4 % des répondants déclaraient recommander fréquemment la vaccination contre les HPV (toujours : 45,6 % et souvent : 26,8 %), 17,1 % la recommandaient parfois et 10,5 % des médecins ne la recommandaient jamais. La plupart des médecins (88,6 %) déclaraient ne pas avoir de difficultés à parler sexualité avec les jeunes filles durant les consultations, mais 26,9 % considéraient que la présence des parents était problématique[14]. »
En plus des professionnels libéraux, l’instruction du 3 juillet 2015[15] relative à la mise en place de centre gratuit, consacre des centres, conformément à la loi de finance de la sécurité sociale de 2015, modifié par la loi Touraine et l’ordonnance du 17 janvier 2018[16] précise à l’article 3121-2 du code de santé publique que des centres assurent la prévention, le dépistage, le diagnostic et le traitement ambulatoire des infections sexuellement transmissibles, mais aussi de vaccination contre le papillomavirus.
D’autres instances, en septembre et février 2019, respectivement, l’académie nationale de pharmacie et de médecine ont appelé à la vaccination universelle et à la gratuité du vaccin.
Pourtant, le taux de couverture vaccinale des filles était, selon Santé Publique France, de 30% pour une dose à 15 ans et 24 % pour un schéma complet à 16 ans[17] en 2018. Or, comme examiné une couverture élevée permet une immunité de groupe mais aussi de faire baisser le nombre d’infections liées à un HPV chez les hommes et les femmes. Cependant cela n’est pas le cas en France, ainsi les études cout-efficacité montrent qu’il était judicieux de vacciner les hommes pour protéger la santé de tous. « L‘examen a conclu que les analyses médico-économiques publiées avaient démontré que l‘extension de la vaccination aux hommes hétérosexuels était rarement une stratégie coût-efficace [..]. Le rapport coût/efficacité de la vaccination universelle devient plus favorable lorsqu‘on envisage d‘autres maladies liées au HPV, et lorsque la vaccination des filles est faible (<40 %), sous réserve de l‘obtention d‘une couverture vaccinale élevée chez les garçons dans le programme de vaccination universelle[18]. »
A-t-on alors ouvert la vaccination universelle uniquement pour considération économique en lien avec le rapport cout- efficacité ? la réponse est négative. Si les études en économie de la santé sont un argument important à la vaccination universelle, le fait est que c’est surtout le principe d’équité des genres et le choix de mettre fin à la discrimination envers les HSH qui ont motivé les pouvoirs publics à ouvrir la vaccination universelle.
C’est l’un des éléments les plus pointés dans les différents rapports. C’est que justifier la vaccination pour les HSH c’est aussi justifier une discrimination. En effet, ce choix d’ouverture ferait croire qu’il n’y a que les femmes et ou les HSH qui peuvent avoir des infections de HPV. En ouvrant ainsi la vaccination aux hommes sans justification de préférence sexuelle on met fin à cette discrimination. De plus, parmi les arguments favorables à cet élargissement de la vaccination certains rappellent que la vaccination universelle s’observe déjà chez plusieurs de nos pays voisins[19].
Le Conseil national du sida, recommandait déjà en 2017 « une stratégie de vaccination universelle afin d’augmenter la couverture vaccinale et lever les discriminations liées au genre et à l’orientation sexuelle. Ces préconisations ont été intégrées à la stratégie nationale de santé sexuelle 2017-2030 qui vise à atteindre un objectif de taux de couverture vaccinale contre les HPV de 60 % chez les adolescentes en 2023 et de 80 % en 2030[20]. »
Ensuite, faire supporter la vaccination dès 2007 sur les femmes uniquement, pouvait donner l’impression que seules les femmes étaient susceptibles d’être touchées par les infections et surtout « que les filles sont plus sujettes à des comportements de promiscuité, et que les filles sont responsables de la transmission des virus HPV[21]». Or, et c’est bien ce que les études pour l’acceptabilité du vaccin ont démontré, les parents sont pour la vaccination universelle des deux sexes, afin de faire reposer équitablement le poids de la vaccination, mais aussi de pouvoir se protéger contre des infections liées aux HPV indépendamment de la couverture vaccinale des filles[22]. « Parmi les arguments ayant conduit à la recommandation d’une vaccination généralisée, [..] le respect du principe d’équité entre les deux sexes. […] la décision d‘étendre le programme de vaccination aux garçons, doit également tenir compte d‘importantes questions d‘éthique (le fardeau des maladies liées à l’HPV est en augmentation chez les hommes, en particulier chez les HSH, et vacciner tous les garçons avant le début de leur vie sexuelle permet de les protéger tous, sans discrimination, et sans stigmatisation des choix sexuels[23]). »
En conclusion la vaccination universelle permet de protéger les individus, sans considération de leur genre et ou leurs préférences sexuelles, avant le début de le leur activité sexuelle. Aussi, c’est une responsabilisation des deux sexes dans un enjeu de santé publique. Il existe encore des freins à cette vaccination, financier, par manque d’informations sur les infections liées aux HPV, mais aussi des doutes sur la sécurité du vaccin. Pour répondre à ces différents freins, les professionnels de santé restent les principaux acteurs favorisant l’accès à l’information.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 383.
[1] Données fondation contre le cancer https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[2] Haute Autorité de Santé « Élargissement de la vaccination contre les papillomavirus aux garçons » Recommandation Décembre 2019 P.15
[3] Institut national du cancer « 10 ARGUMENTS CLÉS SUR LA VACCINATION CONTRE LES INFECTIONS LIÉES AUX PAPILLOMAVIRUS HUMAINS (HPV) » p.1 https://www.cancer.be/le-cancer.
[4] Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 2019 P.16
[5] Haut Conseil de la Santé Publique « Place du vaccin Gardasil 9®dans la prévention des infections à papillomavirus humains » Collection Avis et Rapports 2017 p.8
[7] Fondation contre le cancer https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[8] Histoire d’une polémique : vaccination anti HPV et maladies auto-immunes. Vaccination info service 1e aout 2018 https://professionnels.vaccination-info-service.fr/Aspects-sociologiques/Controverses/Maladies-auto-immunes.
[10] Selon le type de vaccin il est recommandé deux ou trois doses.
[11] Action 1.2 : Améliorer le taux de couverture de la vaccination par le vaccin anti‐ papillomavirus en renforçant la mobilisation des médecins traitants et en diversifiant les accès, notamment avec gratuité, pour les jeunes filles concernées. « Plan cancer 2014-2019 Guérir et prévenir les cancers : donnons les mêmes chances à tous, partout en France » 4 février 2014 P.20
[12] Certains vaccins contre le papillomavirus s’injectent en deux ou trois doses.
[13] Arrêté du 30 novembre 2020 modifiant la liste des spécialités pharmaceutiques remboursables aux assurés sociaux.
[14] Haut Conseil de la Santé Publique 2016 https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=553
[15] Haute Autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.100.
[1] Fondation contre le cancer : https://www.cancer.be/les-cancers/facteurs-de-risque/le-papillomavirus-quest-ce-exactement.
[2] Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019p.20.
[4] Haut Conseil de la santé publique AVIS relatif à la révision de l’âge de vaccination contre les infections à papillomavirus humains des jeunes filles 28 septembre 2012 p.1
[6] « Une personne est immunodéprimée quand son système immunitaire ne fonctionne pas bien et qu’elle est donc plus vulnérable aux infections. » https://vaccination-info-service.fr/.
[7]« Absence de rate, d’origine congénitale ou due à une ablation chirurgicale. Par extension, le non-fonctionnement de la rate est appelé asplénie fonctionnelle. Celle-ci s’observe notamment dans la drépanocytose homozygote (maladie sanguine héréditaire responsable d’une anémie très grave). » Larousse Médical.
[8] Haut Conseil de la Santé Publique Place du vaccin Gardasil 9® Op cit p.6
[21] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.91
[1] Avis relatif aux prix de spécialités pharmaceutiques 26 septembre 2019.
[2] Dans le cadre d’un schéma complet à trois doses de vaccins.
[3] Loi 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales article L 3111-11 Code de santé publique modifié par l’ordonnance n° 2018-470 du 12 juin 2018 procédant au regroupement et à la mise en cohérence des dispositions du code de la sécurité sociale applicables aux travailleurs indépendants.
[5] Haut Conseil de la Santé Publique Place du vaccin Gardasil 9®Op cit 2017 p.35
[6] Dans une revue systématique internationale publiée en 2013 et portant sur 28 études qualitatives et 44 enquêtes collectées de 2004 à août 2011, les obstacles à la vaccination HPV étaient pour 55 % des parents, le manque d’information sur la vaccination HPV et les vaccins et leur sécurité ( Haut Conseil de la Santé Publique « Place du vaccin Gardasil 9®dans la prévention des infections à papillomavirus humains » Collection Avis et Rapports 2017 p.35) ; Santé publique France l’enquête Rapport au sexe (ERAS) février-mars 2019.
[7] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 2019 p.80
[9] Rey D, Fressard L, Cortaredona S, Bocquier A, Gautier A, Peretti-Watel P, et al. Vaccine hesitancy in the French population in 2016, and its association with vaccine uptake and perceived vaccine risk-benefit balance. Euro Surveill 2018;23(17):17-00816. http://dx.doi.org/10.2807/1560-7917.es.2018.23.17.17-00816 in Haute autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.79
[10] Haute autorité de Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.78
[11] LOI n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires.
[12] LOI n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé
[13] Collange F, Fressard L, Pulcini C, Sebbah R, Peretti-Watel P, Verger P. General practitioners’ attitudes and behaviors toward HPV vaccination: a French national survey. Vaccine 2016 . http://dx.doi.org/10.1016/j.vaccine.2015.12.054In de la Haute Autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.115
[14] Collange F, Fressard L, Pulcini C, Sebbah R, Peretti-Watel P, Verger P. General practitioners’ attitudes and behaviors toward HPV vaccination: a French national survey. Vaccine 2016;34(6):762-8. http://dx.doi.org/10.1016/j.vaccine.2015.12.054 in Haute Autorité de la Santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p 76
[15] INSTRUCTION N° DGS/RI2/2015/195 du 3 juillet 2015 relative à la mise en place des centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic (CeGIDD) des infections par les virus de l’immunodéficience humaine et des hépatites virales et des infections sexuellement transmissibles.
[16] Ordonnance n° 2018-21 du 17 janvier 2018 de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
[17] Fonteneau L, Barret AS, Lévy-Bruhl D. Evolution de la couverture vaccinale du vaccin contre le papillomavirus en France – 2008-2018. Numéro thématique – Prévention du cancer du col de l’utérus. Bull Epidémiol Hebdo 2019; in Haute autorité de santé Op cit Recommandation vaccinale 2019 p.9
[18] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale Décembre 2019 p. 59
[19] « États-Unis : la vaccination des garçons âgés de 11-12 ans était recommandée depuis fin 2011 avec un rattrapage des 13-21 ans. Australie : la vaccination des garçons âgés de 12-13 ans est recommandée depuis 2013 (27). En 2014, la couverture vaccinale des garçons âgés de 15 ans était de 60 % au niveau national pour trois doses (contre 73 % pour les filles) Autriche : la vaccination des garçons est proposée gratuitement depuis 2014. »
[20] Haute autorité de Santé Op cit Recommandation vaccinale p.8
Le présent article rédigé par M. Vincent Vioujas,Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS), s’inscrit dans le cadre de la 5e chronique en Droit de la Santé du Master Droit de la Santé (UT1 Capitole) avec le soutien du Journal du Droit Administratif.
par M. Vincent Vioujas, Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
Pression liée à la crise sanitaire ou pas, la question hospitalière persiste à occuper une place de choix dans l’actualité. Contrairement à la période qui a précédé l’apparition de la pandémie, le sujet porte moins sur les moyens financiers – la fin du « quoi qu’il en coûte » n’étant sans doute pas encore immédiatement mesurable – que sur les ressources humaines et les difficultés de recrutement. L’importance des postes vacants, qu’ils l’aient été depuis plusieurs mois ou années ou qu’ils le soient devenus plus récemment en raison de départs non remplacés faute de candidats, conduit, en effet, à des fermetures de lits dont l’ampleur a fait l’objet de vives discussions à la suite du constat alarmiste dressé par le conseil scientifique[1]. Ainsi, davantage que le choc d’attractivité que le « Ségur de la santé » devait provoquer, c’est un « cercle vicieux de la désaffection »[2] qui paraît s’imposer dans les établissements de santé de toute nature puisqu’en matière de recrutement de personnel non médical, les structures privées ne sont pas épargnées.
C’est dans ce contexte, déjà tendu et morose, qu’est venu se greffer la question de l’entrée en vigueur des dispositions de l’article 33 de la loi n°2021-502 du 26 avril 2021 (« loi Rist ») destinées à lutter contre les abus liés à l’intérim médical. Au risque de tuer tout suspense dès l’introduction, le lecteur nous pardonnera sans doute, compte tenu de la large portée médiatique que cette affaire a prise[3], d’indiquer sans plus attendre que l’application du texte est, pour l’heure, différée sine die. Pour autant, il n’est pas inintéressant de revenir sur la genèse de celle-ci et sur les raisons d’un échec programmé.
Le point de départ renvoie à une question loin d’être neuve dans l’histoire hospitalière, celle de l’attractivité médicale. Il y a déjà une trentaine d’années, en conclusion de sa thèse, le professeur Moquet-Anger observait que « constamment modifié, le statut des médecins hospitaliers est loin d’apporter la clarté nécessaire à une bonne gestion du personnel médical hospitalier et donc de résoudre le problème des besoins hospitaliers »[4]. Alors que les problématiques de recrutement et de fidélisation des infirmiers ou des aides-soignants sont aujourd’hui largement communes, elles se posent de manière distincte entre établissements publics et établissements privés à but lucratif pour les médecins puisque leurs conditions d’emploi et de rémunération diffèrent nettement[5]. Les pouvoirs publics ont donc régulièrement imaginé des mesures statutaires, salariales ou indemnitaires destinées à rendre l’exercice médical hospitalier plus attractif. Le Conseil constitutionnel lui-même s’est, par exemple, rangé à l’argument selon lequel la pratique de l’activité libérale pour les praticiens hospitaliers permet « d’améliorer l’attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé »[6].
Comme en atteste la multitude de rapports officiels sur le sujet[7], ces mesures se sont néanmoins révélées insuffisantes et le taux de vacance de postes statutaires continue de progresser de manière inquiétante. S’il s’établit à 31,6% au 1er janvier 2021, contre 30,3% au 1er janvier 2020, selon les chiffres du centre national de gestion (CNG), cette moyenne cache de profondes disparités entre les régions et les disciplines. Dans certains établissements et certaines spécialités (urgences, anesthésie-réanimation, radiologie…), il arrive que ce taux dépasse 50%. Dans ces conditions, les hôpitaux ont été contraints de développer « des pratiques contestables », selon le doux euphémisme de la Cour des comptes[8]. Les expédients sont connus et méritent d’être brièvement sans rappeler, sans d’ailleurs prétendre à l’exhaustivité : recrutement de médecins à diplôme hors Union européenne, indemnisation de gardes ou astreintes fictives, contrat établi en dehors des plafonds réglementaires[9]… Lorsqu’ils ont été amenés à se pencher sur de tels agissements, les juges financiers ont fait preuve d’une grande mansuétude au bénéfice des directeurs concernés dès lors que ces derniers étaient guidés par le seul souci d’assurer la continuité du service public hospitalier et la permanence des soins[10].
Le recours à l’intérim médical figure aussi parmi les moyens utilisés pour faire face aux besoins et cristallise les critiques depuis quelques années. Du point de vue financier, le rapport rédigé en 2013 par Olivier Véran, alors député, évaluait à 6 000 le nombre de médecins exerçant temporairement des missions à l’hôpital public, pour un coût de 500 millions par an[11]. En matière d’organisation des soins, l’implication des médecins intérimaires qui, par définition, « ne font que passer », semble naturellement moindre que celles des praticiens investis de manière plus durable au sein de l’établissement. Entre autres témoignages, l’expérience de Thomas Lilti lors des premières semaines de la crise sanitaire, au printemps 2020, le confirme très clairement : « c’est quand même très particulier, on est loin de l’engagement du médecin qui vit au quotidien dans un hôpital. Du coup, ils n’ont pas une grande connaissance du service, ils ne connaissent pas le personnel paramédical »[12]. Enfin, les différences de rémunération en fonction du statut ne sont pas sans soulever des difficultés et peuvent même parfois créer un effet d’aspiration en sens inverse, des praticiens hospitaliers démissionnant (ou prenant une disponibilité) pour revenir exercer… comme intérimaires !
On comprend mieux, dès lors, la volonté affichée par les derniers ministres de la Santé de lutter contre les rémunérations excessives et considérées comme abusives. Pourtant, que ce soit dans le cadre de la réforme portée par Marisol Touraine et achevée par Agnés Buzyn, ou à l’occasion de la loi Rist, celles-ci ont, jusqu’à présent, échoué.
L’échec avéré de la réforme Touraine/Buzyn
Reprenant une proposition du rapport Véran, l’article 136 de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 vise, selon l’exposé des motifs, « à endiguer les dérives de l’intérim médical ». Pour cela, le nouvel article L.6143-7 du code de la santé publique prévoit que le montant journalier des dépenses susceptibles d’être engagées par praticien par un établissement public de santé (EPS) au titre d’une mission de travail temporaire ne peut excéder un plafond déterminé par décret. Le texte réglementaire en question n’a pas été publié avant les échéances électorales de 2017. Preuve de la constance des pouvoirs publics sur le sujet, l’alternance politique n’a cependant pas conduit à enterrer le dossier et Agnès Buzyn, nommée ministre de la Santé, en a fait une de ses priorités.
Ainsi, le décret n°2017-1605 du 24 novembre 2017 relatif au travail temporaire des praticiens intérimaires dans les EPS exige la production d’un certain nombre de pièces justificatives permettant notamment d’attester que ces derniers ne contreviennent aux dispositions relatives au cumul d’activités des agents publics. Mais surtout, le texte précise les conditions de détermination du montant plafond journalier des dépenses susceptibles d’être engagées par un hôpital au titre d’une mission de travail temporaire d’un médecin, odontologiste ou pharmacien. Ce plafond est constitué par le salaire brut versé au praticien par l’entreprise de travail temporaire (ETT) pour une journée de 24 heures de travail effectif. Le décret indique également que celui-ci ne peut excéder l’indemnisation de deux périodes de temps de travail additionnel de jour à laquelle s’ajoutent diverses indemnités. Sur cette base, l’arrêté du 24 novembre 2017 fixe le montant du plafond journalier pour une journée de 24 heures de travail effectif à 1 170,04 euros[13]. Il prévoyait également une entrée en vigueur progressive de ces dispositions puisque ce montant était transitoirement majoré de 20% au titre de l’année 2018 (soit 1 404,05 euros) et de 10% au titre de l’année 2019 (soit 1 287,05 euros).
Les sommes en jeu pour une garde de 24 heures peuvent sembler confortables, surtout si on les compare au salaire minimum (actuellement 1 589 euros brut… par mois). Mais elles s’avèrent souvent inférieures au montant que certains praticiens négociaient antérieurement à la parution des textes réglementaires. Selon les spécialités, les établissements et les périodes, le tarif de la garde se situe, en effet, dans une fourchette comprise entre 1 500 et 2 000 euros, et peut atteindre un niveau encore plus élevé certains jours fériés. Les économistes y verraient sans doute une parfaite illustration des lois de la rareté ainsi que de l’offre et de la demande. Plus prosaïquement, les médecins concernés mettent en avant la juste rétribution de longues années d’études, oubliant au passage que celles-ci ont été très largement payées par la collectivité[14]. Dans tous les cas, il était évident que ces derniers n’allaient pas accueillir favorablement ces nouvelles dispositions.
De fait, profitant de leur position de force, les praticiens n’ont guère eu de difficultés à imposer leurs exigences aux EPS. L’alternative entre prendre, c’est-à-dire accepter le tarif demandé par le médecin pour la mission d’intérim, même s’il se situe au-dessus du plafond journalier, ou laisser des vides dans un tableau de garde, et donc fermer un bloc opératoire, une maternité ou une ligne de SMUR, par exemple, s’apparente à un choix de Sophie…dont l’issue ne fait aucun doute. Les quelques récalcitrants ont par ailleurs subi une forme de bannissement puisqu’un collectif de médecins remplaçants a diffusé une « liste noire » des hôpitaux appliquant le plafonnement. Ni la colère de la ministre de la Santé[15] et ni le rappel par l’ordre des médecins des « responsabilités éthiques et déontologiques des médecins intérimaires »[16] n’ont toutefois suffi à faire cesser les pratiques dénoncées.
Le dossier de presse des conclusions du « Ségur de la santé » met ainsi en avant le témoignage, soigneusement choisi, d’un chef d’établissement en difficulté pour recruter des anesthésistes : « Sans anesthésiste, pas de bloc. Alors je recrute par une agence d’intérim des médecins qui viennent dépanner sur quelques gardes. Mais je constate une inflation des prétentions des médecins, qui atteignent parfois 2 500 euros nets pour 24 heures de garde. La loi a beau interdire que je paye autant pour un médecin, je n’ai pas d’autre choix, sauf à fermer mon bloc. Ce n’est pas sur nous qu’il faut mettre la pression, on est obligés de payer. C’est sur eux qu’il faut agir »[17]. Sans surprise, la mesure n°3 annoncée à cette occasion visait donc à « mettre fin au mercenariat de l’intérim médical ». Après avoir été envisagée en loi de financement de la sécurité sociale (LFSS), celle-ci a finalement été intégrée dans le cadre de la proposition de loi déposée par la députée Stéphanie Rist, qui allait devenir, avec le soutien du gouvernement, la loi du 26 avril 2021.
L’échec provisoire ( ?) de la loi Rist
Contrairement aux dispositions de la loi du 26 janvier 2016, l’article 33 de la loi Rist n’entend pas régir le seul recours à l’intérim. En effet, des abus identiques existent dans le cas où un hôpital recrute directement un médecin par contrat, en s’affranchissant des limites de rémunération prévues par les textes[18]. Le nouvel article L.6146-4 du code de la santé publique s’applique ainsi à la mise à disposition auprès d’un EPS d’un praticien salarié par une ETT[19], mais également à la conclusion d’un contrat de gré à gré ou de vacation entre cet établissement et un praticien[20].
Le dispositif investit les comptables publics d’une nouvelle mission dérogatoire par rapport aux contrôles normalement mis à leur charge en vertu des articles 19 et 20 du décret n°2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique (GBCP). Comme l’a rappelé récemment le Conseil d’État dans une affaire relative à un versement de primes, « si ce contrôle peut conduire les comptables à porter une appréciation juridique sur les actes administratifs à l’origine de la créance et s’il leur appartient alors d’en donner une interprétation conforme à la réglementation en vigueur, ils n’ont pas le pouvoir de se faire juges de leur légalité »[21]. Or il leur est désormais demandé de procéder à un contrôle de légalité interne en appréciant si les dépenses qui leur sont présentées au paiement ne dépassent pas les plafonds réglementaires. Le support de présentation établi par les administrations centrales à leur intention le précise de manière catégorique : « ce contrôle de légalité interne ne correspond pas à un contrôle réglementaire prévu au GBCP »[22], ce qui signifie notamment que le contrôle hiérarchisé de la dépense n’est pas applicable en ce domaine.
Dans l’hypothèse où le comptable relève une irrégularité, autrement dit un dépassement du montant de rémunération maximal autorisé, il a l’obligation de procéder au rejet du paiement de celle-ci. Dans ce cas, il en informe le directeur de l’EPS qui doit, en principe, procéder à la régularisation nécessaire. L’article L.6146-4 prévoit également une information du directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) par le comptable. Bien que ces éléments ne figurent pas dans le texte, les consignes données à ces derniers indiquent que cette information n’intervient que si le directeur n’a pas régularisé la situation, comme il a été invité à le faire, à l’issue d’un délai d’un mois[23]. Une fois saisi, le directeur général de l’ARS est tenu de déférer les actes litigieux au tribunal administratif compétent.
Le mécanisme semble ainsi imparable. En chargeant du contrôle les comptables publics, indépendants statutairement et hiérarchiquement des directeurs d’établissement et responsables sur leurs propres deniers en cas de dépense irrégulière, la loi introduit un verrou efficace et adresse « un signal extrêmement fort », selon l’expression de la rapporteure[24], afin de garantir le respect de la réglementation. Un délai de six mois était néanmoins prévu pour l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions, soit normalement le 28 octobre 2021.
L’échéance approchant, le bras de fer entre les établissements et les praticiens qui, comme on l’a vu plus haut, n’entendent pas revoir leurs prétentions salariales à la baisse a rapidement tourné en faveur de ces derniers, comme cela était largement prévisible. Le combat est, en effet, inégal. D’un côté, des médecins dont la situation financière permet sans doute de ne pas travailler pendant quelques jours, voire semaines et qui peuvent donc « jouer la montre ». De l’autre, des hôpitaux pour lesquels une absence de solution, même pour une journée, compromet la permanence des soins et menace le maintien de certaines activités. Or, face au refus d’une grande partie des remplaçants habituels d’accepter une rémunération moindre, les tableaux de service du mois de novembre comportaient, dans beaucoup d’établissements, davantage de trous encore qu’un célèbre fromage suisse. Les conséquences concrètes (fermeture nocturne de blocs, report d’interventions programmées, suppression de lignes de garde aux urgences…), largement relayées auprès des élus locaux et des députés, dont bon nombre d’entre eux sont en campagne pour leur réélection, ne pouvaient que déboucher sur une reculade.
Dès le 28 septembre 2021, la Fédération hospitalière de France (FHF), pourtant favorable au dispositif dans son principe et à l’objectif « d’un assainissement du marché de l’intérim médical », attire l’attention du ministre de la Santé sur les difficultés qui se profilent et « le risque de fermeture de lieu de prise en charge »[25]. Sans encore parler d’un report, celle-ci plaide notamment en faveur du déploiement rapide et simultané de mesures destinées à renforcer l’attractivité des carrières hospitalières. Car c’est bien l’écart entre la date prévue pour l’entrée en vigueur de l’article 33 de la loi Rist et la mise en œuvre des mesures de revalorisation annoncées (nouveau statut de praticien contractuel, prime de solidarité territoriale…), à les supposer suffisamment incitatives[26], qui crée un vide insoutenable.
Alors que la presse locale et nationale s’empare du dossier, le premier ministre est interpellé sur le sujet à l’Assemblée nationale lors de la séance de questions au gouvernement du 12 octobre 2021. Réaffirmant son attachement à la loi Rist, il répond avoir conscience de la situation et avoir demandé au ministre de la Santé « d’étudier comment nous pouvons en adapter et en aménager l’évolution de manière pragmatique »[27]. Derrière les circonvolutions, il reconnaît ainsi, de manière à peine voilée, que le texte est inapplicable en l’état, du moins dans certains territoires. La marche arrière commence donc à être enclenchée.
Aussi, du point de vue politique, le communiqué de presse d’Olivier Véran du 21 octobre 2021 annonçant que la mise en œuvre de la réforme se fera en deux étapes ne surprend pas. En pratique, sont évoqués « le renforcement des travaux préparatoires » à partir du 27 octobre 2021 avec notamment la réalisation d’une cartographie précise de la situation et l’organisation des modalités d’accompagnement des acteurs. Puis, « dès que possible en 2022 », interviendra l’application stricte du texte. Le caractère flou de l’échéance rend ainsi hautement incertaine l’entrée en vigueur de la réforme avant les prochaines élections. Il semble, en effet, improbable que le gouvernement prenne le risque de parasiter la campagne avec un dossier aussi sensible et explosif. Pour l’heure, le décalage de l’échéance, opportunément justifié aussi par « des difficultés liées aux circonstances de crise sanitaire », a été confirmé par un courrier des deux ministres concernés et par une instruction en cours de finalisation[28].
Du point de vue juridique, en revanche, la suspension de la date d’entrée en vigueur d’une disposition législative par communiqué de presse ne manque pas d’étonner. Certes, le président Chirac avait, en son temps, promulgué la loi relative au contrat première embauche (CPE), tout en demandant au gouvernement de veiller à ce qu’aucun contrat ne soit signé avant que le texte soit modifié[29]. En outre, en jugeant qu’un communiqué de presse qui ne contient, ni ne révèle par lui-même aucune décision, ne constitue pas un acte faisant grief susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir[30], le Conseil d’État a admis, a contrario, qu’un tel document puisse produire un effet décisoire. Mais que reste-t-il du principe de légalité et de la hiérarchie des normes si un simple communiqué de presse peut transformer une date d’entrée en vigueur déterminée par la loi en simple période de « renforcement des travaux préparatoires », que l’on imaginait naïvement avoir été conduits en amont ? La même observation peut être faite s’agissant du courrier ou de l’instruction interministérielles évoqués dans le paragraphe précédent.
La conclusion de ces tribulations se dégage d’elle-même. Si la lutte contre les abus de l’intérim médical constitue un objectif louable – et les propos tenus ici n’entendaient nullement le remettre en cause -, elle ne saurait prendre la forme d’un sevrage brutal. Ce n’est qu’une fois que l’hôpital disposera des outils adaptés (statuts revalorisés et attractifs, dispositif permettant une réelle solidarité entre EPS…) qu’il sera possible de réduire la dépendance actuelle, subie et aucunement choisie.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ; Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 382.
[1] En annexe 3 de son avis du 5 octobre 2021, le conseil scientifique évoque « un pourcentage important de lits fermés chiffré à environ 20% et touchant tous les secteurs du soin » (p.29). En réalité, la situation semble variable selon les régions et les établissements, la région francilienne apparaissant la plus touchée.
[2] C. Stromboni, « Dans les hôpitaux, un « cercle vicieux de la désaffection » après la sortie de crise sanitaire », Le Monde, 12 oct. 2021.
[3] V. l’article fort bien documenté de C. Stromboni, « Réforme de l’intérim médical : le gouvernement fait marche arrière », Le Monde, 22 oct. 2021.
[4] M.-L. Moquet-Anger, Le statut des médecins hospitaliers publics, PUF, Les grandes thèses du droit français, 1994, p.298.
[5] La situation des établissements privés à but non lucratif, dont les médecins sont très majoritairement salariés, les rapproche des hôpitaux sur ce point. Pour davantage de précisions sur ces aspects, nous nous permettons de renvoyer à A. Lami, V. Vioujas, Droit hospitalier, Bruylant, 2ème éd., 2020, p.289 et s.
[6] Cons. constit., 21 juin 2019, n° 2019-792 QPC, Clinique Saint-Cœur et autres ; RDSS, 2019, p.1043, note M.-L. Moquet-Anger.
[7] Ont notamment été publiés ces dernières années les rapports Toupillier (Mission sur l’exercice médical à l’hôpital, 2011), Véran (Hôpital cherche médecins, coûte que coûte, 2013), Le Menn (L’attractivité de l’exercice médical à l’hôpital public, 2015) ou encore Rousseau (Transformer les conditions d’exercice des métiers dans la communauté hospitalière, 2018).
[8] Cour des comptes, Les personnels des établissements publics de santé, Rapport public thématique, 2006, p.88.
[9] En particulier s’agissant des praticiens contractuels dont la rémunération ne pouvait, en principe, excéder celle correspondant au 4ème échelon de la grille de praticien hospitalier +10% (anc. art. R.6152-416 CSP).
[10] CDBF, 16 avr. 2009, CH de Fougères, n°165-617 ; AJDA, 2009, p.1194, chron. N. Groper et Ch. Michaut ; JCP A, 2009, 2209, note M.-L. Moquet-Anger.
[12] Th. Lilti, Le serment, Grasset, 2020, p.36. Le 5ème épisode de la première saison de la série Hippocrate, du même auteur, en offre également plusieurs illustrations assez savoureuses.
[14] V. les propos de la porte-parole du syndicat national des médecins remplaçants des hôpitaux (SNMRH) dans l’article de C. Stromboni, « Réforme de l’intérim médical… », op. cit.
[15] Après voir critiqué, à plusieurs reprises, « l’attitude irresponsable » de « mercenaires », Agnès Buzyn avait fini par déposer une plainte ordinale contre certains membres du SNMRH fin 2019, qui n’a pas abouti.
[17] « Ségur de la santé – Les conclusions », dossier de presse, juill. 2020, p.13.
[18] Dans ce cadre, la stricte application des textes relatifs à la permanence des soins permet de parvenir à une somme équivalente à celle du plafond réglementaire de l’intérim pour une garde de 24 heures, mais pas davantage. En pratique, pour les mêmes raisons, la plupart des établissements sont contraints d’aller au-delà.
[19] Sur le fondement de l’article L.1251-1 du code du travail.
[20] Que ce recrutement soit opéré sans intermédiaire ou qu’il résulte d’une prestation de placement réalisée par une ETT en vertu du 1° de l’article L.1251-4 du code du travail.
[21] CE, 13 nov. 2019, Agents comptables de l’ONEMA, n°421299 ; AJDA, 2020, p.360, concl. L. Dutheillet de Lamothe ; JCP A, 2020, 2065, note M. Kernéis-Cardinet.
[22] DGFiP, DGOS, « Le contrôle des dépenses d’intérim médical dans les EPS par les comptables publics », sept. 2021, p.6.
[24] S. Rist, Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire, Ass. nat. n°3935, Sén. n°398, 2 mars 2021, p.9. La CMP n’est pas parvenue à un accord, les divergences entre l’Assemblée nationale et le Sénat portant notamment sur l’article en question.
[25] Lettre du Président de la FHF au ministre des Solidarités et de la Santé du 28 sept. 2021.
[26] Ce qui, au regard des premières réactions syndicales suscitées par le projet de décret statutaire, semble loin d’être acquis.
[27] JO AN, Compte rendu intégral, séances du 12 oct. 2021, p.8445.
[28] Courrier des ministres des Solidarités et de la Santé et des Comptes publics à la directrice générale de l’offre de soins et au directeur général des finances publiques du 26 octobre 2021. Une instruction interministérielle détaille les travaux à mener par les ARS ainsi que le dispositif de la prime de solidarité territoriale, dont les textes réglementaires doivent être publiés prochainement. A la date du 20 novembre 2021, seul un projet d’instruction était disponible.
[29] Alors même que le second alinéa de l’article 10 de la Constitution lui offrait la possibilité de demander au Parlement une nouvelle délibération.
[30] CE, 7 févr. 2003, Fédération nationale des associations d’usagers des transports, n°244043 ; plus récemment, en référé, CE, ord., 8 avr. 2020, Ass. collectif pour la liberté d’expression des autistes, n°439822 ; RDSS, 2020, p.602, obs. P. Curier-Roche.
Le Master Droit de la Santé & le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.
La première chronique sous l’impulsion des promotions Marie Curie (Master II) & Emmanuelle Charpentier (Master I) en Droit de la Santé comprend les neuf articles suivants :
par M. Vincent Vioujas,Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
par Mmes Samantha Dorinet, Océane Grivel, Laura Meillan & Ana Murria, Etudiantes en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Marie Curie (2021-2022)
par Mmes Anne-Camille Deléglise & Eva Mahoudeaux, Etudiantes en Master I Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Emmanuelle Charpentier (2021-2022)
par Me Fausto Gaspari Avvocato presso Quorum – Studio Legale e Tributario Associato Cultore della materia di Diritto Amministrativo presso l’Università Telematica « Mercatorum »
La corruption constitue sans aucun doute une véritable anomalie dans le système juridique italien, une mentalité, favorisée par une attitude culturelle répandue, qui a un impact sur la bonne performance de l’administration publique, en termes d’augmentation des dépenses publiques et de détérioration de la prestation de services. Cette question réapparaît dans le débat public en phases alternées et dans ces phases il y a un besoin croissant de doter le système juridique des moyens appropriés pour lutter contre la corruption.
Il est possible de définir le phénomène de la corruption, outre la notion typique de droit pénal, avec une notion différente de droit administratif (M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione), qui est certainement plus large, car elle comprend non seulement des comportements criminels, mais aussi des comportements qui peuvent générer des situations d’illégalité et qui sont en tout cas indésirables pour le système juridique.
Cet article vous montre comment le législateur italien est intervenu sur le phénomène problématique de la corruption dans l’administration publique italienne, avec une attention particulière aux sociétés publiques, souvent considérées comme synonymes de mauvaise administration, de gaspillage et de corruption.
Ces sujets qui, au cours du siècle dernier, ont trouvé une diffusion tant en Italie qu’en France (E. ALLORIO, Società a partecipazione pubblica in Italia e in Francia, in JUS, 1965), malgré le fait qu’ils soient formellement organisés selon les règles du droit privé, présentent des éléments de droit public, puisqu’ils sont en tout état de cause totalement ou partiellement pris en charge par des organismes publics et, dans certains cas, ce sont des sujets auxquels sont attribuées des tâches d’administration publique, exerçant de véritables fonctions administratives.
Cet article – sans prétendre analyser la législation anticorruption (qui sera citée ci-dessous, en se référant aux études les plus complètes) – vise à examiner ces mêmes sujets, car l’affaiblissement progressif de la distinction claire entre public et privé et la tendance du modèle privé à être fongible, adapté à la réalisation d’objectifs d’intérêt public, posent des problèmes délicats à l’interprète, comme la possibilité de leur appliquer la législation anticorruption, non seulement l’efficacité de l’Administration – qui justifie le recours à des formes plus souples et plus flexibles de droit privé, à l’exception du fait que la création d’entités privées par des organismes publics est souvent utilisée pour contourner les contraintes des finances publiques – mais aussi le principe essentiel de légalité de l’activité administrative et les garanties qui s’y rattachent, ce qui exigerait en principe le maintien de la prééminence du droit public.
Les outils mis en place par le législateur italien pour la prévention de la corruption
Huit ans se sont écoulés depuis l’approbation de la principale législation sur la prévention de la corruption, constituée par la loi n° 190 du 6 novembre 2012, publiée en application directe de l’article 117, deuxième alinéa, lettre m), de la Constitution et afin d’assurer une prévention et une lutte plus efficaces contre la corruption et l’illégalité dans l’administration publique.
La loi prévoit des règles hétérogènes (cf. l’approfondissement fait par P. CLARIZIA, L’ambito soggettivo di applicazione della normativa anticorruzione, in M. NUNZIATA, Riflessioni in tema di lotta alla corruzione, 2017), ainsi que l’attribution de certains pouvoirs législatifs au gouvernement, mais en général, l’introduction de cette législation a marqué un tournant dans la lutte contre la corruption pour la législation italienne. C’est précisément avec la loi n° 190/2012 que l’Autorité nationale anticorruption (ANAC) a été introduite en Italie. En outre, le législateur italien a cherché à créer un système complet de prévention de la corruption, avec des instruments de droit administratif.
Cette intervention législative, en plus de l’approche traditionnelle basée exclusivement sur la poursuite pénale des personnes reconnues coupables de corruption, a cherché à poursuivre l’objectif de prévention de la corruption par le biais d’instruments administratifs d’une manière innovante dans le passé (R. CANTONE, La prevenzione della corruzione nelle società a partecipazione pubblica: le novità introdotte dalla “Riforma Madia della pubblica amministrazione, in Rivista delle società, 2018), en affectant les comportements précédemment autorisés. En outre, la législation a introduit l’impossibilité d’occuper certains postes, y compris dans des sociétés publiques.
Dans cette nouvelle logique, un rôle central est joué par le plan de prévention de la corruption (“Piano di prevenzione della corruzione”), adopté au niveau national par le ANAC et au niveau local par les différentes administrations, qui fournit des lignes directrices pour la planification de la prévention et de la lutte contre la corruption dans l’administration publique et jette les bases permettant aux administrations d’élaborer des plans triennaux de lutte contre la corruption.
Tout aussi importante est la personne responsable de la prévention de la corruption, présente dans chaque administration, généralement un gestionnaire qui, étant responsable de l’élaboration et de la mise en œuvre du plan, en cas d’incidents de corruption, doit démontrer qu’il a mis en place toutes les mesures nécessaires pour prévenir et contenir le risqué (cf. M. CLARICH, B.G. MATTARELLA, La prevenzione della corruzione, in B.G. MATTARELLA, M. PELISSERO, La legge anticorruzione: Prevenzione e repressione della corruzione).
Parmi les mesures générales, la loi a introduit des mesures visant à limiter les conflits d’intérêts, en accordant une attention particulière à la position de l’agent public, qui est tenu de s’abstenir dans tous les cas où ses intérêts sont directement impliqués dans la procédure. Dans chaque administration sont donc prévus des codes de conduite pour les employés, dont le non-respect par le fonctionnaire est sanctionné par des mesures disciplinaires.
Afin d’inciter les membres de l’administration à contribuer à rendre l’administration plus transparente, le législateur a donc, avec l’art. 1, alinéa 51, de la loi n° 190 de 2012, eu le souci de protéger l’employé public qui signale les infractions, c’est-à-dire le dénommé whistleblower, figure sur laquelle le législateur européen est également intervenu avec la directive n° 1937 du 26 novembre 2019, par laquelle le Parlement européen et le Conseil réglementent la protection des whistleblower au sein de l’Union en introduisant des normes minimales communes de protection, afin de donner une uniformité aux règles nationales qui sont actuellement extrêmement fragmentées et hétérogènes.
Les mandats législatifs mentionnés ci-dessus ont conduit, entre autres, au décret législatif n° 33 du 14 mars 2013 (sur la publicité et la transparence dans les administrations publiques) et au décret législatif n° 39 du 8 avril 2013 (sur l’incompatibilité des charges dans les administrations publiques), qui ont complété le système règlementaire de prévention.
Le décret législatif n° 39 de 2013, en particulier, bien qu’avec des exceptions concernant les postes importants au niveau national, interdit l’occupation de postes de direction dans des organismes publics, y compris formellement privés, par ceux qui ont récemment occupé des fonctions politiques, afin de poursuivre l’objectif d’impartialité de l’administration.
Le décret législatif n° 33 de 2013, quant à lui, poursuit l’objectif de lutte contre la corruption et la mauvaise administration par la publication obligatoire d’une série de documents, permettant à toute personne non identifiée de les consulter en accédant aux sites institutionnels des administrations. Cet objectif a été renforcé par l’instrument d’accès civique généralisé, introduit par le décret législatif n° 97 de 2016.
Le domaine d’application des règlements
La structure originale de l’ensemble de règles en question n’indiquait pas son champ d’application exact et suscitait parfois des doutes quant à la possibilité d’inclure les sociétés à participation publique parmi les destinataires des règles.
Le problème a de bonnes raisons de se poser, car la législation italienne ne reconnaît pas expressément la nature publique des entreprises publiques. Au contraire, ces entités sont simplement définies comme des sociétés anonymes et sont inscrites au registre du commerce de la même manière que toutes les autres sociétés, avec pour conséquence que la confusion entre la pleine application du droit privé et la soumission des sociétés publiques aux règles du droit public reste vivante (cf. C. IBBA, Forma societaria e diritto pubblico, in Rivista di diritto civile, 2010).
En ce qui concerne l’application à ces entités des instruments visant à prévenir la corruption, le droit d’accès aux documents administratifs, qui est directement lié à la participation des personnes privées à la procédure administrative et qui prévoit aussi expressément des entités formellement privées parmi les destinataires des dispositions administratives relatives à l’accès aux documents, est certainement appliqué depuis un certain temps aux entreprises à participation publique.
L’acceptation de cette méthode extensive a conduit les juges administratifs, en certaines occasions, à reconnaître explicitement la compatibilité entre la légitimité d’être le destinataire des demandes d’accès et l’exercice d’activités à but lucratif (Cons. Stato, A.P., 5 septembre 2005, n. 5).
L’institution de l’accès aux documents administratifs a ainsi étendu son champ d’application, jusqu’à ce qu’elle reconnaisse désormais l’exercice de l’accès aux documents (y compris les documents de droit civil) également en relation avec des organismes privés formellement extérieurs à l’appareil administratif, puisqu’ils sont liés à la poursuite de l’intérêt public et soumis au principe d’impartialité, de sorte que ces actes, au moins aux fins de l’application des règles d’accès, sont classés comme de véritables actes administratifs.
Cette orientation est désormais fermement acceptée dans la jurisprudence et largement partagée par la doctrine.
L’application de la loi anti-corruption aux sociétés publiques
Il y a toutefois des doutes sur le fait que la législation anti-corruption puisse également s’appliquer aux entreprises publiques.
Le problème d’interprétation s’est posé, tout d’abord, en référence à la loi n° 190 de 2012, qui n’a jamais fait expressément référence aux entreprises publiques comme bénéficiaires de mesures anticorruption.
Cependant, dans certains de ses passages, la loi précitée semblait tendre vers leur attraction dans le système de prévention, et le premier plan national de lutte contre la corruption, approuvé par l’ANAC en 2013, prévoyait l’obligation d’appliquer ce même plan également aux entités de droit privé sous contrôle public et auxquelles participent les administrations publiques, également sous forme de sociétés.
Contrairement à la loi 190/2012, le décret législatif n° 39 de 2013, sur le thème de l’incompatibilité, prévoit l’application explicite de certaines de ses dispositions également aux “organismes de droit privé sous contrôle public” (“enti di diritto privato in controllo pubblico”).
Le cadre règlementaire initial a toutefois été modifié par le décret-loi n° 90 du 24 juin 2014, qui a étendu les obligations de transparence des entreprises publiques, en les assimilant – en ce qui concerne les activités d’intérêt public – aux organismes publics au sens strict, bien qu’avec un régime différencié et différemment gradué pour les “société sous contrôle public” (“società controllate”) et les simples sociétés à participation publique; cette distinction a été reprise par l’ANAC dans la détermination n° 8 du 17 juin 2015, contenant les lignes directrices pour l’application de la législation sur la prévention de la corruption et la transparence des entreprises publiques.
La prévention de la corruption après la loi sur les sociétés de participation publique
Le législateur italien a rassemblé la réglementation des entreprises publiques dans le décret législatif n° 175 du 19 août 2016 (“Testo Unico in materia di società a partecipazione pubblica”). Ce décret a pour objet la création de sociétés par les administrations publiques, ainsi que l’acquisition, le maintien et la gestion de participations par ces mêmes administrations, dans des sociétés à participation publique directe ou indirecte, totale ou partielle.
Le décret sur les sociétés publiques fait référence aux sociétés à participation publique (“società a partecipazione pubblica”), une définition qui inclut les sociétés sous contrôle public, ainsi que d’autres sociétés détenues directement par les administrations publiques ou par des sociétés sous contrôle public. Les sociétés cotées sont exclues, sauf pour les articles (à vrai dire, peu d’entre eux) qui y font expressément référence. Les sociétés sous contrôle public sont définies comme les entreprises dans lesquelles une ou plusieurs administrations publiques exercent des pouvoirs de contrôle.
Le décret reconnaît une connotation nettement privée aux sociétés à participation publique, prévoyant que pour toutes les questions non prévues dans le décret, les règles sur les sociétés contenues dans le Code civil et les règles générales de droit privé s’appliquent aux sociétés à participation publique.
En ce qui concerne les effets sur la prévention de la corruption, il est intéressant de noter que le décret ne fait jamais explicitement référence à la “prévention de la corruption”, mais malgré cela, le décret comporte des dispositions visant à réduire les incidents de corruption dans les entreprises publiques.
Il s’agit notamment des règles qui introduisent l’obligation de sélection transparente pour la recherche de personnel, en appliquant les règles d’économie, de rapidité, de décentralisation et d’égalité des chances à la sélection du personnel des entreprises sous contrôle public. Ainsi, bien que les règles de “concurrence publique” ne soient pas prévues, les contraintes pour assurer la bonne exécution des procédures de sélection sont renforcées.
Dans le même but, les dispositions exigeant une rationalisation des participations et une réduction du champ d’activité des entreprises publiques tendent à réduire les effets négatifs des entreprises bénéficiaires d’investissements, y compris, outre les dépenses publiques, la corruption.
Le même décret législatif fait également référence au décret législatif n° 33 de 2013, en ajoutant une obligation supplémentaire de publicité sur les sites web institutionnels des entreprises, en la renforçant par le recours à des sanctions et en reconnaissant expressément l’application des dispositions sur l’incompatibilité des nominations contenues dans le décret législatif n° 39/2013.
Les obligations de transparence des entreprises publiques ont été renforcées par le décret législatif n° 97 du 25 mai 2016, par la reconnaissance d’un droit civique “généralisé” d’accès aux documents publics, selon le modèle de le Freedom of Information Act;modèle expressément applicable également aux sociétés à participation publique, à l’exclusion des sociétés cotées en bourse. Cette réglementation de l’accès aux documents s’applique donc également aux entreprises publiques, mais uniquement aux données et documents relatifs à l’activité d’intérêt public.
Compte tenu des interventions qui ont été brièvement passées en revue, on ne peut nier que le législateur a fait un effort pour limiter le phénomène néfaste de la corruption et que, en ce qui concerne les entités privées, il l’a fait en ramenant dans la sphère publique des contrôles des entités formellement privées, au sein desquelles la forme privée risque de dissimuler la mauvaise administration.
L’espoir, toutefois, étant donné que les phénomènes de corruption continuent à être répandus, est que le législateur continue à intervenir de manière plus systématique pour règlementer les activités de ces entités, afin de garantir les principes indispensables de transparence, d’égalité de traitement et de proportionnalité, typiques de l’activité administrative, couvrant de manière quasi totalitaire le vaste conglomérat des entités qui exercent actuellement des activités d’intérêt public.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2016-2021 ; chronique administrative ; Art. 380
par M. Henri Bouillon maître de conférences de droit public à l’Université de Franche-Comté, CRJFC (EA 3225)
Précision et imprécisions sur la légalité des redevances pour service rendu. Note sous CE, 28 nov. 2018, SNCF réseau, n° 413839
Dans un contexte budgétaire contraint, que la pandémie du coronavirus n’aura pas contribué à améliorer, les redevances pour service rendu sont devenues une modalité essentielle de financement du service public[1]. Traditionnellement réservées au service public industriel et commercial (SPIC), les redevances prolifèrent également dans les services publics administratifs (SPA) facultatifs, dès lors que le Conseil d’État a refusé de consacrer un principe de gratuité du SPA (CE, ass., 18 juillet 1996, Société Direct Mail Promotion, n° 168702). Logiquement, la présence de plus en plus massive de telles redevances génère des contentieux nombreux quant à la légalité ou au calcul de ces redevances. La jurisprudence tant judiciaire qu’administrative est donc prolixe en la matière.
L’arrêt SNCF Réseau (CE, 28 novembre 2018, n° 413839) énonce, dans un considérant de principe inédit – et critiquable –, les conditions, maintenant classiques, que doivent respecter les redevances pour être légalement instituées.
Sur le fondement du traité conclu entre la France et le Royaume-Uni le 12 février 1986, concernant la construction et l’exploitation par des sociétés privées concessionnaires d’une liaison fixe transmanche, les gouvernements français et britannique ont fixé des règles de sûreté, qui imposent en particulier aux entreprises ferroviaires de procéder à des contrôles visant notamment à prévenir la présence de personnes non autorisées à bord des trains empruntant la liaison transmanche. Les entreprises privées exploitant les lignes de train empruntant le tunnel sous la Manche doivent ainsi se soumettre à ces règles de sécurité. Pour permettre la mise en œuvre de ces exigences, l’ancien établissement public industriel et commercial (EPIC) Réseau ferré de France (RFF) a, à partir de 2012, proposé aux entreprises ferroviaires de marchandises circulant sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun, point de passage obligatoire pour l’ensemble des trains de marchandises empruntant le tunnel sous la Manche, une prestation dite « de sûreté », comprenant la détection de personnes non autorisées à bord des trains, la surveillance par le poste de vidéosurveillance et le gardiennage de la rame après contrôle et jusqu’au départ du train. En contrepartie de cette prestation, RFF a institué une redevance pour prestation complémentaire, dite « redevance de sûreté », introduite dans les documents de référence pour les horaires de service 2012, 2013 et 2014, année à partir de laquelle Eurotunnel a repris en charge ce service.
La Société Euro Cargo Rail a demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler les dispositions des documents de références « Horaires de service » pour les années 2012, 2013 et 2014, adoptées par Réseau ferré de France (RFF) devenu SNCF Réseau, relatives à cette redevance de sûreté et le refus d’abroger ces dispositions. La société conteste en deuxième lieu la décision du 26 octobre 2012 par laquelle RFF a rejeté sa demande tendant à ce qu’il renonce à lui appliquer la redevance et les décisions rejetant les recours formés contre seize factures relatives à la redevance. Elle demande en troisième lieu au juge d’enjoindre à RFF de lui adresser les avoirs correspondant aux factures émises à son encontre au titre de la redevance.
Par un jugement n° 1306517/2-1 et 1402804/2-1 du 19 décembre 2014, le tribunal administratif de Paris a rejeté ces demandes. La société ayant fait appel, la Cour administrative d’appel de Paris a annulé le jugement par un arrêt n° 15PA00819 du 28 juin 2017. Faisant droit aux demandes de la société, la Cour a censuré les dispositions des documents de référence « Horaires de service » relatives à la redevance de sûreté et le refus de RFF d’abroger ces dispositions. Elle a en conséquence condamné SNCF Réseau à verser à la société Euro Cargo Rail les sommes acquittées par cette dernière au titre de la redevance de sûreté. SNCF Réseau s’est pourvu en cassation afin de voir le Conseil d’État annuler cet arrêt et régler l’affaire au fond.
Saisi de la question de la légalité des redevances instituées et de leur application à la société Euro Cargo Rail, le Conseil d’État casse et annule l’arrêt de la Cour administrative d’appel. D’une part, il considère que le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail ne relevait pas de la compétence de la juridiction administrative ; sur ce point, le juge reprend une jurisprudence constante, qui n’appellera ici que quelques brefs rappels (I). D’autre part, le juge administratif se prononce sur la légalité de la redevance pour service rendu et casse l’arrêt d’appel pour avoir jugé que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance pour service rendu ; c’est sur ce second point que l’arrêt commenté présente un véritable intérêt et c’est sur lui que s’attardera davantage ce commentaire (II).
I. Le morcellement de la compétence juridictionnelle relative au contentieux des redevances perçues par un EPIC
En vertu de l’article L. 2111-9 du Code des transports, Réseau ferré de France (RFF), et après lui SNCF Réseau, était un EPIC. Le juge administratif a donc dû se prononcer sur sa compétence, avant même de trancher le litige qui lui était soumis. Dans le point 4, l’arrêt prend soin de rappeler que « lorsqu’un établissement tient de la loi la qualité d’établissement public à caractère industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence de la juridiction judiciaire, à l’exception de ceux qui sont relatifs à celles de ces activités qui, telles la réglementation, la police ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique ». Une telle solution est désormais bien assise en jurisprudence (CE, 2 février 2004, Blanckeman, n° 247369 ; TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416 ; CE, 3 octobre 2018, Société Sonorbois, n° 410946). Évoquons ce principe (A), avant de l’appliquer plus spécifiquement à la question des redevances (B).
A. La répartition des compétences juridictionnelles pour les actes d’un EPIC
Le principe est qu’un EPIC est soumis au droit privé et que les litiges qui peuvent s’élever à l’occasion de ses activités relèvent de la compétence du juge judiciaire. En effet, un EPIC est en principe gestionnaire d’un SPIC, placé sous l’empire du droit privé. Soumis au droit privé, il relève aussi de la juridiction judiciaire, notamment pour les litiges qui l’opposent à ses usagers. « En raison de la nature juridique des liens existant entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers, lesquels sont des liens de droit privé, les tribunaux judiciaires sont seuls compétents pour connaître de l’action formée par l’usager contre les personnes participant à l’exploitation du service » (CE, 5 novembre 2014, Syndicat d’agglomération nouvelle de la ville de Fos, n° 365591, point 2 ; TC, 3 juillet 2017, Office national des forêts et Syndicat mixte à la carte du Haut Val de Sèvre et Sud Gatine, n° C4084), y compris dans l’hypothèse où existe une chaîne contractuelle (Cass. 1e civ., 14 novembre 2019, Société Peugeot Citroën automobiles c/ SNCF Réseau, n° 18-21.664). Dès lors, « en présence d’un SPIC, le juge judiciaire sera, en vertu d’une jurisprudence constante, compétent pour entendre des recours engagés par l’usager, qu’ils aient trait à la reconnaissance de la qualité d’usager, à la fourniture de la prestation ou à la réparation d’un préjudice né du fonctionnement du service. Le lien de droit privé unissant l’usager et le gestionnaire du SPIC entraîne ainsi la constitution d’un bloc de compétence au profit du juge judiciaire. »[2]
Par exception à ce bloc de compétence néanmoins, l’EPIC sera soumis au droit public et au juge administratif lorsqu’il met en œuvre une compétence révélant la puissance publique. Pouvoir exorbitant du droit commun, la puissance publique peut selon nous se manifester de deux manières distinctes : soit par des compétences exorbitantes, c’est-à-dire par des activités que ne peuvent exercer les particuliers comme la réglementation, la police ou le contrôle (TC, 29 décembre 2004, Époux Blanckeman c/ Voies navigables de France, n° C3416) ; soit par des moyens exorbitants, des prérogatives de puissance publique, c’est-à-dire des procédés qui facilitent la mise en œuvre d’une compétence – exorbitantes ou non – et que ne possèdent normalement pas les particuliers, comme le monopole de l’activité ou le caractère exécutoire des actes unilatéraux adoptés. La puissance publique peut donc transparaître au niveau des compétences exorbitantes ou des prérogatives de puissance publique[3]. La puissance publique est présente dans les deux occurrences, mais elle n’est pas nécessairement soumise aux mêmes règles juridiques : le droit de la concurrence, par exemple, ne s’applique pas aux compétences exorbitantes, par principe hors marché puisque n’étant pas exercées par les particuliers, mais il peut s’appliquer aux prérogatives de puissance publique si celles-ci accompagnent une compétence non exorbitante et peuvent ainsi troubler l’égale concurrence[4]. L’EPIC sera ainsi soumis au juge administratif pour ses compétences exorbitantes, c’est-à-dire pour ses « activités qui sont, par nature, insusceptibles d’être qualifiées de service public à caractère industriel et commercial, car l’établissement public y fait usage […] de [la] puissance publique »[5].
Une telle grille de répartition des compétences juridictionnelles s’applique bien évidemment à la question des redevances pour service rendu.
B. La répartition des compétences juridictionnelles pour les redevances d’un EPIC
En l’espèce, le litige s’élève entre un EPIC (RFF) et l’un de ses usagers (la société Euro Cargo Rail), à propos des tarifs des redevances pour service rendu instituées et perçues par RFF.
Quant à la question du juge compétent, la situation est délicate, car il faut distinguer deux types de mesures relatives aux redevances, chacune relevant d’un ordre de juridiction distinct : la détermination réglementaire du tarif des redevances et l’application individuelle de ses tarifs aux usagers. La première mesure, par laquelle « l’administration fixe unilatéralement et de manière impersonnelle le montant ou les modalités de recouvrement d’une redevance devant lui permettre d’accomplir une mission de service public »[6], relève du juge administratif ; celui-ci sera donc compétent, notamment par voie de question préjudicielle, pour se prononcer sur la légalité de l’acte réglementaire d’organisation du service par lequel a été fixé le tarif de la redevance (Cass. com., 26 février 2002, Commune Breurey-lès-Faverney, n° 99-12.844 ; CE, 3 octobre 2003, Peyron, n° 242967). La seconde mesure, appliquant individuellement aux usagers les redevances fixées et qui est donc indétachable de la gestion du SPIC, doit être contestée devant le juge judiciaire ; dès lors qu’il y a un SPIC, « il n’appartient qu’à la juridiction judiciaire de connaître des litiges relatifs à l’assiette et au recouvrement des redevances qui sont réclamées aux usagers de ce service » (TC, 12 octobre 2015, Communauté de communes de la vallée du Lot et du vignoble, n° C4024)
Ici, le juge administratif décline donc sa compétence pour le litige relatif au paiement de la redevance par la société Euro Cargo Rail, litige individuel entre un usager et le gestionnaire du SPIC. Pour casser l’arrêt d’appel, le Conseil d’État relève en effet que la prestation de sûreté qui est la contrepartie de la redevance litigieuse « consiste à contrôler et à surveiller les installations et les trains de marchandises, notamment pour prévenir la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains devant emprunter le tunnel sous la Manche ». Or lorsque la présence de telles personnes est détectée, les agents de sécurité font appel aux forces de police compétentes, sans pouvoir exercer de contrainte envers les personnes qui refuseraient d’obtempérer (point 5). « Les agents chargés de cette mission ne disposaient pas de pouvoirs exorbitants d’arrestation, de rétention ou de verbalisation. »[7] Il en résulte que ces opérations matérielles ne manifestent pas l’exercice, par RFF, de la puissance publique et ne se détachent pas de la gestion du SPIC. Le juge administratif est donc incompétent pour se prononcer sur le litige qui s’est élevé entre la société et RFF à propos des factures adressées par l’EPIC à son usager.
Mais l’incompétence du juge administratif est limitée à ce point. Car la juridiction administrative retrouve un chef de compétence avec les actes réglementaires d’organisation du service public, que ce service soit administratif ou bien industriel et commercial (TC, 27 novembre 1952, Préfet de la Guyane, n° 01420 ; CE, 22 juillet 2009, Compagnie des bateaux-mouches, n° 298470). Détachables de la gestion (privée) du SPIC, ces actes révèlent toujours la puissance publique, car la compétence de créer, d’organiser et de supprimer un service public, qu’il soit administratif ou industriel et commercial, est une compétence exorbitante. Tel est le cas, comme l’expose l’arrêt Peyron précité, de la décision réglementaire instituant les redevances pour service rendu et fixant leur tarif, mais aussi de la décision de refus de les abroger ou de les modifier.
C’est pourquoi, dans notre arrêt, le Conseil d’État ne se déclare incompétent que pour une partie seulement des demandes et se prononce sur la légalité des redevances instituées. C’est sur ce point que sa décision possède le plus d’attrait.
II. La formalisation des principes d’institution d’une redevance pour service rendu
Contrairement à beaucoup de litiges relatifs aux redevances, ce n’est pas la question de son montant qui est ici soulevée devant le juge, cette question donnant lieu à une abondante jurisprudence (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229 ; CE, 26 juillet 2011, Société Air France, n° 329818 ; CE, 14 novembre 2018, Centre de détention de Joux-la-Ville, n° 418788).
La question de droit porte ici, non pas sur le tarif de la redevance, mais sur la possibilité même de l’instituer, c’est-à-dire sur la régularité du versement d’une redevance par l’usager du service public. Ce problème est en quelque sorte antérieur au calcul du montant de la redevance car, avant d’en déterminer le tarif, il faut bien que la redevance soit – légalement – instituée. Si la redevance est déclarée illégale, seule est possible l’institution d’une taxe, qui peut être applicable à l’ensemble des contribuables plutôt qu’aux seuls usagers du service (CE, 12 mars 2021, Société BPCE Lease Immo, n° 442583, point 3) ; la différence tient alors à l’autorité compétente pour l’instituer, puisque c’est alors au législateur, et non plus au pouvoir réglementaire, qu’il revient d’instaurer cette taxe, sur le fondement de l’article 34 de la Constitution et du principe du consentement à l’impôt posé à l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Or, sur ce point, le point 6 de l’arrêt commenté énonce, pour la première fois d’une façon aussi claire, un principe général : « une redevance pour service rendu peut être légalement établie à la condition, d’une part, que les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État et, d’autre part, qu’elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Sans distinguer selon que la redevance est une contrepartie d’un SPA ou d’un SPIC (ce qui doit être relevé) et en éludant (malheureusement) les cas où le législateur a permis l’institution d’une telle redevance, l’arrêt « opère une synthèse des jurisprudences relatives à la légalité des redevances pour service rendu »[8], en posant deux conditions pour qu’une redevance pour service rendu soit instituée : la première condition veut que la redevance assure le financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État (A), la seconde qu’elle trouve une contrepartie directe dans la prestation dont bénéficie en propre l’usager à qui sont appliquées les redevances (B).
A. La redevance, financement d’activités ne relevant pas « par nature » de l’État
La première condition posée par notre arrêt pour qu’une redevance pour service rendu soit légale est que « les opérations qu’elle est appelée à financer ne relèvent pas de missions qui incombent par nature à l’État » (point 6). La formulation est a priori peu éclairante. Car il faudrait encore savoir ce que sont et quelles sont les « missions qui incombent par nature à l’État ». L’idée du « par nature » pose à cet égard question.
Elle n’est pas étrangère à la jurisprudence et à la doctrine administratives.
Comment ne pas citer les fameuses conclusions du commissaire du gouvernement Matter sur l’arrêt Bac d’Eloka (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, n° 00706) ? Paul Matter distingue en effet les activités qui relèvent « par nature » de l’État et celles qu’il exerce seulement s’il y a à la fois carence de l’initiative privée et intérêt général : « certains services sont de la nature, de l’essence même de l’État ou de l’administration publique ; il est nécessaire que le principe de la séparation des pouvoirs en garantisse le plein exercice, et leur contentieux sera de la compétence administrative. D’autres services, au contraire, sont de nature privée, et s’ils sont entrepris par l’État, ce n’est qu’accidentellement, parce que nul particulier ne s’en est chargé, et qu’il importe de les assurer dans un intérêt général ; les contestations que soulève leur exploitation ressortissent naturellement de la juridiction de droit commun. »[9] De cette distinction, Matter déduit la distinction des SPA et des SPIC, les premiers, revenant par nature à l’État, étant soumis au droit public et au juge administratif, les seconds, que l’État ne gère que par accident, au droit privé et aux juridictions judiciaires. Il entend ainsi faire reposer la dualité des services publics sur la nature des choses. « Un service de l’État sera toujours un service de « nature publique » s’il correspond à l’exercice de ses « fonctions naturelles » ou « nécessaires ». […] L’essentiel pour P. Matter est d’affirmer qu’un service qui ne se rattache pas à la fonction naturelle de l’État ne saurait changer de nature pour cette raison qu’il est assuré par l’État dans un dessein d’intérêt général : il demeure un service de nature privée. »[10] Une telle conception est intéressante pour notre propos : elle entend en effet associer intimement le service public – celui qui est « par nature » attachée à l’État – à la puissance publique et réconcilier ainsi les deux membres de ce couple célèbre. En effet, « la thèse du service public « par nature » consiste à affirmer que toutes les activités relevant des fonctions « naturelles » de l’État sont des activités de service public assorties de prérogatives de puissance publique et sont soumises à un régime de droit public. »[11] Rapprochées de notre arrêt, les conclusions Matter font voir pourquoi la redevance pour service rendu ne peut être instituée pour les SPA obligatoires.
Tel est d’ailleurs ce qui ressort de la jurisprudence administrative. En jugeant, en l’espèce, qu’une mission revenant par nature à l’État ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu, le Conseil d’État n’innove pas. Il avait déjà considéré que « l’exercice par la gendarmerie nationale des missions de surveillance et de sécurité des usagers qui par nature incombe à l’État » ne peut faire l’objet d’une redevance pour service rendu (CE, Ass., 30 octobre 1996, Wajs et Monnier, n° 136071 et 142688). De même, l’arrêt Centre de détention de Joux-la-Ville (CE, 14 novembre 2018, n° 418788) a admis que la société délégataire du réseau de téléphonie fixe d’un établissement pénitentiaire ne pouvait inclure dans le montant de la redevance demandée aux détenus les frais engagés pour contrôler les communications téléphoniques, car ce contrôle se rattache « aux missions générales de police qui, par nature, incombent à l’État. Les dépenses auxquelles elles donnent lieu, qui ne sont pas exposées dans l’intérêt direct des détenus, ne sauraient dès lors être financées par le tarif des communications téléphoniques perçu auprès des usagers en contrepartie du service qui leur est rendu ». La redevance ne pouvait donc pas couvrir le montant des dépenses de police (il s’agit ici davantage du calcul de la redevance que de la légalité de son institution, même si l’on voit la parenté étroite des deux questions). L’idée du « par nature » était donc déjà présente dans la jurisprudence administrative, également pour sanctuariser une certaine unité entre service public et puissance publique, en l’espèce pour dénier au service public manifestant la puissance publique la possibilité d’être facturé à l’usager.
Dans un cas comme dans l’autre, il ne faut toutefois pas se dissimuler l’artifice démonstratif de cette invocation de la nature des choses. « Le « par nature » coupe court à tout débat, celui-ci est rendu impossible. Ce qui est « par nature » ne se discute pas puisque nous étant imposé par une sorte de « loi » étrange qui nous est extérieure (et par là étrangère). »[12] De telle sorte que l’idée du « par nature » ne justifie rien et ne motive pas vraiment la décision du juge.
D’un point de vue pratique, il est ainsi particulièrement difficile de savoir concrètement quelle mission relève « par nature » de l’État et, donc, dans quels cas l’instauration d’une redevance pour service rendu sera illégale. Cette première condition semble donc délicate à manier. On peut simplement constater, à la lecture de l’arrêt, que le juge ne tient pas compte du caractère obligatoire ou facultatif du service public. « Cela autorise à penser que cette donnée est indifférente pour déterminer si une prestation relève ou non d’une mission incombant par nature à l’État ; autrement dit, qu’une activité de service public administratif obligatoire ne relève pas de jure d’une telle mission. »[13] Mais cette précision, sans être dénuée d’intérêt, reste tout de même peu éclairante.
Il nous semble que, à cette idée de missions « par nature », aurait pu être préférée celle de compétences exorbitantes, déjà évoquée. Nous avons défini une compétence exorbitante comme celle qui donne à son titulaire « la faculté de faire un acte qu’un particulier ne peut faire. Une compétence est une habilitation juridique à agir, c’est-à-dire à accomplir certains actes : la faculté de faire un acte juridique ou matériel – exorbitant ou non d’ailleurs – résulte d’une telle habilitation juridique. Une compétence peut ainsi permettre à son titulaire d’accomplir des actes (juridiques ou matériels) exorbitants, que ne peuvent réaliser les particuliers. Si tel est le cas, on se trouve en présence d’un pouvoir d’action juridique exorbitant et, donc, de la puissance publique. »[14] Traduction de la puissance publique, la compétence exorbitante est une notion éminemment relative : elle est celle qui, à un moment donné, permet de faire des actes étrangers à ceux qui sont au pouvoir des particuliers. Que ce qui est au pouvoir des particuliers vienne à changer et la compétence perdra son exorbitance et, en conséquence, ne véhiculera plus la puissance publique. Aussi la compétence exorbitante « ne désigne pas une compétence qui appartiendrait par nature à l’État, mais une compétence qui, à un moment donné et en un pays défini, est détenue et exercée par l’État »[15]. On voit ainsi l’opposition qui existe entre cette notion de compétence exorbitante, relative, et l’idée de mission relevant « par nature » de l’État, laquelle relève plutôt d’une motivation péremptoire que d’une démonstration juridique rigoureuse.
Notre cas d’espèce atteste, nous semble-t-il, de la pertinence de la notion de compétence exorbitante. Revenons au raisonnement du Conseil d’État. Celui-ci indique que les entreprises ferroviaires peuvent prendre directement en charge ce contrôle si elles le souhaitent, ce qui les exonère alors du paiement de la redevance pour service rendu. En conséquence, puisque les entreprises peuvent prendre elles-mêmes en charge le contrôle de sécurité en cause ou solliciter des entreprises de sécurité privée pour le réaliser, la redevance litigieuse doit être regardée comme finançant des opérations qui ne relèvent pas de missions qui incombent « par nature » à l’État (point 7). Le juge s’appuie bel et bien sur une comparaison des activités de l’État avec celles des particuliers pour établir que la mission n’est pas de celle qui relève « par nature » de l’État. Mais on voit bien qu’il suffirait d’un changement de réglementation pour que cette mission ne soit plus liée « par nature » à l’État. L’idée de nature des choses est donc inappropriée, philosophiquement pourrait-on dire, puisqu’elle exclut la contingence et induit au contraire une propriété congénitale. C’est pourquoi l’idée de compétence exorbitante, telle que nous l’avons définie, explique mieux l’analyse qu’opère le juge in concreto quant au caractère de l’activité exercée et permet surtout de la lier à la notion de puissance publique qui justifie l’application du droit public. Comme le souligne Guillaume Odinet, qui après avoir été rapporteur public sur l’affaire s’en fait commentateur, « l’expression « par nature » vis[e] moins, selon nous, à cibler le cœur immuable des missions de l’État (défense, justice, répression, ordre public, etc.) qu’à souligner le rattachement direct à l’action de la puissance publique. »[16]
Il nous semble donc que, pour établir la légalité d’une redevance, le Conseil d’État aurait pu se référer à l’idée de « compétence exorbitante » (ou à un autre terme véhiculant la même idée), plutôt qu’à celle de mission relevant « par nature » de l’État, qui ne dit pas grand-chose et répond mal à l’analyse qu’il effectue. Ce changement de terminologie aurait permis d’indiquer que la redevance pour service rendu est inenvisageable pour les activités que les particuliers ne peuvent effectuer eux-mêmes et que seule la puissance publique peut réaliser, mais qu’elle est au contraire possible pour les activités pouvant être mises en œuvre par les entreprises, comme en témoigne l’application de cette règle en l’espèce.
L’arrêt pose une deuxième condition à la création d’une redevance, qui soulève moins de difficultés théoriques.
B. La redevance, contrepartie du service rendu
La deuxième condition d’institution d’une redevance pour service rendu est que celle-ci « trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés » (point 6).
Rappelons qu’une redevance se définit comme une somme « demandée à des usagers en vue de couvrir les charges d’un service public déterminé ou les frais d’entretien d’un ouvrage public, et qui trouve sa contrepartie directe dans les prestations fournies par le service ou dans l’utilisation de l’ouvrage. » (CE, ass., 21 novembre 1958, Syndicat national des transporteurs aériens (SNTA), n° 30693) La redevance comprend ainsi trois critères : 1° elle est versée par l’usager ; 2° elle permet de couvrir les charges inhérentes au service public ou à l’ouvrage public[17] ; 3° elle constitue la contrepartie de l’avantage procuré à l’usager par les prestations du service ou par l’utilisation de l’ouvrage.
Pour nous en tenir à la redevance pour service rendu (en excluant la redevance domaniale), elle apparaît comme la contrepartie d’un service : il faut qu’il y ait un service effectivement rendu à l’usager, et dont la redevance est la contrepartie, sans quoi son institution est illégale (CE, sect., 10 février 1995, Chambre syndicale du transport aérien, n° 148035) ; en l’absence de contrepartie, seule une taxe peut être instituée (CE, 5 octobre 2020, SA Le Nickel, n° 423928).
En l’espèce, la redevance est la contrepartie de prestations de contrôle, de surveillance et de gardiennage des trains de marchandises stationnés sur le site du faisceau du tunnel de Calais-Fréthun. Ce service fourni par RFF jusqu’en 2014 comprend notamment la détection de la présence éventuelle de personnes non autorisées à bord des trains. Le Conseil d’État prend soin de rappeler que, en vertu des accords internationaux avec le Royaume-Uni, ces contrôles sont obligatoires pour l’accès des trains de marchandises au tunnel sous la Manche, même si les entreprises peuvent les assurer elles-mêmes. Il en déduit que la redevance est légale, car elle trouve sa contrepartie directe dans une prestation rendue aux entreprises (usagers du service) qui veulent faire circuler des trains de marchandises dans le tunnel sous la Manche. La Cour administrative d’appel de Paris a inexactement qualifié les faits en jugeant que la prestation de sûreté litigieuse ne pouvait faire l’objet d’une redevance.
Puisque les charges supportées par l’usager doivent lui être effectivement retournées sous forme de service rendu, il ne doit pas supporter de charges qui bénéficieraient, en fin de compte, à d’autres, notamment aux contribuables : c’est la notion de contrepartie réelle du service rendu.
Traditionnellement, étaient ainsi distinguées les activités du service public ayant « essentiellement pour objet un intérêt général » (CE, sect., 22 décembre 1978, Syndicat viticole des Hautes Graves de Bordeaux, n° 97730) et celles visant d’abord l’avantage des usagers. « Si le service vise essentiellement l’intérêt général, son coût devra être supporté par la collectivité publique ; dans le cas contraire, s’il vise essentiellement l’intérêt d’une personne ou d’une entreprise, il pourra être financé par une redevance pour service rendu. »[18] La redevance doit peser sur l’usager qui va bénéficier individuellement du service qui est la contrepartie de la redevance acquittée. Dans l’arrêt Syndicat national des transporteurs aériens (CE, 13 novembre 1987, n° 57652) par exemple, il était question d’une redevance pour atténuation des nuisances phoniques imposée aux compagnies aériennes. Or, cette redevance avait « essentiellement pour objet la protection des populations riveraines ». Dès lors, malgré la nécessité d’atténuer ces nuisances pour les riverains, la redevance était irrégulièrement adoptée par le pouvoir réglementaire, car elle n’était « la contrepartie d’aucune prestation servie par l’exploitant d’aérodrome aux exploitants d’aéronefs », mais remplissant un but d’intérêt général ; elle ne pouvait être qu’une taxe et ne pouvait donc résulter que de la loi.
En disant que la redevance doit trouver sa contrepartie directe dans une prestation rendue à des « usagers déterminés », l’arrêt ne rompt pas avec la jurisprudence antérieure mais n’en épouse pas exactement les contours. Comme le souligne le rapporteur public dans ses conclusions précitées, si la redevance ne peut toujours être instituée que lorsque le service bénéficie effectivement à un usager précis, il n’est plus nécessaire de s’interroger sur le point de savoir si le service sert prioritairement l’intérêt général ou l’intérêt de l’usager. La redevance peut être légalement instituée dès lors que la « prestation [est] rendue au bénéfice propre d’usagers déterminés ». Même si la prestation sert l’intérêt général, ce qui est d’ailleurs le but de tout service public, une redevance peut être instituée si l’usager retire un bénéfice individuel de cette prestation. Il n’est plus utile de se demander quel intérêt sert prioritairement le service public, tant cette question pouvait s’avérer indécidable. La formule de notre arrêt a aussi le mérite de « souligner que la contrepartie de l’usager ne peut résider simplement dans le fait qu’il tire un bénéfice diffus, au même titre qu’un nombre indéterminé de personnes, de la satisfaction de l’intérêt général. En d’autres termes, l’usager doit trouver dans le service qui lui est rendu un bénéfice qui soit distinct de cette satisfaction de l’intérêt général et qui lui soit propre, c’est-à-dire dont il soit le consommateur individuel. »[19]
Mais cette formule présente encore l’avantage d’englober aussi bien les usagers du SPIC que ceux du SPA lorsque ceux-ci peuvent être astreints au paiement d’une redevance, notamment lorsque le SPA dont ils bénéficient est facultatif ou offre des prestations supplémentaires individualisables (CE, 19 février 1988, SARL Pore Gestion, n° 49338).
C’est pourquoi les deux critères (activité ne revenant pas par nature à l’État et individualisation du bénéficiaire du service) doivent être lus en parallèle : si le second critère paraît ouvrir de nouvelle possibilité de tarification des services publics, le premier limite cette faculté aux services d’une certaine nature.
De ce principe de liaison entre la redevance et le service rendu, il résulte – mais c’est alors la question du montant de la redevance qui se pose, non plus celle de son institution – que le montant de la redevance doit être proportionnée au service rendu (CE, ass., 16 juillet 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine à l’hôpital, n° 293229), puisque les tarifs des SPIC, « qui servent de base à la détermination des redevances demandées aux usagers en vue de couvrir les charges du service, doivent trouver leur contrepartie directe dans le service rendu aux usagers » (CE, 31 juillet 2009, Ville de Grenoble, n° 296964 ; Cass., 1e civ., 8 novembre 2017, n° 16-18.859). Il reviendra en l’espèce à la société Euro Cargo Rail de contester le montant de la redevance instituée devant le juge administratif si elle s’y croit fondée et de saisir le juge judiciaire pour contester l’application individuelle qui lui est faite de cette grille tarifaire.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 379
[1] « Le financement du service public peut être défini comme l’opération juridique qui, sous le contrôle d’une collectivité publique, lui procure soit immédiatement des ressources en argent, soit lui procure des facilités en en atténuant les charges directes et indirectes des contraintes particulières d’intérêt général qui lui sont assignées. » (Louis Bahougne, Le financement du service public, LGDJ-Lextenso, coll. Bibliothèque de droit public, t. 289, 2015, p. 30-31)
[2] Jean Sirinelli, « Les recours des usagers contre les gestionnaires de services publics », Dr. Adm., 2012, étude 1.
[3] Henri Bouillon, Recherche sur la définition du droit public, IRJS, coll. Bibliothèque des thèses, 2018, pp. 317-324.
[5] Guillaume Odinet, « Clarification des conditions d’institution d’une redevance pour service rendu. Conclusions sur CE, 28 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 129.
[6] Sébastien Jeannard, « Redevances pour service rendu et compétences juridictionnelles », RFFP, 2012, p. 81.
[8] Romain Bony-Cisternes, « Redevance des établissements publics industriels et commerciaux : quelles conditions pour sa mise en place ? », AJCT, 2019, p. 100.
[9] Paul Matter, « Conclusions sur TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain », Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative, Hervé de Gaudemar et David Mongoin (dir.), LGDJ-Lextenso, 2015, vol. 1, p. 659.
[10] Sandrine Garceries, L’élaboration d’une notion juridique de service public industriel et commercial. Retour sur un instrument de la mise en œuvre d’une séparation du « politique » et de l’ »économique » en droit administratif français, thèse, Cergy-Pontoise, Patrice Chrétien (dir.), 2010, p. 520 et 521.
[11] Sabine Boussard, « L’éclatement des catégories de service public et la résurgence du « service public par nature » », RFDA, 2008, n° 1, p. 43.
[12] Jean-Marie Pontier, « Présentation générale : le mystère des faits », Les faits en droit administratif, Jean-Marie Pontier et Emmanuel Roux (dir.), PUAM, 2010, p. 48.
[13] Frédéric Alhama, « Les activités de service public insusceptibles d’être tarifiées », AJDA, 2019, p. 595.
[16] Guillaume Odinet, « Ce qui est facturable et ce qui ne l’est pas », Dr. adm., 2019, n° 9, comm. 9, p. 46.
[17] « Il y a redevance, et non pas taxe, que pour autant que la somme exigée n’incorpore pas des éléments qui n’auraient pas pour objet de couvrir les charges d’un service ou les frais d’établissement et d’entretien d’un ouvrage public. » (CE, Redevances pour service rendu et redevances pour occupation du domaine public, DF, 2002, p. 18-19)
[18] Julien Mouchette, « Téléphoner en prison : le coût du contrôle des communications incombe à l’État. Note sous CE, 14 novembre 2018 », AJDA, 2019, p. 475.
par M. Vincent Vioujas, Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU),chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)
Il ne saurait être question, dans le cadre de cette chronique, de revenir en détails sur la « fabuleuse histoire du service public »[1], à laquelle le JDA a déjà consacré un article approfondi[2]. Tout au plus rappellera-t-on que celle-ci est marquée par une éclipse législative – mais non jurisprudentielle, le Conseil d’État ayant continué d’utiliser l’expression pendant cette période – de quelques années. La loi HPST du 21 juillet 2009 avait, en effet, supprimé toute référence à la notion dans le code de la santé publique, avant que celle-ci n’y fasse un retour triomphal suite à la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
Mais, pour risquer une comparaison avec une pratique très en vogue dans l’univers des séries télévisées, il s’agit davantage d’un reboot, autrement dit d’une nouvelle version, que d’une recréation de l’originale[3]. Alors que la loi Boulin du 31 décembre 1970 privilégiait une approche fonctionnelle du service public hospitalier, celui-ci se définit désormais davantage par un ensemble d’obligations que par une liste de missions spécifiques. En cela, le secteur de la santé n’échappe pas au mouvement fort bien décrit et analysé par Salim Ziani dans sa thèse qui voit progressivement, sous l’influence du droit de l’Union, le service public remplacé par la référence aux obligations de service public[4].
De fait, l’article L.6112-1 du code de la santé publique dispose que le service public hospitalier exerce l’ensemble des missions dévolues aux établissements de santé, auxquelles s’ajoute uniquement l’aide médicale urgente, dans le respect des principes d’égalité d’accès et de prise en charge, de continuité, d’adaptation et de neutralité et conformément aux obligations définies à l’article L.6112-2. Ce dernier comporte ainsi une longue énumération dont émerge nettement la garantie, au bénéfice des personnes prises en charge par les établissements de santé assurant le service public hospitalier, de l’absence de facturation de dépassements des tarifs conventionnels, qui semble en constituer le principal marqueur[5].
Ce bref rappel de la notion étant fait, il est maintenant temps d’examiner, sans prétention à l’exhaustivité, plusieurs éléments d’actualité récente tenant à son régime juridique.
I. Les accommodements avec les obligations du service public hospitalier
Comme indiqué précédemment, l’approche fonctionnelle privilégiée lors de la refondation du service public hospitalier en 2016 repose sur la définition d’un « bloc d’obligations »[6] considérées comme les sujétions propres à ce dernier. Mais le service public hospitalier ainsi envisagé ne se limite aux établissements publics de santé ou aux hôpitaux des armées, qui l’assurent de manière automatique. Il est, en effet, ouvert à tous les établissements privés qui peuvent être habilités, selon des modalités détaillées à l’article L.6112-3 du code de la santé publique, lorsque ces derniers s’engagent à exercer l’ensemble de leur activité dans les conditions prévues à l’article L.6112-2 du même code. Dès lors que celles-ci imposent notamment le respect des tarifs conventionnels, l’habilitation des établissements privés lucratifs est cependant demeurée théorique. Le service public hospitalier n’englobe donc, pour l’essentiel, que les établissements publics de santé et les hôpitaux militaires (par nature) et une grande partie des établissements privés à but non lucratif (par habilitation)[7]. Néanmoins, au sein même de cet ensemble, le bloc d’obligations apparaît moins compact qu’annoncé et comporte deux fissures, récemment confortées, qui constituent autant d’accommodements avec les garanties en principe opposables aux établissements s’agissant de l’absence de dépassements d’honoraires.
La première brèche, et la plus importante, concerne l’activité libérale des praticiens hospitaliers au sein des établissements publics de santé. Sans s’arrêter longuement sur ce dispositif, rappelons simplement qu’il a accompagné la création, en 1958, du temps plein hospitalier dans l’objectif affiché de garantir l’attractivité des carrières. A ce titre, les praticiens hospitaliers, initialement à temps plein[8], sont autorisés à exercer une activité libérale, à la condition de respecter un certain nombre d’exigences, et notamment que la durée de celle-ci n’excède pas 20% de la durée de service hospitalier hebdomadaire à laquelle ils sont astreints[9]. Après une courte période de suppression suite à l’alternance de 1981, l’activité libérale a été réintroduite en 1987[10], sans avoir été remise en cause jusqu’à présent, même si son régime juridique a été modifié à plusieurs reprises afin d’en encadrer davantage la pratique. Bien que concernant un nombre limité de médecins[11], celle-ci est régulièrement critiquée, en particulier au regard de l’ampleur des dépassements d’honoraires appliqués dans ce cadre. Il faut dire que ces derniers peuvent parfois atteindre des niveaux importants, en moyenne plus élevés que dans le secteur privé[12].
Or la décision par laquelle le Conseil constitutionnel a validé les dispositions précitées de l’article L.6112-2 du code de la santé publique à l’occasion de l’examen de la loi du 26 janvier 2016 interrogeait sur la compatibilité du maintien de ces dépassements avec le nouveau cadre du service public hospitalier imposant le respect des tarifs conventionnels. Celui-ci a, en effet, jugé que les dispositions qui prévoient l’absence de facturation de dépassements d’honoraires « s’appliquent identiquement à tous les établissements de santé publics ou privés assurant le service public hospitalier et aux professionnels de santé exerçant en leur sein », écartant de la sorte l’atteinte au principe d’égalité invoquée par les parlementaires à l’origine du recours[13]. Ce faisant, il paraissait s’éloigner de l’argumentaire du gouvernement qui, dans ses observations, estimait que le droit d’exercer une activité libérale constitue « un droit personnel (…), sans rapport avec l’obligation qui s’impose aux établissements publics de santé de proposer à tout patient la possibilité de se faire soigner sans dépassement d’honoraires ».
Une partie de la doctrine en a conclu à l’impossibilité de pratiquer une activité libérale en secteur 2 (« honoraires libres »)[14]. Cette conséquence de la décision du Conseil constitutionnel, en tout point contraire aux intentions du gouvernement qui entendait, tout au plus, mieux réguler son exercice, a rapidement conduit ce dernier à réagir. A l’occasion d’une ordonnance de mise en cohérence, l’article L.6154-2 du code de la santé publique a ainsi été modifié afin de préciser que les dispositions réglementaires fixant les modalités d’exercice de cette activité peuvent, le cas échéant, déroger aux dispositions du 4° du I de l’article L.6112-2 du même code (à savoir le respect des tarifs conventionnels)[15].
Si ces nouvelles dispositions permettent de préserver la situation antérieure de certains praticiens hospitaliers en établissement public de santé, elles aboutissent néanmoins à créer une différence de situation entre ces derniers et les établissements privés qui, pour obtenir une habilitation au service public hospitalier, doivent avoir recours à des médecins conventionnés en secteur 1. Examinées par le Conseil constitutionnel à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) transmise par le Conseil d’État suite au refus d’habilitation opposé par un directeur général d’agence régionale de santé (ARS) à deux cliniques privées, elles ont néanmoins été déclarées conformes à la Constitution au prix d’un raisonnement qui peine à convaincre[16]. Accueillie fraîchement par la doctrine – le professeur Moquet-Anger observant férocement que « présidé par un ancien Premier ministre de François Mitterrand, le Conseil constitutionnel a renforcé le secteur d’activité libérale des praticiens hospitaliers que feux les abolitionnistes de 1982 avaient tant combattu »[17], – la décision du 21 juin 2019 souffre, en effet, de deux biais majeurs.
En premier lieu, afin d’écarter le grief invoqué d’une différence de traitement entre les patients des établissements publics de santé, le Conseil constitutionnel considère que, « lorsqu’ils exercent une activité libérale au sein de leur établissement, les praticiens des établissements publics de santé n’interviennent pas dans le cadre du service public hospitalier » (point 8). Or une telle affirmation s’avère, au mieux, réductrice et, le plus souvent, erronée. Le régime juridique de l’activité libérale à l’hôpital est en réalité bien plus complexe, ce qui n’est d’ailleurs pas sans soulever plusieurs difficultés[18]. Le patient n’est, en effet, placé dans une situation contractuelle de droit privé qu’à l’occasion de ses relations avec le seul médecin, ce qui ne pose pas de problème dans le cas d’une simple consultation externe. En revanche, pour les malades hospitalisés, l’exercice de l’activité libérale suppose une large mobilisation des moyens du service public hospitalier (personnel, prestations logistiques, locaux et matériel…) et son intrication avec ce dernier est donc bien plus étroite que le juge constitutionnel ne semble le penser. De même, dans l’hypothèse, fréquente eu égard à la pratique de l’activité libérale chez les chirurgiens, d’une intervention au bloc opératoire, le médecin anesthésiste, s’il n’exerce pas également dans le cadre d’une activité libérale, agit en tant que personnel hospitalier[19], au même titre que les autres professionnels (infirmiers anesthésistes, infirmiers de bloc opératoire…) qui concourent à la réalisation de l’acte. L’activité libérale ne chasse donc pas systématiquement le service public hospitalier.
En second lieu, le Conseil constitutionnel valide la différence de traitement entre établissements publics de santé et établissements privés habilités au service public hospitalier au prix d’une analyse tout aussi, voire plus, contestable. De manière classique et attendue, il commence, en effet, par rappeler que le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différente de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit. Dans le cas d’espèce, le Conseil constitutionnel identifie bien une différence de situation à l’origine de cette différence de traitement. Sur ce point, il est exact que les praticiens hospitaliers à temps plein ont l’obligation statutaire de consacrer la totalité de leur activité professionnelle à leurs fonctions hospitalières et, le cas échéant, universitaires et que la possibilité d’exercer une activité libérale ne constitue qu’une exception limitée à cette exigence. A l’inverse, comme l’indique la décision, les médecins libéraux employés dans un établissement de santé privé assurant le service public hospitalier « n’ont pas nécessairement vocation à y consacrer l’intégralité de leur carrière » et peuvent donc cumuler celle-ci avec la pratique d’une activité libérale non soumise à interdiction des dépassements d’honoraires, en ville ou dans un autre type d’établissement.
La validation de la différence de traitement ainsi reconnue au regard de l’objet de la loi prête en revanche davantage le flanc à la critique. Après avoir exposé les conditions encadrant la pratique de l’activité libérale à l’hôpital, le Conseil constitutionnel juge, en effet, que celle-ci vise « à offrir, uniquement à titre accessoire, un complément de rémunération et de retraite aux praticiens statutaires à temps plein des établissements publics de santé » et que ce dernier permet « d’améliorer l’attractivité des carrières hospitalières publiques et la qualité des établissements publics de santé » (point 10). Sans s’arrêter sur l’argument d’une qualité des soins qui ne serait pas garantie à l’hôpital sans l’activité libérale, déjà largement déconstruit par d’autres auteurs[20], force est de constater que les juges transforment subrepticement la question posée. Celle-ci ne portait pas, en effet, sur l’existence de l’activité libérale en elle-même, mais seulement sur la pratique des dépassements d’honoraires dans le cadre de celle-ci. En assimilant les deux, le Conseil constitutionnel travestit d’autant plus la réalité que moins de la moitié des praticiens exerçant une activité libérale appartiennent au secteur 2[21]. L’essentiel des développements est donc consacré à défendre le principe même de l’activité libérale, laquelle semble parfaitement à même d’offrir « un complément de rémunération et de retraite » aux médecins dans le respect des tarifs conventionnels, comme c’est le cas pour plus de la moitié de ceux qui y ont recours !
Certes, il paraissait sans doute politiquement compliqué de remettre en cause la pratique des dépassements d’honoraires. En tout cas, le gouvernement ne le souhaitait pas, pas plus qu’il n’entendait revenir sur le principe, érigé en totem, du respect absolu des tarifs conventionnels conditionnant l’habilitation d’un établissement privé au service public hospitalier. De fait, pour citer une fois encore Marie-Laure Moquet-Anger, « le Conseil constitutionnel a adopté une position qui garantit en même temps les deux objectifs ». Bien qu’acrobatique, elle permet donc la pérennité du secteur 2 à l’hôpital, dans le cadre de l’activité libérale. Jusqu’à présent, comme cela a déjà été indiqué, cette dernière ne concerne qu’un nombre limité de praticiens. La situation est cependant amenée à évoluer suite aux nouvelles dispositions issues de l’ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021[22] qui assouplit les conditions d’exercice de l’activité libérale. Celle-ci n’est notamment plus réservée aux praticiens hospitaliers à temps plein. Ces perspectives d’extension rendent d’autant plus problématique la persistance d’un ilot de liberté tarifaire au sein du service public hospitalier.
La seconde brèche correspond au particularisme de six établissements de santé privés d’intérêt collectif (ESPIC) mais mérite néanmoins d’être signalée, ne serait-ce qu’en raison de développements législatifs récents sur le sujet. Dans la très grande majorité des ESPIC, les médecins sont salariés mais l’article L.6161-9 du code de la santé public prévoit la possibilité de recourir à des professionnels libéraux, sur autorisation du directeur général de l’ARS. Ces derniers sont alors rémunérés par l’établissement sur la base des tarifs conventionnels, minorés d’une redevance. Les dépassements d’honoraires sont donc en principe interdits, ce qui est conforme aux obligations sur service public hospitalier que les ESPIC assurent également.
Certains d’entre eux étaient toutefois liés par des contrats autorisant de tels dépassements, le plus souvent repris à leur compte à la suite de la fusion avec d’autres établissements. C’est pourquoi le IV de l’article 99 de la loi du 26 janvier 2016 accordait un délai de trois ans aux ESPIC concernés pour réaliser la mise en conformité de ces contrats avec les dispositions précitées, avec retrait de l’autorisation par le directeur général de l’ARS en cas de refus de la part du praticien. Ce délai n’a toutefois pas paru suffisant puisqu’à la date d’échéance, 6 établissements n’avaient toujours pas régularisé la situation d’environ 350 professionnels libéraux. Aussi, le II de l’article 57 de la loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé prévoit un nouveau délai de régularisation de trois ans.
L’une des rares modifications introduites par le Sénat et acceptées par le gouvernement et l’Assemblée nationale lors de l’examen de la proposition de loi d’amélioration du système de santé par la confiance et la simplification donne désormais une base pérenne à cette dérogation, à l’origine transitoire[23]. A l’occasion des débats, le secrétaire d’État Adrien Taquet, qui suppléait le ministre de la santé, a ainsi tenté de concilier le souhait réaffirmé de ne pas encourager cette pratique, afin de garantir l’accès aux soins, et le souci de ne pas mettre en difficulté les structures concernées « qui ont déjà du mal à recruter des médecins »[24]. L’argument de l’attractivité reste donc la principale justification apportée aux aménagements opérés par rapport aux obligations du service public hospitalier.
Néanmoins, cette exception, bien que relativement marginale, peut paraître juridiquement fragile. Dans son avis sur le projet de loi relative à l’organisation et à la transformation du système de santé, le Conseil d’État appelait, en effet, l’attention du gouvernement sur la nécessité de maintenir un caractère temporaire à la dérogation[25]. On imagine cependant mal le Conseil constitutionnel avoir laissé passer le chameau de l’activité libérale à l’hôpital pour filtrer ensuite le moustique des dépassements d’honoraires de quelques centaines de médecins en ESPIC[26]…
II. Exercice du service public hospitalier et contrat administratif
Comme l’écrivaient récemment les responsables du centre de recherche et de diffusion juridiques du Conseil d’État dans leur chronique, « que le granite porphyroïde soit, depuis 1912, plus souvent évoqué dans les amphithéâtres des facultés de droit que dans les laboratoires de géologie atteste de la permanence des critères d’identification d’un contrat administratif »[27]. Sans reprendre ici tous les arrêts de principe bien connus, nous nous limiterons à rappeler qu’ils combinent un critère organique, tenant, en principe, à ce qu’une personne publique soit partie au contrat et un critère matériel portant sur le contenu (présence de clauses exorbitantes du droit commun), l’objet (l’exécution de travaux publics ou l’exécution même du service public) ou, parfois, le régime de ce dernier[28].
S’agissant des établissements publics de santé, qui seuls satisfont au critère organique sans avoir à rechercher si l’une des (rares) hypothèses de dérogation est remplie, la question de la qualification du contrat se pose en réalité peu souvent. La plupart des contrats conclus avec des personnes privées sont, en effet, administratifs par détermination de la loi, à l’image des contrats de commande publique (marchés publics ou concession) ou des contrats d’occupation privative du domaine public. S’agissant des contrats de recrutement, même si la mise à contribution des employeurs publics dans le cadre de la politique de lutte contre le chômage par le recours aux contrats aidés laisse subsister des contrats de droit privé[29], ceux-ci restent très minoritaires. De fait, conformément à la célèbre jurisprudence Berkani mettant un terme au critère subtil, voire byzantin, de la participation directe au service public, les personnels non statutaires des personnes morales de droit public travaillant pour le compte d’un service public administratif sont des agents de droit public quel que soit leur emploi[30]. Selon les derniers chiffres de l’INSEE, les contractuels (hors emplois médicaux) représentaient, en 2019, 20,9% des effectifs de la fonction publique hospitalière, soit 248 000 personnes. Leur nombre a augmenté de +3,8% par rapport à 2018, tandis que celui de fonctionnaires continue de diminuer. Quant aux contrats aidés, ils ne concernent que 5 200 personnes, en forte baisse (-25,8%)[31].
Dans ces conditions, les occasions pour le juge administratif de se prononcer sur la nature des contrats passés par les hôpitaux dans le cadre de l’accomplissement du service public hospitalier ne sont pas si fréquentes. Quelques affaires lui ont néanmoins été soumises ces dernières années s’agissant, par exemple, du contrat par lequel un établissement met en relation, via son centre d’appel, un patient avec une société de transport sanitaire privé[32] ou de celui portant sur la mise à disposition de téléviseurs et de moyens de télécommunication aux personnes hospitalisées[33]. Plus récemment, le Conseil d’État a été amené à examiner la nature du contrat de participation à l’exercice des missions de service public (dénomination alors en vigueur) conclu avec un médecin dans le cadre des dispositions de l’article L.6146-2 du code de la santé publique, ce qui constitue, à notre connaissance, une première.
Depuis la loi HPST du 21 juillet 2009, cet article autorise le directeur d’un établissement public de santé à admettre des médecins, sages-femmes et odontologistes exerçant à titre libéral, autres que les praticiens statutaires, à participer à l’exercice des missions de l’établissement. Leurs honoraires, qui doivent respecter les tarifs conventionnels, sont à la charge de ce dernier, minorés, le cas échéant, d’une redevance. Enfin, un contrat, conclu entre le professionnel et l’établissement de santé et soumis à l’approbation du directeur général de l’ARS, fixe les conditions et modalités de leur participation et assure le respect des garanties mentionnées à l’article L. 6112-3 du code de la santé publique, décrites précédemment[34].
En l’espèce, le centre hospitalier de Digne les Bains a conclu un contrat de participation à l’exercice des missions de service public avec un médecin radiologue, pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012. Par décision du 21 janvier 2014, le directeur de l’établissement a résilié ce contrat, décision que l’intéressé demande, sans succès, au tribunal administratif de Marseille, d’annuler. Par un arrêt du 17 avril 2018, la cour administrative d’appel (CAA) déclare n’y avoir pas lieu à statuer sur les conclusions tendant à une reprise des relations contractuelles[35], arrêt contre lequel le praticien se pourvoit en cassation.
Pour rejeter le recours et valider le raisonnement des juges d’appel, le Conseil d’État est donc conduit à se prononcer sur la nature du contrat mentionné à l’article L.6146-2[36]. Celui-ci rappelle que les dispositions en cause permettent la pratique par un professionnel de santé libéral d’une activité de soin au sein d’un établissement public de santé et la rémunération de cette dernière par des honoraires à la charge de l’hôpital, minorés d’une redevance en contrepartie de l’utilisation des moyens du service public hospitalier. La Haute juridiction examine également les exigences réglementaires opposables aux professionnels de santé, qui se limitent à renseigner un état mensuel déclaratif d’activité[37] et à s’engager à respecter un certain nombre de règles ou de documents généraux (recommandations de bonne pratique professionnelle établies par la Haute autorité de santé et les sociétés savantes, projet d’établissement…)[38]. Il en conclut ainsi qu’eu égard « à la nature des liens qu’établit un tel contrat entre l’établissement hospitalier et le professionnel de santé exerçant à titre libéral, sa passation n’a ni pour objet ni pour effet de conférer au praticien en question la qualité d’agent public ». Sans doute faut-il déduire de cette formulation l’absence d’un lien de subordination qui aurait entraîné la reconnaissance d’une telle qualité.
Le contrat visé à l’article L.6146-2 constitue donc bien un contrat administratif, ce qui n’était ni contesté, ni contestable au regard des critères rappelés plus haut, mais ne s’apparente pas à un contrat de recrutement d’un agent public. Cette conclusion semble parfaitement conforme aux intentions des parlementaires et du gouvernement qui, à l’occasion de la loi HPST, entendaient créer un dispositif unique permettant l’intervention de professionnels libéraux au sein des établissements publics de santé, en substitution du mécanisme antérieurement en vigueur dans les hôpitaux locaux et des anciennes « cliniques ouvertes ». Elle ne rompt pas non plus avec la jurisprudence qui s’appliquait à ces dernières. Le Tribunal des conflits avait, en effet, estimé que les examens ou traitements pratiqués par un radiologue dans le service radiologique de l’hôpital au profit d’un malade admis en clinique ouverte le sont en dehors de l’exercice des fonctions médicales hospitalières de ce spécialiste, même si les honoraires y afférents sont soumis par la réglementation à des règles de calcul et de reversement particulières. A ce titre, la juridiction judiciaire était seule compétente pour connaître d’une action en responsabilité formée par un malade admis en clinique ouverte contre le médecin[39].
Mais la qualification retenue, écartant celle de contrat de recrutement d’un agent public, produit surtout des conséquences contentieuses importantes que l’arrêt commenté vient utilement souligner. On sait, en effet, que ces contrats obéissent à un régime spécifique justifié, selon la célèbre formule du président Genevois, par le fait que « derrière le contrat, il y a souvent un statut qui se dessine »[40]. Ainsi, le Conseil d’État admet, de longue date, que ces agents puissent former un recours pour excès de pouvoir à l’encontre de mesures d’exécution de leur contrat[41]. Il en va de même pour les tiers qui peuvent demander au juge pour l’excès de pouvoir l’annulation du contrat d’engagement d’un agent public depuis l’arrêt Ville de Lisieux[42], solution maintenue après les importantes modifications du contentieux de la légalité des contrats administratifs résultant de la jurisprudence Département de Tarn-et-Garonne[43].
Dans la présente affaire, la CAA de Marseille n’a donc pas commis d’erreur de droit en jugeant que les conclusions du médecin devaient s’analyser non comme un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de la décision du directeur de résilier le contrat d’un agent public, mais comme tendant à la reprise des relations contractuelles. Le lecteur avisé aura immédiatement retenu la formulation issue de la célèbre jurisprudence Béziers II au terme de laquelle, si, en principe, les parties à un contrat administratif ne peuvent pas demander au juge l’annulation d’une mesure d’exécution de ce contrat, mais seulement une indemnisation du préjudice qu’une telle mesure leur a causé, elles peuvent, eu égard à la portée de celle-ci, former un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles[44]. Saisi de conclusions en ce sens, le juge du contrat doit notamment vérifier que cette reprise a encore un objet et prononcer un non-lieu à statuer lorsqu’il résulte de l’instruction que le terme stipulé du contrat est dépassé. Or, en l’espèce, le terme du contrat conclu pour une durée de cinq ans à compter du 1er octobre 2012 avait expiré le 1er octobre 2017. C’est donc à bon droit que la CAA en a conclu qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur la requête dont elle était saisie.
En définitive, même si les contentieux sur le sujet devraient rester rares compte tenu du faible nombre de contrats conclus sur le fondement de l’article L.6146-2 du code de la santé publique[45], l’arrêt du 29 juin 2020 illustre la diversité des contrats existant entre un établissement public de santé et les personnes physiques auxquelles il fait appel pour l’exécution du service public hospitalier : contrat de recrutement d’agent public (le plus souvent), contrat de droit privé (pour certains contrats aidés), et contrat administratif de prestation de services s’agissant des médecins libéraux qui n’ont pas la qualité d’agent public.
III. Le financement compensatoire du service public hospitalier
La référence aux obligations du service public, davantage qu’au service public, en matière de financement traduit le triomphe d’une approche compensatoire telle que promue par les textes européens, dans un environnement économique concurrentiel[46]. Les établissements de santé français, y compris publics, constituent, en effet, des entreprises en droit de l’Union et leur financement doit respecter un certain nombre d’exigences.
Sans entrer dans le détail[47], l’article 106-2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)[48] prévoit que les entreprises chargées de la gestion d’un service d’intérêt économique général (SIEG) sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de celles-ci ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Ainsi, la décision 2012/21/CE du 20 décembre 2011[49] énonce les conditions qu’une aide d’État attribuée sous la forme d’une compensation des obligations de service public pesant sur un SIEG doit remplir pour être considérée comme compatible avec l’article 106-2. Le cas des établissements de santé y est spécifiquement traité[50]. De fait, les aides qui leur sont attribuées sous la forme d’une compensation des obligations de service public disposent d’une présomption de compatibilité avec le traité, quel que soit leur montant, et ne sont donc pas soumises au contrôle a priori que constitue la notification préalable à la Commission. Elles doivent toutefois être accompagnées de la mise en place par chaque État d’un mécanisme de contrôle régulier, au minimum tous les 3 ans, pour s’assurer de l’absence de surcompensation, et respecter les exigences posées aux articles 4 et 5 de la décision. En substance, la gestion du SIEG doit avoir été confiée à l’entreprise concernée au moyen d’un mandat spécifiant notamment la nature et la durée des obligations ou encore les paramètres de calcul de la compensation. De plus, le montant de cette dernière ne saurait dépasser ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts nets occasionnés par l’exécution des obligations de service public.
Ce cadre juridique apparaît désormais bien intégré par les pouvoirs publics français, comme l’illustrent les modalités retenues pour la mise en œuvre du nouveau dispositif de « reprise de dette »[51] de certains établissements de santé. La mesure a été initialement annoncée par Édouard Philippe en novembre 2019, avant le début de la crise sanitaire, alors que le gouvernement s’efforçait de canaliser les mouvements sociaux nés, au départ, dans certains services d’urgence et qui menaçaient de prendre de l’ampleur. Elle est reprise dans les conclusions du « Ségur de la santé », en juillet 2020, et incluse dans le plan de relance de 19 milliards d’euros des investissements en santé. Environ les deux-tiers de cette somme (13 milliards) correspond, en effet, à la reprise de dette des établissements participants au service public hospitalier afin, selon le dossier de presse, de « leur redonner les marges financières nécessaires à l’investissement du quotidien et améliorer les conditions de travail (pose de rails d’hôpital, achat de petit matériel…) »[52]. Le montage financier a ensuite été précisé par la loi du 7 août 2020 qui met à la somme en question à la charge de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES)[53]. Sans détailler le circuit, qui ne nous intéresse pas directement ici, ces 13 milliards d’euros ne sont donc pas financés par l’État ou par l’assurance maladie (qui sert uniquement d’intermédiaire), mais immédiatement convertis en dette sociale future. Enfin, l’article 50 de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2021 fixe les règles permettant la mise en place opérationnelle de cette reprise de dette, tout en manifestant une certaine ambiguïté sur les finalités du dispositif, sur lesquelles il conviendra de revenir[54].
Dès l’examen du projet de loi relatif à la dette sociale et à l’autonomie, le Conseil d’État avait attiré l’attention du gouvernement sur l’utilité d’informer, au plus tôt, la Commission européenne des dispositions organisant le financement et le versement de cette dotation aux établissements de santé[55]. De fait, les travaux préparatoires démontrent la volonté de respecter le cadre applicable aux aides d’État destinées à compenser les obligations de service public, ce que le mécanisme adopté exprime très nettement.
En premier lieu, contrairement à ce qui avait imaginé à l’automne 2019, le nouveau dispositif n’est pas réservé aux établissements publics de santé. Le I de l’article 50 de la LFSS pour 2021 indique ainsi que ce dernier est destiné à « concourir à la compensation des charges nécessaires à la continuité, la qualité et la sécurité du service public hospitalier et à la transformation de celui-ci ». Bien que le terme d’obligations n’y figure pas, l’idée est bien de mettre en place une forme de compensation des charges pesant spécifiquement sur les établissements assurant le service public hospitalier. Un certain nombre d’établissements privés (notamment ESPIC) y auront donc accès. Il est évident qu’un choix différent, conditionnant le versement de l’aide à la nature juridique des établissements et non aux sujétions particulières qu’ils supportent, aurait été contraire aux règles européennes.
En deuxième lieu, le dispositif se réfère expressément à la notion de mandat, dont la jurisprudence a souligné l’importance[56]. Le versement de la dotation est, en effet, soumis à la conclusion d’un contrat avec l’ARS avant le 31 décembre 2021. Ces contrats, signés pour une durée maximale de dix ans, précisent en particulier « le mandat confié à l’établissement, notamment en matière de désendettement, d’investissement, d’amélioration de la situation financière et de transformation », ainsi que les charges dont le financement est assuré par cette dotation[57]. L’arrêté du 27 juillet 2021 fixe le modèle type de ce contrat « de soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier »[58].
En troisième lieu, les paramètres de calcul de cette dernière sont partiellement détaillés par le texte législatif. La rédaction définitive, qui a sensiblement varié au cours de l’examen parlementaire, indique qu’il est tenu compte des ratios d’analyse financière et des marges nécessaires à l’investissement, sans que ces critères soient limitatifs[59]. Le décret n°2021-868 du 30 juin 2021 et l’instruction du 21 juillet 2021[60] ont précisé les paramètres en question ainsi que les modalités de calcul du montant des dotations.
Enfin, les contrats doivent comporter des indicateurs de suivi et préciser les modalités d’évaluation et de contrôle et le mécanisme de reprise des financements en cas de surcompensation des charges ou de non-respect des engagements[61]. De plus, une articulation est prévue avec les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) obligatoirement conclus par chaque établissement de santé. Lors du renouvellement de ces derniers, les ARS doivent, en effet, s’assurer qu’ils sont cohérents avec les engagements et les moyens fixés dans le contrat spécifique prévu à l’article 50 de la LFSS pour 2021.
Sans s’appesantir davantage sur la présentation du dispositif, les règles retenues semblent respectueuses des exigences du droit de l’Union qui encadrent aujourd’hui étroitement les conditions de financement du service public hospitalier. Elles ne lèvent toutefois pas une ambiguïté persistante sur les finalités de ce mécanisme, tiraillé en permanence entre objectif de désendettement et financement de nouveaux investissements, comme l’atteste la modification apportée par la LFSS pour 2021 à la loi du 7 août 2020[62]. Au final, le gouvernement paraît avoir choisi…de ne pas choisir. La moitié de la somme de 13 milliards est, en effet, affectée à la restauration des capacités financières en sécurisant le financement d’investissements courants déjà prévus ou prévisibles par substitution du recours à l’emprunt, tandis que l’autre moitié est destinée au financement d’opérations d’investissements structurants dans le cadre de la nouvelle procédure d’instruction applicable en la matière[63].
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 378
[1] Selon la formule de S. Boussard, « La fabuleuse histoire du service public hospitalier », RDSS, 2017, p.607.
[2] I. Poirot-Mazères, « Du service public hospitalier en ses contradictions », Journal du Droit Administratif, 2017, chronique Transformation(s) du Service Public, art. 198.
[3] En matière de séries, les échecs et les déceptions semblent d’ailleurs bien plus fréquents que les réussites. Il faut dire que Magnum sans moustache, ni chemise hawaïenne et Walker Texas Ranger sans Chuck Norris n’ont pas exactement la même saveur. Malgré cela, les chaînes télévisées et les plates-formes de streaming continuent d’annoncer régulièrement de nouveaux projets.
[4] S. Ziani, Du service public à l’obligation de service public, LGDJ, Bibl. de dr. publ., t.285, 2015 : « La notion d’obligation de service public, en se substituant peu à peu au concept de service public, transforme les modes de satisfaction de l’intérêt général en imposant le respect de procédés d’intervention limités, respectueux de l’équilibre du marché » (n°622).
[5] 4° du I de l’article L.6112-2 CSP. Pour davantage de précisions, nous nous permettons de renvoyer à V. Vioujas, « Les obligations du service public hospitalier : quelles spécificités ? », RDSS, 2017, p.644.
[6] La formule est utilisée dans l’étude d’impact du projet de loi et a été régulièrement reprise lors des débats parlementaires.
[7] Est volontairement laissée de côté ici l’hypothèse de l’association au service public hospitalier, prévue à l’article L.6112-5, qui ne concerne pas l’ensemble des activités d’un établissement de santé mais seulement la prise en charge des patients en situation d’urgence ou dans le cadre de la permanence des soins par un établissement privé non habilité (autorisé à exercer une activité de soins prenant en charge des patients en situation d’urgence).
[8] Comme on le verra plus loin, cette limite est appelée à évoluer.
[10] L. n°87-39 du 27 janv. 1987 portant diverses mesures d’ordre social.
[11] Le dernier rapport publié sur le sujet dénombrait seulement 10% des praticiens éligibles, soit 4 581 médecins (dont près d’un quart d’hospitalo-universitaires), D. Laurent, L’activité libérale dans les établissements publics de santé, 2013, p.7.
[13] Cons. constit., 21 janv. 2016, n°2015-727 DC, Loi de modernisation de notre système de santé.
[14] J.-M. Lemoyne de Forges, « Où va la médecine libérale à l’hôpital public ? », AJDA, 2016, p.281 ; dans le même sens, D. Cristol, « Les habits neufs du service public hospitalier », RDSS, 2016, p.643.
[15] Modification issue de l’article 1er de l’ordonnance n°2017-31 du 12 janvier 2017 de mise en cohérence des textes au regard des dispositions de la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.
[16] Cons. constit., 21 juin 2019, n° 2019-792 QPC, Clinique Saint-Cœur et autres.
[17] M.-L. Moquet-Anger, « Sur la conformité à la Constitution du droit à dépassement d’honoraires réservé à l’activité libérale à l’hôpital », RDSS, 2019, p.1043.
[18] J.-M. Auby, « Sur quelques problèmes juridiques posés par l’activité libérale des praticiens hospitaliers à temps plein dans les établissements publics », RGDM, 1999, n°1, p.9.
[19] Trib. confl., 19 févr. 1990, Hervé, n°02594 ; AJDA, 1990, p.556, obs. J. Moreau ; RFDA, 1990, p.457, concl. B. Stirn ; RDSS, 1991, p.242, obs. J.-M. De Forges.
[20] M.-L. Moquet-Anger, op. cit., qui le qualifie de « fallacieux et désobligeant ».
[22] Ordonnance n°2021-292 du 17 mars 2021 visant à favoriser l’attractivité des carrières médicales hospitalières.
[23] Article 21 de la loi n°2021-502 du 26 avril 2021 visant à améliorer le système de santé par la confiance et la simplification. Le texte ajoute que « ces professionnels médicaux libéraux fixent et modulent le montant de leurs honoraires à des niveaux permettant l’accès aux soins des assurés sociaux et de leurs ayants droit », ce qui représente une contrainte relativement lâche…
[24] JO AN, Compte-rendu intégral des débats, 2ème séance du 18 mars 2021, p.2753.
[25] « Les trois années supplémentaires accordées doivent permettre de régler de manière définitive les difficultés rencontrées », avis du 7 févr. 2019, p.11.
[26] Selon la formule bien connue de J. Rivero, « Filtrer le moustique et laisser passer le chameau ? », AJDA, 1981, p.275.
[27] C. Malverti, C. Beaufils, « Contrats administratifs : les petits caractères », AJDA, 2021, p.734.
[28] Pour une présentation détaillée, B. Plessix, Droit administratif général, LexisNexis, 3ème éd., 2020, p.1274 et s.
[29] Ce que le Conseil constitutionnel a admis s’agissant des emplois d’avenir professeur en considérant qu’aucun principe de valeur constitutionnelle ne fait obstacle à ce que le législateur prévoie que des personnes recrutées au titre de ces emplois participant à l’exécution du service public de l’Éducation nationale soient soumises à un régime juridique de droit privé, Cons. constit., 24 oct. 2012, n°2012-656 DC, Loi portant création des emplois d’avenir ; AJDA, 2013, p.119, note F. Melleray.
[30] Trib. confl., 25 mars 1996, Berkani c/CROUS de Lyon, n°3000 ; AJDA, 1996, p. 355, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux ; Dr. soc., 1996, p.735, obs. X. Prétot ; RFDA, 1996, p.819, concl. Ph. Martin.
[31] « En 2019, l’emploi augmente dans les trois versants de la fonction publique », INSEE première, 2021, n°1842.
[32] CE, 2 mai 2016, CHRU de Montpellier, n°381370 ; JCP A, 2017, 2063, note S. Harada : le contrat n’a pas pour objet de confier au cocontractant de la personne publique l’exécution même d’une mission de service public et ne comporte pas de clause exorbitante du droit commun ; il ne s’agit donc pas d’un contrat administratif.
[33] CE, 7 mars 2014, CHU de Rouen, n°372897 ; AJDA, 2014, p.1497, note J. Hardy ; Dr. adm., 2014, comm. 32, obs. A. Sée : le contrat constitue une délégation de service public, et non pas un marché public.
[34] Le contenu du contrat, les modalités de calcul des honoraires ou encore les règles d’indemnisation de la participation à la permanence des soins sont décrits aux articles R.6146-17 à R.6146-24 du même code.
[39] Trib. confl., 19 mars 1979, Babsky, n°2111, Rec. CE, p.653. Sur le régime de responsabilité dans le cadre des anciennes cliniques ouvertes, v. ég. CE, sect., 4 juin 1965, Hôpital de Pont-à-Mousson, n°61367, Rec. CE, p.361.
[40] B. Genevois, conclusions sur CE, sect., 25 mai 1979, Rabut, n°06436 et 06437, Rec. CE, p.231. Plus proche de nous, v. E. Glaser, « La situation des agents publics contractuels – Conclusions sur CE, sect., 31 déc. 2008, M. Cavallo, n°283256 », RFDA, 2009, p.89 : « Ce qui est réellement contractuel dans le contrat d’un agent public est essentiellement interstitiel et, au fur et à mesure que les statuts se développent, cet espace se rétrécit ».
[41] CE, 9 juin 1948, Sieur Cousin, Rec. CE, p.254.
[42] CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux, n°149662 ; AJDA, 1998, p.969, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA, 1998, p.128, concl. J.-H. Stahl et p.139, note D. Pouyaud.
[43] CE, 2 févr. 2015, Commune d’Aix-en-Provence, n°373520 ; AJDA, 2015, p.990, note F. Melleray, qui confirme que le recours ouvert aux tiers contre un contrat de recrutement d’agent public est un recours pour excès de pouvoir.
[44] CE, sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806 ; AJDA, 2011, p.670, chron. A. Lallet ; JCP A, 2011, 2171, note F. Linditch ; RFDA, 2011, p.507, concl. E. Cortot-Boucher et p.518, note D. Pouyaud.
[45] Moins de 2 000 au 31 décembre 2018, v. « Les établissements de santé », Panorama de la DREES, 2020, p.39.
[46] V. à nouveau la thèse de S. Ziani, op. cit., spéc. n°92 et s. et n°622 et s.
[47] Nous avons analysé plus longuement ce dispositif dans V. Vioujas, « Le financement des hôpitaux face au droit européen de la concurrence » in Mélanges Clément, LEH, 2014, p.445.
[49] Décision 2012/21/UE du 20 déc. 2011 relative à l’application de l’article 106, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne aux aides d’État sous forme de compensations de service public octroyées à certaines entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général (JOEU L 7, 11 janv. 2012, p.3). Ce texte fait partie du « paquet Almunia », qui se substitue au « paquet Monti-Kroes » adopté en 2005. Comme le fait remarquer S. Hennion, « la terminologie exprime de suite la légèreté de cette réglementation » (S. Hennion, « Service public de santé et droit européen », RDSS, 2013, p.45).
[50] « Les hôpitaux et les entreprises assurant des services sociaux, qui sont chargés de tâches d’intérêt économique général, présentent des spécificités qui doivent être prises en considération » (point 11 de la décision).
[51] Comme on va le voir, cette dénomination d’origine a été amenée à évoluer.
[52] Conclusions du Ségur de la santé, juill. 2020, mesure n°9.
[53] Loi n°2020-992 du 7 août 2020 relative à la dette sociale et à l’autonomie. La disposition figure au C du II du septies de l’article 4 de l’ordonnance n°96-50 du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale.
[54] Loi n°2020-1576 du 14 déc. 2020 de financement de la sécurité sociale pour 2021.
[60] Instruction n°DGOS/ PF1/DSS/1A/2021/165 du 21 juill. 2021 relative aux crédits dédiés au soutien à l’investissement et à la transformation du service public hospitalier.
[61] 4° du III de l’article 50 de la LFSS pour 2021.
[62] Dans la loi du 7 août 2020, la dotation de 13 milliards d’euros était destinée à couvrir une partie des « échéances d’emprunts contractés par les établissements de santé relevant du service public hospitalier ». Le VII de l’article 50 de la LFSS pour 2021 corrige le texte sur ce point en affectant désormais celle-ci à « un soutien exceptionnel (…) au titre du désendettement pour favoriser les investissements dans les établissements de santé assurant le service public hospitalier ».
[63] Circulaire n°6250/SG du 10 mars 2021 relative à la relance de l’investissement dans le système de santé dans le cadre du Ségur de la santé et de France relance.
par Vincent Cressin, attaché principal d’administration, Chef de bureau d’affaires juridiques d’une collectivité territoriale
& Laurent Quessette, docteur en droit, attaché principal d’administration et chargé d’enseignements à Le Mans Université (Thémis UM)
Le service public a retrouvé un nouvel éclat lors de la situation de pandémie liée au Covid-19, en raison de l’importance – souvent oubliée, parfois déniée – de sa nécessité pour la continuité de la vie nationale et le bien-être de la population. Notion recouvrant une réalité multiforme, le service public est caractérisé tant par les activités régaliennes que par les activités relevant de l’État Providence, ce que Pierre Bourdieu nommait respectivement la « main droite » et la « main gauche » de l’État[1], les poignées de main étant d’ailleurs fréquentes s’agissant ainsi de la discipline des usagers à l’œuvre dans les services publics[2]. Certes, à l’heure d’une inquiétude grandissante envers les reculs de l’État de droit libéral[3], s’interroger sur les droits des usagers de certains services publics peut sembler à tout le moins incongru à l’heure des renforcements des pouvoirs de l’administration dans le contexte de la sécurité sanitaire[4]…
Et pourtant, le droit régissant les rapports des usagers aux services publics bénéficie régulièrement d’avancées substantielles dans le sens de l’extension de leur protection. De telles garanties résultent souvent du législateur, ainsi du droit d’accès à la cantine scolaire publique[5] ; mais encore du juge constitutionnel qui a, par exemple, déduit du droit d’accueil des élèves des écoles maternelles et élémentaires publiques pendant le temps scolaire lors d’une grève des personnels de l’Éducation nationale la création d’un service public[6]. En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques. Autre source féconde, il convient enfin de mentionner les recommandations de la Défenseure des droits veillant à l’élargissement de la protection des usagers confrontés à des dysfonctionnements de certains services publics[7]. L’état du droit en la matière est éminemment plastique et résulte – par un effet d’alimentation réciproque – tant de décisions politiques, nationales ou locales, que de mobilisations de parents d’élèves en faveur de la non-fermeture de classe scolaire, de comités de défense de dessertes ferroviaires[8], ou du mouvement hétéroclite dit des Gilets jaunes, dans lequel la disparition des services publics de certains territoires est l’un des moteurs de la colère sociale[9]… Autant de surrections arendtiennes, faisant en sorte que « la révolte des faits contre le Code »[10] engendre du droit et bouscule les systématisations juridiques autour de la notion service public. La new public administration tente de faire feu de ce bois en sollicitant la participation de l’usager sommé de rejoindre un panel d’« usager-mystère » ou un atelier de co-construction d’une politique publique dans un dessein toutefois d’efficience budgétaire du service rendu. Les temps modernes du service public suivent désormais les chemins du recours à des start-up et à leurs outils de civic tech ou de social design. L’administration citoyenne cherche à légitimer – et donc à rendre incontestable – les modalités de mise en œuvre de l’intérêt général, nonobstant en dernier ressort la part irréductible d’imperium inhérente à tout pouvoir. Bien que tout à la fois convoqué, invoqué et fabriqué, l’administré reste mal cerné par le droit et demeure une légende du droit administratif, pour suivre la thèse de Camille Morio[11]. Autre légende tout aussi légitimante de l’action publique, l’usager n’en reste pas moins concerné par des catégories juridiques qui induisent son comportement et son anima sur la scène du droit. À la différence de L’homme qui tua Liberty Valence, « Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende », il s’agit dans cette contribution à repousser encore un peu plus les frontières de l’Ouest pour tenter de s’approcher des réalités de la Terre promise, de cet horizon où la notion de service public délivre une part de sa vérité…
Quoi qu’il en soit, et plus d’un siècle après Duguit, la notion de service public demeure au fondement du droit administratif, en tant qu’élément matriciel qui permet de définir d’autres notions cardinales comme l’appartenance d’un bien au régime de la domanialité publique, ou le caractère administratif d’un contrat lorsque ce dernier a trait à l’exécution même d’une mission de service public, voire qu’il en constitue une simple modalité d’exécution. Le service public est également au cœur de la transformation de l’action publique, justifiant, sous des atours modernes, la réforme de l’administration au nom de l’efficience de la dépense publique. Même le droit de l’Union européenne, pourfendeur de la gestion historique par des monopoles nationaux de services publics en réseaux, fait montre d’un certain assouplissement à l’application du droit de la concurrence en raison des missions relevant de l’intérêt général que le service public remplit sous diverses dénominations dans la plupart des États membres. Pour en revenir au droit positif interne, cette notion s’est déclinée sous les traits de la classique distinction entre « service public administratif » et « service industriel et commercial », dont l’acronyme SPA/SPIC appelle immanquablement – dans un réflexe quasi-pavlovien des étudiantes et étudiants des facultés de droit – celui d’USIA s’agissant des critères jurisprudentiels de départage en l’absence de base textuelle[12]. Il résulte de cette vénérable distinction un double régime juridique[13] en application duquel les usagers d’un service public industriel et commercial demeurent placés dans une situation contractuelle de droit privé, tandis que leurs homologues restent, à l’égard d’un service public administratif, dans une situation, pour ne pas dire une sujétion, légale et réglementaire, emportant conséquemment dévolution d’un litige à un ordre juridictionnel différent[14].
Le classicisme d’une telle position est de nature à rassurer les faiseurs de système, dans un environnement administratif de plus en plus brouillé. Mais il est des jalons qui, tels des cairns guidant le voyageur dans la brume, empêchent par leur vénération rassurante de s’affranchir de certaines sujétions. Or, la carte n’est pas le territoire et face à la tectonique de la vie sociale, les mutations en cours du droit public imposent de bouleverser nos représentations mentales parfois éculées du service public. En effet, le service public se trouve aujourd’hui contesté, si ce n’est confronté aux exigences, parfois même de manière ambivalente, du droit de la concurrence et voit ses propositions fondamentales réinterrogées, et en particulier la distinction SPA/SPIC considérablement affaiblie par l’émergence de la notion d’« opérateur économique », qui tend à reconfigurer si ce n’est à repenser l’ordonnancement juridique. Inversement, et plus favorablement, c’est aussi sous l’influence du droit de la concurrence que les personnes publiques peuvent désormais prendre en charge une activité économique dont l’intervention n’est plus strictement limitée à la carence de l’initiative privée dès lors qu’elle est justifiée par l’existence d’un intérêt local[15], remettant en cause la conception française de la liberté du commerce et de l’industrie en vertu de laquelle une activité commerciale demeure par principe réservée à l’initiative privée. Ces évolutions rendent malaisée l’appréhension et la compréhension d’une telle dualité de service public dont la justification doctrinale, du reste toujours plus ou moins confusément et liminalement questionnée, apparaît désormais et très perceptiblement remise en cause. D’autant que, en pratique, certains services publics administratifs se marchandisent et, nonobstant la contribution modeste acquittée par leurs usagers, développent une logique de boutique leur permettant de trouver des sources de financement annexes et désormais indispensables. Ce phénomène de spicisation du SPA ne concerne certes pas (encore) les services publics régaliens et gratuits (délivrance des actes de l’état civil par exemple), mais davantage diverses missions relevant de l’intérêt général à caractère facultatif, ces services publics du quotidien qui, mis en œuvre par les collectivités territoriales, demandent une participation financière sans pour autant reconnaître aux usagers une protection corrélative. Les usagers des piscines, des bibliothèques ou des conservatoires municipaux contribuent pour partie financièrement à leur utilisation tout en restant placés dans une situation légale et réglementaire. Ce sont ces services publics administratifs à caractère non gratuit pour lesquels il semble désormais judicieux de s’interroger quant à l’application du droit de la consommation à leurs usagers en vue d’une plus grande garantie de leurs droits, à l’instar de leurs homologues des services publics à caractère industriel et commercial.
En somme, cette évolution, par nature stative, du service public administratif pour lequel un écot est versé rend inachevée les interrogations entourant la justification de son régime juridique. Une telle solution, si elle possède le mérite de veiller au nécessaire maintien des exigences requises par l’existence d’un intérêt général, nous paraît pouvoir évoluer dès lors qu’elle ne prive pas de garantie les impératifs, notamment d’adaptabilité, qui s’attachent à l’exercice d’une mission de service public, tout comme la constitution de droits réels sur le domaine public a pu être entourée des précautions imposant le respect du principe de continuité du service public. C’est une nouvelle épistémologie du droit qui nous semble ainsi pouvoir être convoquée. Par ailleurs, et à bien des égards concernant en particulier le droit de la responsabilité administrative, un tel changement s’avèrerait vecteur d’une amélioration du sort des usagers dont l’indemnisation notamment apparaît souvent comme le parent pauvre du droit administratif.
Aussi est-il permis de se demander si un tel régime demeure encore adapté à la réalité de certaines relations établies entre l’administration et les usagers (I) et, dans la négative, si l’application corrélative du droit de la consommation à une telle situation ne serait pas de nature à offrir de meilleures garanties à ces derniers (II).
I. Pour un aggiornamento de la distinction SPA/SPIC : services non marchands collectifs et services marchands individualisables
Le maintien d’une telle situation réglementaire des usagers de certains services publics administratifs mérite d’être réinterrogé dans ses assises non seulement sociologiques, voire psychologiques, mais encore économiques et bien sûr juridiques.
A. L’attractivité du droit de la consommation
Le droit de la consommation a irrigué le principe de légalité administrative par une décision de Section en date du 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, le Conseil d’État estimant que la législation sur les clauses abusives s’applique à un contrat relatif à la distribution d’eau conclu entre un service public industriel et commercial et ses usagers[16]. Une telle position, constamment réaffirmée[17], donne sa pleine application à l’article L. 212-1 du Code de la consommation : dans les contrats conclus entre professionnels et non-professionnels ou consommateurs, sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. Pour rappel, le caractère abusif d’une clause au sens de ces dispositions s’apprécie non seulement au regard de cette clause elle-même, mais aussi compte tenu de l’ensemble des stipulations du contrat et, lorsque celui-ci a pour objet l’exécution d’un service public, des caractéristiques particulières de ce service. Ainsi, par exemple, une association de défense des consommateurs a soumis au contrôle du juge de l’excès de pouvoir la légalité de la décision du Syndicat des transports parisiens – désormais Île-de-France Mobilités – fixant le tarif des lignes ferroviaires de la RATP et de la SNCF. Le Conseil d’État a jugé que la mesure visant à coordonner les tarifs entre les deux exploitants et les zones desservies par un ticket unique ne saurait être assimilée à une vente liée, prohibée par lesdites dispositions du Code de la consommation[18]. Désormais, « le droit de la consommation intervient en complément du droit administratif et s’adapte aux nécessités du service ; les deux droits s’interpénètrent pour renforcer le statut mixte, à la fois contractuel et réglementaire, de l’usager des services publics industriels et commerciaux »[19]. Un tel statut ne pourrait-il pas s’appliquer à l’usager des services publics administratifs à caractère payant ?
L’argumentation mérite d’être soulevée qui, débordant très largement en fait et surtout en droit le cadre strict dans lequel elle est développée, a vocation à s’étendre à notre sens aux usagers d’un SPA payant. En premier lieu, l’adoption de cette solution suppose vérifiée la relation entre un professionnel et un non-professionnel ou un consommateur, établie entre l’administration et les usagers. Mais, et sitôt admise, on peine à comprendre en quoi une telle construction serait ainsi réservée aux seuls usagers des SPIC. En réalité, une telle restriction n’apparaît pas justifiée et semble tout au contraire mise à mal par une certaine réalité sociologique qui plaiderait même pour une assimilation de l’usager quel qu’il soit à un consommateur[20]. Les mots ne sont pas neutres en ce qu’ils sont toujours investis d’une certaine représentation du réel que l’on souhaite à la fois façonner et imposer, la dénégation du consommateur renvoie in fine à une perception verticale et unilatérale des relations entre l’administration et le public qui semble à contre-courant de sa physionomie actuelle et de la dilatation de la société consumériste d’aujourd’hui[21]. Elle ne semble pas avoir d’autre justification que de codifier une relation de sujétion en vertu de laquelle l’administration impose des obligations et des contraintes. Et la notion d’usager ainsi comprise reste subsumée sous la figure plus générale de l’administré[22], sujet docile et inactif en position d’extériorité et d’infériorité vis-à-vis de l’administration. Bras séculier de l’État et plus largement personnification des pouvoirs publics dont elle réfracte la légitimité tirée du suffrage universel, l’administration demeure installée dans une relation de surplomb vis-à-vis de la société. Le droit administratif en porte l’empreinte indélébile[23], alors même que sous l’effet des droits économiques et sociaux de toutes sortes, issus notamment de la troisième génération, et dont l’excroissance tend à reconfigurer les relations anciennes de dépendances ou de sujétions et à transformer les pouvoirs publics en pourvoyeurs ancillaires des besoins et aspirations des individus, l’administration prend désormais en charge de nombreuses prestations de biens et de services. En réalité, c’est bien à un processus inchoatif de privatisation de l’action publique et symétriquement de publicisation de la demande privée auquel nous assistons. Cette évolution n’est par ailleurs guère surprenante en ce qu’elle obéit à un aboutissement logique suffisamment mis en lumière pour qu’on ne s’attarde pas trop longtemps sur son élucidation[24]. La croissance de l’État providence est inscrite dans le déploiement de l’État libéral dont elle actualise les virtualités. Pour le dire autrement, c’est l’épanouissement des droits libertés qui donne corps et chair aux droits créances, lesquels loin d’être antinomiques comme le présentent souvent tout à la fois la vulgate néo-libérale et marxiste apparaissent au contraire complémentaires. Il y a ainsi une solidarité entre l’État libéral, qui consacre la naissance de l’individualisme démocratique, et l’État providence qui en réalise l’effectivité, entre la démocratie politique d’un côté et la démocratie sociale de l’autre. L’expression des libertés publiques est intrinsèquement un facteur de promotion de droits nouveaux qui appellent en retour la création de nouveaux services publics.
En regard de cette évolution, la dualité de service public apparaît désormais assez réductrice et n’épouse plus que très imparfaitement la réalité des situations que tisse l’extrême variété des prestations qu’offre l’administration aux usagers.
B. Le phénomène de spicisation du SPA
Si les services publics administratifs obligatoires et en principe gratuits ne sont pas concernés par ce mouvement de banalisation du droit applicable au service public, il n’en demeure pas moins que certains actes administratifs, instruments de puissance publique, sont contrôlés dans leurs effets et soumis de facto à une rationalité propre au droit commun, en particulier le respect du droit de la concurrence s’agissant des actes unilatéraux ayant un objet économique[25]. En somme, « l’espace juridique tout entier est en pleine restructuration. Le tracé de la vieille frontière entre le droit public et le droit privé devient méconnaissable »[26], et la mutation du droit administratif s’accélérant sous la pression du marché a rendu désuète la distinction entre certains services publics à caractère administratif et à caractère industriel et commercial. En effet, de manière impressionniste, les libertés économiques ont peu à peu affaibli une telle distinction. La liberté du commerce et de l’industrie, érigée en principe général du droit[27], s’est très vite imposée à tous les actes de l’administration et la plus haute juridiction administrative la place au panthéon des libertés publiques et fondamentales[28]. En conséquence, est illégal un décret qui limite l’accès à une profession qui n’a fait l’objet d’aucune limitation légale[29]. Surtout, le droit de la concurrence a considérablement érodé son principe même[30] en jugeant qu’il appartient indifféremment à l’administration de veiller au respect des articles 7, 8, 9 et 10 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Plus généralement, une personne publique doit respecter le droit de la concurrence, devant veiller à ce que ses décisions, lorsqu’elle réglemente, ou plus généralement ses actions, lorsqu’elle intervient dans le champ concurrentiel par différents biais notamment contractuels, ne perturbent pas le fonctionnement du marché. En clair, elle ne doit pas octroyer certains avantages économiques préférentiellement à d’autres opérateurs. Cette interdiction de principe est assurée notamment par la répression des abus de position dominante. On aperçoit les soubassements économiques qui sous-tendent une telle logique qui, dans le cas contraire, aurait considérablement amenuisé la portée des obligations dans la mesure où le domaine public en constituant le siège d’activités économiques peut potentiellement s’avérer le vecteur de distorsions concurrentielles. Le respect du droit de la concurrence implique désormais de veiller à un principe plus substantiel d’égale concurrence. Surtout, sous l’effet du droit de l’Union européenne est réputée économique toute activité de production de biens et de services sur un marché donné, indépendamment de la forme juridique de la structure en cause qui en assure la délivrance. Quant à la consécration du service d’intérêt économique général, dont le syntagme est assez révélateur et qui s’est construit sur le modèle du service public à la française, il a définitivement lié et scellé les noces du service du service public et de l’activité économique.
En somme, la constitution de blocs de compétence est de plus en plus remise en cause. Tout au contraire, au nom d’un principe d’égale concurrence, on voit mal comment le droit de la consommation ne pourrait pas faire irruption au sein des services publics administratifs qui constituent en réalité parfois, loin s’en faut, une activité économique. L’on songe notamment aux nombreuses prestations offertes dans le domaine sportif ou culturel. Du reste, une même activité gérée pour l’une en régie et pour l’autre de manière déléguée et susceptible de relever relève respectivement du régime du SPA et du SPIC, preuve s’il en fallait une que la nature du service s’avère ténue pour justifier une dualité de régime alors même que les personnes publiques imposeront souvent à ces dernières les mêmes obligations auxquelles elles s’astreignent sous la forme des fameuses obligations de service public qu’elles financent largement. En somme, une même activité aux caractéristiques sinon identiques, du moins similaires, relevant de deux régimes complètement distincts. On pourrait pousser plus loin les contradictions ou les incohérences en rappelant que, si tant est que cela soit encore nécessaire, à la suite de son arrêt inaugural précité, le Conseil d’État est juge de la légalité des clauses réglementaires d’un contrat à la législation sur les clauses abusives lorsqu’elles ressortissent à l’organisation d’un SPIC[31].
L’effacement de la distinction entre le service public administratif et le service public industriel et commercial sous l’effet d’une extension continue de la notion d’activité économique apparaît ainsi plus que jamais inéluctable et nous semble devoir laisser place à une nouvelle dichotomie bien plus pertinente et opératoire entre les services non marchands collectifs d’une part et les services marchands individualisables d’autre part, les premiers concernant des prestations régaliennes ou à forte utilité sociale, les seconds des prestations économiques, nonobstant la part même marginale de la contribution financière de l’usager. Le service public administratif payant est l’autre dénomination de cette dernière catégorie.
En définitive, un régime juridique plus contrasté nous paraît pouvoir être dégagé et à l’application duquel les droits des usagers sortiraient renforcés.
II. Vers une anamorphose du droit de la consommation en faveur de l’usager du service public administratif payant
Loin de constituer un épouvantail, le droit de la consommation appliqué au service marchand individualisable ou service public administratif payant pourrait permettre de mieux protéger l’usager consommateur de service public, enrichissant ainsi l’office du juge administratif. L’image du droit de la consommation n’est plus aussi déformée dans la représentation administrativiste, telle l’anamorphose du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein de 1533 dont le regard de côté laisse entrevoir sa véritable signification[32].
A. Le préalable de la reconnaissance de la qualité de « professionnel » du gestionnaire de service public administratif payant
Les personnes publiques peuvent-elle valablement être considérées comme un professionnel[33], en réunissent-elles les attributs, ne serait-ce que matériels ? Ce questionnement est essentiel car la notion de consommateur acquiert aussi, du moins en partie, sa pleine justification en regard, inversement, de celle de professionnel qui finalement la légitime. Cette qualification est déterminante qui entraîne ou non l’application de la législation sur les clauses abusives.
Le Code de la consommation en son article liminaire qualifie le professionnel comme toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui agit à des fins entrant dans le cadre de son activité notamment commerciale[34]. Il s’ensuit que si l’on suppose acquise l’assimilation des services publics administratifs payants à des activités économiques, les personnes morales de droit public et les collectivités territoriales en particulier devraient être regardées comme des professionnels suivant l’indifférence du critère organique résidant dans le statut public ou privé de l’opérateur. Comme nous l’avons indiqué précédemment, une telle conclusion apparaît complètement congruente avec la conception tout à la fois fonctionnaliste et finaliste du droit européen[35] qui conduit à déduire la présence du « professionnel » de l’existence ou non d’une position d’infériorité ou de dépendance du consommateur à son égard.
De la sorte, et par extension, il est aussi coutume de définir le professionnel comme l’homme de l’art, ce qui suppose une activité exercée de manière habituelle de laquelle il découle une position d’expertise et de légitimité dans la confiance de laquelle se noue une relation commerciale avec un consommateur, indépendamment de sa qualité de personne physique ou morale, et de son statut privé ou public. La figure du professionnel se découvre par ailleurs des obligations qui pèsent sur les personnes publiques en termes de responsabilités et dont les exigences s’avèrent à peine moins accrues que celles susceptibles d’engager les obligations de réparer incombant aux personnes privées. Elles lui sont consubstantielles et se conjuguent pour renforcer la qualité d’expert centrale dans la détermination du professionnel.
Une telle évolution ne peut laisser intacte l’ancienne philosophie du droit à raison de la promotion progressive mais inéluctable de l’usager-consommateur du service public et du champ d’application toujours important des activités économiques. Le principe certes n’est pas encore formulé, mais l’idée y est déjà bel et bien présente et active, finissant à terme par instruire sourdement les représentations mentales susceptibles de façonner et, demain, de rénover les relations entre l’administration et ses usagers. Tout comme la promotion de l’usager et l’abandon ou la destitution corrélative de l’administré s’est accompagnée d’une rénovation des relations entre l’administration et le public, contemporaine de l’ascension du contrat[36], fondée sur davantage de réciprocité, la figure du consommateur et la reconnaissance des pouvoirs publics en tant que professionnel nous semblent ouvrir et consacrer un approfondissement de l’interpénétration du droit public et du droit privé.
Au plan juridique, la fourniture de biens et services via des télé-services doit sur la forme s’accompagner également, et pleinement, de sa reconnaissance en tant que contrats d’adhésion que les dispositions du Code de la consommation trouvent à saisir sous la diversité ou indépendamment de ces supports de manifestation. Il en est ainsi notamment des bons de commande, factures, bons de garantie, bordereaux ou bons de livraison, billets ou tickets, contenant des stipulations négociées librement ou non ou des références à des conditions générales préétablies. Cette nouvelle scène où se déploie une nouvelle relation juridique entre l’usager et le consommateur peut s’avérer être le lieu d’une sinon d’une transfiguration du moins d’une transformation du droit administratif incorporant désormais les grands principes qui gouvernent le droit des clauses abusives au bloc de légalité dans un nouveau pan du droit des services publics.
B. Pour en finir avec la situation légale et réglementaire de l’usager du service public administratif payant
Une telle évolution tirerait un trait sur des constructions jurisprudentielles peu satisfaisantes. Ainsi, s’agissant en particulier du service public de l’aide à domicile, le Conseil d’État a réaffirmé que l’usager du service public administratif demeure dans une situation légale et réglementaire, nonobstant la conclusion d’un contrat dit de séjour signé par l’usager et un centre communal d’action social (CCAS), établissement public à caractère administratif : « Considérant que la prise en charge d’une prestation d’aide à domicile par un centre communal d’action sociale, établissement public administratif en vertu des dispositions de l’article L. 123-6 du code de l’action sociale et des familles, a le caractère d’un service public administratif ; que les usagers de ce service public ne sauraient être regardés comme placés dans une situation contractuelle vis-à-vis de l’établissement concerné, alors même qu’ils concluent avec celui-ci un « contrat de séjour » ou qu’est élaboré à leur bénéfice un « document individuel de prise en charge », dans les conditions fixées par l’article L. 311-4 du même code ; que le moyen tiré de ce qu’un litige opposant un tel service public administratif à un de ses usagers ne peut être réglé sur un fondement contractuel est relatif au champ d’application de la loi et est, par suite, d’ordre public »[37]. Si la conclusion d’une telle convention a pour objet de responsabiliser l’usager, ledit contrat n’en est finalement pas un, écartant ainsi l’application du droit de la consommation et des clauses abusives. En somme, l’usager du service public administratif signe en l’espèce un contrat d’adhésion à caractère réglementaire. L’artifice juridique déployé – et incompréhensible pour le justiciable- plaide pour une simplification.
Dans le même ordre d’idée pour une amélioration des droits de l’usager payant, dans le cadre de l’exercice d’une mission de service public administratif, la mise en cause de l’administration pourrait ainsi être recherchée sur le terrain de la responsabilité sans faute, et en particulier pour rupture d’égalité devant la loi ou devant les charges publiques. En effet, le recours en responsabilité tendant à l’indemnisation ne peut prospérer que sur le terrain de la responsabilité sans faute qui réclame un préjudice anormal et spécial. Or, la spécialité fait défaut puisqu’un tel règlement vise tous les usagers. Pour rappel, expression de la volonté générale, notre tradition légicentriste a en effet longtemps placé le législateur au-dessus de toute responsabilité. L’administration ne sachant mal faire lorsqu’elle poursuit à bon droit un but légitime d’intérêt général, son action est ainsi exclusive de toute faute, laquelle demeure indispensable pour ouvrir droit à une action en réparation. Néanmoins, la jurisprudence administrative a très vite admis que des intérêts catégoriels puissent néanmoins en souffrir et que des personnes auxquelles la satisfaction de l’intérêt général a imposé des charges plus importantes puissent être indemnisées.[38] La solution était en germe et le commissaire du Gouvernement dans l’arrêt Couitéas d’exposer la justification « nomologique » d’un tel principe qui, comportant que les membres d’une collectivité sont tous solidaires notamment par le biais de l’impôt, la démonstration par un individu d’un préjudice rompant l’équilibre des charges et des profits de la vie commune crée à son profit un droit à un dédommagement imputable aux frais généraux de la société. La responsabilité sans faute pour rupture d’égalité devant les charges publiques venait d’entrer dans notre ordonnancement juridique. Le Conseil Constitutionnel l’élèvera plus tard au rang de principe[39].
Son champ d’application a par suite été étendu aux décisions infra-législatives et aux actes réglementaires[40]. Sa mise en œuvre exige cependant un préjudice anormal, c’est-à-dire d’une certaine gravité, et spécial, dit autrement un préjudice d’une certaine ampleur et limité à un nombre restreint de personnes. La responsabilité extracontractuelle sans faute constitue ainsi, et ici, le terrain d’élection privilégié des usagers d’un service public administratif qui souhaiteraient exciper d’un préjudice pour contester notamment la situation réglementaire, ou son évolution, dans laquelle ils sont placés. Or, en pareille circonstance, la démonstration des caractères du préjudice s’avère par définition être une gageure les usagers étant tous placés dans la même situation vis-à-vis du service de sorte à tout le moins que la spécialité du préjudice fait souvent défaut. Dans ses effets, un tel dispositif apparaît en réalité voisin d’un mécanisme sinon élusif du moins limitatif de responsabilité de l’administration puisqu’elle permet d’imposer sans réelle contrepartie des sujétions unilatérales et réglementaires. Elle trouve sa justification dans le principe d’adaptabilité du service public qui implique que l’administration puisse apporter des changements dans la consistance des prestations offerts aux usagers ou dans ses modalités d’exploitation ou d’organisation. Cette dimension héraclitéenne est de l’essence même du service public qui doit pouvoir évoluer face aux mutations technologiques et techniques ainsi qu’aux nouvelles demandes sociétales, l’intérêt général qu’il vise et qu’il est sensé satisfaire étant une notion contingente, évolutive et relative. Dans ces conditions, il est malaisé d’instituer l’usager en position de revendiquer un quelconque droit subjectif opposable à la volonté de l’administration de procéder aux modifications induites par les nécessités de service public. Elle est renforcée par le principe qui, comportant que l’usager ne saurait avoir droit au maintien d’un règlement, permet à l’autorité compétente de modifier toutes les fois qu’elle le juge nécessaire des dispositions réglementaires sous réserve notamment de l’égalité de traitement entre les usagers, du principe de redevance pour service rendu et de la non rétroactivité des nouvelles mesures appelées à entrer en vigueur.
Cela étant, dans la pratique, certaines sujétions entretiennent une relation plus ou moins distante avec une telle exigence et c’est dans cet espace, croyons-nous, qu’un nouveau continent juridique s’offre au droit des clauses abusives qui pourrait avantageusement trouver à s’appliquer toutes les fois que les nécessités du service ne seraient pas avérées. Nous croyons même qu’à court ou à moyen terme, cette solution offre une voie moyenne sinon alternative à la refonte ainsi qu’à la réorganisation de nos catégories juridiques de services publics autour de ce qui semble être les services d’intérêt économique général d’un côté et les services sociaux d’intérêt général, ces derniers recouvrant les activités liées à l’exercice de puissance publique, les activités purement sociales, ou encore les prestations d’enseignement public. En unifiant les droits des usagers sous un même principe résidant tout entier dans la reconnaissance ou non d’une activité économique, ce nouveau régime en gommerait les incohérences actuelles, les aspérités confuses tout en permettant d’en rationaliser la mise en œuvre et les limites par l’application d’un ensemble de règles de droit positif communes qui les fondent.
Aussi, de telles dispositions pourraient désormais être appréciées au visa de l’article L.212-1 du code de la consommation qui prévoit que « sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ». Sans remettre en cause les grandes règles et exigences qui gouvernent l’organisation et le fonctionnement du service public, une telle évolution traduirait une avancée notable pour les droits des usagers.
En guise de conclusion, à l’heure où le service public est décrié, où les critiques sur son coût et son efficacité remettent en cause jusqu’à son existence même, en regard notamment d’une initiative privée tout aussi légitime dans sa capacité à enregistrer les demandes sociétales, l’incorporation du droit des clauses abusives au bloc de légalité administrative pourrait apparaître comme solution qui, pleinement congruente d’ailleurs avec une nouvelle théorie du service public dont il est possible de dégager et de repérer un nouvel « épistémé », s’avèrerait vectrice de nouveaux droits pour les usagers et interdirait une fois pour toute de regarder parfois le service public comme l’alibi souterrain de la puissance publique.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 377
[1] Pierre Bourdieu, Contre-feux I, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1998, p. 9.
[2] Éric Massat, Servir et discipliner, Essai sur les relations des usagers aux services publics, Paris, L’Harmattan, coll. Logiques juridiques, 2016.
[3] Mireille Delmas-Marty, « Le rêve de perfection transforme nos États de droit en États policiers », Le Monde, mardi 2 mars 2021, p. 28 ; Paul Cassia, « Le Covid-19 a gagné la guerre que lui a déclarée le président », Le Monde, samedi 20 mars 2021, p. 28.
[4] Pour une critique, Arié Alimi, Le Coup d’état d’urgence, Surveillance, répression et libertés, Paris, Seuil, 2021.
[5] L’art. 186 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté a ainsi créé l’art. L. 131-13 du Code de l’éducation aux termes duquel « L’inscription à la cantine des écoles primaires, lorsque ce service existe, est un droit pour tous les enfants scolarisés. Il ne peut être établi aucune discrimination selon leur situation ou celle de leur famille ».
[6] CC, décision n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Loi instituant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire, JO, 21 août 2008.
« En l’occurrence, la corrélation entre la reconnaissance d’un droit et l’existence d’un service public est affirmée dans la mesure où elle découle d’une disposition législative dont le niveau de précision est suffisant pour créer une obligation à la charge des personnes publiques », Virginie Donier, « Chapitre 1. Le droit au service public, reflet des obligations pesant sur les personnes publiques », La Revue des droits de l’homme, 1, 2012, p. 399 (http://journals.openedition.org/revdh/151 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh. 151).
[8] Voir, par ex., l’appel en faveur de la défense des trains du quotidien par le collectif « #enTrain », Le Monde, 17 juillet 2021.
[9] Voir, par ex., Erwan Le Noan, “Services publics : les Gilets jaune posent la question du rapport qualité-prix”, Trop libre, Fondapol, 8 décembre 2018 (https://www.contrepoints.org/2018/12/08/331955-services-publics-les-gilets-jaunes-posent-la-question-du-rapport-qualite-prix).
[10] Pour reprendre l’intitulé de l’ouvrage de Gaston Morin, La révolte des faits contre le Code, Esquisse d’une structure nouvelle des forces collectives, Paris, Bernard Grasset, 1920 ; sur ce point, Carlos Miguel Herrera, « Anti-formalisme et politique dans la doctrine juridique de la IIIe République », Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, 2011/1 (n°29), pp. 145-165 (disponible en ligne sur Cairn).
[11] Camille Morio, L’administré, Essai sur une légende du droit administratif, préface de Nicolas Kada, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit public, t. 320, 2021.
[12] Pour rappel, l’objet du service, l’origine de ses ressources et les modalités de ses fonctionnement et organisation, CE, Ass., 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques, Rec., p. 434 ; concl. Laurent, D., 1956, p. 759. La trilogie des fameux critères n’est pas forcément cumulative (par ex. sur le caractère déterminant du critère de l’objet du service, TC, 21 mars 2005, Mme Alberti Scott c/ commune de Tournefort, Rec., p. 651 ; conc. Duplat, BJCL, 2005, p. 396 ; note Lachaume, RFDA, 2006, p. 119).
[13] Quoique l’apparente simplicité reste sujette à la complexité. Voir Jean-François Lachaume, « La compétence du juge administratif dans le contentieux des relations entre les services publics industriels et commerciaux et leurs usagers », Confluences, Mélanges en l’honneur de Jacqueline Morand-Deviller, préface de Roland Drago, contributions réunies par Maryse Deguergue et Laurent Fonbaustier, Montchrestien, 2007, p. 407 et s.
[14] TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest africain, Rec., p. 91 ; concl. Mater, D., 1921, 3, p. 1 ; GAJA, 21e éd., n°35. Il convient de rappeler que le juge départiteur n’emploie pas l’expression de SPIC mais d’exploitation de « service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». Pour une actualisation d’une lecture critique de cette décision, Mathieu Touzeil-Divina, Dix mythes du droit public, préface de Jacques Caillosse, LGDJ, coll. Forum, 2019, spéc. p. 279 et s.
[15] CE, Ass., 31 mai 2006, Ordre des avocats au barreau de Paris, Rec., p. 272 ; concl. Casas, RFDA, 2006, p. 1048 ; chron. Landais et Lenica, AJDA, 2006, p. 1592 ; note Bazex, DA, août-septembre 2006, p. 21 ; chron. Plessix, JCP G, 2006, I, p. 1754.
[16] CE, Sect., 11 juillet 2001, Société des eaux du Nord, Rec., p. 348, concl. C. Bergeal ; concl. C. Bergeal, CJEG, n°582, décembre 2001, p. 496 ; chron. Guyomar et Collin, AJDA, 2001, p. 853 ; note Guglielmi, AJDA, 2001, p. 893 ; note Eckert, RDP, 2001, p. 1495. Sur cette question, l’étude approfondie de François Béroujon, L’application du droit de la consommation aux gestionnaires de services publics, Éléments de réflexion sur l’évolution du droit des services publics, thèse, Grenoble II, 2005.
[17] CE, 30 décembre 2015, Société des eaux de Marseille, n°387666, Rec., Tables (à propos d’une clause abusive déclarée illégale en raison de l’exonération de toute responsabilité du service des eaux dans le cas où une fuite dans les installations intérieures de l’abonné résulterait d’une faute commise par ce service).
[18] CE, 13 mars 2002, Union fédérale des consommateurs, Rec., p. 94 ; concl. Schwartz, BJCP, mai 2002, p. 230 ; note Guglielmi et Koubi, AJDA, 2002, p. 976 ; note R. S., DA, octobre 2002, p. 30 ; note Deffigier, RFDA, 2003, p. 772.
[19] Clotilde Deffigier, « Protection des consommateurs et égalité des usagers dans le droit des services publics », RFDA, 2003, p. 785.
[20] Jacques Chevallier, « Les droits du consommateur usager de services publics », Droit social, 1975, p. 75 et s.
[21] Gilles Lipovetsky, Les temps hypermodernes, avec la participation de Sébastien Charles, Paris, Grasset, coll. Nouveau collège de philosophie, 2004.
[22] Jacques Chevallier, « Les fondements idéologiques du droit administratif français », Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, t. 2, CURAPP, Paris, PUF, 1979, p. 3 et s. (en ligne).
[23] En ce sens, Jean-Arnaud Mazères, « Réflexions sur la génération du droit administratif », Mélanges offerts à Max Cluseau, Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1985, p. 441 ; André Demichel, Le droit administratif, Essai de réflexion théorique, Paris, LGDJ, 1978. Un récent colloque a tiré de l’oubli toute la pertinence de l’œuvre d’André Demichel, https://www.univ-lehavre.fr/spip.php?article3160 (en cours de publication).
[25] François Béroujon, « L’analyse des effets des actes administratifs : une nouvelle source de flexibilité du droit », RRJ, 2008-2, p. 1023 et s.
[26] Jacques Caillosse, « Droit public – droit privé : sens et portée d’un partage académique », AJDA, 1996, p. 960.
[27] CE, Ass., 22 juin 1951, (1ère esp.), Sieur Daudignac ; (2e esp.), Fédération nationale des photographes-filmeurs, Rec., pp. 362 et 363 ; concl. Gazier, (1ère esp.), D., 1951, II, p. 589 ; GAJA, n° 66.
[28] CE, 28 octobre 1960, Sieur de Laboulaye, n°48293.
[29] CE, 16 décembre 1988, Association des pêcheurs aux filets et engins, Garonne, Isle et Dordogne, n°75544.
[30] CE, Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, Rec., p. 406, concl. Stahl, p. 395 ; chron. Girardot et Raynaud, AJDA, 1997, p. 945 ; note Guézou, AJDA, 1998, p. 247 ; note Gaudemet, RDP, 1998, p. 256 ; GAJA, n° 101.
[31] CE, 30 décembre 2015, Compagnie méditerranéenne des cafés, n°387666.
[32] L’apparition de la tête de mort par cette mise de côté laisse entrevoir un crucifix dans le haut gauche du tableau, symbole d’espérance et de résurrection, Harry Bellet, « Miss Harvey sur les traces des “Ambassadeurs” », Le Monde, mercredi 7 août 2019, p. 21.
[34] Cette définition est directement inspirée de l’article 2.2 de la directive n°2011/83/UE du 25 octobre 2011 relative aux droits des consommateurs, JOUE, 22 novembre 2011, L 304/64.
[36] Conseil d’État, rapport public 2007, Le contrat, mode d’action public et de production de normes (en ligne).
[37] CE, 5 juillet 2017, Mme A, n° 399977, Rec., Tables, concl. G. Pelissier, BJCP, n°115, p. 355, obs. S. Nicinski, p. 357 ; chron. J. Martin et G. Pelissier, JCP A, 5 février 2018, 2041.
[38] CE, 30 novembre 1923, Couitéas, n°38284, Rec. ; CE, Sect., 14 janv. 1938, Société des produits laitiers La Fleurette, n° 51704, Rec.
[39] CC, n°2015-715 DC, 5 août 2015, Loi pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques.
[40] CE, Sect., 22 février 1963, commune de Gavarnie, n°50438, Rec., p. 113 (s’agissant de mesures de police interdisant le passage de piétons sur des voies où des commerçants tiraient l’essentiel de leur chiffre d’affaires de la circulation des piétons) ; CE, 31 mars 1995, Lavaud (indemnisation d’un pharmacien pour perte de clientèle par suite de la fermeture de tours d’habitation), n°137573, Rec.
par Mme Dr. Oriane Sulpice, chercheuse postdoctorale, Université Jean Moulin Lyon 3, chercheuse associée au laboratoire CERDAP² (EA 7443)
Les bureaux d’aide juridictionnelle sont « en souffrance »[1], constatait le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel dans un avis du 8 juillet 2020 sur un projet de décret visant à réformer l’aide juridictionnelle[2]. Le Conseil regrettait que ce décret n’ait pas été pensé pour les juridictions administratives, notamment en ce qui concerne le contentieux des étrangers[3]. Il a malgré tout approuvé ce projet, qui est devenu un décret du 28 mars 2020[4]. Ce décret pose la question de l’accès au prétoire pour les requérants, alors même que la rhétorique autour de l’amélioration de l’accès à la justice administrative est au cœur des récentes réformes qu’a connu le contentieux administratif ces dernières années.
Depuis vingt ans, la simplification du droit, la performance, la qualité de la justice administrative innervent le discours de l’Etat. L’accès à la justice administrative est donc un thème sous-jacent à ce discours. En ce sens, la dématérialisation des procédures et une réflexion autour de la rédaction des décisions des juges administratifs ont été engagées. La dématérialisation des procédures a été introduite par Télérecours concernant les liens entre les juridictions et les avocats. Depuis fin novembre 2018, Télérecours citoyens permet à tout requérant de saisir par lui-même le juge administratif pour les matières où il existe une dispense d’avocat. Aussi, la réforme de la rédaction des décisions de justice pour l’ensemble de la justice administrative est mise en œuvre depuis le 1er janvier 2019. Un des objectifs de cette réforme s’inscrivait dans un meilleur accès au droit et par incidence aux juridictions administrative, en rendant les décisions plus aisées à lire.
Dans les lignes qui suivent, l’accès aux juridictions administratives de droit commun sera le thème qui va nous occuper. Nous laisserons de côté les juridictions administratives spécialisées. De plus, le thème de l’accès aux juridictions administratives peut revêtir plusieurs sens. Il peut s’agir de l’accès physique au prétoire, le fait de pouvoir s’y rendre physiquement et d’y être entendu. Il peut s’agir aussi de l’accès par le biais de l’intérêt à agir et des actes contre lesquels les requérants peuvent agir. Enfin, l’accès à la justice administrative peut être entendu comme le fait de détenir un capital procédural suffisant afin de faire entendre sa voix devant le juge administratif[5]. En ce sens, il faut alors savoir manier les nombreuses ressources afin de non seulement saisir le juge administratif, mais aussi de faire aboutir sa requête.
Au regard des différents courants de recherche en sciences juridiques, nous aimerions préciser notre approche. Cette dernière doit à la fois nous amener à une compréhension du droit, mais aussi apporter des éléments d’extériorité afin d’en affiner l’étude. Par exemple, François Ost et Michel Van de Kerchove[6] proposent une position externe modérée. En ce sens, nous tiendrons compte du discours du droit, et nous apporterons des éléments extérieurs afin de ne pas reproduire le discours des institutions, mais bien de chercher à l’expliquer. Ainsi, l’enjeu analytique ici est de ne pas seulement faire référence à la rationalité juridique du point de vue interne. Il faudra analyser qualitativement et quantitativement ce que cela signifie pour les requérants et ce que cela reflète de la relation entre l’Etat et les administrés. C’est aussi un thème peu abordé par la recherche. Il faut tout de même signaler une étude de la Mission de recherche Droit et justice entre 2004 et 2007[7] sur ce thème ou encore un dossier sur le thème dans la Revue Française de Droit Administratif en novembre et décembre 2019 intitulé « Le justiciable face à la justice administrative »[8].
Ces trente dernières années, on constate une forte augmentation du nombre des contentieux administratifs[9]. Le signe que ces contentieux ont fortement augmenté est notamment la création de cours administratives d’appel en 1987 pour y faire face, et la création récente d’une neuvième cour administrative d’appel à Toulouse en 2019[10]. De plus, l’accès aux juridictions administrative fait l’objet d’un certain nombre de principes juridiques. En effet, du point de vue des requérants le principe de légalité implique l’accès à un tribunal et le droit à un recours effectif, notamment issus de l’interprétation de l’article 16 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen[11]. C’est pour cela que l’accès aux juridictions administrative est un sujet dynamique, à analyser en parallèle des transformations de l’Etat et de son action. Le contrôle des actes de droit émis par l’Etat est une des composantes et des garanties de l’Etat de droit. Ils sont émis par des organes qui sont l’émanation même des transformations de l’Etat de droit dans l’édiction de normes juridiques, qui incarnent la régulation, telles les autorités administratives indépendantes. D’ailleurs, certains auteurs qualifient cet Etat « d’Etat post-moderne »[12]
Nous passerons rapidement sur les règles juridiques qui conditionnent l’accès au prétoire, car elles ne constituent pas le cœur de notre sujet, et parce que ce sujet est largement traité par la doctrine juridique[13]. D’une part, concernant les règles juridiques, ces dernières années le juge administratif a ouvert le prétoire à des actes qui auparavant étaient insusceptibles de recours. Depuis 2000 par exemple, les dispositions impératives à caractère général des circulaire[14], le contrôle des mesures d’ordre intérieur, notamment les sanctions disciplinaires prises à l’encontre des prisonniers[15], les tiers aux contrats administratifs justifiant d’un intérêt lésé par un contrat administratif peuvent contester sa validité devant le juge administratif[16]. On peut penser aussi aux actes non décisoires mais faisant grief[17], aux actes ne produisant pas d’effet juridique mais faisant grief [18], ou aux documents de portée générale de l’administration ayant des effets notables[19]. L’ouverture des référés à partir de 2000 va aussi dans ce sens, notamment pour le référé-liberté[20]. D’autre part, la définition de l’intérêt à agir est une condition malléable de l’accès au prétoire. La délimitation de l’intérêt à agir est en tension avec le droit d’exercer un recours effectif. Avoir intérêt à agir c’est avoir qualité à agir, ou encore avoir le « titre juridique qui habilite à saisir le juge » selon René Chapus[21]. La définition de l’intérêt à agir des requérant sert au juge administratif à réguler l’accès au prétoire, tout comme la définition des actes susceptibles de recours.
Cependant, ces règles juridiques ne sont pas les seules conditions d’accès au juge. L’accès aux juridictions administratives est conditionné tant par les règles de droit elles-mêmes que par des facteurs tenant à la maîtrise du capital procédural par les requérants[22]. En ce sens, nous exposerons que l’amélioration de l’accès à la justice administrative imprègne les discours des acteurs étatiques, mais est en tension avec les logiques de performances et d’efficience de la justice ayant conduit aux récentes réformes du contentieux administratif. La détention d’un capital procédural pour les requérants est une condition majeure de l’accès au prétoire, qui reste peu démocratisée en droit administratif (I). De plus, les dernières réformes du droit et de la justice administrative forment un trompe-l’œil qui ne résolvent pas ces problèmes d’accès aux juridictions (II).
I. L’accès au prétoire entre mythe et réalité pour les requérants : une affaire de capital procédural
Le recours pour excès de pouvoir a été érigé en mythe par la littérature juridique (A), ce qui occulte une réalité d’un accès au prétoire conditionné par la détention d’un capital procédural pour les requérants (B).
A. Le mythe du recours pour excès de pouvoir
En droit administratif, dans le cas du recours pour excès de pouvoir, les requérants sont dispensés d’avocat, ce qui faciliterait l’accès au juge. Pourtant, rien n’est moins sûr. Au sein de la littérature juridique, il semble qu’il existe un mythe du recours pour excès de pouvoir. René Chapus le qualifie par exemple de « recours d’utilité publique » dont l’objet est « la sauvegarde de la légalité »[23]. Pour Maurice Hauriou, le requérant « joue le rôle d’un ministère public poursuivant la répression d’une infraction »[24]. Une illustration récente de cette idéalisation du recours pour excès de pouvoir est l’ouverture de la plateforme internet Télérecours citoyens qui permet à tout requérant de saisir le juge administratif d’un recours contentieux dans les matières administratives. Or, selon la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 « une majorité de requérants introduit son recours au tribunal avec ministère d’avocat, bien que cela ne soit pas pour eux une obligation. »[25]. Ainsi, le recours pour excès de pouvoir permettrait d’assurer la légalité de l’action administrative par les citoyens eux-mêmes, par le simple biais d’un recours contre un acte. Il revêtirait donc une forte dimension démocratique. Cependant, la saisine d’un juge et la rédaction d’une demande nécessitent des connaissances juridiques et une pratique aguerrie. Le recours à un avocat semble indispensable, mais il peut être inaccessible financièrement pour de nombreux requérants.
L’aide juridictionnelle paraîtrait être une solution. La loi 10 juillet 1991 prévoit le bénéfice de l’aide juridictionnelle en faveur des justiciables dont les ressources sont inférieures à un certain plafond. Au regard du droit, l’aide juridictionnelle contribuerait à garantir le droit à un recours effectif devant une juridiction[26]. En 2018, il y a eu 4101 demandes d’aide juridictionnelle pour 256 000 affaires enregistrées par les juridictions. Cela veut dire qu’à peine 2% des requérant en 2018 ont fait la demande d’aide juridictionnelle. Pour mieux comprendre l’aide juridictionnelle, un détour sur le site d’un tribunal administratif permet de mieux comprendre la démarche à effectuer. Pour le tribunal administratif de Grenoble le formulaire rappelle : « Vos identifiants fiscaux et d’allocataire de la Caisse d’allocation familiale (CAF) peuvent être utilisés pour vérifier la complétude et l’exactitude de vos déclarations. »[27], ce qui peut constituer pour certains requérants une démarche intrusive et qui les met face à une procédure de vérification à laquelle ne sont pas soumis ceux qui n’ont pas besoin de cette aide. En effet, le formulaire implique que la demande d’aide juridictionnelle s’intéressera aux revenus du requérant, à sa situation professionnelle, au nombre de personnes avec qui il vit et qu’il a à charge, à son numéro d’allocataire de la caisse d’assurance familiale ainsi qu’à ses identifiants fiscaux. De plus, la disponibilité du service semble limitée, le site indique que : « Les appels sont pris par le BAJ uniquement l’après-midi de 14h à 16h ; toutefois, à compter du 23 septembre 2019, en raison d’un flux conséquent de demandes d’aide juridictionnelle, l’accueil téléphonique consacré à l’aide juridictionnelle, […] sera temporairement limité au : vendredi de 14 h à 16h »[28]. L’aide juridictionnelle ne facilite donc pas réellement et massivement l’accès à la justice administrative. En réalité, l’introduction d’un recours devant la juridiction administrative et le fait de remporter le contentieux est plutôt l’affaire de maîtrise d’un capital procédural.
B. Le capital procédural comme facteur déterminant de l’accès au prétoire
Alexis Spire et Katia Weidenfeld étudient le domaine du contentieux fiscal devant les tribunaux administratifs et démontrent les inégalités des requérants devant cette justice. Leurs travaux ont eu lieu dans le cadre de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007. Ils insistent sur l’importance du rôle des intermédiaires du droit pour accéder aux tribunaux. Ils estiment que « Les chances d’accéder au tribunal et d’y obtenir gain de cause ne se réduisent pas à un ensemble de compétences juridiques, mais dépendent plutôt d’un capital procédural que des justiciables détiennent sans avoir nécessairement de connaissances en droit. »[29]. Ce capital procédural consiste en « la capacité du requérant à traduire, ou à faire traduire, son affaire dans le langage du droit qui conditionne ses chances de réussite. »[30]. Les intermédiaires du droit sont aussi essentiels. Ainsi, la synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice menée de 2004 à 2007 expose « L’importance des « intermédiaires du droit » dans la formation d’un recours révèle le trompe-l’œil que constitue la justice administrative : le dépôt d’une requête semble à la portée de tous les usagers de l’administration, quels que soient leurs ressources ou leur profil sociologique, mais cette très large ouverture masque de profondes inégalités dans la compréhension de la procédure et les différents usages qui peuvent être faits du tribunal. »[31]. Cette étude suggère que le recours aux tribunaux administratif ne se présente pas spontanément pour les administrés, mais que les intermédiaires juridiques informent et incitent à avoir recours au juge administratif. Il y a donc une double barrière à franchir à l’entrée des tribunaux. En premier lieu, il faut avoir conscience qu’un acte administratif peut être déféré devant une juridiction. En second lieu, il faut pouvoir formuler la requête en termes juridiques. Le recours à des auxiliaires de justice tels, les avocats ou à des intermédiaires, tels des associations, permet de traduire dans le langage contentieux une demande à laquelle l’administré n’aurait peut-être même pas pensé lui-même. Ainsi, des jurisprudences portent des noms récurrents d’associations, par exemple le GISTI[32] qui agit dans le domaine du droit des personnes immigrée en intentant des recours devant les juridictions administratives ou à France Nature Environnement qui agit dans le domaine de la protection de l’environnement. Pour le requérant, le rôle des avocats est prépondérant. Ils traduisent en fait dans le langage juridique les demande des requérants qui les sollicitent. En cela, leur maîtrise du champ juridique et du langage juridique leur confère un rôle central[33]. Pourtant en droit administratif, le recours pour excès de pouvoir est présenté comme un recours idéal car dispensé d’avocat. Or, l’étude de Alexis Spire et Katia Weidenfeld remet en cause cette idée. Elle remet en cause aussi l’idée que le droit n’est qu’une affaire de juristes professionnels formés par des études de droit initiales. En effet les membres de associations qui assurent les permanences juridiques peuvent se saisir de la question contentieuse par le biais d’une formation et de la pratique. Le contentieux administratif contient donc une inégalité de fait entre ceux qui maîtrisent le capital procédural et ceux qui ne le maîtrisent pas.
Aussi, l’augmentation du nombre de recours ne signifie pas forcément que l’accès à la justice améliore les conditions de vie des requérants. Par exemple le fait que le nombre de contentieux en matière de droit des étrangers augmente d’années en années n’indique pas une amélioration de l’accès à la justice pour les étrangers, mais bien une stratégie de judiciarisation de cette problématique par les associations face à la multiplication des actes à leur égard. La synthèse de l’étude de la Mission de recherche Droit et Justice portant sur le recours à la justice administrative explique que : « Nombre d’associations (comme la Cimade, la Ligue des droits de l’Homme ou la Fédération des associations de travailleurs immigrés) se sont en effet progressivement spécialisées dansune défense juridique des étrangers en situation irrégulière et cette forme de mobilisation par le droit a beaucoup contribué à augmenter le nombre de recours déposés au tribunal administratif. Il est bientôt devenu impératif pour les membres de ces associations souhaitant s’investir dans les permanences de conseil et de soutien aux migrants, de suivre une formation juridique sur le droit des étrangers. »[34].
Ainsi, l’introduction d’un recours n’est pas aussi simple que le laisse promettre le recours pour excès de pouvoir dans les manuels de droit. Et les difficultés d’accès à la justice administrative n’ont pas été levées par les récentes réformes du contentieux administratif. Ces dernières ont été conduites avec des éléments de langage relatifs à la simplification du droit et à l’amélioration de l’accès à la justice. Ces discours révèlent aussi une rhétorique de la performance et de l’efficience. Nous allons voir ce qu’il en est.
II. Des réformes en trompe-l’œil ne résolvant pas la problématique de l’accès à la justice administrative
L’accès à la justice administrative semble être la préoccupation de plusieurs réformes récentes du contentieux administratif. Or, les notions suivantes ont guidé ces réformes : simplification[35], performance[36], qualité[37] et dématérialisation des procédures. Nous verrons que derrière un discours qui semble se préoccuper de l’accès à la justice se trouve en fait une rhétorique managériale qui s’applique désormais aux magistrats administratifs. Elle se retrouve dans des réformes qui visent à la simplification du droit qui est une des composantes de l’accès aux juridictions administratives (A). La rhétorique de la performance et de l’efficience de l’action administrative a entraîné des conséquences sur les réformes des procédures contentieuses (B).
A. La simplification du droit comme mirage
La question de l’accès au juge pose celle de l’accès au droit. Les acteurs du droit font de la simplification du droit un des axes de l’accès au droit et aux tribunaux. En 1991 le Conseil d’Etat, il estimait que « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite »[38]. En 2006, le thème du rapport annuel produit par le Conseil d’Etat était « Sécurité juridique et complexité du droit »[39]. Il adresse deux critiques à l’évolution récente du droit, la prolifération des normes juridiques et la formulation des lois, trop générales, trop descriptives. Le Conseil d’Etat invite à une simplification du droit.
Ce rapport a engagé une réflexion sur la qualité du droit et sur la façon de produire des lois. Il fait écho aux jurisprudences qui dégagent deux principes, celui d’intelligibilité du droit[40] et celui de sécurité juridique[41]. Ainsi, en 2003 et 2004, le Parlement a habilité le gouvernement à prendre des ordonnances de simplification du droit. En 2011 et en 2015, des lois de simplification du droit a été adoptée, et en juillet 2019 une loi de simplification concernant le droit des sociétés a été votée[42]. En somme, la simplification du droit s’est installée au cœur des préoccupations du législateur. Cette notion de simplification du droit semble recouper à la fois une préoccupation pour la qualité textuelle de la rédaction des dispositions juridiques et la suppression de certains textes qui semble obsolètes. En ce sens, en 2011, le député Jean-Luc Warsmann rend un rapport au Président de la République sur « La simplification du droit au service de la croissance et de l’emploi, »[43]. Il explique que la simplification du droit permettrait de réduire l’incertitude liée à l’application des règles de droit, donc d’améliorer la sécurité juridique ; et de permettre un meilleur accès et une meilleure compréhension des jugements et des lois. Ainsi, la simplification du droit a un lien avec l’accès à la justice administrative pour a moins deux raisons. Premièrement dans le discours des acteurs politiques, la simplification des textes juridiques permettrait un meilleur accès au droit et à la justice. Deuxièmement la rédaction des décisions des juridictions administratives a été revue dans cette optique.
Concernant la simplification des textes juridiques, pour Jacques Chevallier, elle est le corollaire de la simplification de l’action publique. Il explique que « la préoccupation récurrente en France de « simplification du droit », illustrée depuis les années 2000 par l’adoption d’une série de lois successives et relancée depuis 2012, sous couvert du « choc de simplification » lancé en mars 2013 montre bien que l’amélioration de la qualité de l’action publique est censée passer de manière privilégiée par le vecteur juridique »[44]. Pour lui, la simplification revêt trois aspects : alléger[45] , clarifier[46] , assouplir[47]. Dans tous les cas, « les volontés de simplification rencontrent un ensemble de limites, qui renvoient à l’essence même du droit. »[48]. En effet, Jacques Chevallier explique que les textes juridiques sont le résultat d’un rapport de force politique et que le droit reflète la complexité de notre monde. En tout cas, cette logique de la simplification a engendré des conséquences concrètes pour le contentieux administratif.
Concernant la simplification des décisions de justice, en avril 2012, le groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative a rendu un rapport proposant une réforme des décisions du juge administratif[49]. Plusieurs expérimentations ont eu lieu, et depuis le 1er janvier 2019, l’ensemble des juridictions administratives se voient soumises à une nouvelle rédaction des décisions de justice. Les juridictions utiliseront notamment le style direct, abandonnant le traditionnel « Considérant que ». Elles citent aussi maintenant les décisions du Conseil d’Etat sur lesquelles elles s’appuient. Cette nouvelle rédaction vient heurter les principes auxquels se rattachent les magistrats administratifs traditionnellement. Par exemple, la concision des décisions est une caractéristique à laquelle les magistrats sont attachés mais qui est remise en cause par cette réforme. En effet, si la concision démontre la rigueur du raisonnement, elle peut se réaliser au détriment de la motivation des décisions qui paraît parfois sommaire, voire lapidaire. Le rapport estime qu’une rédaction plus fournie des décisions de justice est « nécessaire aux différents destinataires des décisions de justice, qu’il s’agisse des parties pour comprendre la solution donnée à leur litige – et leurs conseils ont à plusieurs reprises rappelé au groupe de travail qu’une meilleure compréhension des décisions de justice était de nature à réduire le nombre de recours –, ou des justiciables en général et des praticiens qui les conseillent et informent en particulier, pour lesquels les décisions de justice participent de l’élaboration d’un droit positif qui doit présenter un certain degré de prévisibilité. »[50]. Ce groupe de travail a envisagé la rédaction des décisions de justice sous le thème de l’amélioration de l’accès à la justice administrative, tout en adoptant une méthodologie ambigüe. Le rapport montre que « Le groupe est bien conscient que, compte tenu de la technicité de la matière juridique, une décision de justice sera toujours d’une lecture difficile et qu’il serait illusoire de viser une parfaite et immédiate compréhension par tous les citoyens de l’ensemble des jugements et arrêts. Il convient cependant de se demander si le mode de rédaction actuel ne constitue pas un obstacle supplémentaire et inutile à l’accès au droit qu’il serait possible de réduire. »[51] . Ainsi, la réflexion a été engagée uniquement en lien avec les magistrats, les avocats et les universitaires, c’est-à-dire avec les juristes initiés. Ils sont appelés par le rapport « les lecteurs des décisions de justice »[52], mais ce terme ne doit pas nous tromper sur ceux qui lisent réellement les décisions. La nouvelle rédaction des décisions de la justice administrative n’a donc jamais visé à être mieux compris par les justiciables, mais bien par le cercle des juristes, entendu comme le cercle des professionnels du droit et notamment du contentieux. Les administrations ou les justiciables ne font pas partie de l’enquête menée par la commission de ce rapport. Alors que cette commission ne les a pas consultés, elle en déduit pourtant qu’ « Il est rapidement apparu que l’objectif d’amélioration de l’intelligibilité des décisions de justice, […] répond à une attente des justiciables[…] »[53]. A la suite de ce rapport, un Vade-mecum sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative est applicable depuis le 1er janvier 2019. Comme l’explique Clotilde Deffigier, ces réformes concernent plutôt la qualité formelle des décisions : « Un premier bilan peut être tire de ces évolutions ; ainsi si la qualité formelle permet une lecture facilitée des décisions de justice, la recherche d’une qualité substantielle ne résout sans doute pas toutes les difficultés de compréhension de la décision par le justiciable. »[54]. Par ailleurs, Fabrice Melleray fait remarquer que cette nouvelle rédaction n’empêche pas les juridictions de faire preuve d’un « raisonnement très ramassé illustrant que la réforme de la rédaction des arrêts du Conseil d’État peut parfaitement se marier avec les canons du classicisme et de la brièveté »[55].
En effet, le vernis de la simplification ne résout pas la question qu’il faut disposer de capital juridique et procédural significatif pour pouvoir comprendre les textes juridiques. Elle ne règle pas la question qui pourrait se poser aux cas de non-recours à la justice administrative. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, le non-recours s’identifie lorsque : « les ressortissants des politiques publiques n’utilisent pas les prestations ou les services auxquels ils ont droit. »[56]. Le non-recours correspond à une situation ou une personne qui a droit à une prestation fournie par un service public n’y a pas recours. Selon Héléna Revil et Philippe Warin, la question du non-recours pose une question démocratique. Par ailleurs, une étude de psychologie sociale s’intéressant au non-recours à la justice démontre que l’accès au droit est autocensuré pour certains requérants peu dotés en capital juridique. Ces raisons sont multiples. Cette étude démontre qu’il existe une défiance envers les institutions judiciaires, une critique de la justice vue comme trop longue et complexe et une réticence à accéder à la justice perçue comme trop impressionnante[57]. La simplification ne résout donc pas la question de la perte de confiance dans des procédures qui paraissent inaccessible et une justice jugée trop complexe. La loi de programmation de la justice de 2018-2022 explique dans l’exposé des motifs que : « Le Gouvernement souhaite engager une réforme de la justice pour rendre plus effectives les décisions des magistrats, donner plus de sens à leurs missions et rétablir la confiance de nos concitoyens dans notre justice. ». Ce sont pourtant d’autres motivations qui paraissent avoir guidées les dernières réformes de la justice administratives, tournées vers une logique budgétaire.
B. Une rhétorique de l’amélioration de l’accès masquant des réformes tournées vers une logique de performance de l’action publique
Afin de revenir sur ces réformes et sur la question des moyens alloués, il faut exposer quelques chiffres importants. En 2018, le Conseil d’Etat a jugé 9583 affaires. Le délai prévisible de jugement était d’entre 6 et 7 mois. Les cours administratives d’appel ont jugé 32 854 affaires avec un délai prévisible moyen de jugement entre 10 et 11 mois. Elles ont enregistré 33 773 affaires. Les tribunaux administratifs ont jugé 209 618 affaires, avec un délai prévisible moyen de jugement est situé entre 9 mois et 10 mois. Ils en ont enregistré 213 029 affaires. Les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel ont jugé en 2018 entre 4 et 5 % d’affaires en plus qu’en 2017. Le délai prévisible moyen de jugement diminue, mais le nombre d’affaires enregistrées continue lui d’augmenter chaque année entre 2 et 5% par an. Ces chiffres permettent de constater que le contentieux administratif est en constante augmentation et que les délais de jugement se sont fortement réduits.
L’augmentation du contentieux a conduit à de nombreuses réformes pour réduire les délais de jugement. La question des réformes et mesures prévues pour la justice administrative et à lire en parallèle de la problématique relative aux moyens financiers et humains dont disposent les tribunaux administratifs. Lucie Cluzel-Métayer et Agnès Sauviat démontrent que la logique de performance de l’action administrative amenée par la loi organique relative aux lois de finance (LOLF) de 2001 et la révision générale des politiques (RGP) de 2007 a largement débordé sur le domaine du contentieux administratif[58]. Le budget des juridictions administratives est d’environ 400 millions d’euros[59] pour 2019. En pratique, les magistrats administratifs, dans leurs fonctions contentieuses, sont soumis à des objectifs et des indicateurs de performance associés à ce budget[60]. L’objectif n°1 est réduire les délais de jugement. L’indicateur de performance associé est le délai moyen constaté de jugement des affaires et la proportion d’affaires non encore jugée depuis 2 ans, qui est appelé « affaires en stock ». L’objectif n°2 est de maintenir la qualité des décisions juridictionnelles ; l’indicateur de performance est le taux d’annulation des décisions juridictionnelles. L’objectif n°3 est d’améliorer l’efficience des juridictions. L’indicateur de performance retenu est le nombre d’affaires réglées par magistrat. En 2016 le nombre d’affaires réglées par magistrat était de 91 pour les membres du Conseil d’Etat et de 84 en 2018. Il était de 116 dans les cours administratives d’appel et 120 en 2018, 250 en tribunal administratif et 260 en 2018. Le nombre d’affaires réglées par agent de greffe est calculé aussi. En 2018 170 au Conseil d’Etat ; 130 en cour administratives d’appel et 220 en tribunaux administratifs. Ainsi, les magistrats administratifs et les agents de greffe voient leur travail évalué par des outils qui mesurent leur performance. Cette performance se mesure notamment au nombre d’affaires traitées.
On constate que même si le délai se réduit, les affaires en stock augmentent de manière continue. Afin de réduire les stocks d’affaires, plusieurs réformes ont été mises en œuvre. Elles ont conduit à faire traiter des affaires par un juge unique dérogeant au principe de collégialité. Aussi, la justice administrative a connu une dématérialisation et une suppression de l’appel dans certaines procédures. Pour Gustave Peiser ces réformes peuvent avoir un effet pervers. Il explique : « J’ai appris, puis enseigné, qu’il s’agissait dans les deux cas d’une avancée fondamentale pour l’accès à la justice administrative. Prenons garde que les mesures prises aujourd’hui – juge unique, suppression de la possibilité d’appel, obligation d’avocat – n’aient un effet inverse et ne découragent certains requérants dont les requêtes mériteraient d’être mieux étudiées sans accumuler les obstacles. »[61]. Cette rhétorique de la simplification et de l’amélioration de l’accès à la justice crée un certain malaise, car on peut douter d’un meilleur accès à la justice pour les requérants. Les objectifs de performance semblent être une justification au regard d’un impératif de gestion budgétaire venu de la loi de programmation de la justice pour 2018-2022[62] plutôt qu’une réelle avancée pour les requérants.
C’est ainsi que le traitement des recours par un juge unique, pensé pour accélérer le traitement des recours, a été élargi. Le Conseil Constitutionnel a estimé que le recours au juge unique ne porte pas atteinte au principe d’égalité ni au principe des droits de la défense[63]. Par ailleurs, la suppression de l’appel dans certains contentieux en urbanisme marque la volonté que les projets ne soient pas ralentis par le recours au juge pour les contester. Récemment, la suppression de l’appel pour la Tour triangle et la suppression de voies de recours contre les projets d’urbanisme liés aux Jeux Olympiques de 2020 ont suscité le débat. C’est la loi ELAN de 2018 qui prévoit cette suppression[64] la rendant applicable aux « constructions et opérations d’aménagement dont la liste est fixée par décret, situées à proximité immédiate d’un site nécessaire à la préparation, à l’organisation ou au déroulement » des Jeux « lorsque ces constructions et opérations d’aménagement sont de nature à affecter les conditions de desserte, d’accès, de sécurité ou d’exploitation » de ce site pendant les épreuves olympiques ». Un décret de 2019 fixe cette liste [65]. Il dresse la liste des constructions et opérations concernées par ce régime contentieux particulier, mentionne le projet de la Tour Triangle. La loi ELAN et ce décret permettent des procédures d’urbanisme accélérées et simplifiées, qui visent notamment à réduire les éléments de participation du public sur ce projet alors même qu’il n’a pas de lien avec l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. C’est la Cour administrative d’appel de Paris qui s’est vu attribuer ces contentieux[66]. Elle jugera en premier et dernier ressort, des opérations d’urbanisme, d’aménagement et de maîtrise foncière afférentes aux Jeux olympiques et paralympiques de 2024. La voie de l’appel est donc supprimée à compter du 1er janvier 2019. De même dans les litiges concernant les recours contre des autorisations d’urbanisme, dans les « zones tendues ». Depuis un décret du 1er octobre 2013, les tribunaux administratifs sont compétents en premier et dernier ressort et dans d’autres cas, ce sont les cours administratives d’appel qui sont compétentes en premier et dernier ressort[67].
La dématérialisation du traitement des dossiers sert aussi parfois à gérer un manque de moyen volontaire, comme c’est le cas des tribunaux administratifs d’outre-mer[68]. La dématérialisation des procédures en outre-mer a été prévue par la loi de 2004 de simplification du droit habilitant le gouvernement à prendre des mesures dans le cadre d’ordonnances[69]. L’article L. 781-1 du code de justice administrative prévoit des dispositions particulières pour ces tribunaux, et notamment des audiences par communication audiovisuelle au cas où aucun magistrat ne soit présent. Des magistrats se trouvent ainsi affectés simultanément dans plusieurs tribunaux[70]. Or, les longues distances entre les sièges de ces juridictions et les difficultés éventuelles de transport rendent les délais de déplacement parfois incompatibles avec les nécessités de la justice. C’est ainsi, en particulier, qu’il peut être difficile, voire impossible, de respecter le délai de quarante-huit heures prévues par l’article L. 521-2 du code de justice administrative en matière de référé-liberté. Il n’existe pas de cour administrative d’appel dans ces territoires, la cour administrative d’appel est soit celle de Bordeaux[71], soit celle de Paris. De plus, les moyens audiovisuels qui permettent de mener les audiences, au cas où aucun magistrat ne soit présent, peuvent être défaillant. Ainsi, le Conseil d’Etat a considéré qu’il n’était pas possible que l’audience ait lieu par téléphone portable. Dans le cadre d’un référé, aucun magistrat ne se trouvait à Saint-Pierre-et-Miquelon, l’audience se passait donc à distance avec un magistrat situé au tribunal administratif de la Martinique. La greffière du tribunal administratif de Saint-Pierre-et-Miquelon a été obligée d’utiliser son propre téléphone portable pour que l’audience ait lieu car le dispositif de visioconférence ne fonctionnait pas. Le Conseil d’Etat a estimé que cette audience ne s’était pas tenue dans des conditions régulières car l’audience doit se faire en visioconférence et non seulement par un seul dispositif audio[72].
Cette situation pose la question des moyens alloués aux juridictions administratives pour les prochaines années. La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[73]comporte des dispositions relatives aux juridictions administratives. Sous le vocable d’« Alléger la charge des juridictions administratives », au Titre III de la loi, plusieurs mesures sont prévues visant à faire revenir dans les tribunaux des magistrats honoraires et à instaurer un statut de juriste assistant. Concernant les magistrats honoraires cette mesure vise à élargir les possibilités de recours aux magistrats honoraires qui existaient déjà. Ils pourront siéger en formation collégiale, en juge unique ou en juge des référés. Concernant les juristes assistants, il est prévu qu’ils soient des contractuels de la fonction publique de catégorie A, titulaires d’un diplôme de doctorat en droit ou sanctionnant une formation juridique au moins égale à cinq années d’études supérieures après le baccalauréat avec deux années d’expérience professionnelle dans le domaine juridique. Ces assistants seraient recrutés pour une durée de trois ans renouvelable une seule fois. Les mesures prévues par cette loi sont mises à mal par un rapport sénatorial[74]. Ce rapport estime que les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs sont les « laissés-pour-compte » de ce budget[75]. Il constate une augmentation continue des contentieux et des moyens insuffisants pour traiter les recours, ce qui entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats. Pour lui, la loi de programmation des finances publiques[76] pour les années 2018 à 2022 « a prévu pour cette période une dotation supplémentaire de 35 emplois pour les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, soit une augmentation cumulée sur quatre ans de 1 % seulement des effectifs totaux de ces juridictions (2 693 personnes en 2018). Pour 2019, seuls 10 ETPT seront créés à destination de ces juridictions. ». Selon le sénateur « ces créations d’emplois à destination des autres juridictions administratives sont insuffisantes compte tenu de l’augmentation constante de leur activité, observée ces dernières années, liée à la progression des contentieux de masse (contentieux des étrangers, contentieux sociaux, contentieux de la fonction publique…) et à la dévolution de nouvelles compétences par le législateur. »[77] . Le sénateur indique que ce manque de moyens entraîne des conséquences sur les conditions de travail des magistrats et donc sur le traitement des dossiers. Il s’appuie pour cela sur un baromètre social établi par le Conseil d’Etat en 2017. Le sénateur regrette que « le premier baromètre social établi en 2017 par le Conseil d’État révélait que la charge de travail est ressentie comme excessive par 60 % des magistrats, et comme inconciliable avec la vie privée par 55 % d’entre eux. Par ailleurs, les jours d’arrêts maladie ont augmenté de 11 % chez les magistrats et de 18 % chez les agents de greffe entre 2016 et 2017. »[78]. Lors de son déplacement au tribunal administratif de Dijon, le sénateur qui a rédigé le rapport explique que « les magistrats et personnels administratifs rencontrés par votre rapporteur l’ont alerté sur l’impossibilité pour les juridictions administratives de continuer à faire face à leurs missions sans moyens supplémentaires. ». Par ailleurs, l’Union Syndicale des Magistrats Administratifs démontre que le manque de moyens conduit à une dégradation de la justice rendue. Dans son avis pour le projet de loi de finances pour 2020, elle estime que « seules 34 % des décisions sont désormais rendues dans un cadre collégial. Or, le juge statuant seul assume des décisions humainement difficiles, sur lesquelles le défaut de confrontation des points de vue constitue véritablement une perte de garantie pour le justiciable. Parallèlement, le juge ainsi exposé, et il le sera plus encore avec l’usage des algorithmes de profilage, voit sa légitimité s’effriter. »[79]. Elle explique aussi que paradoxalement toutes les procédures pensées pour simplifier et accélérer la procédure contentieuse entraînent une charge de travail supplémentaire qui ralentit le traitement des dossiers. Elle réclame une augmentation des moyens à hauteur de l’augmentation des contentieux. Ainsi, la rhétorique de l’amélioration de l’accès à la justice administrative masque mal des réformes tournées vers une logique de performance et d’efficience selon des critères budgétaires.
La question de l’accès aux juridictions administratives est indissociable d’un questionnement sur l’Etat de droit et la démocratie. En effet, l’accès aux juridictions administratives est une condition essentielle du principe de légalité qui s’applique à l’Etat de droit. Les réformes de la justice administrative ont vu la rationalité budgétaire apparaître et imposer un discours de performance et d’efficience. Cette rationalité se drape dans un discours centré sur l’amélioration de l’accès à la justice. Mais les réformes et les budgets ne semblent pas adaptés aux besoins des tribunaux pour faire face à l‘augmentation des recours. De plus, la suppression des voies d’appel et le traitement par voie d’ordonnance ne donneront semblent pas insuffler un sentiment de confiance dans une justice administrative, mal connue de la plupart des citoyens. Aussi, l’augmentation de certains contentieux, comme le contentieux des étrangers est la conséquence d’un durcissement des politiques à l’égard de certaines catégories d’administrés et non d’un meilleur accès aux juridictions. Dans ces conditions, la garantie de l’Etat de droit par la juridiction administrative glisse d’une conception substantielle à une conception matérielle, elle paraît renoncer à certains principes démocratiques d’accès au tribunal et de droit à un recours effectif pour se centrer sur la réduction des stocks d’affaires évaluée d’un point de vue comptable.
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 376
[2] Projet de décret portant application de la loi n° 91- 647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[4] Décret n° 2020-1717 du 28 décembre 2020 portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique et relatif à l’aide juridictionnelle et à l’aide à l’intervention de l’avocat dans les procédures non juridictionnelles
[5] Alexis Spire, Katia WEIDENFELD, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, n° 79, n°3,2011, pp.689‑713.
[6] Michel Van De Kerchove, François Ost, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1987.
[20] Loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, JORF n°151 du 1 juillet 2000 page 9948
[21] René CHAPUS, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008, p.467.
[22] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural », Droit et société, volume 79, n°3, 2011, pp.689‑713 ; Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Obtenir justice, une affaire de capital ? », Délibérée, volume 7, n°2, 20 juin 2019.
[23] René Chapus, Droit administratif général, Tome 1, 15ème édition, Paris, Montchrestien, 2001 ; René Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème édition, Paris, Montchrestien, 2008.
[24] Note sous CE 8 décembre 1899, Ville d’Avignon
[29] Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le tribunal administratif : une affaire d’initiés ? Les inégalités d’accès à la justice et la distribution du capital procédural » op. cit. p.692.
[31] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.6.
[32] Par exemple qualifié de « familier de la juridiction administrative » par Bruno Genevois, « Le GISTI : requérant d’habitude ? La vision du Conseil d’État », in Défendre la cause des étrangers en justice, Dalloz, 2009, p.79.
[33] Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, volume 64, n°1, 1986, pp.3‑19.
[34] Jean-Gabriel Contamin, Emmanuelle Saada, Alexis Spire, Katia Weidenfeld, « Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions », op. cit. p.5.
[35] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, pp.205‑214.
[36] Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[44] Jacques Chevallier, « La simplification de l’action publique et la question du droit », Revue française d’administration publique, volume 157, n°1, 3 juin 2016, p.206.
[45] « Les politiques de simplification visent en tout premier lieu à endiguer l’inflation normative », Ibid. p.206
[46] « La simplification de l’action publique suppose l’amélioration de la qualité du dispositif juridique par lequel elle transite et qui assure sa concrétisation : il s’agit de veiller à une meilleure formulation des textes », Ibid. P.209
[47] « Manifestant le passage à une « gouvernementalité coopérative » (Serverin-Berthaud, 2000). Le mouvement est indissociable de l’essor de techniques plus souples, relevant de ce que l’on a pu appeler une « direction juridique non autoritaire des conduites » (Amselek, 1982) : les textes indiquent des « objectifs » qu’il serait souhaitable d’atteindre, fixent des « directives » qu’il serait opportun de suivre, formulent des « recommandations » Ibid. p.210
[49] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. Voir https://www.conseil-etat.fr/actualites/actualites/groupe-de-travail-sur-la-redaction-des-decisions-de-la-juridiction-administrative-rapport-final
[50] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012. P.10
[51] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.11
[52] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[53] Rapport du groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative rapport avril 2012.p.7
[54] Clotilde Deffigier, « Qualité formelle et qualité substantielle des décisions de justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n° 3, 2016, p.764.
[55] Fabrice Melleray, « Les documents de portée générale de l’administration », RFDA, 2020, p. 801.
[56]Héléna REVIL, Philippe Warin, Non-recours, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p.398.
[57] Arnaud Beal, Nikos Kalampalikis, Nicolas Fieulaine, Valérie Haas, « Expériences de justice et représentations sociales : l’exemple du non-recours aux droits », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, numéro 103(3), 2014, pp.549-573.
[58]Lucie Cluzel-Métayer, Agnès Sauviat, « Les notions de qualité et de performance de la justice administrative », Revue française d’administration publique, volume 159, n°3, 2016, pp.675‑688.
[59] « Le budget de l’ensemble des juridictions administratives gérées par le Conseil d’État figure, dans le cadre de la loi de finances, au programme 165 de la mission “Conseil et contrôle de l’État”. Dans la loi de finances pour 2018, ce programme bénéficie d’autorisations d’engagement pour un montant de 419 369 485 euros et de crédits de paiement pour un montant de 405 242 970 euros (états législatifs annexés à la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018, état B). Le plafond d’emplois autorisés pour ce programme en 2018 est de 3 953 : 227 membres en activité au Conseil d’État, 1 238 magistrats administratifs, 896 agents de catégorie A, 409 agents de catégorie B et 1 183 agents de catégorie C.
[64] L’article 20 de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi ELAN) a modifié l’article 12 de la loi n° 2018-202 du 26 mars 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024 en prévoyant un régime spécifique [visé à l’article L. 300-6-1 du code de l’urbanisme]
[66] Décret n° 2018-1249 du 26 décembre 2018 modifiant le code de justice administrative
[67] C’est-à-dire dans les litiges relatifs aux permis de construire tenant lieu d’autorisation d’exploitation commerciale. Et dans les litiges relatifs aux permis de construire et aux décisions de non-opposition à déclaration préalable concernant les éoliennes terrestres.
[68] Les dispositions, propres aux tribunaux administratifs d’outre-mer, sont issues de l’ordonnance no 2005-657 du 8 juin 2005 et ont été prises sur le fondement de l’habilitation donnée au Gouvernement par le législateur par les dispositions de l’article 57 de la loi no 2004-1343 du 9 décembre 2004. Il existe douze territoires d’outre-mer : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, La Réunion, Mayotte, La Nouvelle-Calédonie, La Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Terres Australes et Antarctiques Françaises et les îles de Wallis-et-Futuna Environ 3 millions de personnes y habitent. Il y a des tribunaux administratifs à Basse-Terre : Guadeloupe ; Cayenne : Guyane ; Mamoudzou : Mayotte ; Mata-Utu : îles Wallis et Futuna ; Nouméa : Nouvelle-Calédonie ; Papeete : Polynésie française, Clipperton ; Saint-Denis : Réunion, Terres australes et antarctiques françaises ; Saint-Barthélemy : Saint-Barthélemy ; Saint-Martin : Saint-Martin ; Saint-Pierre : Saint-Pierre-et-Miquelon ; Schœlcher : Martinique.
[69] Extrait du projet de loi : « « Aussi est-il souhaitable de permettre aux membres de ces juridictions, lorsqu’il leur est matériellement impossible de rejoindre le lieu de l’audience dans les délais imposés par la loi ou exigés par la nature de l’affaire, de siéger et, pour le commissaire du Gouvernement, de prononcer ses conclusions, dans un autre tribunal dont ils sont membres, ce dernier se trouvant relié, en direct, à la salle d’audience, par un moyen de communication audiovisuelle. » http://www.assemblee-nationale.fr.iepnomade-1.grenet.fr/12/projets/pl1504.asp
[70] Voir les articles R. 223-1 et R. 223-2 du code de justice administrative
[71]Article R. 221-7 du CJA : Bordeaux : ressort des tribunaux administratifs de Bordeaux, Limoges, Pau, Poitiers, Toulouse, Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion, Mayotte, Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon ; […] Paris : ressort des tribunaux administratifs de Melun, Paris, Wallis-et-Futuna, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française.
[72] CE 24 oct. 2018, Sté Hélène et fils, no 419417
[74] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[76] Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de programmation des finances publiques
[77]Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
[78] Sénat, Avis n° 153 (2018-2019) de M. Patrick KANNER, fait au nom de la commission des lois, déposé le 22 novembre 2018 : Projet de loi de finances pour 2019 : Juridictions administratives et juridictions financières. http://www.senat.fr/rap/a18-153-4/a18-153-41.html#:~:text=Selon%20les%20donn%C3%A9es%20transmises%20%C3%A0,55%20%25%20d’entre%20eux
Mathieu Touzeil-Divina Professeur de droit public à l’université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou – Président du Collectif L’Unité du Droit Fondateur du Laboratoire Méditerranéen de Droit Public Refondateur du Journal du Droit Administratif
Mise à jour 2021 : pourquoi une nouvelle chronique…
… lorsque les funérailles d’une notion semblent déjà annoncées ?
Vivent les Transformations du Service Public !
L’indéfinissable service public, suite à de multiples crises, ne serait pas le critère du droit administratif. A l’Université, formellement au moins, la notion de service public – en milieu académique – semble avoir perdu du terrain : de l’influence et de la consistance. On se souvient en ce sens qu’il exista (ce qui n’est plus le cas), en droit public, un sinon plusieurs courants que de nombreux collègues ont qualifié d’Ecole des fins ou d’Ecole du Service Public et auxquels participèrent les grands Léon Duguit, Gaston Jèze, Louis Rolland ou encore André de Laubadere. On se souvient également qu’à Toulouse, le doyen Maurice Hauriou – même si on l’a associé à une Ecole des moyens dite de la Puissance publique – avait aussi su faire du service public la notion cardinale de notre droit administratif.
La chose serait désormais entendue : le service public ne serait pas le critère du droit administratif français même si d’aucuns y crurent mais il y a gardé – c’est indéniable – une place fondamentale ainsi qu’en témoigne le dossier « 50 nuances de droit administratif » au Journal du Droit Administratif ; dossier qui – en 2017 – présentait la notion de service public (devant celle de puissance publique mais souvent associée à elle) comme notion la plus « motrice » du droit administratif.
Autrement dit, malgré les crises répétées (celle des natures multiples du service public : Spic, Spa et d’autres encore ; celle du critère ou plutôt de l’indice organique ; celle de l’établissement public ; celle de l’interventionnisme public ; celles du libéralisme économique ; celles du socialisme municipal et de l’interventionnisme de crise ; celles européennes et / ou de la mondialisation ; celles dites des « doubles visages » et des « visages inversés » ; etc.) le service public et sa notion demeurent au cœur du droit administratif français.
Et, même s’il est toujours délicat (et sûrement risqué) de vouloir définir une notion qui ne peut que s’identifier parce qu’elle repose sur l’intérêt général par définition fluctuant ou l’interdépendance sociale pour reprendre les termes de Duguit, force est de constater que le service public semble bien enraciné dans notre patrimoine juridique national.
Si l’on a repris, ci-dessus, le début de l’éditorial ayant créé en 2017 la présente chronique c’est bien parce qu’à nos yeux le constat n’a toujours pas changé. On renvoie cependant audit éditorial in extenso.
Des transformations du service public. C’est en effet fort des constats énoncés en 2017, que nous avons imaginé puis proposé aux membres du Journal du Droit Administratif la création d’une chronique (à périodicité encore indéterminée) ayant pour double objectif la mise en avant de l’actualité du droit du service public et – à plus long terme – la rédaction collective d’un ouvrage sur les transformations du service public, ouvrage qui se nourrira de la présente chronique[4]. En effet, si le droit du service public n’est pas encore manifestement défunt, il importe de s’en préoccuper et d’analyser ses transformations car il est tout aussi manifeste que celles-ci sont importantes. Le droit du service public contemporain n’est pas ou plus celui des années précédentes. La notion est toujours motrice pour le droit administratif français et pour ses normes et jurisprudences en particulier mais il importe d’en comprendre les mutations.
Pour ce faire, il est donc proposé d’ouvrir et aujourd’hui dd’actualiser, une chronique axée sur les quatre éléments suivants : identification(s) du service public (I), Transformation(s) (II), Régimes juridiques (III) et droits comparés (IV).
La chronique est détaillée ci-dessous et des liens renvoient aux articles pertinents avec leur date de publication (octobre 2017 pour la 1ère chronique ; novembre 2021 pour la deuxième).
Vous pouvez citer cet article comme suit : Journal du Droit Administratif (JDA), 2017-2021 ; chronique Transformation(s) du Service Public (dir. Touzeil-Divina) ; Art. 375.