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De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

Art. 363.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Isabelle POIROT-MAZERES
Professeur de droit public
Université Toulouse I Capitole

La recherche d’une qualification juridique.

 Drôle d’endroit qu’un journal ancestral de droit administratif pour évoquer les insectes même si quelques-uns, tels vrillettes, poissons d’argent (lépismes) ou cafards ne l’auraient pas dédaigné avant que les pages n’en soient plus que virtuelles. Monde étrange et étranger aussi, dans le règne animal, le plus éloigné de nous, physiologiquement et intellectuellement[1], qui pour les zoologistes et dans leur lignée les juristes, pose d’épineux problèmes de définition et de qualification.

Alors qu’en ce début de XIXe, comme le raconte Jean-Marc Drouin dans sa « Philosophie de l’insecte »[2], la biologie commence à séparer au sein de la grande famille des invertébrés, les insectes des crustacés, Lamarck établit une distinction entre les insectes[3] et les arachnides[4] (elle-même sans portée toutefois pour le Droit qui, nous y reviendrons, ne les saisit jamais en tant que tels mais par leurs incidences sur la vie humaine). Désormais, la définition est établie : l’insecte est un animal à squelette externe (exo squelette), avec une tête, un thorax et un abdomen, trois paires de pattes, une paire d’antennes et deux paires d’ailes (qui peuvent être atrophiées ou avoir disparu)[5].

L’appartenance au monde animal est scientifiquement établie. Pour autant, et au vu de l’immensité du règne animal, doit-on considérer que les diverses dispositions du droit animalier leur sont applicables ?

La mouche: Maître de Francfort. Détail du portrait de l’artiste et son épouse.
H/B. Anvers Musée Royal des Beaux Arts

Un animal, qualification minimale

La question du statut juridique de l’animal est connue et a fait l’objet de maintes analyses et débats serrés[6], sans que soient levées les ambiguïtés autour du ou plutôt des statuts juridiques appliqués aux animaux,  tous construits à partir de leur rapport à l’homme. Depuis longtemps, l’animal est saisi par le droit, classé, protégé ou poursuivi, en fonction des services qu’il rend ou sévices qu’il fait subir aux hommes, leurs animaux ou leurs cultures. L’insecte, à cet égard, est susceptible d’entrer, à un titre ou un autre, dans chacune des catégories et sous catégories établies par le droit à partir de la qualification initiale de « chose » et plus particulièrement de « bien » attribuée traditionnellement aux animaux. Ces classifications sont construites sur deux critères : d’une part « la faculté d’appropriation de l’animal », sa proximité à l’homme, et d’autre part la fonction qu’il remplit à son service[7]. La combinaison de ces deux approches ouvre en droit deux catégories avec des régimes différents, celle des animaux domestiques (animaux de production, de compagnie, de laboratoire et animaux tenus en captivité) et celle des animaux sauvages, biens sans maître pour le Code civil, qui se subdivisent en espèces « protégées » ou « chassables » qu’elles soient gibiers ou nuisibles. Ces classifications déterminent en grande partie le régime de protection dont les espèces animales bénéficient, sur une échelle qui va de l’extrême préservation à l’élimination encadrée des animaux susceptibles de causer des dommages. De tous les animaux, les insectes sont certainement, aux côtés sans doute des coquillages et des vers de terre, les moins protégés par le Droit, hors les exploitations que l’on peut en tirer. Il leur manque en effet une dimension devenue cruciale dans le traitement des animaux et la protection reconnue par le Droit, la sensibilité.

On se rappelle que c’est à l’occasion de l’adoption de la loi relative à la modernisation et à la simplification du droit dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, que fut inséré dans le code civil, en tête du livre II consacré aux biens un article 515-14 aux termes duquel : « Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité », avancée notable, quoique tempérée par la référence réitérée de leur soumission au régime des biens. Cette reconnaissance n’était pas en soi inédite puisque, avant même le Code civil, le Code rural dès septembre 2000, sur d’autres considérations, avait reconnu à l’animal un statut protecteur dans un chapitre dédié ouvert par l’article L. 214-1: « Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce »[8]. Quant au Code pénal, il consacrait  également un chapitre unique à reconnaître et sanctionner une protection pour l’animal[9]. La modification du Code civil s’imposait donc aussi aux fins d’harmonisation des dispositions juridiques, y compris avec le droit européen[10]. Ainsi, « la sensibilité de l’animal, entendue comme la capacité de celui-ci à la sensation et à la perception, tant physiologique que psychologique », voire à la « sentience »[11], semble être devenue le dénominateur commun, ou du moins une préoccupation commune des différentes branches du droit positif »[12] et l’axe articulant les niveaux de protection. Ces aspects rappelés, l’on s’interroge sur leur applicabilité aux insectes.

L’insecte, animal sensible ?

Certains auteurs soulignent que la définition prévue à l’article 515-14 du Code civil ne saurait s’appliquer à tous les animaux, mais seulement à une infime minorité d’animaux supérieurs, susceptibles d’être concernés par une appropriation, et plus particulièrement aux animaux domestiques[13]. Or, à envisager ces derniers, certaines espèces d’insectes, cas rares mais exemplaires, sont utilisées, élevées et exploitées par l’homme, depuis la nuit des temps, au premier rang desquels les insectes pollinisateurs, l’abeille domestique en étant la plus merveilleuse illustration. On pourrait simplement objecter que le texte longtemps n’a pas visé les abeilles mais les ruches, par un effet de métonymie faisant disparaître l’insecte derrière l’essaim, lui-même matérialisé par son habitacle[14]. Actuellement, parmi les nouveaux animaux de compagnie figurent, aux côtés des serpents et des araignées, différents insectes, de la blatte souffleuse au grillon en passant par les maquechs, scarabées qui font office tout à la fois d’animaux de compagnie et de bijoux vivants[15].

Quoiqu’il en soit, les insectes sont, comme nous l’enseignent les sciences -et tant que le droit comme l’éthique y alignent leur approche[16]-, dépourvus de sensibilité au sens établi du terme  et échappent de ce fait à la protection instituée par les textes, qui ne concernent que les vertébrés et les céphalopodes.

En revanche, dans la mesure où ils présentent intérêt ou nuisance, ils entrent dans le Droit via leurs incidences sur la vie et les nécessités humaines. A ce titre, ils sont visés, explicitement ou non, par divers codes, le code rural et de la pêche maritime, le code de la santé publique ou encore le code de l’environnement. Ils y sont saisis, comme phénomènes collectifs, au travers de multiples règlementations et pouvoirs de police administrative, mobilisés au soutien soit de la lutte contre les « malfaisants » (I) soit de la protection des « utiles » et des alliés (II).

Dürer, Albrecht ; 1471–1528. “Lucane cerf-volant” (Lucanus cervus), 1505.

I. L’organisation des luttes

Notre vécu avec les insectes est depuis toujours frappé d’une équivoque, qui imprègne notre imaginaire, de la cigale de La Fontaine ou Maia l’abeille à Arachne[17]ou au « monstrueux insecte » de la Métamorphose. Mouvement d’attraction et plus souvent de répulsion que focalisent les « nuisibles », catégorie vaste et indistincte, qualificatif dont on a finalement supprimé la référence dans les codes même s’il demeure dans le langage quotidien pour désigner toutes bestioles volantes ou rampantes qui infectent et affectent nos jours et nos nuits. Cette qualification en effet, qui reste très usitée dans les domaines de l’agriculture, de la sylviculture, comme du jardinage ou de l’hygiène, n’a en elle-même guère de sens. Nul n’est nuisible en lui-même, chaque animal jouant un rôle dans l’écosystème et dans sa niche écologique. En revanche, par nature ou du fait d’un déséquilibre, certaines espèces peuvent avoir des effets gênants ou délétères pour la santé publique ou certaines activités humaines, affectant animaux ou végétaux. Ce caractère n’est donc signifiant que mis en relation avec l’homme et c’est à ce titre que ces espèces ou individus sont saisis par le droit. De ce vaste ensemble des « nuisibles », les insectes sont le groupe le plus important et le plus difficile à contrer qu’ils soient destructeurs (des criquets aux termites en passant par les doryphores) ou vecteurs de maladies (de la punaise à la tique en passant par les puces).

A. Destructeurs

Ravageurs et parasites, souvent les deux, ces insectes, si leur place dans la biodiversité ne peut être mise en doute, n’en ont jamais eu dans les sociétés humaines, sauf comme fléaux, à l’instar des sauterelles de l’Exode, huitième plaie d’Egypte[18]

1. Des ravageurs

Le concept d’insecte ravageur s’oppose à celui d’insecte auxiliaire, utile voire indispensable à la production agricole comme le sont les pollinisateurs. C’est clairement une notion anthropocentrique, centrée sur l’utilité à l’homme, qui ne fait aucune part à la contribution de ces insectes phytophages à l’environnement dans lequel ils se reproduisent spontanément, en fonction de la dynamique de leurs plantes-hôtes. Quoiqu’il en soit, on désigne sous cette appellation les espèces s’attaquant aux cultures agricoles et aux jardins, ainsi qu’aux denrées entreposées. Les dégâts peuvent être causés par les insectes adultes (imagos) ou leurs larves. L’INRA distingue à cet égard les insectes piqueurs-suceurs exophages (pucerons ou aphides, cochenilles, tigres, aleurodes, cicadelles, psylles et punaises), les insectes défoliateurs ou phyllophages (broyeurs, brouteurs, déchiqueteurs, décapeurs comme les processionnaires, les charançons, criquets et sauterelles) et les insectes endophytes, qui vivent à l’intérieur du végétal dont ils se nourrissent (eux-mêmes se répartissent entre galligènes tels les pucerons, mineurs,  foreurs, et xylophages parmi lesquels capricornes, cossus, termites, …).

La lutte contre ces ravageurs occupe depuis les temps archaïques tous les agriculteurs, d’abord par des procédés biologiques, biopesticides[19] ou recours d’autres espèces (les coccinelles contre les pucerons ou les araignées rouges). Les avancées de la chimie au XXème siècle ont permis le développement massif des produits phytopharmaceutiques et phytosanitaires. La production, la commercialisation et l’usage de ces produits sont strictement encadrés par un règlement européen,  n°1107/2009 du 21octobre 2009[20], ainsi que par le  code rural et de la pêche maritime (L.253-1 et s.).

Aujourd’hui, cette lutte contre les nuisibles doit se concilier avec la protection de l’environnement. Dans ce but, a rappelé le Conseil d’Etat dans l’une des affaires mettant en cause le glyphosate, « le législateur a organisé une police spéciale de la mise sur le marché, de la détention et de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques, confiée à l’Etat et dont l’objet est, conformément au droit de l’Union européenne, d’assurer un niveau élevé de protection de la santé humaine et animale et de l’environnement tout en améliorant la production agricole et de créer un cadre juridique commun pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable, alors que les effets de long terme de ces produits sur la santé restent, en l’état des connaissances scientifiques, incertains »[21].  Il est ainsi prévu que « sans préjudice des missions confiées à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail et des dispositions de l’article L. 211-1 du code de l’environnement, l’autorité administrative peut, dans l’intérêt de la santé publique ou de l’environnement, prendre toute mesure d’interdiction, de restriction ou de prescription particulière concernant la mise sur le marché, la délivrance, l’utilisation et la détention de (ces) produits » (L.253-7).  L’utilisation même de ces produits, par les services publics, les entreprises ou les particuliers est rigoureusement encadrée et limitée, comme nous le verrons à propos des néonicotinoïdes.

2. Des parasites

Outre les dégâts aux végétaux, une place particulière dans la règlementation est faite à la prévention des dommages causés aux habitats qui vise les insectes xylophages -termites, capricornes, fourmis charpentières, vrillettes…

Le Code de la construction et de l’habitation intègre à cette fin des dispositions imposant que  « les bâtiments (soient) conçus et construits de façon à assurer la résistance de leur structure à l’action des termites et d’autres insectes à larves xylophages présents localement ». Sont aussi prévues diverses mesures de protection selon lesquelles « doivent être mis en oeuvre, pour les éléments participant à la solidité des structures, soit des bois naturellement résistant aux insectes ou des bois ou matériaux dérivés dont la durabilité a été renforcée, soit des dispositifs permettant le traitement ou le remplacement des éléments en bois ou matériaux dérivés » (Art. R. 112-2).

S’agissant plus particulièrement de l’infestation par les termites, les zones contaminées sont définies par un arrêté préfectoral. Dans ces zones, le maire peut obliger les propriétaires ou syndics de copropriété à faire réaliser un diagnostic termites. En dehors de ces zones, tout occupant qui remarque la présence de termites dans son logement doit en faire la déclaration en mairie.  En cas de vente de tout ou partie d’un immeuble bâti situé dans les zones ainsi délimitées, le vendeur doit fournir un état relatif à la présence de termites pour pouvoir s’exonérer de la garantie des vices cachés[22].

Doté d’un pouvoir d’injonction lui permettant comme en matière de lutte contre le plomb ou l’amiante d’imposer la recherche de termites comme les travaux de prévention et d’éradication nécessaires, le maire est tenu d’en faire usage, en application des obligations d’agir qui sont classiquement les siennes en matière d’exercice de police administrative générale et spéciale.

A cet égard, le maintien et la garantie de la salubrité et de l’hygiène publique, éléments de l’ordre public, même s’ils n’en sont pas les plus souvent mobilisés, sous-tendent nombre de responsabilités des autorités publiques. Le juge a eu ainsi l’occasion de prononcer à ce titre quelques condamnations pour carence fautive[23], et ce, en présence d’insectes,  non plus ravageurs mais porteurs possibles de maladies.

B. Vecteurs

L’image en est ancienne de ces « vermines et parasites » diffuseurs de maladies dites « vectorielles ». On inclura dans notre tableau (alors même qu’elle appartient à la famille des arachnides), la tique, aux côtés des moustiques, des poux, puces, punaises, tous susceptibles de transmettre des virus (chikungunya, fièvre jaune, dengue, etc.), des bactéries (maladie de Lyme, peste, etc.), ou des parasites (paludisme, maladie du sommeil, leishmanioses, filarioses, etc.). Si la santé de l’homme fait l’objet d’une attention particulière depuis que la science a permis  d’identifier les vecteurs et processus de contamination, la santé animale a toujours été surveillée : d’abord pour des raisons économiques afin de préserver les animaux domestiques[24], et désormais, très attentivement, pour des raisons sanitaires, les épizooties se muant de plus en plus fréquemment, du fait de la transformation des milieux, en zoonoses. La surveillance de la transmission à l’homme associée à la lutte contre ces insectes obéit à deux préoccupations parfois corrélées : d’une part contrer les nuisances comme la suspicion sur la salubrité des lieux qu’ils provoquent (cas des blattes, cafards, mouches, puces ou punaises de lits) et d’autre part prévenir les pathologies qu’ils transmettent ou que leur présence induit. Cette intervention est, dans le cas des plus menaçants d’entre eux, requise et encadrée, responsabilité des pouvoirs publics qu’il s’agisse de la salubrité des locaux ou des milieux.

1. Des lieux

La loi met d’abord à la charge des propriétaires privés la responsabilité de la désinsectisation des logements et autre local, en particulier dans le cas de mise en location. La loi n°2018-1021 dite ELAN du 23 novembre 2018 est venue compléter à ce sujet la notion de « logement décent ne laissant pas apparaître de risques manifestes pouvant porter atteinte à la sécurité physique ou à la santé »[25] en y ajoutant une condition essentielle, celui-ci doit être « exempt de toute infestation d’espèces nuisibles et parasites ».

Cette obligation s’impose aussi aux établissements publics et aux collectivités publiques pour leurs locaux et bâtiments qui en dépendent et toute carence est de nature à être considérée comme fautive. La mise en cause du centre pénitentiaire des Baumettes est à cet égard un cas d’école, traité en urgence par le Conseil d’Etat à la suite d’une intervention du Contrôleur général des lieux de privation de liberté[26] au constat alors fait que les locaux y sont « infestés d’animaux nuisibles ; que les rats y prolifèrent et y circulent, en particulier la nuit ; (que) de nombreux insectes, tels des cafards, cloportes et moucherons, colonisent les espaces communs ainsi que certaines cellules, y compris les réfrigérateurs des détenus ; (…) qu’une telle situation, que l’administration pénitentiaire ne conteste pas, affecte la dignité des détenus et est de nature à engendrer un risque sanitaire pour l’ensemble des personnes fréquentant l’établissement, constituant par là même une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale »[27].

2. Des milieux

Responsabilité des collectivités territoriales, cette mission a pris une importance particulière avec la multiplication des maladies vectorielles, singulièrement les arboviroses[28].  La lutte contre les moustiques offre à cet égard une illustration de l’articulation nécessaire de divers niveaux de compétences. Obligation internationale de la France dans le cadre du Règlement sanitaire international de l’OMS, et placée dès les années 60 dans la sphère d’action du département[29], la prévention des maladies vectorielles à moustiques est désormais intégrée dans le plan « Priorité Prévention » porté par le Gouvernement. Elle est devenue avec la montée des changements climatiques et environnementaux, la globalisation des échanges et la multiplication de cas de foyers sur le territoire, une mission de l’Etat, associant les collectivités locales et les ARS, comme le résume l’instruction de la DGS du 12 décembre 2019 relative à la prévention des arboviroses : « L’organisation des missions de prévention des maladies vectorielles à moustiques doit donc être repensée pour la consolider au niveau national, tout en laissant aux territoires la possibilité de s’adapter en fonction de leurs dynamiques et de leurs enjeux »[30]. Ainsi, un arrêté du 23 juillet 2019 appelé à fixer, en application de l’article L.3114-5 du code de la santé publique, la liste des départements « où est constatée l’existence de conditions entraînant le développement ou un risque de développement de maladies humaines transmises par l’intermédiaire de moustiques et constituant une menace pour la santé de la population » a classé l’ensemble des départements comme à risque de développement d’arboviroses. Dans cette perspective, le décret n°2019-258 du 29 mars 2019 relatif à la prévention des maladies vectorielles refond les dispositions du code de la santé publique sur la lutte anti-vectorielle, en détaillant les objectifs de la lutte contre les maladies transmises par les insectes et les mesures susceptibles d’être prises pour faire obstacle à ce risque (R.3114-9 code de la santé publique). Il intègre également dans ce dispositif global de gestion des arboviroses et des milieux palustres, les ARS, chargées de la surveillance entomologique des nouvelles espèces vectrices et des missions d’intervention autour des cas humains. Ce texte  renforce aussi le rôle du préfet[31] et conforte celui des maires qui disposaient déjà en ce domaine d’un arsenal solide de pouvoirs de police administrative générale et spéciale[32]. Les conseils départementaux, en charge de la démoustication,  sont confirmés dans leur compétence, complétant un dispositif en polyphonie dont la fragmentation est propice aux éventuels conflits entre autorités de polices[33].

Enfin, et c’est sans doute la dimension la moins connue, la lutte passe aussi par une meilleure connaissance des espèces vectrices de maladies. A ce titre, l’entomologie médicale et vétérinaire, formation offerte aux professionnels de santé, est appelée à intégrer l’arsenal à la disposition des pouvoirs publics.

Il s’agit dans le même mouvement de mieux appréhender ce monde encore largement inexploré  et de contribuer en retour aux politiques destinées, à l’inverse des précédentes, à préserver ceux des insectes utiles ou « alliés » à l’homme.

Abeilles et ruches ; enluminure (…)

II. La protection des alliances

Les insectes utiles à l’homme, quand ce n’est pas essentiels à sa survie, sont pléthore et tous dans leur globalité participent d’un équilibre que l’on sait déjà fortement compromis par l’altération de la faune entomologique, plus de 30 % des espèces d’insectes étant menacées d’extinction. L’alliance de l’insecte et de l’homme est celle, selon les cas, d’un rapport d’exploitation, d’usage ou de consommation, les insectes pouvant être auxiliaires précieux (A) ou ressource au double mérite d’être, pour les hommes, inépuisable et insensible (B).

A. L’insecte auxiliaire

Si l’image évoque le miel, la cire, la soie, ou la poudre de carmin de la cochenille, nous y intégrerons, par licence argumentative, celle de la multitude dont le fourmillement tient le monde en équilibre, et dont on sait les risques de disparition aux incidences annoncées comme cataclysmiques. Aussi, avant même d’évoquer ceux qui nous servent, faut-il faire une place à ceux qui nous obligent du fait de leur place dans l’écosystème et qui sont  d’ores et déjà menacés au point d’en être dotés par exception, d’un statut protecteur.

1. Le statut protecteur d’« espèces protégées » pour certains

Soutenu par un corpus dense de régimes juridiques au niveau international, européen et interne[34],  l’arrêté du 23 avril 2007 fixe la liste des 64 espèces d’insectes protégés sur l’ensemble du territoire ainsi que les modalités de leur protection par des mesures d’interdiction ou d’autorisation administrative préalable. Sont en particulier ainsi interdits pour certains d’entre eux d’une part « la destruction ou l’enlèvement des oeufs, des larves et des nymphes, la destruction, la mutilation, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle des animaux dans le milieu naturel » et d’autre part « la destruction, l’altération ou la dégradation des sites de reproduction et des aires de repos des animaux ». La détention, le transport, la naturalisation, la vente ou l’achat, l’utilisation commerciale ou non, l’échange, font également l’objet de dispositions restrictives sous contrôle des autorités publiques.

Les objectifs sont tout à la fois de protéger les individus vivants, leur habitat et les spécimens victimes des collectionneurs. On reste perplexe toutefois face à un texte utile mais datant de presque 15 ans au regard des menaces croissantes sur la biodiversité et les données livrées par plusieurs enquêtes sur le déclin rapide des populations d’insectes.

2. La protection des « utiles »

S’il est un insecte qui concentre tous les questionnements et inquiétudes au sujet de la biodiversité et des équilibres écologiques et agricoles à venir, c’est certainement l’abeille et au-delà tous les pollinisateurs. Car les menaces lui sont multiples, qui ont conduit à mettre en place divers mécanismes de protection juridique afin d’en faire disparaître les facteurs, dans la limite toutefois des contraintes économiques et du respect des écosystèmes…

Si les contentieux mettant en cause les produits phytosanitaires ont focalisé la plupart des débats et controverses, le sujet, moins polémique, des menaces que représentent d’autres espèces pour la survie des insectes « utiles » exige une expertise serrée et une réponse pondérée à la mesure de la fragilité des écosystèmes. Certains cas de concurrences délétères semblent aujourd’hui suffisamment documentés pour que le code de la santé comme le code de l’environnement puissent les régler au travers du régime de  lutte contre les espèces nuisibles.  L’exemple le plus emblématique est celui de la prolifération depuis 2004 du frelon asiatique, Vespa velutina nigrithorax, qui décime les ruches, les abeilles constituant l’essentiel de son régime alimentaire. Il est devenu en quelques années, aux côtés de l’acarien varroa destructor, un danger majeur pour l’apiculture et plus généralement l’agriculture et notre sécurité alimentaire, fortement dépendantes de la pollinisation. Il représente aussi un danger pour la santé publique dès lors que sa piqûre peut être mortelle.

Sans qu’il soit pertinent de créer en la matière un pouvoir de police spéciale[35], les maires ont à leur disposition leur pouvoir de police administrative générale de l’article L. 2212-2 du CGCT, dont ils doivent user en en cas de menace grave et imminente pour la sécurité publique. S’agissant très particulièrement des guêpes et frelons, les collectivités territoriales ont l’obligation non seulement d’informer les populations mais aussi de supprimer les habitats dans les espaces et bâtiments publics dont elles ont la charge, au risque d’engager leur responsabilité[36]. Au-delà, le frelon asiatique relève de deux cadres règlementaires différents. Les premières dispositions spécifiques ont été prises en application du décret du 23 mars 2012[37]  qui ont permis le classement du frelon asiatique en danger sanitaire  de deuxième catégorie pour l’abeille domestique Apis mellifera sur tout le territoire français[38]. Ce classement est toutefois aujourd’hui considéré comme insuffisant car s’il confie à la filière apicole « l’élaboration et le déploiement d’une stratégie nationale de prévention, de surveillance et lutte », l’État pouvant apporter son appui sur le plan réglementaire notamment en imposant certaines actions de lutte aux apiculteurs[39], les actions d’élimination restent financièrement à la charge des apiculteurs[40]. De surcroît, son classement sur la liste des d’espèce exotiques  envahissantes[41] donne d’autres moyens d’action puisque selon l’article L.411-8 du code de l’environnement, dès que la présence dans le milieu naturel d’une de ces espèces est constatée, « l’autorité administrative peut procéder ou faire procéder à la capture, au prélèvement, à la garde ou à la destruction des spécimens de cette espèce», ce qui permet en particulier aux préfets d’engager des opérations de destruction des nids de frelons asiatiques quels que soient les lieux où ils seront identifiés. Actuellement, la lutte contre cet insecte  est ainsi doublement assurée mais sans que le frelon soit pour l’instant classé comme espèce nuisible « menace pour la santé humaine » (L.1338-1 CSP), arsenal juridique présenté tantôt comme adéquat tantôt comme mal calibré[42].

Quoiqu’il en soit, dans le cadre juridique existant, le classement en nuisible de catégorie 1 doit donner à la filière apicole les moyens d’agir et notamment de détruire les nids avec l’assurance d’un financement enfin couvert par l’Etat, mais ceci  accompagné des réflexions qui s’imposent autour de la recherche d’alternatives « aux traitements pesticides s’appuyant sur les prédateurs naturels autochtones des dites espèces invasives exotiques »[43].

Car tel est l’enjeu sous-jacent, la nécessité de préserver des équilibres écologiques fragiles, que focalise le corpus juridique autour des produits phytosanitaires, néonicotinïdes et autres pesticides. Le sujet est bien connu dont nous ne retracerons que les grands traits. Dans le cadre défini par les obligations européennes, la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a posé le principe de l’interdiction des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes, en réponse aux inquiétudes formulées dès les années 1990 quant aux effets de ces substances sur l’environnement, notamment sur la survie des insectes pollinisateurs et sur la santé humaine. Mais pour faire face à une grave épidémie de jaunisse de la betterave alors que la filière se trouvait dans une situation d’impasse technique faute de substitut efficace, la loi du 14 décembre 2020 tout en rappelant l’interdiction générale, a accordé, dans un cadre drastique et sous surveillance serrée, une dérogation temporaire pour les betteraves sucrières, le temps que d’autres solutions soient trouvées pour protéger ces cultures massivement menacées par des pucerons[44]. La possibilité de s’écarter un temps du principe est en effet permise par le droit européen[45] et le dispositif en sera validé par le Conseil constitutionnel du fait de sa temporalité réduite (120 jours)[46] puis le Conseil d’Etat par un rejet des requêtes en référé contre l’arrêté du 5 février 2021 en précisant les modalités[47]. Le contentieux, si ce n’est le débat, a été récemment clos par le juge administratif[48]qui rappelle dans le cours de son analyse les conclusions de nombreux rapports et études scientifiques, au constat desquelles « les néonicotinoïdes présentent des effets néfastes sur la santé des abeilles, tant pour la toxicité aiguë que pour les effets dits sublétaux, c’est-à-dire de long terme, et de sévères effets négatifs sur les espèces non-cibles qui fournissent des services écosystémiques incluant la pollinisation, ainsi que des effets négatifs sur les invertébrés aquatiques et, par le jeu de la chaîne alimentaire, sur les oiseaux ». La vie des abeilles malgré la survie des pucerons…

L’affaire semble entendue, en attente de solutions de biocontrôle ou des avancées de mutagénèse (elle-même sous surveillance). Car si la confrontation entre les exigences de souveraineté alimentaire et de préservation de filières agricoles et l’interdiction des néonicotinopides a contraint les instances européennes et nationales à dénier tout caractère absolu au  principe de non régression, le droit, en retenant en la matière le principe de précaution et la marge d’action dont disposent à ce titre les Etats, a bien posé les bases de la disparition programmée des pesticides[49].

B. L’insecte ressource

1. De l’asticot au cataplasme : les balbutiements de l’entomopharmacie/copée

C’est à deux titres que les insectes sont utilisés, parfois depuis très longtemps, à titre thérapeutique, et saisis par le droit comme tels : comme sources possibles de médicaments et plus récemment et plus étonnamment comme « animaux de laboratoire » et sujets d’essais précliniques.

Ecoutons ici les paroles de Jean Rostand sa brochure illustrée publiée en 1936 Insectes : « La médecine est redevable à l’Insecte de quelques drogues. On a mis à profit les propriétés vésicantes de la cantharidine, substance âcre et toxique qui se trouve dans le corps d’un Coléoptère. La mode est aujourd’hui aux venins, et voici qu’à la suite des homéopathes on use du venin d’Abeilles contre les rhumatismes et autres affections rhumatoïdes, lumbago et sciatique. Ce venin, comme celui des serpents, exerce une action apaisante sur les nerfs ». Les usages médicinaux des insectes remontent aux origines de la médecine et l’on trouve dans certains ouvrages spécialisés la liste, évidemment moins fournie que celles des végétaux, de ceux dont les hommes ont pu tirer des médicaments : le cerf-volant présenté alors comme « l’insecte parfait »  pour traiter l’hydropisie, la goutte et les coliques néphrétiques, les perce-oreilles utiles pour lutter contre la surdité, les grillons qui « fournissaient à l’ancienne médecine un remède propre à fortifier les vues faibles en exprimant dans les yeux la substance liquide qu’ils contiennent et la faisant tomber goutte à goutte », les fourmis  dissoutes, bouillies, distillées, aux multiples vertus thérapeutiques, mais aussi mouches, poux, tiques, chenilles brûlées et fumées, … Enumération[50]  que ne renieraient par les apothicaires du Moyen-Age et qui renvoie plus à la médecine magique qu’à l’evidence based medicine. Ils n’ont pas pour autant disparu des recherches et d’ores et déjà environ « 3 000 espèces ont fait l’objet d’études pharmacologiques, chimiques ou ethnopharmacologiques,  “réservoir inexploré”  de molécules médicaments »[51].

Aujourd’hui les médicaments sont principalement issus de la chimie et les substances animales ne sont que peu utilisées. Elles le sont néanmoins, selon la définition que donne du médicament le Code de la santé publique, reprise des dispositions européennes, selon laquelle la première dimension en est sa nature constitutive, « substance ou composition », avant sa présentation ou ses fonctions (L.5111-1 du code de la santé publique). La directive 2001/83 définit la « substance » comme « toute matière quelle qu’en soit l’origine, entre autres « animale, telle que :  les micro-organismes, animaux entiers, parties d’organes, sécrétions animales, toxines, substances obtenues par extraction, produits dérivés du sang ». Les insectes, comme les vertébrés et en particulier les serpents, y ont assurément leur place, même si celle-ci reste largement inexplorée, pressentie sans doute comme trop coûteuse[52].

Au-delà de l’entomologie médicale précédemment évoquée, des études récentes ont relancé l’intérêt, pour l’entomopharmacie et certains industriels s’intéressent désormais à la micro niche des insectes-médicaments. Partant du constat de l’extrême résistance des insectes à leur environnement et singulièrement aux microorganismes, avec lesquels ils cohabitent depuis plus de 500 millions d’années, une équipe du CNRS, à l’origine de la société Entomed, a pu développer au début des années 2000 des recherches sur leur système immunitaire pour trouver des réponses efficaces aux infections. Par ailleurs, diverses études sur le comportement face à l’alcool des drosophiles mâles, en rapport avec leur taux de neuropeptide F (neurotransmetteur cérébral également présent chez l’homme) ont livré des résultats susceptibles d’ouvrir la voie à de nouveaux traitements contre l’alcoolisme et autres dépendances et sur cette base ont été lancés des essais cliniques sur les troubles de l’anxiété[53]. La larvothérapie, asticothérapie ou luciliathérapie (du nom de la mouche utilisée) a été approuvée par la Food and Drug Administration en 2004 pour le débridement des plaies et elle est utilisée dans certains centres hospitaliers sous une stricte réglementation[54]. Si les promesses sont réelles, peu encore ont débouché sur des médicaments[55] voire simplement des essais cliniques et la voie est fragile.

Il est une autre perspective en médecine qu’offre l’utilisation d’insectes, encore balbutiante :  la recherche biomédicale et de l’expérimentation. Le recours aux modèles animaux est drastiquement encadrée par le droit européen et national qui garantit la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques[56], nous n’y reviendrons pas. Cette protection, régie par les « 3R »[57] et dominée par le souci du bien-être animal, a évolué et intègre désormais, au-delà des vertébrés  historiquement concernés, certains types d’invertébrés, précisément « les céphalopodes vivants »[58], protégés « car leur aptitude à éprouver de la douleur, de la souffrance, de l’angoisse et un dommage durable est scientifiquement démontrée »[59]. En revanche, écho à nos remarques introductives, les insectes, considérés comme dépourvus de sensibilité en sont exclus, ce qui en fait des alternatives intéressantes pour les expérimentations. Car même si les méthodes in vitro (sur cellule) ou in silico (réalisant des simulations bio-informatiques basées sur la modélisation mathématique des données biologiques) tendent à se développer, elles ne permettent pas, seules, de comprendre et de reproduire les interactions multiples au sein d’un organisme vivant. Les modèles animaux restent donc essentiels pour décrypter le vivant mais sous réserve d’utiliser des modèles animaux moins sensibles, comme le sont les invertébrés. La mouche drosophile s’impose ici comme la référence première pour ses immenses contributions à la recherche fondamentale.

Demeure l’obstacle majeur de l’éloignement génétique entre l’homme et les arthropodes, sans négliger notre répugnance assez commune à leur encontre, distance et entomophobie qui aujourd’hui tendent à expliquer notre faible appétence pour les insectes.

2. Du ver de farine à la barre protéinée: le cadre juridique de l’entomophagie enfin stabilisé

La nourriture est d’abord culture, et s’il est un type d’aliment qui en témoigne, ce sont bien les insectes. Largement consommés en Asie Pacifique, Afrique et Amérique Latine, où ils sont mets recherché ou commun pour 2 milliards de personnes, ils ne figurent que très exceptionnellement aux menus des occidentaux. Or, ils présentent de multiples intérêts nutritionnels du fait de leur forte teneur en matières grasses, protéines, vitamines, fibres et minéraux, ce qui en fait des aliments pouvant nourrir massivement -et à moindre coût du fait de leur vitesse de reproduction-, hommes et animaux, et une source de protéines de substitution précieuse pour la transition vers un système alimentaire plus durable.

L’idée a fait son chemin et des entreprises ont commencé au sein de l’UE à investir le créneau d’abord par la création d’élevages servant à nourrir des animaux d’élevage, notamment des poissons, puis par la création de filières pour la consommation humaine (insectes comestibles et produits à base d’insectes comme des farines). Le déploiement du marché est cependant freiné par la difficile acceptation sociale des insectes qu’affectent peu les effets de mode. Il l’a été aussi longtemps par l’imprécision du cadre juridique de l’entomophagie, peu propice au développement d’une activité industrielle.

Longtemps la question a été de savoir dans quelle mesure les insectes ou parties d’insectes pouvaient être juridiquement qualifiés d’« aliments nouveaux » relevant à ce titre du règlement européen 258/97 sur les nouveaux aliments (règlement « Novel Food ») et donc soumis à une autorisation communautaire avant sa mise sur le marché. En effet, ce texte, et surtout la définition qu’il donnait de son objet[60], avaient fait l’objet, s’agissant des insectes,  d’interprétations divergentes selon les États membres.  Certains Etats de l’UE, comme le Royaume-Uni, considéraient que les insectes entiers en particulier échappaient au règlement sur les nouveaux aliments, alors que d’autres comme l’Espagne ou la Suède qualifiaient systématiquement les insectes, quelle que soit leur forme, de « nouvel aliment », nécessitant une autorisation préalable à leur mise sur le marché. Les autorités belges avaient toléré sur le territoire national la commercialisation de dix espèces d’insectes entiers[61], tandis qu’en Allemagne, la décision était laissée à l’appréciation de chaque länder.

En parallèle, profitant du flou du règlement sur l’exigence d’une autorisation, quelques sociétés ont choisi de commercialiser librement les produits alimentaires composés d’insectes entiers. C’est ainsi que la SAS Entoma s’est lancé dès octobre 2012 dans la transformation et la commercialisation sous la marque Jimini’s de trois espèces d’insectes comestibles (le criquet migrateur africain, le ver de farine et le grillon). C’est lors d’un salon gastronomique réputé où elle présentait ses produits que s’est cristallisé le contentieux autour de l’interprétation du règlement du 27 janvier 1997 et son applicabilité aux insectes entiers[62].

Le régime juridique de la consommation humaine des grillons et autres ténébrions n’a été clarifiée qu’à l’occasion de l’actualisation des règles européennes relatives aux nouveaux aliments. Prenant acte des évolutions dans les modes de consommation, le règlement européen (UE) 2015/2283,  d’application depuis le 1er janvier 2018, précise son champ d’application[63] : tous les produits à base d’insectes (pas seulement les parties d’insectes ou les extraits, mais aussi les insectes entiers et leurs préparations) sont couverts par la réglementation « novel food », s’ils n’ont pas fait l’objet d’une consommation significative dans l’Union européenne avant le 15 mai 1997. A voir ainsi son statut réglé et harmonisé sur l‘ensemble du territoire de l’UE, la mise sur le marché d’insectes n’y est toutefois pratique légale qu’à l’issue d’une procédure européenne centralisée, aux étapes précises[64], au terme de laquelle  le produit est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments[65],  ce qu’aucun insecte n’était parvenu à obtenir. Finalement le 4 mai 2021, les 27 Etats membres ont approuvé une proposition de la Commission autorisant l’utilisation de vers de farine jaunes séchés (ou larves du ténébrion meunier) en tant que nouveaux aliments. D’autres demandes sont en cours d’examen[66]. La procédure est certes contraignante mais offre un avantage concurrentiel non négligeable, à savoir l’exclusivité de la mise sur le marché du nouvel aliment autorisé pendant une durée de cinq ans[67]. C’est ainsi que par le règlement 2021/882 du 1er juin 2021, le nouvel aliment « larves séchées de Tenebrio molitor »,  a été est inscrit sur la liste de l’Union des nouveaux aliments (inscrites dans le tableau 1 de l’annexe du règlement UE n° 2017/2470)  et que la société  SAS  EAP  Group  a été pour cinq ans seule autorisée à en assurer la mise sur le marché, entières ou en poudre ou en tant qu’ingrédients dans les produits protéiques, les biscuits, les plats de légumes et les produits à base de pâtes[68]. Tel sera sans doute la clé du succès (?) de la consommation d’insectes : l’effacement de identification.

            L’insecte n’existe pas en droit, il n’est qu’objet de qualifications successives, le droit administratif l’illustre dans ses champs, avec une forte empreinte de règlementation et de contraintes. Au-delà des enseignements tirés, le juriste avouera aussi avoir cédé à une certaine fascination, mâtinée de défiance, l’une et l’autre communément partagées.

Laissons donc ici les derniers mots au grand biologiste et entomologiste que fut Jean Rostand :

« Nul ne peut ignorer l’Insecte. Il se rappelle à qui serait tenté de le négliger. Il s’insinue partout. Il tient le jardin, la rue, la maison. Contre lui, on doit se défendre, car il en veut à nos aliments, à nos vêtements, à nos fleurs, à notre peau. Si l’Insecte ne représente guère au profane que menace ou incommodité, il exerce sur le naturaliste, et même sur le simple curieux des choses naturelles, une séduction particulière » (Insectes, Flammarion 1936).

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 363.


[1] Cette remarque commence à être nuancée par des études récentes tendant à rapprocher le comportement des insectes et les nôtres : Institut du cerveau, « L’émergence de l’individualité comportementale dans le cerveau de la mouche : un principe général pour l’origine neuro-développementale d’un aspect de la personnalité ? », 20 mars 2020, en ligne (Source : GA. Linneweber et a.  « A neurodevelopmental origin of behavioral individuality in the Drosophila visual system », Science. March 2020).

[2] Ed.du Seuil, Sciences ouvertes, 2014, p.39-40

[3] Du substantif latin insectum, dérivant de insecare, couper, en raison des étranglements du corps.

[4] Classe qui comprend les araignées, les faucheux, les acariens et les scorpions.

[5] Les insectes forment la classe des hexapodes, faisant elle-même partie de l’embranchement des Arthropodes (« pieds articulés ») et du sous-embranchement des Mandibulates. Du fait de leur exosquelette, leur croissance ne peut se réaliser que par paliers ou mues. La cuticule qui forme cet exo-squelette est imperméable, de telle sorte que l’oxygène de l’air ne peut la traverser. Le système respiratoire est donc formé de stigmates et de trachées pour acheminer l’oxygène jusqu’aux cellules. Le système circulatoire ne contient pas de globules rouges et un vaisseau dorsal fait office de cœur. Le système nerveux n’est pas centralisé par un cerveau mais constitué d’un ensemble de ganglions plus ou moins autonomes.

[6]J.-P. Marguenaud, L’animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992, 580 p. ; J.-P.Marguenaud, F. Burgat, J.Leroy, Le droit animalier, Presses Universitaires de France, 2016, Paris, 261 p. ; S.ANTOINE, Le droit animalier, LégisFrance, 1ère édition, 2007, 380 p. ; M.-P. Camproux-Duffrene, « A la recherche d’un statut juridique de l’animal »,[in] La protection de la nature : 30 ans après la loi du 10 juillet 1976, PUS 2007, Coll. Droit de l’environnement, p. 93 ; « Animal. La protection juridique de l’animal », Guide des humanités environnementales, Ed. PU du Septentrion, 2015 ;               «Plaidoyer civiliste pour une meilleure protection de la biodiversité. La reconnaissance d’un statut juridique protecteur de l’espèce animale », Revue interdisciplinaire d’études juridiques 2008/1, Volume 60, pages 1-27 ; S. Desmoulin, « De la sensibilité à l’unicité : une nouvelle étape dans l’élaboration d’un statut sui generis pour l’animal ? », Recueil Dalloz 2016, p. 360.

[7] J.-P.Marguenaud, F.Burgat et J.Leroy, préc., p.183.

[8] La suite renforçait la protection : « Il est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (art. L. 214-3) ; « Tout homme a le droit de détenir des animaux dans les conditions définies à l’article L. 214-1 et de les utiliser dans les conditions prévues à l’article L. 214-3, sous réserve des droits des tiers et des exigences de la sécurité et de l’hygiène publique et des dispositions de la loi (….) relative à la protection de la nature » (art. L. 214-2)

[9] Ainsi, les articles 521-1 et 521-2 sanctionnent les sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux.

[10] Le droit européen ayant été l’un des précurseurs en la matière, au travers d’abord de l’idée de « welfare », puis plus généralement de « sensibilité ».  Le concept de « welfare » (soit « bien-être » en anglais) consiste à prendre en compte la capacité à souffrir de l’animal ainsi que ses besoins, variables d’une espèce à l’autre. La déclaration relative à la protection des animaux (n°24) annexée au Traité sur l’Union européenne, étant l’une des premières à avoir mentionné ce terme : « La Conférence invite le Parlement européen, le Conseil et la Commission, ainsi que les États membres, à tenir pleinement compte, lors de l’élaboration et de la mise en oeuvre de la législation communautaire dans les domaines de la politique agricole commune, des transports, du marché intérieur et de la recherche, des exigences en matière de bien-être des animaux ». L’article 13 du TFUE (version consolidée au 26 octobre 2012, JORF C 326/47) dispose : « lorsqu’ils formulent et mettent en oeuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’UE et les Etats Membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des Etats membres, en matière notamment des rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux ».

[11] Selon le Larousse, « pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc. et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie ». C.Regard et C.Rot (dir.), Les animaux liés à un fonds,  Lexisnexis 2020, p.46-47.

[12] R.Bismuth et F.Marchadier, « La sensibilité de (et vis-à-vis de) l’animal , grille de lecture du droit animalier », in (Dir.) Sensibilité animale. Perspectives juridiques, CNRS Ed.2015, p21.

[13] Entre autres, K.Mercier et A.-C. Lomellini-Dereclenne, Le droit de l’animal, LGDJ, 2017.

[14]Ancien article 524 du code civil : « Les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. Ainsi, sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds : les animaux attachés à la culture ; (…)les pigeons des colombiers ; les lapins des garennes ; les ruches à miel ; les poissons des eaux non visées à l’article 402 du code rural et des plans d’eau visés aux articles 432 et 433 du même code ;… »

[15] Du métal et des pierres sont collés sur ses élytres, qui l’empêchent de voler. L’ensemble est relié à une chaînette assortie d’une épingle à nourrice, aux fins de l’accrocher comme une broche. Le scarabée, alourdi par ce poids, finit par dépérir.

[16] J.-M.Drouin : « la question éthique du caractère licite du traitement imposé à un Insecte dépend étroitement de la réponse à une question scientifique de physiologie : cette dépendance ouvre une brèche dans l’autonomie pourtant nécessaire de la morale et de la science », préc.p.179.

[17] Le monstre de la triologie de J.R.R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux.

[18] « Elles couvrirent la surface de toute la terre, et la terre fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toute l’herbe de la terre et tout le fruit des arbres, tout ce que la grêle avait laissé ; et il ne resta aucune verdure aux arbres ni à l’herbe des champs, dans tout le pays d’Égypte. […] », Exode 10:13-14,19.

[19] Type extraits de plantes préparés pour protéger les cultures (par ex. depuis 4000 ans le Neem tiré du margousier)

[20] Règlement (CE) concernant la mise  sur  le  marché  des  produits  phytopharmaceutiques  et  abrogeant  les  directives  79/117/CEE  et  91/414/CEE  du  Conseil, qui les définit ainsi « Substances actives ou préparations contenant une ou plusieurs substances actives qui sont présentées sous la forme dans laquelle elles sont livrées à l’utilisateur et qui sont destinées » notamment à « protéger les végétaux ou les produits végétaux contre tous les organismes nuisibles ou à prévenir leur action ».

[21] Conseil d’État, 1er juillet 2021, n° 451362, 3ème– 8ème chambres réunies

[22] Cet état relatif à la présence de termites, également appelé diagnostic termites, donne des informations sur la présence ou non d’insectes xylophages avec une durée de validité de 6 mois. Il est annexé à la promesse ou à l’acte de vente. Quant aux organismes et personnes qui peuvent l’établir, ils doivent être titulaires d’une certification délivrée par un organisme accrédité par le Comité français d’accréditation (COFRAC) et sont tenus d’une obligation de résultat. Cf loi n°99-471 du 8 juin 1999 tendant à protéger les acquéreurs et propriétaires d’immeubles contre les termites et autres insectes xylophages ; loi n°2006-872 du 13 juillet 2006 relative à l’engagement national pour le logement ; Ordonnance n° 2005-655 du 8 juin 2005 relative au logement et à la construction. Articles L.112-17, L.133-1 à L.133-6, L.271-4, R.112-2 à R.112-4, R.133-1 à R.133-8 et R.271-1 à R.271-5 du code de la construction et de l’habitation.

[23] Conseil d’État, 5ème – 6ème chambres réunies, 09/11/2018, n°411626 : requête formée par une association de défense de riverains d’une rue piétonnière du 18ème arrondissement dénonçant l’encombrement permanent des trottoirs et de la chaussée par les étalages sans autorisation, l’existence d’un marché clandestin et de vendeurs à la sauvette, et, enfin, la saleté et les troubles importants résultant de cette situation.  Le Conseil d’Etat a reconnu la carence fautive de la Ville de Paris et du Préfet de police.

[24] CAA Lyon, 26 novembre 2009, n° 07LY01121 (cas d’épidémie de fièvre aphteuse: absence de faute).

[25] Tel que défini par l’article 6 de la Loi n° 89-462 du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs et portant modification de la loi n° 86-1290 du 23 décembre 1986.

[26] Recommandations du 12 novembre 2012 prises en application de la procédure d’urgence (article 9 de la loi du 30 octobre 2007) et relatives au centre pénitentiaire des Baumettes.

[27]Conseil d’Etat, 22 décembre 2012, n° 364584. S. Slama, « Constat d’insalubrité des Baumettes: de la justiciabilité à l’effectivité du contrôle sur les conditions de détention par le juge des référés-liberté » Lettre Actualités Droits-Libertés du CREDOF, 27 décembre 2012 ; G. Koubi, « Pour un service public pénitentiaire garant du droit des détenus de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants », La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales, n°4, 21 janvier 2013, p. 2017 ; O.Le Bot, « Référé-liberté aux Baumettes: remède à l’inertie administrative et consécration d’une nouvelle liberté fondamentale », La Semaine juridique Ed.générale, n°4, 21 janvier 2013, p. 87 ; E. Péchillon, « Contrôle des conditions de détention : l’arme du référé face au manque de réactivité de l’administration pénitentiaire », AJ Pénal, n°4, avril 2013

[28] Maladies virales dues à des arbovirus transmis obligatoirement par un vecteur arthropode (moustique, moucheron piqueur, tique​)

[29] Loi n° 64-1246 du 16 décembre 1964 relative à la lutte contre les moustiques.

[30] Instruction n° DGS/VSS1/2019/258.

[31] Est prévue la mise en place par le préfet, dans le cadre du dispositif Orsec, d’un « dispositif spécifique de gestion des épidémies de maladie à transmission vectorielle, en cas de risque sanitaire avéré » (R.3114-12 code de la santé publique).

[32] Article L.2212-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) dote le maire d’un pouvoir de police lui permettant de prévenir au titre du maintien de l’hygiène et de la salubrité publique « les maladies épidémiques et contagieuses ». Par ailleurs, certaines dispositions de police spéciale lui permettent également d’intervenir sur les situations propices au développement de moustiques : police des cimetières (article L.2213-8 du CGCT), des déchets (article L.541-3 du code de l’environnement), des eaux stagnantes (articles L.2213-29 et suivants du CGCT). Autre fondement possible, en application des articles L.1311-1 et L.1311-2 du code de la santé publique, il lui incombe de faire respecter les dispositions du Règlement sanitaire départemental (RSD) établi par le préfet

[33] Cf M.Lévrier, Rapport n°278 fait au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi relative à la sécurité sanitaire, Sénat, 29 janvier 2020.

[34]  L.411-1 et s. et R.411 et s. du code de l’environnement

[35] Cf sur ce point, V.Segouin,  rapport sur la proposition de loi tendant à renforcer les pouvoirs de police du maire dans la lutte contre l’introduction et la propagation des espèces toxiques envahissantes, 2 mai 2019, p.7.

[36] Une commune a été condamnée par le juge administratif pour n’avoir pas signalé la présence d’un nid de guêpes près d’un chemin de randonnées alors que plusieurs personnes avaient déjà été piquées (CAA Nantes, 20 novembre 2003, Commune de Guitté, n°02NT01491)

[37] Décret n° 2012-402 du 23 mars 2012 relatif aux espèces d’animaux classés nuisibles.

[38] Arrêté du 26 décembre 2012 ; article L. 201-1 du CRPM.

[39] Article L.201-4 du CRPM.

[40] Au regard des dispositions de l’article L.201-8 du CRPM, ces opérations, réalisées par les Organismes à Vocation Sanitaire désignés par le préfet de département, sont à la charge des apiculteurs. Note de service DGAL/SDSPA/N2013-8082 du 10 mai 2013.

[41] L’arrêté du 14 février 2018 reprend dans le contexte juridique français, la liste des espèces exotiques envahissantes adoptée par l’Union européenne le 13 juillet 2016 (règlement 2016/1141), conformément aux dispositions du règlement (UE) n° 1143/2014 du 22 octobre 2014 relatif à la prévention et à la gestion de l’introduction et de la propagation des espèces exotiques envahissantes

[42] Ass.Nat. Question n° 21932 de D. Fasquelle, « Classement du frelon asiatique en espèce nuisible », https://questions.assemblee-nationale.fr/q15/15-21932QE.htm

[43] F.Brun et a., Proposition de loi nº 4011 relative à la lutte contre le frelon asiatique, Ass.nat. 23 mars 2021

[44] Loi n° 2020-1578 du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières (modification de l’article L253-8 du Code rural et de la pêche maritime) et décrets d’application : décret n° 2020-1601 du 16 décembre 2020 (liste des substances actives de la famille des néonicotinoïdes ou présentant des modes d’action identiques à ceux de ces substances interdites en application de l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime) ; décret n° 2020-1600 du 16 décembre 2020 complète et précise les dispositions législatives quant à la composition, à l’organisation et au fonctionnement du conseil de surveillance prévu à l’article L. 253-8 du code rural et de la pêche maritime..

[45]Article 53 du règlement (CE) n° 1107/2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques : il interdit l’utilisation des néonicotinoïdes mais prévoit des dérogations temporaires lorsqu’il existe de graves risques pour l’agriculture et en l’absence d’autre solution.

[46] Décision n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020

[47] CE, ord., 15 mars 2021, 450194-450199  et arrêté du 5 février 2021 autorisant provisoirement l’emploi de semences de betteraves sucrières traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant les substances actives imidaclopride ou thiamethoxam

[48] CE, 12 juillet 2021, n° 424617, à publier au rec., concl. L.Cytermann : rejet des les recours formés par l’Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP), soutenue par quatre grandes organisations de producteurs agricoles (blé, maïs, betteraves et fruits) qui tentaient d’obtenir l’annulation du décret n° 2018-675 du 30 juillet 2018 relatif à la définition des substances actives de la famille des néonicotinoïdes présentes dans les produits phytopharmaceutiques

[49] Cf CJUE 6 mai 2021, Bayer CropScience AG et Bayer AG contre Commission européenne, C‑499/18 P.

[50] Pour en avoir une vision assez précise, Cf Ch.Goureau, Les insectes utiles à l’homme, 1872, p.7 et s., ouvrage que nous avons ici utilisé et cité.

[51] R.Lupoli, L’Insecte médicinal, Ancyrosoma, janvier 2010.

[52] En témoigne l’échec d’Entomed, la première société dans la recherche et le développement de médicaments innovants issus d’insectes, qui dans les années 2000 malgré la découverte et le développement de nouvelles molécules parvenues au stade préclinique, s’est heurtée à leurs coûts élevés de production.

[53] Le venin de scorpion (qui sans être un insecte, peut toutefois contribuer au propos) est aussi analysé pour la mise au point de nouvelles thérapeutiques et selon trois études récentes s’avère efficace dans des domaines aussi divers que l’oncologie, la rhumatologie ou la prévention du syndrome d’alcoolisation fœtale, Cf Le Quotidien du médecin, « CAR-T cells, rhumatologie, syndrome d’alcoolisation fœtale. Le venin de scorpion, une manne d’inspiration pour les chercheurs », 27 mars 2020.

[54] Ainsi du pansement Pansement Biobag® : les larves sont enfermées dans un pansement sous forme de sachet. Il s’agit d’un médicament sous ATU (Autorisation temporaire d’utilisation) à éliminer en DASRI.

[55] Même dans ce cas, encore faut-il, pour en obtenir le remboursement, en démonter la supériorité par rapport au traitement de référence : Cf HAS, Avis Commission de la transparence, au sujet des spécialités SERILIA larves médicinales : « avis défavorable au remboursement pour le débridement des plaies chroniques ou cicatrisant mal lorsqu’un traitement instrumental/chirurgical n’est pas souhaité », 21 avril 2021.

[56]Articles R214-87 à R214-137 CRPM (transposition de la directive européenne 2010/63 du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques par le décret n° 2013-118 et cinq arrêtés, du 1er février 2013, et le décret n° 2020-274).

[57] Principes directeurs pour l’utilisation éthique d’animaux dans les procédures expérimentales, dégagés en 1959 par deux biologistes anglais, William Russel et Rex Burch dans leur ouvrage The Principles of Humane Experimental Technique : Réduire, Remplacer et Raffiner (au sens d’« améliorer » les procédures pour réduire la souffrance des animaux).

[58] R.214-87 du code rural et de la pêche maritime

[59] Dir.2010/63/UE préc. (8)

[60] Règlement (ce) n° 258/97 du parlement européen et du conseil du 27 janvier 1997 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires Il définissait comme « nouveau », dans son article 1er.2, e), tout aliment ou ingrédient alimentaire « pour lesquels la consommation humaine est jusqu’ici restée négligeable dans la Communauté » et qui relève de l’une des catégories énumérées par le texte, notamment les « ingrédients alimentaires isolés à partir d’animaux »

[61] Service public fédéral. Santé publique, sécurité de la chaîne alimentaire et environnement,« Questions-réponses sur l’application de la réglementation ‘novel food’ aux insectes destinés à l’alimentation humaine et son évolution dans les prochaines années », janvier 2016

[62] CE 28 juin 2019, SAS Entoma, n°420651, concl. L.Cytermann.

[63] Extraits du règlement (UE) 2015/2283 : « (8) Le champ d’application du présent règlement devrait, en principe, demeurer identique à celui du règlement (CE) n° 258/97. Toutefois, étant donné l’évolution scientifique et technologique depuis 1997, il y a lieu de revoir, de préciser et de mettre à jour les catégories d’aliments qui constituent de nouveaux aliments. Ces catégories devraient inclure les insectes entiers et leurs parties. (…)

Article 3 – Définitions : 2. En outre, on entend par: a) «nouvel aliment», toute denrée alimentaire dont la consommation humaine était négligeable au sein de l’Union avant le 15 mai 1997, indépendamment de la date d’adhésion à l’Union des États membres, et qui relève au moins d’une des catégories suivantes: (…) v) les denrées alimentaires qui se composent d’animaux ou de leurs parties, ou qui sont isolées ou produites à partir d’animaux ou de leurs parties, à l’exception des animaux obtenus par des pratiques de reproduction traditionnelles qui ont été utilisées pour la production de denrées alimentaires dans l’Union avant le 15 mai 1997, et pour autant que les denrées alimentaires provenant de ces animaux aient un historique d’utilisation sûre en tant que denrées alimentaires au sein de l’Union ».

[64]Validation du dossier de demande d’autorisation par la Commission européenne, évaluation scientifique du dossier par l’EFSA, adoption par la Commission d’un règlement d’autorisation, en concertation avec les autorités des Etats membres

[65] Règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission du 20 décembre 2017 établissant la liste de l’Union des nouveaux aliments conformément au règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil relatif aux nouveaux aliments (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE)

[66] Concernant le grillon domestique-Acheta domesticus, le grillon domestique tropical-Gryllodes sigillatus, le criquet migrateur-Locusta migratoria, et des produits à base de larves de petits ténébrions (alphitobius diaperinus).

[67]

[68] RÈGLEMENT D’EXÉCUTION (UE) 2021/882 DE LA COMMISSION du 1er juin 2021autorisant la mise sur le marché de larves séchées de Tenebrio molitor en tant que nouvel aliment en application du règlement (UE) 2015/2283 du Parlement européen et du Conseil et modifiant le règlement d’exécution (UE) 2017/2470 de la Commission.  L’étiquetage doit être conforme aux exigences prévues par le règlement de 2015, et en l’espèce mentionner que le produit peut provoquer des réactions allergiques chez les consommateurs souffrant d’allergies connues aux crustacés ou aux acariens, rapprochement illustratif de tout ce qui peut nous attirer ou révulser dans la consommation d’insectes…

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ParJDA

Le pangolin & le droit administratif

Art. 364.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Arnaud Lami,
Maître de conférences HDR, Université d’Aix-Marseille, Ades

Le pangolin est loin de l’allure attrayante du chaton ou du chiot que nous nous plaisons à admirer et qui, dans des temps pas si reculés, faisaient frémir tous les parents se rendant dans une animalerie avec leurs enfants, de peur de devoir succomber au charme ravageur de ces animaux.

Le pangolin n’a pas de petit minois dont on voudrait s’approcher, il n’a pas non plus de pelage chatoyant que l’on pourrait caresser des heures durant, ni le ronronnement qui berce les rêveurs, il n’a pas non plus ce petit nom, plus ou moins recherché, que nous aimons donner à nos animaux de compagnie. Pire encore, à notre connaissance, aucun Pangolin n’a sa chaîne YouTube, aucun n’a accompagné un héros de bande dessiné, ou n’a été un des protagonistes d’un roman même oublié par les critiques. Rien de rien !

Le Pangolin semble traverser le temps dans l’indifférence la plus totale.

Les constatations qui précèdent sont d’autant plus étonnantes que les débats, portant sur la cause animale, propulsent quasiment toutes les espèces qui composent notre planète au-devant de la scène. En atteste, d’ailleurs, le présent dossier publié au JDA. 

Mais alors qu’a le Pangolin pour susciter un tel désintérêt de la part des humains ?

La première hypothèse que nous pourrions énoncer doit revêtir les traits d’une posture courbée, d’une longue queue et d’une petite tête qui font du pangolin un individu pas franchement racoleur pour les photographes, ni pour le grand public. A la différence de nombre d’autres espèces, la nature ne semble pas avoir doté le pangolin d’attributs lui permettant de faire la une des magazines tendances, ou d’inciter la publication d’études scientifiques à son endroit. Il nous semble, sans être spécialiste de la mode animale, que son allure n’a clairement pas plaidé en faveur de sa médiatisation. Dans une société où l’apparence est reine, le pangolin a tout bonnement été victime d’un délit de faciès.

Oui, mais, que le pangolin ne défile pas « vivant » sur des podiums, ne justifie nullement le désintérêt qui l’entoure. Il est scientifiquement prouvé que le physique ne fait pas tout ! Cela valant autant chez l’humain que chez l’animal. Pour preuve souvenons-nous du petit primate dénommé le « aye-aye » ; du « blobfish » ce poisson des abysses ; ou encore du « rat-taupe ».  Tous sont très laids, mais tous sont parfaitement connus du grand public grâce, notamment, à la large diffusion de leurs images sur les réseaux sociaux. Faute de pouvoir considérer que la beauté des courbes fait le succès d’un animal, reste à explorer une autre alternative pour comprendre ce qui éloigne tant le pangolin de nos vies.

Ainsi, la seconde hypothèse que nous voudrions soumettre à nos lecteurs est celle de la chance. Oui la chance ! Car en plus de ne pas être de toute beauté, le pangolin n’est pas un chanceux. Tel est en tout cas la thèse que nous soutenons. Nous en voulons pour preuve que même son cousin le Tatou, avec lequel il partage de nombreuses caractéristiques physiques, a eu son heure de gloire médiatique et est tombé dans la postérité collective grâce au célèbre épisode de la série Friends qui a vu Ross, un de ses personnages principaux, prendre les contours de cet animal faute de n’avoir pu revêtir la tenue du père noël.

Disgracieux et malchanceux, il n’en fallait pas davantage pour que le pangolin soit l’oublié du genre humain. Dans ce cadre, et à son corps défendant, la doctrine « administrativiste » ne pouvait que passer à côté d’une étude sur ce sujet.

Après ce long propos liminaire, il nous revient donc le privilège de suivre la piste du pangolin en droit administratif. Disons-le d’emblée, la route a tout d’une voie sans issue. Le chercheur affûté remarquera immédiatement que l’occurrence « pangolin » n’a pas les faveurs des moteurs de recherches juridiques, que la jurisprudence administrative comme judiciaire ignore tout bonnement l’existence de l’animal, et que le pouvoir règlementaire lui a gracieusement octroyé deux arrêtés faiblement éclairants pour notre étude. Quant au législateur et au Conseil constitutionnel, inutile de préciser qu’ils ne se sont jamais penchés sur cette problématique. Bien que la relation entre le pangolin et le droit administratif semble, à ce stade, très ténue, que les sources primaires relatives à la relation qu’entretient l’animal au droit soient faméliques, l’année 2020 laisse entrevoir une petite lumière, nous laissant caresser l’espoir de voir un souffle de droit devant ce paysage de désolation. 

Il y a quelques mois à l’occasion d’une chronique au titre évocateur : « Entre la chauve-souris et le pangolin ? » [1], la Professeure A. Van Lang, faisait rentrer l’animal au Recueil Dalloz. Concomitamment, le Professeur Didier Truchet, dans un article consacré à la crise sanitaire, notait « Il y a six mois, aucun administrativiste français ne connaissait probablement le pangolin »[2]. Le propos rappelait de facto que, désormais, aucun administrativiste ne pouvait plus ignorer l’existence de la bête. 

Ce changement, aussi soudain que curieux, devait répondre à un contexte franchement favorable à la médiatisation du mammifère. Le pangolin, qui a œuvré par sa discrétion pendant tant d’années, étant devenu pour certains l’initiateur, pour ne pas dire l’instigateur, d’un nouveau modèle de gestion de crise sanitaire (I.). Par un système de réciprocité, que les Hommes connaissent et maitrisent à la perfection, le pangolin ne s’affirme pas uniquement comme un constructeur.  Il est aussi au centre d’un mouvement destructeur, de sorte que non content d’avoir initié une révolution juridique en promouvant « l’état d’urgence sanitaire », l’animal se retrouve également « en état d’urgence sanitaire » (II.).

I. Le pangolin instigateur de l’état d’urgence sanitaire

L’intérêt subit pour le pangolin en droit administratif pourrait paraître étonnant. Aucun arrêt du Conseil d’État à signaler au Lebon, aucune thèse consacrée à la question, pas même un petit jugement en vue d’initier la nouvelle passion des juristes pour le mammifère. L’évocation de l’animal dans la doctrine administrative s’inscrit dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Accusé d’avoir provoqué les premières contaminations, le pangolin est par la force des choses le symbole du droit de l’urgence sanitaire (A.). A lui seul, il aura mis à mal des décennies de jurisprudences et autres textes normatifs qui semblaient pourtant vouer à un avenir long et radieux (B.).

A. Le droit administratif victime du pangolin

Au milieu du flot incessant d’informations -et de contradictions scientifiques- portées à notre connaissance ces derniers mois, une annonce a fait l’effet d’une bombe. Selon plusieurs experts le pangolin serait à l’origine de la pandémie qui a frappé notre planète. Certains spécialistes de l’épidémie de Covid-19, souvent intronisés comme tels par les médias, ont mis un point d’honneur à exposer avec clarté la transmission du virus de l’animal à l’Homme. « Au stade actuel de nos connaissances, ce virus est hébergé par des chauve-souris qui sont porteuses saines de la maladie. Il serait devenu contagieux pour l’homme à l’issue d’un passage chez le pangolin. Les pangolins auraient infecté les premiers humains en Chine qui manipulaient ces animaux sur les marchés locaux où ils étaient commercialisés morts » [3].

Le petit mammifère, mal connu, serait en réalité un meurtrier en série qui a rappelé, à l’humanité, avec brutalité que « le monde viral hébergé par les animaux est en effet sans limite »[4]. Une telle constatation tout autant dramatique qu’elle soit, reste bien éloignée du droit administratif et du droit en général.

Le juriste le sait bien, il n’y a point d’effet juridique sans cause et le Pangolin en est manifestement une. Pour comprendre ce syllogisme, que certains jugeront aléatoire, il convient de s’éloigner des contrées merveilleuses du droit administratif pour s’intéresser à d’autres analyses largement transposables à notre sujet.  L’« effet pangolin » sur le droit[5] a été, pour la première fois, évoqué en doctrine par les pénalistes qui ont vu dans le pangolin un détonateur des mesures d’exceptions imposées par l’épidémie et applicables à la procédure pénale. Le Pangolin aurait donc « un effet » avéré sur le droit. Tout osée qu’elle est, l’analyse n’est pas dépourvue de sens. En considérant que le mammifère est la cause de l’épidémie, il est logique qu’il soit de facto celui qui a effectivement initié l’ensemble des mécanismes juridiques qui ont accompagné la crise sanitaire que nous traversons.

A l’origine d’analyses juridiques inédites tant sur le fond que sur la forme, le pangolin ne s’est pas contenté de favoriser des réflexions doctrinales, il a provoqué un grand chambardement du droit administratif allant même jusqu’à mettre en danger l’édifice lentement construit par des années de jurisprudence.

L’on pensait raisonnablement le droit administratif solide, imperturbable, capable d’affronter toutes les situations exceptionnelles, le mammifère nous a prouvé le contraire.

En 1929, Maurice Hauriou expliquait avec une grande assurance que « ce n’est pas d’hier que le Conseil d’État a posé le principe que les pouvoirs de police de l’Administration varient avec les circonstances »[6] . Le Doyen profitait de l’occasion pour souligner que le droit administratif applicable en matière de circonstances exceptionnelles est suffisamment souple et intense pour répondre efficacement à tous les périls. Le postulat quasiment implacable et rarement mis en cause, au fil du temps, devait connaitre une illustration dès les premiers jours de l’épidémie.

Devant l’ampleur du phénomène provoqué par la Covid, un décret en date du 16 mars – se fondant notamment sur la théorie jurisprudentielle des circonstances exceptionnelles- venait réglementer les déplacements, fermer les lieux publics et établissements d’enseignements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus[7]. Les commentateurs pouvaient alors se féliciter de voir -plus de cent après la naissance de l’arrêt Dames Dol et Laurent- les principes fixés par la haute juridiction administrative être toujours aussi utiles à l’intérêt général[8]. Une telle satisfaction, qui pouvait à elle seule justifier les heures passées à étudier et à enseigner le GAJA, devait rapidement laisser place au désenchantement.

Le Pangolin, non content d’avoir poussé le gouvernement français à utiliser une de ces meilleures armes -issue de la tradition jurisprudentielle française-, allait tout bonnement faire passer le remarquable arrêt de 1919 pour une vielle rengaine dépassée. L’augmentation frénétique du nombre de cas de Covid et la violence de l’épidémie poussaient l’État français à mettre de côté la grande théorie administrativiste des circonstances exceptionnelles au profit d’une nouvelle arme juridique, jugée bien plus efficace, bien que contestable[9], celle de l’état d’urgence sanitaire. Le Pangolin devenait celui ayant conduit à l’adoption de la loi du 23 mars 2020 dont d’aucuns ne sauraient méconnaitre ou ignorer les effets sur le droit positif. Effets qui ont été abondamment commentés.

Le Pangolin, dans un contexte inattendu, réussissait même à contredire quelques grands maîtres du droit administratif. Une des plus illustres explications sur les pouvoirs de police proposée par Maurice Hauriou, au début du XXème siècle, faisait ainsi les frais du pangolin. Le Professeur toulousain, fier de la suprématie et de l’adaptabilité du droit administratif, avait énoncé que « chez nous, l’urgence autorise le pouvoir administratif à intervenir d’office et nous usons très peu des lois de circonstance. » Il concluait qu’« il n’y a pas, en somme, grand intérêt pratique à cette différence de régime, car la loi de circonstance ne présente pas beaucoup plus de garanties »[10]. Le propos et toutes les conséquences qui en découlent devaient voler en éclat du seul fait du pangolin.

En diffusant à l’Homme un virus le Pangolin a non seulement provoqué l’adoption d’une loi bien singulière -qui a servi d’assise a une panoplie de mesures règlementaires et de jurisprudences- mais pire encore, il a poussé à l’obsolescence des principes fondateurs du droit administratif que l’on croyait inaliénables et sacrés. « L’ironie de la situation apparaît éclatante : une crise mondiale »[11], et peut-être le déclassement de ce que nous connaissions du droit administratif, provoqués par un pangolin dont personne ne connaissait jusqu’à récemment l’existence.

B. Le droit administratif réinventé grâce au pangolin

A l’image de l’adage populaire, et pour ne pas rester sur une note négative, nous pourrions retenir qu’à tout malheur quelque chose est bon. Car si le Pangolin n’a clairement pas contribué à mettre en évidence l’intemporalité du droit administratif, il a provoqué une véritable remise en cause de la matière.

Le droit administratif accusé par nombre d’étudiants et de praticiens d’être poussiéreux, inintéressant, technique, rébarbatif…, suscitant fréquemment désintérêt et réprobation, a bénéficié d’une médiatisation soudaine grâce au pangolin. Alors que des générations d’enseignants ont cherché, en vain, à passionner les étudiants sur des sujets aussi essentiels que la police administrative, les actes réglementaires, les contrats publics…. le pangolin a réussi l’exploit de mettre au premier plan l’intégralité de ces sujets (et bien d’autres). Mieux encore, ces derniers ont largement été débattus, ils sont sortis du cadre confiné des amphithéâtres et des prétoires pour s’ouvrir au grand public. Autrement dit, par certains aspects, le droit administratif a connu son heure de gloire.

Durant les mois qui viennent de s’écouler aucune émission de télévision, aucun article de presse, aucun français, n’aura ignoré l’acte règlementaire autorisant ou interdisant l’usage de l’hydrochloroquine, la jurisprudence du Conseil d’État sur le port du masque, ou encore les textes règlementaires autorisant, ou interdisant, les déplacements.

L’évocation de tous ces éléments a fait rentrer le droit administratif au panthéon des préoccupations quotidiennes des Français. Quand bien même ceux-ci n’auraient pas eu conscience d’être journalièrement aux prises avec la matière, le droit administratif s’est subrepticement invité dans tous les foyers. De sorte que chacun a, l’espace d’un moment, composé cette doctrine d’un genre nouveau, critiquant -avec ce que nous qualifions de sagesse populaire- les mesures de restriction des libertés publiques, les atteintes à la libre circulation, ou les mesures interférant sur la liberté du commerce et de l’industrie….

Qu’on se le dise, le pangolin a dépoussiéré dans sa forme le droit administratif. Il a permis une nouvelle expression de la matière. Le petit mammifère a contribué à mettre en défaut l’idée selon laquelle « nous vivons dans un pays où la méthode et la plupart des concepts scientifiques, même d’ancienneté séculaire, demeurent incompris de l’écrasante majorité de la population »[12].

D’un point de vue factuel, nombre d’associations, de citoyens, qui ne connaissaient rien au droit s’en sont saisi pour contester les décisions de l’Administration. Loin des théories institutionnelles classiques, les derniers mois ont vu naître de nouveaux acteurs des décisions publiques. Les comités scientifiques, les initiatives citoyennes, les revendications des acteurs économiques et des fonctionnaires, ont plus que jamais impacté les pratiques et décisions de l’Administration. Là est l’œuvre majeure du pangolin, qui mériterait qu’un ouvrage soit consacré à son impact sur la science administrative.

Tous ces éléments absolument passionnants sur la pratique du droit et sa perception ne pèsent pas grand-chose devant la notoriété qu’ont pu connaitre les spécialistes de droit. Science souvent oubliée ou ignorée, les juristes ont eu leur heure de gloire. Phénomène nouveau, les administrativistes ont été invités sur les plateaux de télévisions, dans des émissions radio, signes s’il en était besoin de l’utilité pour le grand public de comprendre et d’appréhender la discipline qui, pendant des mois, s’est dévoilée à eux.

Au niveau du contenu du droit administratif, l’évolution a là encore été remarquable. Dans le prolongement de ce que nous évoquions précédemment, nous pouvons relever que rares auront été les périodes pendant lesquelles le droit aura été autant sollicité. A peu d’occasions le système juridique n’aura été contraint d’être aussi inventif (pour le meilleur mais aussi pour le pire).

Le pangolin aura été le détonateur du changement. Il a profondément impacté le rôle et la fonction de l’Administration, révélant un droit administratif capable de s’adapter aux circonstances. Le droit administratif a été à la fois l’une des belles victimes, mais aussi l’une des grandes victoires du pangolin.

II. Le pangolin en état d’urgence sanitaire

Soufflant un vent nouveau sur le monde juridique, le cas du pangolin n’a finalement pas intéressé grand monde au-delà des effets qu’il a provoqués. Le juriste, autocentré sur les événements, en a oublié de s’intéresser au mammifère, à sa vie, plus globalement aux causes qui ont provoqué son interaction avec le droit administratif. Devenu symbole de l’épidémie, l’animal n’a cessé d’être vilipendé, montré du doigt. Pourtant, derrière l’œuvre du Pangolin se cache une existence méconnue. Martyr de la civilisation, victime des préjugés et des pratiques humaines, le pangolin mériterait une protection plus affirmée de la part du droit administratif (A.). Le petit animal pourrait servir de fondement pour réinventer le rapport entre l’Homme et l’animal (B.).

A. Le pangolin victime du droit administratif

Les lecteurs avisés du remarquable ouvrage d’Henriette Walter et de Pierre Avenas, « L’étonnante, Histoire des noms des mammifères »[13], sont, de longue date, informés des périls qui frappent le pangolin. Les menaces qui touchent l’espèce semblent inhérentes à sa condition. De son allure fébrile au choix de son nom[14],  à son mode de vie et aux intérêts commerciaux qu’ils suscitent, tous les ingrédients sont réunis pour faire du pangolin une espèce menacée.

Et notre petit animal a toutes les raisons, en ce moment, de se mettre en boule contre la gent humaine qui entraine sa disparition, et en fait une des principales victimes du braconnage qui en veut à sa chair et ses écailles (aux supposées vertus médicinales).

A ce stade de nos explications le droit administratif parait bien étranger à cet état des lieux alarmant. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer le titre de ce paragraphe, aucune jurisprudence, aucun texte, aucune déclaration, n’ont poussé à la destruction ou à la capture des pangolins.

Cependant, nous estimons que cet état de fait ne signifie pas pour autant que le droit administratif soit innocent devant les périls rencontrés par l’espèce. Car autant que les actions blâmables, l’inaction peut elle aussi être coupable. A défaut de porter directement atteinte au Pangolin, le droit administratif français s’illustre par son silence face à la mise à mort de l’animal qui, au reste, figure parmi les espèces en voie d’extinction.

Courtisé pour sa chair en Afrique, recherché pour ses écailles en Asie, le petit mammifère est bien éloigné de l’image délétère et dangereuse que l’actualité nous a dépeinte. Il est, pour reprendre la célèbre formule du Professeur René Chapus, davantage « victime que monstre ». A cet égard, si le droit administratif s’inscrit bien dans la tendance protectrice de l’espèce, telle que prônée par les organisations internationales, le droit interne ne brille pas par ses initiatives en ce domaine. Il semble se contenter du minimum.  Les esprits les plus optimistes objecteront que le pangolin ne vit pas en France, qu’il y a déjà fort à faire avec la protection des abeilles, des thons et de tout un tas de petites ou grandes bestioles -dont la préservation laisse également à désirer- et que dans ce cadre l’État français et, a fortiori le droit administratif, n’ont rien à voir avec le génocide animal qui se déroule à plusieurs milliers de kilomètres de notre territoire.

A contrario, les esprits les plus chagrins – catégorie à laquelle nous appartenons- ne pourront que regretter l’absence de signal fort, des autorités nationales, sur ce sujet. Ne pas protéger le pangolin est autant révélateur d’une inaction coupable qu’il symbolise le choix de privilégier d’autres intérêts, notamment économiques, au détriment de problématiques environnementales pourtant nécessaires à la survie de notre espèce.

Nous l’aurons bien compris le pangolin est en réalité une victime collatérale des faiblesses et lacunes de notre droit en matière de protection animale, de nos choix, et de nos priorités. Envisager le droit revient aussi à considérer les choix politiques qu’il met en œuvre et, sur ce point, le cas du pangolin est significatif des limites de nos politiques publiques environnementales et sanitaires. De tels propos alarmistes ont été largement relayés par certaines instances notamment européennes. Il y a peu l’Union plaidait pour un renforcement des mécanismes de sanctions commerciales, en cas de violation aux règles de la Convention internationale sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES)[15]. Pour les instances européennes, une telle exigence « revêt une importance particulière pour la lutte contre le braconnage et le trafic touchant les éléphants, les rhinocéros, les grands félins d’Asie, le bois de rose et les pangolins »[16] et nous pourrions, égoïstement, rajouter pour notre propre bien-être et santé.

Malgré d’importantes avancées, la préservation des espèces en droit interne reste grandement perfectible. Curiosité de l’histoire c’est un animal appartenant à une espèce menacée par l’Homme qui est reconnu coupable, de manière expéditive, d’avoir porté atteinte à la survie de l’humanité[17].

B. Le pangolin sera protégé par le droit administratif

Les lacunes du droit en général et du droit administratif en particulier, le déni et l’inconstance du législateur devant la situation des espèces menacés auront coûté chers à la planète, en même temps qu’elles nous auront questionné sur notre société, notre rapport au monde et à notre environnement. « Outre la souffrance dont a été responsable la pandémie liée au SARS-CoV-2, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur la manière de repenser la vie suite à la rencontre entre l’espèce animale, le pangolin, et l’espèce humaine »[18].

Prenons l’occasion qui nous est offerte pour réfléchir sereinement à notre relation à notre environnement. Démontrons aux autres sciences que le droit est un passage obligé pour envisager un nouveau monde, que notre champ disciplinaire est un acteur du changement et qu’il faut composer avec. Nous ne pouvons que souscrire à l’idée selon laquelle « pour éviter que ne se reproduise une telle catastrophe sanitaire, il paraît indispensable de développer une pensée scientifique capable de répondre aux enjeux nouveaux, en tissant des liens entre toutes les disciplines. »[19].

Rappelons-nous que le pangolin n’est qu’un emblème, un révélateur de notre incapacité à appréhender objectivement et avec lucidité le monde qui est le nôtre. Il démontre à lui seul notre défaillance à anticiper collectivement les enjeux de demain.

L’histoire du pangolin est d’abord celle d’un non-sens écologique fruit d’un cocktail explosif. Elle est le résultat de la pauvreté et de la précarité de populations africaines et asiatiques qui chassent l’animal dans l’espoir de gagner un ou deux dollars. Elle est enfin, le conte malheureux d’une internationalisation du trafic d’espèces protégées que les États, faute d’actions suffisantes, laissent se perpétuer dans un silence meurtrier. L’histoire du pangolin et du Covid doit nous ramener « à la modestie et l’humilité »[20] . Elle doit nous faire prendre conscience qu’en matière environnementale, le déni et le laisser-faire sont coûteux pour notre santé. 

Devant un constat aussi accablant que peut faire le droit administratif ? A notre sens, peu et beaucoup à la fois. Peu d’abord, car indépendamment de nos critiques, le droit administratif est soumis à des forces extérieures contre lesquelles il lui est difficile de lutter. Comment lui reprocher son inaction alors que lui-même est contraint par des textes internationaux, des pratiques commerciales, et des enjeux politiques contre lesquels il est démuni. L’exemple du glyphosate et plus largement des pesticides en aura été un autre illustrateur. Le retour à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques tueurs d’abeilles aura été un cas à la fois symbolique et navrant de l’impuissance du de la protection de l’environnement devant des objectifs économiques et politiques. 

Enfin, nous estimons que le droit administratif peut faire beaucoup. Car le droit administratif n’est pas une discipline commune. Il a cette force, cette capacité d’adaptation, d’évolution, il a ce pouvoir d’accompagner les changements de notre société et les évolutions qui l’entourent. Le passé récent l’a largement démontré.

Nous pouvons décemment considérer et espérer que le cas du pangolin sera l’occasion de réinventer l’avenir, de réinterroger et de créer avec les outils forgés par et pour le droit administratif, les fondements d’une nouvelle approche de la « santé environnementale ». Les avancées sur ce point sont nombreuses et constantes. Grâce à un arsenal juridique dense et fourni les juridictions[21] ont contribué à affirmer l’importance du principe de précaution, imposant des droits et obligations d’un genre nouveau. Ces innovations majeures, bien qu’importantes, restent insuffisantes. Elles doivent être complétées et renforcés. Tel est en tout cas le vœu que nous pouvons faire.

Et le Pangolin dans tout ça ?

Le petit mammifère aura eu, à cause du Covid, son heure de gloire. Il aura bénéficié à quelques égards de la crainte qu’il a suscitée. La Chine, qui pour des raisons culturelles compte parmi les pays les moins enclins à protéger les espèces animales, aura, par la force des choses, modifié au moins temporairement ses positions. Le Gouvernement a tout bonnement « interdit ce qui est un des piliers des traditions de son peuple, la consommation d’animaux sauvages, à la fois pour manger et pour entretenir sa forme sexuelle. »[22]. Et à en croire les premières analyses, le bilan sur la faune se ferait déjà ressentir. Preuve, s’il en était besoin, que des actions juridiques concrètes peuvent corriger les défaillances de l’existant. L’Homme peut, devant et grâce aux périls pour sa vie, modifier ses pratiques et réinventer, même artificiellement, sa relation au monde qui l’entoure.

Ceci étant, et au moment de conclure, il convient d’apporter à nos valeureux lecteurs un éclairage nouveau sur le sujet. Le pangolin dont l’image de marque a été grandement atteinte ne semble plus, selon les dernières instigations, être un vecteur de risque sanitaire. Après un rapport de l’OMS sur les causes de l’épidémie, apparait qu’« aucune preuve n’a été apportée qui vienne confirmer l’hypothèse d’une transmission du virus entre l’homme et l’animal, et le pangolin semble avoir été innocenté ! »[23]. Curieuse affaire que celle du monstrueux pangolin devenu victime.

Et si finalement cette modeste contribution n’avait pas lieu d’être. Le pangolin, pas davantage que la chauve-souris, la grenouille ou la limace, n’a été à l’origine de la remise en cause du droit administratif. La fiction humaine, dont nous nous sommes saisis, aura, une fois n’est pas coutume, pris l’ascendant sur un ensemble d’autres considérations. La fable du Pangolin, de l’humain et du droit, nous aura rappelé que les victimes et les bourreaux ne sont pas toujours là où l’on croit qu’ils sont.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 364.


[1]  A. Van Lang, « Entre la chauve-souris et le pangolin ? », D., 2020, p.1044

[2] D. Truchet « Avant l’état d’urgence sanitaire : premières questions, premières réponses », RFDA, 2020, p.597  

[3] B. Vallat, « Santé animale et santé humaine, même combat », Paysans & société, vol. 382, n° 4, 2020, pp. 18

[4] D. Sicard, « Aux sources de la Covid-19 », Revue Défense Nationale, vol. 833, n°8, 2020, pp. 37

[5] A. Maron, « Procédure pénale – L’effet pangolin », Droit pénal n° 5, Mai 2020, repère 5

[6] CE, 28 févr. 1919, Dol et Laurent : Sirey 1918-19, IIP part., p. 33. – Note s.s. M. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1 : 1929, p. 66).

[7] Décret n°2020-260, 16 mars 2020, portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus du covid-19 : JO 17 mars 2020

[8]  N. Symchowicz, « Urgence sanitaire et police administrative : point d’étape » Dalloz actualité, 31 mars 2020 ; J. Andriantsimbazovina, « Les régimes de crises à l’épreuve des circonstances sanitaires exceptionnelles », RDLF, 2020, chron. n° 20 ; E. Tawil, « Lutte contre le covid-19 : les nouvelles mesures de police administrative restrictives de libertés adoptées par le gouvernement » Gaz. Pal., 24 mars 2020, n° 12, p. 10

[9] A. Levade, « État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception », JCPG, 2020, p.369 , P. Cassia, « L’état d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique », Mediapart, 23 mars 2020

[10] CE, 21 janv. 1921, Synd. des agents généraux des compagnies d’assurances du territoire de Belfort : Sirey 1921, IIP part., p. 33. La jurisprudence administrative de 1892 à 1929, t. 1, comm. ss Hauriou M., p. 189

[11] J.-F. Gayraud, « D’une crise l’autre », Politique étrangère, vol., n° 3, 2020, p. 99

[12] S. Huet, « Sciences, expertises, politiques et Covid-19 », contribution au livre collectif Dessine-moi un Pangolin, édition Au diable vauvert. Blog Sylvestre Huet

[13] H. Walter, P. Avenas, Histoire des noms des mammifères, Robert Laffont, 2003

[14] Le mot nous vient en effet du malais, pang- goling signifiant « celui qui s’en- roule ».

[15] Le 8 juillet 2015, l’Union européenne devenait la 181ème Partie

[16] Annexe de la Proposition de décision du Conseil relative à la position à prendre, au nom de l’Union, lors de la dix-huitième session de la Conférence des parties à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CdP 18), COM(2019) 146, 21 mars 2019

[17] S. Gambardella, « Chronique de droit européen de la biodiversité 2019-2020 », Revue juridique de l’environnement, vol. 45, n°4, 2020, pp. 789-799.

[18] M. Didic, « La « normalité » revisitée : rencontre avec le pangolin », Revue de neuropsychologie, vol. 12, n° 2, 2020, p. 223

[19]  A. Van Lang « Entre la chauve-souris et le pangolin », op.cit.

[20] J. F, Mattéi, « préface », in A. Lami (dir.), La pandémie de Covid les systèmes juridiques à l’épreuve de la crise sanitaire, Larcier, 202, 1p.9

[21] CE 8 oct. 2012, n° 342423, Cne de Lunel

[22] Denhez, Frédéric. « L’économie mondiale grippée », Études, vol. , n° 4, 2020, pp. 65-

[23] Sénat, Compte rendu séance 5 mai 2021, p.3445

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ParJDA

Le requin & le droit administratif

Art. 366.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par M. Vincent VIOUJAS
Directeur d’hôpital, chargé d’enseignement à la Faculté de droit et de sciences politiques d’Aix-en-Provence (AMU), chercheur associé au Centre de droit de la santé (UMR 7268 ADES, AMU/EFS/CNRS)

Au fil des arrêts les plus célèbres du droit administratif, les vipères côtoient les chiens errants, qui eux-mêmes voisinent avec les oiseaux migrateurs[1], sans que l’on n’y rencontre fréquemment de requins. Cette invisibilité peut s’expliquer par une double raison.

D’une part, même si plusieurs dizaines d’espèces différentes vivent près des côtes françaises métropolitaines, les interactions avec l’homme s’avèrent peu nombreuses. Les requins qui peuplent l’Atlantique ou la Méditerranée sont, en effet, inoffensifs et préfèrent, le plus souvent, demeurer dans les eaux profondes[2]. Il peut parfois arriver qu’ils s’échouent sur le rivage, comme ce fut le cas d’un requin bleu près de Capbreton en août 2020, mais le phénomène reste exceptionnel. La situation est revanche différente Outre-mer, au large de la Nouvelle-Calédonie, en mer des Caraïbes[3] et, bien entendu, à la Réunion, où les attaques se concentrent dans l’ouest de l’île comme on aura l’occasion de le voir.

D’autre part, les requins, qui constituent un super-ordre de la sous-classe des poissons élasmobranches au sein des poissons cartilagineux, ne bénéficient que d’une protection juridique très incomplète, et ce alors même que, selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), au moins 11 espèces de requins et de raies (qui appartiennent à la même sous-classe) sont menacées dans les eaux de France métropolitaine[4]. Ainsi, aucun d’entre eux ne fait partie des espèces protégées au sens de l’article L.411-1 du code de l’environnement. En droit international, contrairement aux grands cétacés avec lesquels on les confond souvent[5], ils ne disposent pas d’un instrument de protection spécifique. Au cours des quinze dernières années, la liste des espèces de requins et de raies inscrites à l’annexe II de la Convention internationale sur le commerce des espèces menacées de faune et de flore sauvages (CITES, ou Convention de Washington) a cependant été élargie, non sans vives discussions[6]. Mais le texte ne vise toujours pas les requins bouledogues et requins tigres, qui sont ceux impliqués dans les attaques de requins au large de la Réunion. Il en va de même s’agissant de la Convention de Bonn (1979) sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage. Contrairement à ce qu’une dépêche AFP avait annoncé à tort en novembre 2014, ces deux espèces de requins ne figurent pas dans les annexes de celle-ci. Quant au droit de l’Union européenne, il s’est essentiellement employé à interdire le shark finning, c’est-à-dire la pratique consistant à couper les nageoires de requins, utilisées dans certaines soupes asiatiques ou par la médecine traditionnelle, et à rejeter en mer le reste du corps, le plus souvent vivant[7], sans d’ailleurs que l’on puisse garantir la pleine effectivité de ces mesures[8].

Cette situation illustre parfaitement la logique darwinienne sur laquelle repose la sélection des espèces à protéger. Outre les intérêts scientifiques et les nécessités de préservation du patrimoine naturel, les considérations économiques et financières entrent aussi en ligne de compte…au même titre que le « capital sympathie » de ces différentes espèces[9]. Or le requin ne dispose pas, loin de là, d’une image aussi favorable que le panda, le koala ou encore le bébé phoque. Dans l’imaginaire collectif, nourri par des décennies de films, séries ou bandes-dessinées, il se distingue plus comme un dangereux prédateur que comme un animal menacé d’extinction. Devenu un défenseur de la protection des océans, Peter Benchley, l’auteur du roman Jaws, adapté par Spielberg, a d’ailleurs regretté la description erronée des requins dans cette œuvre de jeunesse qui a sans doute largement desservi leur cause[10]. Cette représentation persistante explique aussi la manière dont ces derniers sont envisagés par le droit administratif

Il n’existe ainsi aucun plan national d’actions (PNA) pour le rétablissement ou pour la conservation des requins[11] et, bien entendu, aucune organisation institutionnelle spécifique (préfet coordonnateur, mission interministérielle…) telle que prévue pour certaines espèces protégées. Leur appréhension par le droit administratif passe donc principalement par la voie contentieuse et ce sont les enseignements de la jurisprudence qui permettront d’en esquisser les contours. De la vingtaine d’arrêts recensés se dégage, par ailleurs, la confirmation que le requin y est essentiellement traité comme une menace pour l’homme, comme le montre l’expression « risque requin » désormais consacrée[12].

Toutes les affaires examinées par le juge administratif portent sur une petite partie du territoire ultramarin de la Réunion, et plus précisément la partie ouest de l’île. Dans un contexte d’augmentation du nombre d’attaques de requins au niveau mondial depuis les années 2000, la Réunion concentre, en effet, environ 6% de celles mortelles, ce qui en fait un des territoires les plus concernés avec les États-Unis, l’Australie et l’Afrique du Sud[13]. Ces attaques, qui impliquent deux espèces de requins macrophages (requins bouledogues et requins tigres), se produisent, le plus souvent, dans le périmètre de la Réserve naturelle maritime (RNM) de la Réunion, créée en février 2007[14], qui occupe environ la moitié de la côte ouest. Or cette dernière regroupe également les principaux spots de glisse et les zones de baignade. De fait, les surfeurs et les body-boardeurs apparaissent surreprésentés parmi les victimes. Ces éléments permettent de comprendre la multiplicité des enjeux en présence : conservation du milieu naturel, préservation de l’ordre public, maintien d’une activité touristique aux retombées économiques importantes et pratique de sports côtiers dans des lieux renommés. Les oppositions ne se limitent d’ailleurs pas à la sphère juridique comme le montre l’implication de certains surfeurs en politique lors des élections municipales de 2014. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant de retrouver systématiquement les mêmes acteurs dans le prétoire : État et collectivités locales, particulièrement la commune de Saint-Leu, associations défendant la cause environnementale et pratiquants des sports de glisse.

Leurs vives confrontations, depuis une dizaine d’années, a donné naissance à une jurisprudence dont les principales lignes directrices procèdent de l’assimilation des requins à un risque vital pour l’homme. Dans une telle situation, les autorités publiques ont l’obligation positive d’agir (I), sous peine de voir engagée leur responsabilité en cas de manquement (II).

I. L’obligation d’agir face au « risque requin »

Les contentieux successifs illustrent parfaitement les inflexions récentes de la jurisprudence en matière de police administrative et d’office du juge des référés. Ainsi, les obligations positives qui pèsent sur les autorités publiques en cas de danger caractérisé pour la vie des personnes (A) peuvent justifier, si elles ne sont pas correctement accomplies, le prononcé d’injonctions par le juge du référé-liberté (B).

A. Le requin, catalyseur de mesures de police administrative

A l’interrogation de savoir si l’autorité de police est libre d’agir, le professeur Truchet répondait, en 1999, « à question classique, réponse classique, confirmée par une jurisprudence peu abondante, mais constante et bien connue : l’administration doit parer aux menaces pour l’ordre public dont elle a connaissance »[15].  Vingt ans plus tard, si la conclusion n’a pas changé, les termes du sujet semblent avoir sensiblement évolué. D’une part, la jurisprudence a été considérablement enrichie dès lors que, sur le terrain indemnitaire, la responsabilité de l’administration est, de plus en plus souvent, recherchée pour sa carence, réelle ou supposée, à mettre en œuvre certaines polices spéciales, par exemple dans le domaine de la pharmacovigilance (Mediator) ou de la matériovigilance (prothèses PIP)[16]. D’autre part, le juge administratif a repris à son compte la technique des obligations positives, forgées par la Cour européenne des droits de l’homme, en considérant que « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut (…) prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence »[17]. Menaçant directement la vie des personnes, les attaques de requins nécessitent ainsi une réaction rapide des détenteurs du pouvoir de police.

En la matière, comme souvent, les regards se sont d’abord tournés vers les maires. Outre le pouvoir de police administrative générale prévu à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales[18], ces derniers exercent, en effet, la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés, en mer jusqu’à une limite fixée à 300 mètres à compter de la limite des eaux[19]. Certains d’entre eux ont ainsi pu prendre des arrêtés interdisant ces dernières[20]. Mais l’exercice de pouvoir de police du maire se heurte ici à une double limite. En premier lieu, seul le représentant de l’État dans le département est compétent pour prendre les mesures relatives à l’ordre, à la sûreté, à la sécurité et à la salubrité publiques, dont le champ d’application excède le territoire d’une commune[21]. En second lieu, l’existence d’un espace naturel protégé (la RNM) empêche les communes de faire appel au public pour réaliser des prélèvements préventifs de requins. Un arrêté en ce sens de la commune de Saint-Leu a ainsi été suspendu par le tribunal administratif de Saint-Denis, ce que le Conseil d’État a confirmé par la suite[22]. Les dispositions de l’arrêté du 21 février 2007 précité interdisent, en effet, en principe, de pratiquer la pêche au sein des zones de protection renforcée et des zones de protection intégrale de la réserve. Si des dérogations sont envisagées, par exemple pour limiter les espèces surabondantes ou éliminer les espèces envahissantes, elles ne peuvent être décidées que par le préfet, d’où l’incompétence de l’autorité municipale.

Les attaques de requins ont ainsi débouché sur une crise institutionnelle opposant certaines communes, à commencer par celle de Saint-Leu, au représentant de l’État, dans un contexte déjà tendu à la suite de la création de la RNM jugée insuffisamment concertée[23]. Plusieurs initiatives ont pourtant été prises rapidement par le préfet de la Réunion : interdiction temporaire de certaines activités nautiques dans les eaux maritimes bordant le littoral, lancement du dispositif vigie-requins visant à mesurer les conditions environnementales favorables aux activités de surf et à mettre en place des équipes de surveillance et d’intervention sur et sous l’eau lorsque ces activités étaient autorisées, création d’un comité réunionnais de réduction du risque requins[24]… Mais l’arrêté du 13 août 2012 comportait également une mesure autorisant le marquage et le prélèvement de deux espèces de requins (requins bouledogues et requins tigres), à des fins scientifiques afin d’évaluer le risque de ciguatéra[25]. Officiellement, selon les services de la préfecture, il s’agissait de disposer d’informations supplémentaires pour savoir si l’interdiction de commercialisation des espèces de poissons concernés, privant la pêche de tout débouché commercial, devait être maintenue, ou s’il était possible d’envisager de les réintroduire dans l’alimentation des réunionnais. Officieusement, il est tentant d’y voir une légitimation de façade pour justifier le prélèvement des requins à l’origine des attaques depuis 2011[26]. Sans se prononcer sur le détournement de pouvoir, le juge administratif, saisi par plusieurs associations de défense de l’environnement, a néanmoins suspendu la disposition en estimant disproportionnée l’autorisation de prélèvement dans les zones de protection renforcée de la RNM par rapport aux buts poursuivis par le préfet[27]. C’est donc le droit applicable à la réserve, et lui seul[28], qui est venu au secours des requins, tout en exacerbant les tensions entourant la création de cette dernière.

Dans ces conditions, outre une procédure visant à obtenir l’annulation du refus implicite opposé par le premier ministre à sa demande d’abrogation du décret du 21 février 2007, qui ne nous intéresse pas directement ici[29], la commune de Saint-Leu, connue des surfeurs pour sa déferlante à gauche, n’a pas hésité à mobiliser ce que la doctrine a, par la suite, proposé de qualifier de « référé liberté pour autrui »[30]. Elle a ainsi saisi le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis, sur le fondement de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, d’une demande tendant à enjoindre au préfet de La Réunion d’autoriser la pêche de requins-bouledogues adultes, y compris dans le périmètre de la RNM, de prendre sans délai toute mesure utile afin d’encourager le prélèvement de requins de cette espèce et de déterminer, dans une décision ultérieure, les mesures complémentaires pouvant être rapidement mises en œuvre pour réduire le risque d’attaques de ces requins, telle l’installation de filets et de dispositifs de pêche adaptés. Le contentieux qui en a résulté a apporté d’utiles précisions sur l’office du juge du référé-liberté lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale.

B. Le requin, révélateur de l’office du juge du référé-liberté

La diversité des mesures que le juge du référé-liberté peut ordonner, sur le fondement de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, est considérable, afin de sauvegarder une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale[31]. Comme rappelé précédemment, depuis la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine, il peut également être saisi, au nom du droit au respect de la vie, en cas de carence grave de l’autorité de police et prescrire, dans ce cadre, toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de celle-ci[32]. En outre, l’intervention du juge est envisagée de manière séquencée puisque qu’il peut, le cas échéant, après avoir ordonné des mesures d’urgence, « décider de déterminer dans une décision ultérieure prise à brève échéance les mesures complémentaires qui s’imposent et qui peuvent être très rapidement mises en œuvre ». Dans l’affaire en question relative aux travaux entrepris sur la dalle des Halles au-dessus d’un magasin de prêt à porter d’une célèbre chaîne suédoise, le Conseil d’État avait considéré que les circonstances ne faisaient pas apparaitre de danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes.

Cette jurisprudence a connu un premier usage très médiatisé lorsque le juge des référés, saisi par la section française de l’Observatoire international des prisons, a ordonné à l’administration pénitentiaire de procéder, dans un délai de dix jours, à la détermination des mesures nécessaires à l’éradication des animaux nuisibles présents dans les locaux du centre pénitentiaire des Baumettes[33]. Mais, en l’espèce, la carence de l’autorité publique exposait les personnes détenues à être soumises, de manière caractérisée, à un traitement inhumain ou dégradant davantage qu’elle ne créait un danger imminent pour leur vie. L’intervention du juge administratif, sur saisine de la commune de Saint-Leu, constitue ainsi la première mise en œuvre pratique de la jurisprudence Ville de Paris et SEM Pariseine sur le fondement du droit à la vie. Recensant les différentes attaques survenues depuis 2011, dont la dernière concernait une adolescente se baignant à proximité du rivage, le Conseil d’État estime, en effet, que l’existence d’un tel risque mortel « révèle un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, qui excède ceux qui peuvent être normalement encourus lors de la pratique d’une activité sportive ou de loisirs par une personne avertie du risque pris »[34]. Cette situation, qualifiée d’exceptionnelle, impose donc aux autorités publiques de déterminer d’urgence les mesures de leur compétence de nature à réduire ce danger, le juge du référé-liberté pouvant prescrire des mesures de sauvegarde en cas de carence.  A cet égard, l’ordonnance du 13 août 2013 comporte trois enseignements importants.

En premier lieu, le Conseil d’État indique que les mesures en question doivent porter effet dans un délai très bref. Cette exigence d’immédiateté se conçoit parfaitement dès lors que le juge du référé-liberté demeure un juge de l’urgence. Elle peut ainsi être rapprochée du délai de 48 heures qui lui est, en principe, imparti pour statuer. Comme l’écrit le professeur Le Bot, « en fixant au juge un délai de jugement aussi bref, la loi recherche un résultat instantané »[35]. A ce titre, les mesures de prélèvements de requins ou d’installation de dispositifs limitant leur incursion dans certaines zones réclamées par la commune de Saint-Leu ne sont pas susceptibles de produire des effets favorables rapidement. Elles ne peuvent donc pas être prescrites par le juge du référé-liberté, ce que le Conseil d’État a, de nouveau, confirmé plus récemment[36].

En deuxième lieu, la carence des autorités de police compétentes et l’atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie en résultant sont appréciées après un examen détaillé des mesures envisageables et de celles déjà mises en œuvre ou annoncées. Dans l’affaire Ville de Paris, le rapporteur public avait mis en garde le Conseil d’État sur ce point : « votre crédibilité est aussi en jeu : il faut enjoindre ce qui peut être raisonnablement fait par l’administration, en évitant le trop-plein contentieux et la délivrance de prestations irréalistes »[37]. Se référant à des études comparatives internationales, l’ordonnance du 13 août 2013 détaille ainsi les actions susceptibles de réduire, en tout ou partie, les risques d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle des baigneurs ou des pratiquants de sports nautiques. Elle insiste également sur les décisions intervenues dans l’intervalle. Le préfet de la Réunion avait, en effet, pris un arrêté, le 26 juillet 2013, interdisant temporairement la baignade et certaines activités nautiques, sauf dans le lagon et certaines zones aménagées et surveillées. Mais le juge ne se limite pas à considérer les mesures d’ores et déjà formalisées ou entrées en vigueur. Il accepte aussi de prendre en compte les engagements exprimés par les autorités publiques. L’ordonnance se réfère ainsi à l’annonce, faite par voie de presse, de prélèvements à intervenir et à la promesse d’un plan comportant diverses autres mesures et études en vue de diminuer les risques d’attaques de requins.

Ce n’est donc qu’après s’être livré à cet examen complet que le Conseil d’État conclut que, compte tenu de l’exigence d’effet immédiat rappelée plus haut, seules les mesures d’interdiction de baignade et d’activités nautiques sont de nature à produire des effets à court terme. Cela suppose néanmoins que ces interdictions soient respectées, ce qui implique une large diffusion de l’information, à destination non seulement de la population permanente mais aussi des personnes ne résidant pas habituellement dans l’île, et donc une signalisation adaptée. Par conséquent, il enjoint à l’autorité préfectorale, dans un délai de dix jours, de s’assurer que les interdictions de baignade et d’activités nautiques et les risques encourus par leur non-respect font l’objet d’une information suffisante. Il précise, par ailleurs, que celle-ci doit être réalisée « d’une part, sur les lieux où ces interdictions s’appliquent et, d’autre part, par les voies de communication les plus appropriées, à destination de l’ensemble des populations concernées dans le département ».

En troisième lieu, l’ordonnance du 13 août 2013 indique que, s’il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative, « il ne peut se borner à fixer un objectif général sans préciser les domaines dans lesquels des mesures pouvant porter effet dans un bref délai doivent être prises ». L’injonction doit donc être précise, ce qui n’était pas le cas de celle prononcée par le juge des référés du tribunal administratif de Saint-Denis qui portait, de manière générale et, somme toute, assez vague, sur « la détermination des mesures nécessaires pour prévenir le risque d’attaques de requins-bouledogues adultes, (…) sans exclure des actions de pêche ou de prélèvement d’individus de cette espèce »[38].

La jurisprudence Commune de Saint-Leu a donc apporté des précisions essentielles sur l’office du juge du référé-liberté. Les trois aspects évoqués ont, en effet, connu une importante postérité. L’exigence d’immédiateté a, tout d’abord, été systématiquement rappelée par la suite et vient singulièrement limiter ce qu’il est possible de demander au juge des référés sur le fondement de l’article L.521-2. Ainsi, sollicité à plusieurs reprises en matière de surpopulation carcérale et de vétusté et d’insalubrité des établissements pénitentiaires, le Conseil d’État a écarté, faute de produire un effet à bref délai, les demandes tendant à la réalisation de travaux de réfection[39] et, plus largement, toutes les demandes relatives à des « mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique »[40]. De même, à propos de la « jungle de Calais », il a estimé que les seules mesures réalisables dans un bref délai portent sur la création de points d’eau supplémentaires, la mise en place d’un dispositif de collecte des ordures, le nettoyage du site et la création d’accès aux services d’urgence[41].

S’agissant de l’appréciation de la carence des autorités publiques et de l’illégalité manifeste de l’atteinte au droit à la vie, le raisonnement déployé dans l’ordonnance du 13 août 2013 a été confirmé et précisé à l’occasion des recours suivants. Comme indiqué précédemment, le souci de réalisme guide le juge administratif depuis l’origine. L’ordonnance en question tenait ainsi compte des mesures déjà adoptées par l’autorité administrative compétente, et même de celles simplement annoncées mais non mises en œuvre à la date du jugement. En d’autres termes, « la notion de mesures recouvre non seulement les actes déjà accomplis mais aussi les engagements qui, ayant été pris par l’administration, devraient à l’avenir porter leurs fruits »[42]. Mais, le Conseil d’État ne faisait pas expressément référence aux moyens dont cette autorité dispose comme critère d’appréciation. Cette mention figure expressément dans l’ordonnance rendue à propos de la maison d’arrêt de Nîmes[43] et revient désormais de manière systématique.

Ces deux éléments – conception souple des mesures entreprises et prise en considération des moyens dont dispose l’administration – ont été rappelés à l’envi à l’occasion de la cascade de référés-libertés formés dans le cadre de la crise sanitaire, depuis mars 2020. On se souvient, en effet, que l’une des premières ordonnances rendues écartait la demande de confinement total strict de la population notamment faute de pouvoir assurer un ravitaillement à domicile, compte tenu des moyens disponibles. Ces derniers justifiaient également que soit rejetée celle tendant à enjoindre au premier ministre de prendre les mesures réglementaires propres à assurer un large dépistage des personnels médicaux[44]. Le Conseil d’État ne s’est pas départi de cette grille d’appréciation lors de l’examen des nombreux autres recours dont il a ensuite été saisi[45]. Quant à la confiance accordée aux annonces des autorités publiques, elle a souvent reposée sur les engagements exprimés oralement au cours des débats, comme le reconnaît le président Stirn qui y voit une « démarche constructive »[46]. Mais, pour conclure sur ce point, il importe de souligner que c’est précisément parce que l’office du juge du référé-liberté est limité qu’il ne permet pas, par exemple, de mettre fin à des conditions de détention contraires à la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui a entraîné la condamnation de la France pour manquement à l’article 13 de ce texte[47]

Enfin, l’exigence de précision conduit le juge administratif à se situer sur une ligne de crête, pour reprendre une formule chère au président Lasserre[48]. L’ordonnance du 13 août 2013 s’efforçait, en effet, de tracer une voie médiane entre une injonction à portée générale, telle que celle prononcée en première instance, et la nécessité de ne pas se substituer à l’administration. A y regarder de plus près, il semble néanmoins que, comme l’observe Julia Schmitz, « les ordonnances prises par le juge du référé-liberté fixent un mode d’emploi de plus en plus précis à destination de l’administration, lui imposant les fins et les moyens, les moments et les manières de décider »[49]. La formule selon laquelle « il n’appartient pas au juge des référés de déterminer les mesures à prendre à la place de l’autorité administrative » apparaît donc plus cosmétique que réellement opératoire.

En définitive, le contentieux entre la commune de Saint-Leu et le préfet de la Réunion a posé les bases d’une transformation de la finalité de l’intervention du juge du référé-liberté, au risque de devenir une « sorte d’auxiliaire de la police administrative dont il s’efforce d’améliorer l’efficacité »[50] au nom du respect au droit à la vie, tout en en définissant des limites confirmées et précisées par la suite. Par leur nombre et leurs conséquences potentielles sur la vie quotidienne de millions de personnes, les recours formés depuis mars 2020 n’ont fait qu’amplifier et mettre en évidence un mouvement entamé depuis plusieurs années. De là à dire que la crise des requins a servi de terrain d’expérimentation à celle du pangolin, il y a un pas que nous ne nous risquerons pas à franchir, ne serait-ce que parce que les accusations portées contre ce dernier animal n’ont, à ce jour, toujours pas été prouvées avec certitude…

II. La responsabilité des autorités de police face au « risque requin »

Sur le plan indemnitaire, la carence des autorités de police est susceptible d’engager leur responsabilité en cas de dommage et il semble même que les exigences du juge administratif en la matière soient moins élevées que dans le contentieux de la légalité[51]. Comme indiqué dans les paragraphes précédents, à la Réunion, les autorités locales ne sont pas demeurées inactives : interdiction de la baignade et des activités nautiques dans certaines zones, lancement de plusieurs études et projets de recherches, mise en place de filets anti-requins couplée avec une surveillance renforcée, programme de pêche de protection[52]…De fait, les bases de jurisprudence ne recensent qu’une seule affaire, largement commentée, où un surfeur, victime d’une attaque de requin, le 5 août 2012, à la suite de laquelle il a dû subir une amputation de la main et du pied droits, recherchait la responsabilité de l’État en invoquant la carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative[53]. L’échantillon d’analyse du régime de responsabilité applicable apparaît donc singulièrement réduit. Pour autant, ce cas d’espèce présente l’intérêt de mettre en évidence les conditions d’engagement de la responsabilité administrative.

L’acceptation du « risque requin » constitue une exception à un tel engagement (A) tandis que l’imprudence de la victime est de nature à exonérer, en tout ou partie, l’administration (B).

A. L’acceptation du « risque requin » comme exception

Dans l’affaire en question, l’action de la victime et de la famille était dirigée contre l’État auquel il était en particulier reproché une carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice du pouvoir de substitution au maire prévu à l’article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales. Le lieu de l’accident se situait, en effet, sur une partie du rivage considérée comme dangereuse et au sein de laquelle le maire de Saint-Leu avait interdit la baignade par arrêté en date du 1er mars 2011. Cette interdiction était matérialisée sur place par un panneau mentionnant « baignade interdite, site dangereux, accès à vos risques et périls », mais ne signalant pas explicitement le « risque requins ». Les requérants estimaient ainsi que l’information sur les dangers identifiés n’étant pas suffisante, le préfet aurait dû se substituer au maire défaillant en vertu de l’article L.2215-1.

Cette stratégie contentieuse peut susciter un certain scepticisme. La responsabilité de l’État en raison des dommages causés aux tiers du fait de la décision du préfet de ne pas se substituer au maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police n’est, en effet, engagée qu’en cas de faute lourde[54], ce qui semblait peu évident dans le cas d’espèce. Mais, en toute hypothèse, elle suppose aussi naturellement qu’il y ait une carence de l’autorité municipale dans l’exercice de son pouvoir de police. Les requérants pouvaient ici se prévaloir de deux arguments. D’une part, si la jurisprudence considère, de longue date, qu’il incombe au maire de signaler spécialement les dangers qui excèdent ceux contre lesquels les intéressés doivent normalement se prémunir[55], elle semble plus exigeante, depuis quelques années, en matière de police de baignades et des activités nautiques. Ainsi, a été jugée fautive la commune ayant apposé des panneaux prévenant les baigneurs de la présence de dangers à certaines périodes de l’année, sans préciser aux usagers « la nature des risques contre lesquels ils devaient se prémunir »[56]. D’autre part, l’ordonnance du 13 août 2013, dont il a été largement question dans la partie précédente, enjoignait à l’autorité préfectorale de mettre en place une signalisation adaptée des interdictions ou des limitations de baignade et d’activités nautiques, « en précisant clairement la nature des risques ». Au regard de ces différents éléments, il paraissait donc envisageable de démontrer le caractère insuffisant de l’information mise en œuvre par la commune.

Telle n’a cependant pas été la solution retenue par les juges du fond[57]. Ces derniers n’ont, en effet, pas relevé une quelconque carence quant au caractère approprié de l’affichage sur des dangers identifiés. L’argumentaire du pourvoi en cassation devant le Conseil d’État revenait ainsi, selon la formule du rapporteur public, « à considérer qu’une interdiction de police stricte et correctement indiquée et matérialisée, mais non motivée, ne suffit pas à prévenir la pratique interdite totalement en raison de la gravité du risque encouru ». Mais, alors que ce dernier concluait à l’erreur de qualification juridique de la cour administrative d’appel (CAA), la variété des causes de danger semblant, à ses yeux, devoir imposer de spécifier la nature du danger en question s’agissant d’attaques de requins, par nature imprévisibles et irrépressibles, la Haute juridiction ne l’a pas suivi sur ce point. Faut-il y voir une remise en cause des inflexions jurisprudentielles précitées, qui, il est vrai, portaient toutes sur des affaires où la baignade n’était pas strictement interdite ? En réalité, comme l’indique Nicolas Polge dans ses conclusions, l’arrêt de la CAA de Bordeaux doit plutôt être compris comme reposant sur l’exception de risque accepté pour expliquer le rejet de la carence.

Selon une présentation doctrinale classique, l’exception de risque accepté fait partie, avec l’exception d’illégitimité et celle de précarité, des exigences tenant à la situation de la victime qui, alors même que les conditions d’engagement de la responsabilité sont réunies, conduisent à écarter le droit à réparation s’il n’est pas justifié qu’il soit reconnu à celle-ci[58]. En d’autres termes, « l’acceptation des risques ne gomme ni la faute, ni le préjudice » mais « elle empêche simplement la victime de se prévaloir utilement de ceux-ci »[59]. Ainsi, le préjudice résultant d’une situation à laquelle cette dernière s’est sciemment exposée n’ouvre pas droit à réparation[60].

En l’espèce, le tribunal administratif, puis la CAA, commencent par rappeler la réglementation en vigueur et le fait que le panneau affiché indiquait sans ambiguïté la dangerosité du lieu, même si la nature du danger n’était pas précisée, et la stricte interdiction de la baignade. Après avoir conclu à l’absence de carence de la signalisation, un paragraphe est consacré à la situation de victime : surfeur expérimenté, connaissant le spot et qui ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins puisqu’il résidait dans l’île depuis de nombreuses années et que les autorités locales avaient largement communiqué sur le sujet. A ce titre, selon la cour, l’accident survenu, alors qu’il « se devait de se prémunir par un comportement prudent et adapté aux circonstances dans laquelle il pratiquait son activité sportive, ne peut être attribué et imputable qu’à sa seule imprudence ». Pour citer à nouveau le rapporteur public, « on peut accepter de regarder ces motifs sur l’exonération de toute responsabilité de l’administration comme ne faisant pas déjà double emploi avec les motifs relatifs à l’absence de carence de la commune et donc de faute du préfet dans l’exercice de son pouvoir de substitution, car ils ne sont pas sans lien les uns avec les autres, à travers la question du caractère suffisant de l’information accessible à M. B…. sur la nature du danger existant »[61].

Ainsi, loin d’être superfétatoire, le motif se référant à l’exception de risque accepté permet d’ajuster l’étendue de l’obligation pesant sur les autorités de police en termes de signalisation aux connaissances préalables de la victime. Sur ce point, les éléments avancés prennent principalement en compte la situation subjective de celle-ci (expérience, antériorité de la résidence à la Réunion, ampleur des informations diffusées par la commune et par la préfecture…) pour en déduire qu’elle ne pouvait ignorer les risques d’attaques de requins auquel elle s’exposait en pratiquant le surf à cet endroit. Reprenant ce solide argumentaire, le Conseil d’État, qui laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond le soin de déterminer si la victime s’est sciemment exposée à un risque de dommage, a estimé que l’arrêt n’était pas entaché de dénaturation. Dès lors, comme une partie de la doctrine l’a relevé, ce sont surtout les circonstances particulières de l’affaire qui, par le recours à l’acceptation des risques, justifient que l’information délivrée ait été jugée suffisante[62].

Néanmoins, la mention de « l’imprudence de la victime », retenue tant par les juges du fond que par le Conseil d’État, met en évidence l’ambiguïté persistante qui entoure l’usage de l’exception de risque accepté en jurisprudence, tant et si bien que certains auteurs ont considéré que seul le souci de préserver les deniers publics donnait à celle-ci sa cohérence[63]. Même si elle est plus fréquemment utilisée en matière de responsabilité sans faute, dans le cadre de la responsabilité pour faute, les arrêts évoquent, en effet, fréquemment l’imprudence fautive de la victime. Comme l’écrit le professeur Belrhali, « on glisse ainsi du préjudice non réparable à la détermination des causes du dommage » et le juge raisonne alors plutôt en termes de cause exonératoire[64].

B. L’imprudence fautive de la victime du requin comme cause exonératoire

Dans la présente affaire, aucune faute des autorités de police n’a été reconnue, que ce soit en termes de signalisation, comme indiqué précédemment, ou du fait de l’absence de réalisation de prélèvements. La formulation de la CAA de Bordeaux pouvait sembler difficilement intelligible sur ce point précis, comme l’admet le rapporteur public, mais le Conseil d’État prend le soin d’écarter comme inopérant le moyen tiré de ce que le préfet de la Réunion aurait commis une faute en n’ordonnant pas des prélèvements de requins pour réduire le danger[65]. Seules des conjectures peuvent donc être faites sur l’exonération de la responsabilité de l’administration à laquelle l’imprudence de la victime aurait pu conduire.

Il n’en demeure pas moins que, sauf en matière de harcèlement moral, la faute ou le fait de la victime constitue un élément totalement ou partiellement exonératoire de responsabilité[66]. De fait, l’imprudence fautive de celle-ci est fréquemment retenue s’agissant d’accidents survenus au cours d’activités de pleine nature, à l’image du ski hors piste[67]. Les juges se réfèrent aussi souvent à la connaissance des lieux par la victime pour conclure qu’elle n’a pas fait preuve de la prudence qui s’imposait normalement à elle[68].

Pour en rester aux baignades et autres activités nautiques, une abondante jurisprudence s’efforce de départager ce qui relève du comportement de la personne concernée et de celui de l’autorité de police. A titre d’exemple, est fautif le maire qui a omis de matérialiser des zones surveillées et non surveillées sur un plan d’eau et d’avertir du danger que présente le fait de plonger d’un ponton installé dans une eau peu profonde, mais la responsabilité de la commune est atténuée par le fait que la victime a commis une grave imprudence en plongeant sans s’assurer qu’elle pouvait le faire sans risque[69]. Ce cas d’espèce présente par ailleurs l’intérêt de mettre en évidence les éléments pris en compte par le juge pour apprécier le comportement en question. A la comparaison in abstracto avec le standard du pratiquant idéal[70] s’ajoutent, en effet, des considérations plus subjectives tels qu’ici l’âge et la qualité professionnelle de l’intéressé.

A n’en pas douter, les éventuels contentieux indemnitaires futurs à la suite de dommages provoqués par des attaques de requins ne feront pas l’économie d’une analyse du comportement de la victime. Dans la seule affaire examinée à ce jour, la faute de celle-ci semblait assez évidente. Outre son expérience et sa connaissance des lieux et des risques encourus, le malheureux surfeur était, en effet, en infraction avec les mesures de police qui prescrivaient une interdiction absolue de la baignade. D’autres configurations (pratiquant plus jeune, simplement de passage dans l’île…etc) pourraient toutefois conduire à des solutions différentes puisque ne saurait être qualifié de fautive la prise d’un « risque mesuré, justifié par les circonstances »[71]. Sans naturellement souhaiter une telle issue, notons, pour conclure, que le surf est de nouveau autorisé dans le cadre d’une zone d’expérimentation opérationnelle sur le site de Saint-Leu[72].

En définitive, la représentation populaire des requins dessert certainement la cause de ces animaux qui ne disposent pas d’une protection adaptée aux menaces qui pèsent sur la survie de certaines espèces. Mais, pour le juriste, elle présente l’avantage de fournir une parfaite illustration de la manière dont le droit administratif appréhende un risque jugé vital, à la fois sous la forme d’une obligation d’agir pour les autorités de police et d’une cause d’exclusion ou d’exonération de responsabilité en cas d’imprudence, respectivement non fautive et non fautive, de la victime.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 366.


[1] Respectivement CE, 6 févr. 1903, Terrier ; CE, 4 mars 1910, Thérond et CE, sect., 3 déc. 1999, Ass. ornithologique et mammologique de Saône-et-Loire, n°199622.

[2] La dernière attaque de requin en Méditerranée remonte à 1989 et la victime était un plongeur-chasseur ayant de nombreux poissons morts accrochés à sa ceinture.

[3] Ont ainsi été recensées récemment l’attaque d’un baigneur, au large de l’îlot Maître (févr. 2021), d’un plongeur au nord d’Ouvéa (mars 2021) et d’une nageuse au large de Saint-Martin (déc. 2010).

[4] La liste rouge des espèces menacées en France, UICN France, 2013. Au niveau mondial, l’UICN considère que 36% des requins et des raies sont menacés d’extinction (liste rouge 2021).

[5] Il s’agit de la Convention internationale pour la règlementation de la chasse à la baleine, adoptée à Washington le 2 décembre 1946.

[6] En 2019, par exemple, le requin taupe-bleu et le petit requin taupe y ont été ajoutés. La CITES, adoptée en 1973, ne constitue pas un traité global de protection des espèces sauvages mais vise simplement à réglementer le commerce international des espèces menacées. Celui-ci n’est interdit, sauf circonstances exceptionnelles, que pour celles inscrites à l’annexe I. Sur le sujet, v. M. Morin, « Les requins, la CITES et la FAO », Neptunus, Université de Nantes, vol. 26, 2020/1 (en ligne).

[7] Règlement (CE) n°1185/2003 du Conseil du 26 juin 2003 relatif à l’enlèvement des nageoires de requin à bord des navires, modifié par le Règlement (UE) n °605/2013 du Parlement européen et du Conseil du 12 juin 2013. Sur les limites de la version de 2003 et les raisons ayant conduit à sa révision, v. Ph. Billet, « On achève bien les requins… », Environnement, 2012, alerte 81.

[8] Lorsque les navires battant pavillon d’un État membre capturent, détiennent à bord, transbordent ou débarquent des requins, l’État membre du pavillon doit soumettre chaque année un rapport à la Commission sur la mise en œuvre du règlement au cours de l’année précédente, et en particulier la façon dont il a contrôlé le respect du règlement. Plusieurs États membres côtiers ne remplissent pas cette obligation.

[9] Ph Billet, « Au secours ! Darwin revient. De la sélection des espèces à protéger », Environnement, 2012, alerte 38.

[10] V. son livre Shark trouble, Random House, 2002.

[11] Dispositif prévu à l’article L.411-3 du code de l’environnement, v. note du 9 mai 2017 relative à l’élaboration des plans nationaux d’actions.

[12] L. Peyen, « Le risque requin, le droit et la société : scolies sur l’encadrement d’un risque naturel », Dr. adm., 2016, étude 2.

[13] Les développements de ce paragraphe ont été nourris par l’excellent article (en ligne) de F. Taglioni et S. Guiltat, « Le risque d’attaques de requins à la Réunion », EchoGéo, avr. 2015.

[14] Décret n°2007-236 du 21 févr. 2007 portant création de la réserve naturelle nationale marine de la Réunion.

[15] D. Truchet, « L’autorité de police est-elle libre d’agir ? », AJDA, 1999, n° spéc., p.81.

[16] V. plus largement sur le sujet, M. Deguergue, « La responsabilité du fait des activités de police » in Ch. Vautrot-Schwarz, dir., La police administrative, PUF, coll. Thémis, 2014, p.221.

[17] CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 ; RFDA, 2012, p.269, concl. D. Botteghi.

[18] « La police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique ».

[19] Art. L.2213-23 CGCT.

[20] TA Saint-Denis, 18 avr. 2013, n°1200016 : rejet de la demande de suspension de l’arrêté municipal d’interdiction de baignade sur le plan d’eau de la plage de Boucan Canot, mesure jugée proportionnée à l’objectif de sécurité publique poursuivi.

[21] 3° de l’article L.2215-1 CGCT.

[22] TA Saint-Denis, 7 juin 2013, n°1300707 ; CE, réf., 30 déc. 2013, Commune de Saint-Leu, n°369628.

[23] Pour une analyse complète des faiblesses du processus de gouvernance de ce projet et des oppositions entre les élus, les services de l’État, les pratiquants de sports côtiers et les associations de défense de l’environnement, poursuivant tous des intérêts différents, v. F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.13 et s.

[24] Devenu, en 2016, le centre de ressources et d’appui (CRA) pour la réduction du risque requin. Pour un bilan de ses actions, v. Préfecture de la Réunion, CRA – Bilan et perspectives, 2019.

[25] La ciguatéra est une forme d’intoxication alimentaire due à l’ingestion d’une toxine accumulée dans la chair de certains poissons se nourrissant d’une microalgue présent dans les récifs coraliens.

[26] V. en ce sens, dénonçant l’artifice de la mesure, Ph. Billet, « On achève bien les requins… », op. cit.

[27] TA Saint-Denis, 27 sept. 2012, n°1200779 et 1200800.

[28] V. L. Stahl, « Les requins dans l’onde du droit », RJE, 2013, p.81.

[29] CE, 19 déc. 2014, Commune de Saint-Leu, n°381826 ; AJDA, 2015, p.933, note A. Van Lang : rejet, le Conseil d’État précisant à cette occasion qu’une demande d’abrogation d’un décret de classement d’une réserve naturelle nationale doit être regardée comme une demande de déclassement.

[30] X. Dupré de Boulois, « Le référé liberté pour autrui », AJDA, 2013, p.2137 : comme le précise l’auteur, le juge des référés accepte de connaître d’actions engagées par des personnes en vue de préserver les libertés fondamentales d’autres personnes, d’où la dénomination de « référé liberté pour autrui ».

[31] Pour un bilan v. O. Le Bot, « Vingt ans de référé liberté », AJDA, 2020, p.1342.

[32] Seul le droit à la vie, dont il est question dans les recours relatifs aux attaques de requins, sera évoqué ici. Pour une analyse plus large portant sur l’ensemble des libertés fondamentales invocables dans le cadre d’un référé-liberté, v. C. Friedrich, « Le référé-liberté en carence de l’administration », RDP, 2018, p.1297.

[33] CE, ord., 22 déc. 2012, Section française de l’OIP, n°364584 ; D., 2013, p.1304, note J.-P. Céré, M. Herzog-Evans et E. Péchillon ; JCP A, 2013, 87, note O. Le Bot.

[34] CE, ord., 13 août 2013, Commune de Saint-Leu, n°370902 ; AJDA, 2013, p.2104, note O. Le Bot.

[35] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes : les limites de l’article L. 521-2 », AJDA, 2017, p.2540.

[36] CE, ord., 25 juill. 2019, Ass. Océan prévention Réunion et autres, n°432876. Figurent cette fois parmi les requérants une école de surf et un commerce d’accessoires pour activités nautiques.

[37] D. Botteghi, « Référé liberté et référé conservatoire en cas de menace pour la sécurité. Conclusions sur CE, sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris et SEM Pariseine, n°353172 », RFDA, 2012, p.269.

[38] TA Saint-Denis, ord., 19 juill. 2013, n°1300885.

[39] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, n°392043 ; AJDA, 2015, p.2216, note O. Le Bot. S’agissant de l’atteinte portée au droit à la vie, le Conseil d’État ordonne, en revanche, à l’administration pénitentiaire de mettre en œuvre trois injonctions figurant dans le dernier rapport de la commission départementale pour la sécurité contre les risques d’incendie.

[40] CE, ord., 28 juill. 2017, Section française de l’OIP, n°410677 ; AJDA, 2017, p.2540, note O. Le Bot.

[41] CE, ord., 23 nov. 2015, Ass. Médecins du monde, n°394540 ; AJDA, 2016, p.556, note J. Schmitz ; RDSS, 2016, p.90, note D. Roman et S. Slama.

[42] O. Le Bot, « Référé-liberté à la maison d’arrêt de Fresnes… », op. cit.

[43] CE, ord., 30 juill. 2015, Section française de l’OIP, op. cit.

[44] CE, ord, 22 mars 2020, Syndicat des jeunes médecins, n°439674 ; AJDA, 2020, p.851, note Ch. Vallar ; AJCT, 2020, p.175, note S. Renard ; D., 2020, p.687, note P. Parinet-Hodimont ; JCP G, 2020, 434, note O. Le Bot.

[45] Parmi une abondante bibliographie, v. C. Broyelle, « Regard sur le référé-liberté à l’occasion de la crise sanitaire », AJDA, 2020, p.1355.

[46] B. Stirn, « Le référé et le virus », RFDA, 2020, p.634 : « Les débats au cours de l’audience publique ont souvent permis à cette dernière (l’administration) de préciser et d’amplifier son action ».

[47] CEDH, 30 janv. 2020, n°9671/15, J. M. B. c/ France ; AJDA, 2020, p.1064, note H. Avvenire ; D., 2020, p.753., note J.-F. Renucci : v. en particulier les &217 et 218 où la Cour considère que le pouvoir d’injonction conféré au juge administratif a une portée limitée et que ce dernier fait dépendre son office des moyens dont dispose l’administration.

[48] B. Lasserre, « Éditorial », Rapport public 2019 du Conseil d’État, p.9.

[49] J. Schmitz, « Le juge du référé-liberté à la croisée des contentieux de l’urgence et du fond », RFDA, 2014, p.502.

[50] X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…référé-liberté », RDLF, 2020, chron. n°12.

[51] F. Melleray, « L’obligation de prendre des mesures de police administrative initiales », AJDA, 2005, p.71.

[52] Sur ces dispositifs, F. Taglioni et S. Guiltat, op. cit., p.16 et s.

[53] CE, 22 nov. 2019, Consorts Bujon, n°422655 ; AJCT, 2020, p.152, note S. Renard et E. Péchillon ; AJDA, 2020, p.1867, note J.-Ph. Ferreira ; Dr. adm., 2020, comm. 26, obs. J.-S. Boda et B. Pouyau ; JCP A, 2020, 2035, note H. Pauliat. L’auteur remercie le service de diffusion de la jurisprudence du Conseil d’État pour la communication des conclusions du rapporteur public, Nicolas Polge.

[54] CE, 25 juill. 2007, Société France Telecom, Société Axa corporate solutions assurance, n°28300 et Min. de l’intérieur c./Alfonsi, n°293882 ; AJDA, 2007, p.1557.

[55] CE, 5 mars 1971, Le Fichant, n°76239 ; AJDA, 1971, p.680, note J. Moreau. Parmi les nombreux cas d’application, CE, 14 oct. 1977, Commune de Catus, n°01404 (responsabilité de la commune pour défaut de signalisation du danger présenté par un plan d’eau aménagé) ; CE, 19 nov. 2013, Le Ray, n°352955 ; AJCT, 2014, p.168, obs. E. Royer ; JCP A, 2014, 2238, note H. Arbousset (responsabilité de la commune faute d’avoir pris les mesures appropriées à l’usage d’une plate-forme flottante aménagée permettant à des enfants et des adolescents d’effectuer des plongeons).

[56] CAA Bordeaux, 9 nov. 2015, n°14BX03697 (dangers de forts courants et de formation de brisants de rivage lorsque la mer est houleuse). Dans le même sens (absence de signalisation de l’existence d’un danger précis), CAA Douai, 12 nov. 2015, n°13DA00151.

[57] TA Réunion, 12 mai 2016, n°1400880, confirmé par CAA Bordeaux, 28 mai 2018, n°16BX02294.

[58] R. Chapus, Droit administratif général, T.1, Montchrestien, 15ème éd., 2001, p.1253.

[59] J. Antippas, Pour un droit commun de la responsabilité civile des personnes privées et publiques, Dalloz, 2021, p.468.

[60] CE, 10 juill. 1996, Meunier, n°143487 ; RDP, 1997, p.246, concl. J.-H. Stahl. Pour davantage d’illustrations, v. F. Séners, F. Roussel, Répertoire de la responsabilité de la personne publique, Dalloz, 2019, n°88.

[61] N. Polge, conclusions préc.

[62] J.-Ph. Ferreira, « Attaques de requins à la Réunion : à qui la faute ? », AJDA, 2020, p.1867, selon qui « le Conseil d’État a adopté une décision sur mesure, valant essentiellement pour des victimes averties ». Dans le même sens, mais plus prudents sur l’utilisation de l’exception de risque accepté, S. Renard et E. Péchillon, « Police des baignades : la mention « baignade interdite » constitue, parfois, une information appropriée du public », AJCT, 2020, p.152.

[63] V. sur ce point l’article classique de I. Mariani-Benigni, « L’ »exception de risque accepté » dans le contentieux administratif », RDP, 1997, p.841.

[64] H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, 2017, p.261.

[65] A la date de l’accident. Comme indiqué précédemment, de nombreux prélèvements ont été réalisés par la suite.

[66] F. Lombard, J.-C. Ricci, Droit administratif des obligations, Sirey, 2018, p.320.

[67] M. Carius, « La police administrative et les activités sportives de pleine nature », RJE, 2001, p.173.

[68] Par ex., CE, 22 déc. 1971, Commune de Mont-de-Lans, n°80060 ; RDP, 1972, p.1252, note M. Waline ; CE, 25 févr. 1976, Commune des Contamines-Montjoie, n°92780 ; CE, 9 nov. 1983, Cousturier, n°35444 ; CE, 8 déc. 1989, Oddes, n°84854 : dans cette dernière affaire, la victime, qui connaissait les lieux, a commis des « imprudences graves qui sont à l’origine exclusive de l’accident ».

[69] CAA Douai, 23 janv. 2001, n°97DA01217 : la commune est déclarée responsable d’un quart des conséquences dommageables de l’accident. Pour d’autres illustrations : CAA Nantes, 29 nov. 1990, n°89NT00423 (exonération totale) ou CAA Nantes, 25 févr. 2009, n°08NT00234 (exonération partielle).

[70] J. Moreau, L’influence de la situation et du comportement de la victime sur la responsabilité administrative, LGDJ, 1957, spéc. p. 203 et s.

[71] CE, 9 déc. 2009, Philippe X., n°311795.

[72] « Le surf de nouveau autorisé sur la gauche de Saint-Leu, malgré les requins », Le Figaro, 10 avr. 2021.

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ParJDA

Les animaux des grands arrêts

Art. 368.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

L’administrativiste éprouve toujours un plaisir non retenu lorsqu’il est amené à consulter tel ou tel arrêt au sein du fameux « GAJA » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 23e éd. 2021). Et, lorsqu’une nouvelle édition s’apprête à être publiée (ce sera le cas tout prochainement), la question se pose de savoir quels seront les nouveaux arrêts qui feront leur entrée au GAJA et ceux qui, sans être nécessairement remis en cause, ne seront plus considérés comme suffisamment importants pour faire partie des « grands ». Le dossier sur « L’animal et le droit administratif » constituait une occasion idéale de se replonger dans le GAJA pour y rechercher les traces d’éventuels animaux !

A dire vrai, les résultats de la recherche ne sont pas à la hauteur des attentes initiales. Les animaux sont peu présents dans le GAJA et celui-ci renferme même de faux-amis… Que l’on songe au sieur Moineau qui se préoccupait davantage de son caducée que d’ornithologie (CE, sect., 2 février 1945, Moineau, rec. 27, GAJA n°51), ou encore au combat de la fille de Monsieur Saumon (CE, sect., 17 mai 1985, Mme Menneret, rec. 149, GAJA n°79) pour que son nom figure sur le monument aux morts de la commune … Point de référence donc à la pisciculture !

En réalité, il n’y a actuellement que trois « grands » arrêts qui figurent au GAJA où il est question d’animaux, arrêts qui étaient déjà présents dans la première édition de l’ouvrage (M. Long, P. Weil, G. Braibant, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, 1ère éd. 1956, réimpression Dalloz 2006). Il s’agit des fameux arrêts Terrier (CE, 6 février 1903, Terrier ; rec. 94 ; S. 1903.3.25, concl. Romieu, note Hauriou ; GAJA n°11), Tomaso Grecco (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco, rec. 139, GAJA n°14) et Therond (CE, 4 mars 1910, Thérond, rec. 193, GAJA n°19 ; D. 1912.3.57, concl. Pichat).

Outre le fait qu’ils figurent au GAJA et qu’ils datent tous du début du XXème siècle, il n’est pas facile d’établir un lien entre ces trois arrêts. Leur seul véritable point commun est qu’il y est question d’animaux mais la comparaison entre ces trois espèces doit s’arrêter là. Dans l’arrêt Terrier, les animaux envisagés sont des « animaux nuisibles » dont le département de Saône-et-Loire avait organisé la chasse. Plus précisément, c’est la destruction de vipères qui intéressait le sieur Terrier. L’espèce est bien différente dans l’arrêt Tomaso Grecco : un taureau est au centre de l’affaire mais la responsabilité recherchée est celle de l’Etat en raison des fautes supposément commises par le service de police. Enfin, l’arrêt Thérond mêle capture de chiens errants et enlèvement des dépouilles des bêtes mortes sur fond de contrat administratif, comme dans l’arrêt Terrier.

Il est ainsi possible de considérer que les animaux sont aux origines de deux branches majeures du droit administratif. Ainsi, les arrêts Terrier et Thérond sont à l’origine de la consécration du service public comme critère de la notion de contrat administratif et ont participé à la construction de cette dernière. Or, de la même manière, l’arrêt Tomaso Grecco est essentiel pour comprendre la construction du droit de la responsabilité administrative dans la mesure parce qu’il marque la fin de l’irresponsabilité de la puissance publique dans le cadre de l’exercice de ses activités de police.

I. L’animal comme objet du service public, aux origines de la notion de contrat administratif

D’une certaine manière, vipères et chiens errants sont aux origines de la notion de contrat administratif.

En 1903, le Conseil d’Etat est ainsi amené à se prononcer sur la relation unissant le sieur Terrier au département de Saône-et-Loire. Le conseil général du département avait adopté une délibération prévoyant qu’une prime serait versée à toutes les personnes à même de justifier qu’elles avaient détruit des animaux nuisibles, à commencer par les vipères. Nous étions alors bien loin de la situation actuelle qui, plus d’un siècle plus tard, envisage les serpents comme des espèces protégées (Arrêté du 8 janvier 2021 fixant la liste des amphibiens et des reptiles représentés sur le territoire métropolitain protégés sur l’ensemble du territoire national et les modalités de leur protection). Le sieur Terrier s’étant débarrassé d’un tel reptile, il avait demandé le versement de sa prime au département, versement refusé par le préfet. Il ne faut en effet pas oublier qu’à cette époque la décentralisation était encore loin, ce qui explique que le préfet réponde à la demande du sieur Terrier, en tant qu’exécutif du département.

L’élimination de cette vipère n’aurait pas dû donner naissance à un contentieux mais le préfet a refusé le versement de la prime au sieur Terrier en arguant du fait que tous les crédits prévus pour le versement des primes pour la destruction des animaux nuisibles avaient déjà été utilisés. Dans ses conclusions, Romieu relève ainsi que le conseil général avait prévu « d’allouer une prime de 0 fr. 25 à quiconque aurait tué une vipère, sur production du certificat du maire de la commune où elle aurait été tuée ». Un crédit de 200 francs avait ainsi été inscrit au budget du département, afin de faire face à ces dépenses. Or, ce crédit a rapidement été épuisé et, après avoir utilisé le crédit des dépenses imprévues, le préfet a douté de la sincérité des certificats présentés et a refusé de procéder à de nouveaux versements. Le sieur Terrier faisait en effet partie d’un groupe identifié de quatre chasseurs réclamant le paiement de pas moins de 2473 vipères !

Piqué par ce refus, le sieur Terrier a décidé de contester la décision du préfet et a saisi le conseil de préfecture du département de Saône-et-Loire. Ce dernier s’est cependant déclaré incompétent, « dans une forme un peu insolite » comme le relève Hauriou, au travers d’une simple note du greffier. Le sieur Terrier a alors saisi le Conseil d’Etat (à la fois par un pourvoi en appel – irrecevable en l’absence de décision du conseil de préfecture – et au travers de conclusions directes, sur lesquelles le juge s’est finalement prononcé). Or, si l’arrêt Terrier fait partie des grands arrêts, c’est parce qu’il pose « une très intéressante question de compétence » (Romieu, concl. préc.). Sans serpenter, il est possible la résumer ainsi : le contrat passé par le département de Saône-et-Loire avec les chasseurs de vipères relève-t-il de la compétence de la juridiction administrative ou de la juridiction judiciaire ? Or, cette question implique de déterminer si ce contrat était un contrat administratif ou un contrat de droit privé.

Une première remarque mérite ici d’être formulée : le Conseil d’Etat ne pose pas la question de la nature contractuelle de l’engagement pris par le département, pas plus qu’Hauriou dans sa note ou Romieu dans ses conclusions. L’affaire repose pourtant sur un engagement unilatéral du département (par une délibération) et le contrat semble donc naître tacitement dès lors que les chasseurs de vipères présentaient leurs certificats. Il ne s’agit pas d’un point central mais il est tout de même cocasse de remarquer que l’un des arrêts fondateurs du droit des contrats administratifs porte sur un contrat non-écrit, même si nous savons que traditionnellement le droit administratif n’est pas empreint de formalisme.

Pour en revenir au contrat en cause, si sa qualification posait problème c’était en premier lieu au regard du critère organique. En effet, comme le relève Romieu, il existait une « théorie d’après laquelle les contrats des communes et des départements seraient, en l’absence de textes spéciaux, des contrats de droit commun, dont la connaissance appartiendrait aux tribunaux ordinaires ». Cela s’explique aisément car, à cette époque encore, les départements et les communes étaient généralement assimilés à des personnes morales de droit privé. Finalement, le Conseil d’Etat décida de ne pas faire application de cette théorie en l’espèce, conformément aux conclusions du commissaire du gouvernement. Il a ainsi admis, de manière implicite, que le critère organique de définition des contrats administratifs pouvait être rempli y compris lorsque le contrat n’était pas passé par l’Etat mais par un département ou une commune. Toutefois, nous savons bien que le critère organique n’a jamais été suffisant pour qualifier un contrat d’administratif. Le refus de mettre en œuvre la théorie précédemment évoquée ne réglait donc pas la question de la qualification du contrat.

En réalité, le Conseil d’Etat est muet sur toutes ces questions et se contente de reconnaître sa compétence en indiquant que « du refus du préfet d’admettre la réclamation dont (le sieur Terrier) l’a saisi il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître ». Cela signifie donc que le contrat est un contrat administratif. Toutefois, il ne s’agit que d’une déduction qui ressort implicitement du contenu de l’arrêt et il faut faire appel aux conclusions de Jean Romieu pour bien comprendre le raisonnement retenu. Ce dernier place le service public au centre de son argumentation. Il considère ainsi, en analysant la jurisprudence la plus récente que « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics proprement dits, généraux ou locaux, — soit que l’administration agisse par voie de contrat, soit qu’elle procède par voie d’autorité, — constitue une opération administrative, qui est, par sa nature, du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges de toute sorte auxquels elle peut donner lieu », ce qui équivaut à considérer que « toutes les actions entre les personnes publiques et les tiers ou entre ces personnes publiques elles-mêmes, et fondées sur l’exécution, l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public, sont de la compétence administrative, et relèvent, à défaut d’un texte spécial, du Conseil d’Etat, juge de droit commun du contentieux de l’administration publique, générale ou locale ».

Cette place centrale accordée au service public est symptomatique du mouvement jurisprudentiel et doctrinal du début du XXème siècle. Pour autant, le service public n’est pas le seul à être mobilisé. Romieu fait également appel à la distinction entre les actes d’autorité et les actes de gestion pour différencier les contrats administratifs et les contrats de droit privé. Ainsi, si Romieu considère que le service public entraîne la qualification administrative du contrat et la compétence du Conseil d’Etat, c’est parce que dans ce cas il y a « gestion publique ». En revanche, il peut parfois y avoir gestion privée. Le commissaire du gouvernent précise ainsi qu’« il demeure entendu qu’il faut réserver, pour les départements et les communes, comme pour l’Etat, les circonstances où l’administration doit être réputée agir dans les mêmes conditions qu’un simple particulier et se trouve soumise aux mêmes règles comme aux mêmes juridictions ». Selon lui, « cette distinction entre […] la gestion publique et la gestion privée peut se faire, soit à raison de la nature du service qui est en cause, soit à raison de l’acte qu’il s’agit d’apprécier. Le service peut, en effet, tout en intéressant une personne publique, ne concerner que la gestion de son domaine privé […]. D’autre part, il peut se faire que l’administration, tout en agissant, non comme personne privée, mais comme personne publique, dans l’intérêt d’un service publie proprement dit, n’invoque pas le bénéfice de sa situation de personne publique, et se place volontairement dans les conditions d’un particulier, — soit en passant un de ces contrats de droit commun, d’un type nettement déterminé par le Code civil (location d’un immeuble, par exemple, pour y installer les bureaux d’une administration), qui ne suppose pas lui-même l’application d’aucune règle spéciale au fonctionnement des services publics, — soit en effectuant une de ces opérations courantes, que les particuliers font journellement, qui supposent des rapports contractuels de droit commun, et pour lesquelles l’administration est réputée entendre agir comme un simple particulier (commande verbale chez un fournisseur, salaire à un journalier, expéditions par chemin de fer aux tarifs du public, etc.) ». Dès lors, Romieu renvoie à la jurisprudence le soin « de déterminer, pour les personnes publiques locales, comme elle le fait pour l’Etat, dans quels cas on se trouve en présence d’un service public fonctionnant avec ses règles propres et sans caractère administratif, ou au contraire en face d’actes qui, tout en intéressant la communauté, empruntent la forme de la gestion privée et entendent se maintenir exclusivement sur le terrain des rapports de particulier à particulier, dans les conditions du droit privé ». Ainsi, si les vipères chassées par le sieur Terrier ont permis de donner une place centrale au service public dans l’identification des contrats administratifs, elles n’en font pas un critère absolu de distinction avec les contrats de droit privé. A ce moment-là, l’opposition entre gestion publique et gestion privée reste prépondérante en matière de contrats administratifs. Ce sont finalement les chiens errants et les bêtes mortes qui vont permettre au service public de s’affirmer comme critère d’identification des contrats administratifs de manière beaucoup moins timorée. 

Dans l’arrêt Thérond (CE, 4 mars 1910, préc.), le Conseil d’Etat va aller plus loin que dans l’arrêt Terrier s’agissant de l’affirmation du service public comme critère. Dans cette affaire, il était question d’un contrat de concession conclu le 20 février 1905 entre la ville de Montpellier et le sieur Thérond à la suite d’une procédure d’adjudication (bien évidemment, il ne s’agissait pas d’un contrat de concession au sens où nous l’entendons aujourd’hui en application du code de la commande publique – CCP, art. L. 1121-1). La durée du contrat était de dix ans (du 24 juillet 1905 au 23 juillet 1915) et son objet prévoyait que le sieur Thérond serait chargé de la capture et de la mise en fourrière des chiens errants et de l’enlèvement des bêtes mortes dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des particuliers sur tout le territoire de la ville de Montpellier. Il était prévu que le sieur Thérond, en tant que concessionnaire, serait rémunéré à la fois par des taxes versées par les propriétaires des chiens errants ou des bêtes mortes, ainsi qu’en nature en pouvant disposer librement des dépouilles des bêtes mortes de maladies contagieuses ainsi que de celles non réclamées par leurs propriétaires. Toutefois, certaines dépouilles d’animaux ne furent pas confiées au concessionnaire, en dépit du monopole établi par le contrat à son profit. Monsieur Thérond saisit alors le conseil de préfecture de l’Hérault, lequel rejeta sa demande. Il saisit alors le Conseil d’Etat qui dût se prononcer sur sa compétence.

Dans un premier temps, l’arrêt Thérond est l’occasion de distinguer deux catégories de concessions au regard de leur objet : les concessions de travaux publics et les concessions de service public. Les premières relevaient en effet la compétence des conseils de préfecture pour « les réclamations de particuliers contre des entrepreneurs de travaux publics à l’occasion de ces derniers », conformément aux dispositions de la loi du 28 pluviôse an VIII. Toutefois, comme le relève Marcel Pichat dans ses conclusions, la concession conclue avec le sieur Thérond pour l’enlèvement des bêtes mortes ne pouvait pas être qualifiée de concession de travaux publics car elle n’avait « pas pour objet la construction d’ouvrages publics » et parce qu’elle ne comportait « ni travaux d’entretien d’ouvrages publics […], ni travaux publics accessoires ». Le fait que le cahier des charges du contrat prévoit que le sieur Thérond devait « établir une fourrière, un clos d’équarrissage et un local pour la dénaturation des bêtes mortes » est sans effet sur ce point. Dès lors, le commissaire du gouvernement qualifie explicitement ce contrat de « concession de service public » ayant « pour objet l’exécution du service de la sécurité et de la salubrité publiques ». Pour autant, la qualification comme concession de service public ne réglait pas la question de la compétence juridictionnelle pour connaître de ce contrat. En effet, si les concessions de travaux publics relevaient directement de la compétence de la juridiction administrative (des conseils de préfecture) en application de la loi du 28 pluviôse an VIII, aucun texte ne prévoyait la compétence juridictionnelle pour connaître des contentieux liés aux concessions de services.

C’est ce qui explique que, dans un second temps, le Conseil d’Etat s’attarde sur la question de la compétence juridictionnelle pour connaître du contentieux lié à ce contrat. Or, cette compétence découlait ici de la question de savoir si le contrat conclu par la ville de Montpellier avec le sieur Thérond pouvait ou non être qualifié de contrat administratif. La réponse apportée est positive, en application du seul critère du service public.

L’arrêt Thérond est en effet l’occasion de placer le service public sur le devant de la scène en tant que critère de définition des contrats administratifs. Pour le Conseil d’Etat, sa compétence ne fait pas de doute compte tenu du fait que le contrat passé pour la capture des chiens errants et l’enlèvement des bêtes mortes a été conclu « en vue de l’hygiène et de la sécurité de la population et a eu, dès lors, pour but d’assurer un service public ». Pour autant, ce sont les conclusions de Marcel Pichat qui permettent de comprendre la solution retenue. Pour le commissaire du gouvernement, la jurisprudence a clairement abandonné la solution antérieure selon laquelle seuls les actes d’autorité relevaient de la compétence des juridictions administratives. Il considère que les preuves de cet abandon ressortent notamment des arrêts Blanco (TC, 8 février 1873, Blanco), Grosson (CE, 31 janvier 1902, Grosson), Feutry (TC, 29 février 1908, Feutry), et bien sûr Terrier (CE, 6 février 1903, préc.). Marcel Pichat explique en effet que les contrats passés par les personnes publiques qui ont « pour objet l’exécution d’un service public » sont des contrats administratifs, sans qu’il soit nécessaire de se demander si de tels contrats ne relèvent pas de la gestion privée. Or, cette argumentation a été suivie par le Conseil d’Etat qui a considéré que le contentieux lié au contrat conclu avec le sieur Thérond relevait de sa compétence parce qu’il avait « pour but d’assurer un service public ».

Les vipères de l’arrêt Terrier, suivies par les chiens errants et les dépouilles d’animaux de l’arrêt Thérond ont ainsi amorcé une évolution majeure pour le droit des contrats administratifs. A ce moment précis, le service public semblait devenir le critère essentiel de définition pour la notion de contrat administratif (accompagné, comme il se doit, par le critère organique). Pourtant, il ne s’agissait que d’une amorce. En effet, avec le fameux arrêt Société des granits porphyroïdes des Vosges (CE, 31 juillet 1912), « la jurisprudence allait […] revenir avec éclat à la distinction de la gestion publique et de la gestion privée » (M. Long, P. Weil, G. Braibant, P. Delvolvé, Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, préc.). Pourtant, les arrêts Terrier et Thérond restent précurseurs et fondateurs : dès 1956 (CE, 20 avril 1956, Bertin, rec. 167, GAJA n°66 ; CE, 20 avril 1956, Grimouard, rec. 168, GAJA n°66), le critère du service public fit son grand retour et n’a depuis plus été remis en cause. Simplement, alors que la notion de contrat administratif reposait sur un critère matériel unique en 1910 (le service public), elle fait désormais appel à des critères matériels alternatifs.

L’influence des animaux sur les grands arrêts de la jurisprudence administrative ne se limite cependant pas au droit des contrats. Le droit de la responsabilité a lui aussi été bousculé via une espèce particulièrement virulente.

II. Les dommages causés en raison de l’animal, aux origines de la responsabilité de la puissance publique pour ses activités de police

Le droit de la responsabilité administrative doit également beaucoup animaux, et plus particulièrement aux bovidés. L’arrêt Tomaso-Grecco (CE, 10 février 1905, préc.) – fondateur pour cette matière – met en effet en scène un taureau « furieux » qui s’était échappé à Souk-el-Arba, pour reprendre les mots du commissaire du gouvernement Romieu. Pour autant, si l’arrêt Tomaso-Grecco met en scène un animal, il n’est pas question ici des dommages causés « par » celui-ci mais « en raison » de ce dernier.

Les faits se sont déroulés au mois de janvier 1901, en Tunisie. Après s’être échappé, le taureau déambulait dangereusement dans les rues de la ville. Dans ses conclusions, Romieu explique : « la foule en armes lui donne la chasse ; un brigadier et deux gendarmes accourent avec la police locale ; des coups de feu retentissent, et, tandis que le taureau tombe frappé, un sieur Grecco, qui se trouvait derrière la porte d’une maison voisine, reçoit à travers cette porte une balle dans le bas ventre ». Pour obtenir réparation, la victime a décidé d’assigner le gendarme supposé à l’origine des coups de feu devant le tribunal civil de tunis en arguant d’une faute personnelle. Cette saisine fut sans effet car l’administration a décidé de couvrir le gendarme et d’élever le conflit. Or, par une décision du 16 novembre 1901, le Tribunal des conflits « a déclaré l’incompétence de l’autorité judiciaire et a validé le conflit » (concl. Romieu, préc.). Tout ceci explique que le sieur Tomaso-Grecco en soit arrivé à saisir la juridiction administrative. En effet, l’incompétence des juridictions judiciaires supposait celle du juge administratif. La victime a donc adressé une demande au ministre de la Guerre afin d’obtenir une indemnisation de la part de l’Etat. Comme le relève Romieu dans ses conclusions, le ministre a refusé la demande en se fondant « sur deux ordres d’arguments : il a prétendu, d’une part, que les actes de police et les conditions d’exécution des mesures de police ne peuvent, en aucun cas, engager la responsabilité de l’Etat, ce qui constituerait une sorte de fin de non-recevoir opposée à la demande du sieur Grecco ; il a soutenu, d’autre part, qu’en fait la demande n’était pas fondée ». C’est justement sur ces deux aspects que le Conseil d’Etat s’est prononcé, bien que ce soit le premier qui nous intéresse particulièrement.

Il est communément admis que l’arrêt Blanco a permis de reconnaître la spécificité de la responsabilité administrative, tout en admettant son existence (TC, 8 février 1873, Blanco, GAJA n°1). La formule retenue est particulièrement célèbre, le juge départiteur affirmant que « la responsabilité, qui peut incomber à l’État pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu’il emploie dans le service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de particulier à particulier ». Toutefois, l’arrêt Blanco n’a pas permis d’admettre la responsabilité de l’Etat trop largement. Comme le rappelle Romieu dans ses conclusions, le juge administratif avait établi une règle selon laquelle les actes de police et de puissance publique ne sont pas de nature à engager la responsabilité de l’administration. Il considérait ainsi que « l’Etat n’est pas, en tant que puissance publique, et notamment en ce qui touche les mesures de police, responsable de la négligence de ses agents » (CE, 13 janvier 1899, Lepreux, rec. 18). Il semblait donc impossible d’admettre la responsabilité de l’Etat au regard de la jurisprudence antérieure. Toutefois, les conclusions présentées par le commissaire du gouvernement dans l’affaire Tomaso-Grecco ont permis un revirement de jurisprudence. Certaines décisions récentes du Conseil d’Etat avaient en effet abandonné la formule de l’arrêt Lepreux et infléchi sa jurisprudence (v. not. CE, 27 février 1903, Zimmermann, rec. 178). Pour Romieu, le revirement de jurisprudence s’imposait presque naturellement car « on (avait) fini par reconnaître les inconvénients, les contradictions, les conséquences iniques auxquelles pouvait conduire cette formule beaucoup trop absolue ».

Pour revenir à l’affaire Tomaso-Grecco, Romieu invitait donc le Conseil d’Etat à « persévérer » et à ne plus reproduire la formule de l’arrêt Lepreux. Pour convaincre la formation de jugement, les conclusions présentées s’appuyaient sur la seconde partie du considérant de principe de l’arrêt Blanco. Il y est en effet précisé que la responsabilité de l’Etat « n’est ni générale, ni absolue » et « qu’elle a ses règles spéciales qui varient suivant les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits privés ». Ainsi, même si le Conseil d’Etat admettait de mettre fin au principe de l’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, cela ne signifiait pas que tous les dommages causés par de telles activités ouvriraient droit à indemnisation.

Or, c’est précisément ce que fit le Conseil d’Etat en examinant le fond de l’affaire. En effet, si le juge admet implicitement que la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, il affirme explicitement « qu’il ne résulte pas de l’instruction que le coup de feu qui a atteint le sieur X… ait été tiré par le gendarme Mayrigue, ni que l’accident, dont le requérant a été victime, puisse être attribué à une faute du service public dont l’Administration serait responsable » et rejette donc la demande d’annulation formulée par le sieur Tomaso Grecco à l’encontre de la décision de refus du ministre de la Guerre.

Ainsi, si c’est bien un taureau qui a mis fin au principe d’irresponsabilité de la puissance publique en raison de ses activités de police, ce n’est que de manière indirecte (l’animal n’ayant point tiré le coup de feu) et implicite (tout étant dit dans les conclusions, l’arrêt étant assez pauvre en lui-même).

Bien qu’elle ne soit pas centrale, il ne faut donc pas négliger la place des animaux dans le GAJA. Les arrêts commentés en sont la parfaite illustration et, avec le développement du droit de l’environnement, il ne serait pas étonnant qu’elle se développe. De nouvelles truffes pourraient alors en surgir !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 368.

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La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

Art. 369.

Cet article fait partie intégrante du dossier n°08 du JDA :
L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

par Mathieu Touzeil-Divina
Professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole
Directeur du Journal du Droit Administratif
Président du Collectif L’Unité du Droit

A Chaconne de Bach, « greffière[1] »

« Rappelle-toi minette. C’était jour de fête » chantait – sur une de ses propres compositions – Patrick Juvet (1950-2021) en 1974. Qu’en est-il du droit administratif ? Matérialise-t-il aussi aux Chattes et aux minettes une fête, un traitement d’exception ? C’est la question que nous nous sommes posée. Pour y répondre, il faut évacuer – au plus vite – deux jeux de mots (aussi faciles que triviaux) et borner, par suite, notre étude. Si on l’a intitulée, le sourire non dissimulé aux lèvres, « la Chatte & le strat’ » (pour droit administratif) c’est évidemment au « regard phonique » de l’assonance qu’elle provoque à l’instar de ce poème court au cœur du Cercle des poètes disparus[2] : « la Chatte ; a quatre ; papattes » (en anglais : « The Cat ; is ; on the mat »).

Cela dit, l’auteur n’ignore pas que ladite assonance renvoie (dans l’esprit de certaines et de certains) à un sens non animalier du terme mais à un sens familier et anatomique sexué. Pour le dire (et l’évacuer) simplement mais frontalement : il n’en sera pas question(s). De la même manière, si l’on a – un temps – espéré se sortir du présent thème par un autre jeu de mots, on l’a finalement également retoqué. En effet, nous avons constaté que, depuis sa création en janvier 2014, dans la suite directe des affaires dites Cahuzac, la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (Hatvp) donnait lieu – en droit public – à un fort contentieux qu’il serait intéressant d’analyser au regard des seuls droit et contentieux administratifs[3]. Or, nombreux sont les contemporains à qualifier phoniquement l’autorité administrative indépendante de « Chatte-Vp » lorsqu’ils énoncent son acronyme : la Hat-vp. Toutefois, à la suite d’une levée amicale de boucliers, on s’y est refusé. De la même manière, on aurait pu consacrer plusieurs lignes à des célèbres publicistes amateurs de Chats ou même à des administrativistes aux patronymes les évoquant (on songe évidemment ici à Georges et à Louis Pichat ainsi qu’à René Chapus) mais une levée identique d’avis contraires nous en a dissuadé. On a même un temps cherché (mais en vain) une esquisse du Baron Georges Cuvier (publiciste et anatomiste) ayant dessiné, au Conseil d’État, un félin sur l’une de ses archives.

La Chatte & le Strat ? Ni Hatvp, ni sexualité, ni chance[4], ni féminité[5], il sera bien question, dans la présente contribution, de l’animal félin « Chat » mais aussi et surtout du félidé femelle (la Chatte) domestiqué : le Felis silvestris catus ; lui-même sous espèce du Felis silvestris, le Chat « sauvage » dit des bois. Pour l’appréhender (tout en sachant que même domestiqué, il est parfois très difficile d’approcher un Chat qui ne le souhaite pas), on se propose de regarder comment le contentieux administratif traite de l’animal et du mot « chatte » (en se concentrant sur le félidé femelle). On croit alors pouvoir distinguer quatre hypothèses contentieuses qui nous ont été livrées, suivant les conseils et l’aide précieuse de Mme Chaconne de Bach[6], à la suite de la lecture et du parcours des pages papier du Lebon[7] et des pages électroniques contemporaines du service public de la diffusion du Droit : Légifrance. On trouve ainsi des contentieux de la Chatte animale tant non domestiquée qu’élevée (I) mais aussi, en reprenant son appellation plutôt que son incarnation, des contentieux toponymiques et même fictionnels (II) de la Chatte.

En tout état de cause, il apparaît clairement que le recueil prétorien de la jurisprudence administrative et le Recueil Lebon, en particulier, ne manquent manifestement pas… de Chatte(s). Ce qui n’est pas le cas du recueil doctrinal dit du Gaja[8].

Cela dit, et l‘on reviendra sur cette question en conclusion, il est important de rappeler – de façon qualificative et juridique – que la Chatte[9] est un être[10] non humain ce qui par conséquent, même si sa reconnaissance d’être sensible lorsqu’elle est domestiquée la protège davantage que son homologue « sauvage », la fait appartenir à la catégorie des « choses » en Droit et même des choses susceptibles d’appropriation par un droit réel. Il s’agit donc, fût-ce un être « vivant doué de sensibilité » au regard de l’article 515-14 du Code civil[11], d’un bien mobilier (et parfois même très mobile) qui n’est pas acteur et personne juridique du droit français (y compris administratif). C’est donc à tort que de trop nombreux défenseurs des droits des animaux[12] déclarent qu’il ne s’agit plus d’un bien meuble car la sensibilité reconnue n’entraîne en rien la création d’une nouvelle personnalité juridique. La fin du nouvel article 515-14 du Code civil en est d’ailleurs explicite : « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». Ils ne sont donc pas a priori des « acteurs » ou sujets du Droit administratif à la différence, peut-être, de Stubbs, ce chat américain élu (pour l’amusement, certes, mais véritablement élu) maire de la commune de Talkeetna, en Alaska en 1997 laissant par suite sa place d’édile à son propriétaire. En revanche, et comme tous les biens, la Chatte est « objet » du droit – notamment – administratif français.

I. Du contentieux de la Chatte félidée

Quatre codes & neuf vies du Chat. Selon un mythe aussi incarné qu’une griffe de Chat dans un vêtement ou un canapé, le Chat aurait « neuf vies[13] ». Quant au Droit français, quatre Codes le mentionnent explicitement :

  • Le Code rural (et de la pêche maritime) par 33 occurrences qui traitent tant des Chats dits de compagnie (art. L. 214-6 et s. du Code) domestiqués et identifiés (avec propriétaires humains) et de leurs ventes (par ex. art. L. 212-10 et s.) que des Chats dits en état de divagation (art. L. 211-22 et s. et R. 211-12) et susceptibles, par exemple, de propager la rage (art. L. 223-11 du même Code) avec possibilité conséquente de les abattre si leur capture est « impossible ou dangereuse » ; les autres occurrences codifiées le sont dans trois Codes distincts :
  • le Code de la santé publique en son art. R. 5211-23-1 à propos des dispositifs médicaux fabriqués à partir de tissus d’origine animale ;
  • le Code de l’environnement par l’art. L. 331-10 s’agissant des Chats errants des parcs nationaux ;
  • & le Code de procédure pénale (art. R. 48-1) à propos des Chats identifiés « pucés ».

Ainsi, le Droit français mentionne-t-il explicitement le Chat à propos – essentiellement – de son opposition entre celui qui est la propriété d’un être humain[14] et qu’il faut protéger (B) ce qui semble être moins le cas du Chat solitaire, errant ou divagant (A).

A. Du contentieux de la Chatte non domestiquée :
les peurs ancestrales activées

Divinisé pendant l’Antiquité (égyptienne mais pas seulement) puis diabolisé au moyen-âge, notamment, tous les ouvrages qui ont désiré décrire les Chats pour les appréhender le retiennent (et le déplorent) en ouverture de leurs propos : le Chat (domestiqué ou non) fascine mais fait souvent peur par son évocation des mystères[15] (et notamment de la mort auquel, plus il est noir[16], plus on l’associe) et son aptitude à la vie cachée et nocturne que ses yeux de nyctalope rendent possible.

Le Chat a ainsi longtemps été associé au Diable et à la sorcellerie et l’on compte même des édits comme celui d’Innocent VIII en 1484 qui ordonna aux croyants de brûler, même vifs, les Chats (domestiqués ou non) lors des feux de la Saint-Jean parce qu’ils incarneraient les forces maléfiques. Cette diabolisation féline par l’Eglise catholique se concrétisa en son sommet lorsque le Pape Grégoire IX assimila le Chat aux malheurs du monde (et notamment à ses pandémies de peste) ce qui ressort explicitement de la lettre qu’il adressa notamment à l’archevêque de Mayence en 1233[17].

Il faudra alors attendre le XVIe siècle et le Pape Sixte V pour que les Chats soient autorisés à être adoptés (puisque dédiabolisés) par des catholiques. Entre-temps, la peinture s’en fait l’écho lorsqu’elle représente, sous les pinceaux de Jérôme Bosch (circa 1500) une Tentation de saint Antoine au cœur de laquelle[18] est dissimulé, près d’une femme nue, un Chat (évidemment) noir jouant avec une proie allégorique du christianisme, un poisson. De même, lorsque le Diable apparaît à saint Dominique de Caleruja dans le Miroir historical (1400-1410) détenu à La Haye, il est directement représenté sous les traits d’un Chat noir.

Illustration 01
« Le Diable face à St Dominique » / Miroir Historical (circa 1410) ;
La Haye ; Koninklijke Bibliotheek, 72 A 24. Fol 313 v.

Ce n’est alors évidemment pas un hasard si, William Baldwin, en 1553, rédigea son pamphlet anticatholique sous le nom de Beware the Cat. Il faut dire que les réactions parfois inattendues (pour ne pas dire étonnantes) du Chat, même lorsqu’on le croit en confiance, ont réellement de quoi nous interroger. Ne parle-t-on pas leur égard du célèbre « quart d’heure de folie » félin ? Il existe d’ailleurs en ce sens plusieurs décisions décrivant le Chat comme causeur direct ou non de méfaits comme s’il portait malchance à ceux et celles le croisant. Il en est ainsi, même en Droit administratif, d’un automobiliste ayant eu un accident alors que surgissait un Chat devant lui[19].

De la Pomponnette & des autres Chats errants. Le contentieux administratif en est témoin lorsqu’il évoque, encore de façon contemporaine, la crainte, la méfiance et la peur sinon la haine parfois viscérales, de certains citoyens vis-à-vis des Chats non domestiqués et que le Droit qualifie « d’errants » ou de « divagants ». L’art. L. 211-23 en son 2nd alinéa du Code rural précise ainsi :

« est considéré comme en état de divagation tout chat non identifié trouvé à plus de deux cents mètres des habitations ou tout chat trouvé à plus de mille mètres du domicile de son maître et qui n’est pas sous la surveillance immédiate de celui-ci, ainsi que tout chat dont le propriétaire n’est pas connu et qui est saisi sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Il existe donc trois hypothèses juridiques de divagation ou d’errance féline[20] :

  • soit le Chat est identifié (collier, tatouage ou puce) comme appartenant à quelqu’un mais il se trouve à plus d’un kilomètre du domicile de ce dernier ;
  • soit le Chat et surtout son propriétaire sont inconnus et le félidé se situe dans un périmètre urbanisé ;
  • soit le Chat n’est pas identifié et il fait l’objet d’une saisie « sur la voie publique ou sur la propriété d’autrui ».

Ne sont donc pas qualifiés d’errants que les Chats sans maîtres. Si, comme dans La femme du boulanger (film de Marcel Pagnol (1938) adapté du Jean le Bleu de Jean Giono), on entend parfois le maître d’une Chatte déclarer comme Raimu dans le film précité :

« Ah ! te voilà, toi ? Regarde, la voilà la Pomponnette… Garce, salope, ordure, c´est maintenant que tu reviens ? Et le pauvre Pompon, dis, qui s´est fait un mauvais sang d´encre pendant ces trois jours ! Il tournait, il virait, il cherchait dans tous les coins… », ….il faut par suite immédiatement distinguer si Pomponnette (que l’on imagine identifiée) se situe à plus d’un kilomètre de son maître pour savoir si on peut la qualifier d’errante.

Des maires & des Chats errants. C’est à propos de ces errances que survient le Droit administratif[21] qui énonce (aux art. L. 211-19-1 & L. 211-22 et s. du Code rural) un principe général de non-divagation des animaux que régule, par son pouvoir général de police administrative (art. L. 2212-1 Cgct), le maire de toute commune. Depuis le 1er janvier 2015, par ailleurs, et selon l’art. L. 211-27 du Code rural, tout maire (qui a l’obligation selon l’art. L. 211-24 du même Code de disposer d’une fourrière[22] ou d’un accès proche à un tel établissement) :

« peut, par arrêté, à son initiative ou à la demande d’une association de protection des animaux, faire procéder à la capture de chats non identifiés, sans propriétaire ou sans détenteur, vivant en groupe dans des lieux publics de la commune, afin de faire procéder à leur stérilisation et à leur identification conformément à l’article L. 212-10, préalablement à leur relâcher dans ces mêmes lieux. Cette identification doit être réalisée au nom de la commune ou de ladite association.

La gestion, le suivi sanitaire et les conditions de la garde au sens de l’article L. 211-11 de ces populations sont placés sous la responsabilité du représentant de la commune et de l’association de protection des animaux mentionnée à l’alinéa précédent ».

Ces dispositions qui n’instaurent pas une obligation de stérilisation (cherchant à lutter contre la rage mais aussi contre une explosion incontrôlée des populations félines) des Chats vivant en colonie mais une potentialité telle par décision municipale coordonnée avec les associations locales de protection animale[23] sont à considérer selon l’état sanitaire du territoire. En effet, si la rage fait… rage, l’urgence et l’atteinte à la salubrité publique (et donc à l’ordre public) peuvent entraîner des pouvoirs exceptionnels administratifs allant jusqu’à la capture voire à la mise à mort de Chats pourtant non considérés comme sans maître. Cette question se retrouve déjà exposée dans un ancien contentieux[24] opposant la dame Le Clézio et MM. James Chillon et Géo Cordier, à l’administrateur colonial du cercle de Kindia (en Guinée dite d’Afrique occidentale française) parce que ce dernier avait prescrit, par un arrêté du 10 avril 1930, que l’on abattît les chiens et Chats errants de son ressort territorial ; l’arrêté étant estimé légal du fait d’un péril imminent de rage à la contagion extrême. La décision est la même dans cet arrêt d’assemblée[25] du 07 octobre 1977 : le droit administratif, peut, en cas de menace à la salubrité publique, ordonner par ces titulaires du pouvoir de police administrative, l’abattage des Chats considérés errants (même s’ils sont, on le redit, la propriété de maîtres identifiables). En outre, les mesures administratives sur les animaux errants concernent davantage les chiens et la potentialité de les faire divaguer en étant muselés ou retenus (en laisse) comme dans ces nombreux arrêts[26] relatifs à des contestations d’arrêtés cherchant à éviter les morsures. Par ailleurs, notre collègue, M. Loïc Peyen[27] ayant consacré au présent dossier une très belle contribution sur l’errance et la cohérence entre animaux et droit administratif, on y renverra aussitôt le lecteur.

De l’obligation d’identification domestique. Aussi, pour éviter toute capture et potentielle destruction d’un Chat estimé errant bien qu’appartenant à un ou à des maîtres, s’est imposée de facto puis de jure l’obligation d’en permettre l’identification patrimoniale au moyen de simples colliers mobiles puis de tatouages et de puces électroniques pérennes. Désormais, non seulement l’identification d’un Chat domestique est obligatoire[28] aux termes de l’art. L. 212-10 du Code rural mais, depuis le 1er janvier 2021, le décret n° 2020-1625 du 18 décembre 2020 portant diverses mesures relatives au bien-être des animaux d’élevage et de compagnie en sanctionne même le non-respect pour tout Chat né depuis 2012.

De la Chatte errante… mais libre ou en colonie ! Depuis la Loi n°99-5 du 06 janvier 1999 relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux, il existe même un statut parmi les Chats errants : ceux dits « libres » c’est-à-dire ceux qui, bien que n’ayant pas de maître(s), ont été stérilisés et identifiés par les services municipaux puis relâchés sur leurs lieux de divagation(s). Ces Chats que l’on laisse « libres », c’est-à-dire que l’on ne contraint pas à rester enfermés ne sont néanmoins pas, au regard du Droit, des animaux « sans maîtres » car même s’ils n’appartiennent pas à un particulier privé, leur identification les rattache soit à une association de protection animale soit à une mairie. Nos collectivités municipales sont ainsi les propriétaires ou les gardiennes (on y reviendra) de nombreux Chats dits libres alors qu’autrefois on préférait les abattre sans grande considération animale. Désormais, les Chats trouvés errants sont a priori plus en sécurité puisqu’on cherche d’abord à les identifier (mais aussi à les stériliser) et donc à les reconnaître puis à les relâcher.

Il en va de même de ceux estimés vivant en colonies ou en groupes sur des lieux communaux et similaires à toute collectivité tels des cimetières ou des terrains vagues. Seul le maire peut en ordonner la capture aux fins de les rendre « libres » et ce, hors de l’application préc. de l’art. L. 211-27 du Code rural. Par ailleurs, au regard des dispositions préc. du Code rural, le maire est bien le « gardien » des Chats (même non identifiés) vivant en groupes. En outre, redisons-le, « libres » ou non, les Chats ainsi considérés demeurent, en France, des « objets » et non (comme le prétendent d’aucuns) des « citoyens » à part entière du fait de cette « liberté » reconnue. C’est là tout le paradoxe de la qualification de Chats « libres » alors que, juridiquement, ils sont toujours des objets et non des sujets du Droit. Bref, ils ne sont « libres » que par distinction d’autres catégories.

Kwiskas. Se pose ensuite la question de la nourriture desdits Chats errants, « libres » ou non. Comme nous l’a rappelé la publicité parodique des Nuls[29] à travers ce célèbre communiqué du Ccc, le Comité Contre les Chats :

« Votre chaton est plein de vie, et ça, Kwiskas l’a compris. C’est pour ça que Kwiskas-Chaton est plein des bonnes choses qui sont bonnes pour votre chaton qui est plein de vie. Ça a l’air dégueulasse comme ça à première vue, mais c’est plein de bonnes choses qu’on peut pas comprendre, nous, humains. Mais si on leur demandait, aux chats, les chats, ils achèteraient Kwiskas. Ils se lèveraient sur leurs p’tites pattes, ils se bougeraient le cul et ils iraient acheter du Kwiskas. Au lieu de ça, les chats dépensent leur pognon au baby-foot et y passent leur temps à fumer des pétards et à grimper au plafond ». Pour conclure : « les chats, c’est vraiment des branleurs » !

Sans vérifier ici la véracité de ladite publicité, on évoquera la question de la nourriture des Chats errants dans les lieux publics (cimetières ou rues notamment). Un maire peut-il ainsi interdire à une « mère à Chats » ou à un « Papa des Chats » de venir donner croquettes et pâtés à des animaux susceptibles d’être qualifiés de Chats en divagation ? La question n’est – juridiquement comme éthiquement – pas si simple. Nourrir régulièrement un Chat errant entretient sa dépendance humaine mais nourrir un Chat qualifié de « libre » (identifié et stérilisé) devient indirectement obligatoire puisque, selon l’art. R. 214-17 du Code rural, « il est interdit à toute personne qui, à quelque fin que ce soit, élève, garde ou détient des animaux domestiques ou des animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité : 1° De priver ces animaux de la nourriture ou de l’abreuvement nécessaires à la satisfaction des besoins physiologiques propres à leur espèce et à leur degré de développement, d’adaptation ou de domestication ; 2° De les laisser sans soins en cas de maladie ou de blessure ». Puisque le fait de priver de nourriture un animal identifié (et ainsi considéré comme domestiqué) est prohibé, peut-on en conclure qu’existerait une obligation positive aux mairies ayant rendu des Chats « libres » de les nourrir ? On peut tout à fait l’affirmer.

Les premiers maîtres et surtout gardiens des Chats en France sont donc, eu égard à leur nombre, les maires de nos communes. Le lien avec la Chatte et le strat’ est ici patent.

Les maires ont alors à leur disposition juridique plusieurs possibilités d’actions lorsque les Chats estimés errants prolifèrent et ils ne peuvent désormais les mettre en œuvre qu’en collaboration étroite avec une association de protection animale. Ils peuvent ainsi décider de les identifier et de les stériliser (les rendant « libres »), voire de les mettre en fourrière et – de façon ultime au regard des conditions sanitaires – en décider l’abattage.

B. Du contentieux de la Chatte domestiquée :
les appréhensions continues révélées ?

Du Pouvoir mystérieux à la Chatte ministérielle. La plupart des animaux de compagnie des femmes et des hommes de « pouvoir(s) » sont traditionnellement des chiens, incarnation de la force et de la fidélité animale. Il en est ainsi des célèbres canidés (souvent des labradors) de la Présidence française de la République :

  • Bravo, le berger allemand du Président Poincaré ;
  • Rasemotte, le corgi du Général de Gaulle ;
  • Jupiter, le labrador du Président Pompidou ;
  • Nil & Baltique, les labradors du Président Mitterrand ;
  • Maskou, le labrador du Président Chirac qui garda également de célèbres bichons maltais : Sumo & Sumette ;
  • Clara (et ce n’est pas une blague !), le premier chien labrador du Président Sarkozy avant que ne rejoignent ladite Clara, Dumbledore (un terrier), Big (un chihuahua) ainsi qu’un bâtard dénommé Toumi ;
  • Philae, le labrador du Président Hollande ;
  • & Nemo, le labrador du Président Macron dont on connaît également la poule (sic) Agathe.

Des chiens (comme ceux des Présidents américains Obama ou encore Biden) et quelques rarissimes Chats[30] à l’instar :

  • de Socks le Chat des Clinton ou d’India, la Chatte de George W. Bush ;
  • mais encore, en France, de Gris-gris le Chat chartreux de Charles de Gaulle dont on raconte qu’il le suivait partout.

Il faut dire que même domestiqué, le Chat, pour certains, fait encore peur et renvoie à l’idée d’un animal que l’on ne comprend pas, qui touche aux mystères[31] (souvent religieux) et dont on se méfie conséquemment comme si les nombreux Chats du Cardinal Richelieu (on lui en connaissait au moins une quinzaine dans son entourage proche[32]) inspiraient des formes de machiavélisme transmis à leurs propriétaires.

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« La distraction de Richelieu » / Charles-Edouard Delort (circa 1885) ;
Detroit Institute of Arts

Au sommet de la religion (sans même évoquer le désormais célèbre Chat du rabbin[33] de Joann Sfar), l’histoire a connu Micetto, le chat du Pape Léon XII que recueillit à sa mort, et à sa demande, l’Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le vicomte François-René de Chateaubriand. Dans ses célèbres Mémoires d’outre-tombe, l’écrivain diplomate se remémore[34] :

« Léon XII, prince d’une grande taille et d’un air à la fois serein et triste, est vêtu d’une simple soutane blanche ; il n’a aucun faste et se tient dans un cabinet pauvre, presque sans meubles. Il ne mange presque pas ; il vit, avec son chat, d’un peu de polenta ».

D’aucuns, comme Karl Lagerfeld et sa célèbre Chatte Choupette[35], s’en sont vraisemblablement servi afin de se forger un personnage mystérieux et comme complotant avec leur animal de compagnie à l’instar de Madchat, le félidé du Docteur Gang, toujours avec son maître et potentiellement triomphant si l’inspecteur Gadget[36] ne déjouait pas leurs plans ou encore du Chat d’Ernst Stavro Blofeld dans la saga des films de James Bond. On a même d’ailleurs connu des chats dits espions comme Acoustic Kitty à la Cia ou dans des Armées. De nombreux ministères (à la différence de l’Elysée) ont aussi leurs Chats (parfois célèbres) à l’instar de :

  • Olive, le Chat du Ministère des Finances, décédé à Bercy en mai 2021 ;
  • Duchesse au Ministère des Outremers ;
  • ou de Boris au Ministère de l’Intérieur.

Cela dit, le Chat le plus célèbre des Ministères est certainement le Chief Mouser to the Cabinet Office, c’est-à-dire le Chat souricier du 10, Downing street, auprès du Premier ministre britannique. Il s’agit en l’occurrence de Larry depuis le 15 février 2011, assisté pour ce faire de 2012 à 2014 de Freya à l’initiative de David Cameron.

Du ronronnement calmant. Pourtant, quelques administrations (surtout à l’étranger mais aussi en France à titre expérimental et après avoir bravé bien des normes sanitaires pour ce faire) ont décidé d’utiliser le pouvoir calmant des Chats et notamment leur célèbre ronronnement auprès de publics contraints ou immobilisés à l’instar des usagers d’établissements publics (ou privés) de santé, de soin, ou encore d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). L’usage provient alors directement des neko Cafés, ces « bars à Chats » imaginés au Japon (peut-être en hommage au célèbre Chat blanc peint par Hiroaki Takahashi (dit Shotei) en 1924 eu égard au calme et à la sérénité qu’il inspire à simplement le regarder et à l’imaginer ronronner)… et qui tendent à se globaliser.

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« Chat blanc » / Hiroaki Takahashi (dit Shotei) (1924) ;
National Diet Library

Il s’agit là, à nos yeux encore, d’une belle rencontre entre Chatte & droits administratif et de la santé.

Des Chats de particuliers privés aux contentieux pourtant administratifs. On pourrait croire, par suite, qu’à l’exception des quelques Chats mentionnés supra et proches de la Puissance publique, le Droit administratif serait a priori étranger à la question des contentieux relatifs à des Chats et à des Chattes appartenant à des particuliers privés. Tel n’est pourtant pas le cas.

Le Droit administratif s’intéresse aussi à ses Chats domestiqués. Mentionnons en ce sens, le contentieux des élevages félidés qui peuvent être assimilés, sous conditions, à des installations classées pour la protection de l’environnement (Icpe) au regard du Code de l’Environnement et doivent conséquemment respecter de nombreuses réglementations protectrices tant des animaux (Code rural) que de la Nature environnante ainsi que de la santé publique[37]. On peut également songer aux questions relatives au « classement » des races de Chats[38] dont un contentieux existe également. En effet, selon le Code rural (art. D. 214-8 et .s),

« il est tenu, pour les animaux des espèces canines et félines, un livre généalogique unique, divisé en autant de sections que de races. Le livre est tenu par une fédération nationale agréée, ouverte notamment aux associations spécialisées par race. L’association spécialisée la plus représentative pour chaque race ou groupe de races, sous réserve qu’elle adhère à la fédération tenant le livre généalogique, dans les conditions prévues par les statuts de ladite fédération, peut être agréée. L’agrément est accordé en tenant compte notamment de la régularité de la constitution et du fonctionnement de l’association, de la définition de ses objectifs, de l’importance des effectifs concernés et de l’organisation générale de l’élevage canin et félin. L’association spécialisée agréée est alors chargée de définir les standards de la race ainsi que les règles techniques de qualification des animaux au livre généalogique en accord avec la fédération tenant le livre généalogique. Les agréments prévus ci-dessus et les retraits d’agrément sont prononcés par arrêté du ministre chargé de l’agriculture après avis du conseil supérieur de l’élevage. Plusieurs associations spécialisées par race peuvent être invitées par l’autorité chargée de l’agrément à se regrouper pour constituer des unités suffisamment importantes et des ensembles autant que possible homogènes de races présentant entre elles des affinités ».

Ainsi, comme on le fait en matière sportive, par exemple pour le football[39] ou encore le basket-ball[40] professionnels, la Puissance publique délègue à une personne privée unique, ainsi chargée d’une mission de service public, le soin d’accomplir une mission reconnue d’intérêt général, en l’occurrence la constitution de livres généalogiques destinés à protéger les patrimoines génétiques animaliers. Evidemment, l’habilitation unilatérale ainsi délivrée à une seule personne morale de droit privée crée des envieux et donne lieu à une contestation souvent juridictionnelle que tranche le Conseil d’État en premier et dernier ressort. Pour un exemple récent à propos, précisément, de la matérialisation du « livre généalogique unique » des Chats, c’est la Fédération pour la gestion du livre officiel des origines félines qui a été agréée en 2006, ce que la Fédération féline française (une autre des FFF) a contesté (en vain) devant le Palais royal[41].

« J’ai peur pour ma Chatte » : des Chats sous la responsabilité de Maîtres peu soucieux. Si les stricts conflits de voisinages relèvent a priori du seul juge judiciaire, certains d’entre eux peuvent devenir des contentieux administratifs lorsqu’ils font intervenir le maire au titre de l’habitat insalubre. Tel est par exemple le cas de ce conflit de voisinage récemment relaté par l’Orne combattante[42] et aux termes duquel une citoyenne de la Ferrière-aux-Etangs (Mme Christiane S.) s’est émue, auprès de la Puissance publique municipale, de ce que l’un de ses voisins négligeait tant son jardin qu’il en venait à devenir une « jungle » où rats et vipères pulluleraient tant que la citoyenne en serait traumatisée pour son propre bien-être mais aussi celui de son animal de compagnie : « J’ai peur pour ma chatte » confia-t-elle ainsi au journaliste – peut-être un brin – malicieux.

Plusieurs autres contentieux administratifs sont également les témoins de ce risque de transformer, du fait d’une absence d’entretien normal, une propriété privée en habitat insalubre par l’accumulation, par exemple, de Chats ni entretenus ni nourris et évoquant un état quasi sauvage. C’est ce qu’évoque notamment cet arrêt de la CAA de Paris[43] au sein duquel le Ministère de la Santé faisait état du « caractère insalubre du logement de Mme F…, atteinte du  » syndrome de Diogène « , qui [accumulait] les détritus dans son logement et dans les parties communes et [entretenait] des chats en très grand nombre ». Cela avait impliqué selon le Ministère des mesures d’assainissement sur le fondement de l’art. L. 1311-4 du Code de la Santé publique, l’immeuble litigieux étant devenu à ses yeux soumis à « un risque d’incendie et les voisins à la pestilence ». Parfois, même, il peut arriver que la Puissance publique se sente tenue d’ordonner in extremis l’abattage de Chats domestiqués chez un particulier ou en refuge lorsque la salubrité et la santé publiques, singulièrement, sont en jeu. Il en fut ainsi, par exemple, dans l’Isère, où la préfecture ordonna un retrait d’animaux puis leur euthanasie au détriment de l’association Droit de vivre[44].

II. Du contentieux de la Chatte par l’idée

Cela dit, le Droit administratif ne s’occupe pas que des Chattes animalières errantes et domestiquées, il traite également de lieux et de parties (sic) dans lesquels le terme apparaît (A) et même de questions plus fictionnelles c’est-à-dire davantage de l’idée du Chat que de son incarnation réelle (B).

A. Du contentieux de « la Chatte » urbanisée :
les toponymes évoqués

« Alors la zone ? Ca dit quoi ? » : de la zone au pont : On ne sait si le chanteur marseillais, Julien Mari dit Jul, est le maître d’un Chat mais par sa chanson « Alors la zone » (in Demain ça ira ; 2021), il nous permet d’évoquer cette litanie des toponymes français qui contiennent le mot Chat ou – plus spécialement – Chatte. Il existe ainsi dans la Creuse, sur la commune de Bonnat, un « Pont de la Chatte » que l’on nomme alternativement « Pont de la Chatte » ou « Pont à la Chatte » dans un arrêt de la CAA de Bordeaux[45] relatif à une contestation de permis de construire en matière d’installation agricole. On peut aussi mentionner, parmi les zones urbanisées et qualifiées du nom de félidés, une « zone de la Chatte » (sic) sise à Noirmoutier-en-l’Ile qui a notamment posé des problèmes d’extension[46]. On trouve même, au Lamentin, un « Trou au Chat » qu’un contentieux ultramarin[47] a consacré à propos de responsabilité administrative. D’autres nombreux exemples existent dans la géographie et la toponymie française et ce, de façon positive comme historique à l’instar de la mention de ce bois vendéen aujourd’hui dénommé « de Céné » et autrefois qualifiée « de la Chatte ».

On relève par ailleurs, dans le contentieux administratif, de nombreuses parties dénommées Chat, Le Chat ou encore Chatte (avec ou sans accent aigu sur le e) ainsi qu’on en a déjà cité quelques mentions en introduction au sein du Lebon. Il existe de la même manière de très nombreuses personnes morales impliquées dans des contentieux publics et répondant aux dénominations félines à l’instar de cette entreprise dite du « Chat noir[48] » objet d’un contentieux fiscal[49].

De la commune de Chatte (Isère). Surtout, il nous faut mentionner, parmi les collectivités territoriales françaises, la ville de Chatte qui se trouve en Isère, entre Valence et Grenoble, aux confins du Parc naturel du Vercors.

Illustration 04
« L’Ecole des garçons de Chatte » / Editeur Cumin (circa 1920) ;
Coll. personnelle de l’auteur

En droit administratif, la commune ne se distingue pas particulièrement de ses circonscriptions limitrophes et l’on ne croit pas savoir qu’à la Faculté de Droit de Grenoble un ancien professeur de Droit administratif à l’instar d’un Jules Mallein[50] s’y soit installé ce qui lui aurait donné un attrait supplémentaire et un rapport à la matière[51].

La commune de Chatte est ainsi mentionnée au Lebon et sur Légifrance, comme toutes ses consœurs territoriales et ce, sans fréquence particulièrement importante ou faible à relever. Dès 1864, ainsi, on mentionne un arrêt du Conseil d’État opposant un habitant de Chatte (un Chattois) à la ville à propos d’une « voiture à quatre roues » non déclarée et qui aurait conséquemment échappé à l’imposition communale[52]. On trouve de même (et on en apprécie l’aléa) une jurisprudence de 1888[53] dénommée Sieur Mathieu c. Commune de Chatte également à propos d’un contentieux fiscal revenant sur la qualification dudit Mathieu comme « facteur de denrées et marchandises » assujetti et imposé au rôle de Chatte au regard de patentes commerciales. Plus proches de nous, temporellement, on pourra signaler quatre arrêts de la CAA de Lyon et deux décisions du juge de cassation mettant Chatte en avant :

  • CAA de Lyon, 06 mars 2001, Alain X. (req. 97LY02926) ; à propos de l’indemnisation demandée par un pharmacien ;
  • CAA de Lyon, 03 octobre 2017, Epoux G. & alii (req. 16LY00376) ; concernant un permis de construire contesté ;
  • CAA de Lyon, 07 juin 2018, Société Sindaro (req. 15LY03166) ; s’agissant de la survenance potentielle d’un aléa dans l’exécution d’un contrat de commande publique ;
  • CAA de Lyon, 12 février 2021, Société Campenon Bernard Dauphiné Ardèche (req. 18LY03565) ; à propos d’un lourd contentieux (et de son indemnisation) lors de la  construction d’un centre aquatique de sports et de loisirs implanté sur Chatte.

Un deuxième contentieux est relatif à Chatte en matière d’implantation de la même officine pharmaceutique et a été jusqu’en cassation (cf. CE, 07 décembre 1994, Ministère de la Santé ; req. 150895) et il faut mentionner, pour clore cette liste, cet arrêt, également du Conseil d’État, de 2008 en matière fiscale[54].

Cela mentionné et évacué, Chatte n’a pas plus de rapport(s) avec le droit administratif que Montcuq dans le Lot ou Anus dans l’Yonne, non loin de Gland.

B. Du contentieux du « Chat » non animalier :
de l’informatique à la langue félidés

Demain les « chats » ? Dans sa série triptyque et romancée sur les Chats[55] (qui débute par l’ouvrage Demain les chats), Bernard Werber, faisant parler son héroïne Bastet, permet à son lecteur d’imaginer et d’appréhender des Chats aux personnalités et aux sensibilités si anthropomorphiques que le lecteur finit par les assimiler à des personnages humanoïdes aux capacités similaires même si leurs morphologies ne leur permet pas tout. Il en est ainsi du rôle de Pythagore, le « chat de la voisine » qui initie l’héroïne à l’informatique, à l’accès via Internet à la connaissance universelle et conséquemment à ces autres « chats » qui ne sont pas des « Chats » animaliers mais des forums en ligne (des « chats ») où l’on peut converser et échanger (en anglais : discuter mais désormais aussi en français, « chatter » ou « tchatter » si l’on en reprend la dernière définition qu’en offre en 2021 le Dictionnaire Le Robert).

Le contentieux administratif, singulièrement pendant les confinements pandémiques dus à la Covid-19 s’est lui aussi mis à ses « chats » non félidés mais informatiques et ce, non seulement largo sensu parce que le décret n°2020-1406 du 18 novembre 2020 (portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif) engage de plus en plus au Télérecours et aux téléservices informatiques mais aussi parce que plusieurs décisions[56] ont fait état de visioconférences et de visiocours (sic) ainsi que de « chats » tenus à distance dans des Universités et établissements d’enseignement supérieur[57].

Le Chat, surtout petit, fait vendre. Que les Chatons fassent vendre est une évidence commerciale que ne renierait pas le groupe Henkel, aujourd’hui dépositaire de la marque originellement de savon (et désormais essentiellement de lessive et accessoirement de savon) Le Chat sur la base d’un savon « dit » de Marseille[58] propulsé par la savonnerie provençale Fournier-Ferrier. En effet, si le Chat – surtout noir et adulte – inquiète voire effraie, la Chaton représenté souriant (et sans griffes acérées) rassure et attendrit à l’instar d’une peluche d’enfance.

C’est le ressort avec lequel joue également, dans la tradition nippone, le Maneki-neko (littéralement le chat invitant), un porte-bonheur assis et souriant, levant la patte (gauche ou droite) en signe (respectivement) de bienvenue aux visiteurs et/ou à leur argent. La force de ce Chaton irrésistible se retrouve aussi par exemple, dans les arts, à travers cette célèbre étude de Léonard de Vinci proposant une Madonna del gatto (circa 1480) imaginant un Chaton né parallèlement à l’enfantement christique. Plus récemment, on imagine bien que si Marine Le Pen[59] a décidé de faire tant de photographies avec son élevage de Chats, c’est aussi pour actionner cette « carte » de l’attendrissement que provoquent les Chatons.

C’est aussi ce que nous a rapporté, après enquête, M. Morgan Sweeney, nous rappelant qu’en octobre 2013 (les 12 et 13) lors du salon du livre du Mans, il avait pu faire l’expérience suivante dans le cadre d’un stand éditorial : dès qu’il mettait en avant, avec ses acolytes, des photographies de Chatons sur une tablette numérique installée près des ouvrages à vendre, un public se créait et venait s’intéresser spontanément audit stand comme si les Chatons attiraient les foules par leur bienveillance. Le Chaton fait manifestement vendre ce qui explique, qu’en contentieux administratif également, on trouve mention de marque qui y font appel à l’instar – toujours depuis l’enfance – dès « langues de chat » qu’un arrêt de la CAA de Paris[60] vint évoquer à propos de tarifs douaniers et d’importations contrôlées.

D’une fiction, l’autre ? On s’est déjà positionné, à plusieurs reprises et à titre personnel, sur le fait qu’à nos yeux tout être vivant (et même tout être humain non vivant à l’instar des cadavres) mériterait – afin d’être protégés – d’être repensés au travers d’une nouvelle classification juridique des personnes et des choses qui ferait rentrer, certes de manière fictive mais comme tout instrument juridique l’est, les êtres vivants non humains (Mer méditerranée, Chats ou encore Arbres et tous les êtres vivants de la faune et de la flore) au sein d’une catégorie de « personnes » actrices et non uniquement « objets » du Droit. Certes, pour les animaux dont la Chatte comme pour les êtres arborés, cette personnification juridique implique nécessairement la désignation d’un représentant humain mais ceci est tout aussi raisonnable ou déraisonnable que l’hypothèse qu’existe une personnalité juridique sociétale ou associative qu’incarne un représentant humain alors que, de facto, ni l’association ni la société, n’existent matériellement et physiquement. La proposition a notamment été portée en France par notre collègue Jean-Pierre Marguenaud à propos des animaux[61] mais la doctrine, majoritaire, y est toujours réfractaire et considère souvent que les promoteurs de la personnification juridique ne seraient que des utopistes aux valeurs plus métaphysiques sinon politiques que juridiques[62]. Toutefois, comme il ne s’agit pas, fondamentalement, de droit administratif, on ne développera pas ici notre sentiment[63] (que l’on peut cela dit rapprocher de notre démonstration à propos de la personnification désirée d’un autre être vivant : l’Arbre[64]).

Une patte de / dans notre patrimoine culturel ? Et si – comme on le proposait en 2017 au sein des Mélanges dédiés en hommage à Annie Héritier[65] – on faisait une assimilation des Chats à ce patrimoine culturel qui était si cher à la récipiendaire de l’hommage précité ?

Des Chats en peintures, en statues, en photographies, en littérature et même en musique(s) ; bref, dans l’Art, il y en a des millions. Qu’on songe ainsi aux représentations millénaires de la Déesse égyptienne antique Bastet, divinité de la « joie du foyer », que l’on peut par exemple admirer dans plusieurs statuettes – notamment en bronze – exposées dans les musées du Louvre ou encore – évidemment – du Caire. Qu’on pense également au Chat nommé Babou de Salvador Dali que l’on retrouve dans plusieurs célèbres photographies déjantées de l’artiste ou encore au tableau des Noces de Cana de Veronese qui fait également apparaître un petit félin joueur. Outre le Garfield contemporain de Jim Davis, citons aussi le cas amusant de cette peintre russe, Svetlana Petrova, qui a intégré dans des copies de toiles célébrissimes (comme la Joconde notamment) son gros Chat Zarathustra au milieu des célébrités ! Le Chat est donc déjà bien, sous cet aspect, dans notre patrimoine culturel. Il l’est également dans de nombreuses îles ou endroits inséparables de leurs populations félines : Aoshima, « l’île aux Chats » japonaise ; la plupart des cimetières où ils évoluent en Méditerranée ; tous ceux que l’on voit errer à Athènes, au Caire ou encore à Rabat comme s’ils étaient là avant nous et que nous étions là pour eux sinon pour les déranger. Ces lieux sont inséparables des Chats. Outre leurs représentations en arts, les Chats ne font-ils conséquemment pas partie du patrimoine culturel en ce sens ; eux qui animent tant d’endroits culturellement chargés et reconnus comme tels ?

Récemment, de façon itinérante et sur les domaines publics des plus grandes métropoles françaises, des statues en bronze du célèbre Chat de Philippe Geluck[66] ont même été temporairement implantées à Paris puis à Bordeaux et désormais à Caen, à l’heure où nous écrivons (septembre 2021).

Le Chat est décidément bien implanté dans le droit administratif (ici domanial et des biens).

De la Nation & du patrimoine culturel. Annie Héritier a démontré avec succès que l’art était une composante essentielle de la Nation, fût-elle une fiction ; que la Nation sans Art n’avait ni sens ni peut-être même intérêt au même titre que l’Histoire ou encore la Langue. Comment ne pas la suivre ?

Cela dit, dès que l’on admet l’existence même d’un « patrimoine » (culturel ou non) se pose a priori au moins la question – en Droit – de son propriétaire. Admettrait-on l’hypothèse d’une Nation propriétaire sachant de surcroît que, de facto, les Chats n’appartiennent à personne et quiconque croit en posséder un ou plusieurs se trompe ! Soit ce sont eux qui nous possèdent (très probable puisque nous les servons) soit nous – et la Nation – n’en serions que les gardiens protecteurs et ce, à l’instar des maires précités gardiens des chats « libres » et en colonies sur leurs territoires.

Autre hypothèse, que les études récentes sur les biens communs[67] ravivent, celle – précisément – d’une impossible propriété par le biais d’une notion comme celle de « patrimoine commun » que l’on peut retrouver, pour l’Art par exemple, dans les mots sublimés par Annie, d’Antoine Quatremère de Quincy selon lequel l’Art appartenait[68] « à tous les peuples ; nul n’a le droit de se l’approprier ou d’en disposer arbitrairement. Celui qui voudrait s’attribuer sur (…) les moyens d’instruction une sorte de droit et de privilège exclusif serait bientôt puni de cette violation de la propriété commune, par la barbarie et l’ignorance ». Alors résumait notre amie avec une extrême justesse[69] :

« l’Etat » n’est ici « que le gardien ou le gérant des objets d’art désignés dans l’ordre du temps. Le propriétaire actuel n’est qu’un médiateur, entre les générations ne possédant que l’usufruit de la réalité symbolique ou morale d’un bien possédé par l’histoire, dont la France s’arroge l’exercice de la propriété ». La question d’une hypothèse de l’Art comme bien commun ne lui avait du reste pas échappé[70].

De la Nation comme gardienne & protectrice. C’est l’hypothèse que nous voudrions ici former à titre conclusif. La Nation n’est a priori pas propriétaire du patrimoine culturel – comme des Chats – ! Elle en est davantage – à nos yeux – la gardienne protectrice de la même manière que la Couronne d’Ancien Régime était gardienne (mais non propriétaire) du domaine royal ou à l’image de ce que Jean-Baptiste Victor Proudhon décrivait dans son Traité du domaine public en 1834 lorsqu’il envisageait – précisément – un tel domaine sans propriétaire mais uniquement sous la protection bienveillante de représentants publics de la Nation. Récemment, à propos des corps morts[71], nous avons également, opté pour la même proposition : considérer que les cadavres ensevelis dans nos cimetières ou dispersés en cendres dans la Nature ou les sites cinéraires étaient précisément non des choses mais des personnes placées sous la garde et la protection de la républicaine Nation. Et s’il en était de même pour les inappropriables félins ?

Duetto Buffo di Due Gatti. Ce ne serait pas à Gioacchino Rossini (même si chacun le lui attribue) que l’on devrait le célèbre duo des Chats (duetto buffo di due Gatti) qu’interprètent souvent des sopranos duettistes en fin de concert afin d’en réveiller l’assemblée mais à Robert Lucas de Pearsall, sous le pseudonyme de Berthold. Il nous a semblé opportun, également, de conclure par ses paroles en laissant soin au lecteur d’aller s’enivrer (en musique) de l’interprétation qu’en donnent Ann Murray & Felicity Lott dans un exceptionnel enregistrement, pour la BBC, au Royal Albert Hall le 14 septembre 1996[72]. Et si le lecteur ne comprend pas les liens entre le Droit (même administratif) et l’Opéra, on se permettra, avec révérence, de le renvoyer à quelque ouvrage encore récent[73].

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Miau ».

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 369.


[1] Le seul véritable greffier que l’on affectionne est M. Steven G. mais il s’avère qu’en argot, un « greffier » est aussi le nom donné aux Chats noirs dont le plastron est blanc à l’instar de la « cravate batiste » blanche des uniformes stolaires des avocats et des greffiers. Sur ledit costume, on se permettra de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « Uniformes (civils) des fonctions publiques nationales : entre Ordre & Egalité » in Chansons & Costumes « à la mode » juridique & française ; Toulouse, L’Epitoge ; 2016 ; p. 161 et s.

[2] Dead Poets Society ; de Peter Weir (1989) avec notamment Robin Williams dans le rôle du professeur (et « capitaine ») John Keating.

[3] Par exemple s’agissant de la décision : CE, 04 novembre 2020, M. B. (req. 440963) avec nos obs. in Jcp A ; 13 novembre 2020 ; n° 46.

[4] On fait ici (bien évidemment) référence au terme de « Chatte » comme synonyme de chance ; expression notamment popularisée sinon affectionnée par Sophie Prosper après Benoît Paire qui l’a célébrée sur les cours de Roland Garros ainsi que par des publicités humoristiques mettant en avant sa célèbre punchline sportive exultée en juin 2019 lorsqu’il affronta Kei Nishikori en 8e de finale sur le court Suzanne Lenglen et qu’il perdit. Cf. ligne : https://www.eurosport.fr/tennis/la-chatte-qu-il-a-il-y-a-un-an-benoit-paire-s-illustrait-sur-le-lenglen_vid1317290/video.shtml.

[5] Pour d’aucuns et, par extension métonymique, la « Chatte » est aussi un synonyme de la femme comme on peut l’entendre dans la chanson de Fernandel « Félicie aussi » : « Afin d’séduire la petite Chatte, j’l’emmenai dîner chez Chartier ! Comme elle est fine et délicate. Elle prit un pied d’cochon grillé ».

[6] Sur le site Internet (www.chatsnoirs.com), elle est connue sous l’identification n°1740 et appartient, à ce titre, au très select Club des chats noirs : http://www.chatsnoirs.com/pages/chat-noir/club-chats-noirs-1701-a-1750.html#page4. Elle gère par ailleurs son propre compte sur réseau social :

https://www.facebook.com/chaconne.debach où l’on ne manquera pas la critique, acérée, de son livre pourtant préféré : Crimes & chat-timent.

[7] L’une des premières occurrences du terme est par exemple celle relative au nom d’une partie (le sieur Chatte) dans l’affaire opposant le susdit à la ville d’Auxerre dans un contentieux fiscal de patentes dont il contestait le montant à acquitter en sa qualité de marchand de cristaux (cf. CE, 18 septembre 1854, Chatte ; Rec. 839). Au début du siècle suivant, un autre contentieux du même nom est ouvert par la veuve Chatte : cf. CE, 28 mai 1909, Veuve Chatte c. Ministère de la Marine ; Rec. 539. L’année suivante (cf. CE, 28 décembre 1910, Veuve Jan née Chatte c. Direction des douanes ; Rec. 1030), le Recueil Lebon mentionne même une dénommée Jan née Chatte autrefois mariée à un préposé des douanes dont la pension de réversion était contestée.

[8] Comme en témoigne au présent dossier, la très belle contribution de M. Mathias Amilhat.

[9] Ce n’est pas une coquetterie éditoriale mais un désir conscient et volontaire de l’auteur de matérialiser, lorsqu’il le mentionne personnellement (et non au sein d’une citation), une majuscule aux termes « Chat » et « Chatte » de la présente étude et ce, précisément, pour appuyer l’importance qu’il leur attribue.

[10] A priori vivant dans le cadre fréquent des études mais son cadavre peut également donner lieu à contentieux et à étude juridique.

[11] Modification portée par la Loi n° 2015-177 du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures (en son art. 02).

[12] Comme le déclare par exemple la Fondation 30 millions d’amis sur son site :

https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/8451-statut-juridique-les-animaux-reconnus-definitivement-comme-des-etres-sensibles-dans-le-code/.

[13] Le chiffre neuf était sacré chez les Egyptiens qui l’ont associé à celui des vies du Chat censé être résistant aux malheurs que des humains ne pourraient supporter. En témoigne le très bel ouvrage : Bobis Laurence, Les neuf vies du chat ; Paris, Gallimard ; 1991. Citons également, par extension, la qualification de ce fouet de torture, le « chat à neuf queues » qu’évoque un autre grand livre de Frédéric Othon Théodore Aristidès dit Fred à travers sa série des Philémon : Le chat à neuf queues ; Paris, Dargaud ; 1978.

[14] Et ce, même si la blague la plus courue chez tous les amateurs de Chats, consiste à affirmer que « nous » êtres humains habitons « chez » eux et non l’inverse tant ils semblent parfois se considérer comme nos Dieux !

[15] Certains les associent ainsi aux Templiers comme le rappelle, parmi bien d’autres associations : Doumergue Christian, Le Chat ; légendes, mythes & pouvoirs magiques ; Paris, L’Opportun ; 2018 ; p. 55 et s.

[16] Citons à cet égard l’hypothèse dite du mandragot ou matagot ce « Chat noir » (mais également dit « d’argent ») diabolique qu’un sorcier ou une sorcière obtiendrait du Diable lui-même en échange de son âme humaine. La célèbre nouvelle (1843), traduite par Charles Baudelaire, d’Edgar Allan Poe (The Black Cat ; le Chat noir) en est la parfaite illustration. Par ailleurs, rappellera-t-on, « les Chats noirs restent en refuge » du fait de cette mauvaise réputation tenace, « 24 % plus longtemps que les autres » (Arnaud Mathilde, Chat noir ; Paris, Les grandes personnes ; 2020 ; p. 01). Le dernier ouvrage cité est un exceptionnel opus en pop-up artistique.

[17] Lettre dont des extraits sont reproduits in Les neuf vies du chat ; op. cit. ; p. 131.

[18] Il s’agit d’un triptyque exposé au Musée national des Arts antiques de Lisbonne ; le chat figurant sur le panneau de droite.

[19] L’affaire est effectivement portée devant le juge administratif du fait, en l’espèce, de la présence de travaux publics : CAA de Nancy, 04 août 2005, Eric X. ; req. 01NC00307.

[20] Ce qui distingue, une nouvelle fois, le chat du chien ; ce dernier (au titre de l’art. L. 211-23 du Code rural également) est estimé divaguant au regard d’un critérium d’action de chasse ainsi que d’un périmètre, bien plus réduit, de seulement cent mètres de distance à son maître.

[21] A propos de leur adaptation ultramarine sur l’île de la Réunion : CE, 10 novembre 2004, Association Droit de cité ; req. 253670.

[22] Sur cette obligation : cf. CE, 13 juillet 2012, req. 358512.

[23] Plusieurs d’entre elles militent en ce sens pour des campagnes de stérilisation qui permettent d’éviter celles, plus catégoriques, d’abattage.

[24] CE, Sect., 10 mars 1933, Dame Le Clezio & Sieurs Chillon & Cordier ; Rec. 300.

[25] CE, Ass., 07 octobre 1977, Roland X. ; req. 05064.

[26] A propos d’un arrêté du maire de Béziers : CAA de Marseille, ord., 30 novembre 2016 ; req. 16MA03774.

[27] Cf. en ligne : « Errance animale et co-errance du droit » par Loïc Peyen.

[28] Cf. en ce sens : CE, 03 mai 2004, fondation assistance aux animaux ; req. 249832.

[29] Https://www.youtube.com/watch?v=XkOYGrZQqmU.

[30] A leur égard : Lucaci Dorica, 100 Chats qui ont fait l’histoire ; Paris, L’Opportun ; 2015.

[31] Cette idée se retrouve encore de façon contemporaine in Divina-Touzeil Flora & Joquel Patrick, Regards félins ; Mouans-Sartoux, Editions de la Pointe Sarène ; 2021 (en cours).

[32] Partant, c’est à Richelieu, convainquant Louis XIII, que l’on doit la « réhabilitation » des Chats en France alors que le monde médiéval en avait fait des diableries incarnées.

[33] La série dessinée compte à ce jour dix albums à la suite de : Sfar Joann, Le chat du rabbin ; Tome 1. La Bar-Mitsva ; Paris, Dargaud ; 2002.

[34] Chateaubriand François-René (de), Mémoire d’outre-tombe (…), Paris, Penaud ; 1849 ; livre 29, chap. 04.

[35] Dont le compte Twitter (en langue anglaise) est : @ChoupettesDiary sous l’appellation Choupette Lagerfeled.

[36] Dans la série éponyme d’animation créée en 1983 par MM. Bruno Bianchi, Andy Heyward et Jean Chalopin.

[37] En ce sens : CAA de Lyon, 11 juillet 2019, Mme B & alii. ; req. 18LY00500.

[38] Pour l’un des plus accessibles et illustrés : Le Grand livre des chats ; Paris, Deboree ; 2019.

[39] Cf. Maisonneuve & Touzeil-Divina Mathieu(x) (dir), Droit(s) du football ; Le Mans, L’Epitoge ; 2014.

[40] Cf. Löhrer Dimitri & Touzeil-Divina Mathieu (dir), Droit(s) du basket-ball ; Toulouse, L’Epitoge ; 2022 (en cours).

[41] Cf. CE, 06 juin 2018, Fédération féline française (req. 403977).

[42] Edition du 16 septembre 2021 ; article de M. Maxime Cartier qui nous a été indiqué (et on l’en remercie) par Mmes Flora D. et La Callas de Durcet (Orne).

[43] Cf. CAA de Paris, 27 octobre 2020, Mme F. (req. 19PA01303).

[44] Pour l’issue du contentieux et la mention d’un recours abusif : Cf. CAA de Lyon, Association Droit de vivre ; req. 13LY00620.

[45] CAA de Bordeaux, 02 juillet 2020, Mme H. & alii ; req. 18BX04317.

[46] CAA de Nantes, 28 février 2020, Mme H. & alii ; req. 19NT00205.

[47] CAA de Bordeaux, 16 mai 2013, Sci Lou ; req. 12BX02550.

[48] A l’instar du célèbre cabaret parisien qu’immortalisa Théophile Steinien dans ses lithographies dites de la « Tournée du Chat noir de Rodolphe Salis » (1896).

[49] CAA de Versailles, 17 septembre 2019, M. E. D. ; req. 18VE01237.

[50] On signale à son égard ses exceptionnelles Considérations sur l’enseignement du Droit administratif (Paris, 1857) notamment dues à plusieurs échanges antérieurs avec le doyen Foucart et à propos desquels on est revenu in Touzeil-Divina Mathieu, Eléments d’histoire de l’enseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart ; Poitiers, Lgdj ; 2007.

[51] Cela dit, selon nos sources, c’est l’homonyme d’un autre grand professeur de Droit public qui est le Maire actuel de Chatte : André Roux et ce, depuis mars 2001.

[52] CE, 08 décembre 1864, Sieur Pellerin c. Commune de Chatte ; Rec. 964.

[53] CE, 20 janvier 1888, Sieur Mathieu c. Commune de Chatte ; Rec. 51.

[54] CE, 14 avril 2008, Société T2S ; req. 298777.

[55] Respectivement : Werber Bernard, Demain les chats ; Paris, Albin Michel ; 2016 ; Sa majesté des chats ; Paris, Albin Michel ; 2019 et La planète des chats ; Paris, Albin Michel ; 2020.

[56] Dont : CAA de Paris, 22 mai 2018, Sté Foretec ; req. 15PA03365 et autres.

[57] Voyez ainsi à propos du Cnam et d’un étudiant étranger à qui l’on a demandé de quitter le territoire français : CAA de Nancy, 02 février 2021, Mme A. ; req. 19NC02586.

[58] On se permettra, à l’égard, de l’huile d’olive et de sa part dans le savon « dit » de Marseille, de renvoyer à : « Droit, « Bio » & huile(s) d’olive : le cas du savon de Marseille » in Droit(s) du Bio ; Toulouse, l’Epitoge ; 2018 ; p. 135 et s.

[59] Cf. en ligne sur le site du journal Gala (si, si !) : « Marine Le Pen et les chats : sa passion interpelle » au 04 janvier 2021 : https://www.gala.fr/l_actu/news_de_stars/marine-le-pen-et-les-chats-sa-passion-interpelle_461156.

[60] Cf. CAA de Paris, 05 avril 2018, Syndicat des importateurs et distributeurs de Nouvelle-Calédonie ; req. 16PA02174.

[61] Marguenaud Jean-Pierre, « La personnalité juridique des animaux », Dalloz, 1998, p. 205.

[62] Betaille Julien, « La doctrine environnementaliste face à l’exigence de neutralité axiologique : de l’illusion à la réflexivité », Revue juridique de l’environnement, hors-série, n° 2016/HS16, p. 45.

[63] Par ailleurs, la contribution au présent dossier de Mme Sonia Desmoulin-Canselier en traite explicitement.

[64] Cf. Touzeil-Divina Mathieu, « L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) » in L’Arbre, l’Homme & le(s) droit(s) ; ouvrage réalisé pour célébrer le 65e anniversaire de la parution de L’Homme qui plantait des arbres de Jean Giono (…) & en hommage au poète & ami des Arbres, Jean-Claude Touzeil ; Toulouse & Manosque ; 2019 ; p. 13 et s. Un large extrait s’en retrouve également en ligne : http://www.chezfoucart.com/2020/11/25/droits-de-larbre/.

[65] Touzeil-Divina Mathieu, « C comme Chat(s) de la Nation » in Les mots d’Annie Héritier. Droit(s) au Cœur & à la Culture ; Toulouse & Nice ; 2017 ; p. 45 et s. Les propos ci-après en sont directement issus.

[66] Dont l’œuvre dessinée et félidée a débuté par des strips dudit Philippe Geluck au journal Le Soir en 1983.

[67] On pense originellement à The tragedy of the Commons (de Garrett Hardin ; 1968) mais aussi et surtout aux réflexions issues du Dictionnaire des biens communs (Paris, Puf ; 2017) dirigé notamment par Marie Cornu.

[68] Quatremere de Quincy Antoine, Lettres à Miranda (…) ; Paris, 1796 ; Lettre I ; p. 90 ; cité par Heritier Annie ; Genèse de la notion juridique de patrimoine culturel (1750-1816) ; Paris, l’Harmattan ; 2003 ; p. 122 et s.

[69] Heritier Annie ; op. cit. ; p. 123.

[70] Cf. Heritier Annie, « Le Street Art, bien commun artistique ? » in Juris art, 1er avr. 2014, n° 12, p. 39 et s.

[71] Ce que nous avons développé en dernier état des lieux in Touzeil-Divina Mathieu, Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2017 ; chap. 10 ; p. 367 et s.

[72] Heureusement en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=fJAo3D5GliA.

[73] Touzeil-Divina Mathieu, Stirn Bernard & Rousset Christophe (dir.), Entre opéra & Droit ; Paris, LexisNexis ; 2020.

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ParJDA

L’animal & le droit administratif

Art. 361.

Voici le 8e des dossiers du JDA :

Il porte sur « L’animal et le droit administratif ». Deux principales raisons ont conduit le comité de rédaction -approuvé par l’assemblée générale-, à s’intéresser à cette question et à lancer pour ce faire un appel à contribution(s).

Le droit en est croassant,
son actualité est rugissante.
L’animal est au cœur du droit administratif.

D’une part, la question de l’animal, sans même la teinter d’un aspect « protection des droits », est au cœur des préoccupations des individus. L’actualité ne saurait le démentir. Or, le Journal de Droit Administratif, rappelons-le, a pour objectif de se départir d’une vision élitiste –qui perdure-, du droit administratif, afin de le placer « à la portée de tout le monde » (V. not. Journal du Droit Administratif (JDA), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) II / III [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 254). Dès lors, s’emparer d’une question relevant d’un intérêt citoyen et populaire croissant, correspond à l’accomplissement de ce qui constitue la toute première mission du journal et ce, depuis sa création en  1853.

D’autre part, la question de l’animal fait l’objet d’un intérêt, déjà ancien, de la part de la doctrine privatiste (V. not. MARGUENAUD, J-P., L’Animal en droit privé, Limoges, Publications de la faculté de droit et de sciences économiques de l’Université de Limoges, 1992). Néanmoins, les études relatives au droit public et, particulièrement au droit administratif, sont plus éparses et rares (Sur ce constat, V. PAULIAT, H.,  « Les animaux et le droit administratif », Pouvoirs, 2009/4 (n° 131), p. 57-72). Or, le Journal de Droit Administratif a la volonté de proposer des thèmes de recherches permettant de faire avancer la connaissance dans des domaines encore peu défrichés par la doctrine. Dès lors,  la perspective d’ouvrir une réflexion d’ensemble sur la place de l’animal en droit administratif recèle, à n’en pas douter, d’un intérêt certain. En effet,  la question de l’animal est observable à la fois dans une dimension contentieuse et non contentieuse de sorte que son étude permettra de balayer l’étendue du spectre du droit administratif français, de l’Union européenne, international et étranger.

Sous la direction de :

– Madame le Professeur Isabelle Poirot-Mazères (UT1, IMH),
– Monsieur le Professeur Mathieu Touzeil-Divina (UT1, IMH),
– Monsieur Adrien Pech (UT1, IRDEIC)
& Monsieur Mathias Amilhat (UT1, IEJUC),

voici donc le huitième dossier du JDA reprenant l’expression léguée par le « premier » JDA de 1853 ayant vocation de mettre le droit administratif à la portée du plus grand nombre :

L’animal & le droit administratif
… mis à la portée de tout le monde

Sommaire

Art. 362. Editorial : l’animal & le droit administratif

par MM. Mathias Amilhat,
Adrien Pech,
Mathieu Touzeil-Divina
& Mme Isabelle Poirot-Mazères

Espèces animales

Art. 363. De Lamarck aux marques : remarques sur l’insecte et le droit administratif

par Mme le prof. Isabelle Poirot-Mazères

Art. 364. Le pangolin & le droit administratif

par M. Dr. Arnaud Lami

Art. 365. Le pigeon & le droit administratif

par M. Hugo Ricci

Art. 366. Le requin & le droit administratif

par M. Vincent Vioujas

Art. 367. Les animaux du cirque & le droit administratif

par Mme Amélia Crozes

Art. 368. Les animaux des grands arrêts

par M. Dr. Mathias Amilhat

Art. 369. La chatte & le strat’ : quels contentieux ?

par M. le prof. Mathieu Touzeil-Divina

Polices des animaux

Art. 370. Errance animale et co-errance du droit

par M. D. Loïc Peyen

Art. 371. L’abattage rituel & l’animal

par M. Dr. Clément Benelbaz

Art. 372. La chasse pendant les confinements pandémiques

par M. Adrien Pech

Art. 373. La construction d’un statut juridique cohérent pour l’animal ?

par Mme Dr. Sonia Desmoulin-Canselier

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), Dir. Pech / Poirot-Mazères
/ Touzeil-Divina & Amilhat ;
L’animal & le droit administratif ; 2021 ; Art. 361.

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ParMathias AMILHAT

De la jurisprudence remarquée : janvier 2021 – juin 2021

Art. 357.

Extraits de la 5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Plusieurs arrêts, du Conseil d’Etat ou de la Cour de justice de l’Union européenne, ont été sélectionnés compte-tenu de leur importance pour le droit des contrats publics. Il s’agit de décisions rendues entre janvier et juillet 2021.

CJUE, 3 févr. 2021, aff. C-155/19 et C-156/19,
Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC )
notion d’organisme de droit public

Saisie par le Conseil d’Etat italien de deux demandes de décision préjudicielle, la Cour de justice est venue rappeler la définition de la notion d’organisme de droit public pour en faire application aux fédérations sportives nationales.

En l’espèce, le litige concernait un marché négocié passé par la Federazione Italiana Giuoco Calcio (FIGC) aux fins de l’attribution des services de portage pour les besoins de l’accompagnement des équipes nationales de football et de l’entrepôt de la FIGC à Rome (Italie) pour une durée de trois ans. A l’issue de la procédure de passation, un opérateur a été sélectionné (Consorzio) mais un autre opérateur (De Vellis) a contesté la procédure devant le (tribunal administratif régional du Latium. Celui-ci considérait que la fédération de football italienne devait être qualifiée d’organisme de droit public et, de ce fait, respecter les procédures de passation prévues par le code italien des marchés publics. Le tribunal administratif a suivi De Vellis dans son argumentation et annulé la procédure de passation. Le Conseil d’Etat italien a alors été saisi et a décidé de saisir la Cour de justice de deux questions préjudicielles avant de statuer. Cette dernière devait donc se prononcer sur deux questions en lien avec la possible qualification de la FIGC comme organisme de droit public qui permettent de revenir sur les critères de définition de cette notion.

Pour rappel, l’article 2, paragraphe 1, point 4, de la directive 2014/24 (directive marchés « secteurs classiques ») précise que la notion d’organisme de droit public intègre « tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes :

a)      il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ;

b)      il est doté de la personnalité juridique ; et

c)      soit il est financé majoritairement par l’État, les autorités régionales ou locales ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public ».

La notion d’organisme de droit public est donc définie par trois critères cumulatifs qui permettent de déterminer si une entité doit être considérée comme relevant de la sphère publique et, de ce fait, doit être soumise au respect du droit européen des contrats publics.

La première question préjudicielle posée en l’espèce portait sur le premier critère de définition de la notion d’organisme de droit public. Le Conseil d’Etat italien demandait à la Cour si « une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial […], alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public » (point 33 de l’arrêt). Pour la Cour de justice, la réponse ne fait pas de doute.

Après avoir relevé que le droit italien attribue effectivement des missions d’intérêt général à la FIGC, elle rappelle en effet que « la notion d’« organisme de droit public » doit recevoir une interprétation fonctionnelle indépendante des modalités formelles de sa mise en œuvre, si bien que cette nécessité s’oppose à ce qu’une distinction soit faite selon la forme et le régime juridiques dont l’entité concernée relève en vertu du droit national ou selon la forme juridique des dispositions créant cette entité ». Elle rappelle en ce sens sa jurisprudence constante (CJCE, 10 novembre 1998, BFI Holding, C‑360/96, point 62 ; CJCE, 15 mai 2003, Commission/Espagne, C‑214/00, points 55 et 56 ; CJUE, 12 septembre 2013, IVD, C‑526/11, point 21) et considère que le fait que la FIGC ait « la forme juridique d’une association de droit privé et que sa création ne découle pas, par conséquent, d’un acte formel instituant une administration publique » est sans incidence sur sa qualification éventuelle comme organisme de droit public.

Par ailleurs, toujours en réponse à cette première question, la Cour de justice rappelle également qu’il n’est pas nécessaire que l’entité en cause exerce exclusivement des activités d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial pour qu’elle puisse être qualifiée d’organisme de droit public. En effet, « la Cour a déjà jugé qu’il est indifférent que, outre sa mission de satisfaire des besoins d’intérêt général, une entité accomplisse d’autres activités et que la satisfaction des besoins d’intérêt général ne constitue qu’une partie relativement peu importante des activités réellement entreprises par cette entité, dès lors qu’elle continue à se charger des besoins qu’elle est spécifiquement obligée de satisfaire » (point 43 de l’arrêt). La Cour renvoie ici aussi à sa jurisprudence classique, qu’il s’agisse de l’arrêt BFI Holding (préc..) ou du fameux arrêt Mannesmann (CJCE, 15 janvier 1998, Mannesmann Anlagenbau Austria e.a., C‑44/96). Elle en conclut donc que « que l’article 2, paragraphe 1, point 4, sous a), de la directive 2014/24 doit être interprété en ce sens qu’une entité investie de missions à caractère public définies exhaustivement par le droit national peut être considérée comme ayant été créée pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial au sens de cette disposition, alors même qu’elle a été créée sous la forme non pas d’une administration publique, mais d’une association relevant du droit privé et que certaines de ses activités, pour lesquelles elle jouit d’une capacité d’autofinancement, n’ont pas de caractère public ».

La seconde question posée à la Cour portait quant à elle sur le troisième critère de définition de la notion d’organisme de droit public, et plus précisément sur le critère du contrôle par une autorité publique. La Cour commence par rappeler l’objectif poursuivi par ce troisième critère. Il s’agit de révéler « la dépendance étroite d’un organisme à l’égard de l’État, des autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public » ce qui implique, s’agissant du contrôle public, d’identifier « un contrôle actif sur la gestion de l’organisme concerné de nature à créer une dépendance de cet organisme à l’égard des pouvoirs publics, équivalente à celle qui existe lorsque l’un des deux autres critères alternatifs est rempli, ce qui est susceptible de permettre aux pouvoirs publics d’influencer les décisions dudit organisme en matière de marchés publics » (point 50). La Cour mobilise également sa jurisprudence classique sur ce point : l’arrêt Adolf Truley pour la définition du contrôle actif (CJCE, 27 février 2003, Adolf Truley, C‑373/00) et l’arrêt IVD pour rejeter la possibilité d’un contrôle a posteriori (préc.).

En l’espèce, la Cour relève que le Comité international olympique italien (Comitato Olimpico Nazionale Italiano – CONI) exerce « essentiellement une fonction de réglementation et de coordination » qui « semble essentiellement se limiter aux domaines de la bonne organisation des compétitions, de la préparation olympique, de l’activité sportive de haut niveau et de l’utilisation des aides financières » (point 53). Or, elle considère qu’ « une administration publique chargée, pour l’essentiel, d’édicter des règles en matière sportive, de vérifier leur bonne application et d’intervenir uniquement au niveau de l’organisation des compétitions et de la préparation olympique sans réglementer l’organisation et la pratique au quotidien des différentes disciplines sportives ne saurait être considérée, de prime abord, comme un organe hiérarchique capable de contrôler et de diriger la gestion des fédérations sportives nationales, et ce encore moins lorsque ces fédérations jouissent d’une autonomie de gestion » (point 56).

Pour autant, le juge européen considère qu’il ne s’agit là que d’une simple présomption qui « peut être renversée s’il est établi que, dans les faits, les différents pouvoirs dont le CONI est doté envers la FIGC ont pour effet de créer une dépendance de cette fédération à l’égard du CONI au point que celui-ci puisse influencer les décisions de ladite fédération en matière de marchés publics » en retenant « une interprétation plus matérielle que formelle » (point 58). La Cour de justice rappelle qu’elle ne peut pas se prononcer sur le fond de cette affaire mais apporte « des précisions visant à guider la juridiction nationale dans sa décision » conformément à sa jurisprudence traditionnelle (points 59 et suivants, la Cour renvoyant à l’arrêt CJUE, 2 mai 2019, Fundación Consejo Regulador de la Denominación de Origen Protegida Queso Manchego, C‑614/17).

Or, le fait que le CONI puisse adopter « des lignes directrices, des décisions, des directives et des instructions relatives à l’exercice de l’activité sportive » (point 64), qu’il approuve « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 65) mais aussi « aux fins sportives les statuts des fédérations sportives nationales » (point 66), qu’il nomme « des auditeurs le représentant dans les fédérations sportives nationales » (point 70) et qu’il contrôle « l’exercice des activités à caractère public confiées aux fédérations sportives nationales ainsi que, plus généralement, le bon fonctionnement de ces fédérations » (point 71) tendent à indiquer qu’un contrôle actif est effectivement exercé, même si le juge national est seul compétent pour se prononcer sur ce point. La Cour en profite d’ailleurs pour rappeler que la participation des fédérations sportives au fonctionnement du CONI est sans conséquence dans la mesure où elles ne peuvent être considérées comme exerçant « une influence significative sur le contrôle de gestion exercé par le CONI » de manière individuelle (point 74).

Du point de vue du droit français, cette solution invite à considérer les fédérations sportives françaises comme des organismes de droit public soumis au respect du droit de la commande publique, ce qui implique d’aller plus loin que les préconisations d’un récent rapport sénatorial (« Mutualiser, renouveler et légitimer pour affûter l’esprit d’équipe des fédérations sportives », Rapport d’information de M. Alain FOUCHÉ, fait au nom de la MI Fonctionnement fédérations sportives, n° 698 (2019-2020) – 8 septembre 2020 : http://www.senat.fr/notice-rapport/2019/r19-698-notice.html ).

CE, 4 février 2021, n° 445396,
Société Osiris Sécurité Run (OSR)

L’allotissement permet de favoriser l’accès des TPE, PME et des artisans à la commande publique. C’est ce qui explique qu’il constitue l’un des principes directeurs du droit des marchés publics et que les exceptions à cette règle ne soient admises que de manière exceptionnelle. Le Conseil d’Etat le confirme dans cet arrêt centré sur la notion de marché de défense ou de sécurité.

En l’espèce, la direction du commissariat d’outre-mer des forces armées dans la zone sud de l’océan Indien avait lancé une procédure d’appel d’offres restreint en vue de la passation d’un marché sans allotissement, d’une durée d’un an tacitement renouvelable trois fois, pour des prestations de gardiennage, d’accueil et de filtrage de trois sites militaires à La Réunion.

A l’issue de la procédure la société Osiris Sécurité Run (OSR), concurrent évincé dont l’offre avait été classée troisième, a introduit un référé précontractuel devant le tribunal administratif de la Réunion. Par une ordonnance rendue le 2 octobre 2020, celui-ci a annulé la décision d’attribution du marché ainsi que la procédure de passation en raison du non-respect de la règle de l’allotissement. La ministre des armées a alors saisi le Conseil d’Etat d’un pourvoi en cassation.

La question centrale ici était donc de savoir si le marché passé devait ou non être alloti. En principe, l’allotissement s’impose pour tous les marchés publics, « sauf si leur objet ne permet pas l’identification de prestations distinctes » (CCP, art. L. 2113-10). Toutefois, certaines catégories de marchés publics échappent à l’obligation d’allotir, qu’il s’agisse des marchés publics globaux, des marchés de partenariat ou des marchés de défense ou de sécurité (CCP, art. L. 2313-5). En l’espèce, c’est cette dernière exception qui était mise en avant : le contrat était qualifié de marché de défense en application de l’article L. 1113-1, 4° du code de la commande publique, qui précise que sont des marchés de défense les contrats conclus par l’Etat ou ses établissements publics et qui ont pour objet des « travaux et services destinés à la sécurité et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

La ministre faisait valoir que le titulaire du marché devait avoir « accès au système de contrôle d’accès, détection d’intrusion, vidéosurveillance, dont les informations font l’objet d’une  » diffusion restreinte  » ». Pour autant, le Conseil d’Etat considère – comme le juge des référés du tribunal administratif l’avait relevé – que cette circonstance ne suffit pas pour qualifier le marché en cause de marché de défense ou de sécurité. Il rappelle donc que la notion de marché de défense ou de sécurité est d’interprétation stricte, conformément à sa jurisprudence traditionnelle (en ce sens, v. CE, 18 déc. 2019, n° 431696, Ministre de la Transition écologique et solidaire c/ Sté Sunrock). Par conséquent, il n’était pas possible de déroger à l’obligation d’allotir en arguant de la qualification du contrat comme marché de défense ou de sécurité.

Le Conseil d’Etat examine ensuite la possibilité plus classique de déroger à l’allotissement au regard de l’objet du marché, en vérifiant si l’allotissement présentait « l’un des inconvénients que mentionnent les dispositions de l’article L. 2113-11 du code de la commande publique ». Le fait que les prestations objet du marché doivent être réalisées dans des lieux géographiquement distincts et qu’elles diffèrent en fonction des sites concernés (ajouté au fait qu’un précédent marché avait fait l’objet d’un allotissement géographique) conduit le juge à rejeter cette possibilité et à confirmer l’annulation de la procédure.

L’allotissement reste donc une règle fondamentale du droit des marchés publics qui n’admet que des dérogations limitées et d’interprétation stricte.

CE, 4 mars 2021, n° 438859,
Département de la Loire c/ Sté Edenred

Le Conseil d’Etat est entrain de redéfinir progressivement son approche de l’intérêt à agir des concurrents évincés dans le cadre des procédures de référé précontractuel et contractuel. Rendu un peu moins d’un an après l’arrêt Société Clean Building (CE, 27 mai 2020, n° 435982, Sté Clean Building), le présent arrêt confirme ce mouvement.

En l’espèce, le département de la Loire avait lancé la passation d’un accord-cadre composé de six lots en 2019. Le premier lot a fait l’objet d’une procédure de publicité et de mise en concurrence mais le département de la Loire a choisi d’attribuer les cinq autres lots sans mettre en œuvre une procédure de publicité et de mise en concurrence en raison de leurs montants respectifs. Le département de la Loire a alors invité plusieurs opérateurs économiques, dont la société Edenred France, à présenter des offres sur ces cinq lots. Celle-ci a refusé de présenter une offre mais a, par la suite, intenté un référé précontractuel pour que soient annulé les procédures de passation des lots n°2, 3, 5 et 6.

Outre la question de la qualification des contrats conclus et le calcul de leur valeur (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Les contrats de titre de paiement sont des marchés publics », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 135), le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la question de savoir si une entreprise ayant refusé de présenter une offre dans le cadre d’un marché passé sans publicité ni mise en concurrence préalables peut être considérée comme lésée par une irrégularité affectant la procédure de passation dudit marché.

Confirmant son approche plus souple des conditions de mise en œuvre des référés précontractuel et contractuel, le Conseil d’Etat considère ici qu’une entreprise qui a « a été dissuadée de présenter une offre par l’irrégularité dont elle considérait que la procédure était entachée » doit être considérée comme susceptible d’être lésée par ce manquement au sens des dispositions de l’article L. 551-1 du Code de justice administrative. Tel était le cas de l’entreprise requérante, qui pouvait donc utilement contester la procédure de passation de l’accord-cadre au travers d’un référé précontractuel.

Cette interprétation souple des conditions de mise en œuvre des procédures de référé s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence européenne. D’ailleurs, 20 jours seulement après cet arrêt, la Cour de justice de l’Union a rendu un nouvel arrêt qui offre une définition large des moyens invocables, y compris lorsque le requérant a été exclu de la procédure de passation à un stade antérieur à l’attribution (CJUE, 24 mars 2021, aff. C-771/19, NAMA Symvouloi Michanikoi kai Meletites A.E.).

CE, 4 mars 2021, n° 437232,
Société SOCRI Gestion  

Le critère organique de définition des contrats administratifs implique la présence quasi-systématique d’une personne publique comme partie au contrat. Il n’admet que de rares exceptions (ou semi-exceptions), au nombre desquelles figure l’hypothèse dans laquelle un contrat conclu entre deux personnes privées révèle que l’une d’elle est une personne « transparente » derrière laquelle se trouve une personne publique. Cette exception établie par la jurisprudence Commune de Boulogne-Billancourt (CE, 21 mars 2007, n° 281796, Commune de Boulogne-Billancourt) reste cependant d’application exceptionnelle, comme le confirme l’arrêt commenté.

En l’espèce, le litige portait sur une opération d’aménagement. En 2011, la communauté d’agglomération de Montpellier, aux droits de laquelle vient la métropole Montpellier Méditerranée Métropole, a confié la réalisation d’une zone d’aménagement à la société d’aménagement de l’agglomération de Montpellier (SAAM), société publique locale d’aménagement (SPLA), devenue, en 2016, société d’aménagement de Montpellier Méditerranée Métropole (SA3M). Cette SPLA a conclu une promesse synallagmatique de vente portant sur un terrain destiné à recevoir les bâtiments et ouvrages de la zone d’aménagement le 15 décembre 2014 avec la société IF Ecopôle. Mécontente de cette décision, la société SOCRI gestion a décidé de demander l’annulation de cette promesse de vente et a saisi le tribunal administratif de Montpellier en ce sens. Celui-ci a rejeté la demande d’annulation comme portée devant un ordre de juridiction incompétent pour en connaître. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Marseille a également rejeté cette demande comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. La société SOCRI s’est donc pourvue en cassation devant le Conseil d’Etat.

Celui-ci commence par rejeter la qualification de contrat de concession de travaux publics en raison de l’objet du contrat de vente. En effet, comme le relève le juge, une fois la cession réalisée, la société d’aménagement ne disposera plus d’aucun droit d’exploitation sur le terrain, les bâtiments et les ouvrages. Elle ne peut donc pas attribuer un tel droit d’exploitation « à la société IF Ecopôle en contrepartie de prestations effectuées par cette dernière » et le contrat ne peut pas être qualifié de contrat de concession.

Par ailleurs, l’arrêt rendu permet au Conseil d’Etat de rappeler que « le titulaire d’une convention conclue avec une collectivité publique pour la réalisation d’une opération d’aménagement ne saurait être regardé comme un mandataire de cette collectivité », sauf en présence de circonstances particulières permettant d’identifier un tel mandat « telles que le maintien de la compétence de la collectivité publique pour décider des actes à prendre pour la réalisation de l’opération ou la substitution de la collectivité publique à son cocontractant pour engager des actions contre les personnes avec lesquelles celui-ci a conclu des contrats ». Il s’agit là d’une jurisprudence constante (v. not. TC, 15 octobre 2012, n° 3853, SARL Port croisade c/ SA Seeta ; TC, 11 décembre 2017, n° 4103, Commune de Capbreton).

Surtout, cet arrêt permet au Conseil d’Etat d’affirmer que « les sociétés publiques locales d’aménagement, créées par la loi du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement et dont le champ d’intervention a été élargi par la loi du 28 mai 2010, de même que les sociétés publiques locales, créées par cette dernière loi, ont été instituées par le législateur pour permettre à une collectivité territoriale de transférer certaines missions à une personne morale de droit privé contrôlée par elle, notamment des opérations d’aménagement, dès lors que certaines conditions sont remplies » et ne peuvent être considérées comme des entités transparentes.

CE, 12 avr. 2021, n° 436663,
Société Île de Sein Énergies

Le contentieux contractuel est l’une des rares matières dans lesquelles le juge administratif fait encore montre d’un pouvoir créateur important. Rendu dans le cadre d’un recours introduit par un tiers contre le refus de mettre fin à un contrat administratif, l’arrêt commenté permet de mieux délimiter les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT (CE, sect., 30 juin 2017, n° 398445, Syndicat mixte de promotion de l’activité transmanche (SMPAT)).

En l’espèce, le contrat en cause était une  » convention de concession pour le service public de la distribution d’énergie électrique  » conclue entre le syndicat départemental d’énergie et d’équipement du Finistère (SDEF) et Electricité de France (EDF) en 1993 pour une durée de 30 ans. Le champ d’application territorial de cette convention avait ensuite été étendu à l’île de Sein par un avenant du 4 juin 1993 et, par un courrier du 2 novembre 2016, la société Ile de Sein Energies (IDSE) avait demandé au SDEF de mettre fin à cette convention en tant qu’elle concernait l’île de Sein.

Sans revenir sur les aspects techniques de l’affaire, l’apport principal concerne les moyens invocables dans le cadre d’un recours SMPAT. En effet, parmi les moyens invoqués, la société IDSE arguait du fait que la convention contestée avait été attribuée à EDF sans mise en concurrence et sans limite de durée. La question se posait alors de savoir si le non-respect des obligations de publicité et de mise en concurrence peut être invoquée dans le cadre d’un recours SMPAT.

Poursuivant son souci de mise en cohérence du contentieux contractuel tout en préservant la stabilité des contrats et la sécurité juridique, le Conseil d’Etat rejette clairement cette possibilité. Il considère en effet que « si la méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence peut, le cas échéant, être utilement invoquée à l’appui d’un référé précontractuel d’un concurrent évincé ou du recours d’un tiers contestant devant le juge du contrat la validité d’un contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires qui en sont divisibles, cette méconnaissance n’est en revanche pas susceptible, en l’absence de circonstances particulières, d’entacher un contrat d’un vice d’une gravité de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d’office ». Il en ressort donc que les manquements aux règles de publicité et de mise en concurrence ne sont normalement invocables qu’avant la conclusion du contrat ou dans les premiers temps de son exécution.

CE, 27 avril 2021, n° 436820,
Société Strasbourg Electricité Réseaux

Le caractère définitif du décompte général du marché a de nombreuses conséquences mais il n’empêche pas le titulaire du marché d’appeler en garantie le maître d’ouvrage, comme le rappelle l’arrêt s’agissant des dommages causés aux tiers.

En l’espèce, l’Eurométropole de Strasbourg avait attribué un marché public de travaux relatifs au réseau de chaleur à un groupement d’entreprises solidaires constitué de la société SADE et de la société Nord Est TP Canalisations, dont la société SADE était le mandataire commun en janvier 2016. La maîtrise d’œuvre de ce marché avait quant à elle été attribuée à un groupement conjoint constitué du cabinet Lollier Ingénierie, mandataire solidaire, et de la société Energival, aux droits de laquelle vient la société Réseaux de Chaleur Urbains d’Alsace. Or, le 8 août 2016, lors des opérations d’évacuation d’une importante quantité d’eau constatée en fond de fouille d’une tranchée réalisée dans le cadre des travaux, une artère bétonnée enterrée en sous-sol, abritant une liaison haute tension exploitée par la société Electricité de Strasbourg, s’est effondrée.

La société Strasbourg Electricité Réseaux, venant aux droits de la société Electricité de Strasbourg, a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg pour obtenir la condamnation solidaire de la société SADE et de l’Eurométropole de Strasbourg, c’est-à-dire la condamnation solidaire du titulaire du marché et du maître d’ouvrage. Elle réclamait le versement de 498 527,13 euros à titre de provision à raison du dommage subi. Le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à cette demande en condamnant la société SADE à verser une provision de 430 547,66 euros et en condamnant l’Eurométropole de Strasbourg à garantir intégralement la société SADE. La Cour administrative d’appel de Nancy a confirmé cette décision, tout en portant le montant de la provision à la somme totale de 497 801,82 euros hors taxes.

Saisi dans le cadre d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur l’articulation entre les conséquences liées à la réception des travaux et le caractère définitif du décompte général. En effet, la réception définitive des travaux exécutés par la société SADE avait été prononcée le 23 septembre 2016 et les réserves levées le 21 novembre 2016. Or, cette société avait accepté, le 9 mars 2017, le décompte général qui lui avait été notifié et qui était ainsi devenu le décompte général et définitif. La question se posait donc de savoir si le caractère définitif du décompte général s’opposait à l’appel en garantie contre l’Eurométropole de Strasbourg.

Fidèle à sa jurisprudence classique (CE, 23 févr. 1990, n° 83398, Duchon et a.), le Conseil d’Etat considère que « lorsque sa responsabilité est mise en cause par la victime d’un dommage dû à l’exécution de travaux publics, le constructeur est fondé, sauf clause contractuelle contraire et sans qu’y fasse obstacle la circonstance qu’aucune réserve de sa part, même non chiffrée, concernant ce litige ne figure au décompte général du marché devenu définitif, à demander à être garanti en totalité par le maître d’ouvrage, dès lors que la réception des travaux à l’origine des dommages a été prononcée sans réserve et que ce constructeur ne peut pas être poursuivi au titre de la garantie de parfait achèvement ou de la garantie décennale ». Il s’agit d’une règle d’application stricte qui ne peut être écartée « que dans le cas où la réception n’aurait été acquise au constructeur qu’à la suite de manœuvres frauduleuses ou dolosives de sa part ».

CE, 27 avr. 2021, n° 447221,
Ville de Paris

Le code de la commande publique organise toute une série d’exclusion à l’appréciation des acheteurs parmi lesquelles figure la possibilité d’exclure de la procédure de passation « les personnes qui :

1° Soit ont entrepris d’influer indûment sur le processus décisionnel de l’acheteur ou d’obtenir des informations confidentielles susceptibles de leur donner un avantage indu lors de la procédure de passation du marché, ou ont fourni des informations trompeuses susceptibles d’avoir une influence déterminante sur les décisions d’exclusion, de sélection ou d’attribution ;

2° Soit par leur participation préalable directe ou indirecte à la préparation de la procédure de passation du marché, ont eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats, lorsqu’il ne peut être remédié à cette situation par d’autres moyens » (CCP, art. L. 2141-8). Il s’agit d’une application logique du principe d’égalité de traitement consacré à l’article L.3 du même code, mais dont la mise en œuvre pratique reste assez rare.

En l’espèce, la Ville de Paris avait lancé une procédure d’appel d’offres ouvert pour la passation de plusieurs accords-cadres à bons de commande ayant pour objet des prestations de diagnostics et préconisations de structures pour la ville de Paris et l’établissement public Paris musées. Ces prestations étaient réparties en trois lots, la société requérante ayant présenté une offre pour les lots 1 et 2. Ses offres n’ayant pas été retenues, elle a décidé de contester la procédure de passation dans le cadre d’un référé précontractuel. Le tribunal administratif de Paris a fait partiellement droit à sa demande, ce qui explique que le Conseil d’Etat ait été saisi dans un second temps.

Il n’est pas ici question de revenir sur l’ensemble des aspects de l’arrêt, et notamment sur l’impossibilité pour un contrôleur technique agréé de participer à un groupement d’entreprises exerçant des activités de réalisation d’un ouvrage en application des dispositions du code de ka construction et de l’habitat (en ce sens, v. H. Hoepffner, « Groupement d’entreprises et incompatibilités applicables aux contrôleurs techniques », Contrats-Marchés publ. 2021, comm. 203). L’accent est ici mis sur un autre point central qui concerne la rupture d’égalité entre les candidats à l’attribution du marché.

Comme le relève le Conseil d’Etat, « il résulte de l’instruction que la ville de Paris a soumis aux candidats, aux fins de la notation du sous-critère n° 1 du critère n° 2, intitulé  » méthodologie d’exécution « , une étude de cas dite  » Auvent  » portant sur un bâtiment municipal », ce sous-critère étant pondéré à hauteur de 15 % de la note globale. Or, l’instruction a également révélé que « la société Ginger CEBTP, candidate à l’attribution du lot en litige, avait déjà réalisé cette étude en qualité d’attributaire d’un précédent marché de la ville de Paris » et qu’elle avait donc logiquement « obtenu la meilleure note, de 9,5 sur 10, pour ce sous-critère, le candidat classé en deuxième position sur ce sous-critère n’ayant obtenu que la note de 8 sur 10 ». Le juge en déduit donc que « la société Sixense engineering est fondée à soutenir que le sous-critère ainsi choisi par la ville de Paris a avantagé la société Ginger CEBTP, et par suite rompu l’égalité de traitement entre les candidats ».

Cet arrêt est donc l’occasion de rappeler aux acheteurs qu’ils doivent faire preuve d’une vigilance accrue lorsque l’un des candidats bénéficie d’informations privilégiées, au risque de voir leurs procédures de passation remises en cause. Dans ce cas, la mise en œuvre des dispositions de l’article L. 2141-8 du code de la commande publique pourrait se révéler salutaire.

CJUE, 17 juin 2021, aff. C-23/20,
Simonsen & Weel A/S
contre Region Nordjylland og Region Syddanmark

Dans un arrêt important, la Cour de justice de l’Union européenne est venue apporter des précisions sur les règles applicables en matière d’accords-cadres.

En l’espèce, le litige concernait la procédure de passation d’un marché public lancée en avril 2019 par des régions danoises pour l’achat d’équipements permettant l’alimentation par sonde destinés à des patients à domicile et à des établissements. Ce marché devait prendre la forme d’un accord-cadre de quatre ans entre la région du Jutland du Nord et un opérateur économique unique, mais l’avis de marché précisait également que la région du Danemark du Sud participerait « sur option » et que les candidats étaient tenus de soumissionner pour « tous les postes du marché ». A l’issue de la procédure, les Régions ont considéré que l’offre de la société Nutricia était la plus avantageuse et que cette société avait remporté le marché mais la société Simonsen & Weel a formé un recours devant la commission de recours en matière de marchés publics tendant à l’annulation de cette décision.

La Commission de recours a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour de justice de questions préjudicielles pour qu’elle se prononce sur les informations exigées dans les avis de marchés lorsque ceux-ci prennent la forme d’un accord-cadre. De manière inédite, elle considère que les dispositions de la directive marché public (2014/24/UE) lues en combinaison avec les principes d’égalité de traitement et de transparence impliquent que les acheteurs indiquent dans leurs avis de marchés « la quantité et/ou la valeur estimée ainsi qu’une quantité et/ou une valeur maximale des produits à fournir en vertu d’un accord-cadre et qu’une fois que cette limite aura été atteinte, ledit accord-cadre aura épuisé ses effets ». Cette indication doit être effectuée de manière globale et la Cour précise également que l’avis publié « peut fixer des exigences supplémentaires que le pouvoir adjudicateur déciderait d’y ajouter ».

Comme le relève la DAJ, « l’absence de valeur maximale contractuelle pourrait constituer, selon la Cour, une utilisation abusive de la technique des accords-cadres puisqu’elle pourrait conduire l’acheteur à passer des commandes pour un montant beaucoup plus important qu’indiqué dans l’avis de marché » (https://www.economie.gouv.fr/daj/consequences-sur-les-accords-cadres-de-larret-de-la-cjue-simonsen-weel ). Dans l’attente de la modification des dispositions du code de la commande publique sur ce point, elle invite donc les acheteur à « prévoir, pour leurs futurs projets d’accords-cadres, le montant maximum des marchés subséquents ou des bons de commande qu’elles pourront demander aux attributaires d’exécuter et au-delà duquel ces attributaires seront libérés de leurs obligations contractuelles ».  

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 357.

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ParMathias AMILHAT

5e chronique Contrats publics

Art. 355.

5ème chronique Contrats publics (septembre 2021)

Mathias Amilhat,
Maître de conférences de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole , IEJUC,
Comité de rédaction du JDA

Après une (trop) longue pause, la chronique « contrats publics » revient sur le site du Journal du droit administratif (JDA). Beaucoup de choses ont évolué depuis la dernière mouture de cette chronique, à commencer par l’adoption du code de la commande publique ! Or, les contraintes temporelles font qu’il n’est pas possible de résumer ici l’ensemble des évolutions du droit des contrats publics sur les deux à trois dernières années.

Cette nouvelle version de la chronique « contrats publics » propose donc d’adopter un format renouvelé qui devrait permettre de renouer avec une publication semestrielle. Un découpage simple a été retenu. Il distingue de manière classique la présentation des nouveautés textuelles et une sélection de jurisprudences marquantes au cours des 6 ou 7 derniers mois.

Du côté des nouveautés textuelles, deux points nous semblaient mériter une attention particulière :

S’agissant de la jurisprudence, une sélection de décisions a été opérée, en espérant qu’elle ne soit pas à l’origine de frustrations.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021;
Mathias Amilhat ; chronique contrats publics 05 ; Art. 355.

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ParJDA

Du Jda oublié à l’affaire des affiches lacérées

Art. 353.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

V. Du Jda oublié
à l’affaire des affiches lacérées

Assurément, Victor Ucay fut un personnage politique important et un véritable juriste d’envergure. On a ainsi pris beaucoup de plaisirs à relire ses écrits et ses engagements (même si on ne les partagerait pas tous pour autant). L’homme semblait passionné et fondamentalement habité d’une envie d’agir pour la Cité et les plus nécessiteux. Sa passion pour le monde agricole, les chevaux, le droit administratif ou encore les questions fiscales semble évidente.

On est alors peu étonné de constater que sa présence était recherchée et appréciée des notables et la lecture de la presse nous apprend même qu’il fit partie de la liste des jurés tirés au sort pour siéger[1] en Cour d’assises en 1911 même si l’on n’en sait encore pas davantage sur cette participation potentielle.

Pour terminer ce portrait d’un de nos abonnés, on a voulu exprimer ici une quasi uchronie.

Que se serait-il en effet passé si Victor Ucay avait lu le Journal du Droit Administratif qui lui était destiné en juillet 1878 ? L’a-t-il reçu et non ouvert et dans cette hypothèse comment s’est-il retrouvé près d’un siècle et demi après à Bordeaux puis à Toulouse ? De même, s’il n’a jamais reçu ledit numéro, comment a-t-il pu à ce point être égaré ?

On ne le saura vraisemblablement jamais.

On sait en revanche, ainsi qu’on l’a expliqué supra, que le numéro oublié contenait quelques précisions (au n°3252) sur la question de la responsabilité d’un élu qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat. Et Victor Ucay n’avait pas eu – et pour cause – connaissance de cet article. Or, nous apprend-t-on[2] en mai 1902, quelques jours avant le second tour des législatives opposant Cruppi et Ucay, le député sortant s’était ému de ce qu’Ucay aurait – précisément – fait lacérer et contre placarder certaines des affiches du député Cruppi avec une bannière « aux républicains honnêtes » à qui l’on recommandait l’abstention contre Cruppi afin qu’elle profitât à Ucay !

Était-ce un simple argument voire une calomnie de campagne ? De la contre-propagande ? Ucay avait-il vraiment lui-même lacéré ou fait lacérer des affiches ? On ne le sait pas plus mais l’on s’amuse à penser que s’il avait été destinataire du Jda oublié, peut-être y aurait-il réfléchi à deux fois.

Il existe encore, en conclusion, de nombreuses pistes à aller explorer à propos de la vie et des travaux de Victor Ucay, l’un des premiers abonnés de notre Journal du Droit Administratif.

  • Pourquoi avait-il voulu faire une thèse de doctorat ?
  • Qui décida d’attribuer son patronyme à des courses hippiques ?
  • Jean Cruppi appréciait-il – derrière le masque politique – le commensal Ucay ?
  • Avait-il rencontré, en politique ou à Toulouse, un Jean Jaurès (1859-1914) ?
  • Reste-t-il quelques traces oubliées mais écrites des éventuelles plaidoiries au Palais de Justice de l’avocat Ucay ?
  • Quels liens entretint-il avec plusieurs des professeurs de la Faculté dont les professeurs de droit administratif Rozy, Vidal, Wallon et même Hauriou ?
  • Ucay appartint-il à d’autres sociétés savantes ou autres ?
  • Comment le numéro oublié du Jda fut-il retrouvé à Bordeaux ?
  • Et, surtout ( ?), combien de temps y fut-il abonné ?

Il reste encore et heureusement à chercher, à trouver et à écrire mais l’on est heureux de pouvoir ainsi saluer la mémoire de ce glorieux personnage. Enfin, il faut évidemment mentionner ici le décès de Victor Ucay. Il advint le 18 décembre 1950, à Grenade, « en son domicile rue Gambetta ». Victor était alors presque centenaire et son corps a été par suite inhumé au cimetière de Grenade, la Chapelle de Saint Bernard, autrefois appelé l’ancien cimetière.

Ill. 46 © Commune de Grenade-sur-Garonne. Certificat de décès de Victor Ucay.

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 353.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] La Dépêche, édition de Toulouse du 06 mai 1911.

[2] La Dépêche, édition de Toulouse du 10 mai 1902 ; p. 04.

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ParJDA

De Chauveau aux chevaux, le triple élu local Victor Ucay & les rêves de députation

Art. 352.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

IV. De Chauveau aux chevaux,
le triple élu local Victor Ucay
& les rêves de députation

De Chauveau aux chevaux. On nous pardonnera, on l’espère, ce jeu de mot d’administrativiste toulousain (de « Chauveau aux chevaux ») qui permet, cela dit, d’expliquer manifestement deux constantes fortes chez Victor Ucay : non seulement un goût prononcé pour une matière pourtant à l’époque très (et trop) décriée (le droit administratif initié à la Faculté de Droit de Toulouse de façon pérenne par Adolphe Chauveau) et l’amour des équidés qui va se traduire aussi de multiples façons (depuis la tradition familiale des diligences et autres messageries jusqu’aux courses et aux élevages hippiques). Cela dit, c’est vraisemblablement plus encore (on l’a vu) auprès de Rozy (et même de Vidal) que de Chauveau que Victor Ucay reçut, quant à lui et à la différence des deux premiers, le virus du droit administratif.

Ill. 32 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Adolphe Chauveau (circa 1860). 
  Ill. 33 © & coll. perso. Mtd. Daguerréotype
de M. Henri Rozy (circa 1880).

Aussi, après avoir présenté le juriste, l’avocat puis le militaire Victor Ucay, il faut mentionner son autre engagement pour la Cité et ses concitoyens comme élu local aux multiples mandats successifs (mais assurément aux mandats moins nombreux qu’il ne l’aurait espéré).

1899, 1913 & 1944 :
les trois élections locales de Victor Ucay

Les trois mandats d’élu local. On recense, sauf omission, les trois mandats suivants :

  • Victor Ucay est d’abord (ce qui semble être son premier mandat) conseiller départemental (pour le canton de Grenade) de 1899 à 1901 (on y reviendra) ;
  • il est ensuite de 1913 à 1919, pendant la Première Guerre mondiale, maire de la commune de Merville, dans l’ancien canton de Grenade ;
  • il est enfin a priori conseiller municipal de Grenade pendant la Seconde Guerre mondiale et notamment en 1944 d’après les services actuels de la commune. On ne dispose cependant pas d’archives ou de documents concernant ces deux dernières fonctions municipales même si l’on sait qu’il a, à plusieurs reprises (dont en 1900), cherché – en se présentant aux suffrages municipaux – à devenir, mais en vain, maire de Grenade. On dispose en revanche de nombreuses archives s’agissant de son engagement départemental en Haute-Garonne.
Ill. 34 © Famille Ucay. Victor Ucay, candidat (non élu) comme maire
aux élections municipales de 1900 de Grenade-sur-Garonne (1900).

Le conseiller Ucay du canton (et de l’église) de Grenade-sur-Garonne. Un mandat d’élu départemental est de six années. Pourtant, Victor Ucay ne siégea au conseil général occitan que de 1899 à 1901. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans le canton de Grenade pendant le mandat de six ans de 1895 à 1901 avait été élu, le 28 juillet 1895, le très républicain maire de Grenade-sur-Garonne, déjà évoqué supra, Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898) dont l’histoire retient notamment son engagement républicain dès 1870 ainsi que sa bravoure pour ses concitoyens lors des inondations de juin 1875 ayant décimé plusieurs communes occitanes à la suite de violentes crues de la Garonne. Ce fait lui vaudra, l’été suivant, un soutien du Ministre de l’Intérieur qui lui fit obtenir sa légion d’honneur[1].

Toutefois, M. Barcouda décéda à la fin de l’année, le 31 décembre 1898 à Toulouse, ce que Le Figaro annonça dans son édition du premier jour de l’année 1899 (en page 02). En conséquence, on dut procéder à des élections partielles. Celles-ci eurent lieu les 12 et 19 mars 1899 ainsi que l’annonça le Journal officiel dans son édition du 07 avril[2] suivant indiquant l’élection partielle de neuf nouvelles personnalités locales dont « M. Ucay, membre du conseil général du département de la Haute-Garonne pour le canton de Grenade ». Cette élection partielle était loin d’être une sinécure pour le candidat Ucay qui se trouvait face au maire radical-socialiste de Toulouse, prêt à cumuler, Honoré Serres (1845-1905). Ce dernier, très soutenu par la presse locale républicaine (et notamment socialiste) comme La Dépêche avait alors basé sa profession de foi non « pour » le canton de Grenade où il candidatait mais « contre » Victor Ucay présenté comme un conservateur réactionnaire, acquis à l’Eglise, vraisemblablement favorable au retour d’un monarque et contre l’idée même de République. Ainsi écrit Honoré Serres[3], il serait un « républicain de l’avant-veille » alors que Victor Ucay, sans le nommer pour autant, serait issu de la « réaction monarchiste ».

Ill. 35 © & coll. perso. Mtd. Honoré Serres
in Le Monde illustré du 08 décembre 1894.

Victor Ucay, effectivement soutenu dans la presse par L’Express du midi et le Messager[4] de Toulouse connus pour leurs opinions catholiques conservatrices, s’était pourtant présenté aux suffrages (et on le lui reprochera) sous l’étiquette de « républicain rallié » alors qu’on le décrivait, parmi ses opposants, comme non-républicain. On ne s’attendait alors pas à ce que le 12 mars 1899 l’avocat et sous-lieutenant du Train conduisit au ballotage le célèbre et assis maire de Toulouse. Un second tour fut donc organisé et, nous dit Le Temps du 17 mars 1899 (p. 02) alors que restaient en lice Honoré Serres, maire radical-socialiste de Toulouse et Victor Ucay sou l’étiquette « docteur en droit, rallié », c’est bien le second qui fut porté vainqueur et l’emporta. Les chiffres du scrutin[5] furent alors les suivants :

  • au 1er tour :
    • M. Serres, 1429 voix ;
    • M. Ucay, 808 voix ;
    • M. Jouves, « républicain », 720 voix.

Et, alors que le camp républicain socialiste ne s’y attendait pas, Ucay réussit à obtenir le ralliement des voix républicaines de Lucain Jouves (1845-1917[6]) ce qui permit les résultats suivants ; au 2nd tour :

  • M. Ucay, 1519 voix ;
    • M. Serres, 1465 voix.

Au lendemain de son élection, le conseiller Ucay fit publier des mots de remerciements à ses électeurs mais la presse républicaine le prit aussitôt en grippe et conduisit contre lui, singulièrement à la Dépêche, une campagne de dénigrement(s).

Ainsi, dès la parution des remerciements précités[7], le journal titrait « Grenade : le quart d’heure de Rabelais » et expliquait en un article au vitriol que le nouvel élu était bien moins républicain qu’il ne l’avait prétendu :

« il n’est pas plus question de la République que du Grand Turc. Ce mot – c’est de la République que nous voulons parler – eût offusqué les lecteurs de ces feuilles conservatrices[8] parmi lesquels M. Ucay a recruté la grande majorité de ses électeurs ». Et, relate La Dépêche, il n’y a que dans l’édition du Télégramme (proche de Jouves) et sûrement pour lui faire plaisir que la mention « Vive la République » avait été ajoutée !

Quoi qu’il en soit, le trio Serres / Ucay / Jouves va bien régner sur le canton de Grenade à la mort de Barcouda.

En effet, détaille le dictionnaire des conseillers généraux de la Haute-Garonne[9], le canton de Grenade sera représenté comme suit :

  • de 1878 à 1899 par Auguste Barcouda, républicain ;
  • de 1899 à 1901 par Victor Ucay ;
  • de 1901 à 1905 (jusqu’à son décès) par Honoré Serres qui réussit là où il avait échoué en 1899 ;
  • de 1905 (en élection partielle) puis de 1907 à 1910 par Dominique Bosc (1847-1910) ;
  • et enfin de 1910 (en élection partielle) à 1913 par Lucain Jouves !

Ucay, comme Serres et Jouves vont alors avoir deux autres points communs : celui de n’avoir accompli que des mandats inférieurs aux six années pleines et de n’avoir pas réussi à y être réélus. En effet, même si, en 1901, Ucay se présenta à sa propre succession, il ne réussit plus à convaincre. La Dépêche[10] s’en donna alors à cœur joie pour décrire et dénigrer sa campagne électorale avec, par exemple, son passage en juillet 1901 à Launac, commune du canton où personne – ou presque – ne serait venu à sa réunion politique et où, selon le journal républicain, il ouvrait « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et où il aurait osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste[11] et antidémocratique ». Concrètement, on lui reprochait surtout, outre son républicanisme jugé « mou » ou peu franc, non seulement de faire semblant (pour plaire au plus grand nombre) d’être républicain alors qu’il se serait dit monarchiste auprès d’autres. C’est par suite surtout son attachement et son rattachement au parti du Clergé et à l’Eglise que les Républicains – surtout socialistes et radicaux – critiquaient et ce, en des termes tels que[12] : il « fulmine contre la Loi sur les associations qui ne laisse pas les Jésuites jouir de leurs rapines » (sic). Ainsi, après le vote de la Loi de Séparation des Églises et de l’État du 09 décembre 1905, contre laquelle il avait combattu comme citoyen engagé[13] (et non plus comme élu), il fut même pris à partie sur ce terrain ecclésiastique lors d’une conférence publique dans laquelle aurait été prononcés les mots suivants[14] :

« M. Cruppi constate qu’au cours de sa campagne (…), il a été interrompu par un curé à robe longue et par un curé à robe courte : M. l’abbé Péchou de Castelnau et M. Ucay de Grenade » pour conclure que « M. Ucay est plus curé que M. l’abbé Péchou ».

Jean (Charles Marie) Cruppi (1855-1933) fut député de la Haute-Garonne de 1898 à 1919 sans discontinuité mais il trouva devant lui, en 1902 et en 1910, notamment un adversaire lors des élections législatives, Victor Ucay, ce que l’on évoquera ci-après. Les deux hommes se connaissaient donc fort bien et s’affrontèrent pendant des décennies.

Ill. 36 © & coll. perso. Mtd. Jean Cruppi caricaturé alors qu’il était ministre du commerce
sous les traits de l’un des « Toulousains de Paris » avec tous les clichés correspondants (le Capitole, les oies, le cassoulet, l’argent du commerce, la toque d’avocat, etc.) (circa 1908).

Quant au renouvellement du conseil général de 1901, Ucay y fut battu comme suit, en réussissant là encore à se hisser au moins au second tour[15] :

  • M. Serres, 1677 voix ;
  • M. Ucay, 1318 voix ; l’ancien élu avait donc perdu deux centaines d’électeurs.

Ses travaux au Conseil général. Pendant ses deux années et demie de conseiller du département, Victor Ucay participa à plusieurs délibérations ainsi qu’à plusieurs commissions et ce, sous la présidence, à cette époque du Conseiller d’État et préfet Paul (Théodore) Viguié[16] (1855-1915), ancien préfet du Finistère. On sait par exemple qu’il appartient avec son « ennemi » Cruppi à la première (et prestigieuse) commission des Finances du département ainsi qu’il en ressort de la première des délibérations auxquelles il participa en avril 1899[17] :

« 1ère Commission : Finances. Répartition des contributions directes. Demandes en réduction formées par les conseils électifs. Budget départemental. Vote des centimes additionnels ordinaires et extraordinaires et des emprunts. Archives. Mobiliers départementaux. Reports. Comptes du Préfet. Dettes départementales. Cadastre » composée au 1er avril 1899 de
MM. Cibiel, Cruppi, Duran, Ebelot, Gaston, Mandement, Talazac & Ucay.

Ill. 37 © & coll. perso. Mtd. Carte postale (non circulée) (près la Cathédrale Saint-Etienne) de l’entrée du conseil général et de la préfecture de la Haute-Garonne (circa 1900).

La lecture des rapports des délibérations montre par ailleurs qu’il fait partie des élus quasiment toujours présents et non des abstentionnistes fréquents. A la séance du 11 avril 1899[18], il donne alors lecture du rapport suivant qu’il a établi à propos des pensions à accorder aux aînés :

« Je suis heureux qu’étant appelé pour la première fois à discuter un sujet important devant vous, le hasard ait mis entre mes mains une de ces multiples questions qui se rattachent à l’assistance publique. Soulager les infortunes, tarir la source des misères humaines, diminuer le, nombre des malheureux, cela a été sans doute un problème de tous les temps, mais qui passionne d’autant plus de nos jours qu’on croit approcher davantage de sa solution. Cette solution nous a-t-elle été apportée par l’article 43 de la loi du 29 mars 1897, qui a pour but la création de pensions agricoles par les concours simultanés de l’Etat, des départements et des communes ? C’est ce que je voudrais rechercher en quelques mots.

Je ne ferai point l’exposé complet de cette loi, qui se trouve tout au long dans le remarquable rapport de mon excellent collègue M. Bepmale, déposé à la session du mois d’août dernier; mais je crois devoir présenter quelques observations qui feront mieux ressortir le mécanisme de la loi. Rappelant simplement pour mémoire les conditions générales desquelles dépend la contribution de l’Etat, savoir : que les pensions ne soient pas inférieures à 90 francs ni supérieures à 200 francs; qu’elles soient attribuées à des personnes âgées de plus de soixante-dix ans ou atteintes d’une infirmité ou maladie incurable; que le nombre de ces pensions ne dépasse pas la proportion de 2 pour 1,000 habitants, et enfin que les dépenses soient couvertes par des ressources extraordinaires, je tiens à préciser les trois cas particuliers qui peuvent se présenter et dans lesquels nous pourrions, je pense, englober tous les autres.

Premier cas. — La commune et le département sont d’accord pour créer une pension.

Ce cas est évidemment le plus simple. Il entraîne pour la commune l’obligation de contribuer au payement de la pension dans les proportions indiquées au barème A de la loi sur l’Assistance médicale, et pour l’Etat l’obligation de se conformer aux prescriptions du barème B de la même loi. Le département paie la différence entre la somme fournie par l’Etat et les communes et la pension totale.

Deuxième cas. — La commune refuse de voter en totalité, ou en partie une pension agricole.

Le département peut accorder cette pension en prenant à sa charge la totalité ou partie du contingent qui concerne la commune et la contribution de l’Etat est calculée d’après le même barème et reste la même que dans le premier cas.

Enfin, troisième cas, c’est le département qui refuse sa contribution.

La commune peut encore accorder cette pension en se substituant au département et en prenant à sa charge la part qui aurait incombé à celui-ci, et la contribution de l’Etat se règle toujours d’après le barème B. Seulement, au lieu d’être attribuée au département, elle est reversée directement à la commune. Bien entendu, le département ne sera jamais engagé au-delà des sommes qu’il aura inscrites à son budget pour le service des pensions de retraites.

Tels sont, Messieurs, si du moins j’ai bien compris les deux textes législatifs ainsi que les trois circulaires ministérielles qui traitent cette question, les trois cas particuliers dans lesquels on peut faire rentrer tous les autres, et je serais satisfait si cette classification avait seulement pour mérite de bien faire connaître aux intéressés les obligations qu’ils ont à remplir ou les droits qu’ils peuvent exercer. Je voudrais cependant, Messieurs, afin que la lumière soit complète, obtenir de vous une précision au sujet des pensions agricoles déjà existantes et qui sont, je crois, au nombre de 412. Lorsque ces pensions s’éteindront par suite du décès des titulaires, les communes qui en auront bénéficié jusqu’à ce jour devront-elles pour les conserver se placer dans le premier des cas que je viens d’énumérer, ou bien consentirez-vous à leur continuer cette pension en vous plaçant dans le deuxième cas, c’est-à-dire en conservant à votre charge la part contributive de la commune ? Peut-être, me direz-vous, qu’il appartiendra à la Commission départementale de trancher cette question. Mais d’ores et déjà on pourrait donner une indication dont les communes feraient leur profit. Le fonctionnement de la loi étant ainsi établi, le moment est venu de nous demander quelles vont être ses conséquences sur l’avenir des pensions agricoles. A vrai dire, je crains que les premières applications de cette loi n’aient point beaucoup excité le zèle des communes à demander des pensions. En effet, jusqu’ici les communes payaient, peut-être même sans s’en douter, 1 centime par habitant et avaient droit presque toutes à une pension agricole. Si nous prenons une commune de 1,000 habitants, elle payait 40 francs et recevait 60 francs. Avec la nouvelle loi, cette commune devra contribuer au payement de la pension d’après la valeur de son centime, et on peut évaluer que pour une commune de 1,000 habitants cette contribution ne sera pas moindre de 40 ou 50 % de la valeur de la pension. Cette même commune qui payait 10 francs pour en obtenir 60, payera 40 ou 45 pour en obtenir 90. Son avantage n’est pas très évident. En outre, elle devra s’imposer extraordinairement ou créer des taxes nouvelles pour pouvoir obtenir la subvention de l’Etat.

Or, vous savez tous, Messieurs, combien les communes hésitent à entrer dans cette voie de création de taxes et d’impôts nouveaux. Il est bien à craindre que les communes, dès le début, ne fassent pas une application suffisante de la loi de 1897. Et ce qui me le prouve, c’est que le contingent facultatif des communes est très minime par rapport à celui du département, puisqu’il n’est que de 3,000 pour 25,500 fournis par ce dernier, à peine le 4/8e et que ce contingent n’a pas été augmenté. II nous appartiendra peut-être, Messieurs, par des moyens que je n’ai pas à vous indiquer aujourd’hui, d’encourager les communes à entrer dans cette voie de création de pensions agricoles et à faire pour les vieillards et les infirmes les sacrifices qu’elles ont déjà consentis pour assister les malades.

Nulle dépense ne peut être plus justifiée, plus morale même que celle-là, et si j’ai un regret à exprimer ici, c’est que l’Etat ait cru devoir fixer une proportion qui ne pourra dépasser deux pensions pour 1,000 habitants, chiffre qui me paraît absolument trop bas. A cet égard, voudrez-vous me permettre, Messieurs, si je ne dois pas abuser de vos moments, de vous citer les résultats autrement étendus qu’on obtient par l’application d’un autre principe, celui de la mutualité. J’ai l’honneur d’appartenir à une Société de secours[19] dont le siège est dans ma commune et qui s’occupe depuis plusieurs années de créer des pensions de retraite. Savez-vous à quels chiffres elle est arrivée aujourd’hui ? A sept pensions de 90 francs chacune pour 170 membres. C’est à peu près le 5 % au lieu de 2/°°°, soit 25 fois plus. C’est donc, à mon avis, dans le développement de la mutualité que se trouve l’avenir des pensions agricoles plutôt que dans les subventions directes des communes et de l’Etat. Si des hommes de cœur et de dévouement, il n’en manque certes pas, soit dans cette assemblée, soit ailleurs, prenaient dans chaque commune l’initiative de la formation de Sociétés en vue de la création de caisses de retraites, dans quelques années d’ici, moyennant de minimes cotisations, tous nos vieillards pourraient être secourus sans qu’il en coûte beaucoup à l’Etat, sans que nous soyons obligés de surcharger nos budgets. Cela serait d’autant plus facile que les Sociétés de secours ayant aujourd’hui perdu de leur importance par suite de l’application de la loi sur l’assistance, c’est vers les Sociétés de retraites qu’il faut diriger ce courant de bonnes volontés qui est si manifeste dans nos campagnes et qui est si conforme à l’esprit français. Je m’excuse, Messieurs, d’avoir été si long, et je vous prie de vouloir bien voter pour 1900 une imposition extraordinaire de un demi centime afin de pouvoir inscrire au budget de l’exercice prochain un crédit égal à celui qui figure au budget de l’exercice en cours pour le service des pensions de retraite, conformément aux dispositions des articles 55 et 124 de l’Instruction générale du 13 juillet 4893 sur la comptabilité départementale ».

Il nous a semblé intéressant de reproduire in extenso ce rapport non seulement car il s’agissait du premier établi par Ucay au sein du conseil général et au nom de la 1ère Commission mais aussi parce qu’il témoigne non seulement de la haute technicité acquise par l’intéressé en matières de finances et d’assistance publiques mais encore parce que, pour un lecteur du Journal du Droit Administratif, il montre bien en quoi, le docteur en droit de l’Université toulousaine était compétent tant en matières privatiste qu’ici publiciste. Par suite, de nombreuses délibérations nous dépeignent un Victor Ucay très sensible aux questions d’assistance et de secours publics ; l’homme n’hésitant pas à rappeler à ces occasions, son action privée et souvent même bénévole comme membre de sociétés de secours et d’assistance.

Comme au canal de Gignac, le syndicat de la Hille. Victor Ucay a même été investi dans des associations syndicales de propriétaires comme il en fleurit beaucoup à la fin du XIXe siècle ce qui donna lieu, on le sait, à un fort contentieux administratif dont la célèbre association syndicale des propriétaires du canal de Gignac permit à Maurice Hauriou de rédiger l’un de ses plus célèbres commentaires[20] lui faisant exulter un « on nous change notre État » (note sous TC, 09 décembre 1899, Association syndicale du canal de Gignac ; Rec. 731) ! En effet, le droit administratif, ici aussi, allait s’appliquer et consacrer en « établissements publics » les associations syndicales pourtant créés comme à Grenade-sur-Garonne avec l’association syndicale « pour la protection de la Hille » par des propriétaires privés mais reconnues et « autorisées » par la puissance publique les transformant alors en véritables personnes publiques. Le parallèle avec le canal de Gignac (au nord-ouest de Montpellier) est alors frappant avec le bras de la Hille, à Grenade-sur-Garonne. Victor Ucay, propriétaire de terrains qui la traversaient avaient en effet convaincu plusieurs autres propriétaires voisins de se constituer en association syndicale et – pourquoi pas – ressort-il de plusieurs délibérations du conseil général, d’en faire par suite un véritable canal parallèle à la Garonne. Cela aurait constitué, disait-on, un canal commercial plus stable et régulier que le fleuve. D’autres projets envisageaient à l’inverse d’assécher le cours d’eau d’où, en tout état de cause, la création, le 31 juillet 1900, de l’association syndicale dont Victor Ucay fut l’initiateur et le premier président élu. Officiellement, l’objet de l’association était la lutte première contre les inondations de la Garonne (et conséquemment de la Hille) par la construction envisagée d’une digue[21]. Comme celle de Gignac (mais bien plus tôt et ayant connaissance de la décision précitée du Tribunal des conflits de 1899), l’association personne privée à la fin du mois de juillet 1899 fut « autorisée » et donc reconnue par la puissance publique incarnée par la préfecture de la Haute-Garonne le 06 août suivant (1899) comme établissement public. Victor Ucay fut donc à la tête, sous contrôle préfectoral, d’un service public local de protection environnementale ainsi que des propriétés privées.

Ill. 38 © & coll. perso. Mtd. La vérité (sic) sur le canal de Gignac ;
ouvrage écrit par son fondateur, Auguste Ducornot (Paris, Chaix ; 1908).

Le conseiller général Ucay, dès son arrivée à l’assemblée départementale en mars 1899, avait ainsi matérialisé une importante action pour ses contemporains cantonaux par la création, quelques semaines après son élection, de ce syndicat demandé et espéré depuis près de dix années[22]. Dans la presse, les avis furent alors divisés : soit on louait son investissement pro-actif et énergique dès 1899 en mettant en avant la défense du canton et de ses infrastructures, soit (à la Dépêche de Toulouse en particulier), on remarquait comme le doyen Hauriou qu’il s’agissait plutôt d’un intérêt collectif que d’un intérêt général et conséquemment que l’on défendait ici davantage les seuls intérêts bourgeois des propriétaires garonnais à commencer par ceux de Victor Ucay ! Gageons, quant à nous, que la vérité fut certainement mue par ces deux ambitions : servir l’intérêt général et la protection de la Hille grenadine et, au passage, les droits plus privés des propriétaires rassemblés. De nos jours, à Grenade, le combat pour la Hille n’existe plus vraiment et elle continue de couler de façon souterraine en passant notamment sous le skate-park ou circuit routier municipal dédié au roller de vitesse et construit, est-ce-un hasard, au format (ou sur les traces) d’un hippodrome ! Si les terrains précédant sa construction appartenaient à Victor Ucay, il ne peut s’agir d’un simple hasard. Cela dit, si à Gignac, la mairie est désormais sise place Ducornot, juste tribut de la commune pour celui qui a tant fait pour son canal, il n’existe pas encore (ce que l’on pourra regretter) de place Victor Ucay à Grenade-sur-Garonne.

Ill. 39 © Famille Ucay. Convocation, par le Président Victor Ucay,
de l’une des premières assemblées générales (après sa constitution en juillet-août 1899)
de l’association syndicale pour la protection de la Hille (31 août 1899).

Des mutuelles au crédit agricole(s). Précisément, Victor Ucay a été très engagé dans le mouvement mutualiste, syndical agricole et de crédit(s). On le connaît ainsi dans plusieurs associations et sociétés telles que la Mutuelle-Bétail de Merville dont il fut président, le groupement des Silos garonnais, le Syndicat professionnel agricole de la Haute-Garonne ou encore même du Crédit agricole dont il fut, en Haute-Garonne, l’un des fervents promoteurs.

Sans détailler (car cela n’en serait pas le lieu) l’histoire du mouvement des crédits agricoles et de la banque devenue « le » crédit agricole, on en rappellera néanmoins ici quelques aspects fondamentaux. C’est à l’initiative – notamment – d’un ancien membre du Conseil d’État, Louis Milcent (1846-1918) qu’est fondé en 1885, dans le Jura, à Salins-les-Bains, la première « caisse locale de crédit agricole » à l’origine directe de toutes les suivantes. A cette époque, comme en 1896-1898, c’est Jules Méline (1838-1925) qui est à la tête du ministère de l’agriculture et qui va considérablement le marquer non seulement par une politique protectionniste[23] mais encore interventionniste. L’homme originaire des Vosges, qui a été avocat avant de devenir député, connaît bien la création de Salins-les-Bains et son rattachement sinon son inspiration à partir des sociétés mutualistes agricoles allemandes de la même époque. C’est alors lui qui permet, par la Loi du 05 novembre 1894 portant son nom[24], l’érection de sociétés locales de crédit(s) agricole(s) qui permirent, concrètement, outre la constitution de syndicats, celle de caisses locales mutualisées afin de mettre en œuvre la production et la protection agricoles.

Ill. 40 © & coll. perso. Mtd. Jules Méline, ministre de l’agriculture (1883-1885),
caricaturé au regard de sa politique agricole protectionniste
& comme fondateur du « mérite agricole » (in Le Don Quichotte ; 13 mars 1885).

Ainsi, c’est entre 1894 et 1919 que se multiplient dans toute la France les créations de caisses locales et de crédits agricoles. En Haute-Garonne, devant le Syndicat professionnel agricole du département (dont il était un membre moteur), le 11 mars 1900, c’est Victor Ucay[25] qui s’en fit le promoteur et réussira, par suite, à convaincre ses contemporains.

Plusieurs hommes politiques, dont Cruppi on l’a vu, ont voulu décrire (et décrier) Ucay comme un bourgeois propriétaire ne défendant, par le crédit agricole et le syndicat précité, que ses intérêts (et ceux de sa classe) et non l’intérêt général. On l’y raille alors, à gauche, comme ouvrant[26] « le robinet de son éloquence agricole et congrégationniste » et comme ayant osé se « présenter comme le père du Crédit agricole dans le canton ; ce qui ne nous étonne pas puisque seuls les gens riches peuvent bénéficier de cette Loi méliniste et antidémocratique ».

Disons-le simplement : cette affirmation était fausse. En effet, si par le syndicat de propriétaires, il est évident que l’intérêt collectif des possédants était prioritaire, par le crédit agricole, la dimension était autre et bien d’intérêt général. Ainsi, dans les caisses créées après la Loi Méline du 05 novembre 1894, quel que soit le montant de la participation des sociétaires, un principe très démocratique avait été acté selon lequel chaque part sociale comptait pour une seule voix. En ce sens, affirmait Ucay dans sa conférence de 1900[27] :

« Je serais trop heureux, Messieurs, si je pouvais vous faire partager les convictions qui m’animent ; mais, ce que je désire avant tout, c’est que ma voix, si faible qu’elle soit, trouve en vous un écho, et que, franchissant les murs de cette enceinte, elle arrive jusqu’à nos cultivateurs, nos ouvriers, nos paysans, et leur donne l’assurance formelle qu’en favorisant la création d’un crédit agricole, le Syndicat de la Haute-Garonne ne poursuit qu’un but : c’est de travailler sans relâche à l’amélioration matérielle et morale de leur sort ». (…) « L’institution du Crédit agricole est surtout faite pour favoriser le petit propriétaire, le fermier, le métayer et, en un mot, tous ceux qui peuvent avoir besoin de petites sommes et pour un temps relativement court ». Et plus loin : « Soyons tous mutualistes, Messieurs, car nulle devise n’est plus belle, plus humaine et plus réalisable que celle qui est inscrite sur le drapeau de la Mutualité : Tous pour un ; un pour tous ». Invoquant le droit comparé, Ucay affirme même[28] : « Quel que soit d’ailleurs le système adopté, la caisse rurale mutuelle est sûre de réussir. Les six cents caisses qui existent en France sont toutes prospères. A l’étranger, le succès est plus accentué que chez nous. L’Allemagne ne compte pas moins de six mille caisses ; l’Italie en a plus de quatre mille. Leur situation est excellente et leur crédit est supérieur à celui de l’Etat. Il y a quelques jours, Messieurs, visitant ce pays, je fus agréablement impressionné en lisant sur la porte d’une maison de très modeste apparence : « Banco populare », et je me pris à espérer que bientôt, peut-être, je pourrais aussi lire pareille enseigne dans ma propre commune ».

Au même discours, cela dit, les propriétaires comme lui pouvaient espérer une défense collectiviste[29] :

« Lorsque le plus petit commerçant ou industriel veut obtenir du crédit, il trouve des banquiers toujours disposés à lui ouvrir leur guichet ; tandis que le petit propriétaire qui a de bonnes terres au soleil, mais qui à un moment donné a besoin d’une somme, même minime, se voit refuser l’accès de toutes les maisons de banque ».

En 1900, concrètement, le conseiller général Ucay pouvait compter sur le vote récent de la Loi du 31 mars 1899 amplifiant le phénomène mutualiste agricole et lui donnant des liquidités et des assurances financières. Voilà pourquoi Ucay achevait sa conférence précitée par ces mots[30] :

« Telle sera, Messieurs, la Caisse régionale agricole du Midi, que l’Union des syndicats du Midi se propose de fonder à Toulouse et dont le succès sera assuré, grâce à votre précieux concours ». Pour conclure de façon très politique :

« Ces jours-ci, une haute personnalité politique disait : « Le capital doit travailler et le travail doit posséder. — » formule bien platonique si elle est prise à la lettre, car personne ne songerait à empêcher le capital de travailler, pas plus que le travail de posséder, — mais formule bien dangereuse aussi par l’opposition qu’elle semble créer entre le capital et le travail. En effet, à mon sens du moins, le résultat le plus clair de ces paroles est de créer des classes de citoyens et de déchaîner la lutte entre ces classes. Et bien cette lutte nous ne la voulons pas. Nous nous efforçons d’unir les Français et non de les diviser.

Que les capitalistes tendent la main aux travailleurs. C’est de cette alliance entre le capital et le travail, c’est de cette mutualité bien comprise que résulteront l’harmonie et le bonheur de tous. Et, nous, Messieurs, qui aurons favorisé cette alliance par la création du crédit agricole, nous aurons réalisé une partie de cet idéal de justice et d’humanité qui est au fond de tous nos cœurs ».

Ne retrouve-t-on pas ici dans les mots orientés d’Ucay ceux de l’un de ses maîtres en droit administratif à la Faculté de droit de Toulouse ? Henri Rozy signa en effet en 1871[31] un opuscule dont les propos d’Ucay en 1900 sont en droit ligne et l’on ne peut imaginer qu’il ne s’agit que d’un hasard. Ici encore le droit administratif venait inspirer la vie et les travaux du héros de la présente contribution. Depuis l’été 1878, par ailleurs, a-t-on rappelé Rozy était devenu le nouveau directeur du Journal du Droit Administratif.

Ill. 41 © & coll. perso. Mtd. Première de couverture de l’ouvrage
Le travail, le capital et leur accord (Henri Rozy ; 1871).

Plusieurs autres délibérations[32] présentent encore notre homme comme soutenant la demande de tel administré réclamant un secours. Les questions agricoles l’intéressant au plus haut point (du fait notamment de la tradition familiale), on sait même que Victor Ucay a été fort investi dans plusieurs comices et assemblées d’agricultures. Ainsi, en 1936, alors qu’il était âgé de quatre-vingts années, il était encore membre (et doyen) de l’Assemblée générale des silos garonnais[33].

Outre l’agriculture, de façon globale, signalons également que la famille Ucay possédait de nombreux chais qui lui firent, également, gagner quelques prix agricoles. En décembre 1902, ainsi, on la cite[34] comme multi gagnant d’un concours de chais du comice agricole où il remporta notamment une médaille d’argent. La même année, toujours à propos d’alcool, mais cette fois ci en sa qualité de notable érudit et de publiciste, on le vit assister[35] à une conférence, dans le grand amphithéâtre de la Faculté de médecine, du député Gabriel Chaigne (1859-1910) sur le monopole revendiqué étatique de l’alcool.

En joue ? Feu ! En 1901[36], en revanche, on découvre une autre des facettes du Conseiller Ucay, fonctionnaire militaire. Il émet en effet lors de la séance du 15 avril 1901 le vœu suivant :

« Je suis heureux d’avoir été chargé de faire un rapport sur un projet d’enseignement théorique et pratique de tir dans les écoles et pour les adultes, parce que les idées que j’ai à exposer ici me sont chères et que je les préconise depuis longtemps auprès des municipalités de mon canton. Je suis convaincu que le tir devrait être pratiqué dès l’enfance, et qu’il est un complément indispensable de l’enseignement moral et physique. Il développe chez l’enfant des facultés dont il fera plus tard le meilleur usage. Habitué dès ses premiers ans à tenir une arme dangereuse entre ses mains, à la manier, à viser une cible, à faire le coup de feu, à supporter le bruit d’une forte détonation, le jeune homme acquerra de la confiance en lui-même, du coup d’œil, du sang-froid et du courage. Toutes ces qualités feront de lui un homme plus complet, mieux approprié aux luttes de l’existence, plus utile à ses concitoyens ; elles le prépareront surtout à faire un meilleur soldat.

Nous qui sommes passés par cette école du régiment et qui avons l’honneur de lui appartenir encore, nous savons tout le temps qui est perdu chaque année à enseigner aux jeunes conscrits le maniement de l’arme, si bien qu’il s’écoule six mois avant qu’on ose lui faire effectuer un tir réel à longue portée. Et non seulement, Messieurs, ce temps est perdu, mais vous seriez effrayés du maigre résultat que l’on obtient après les écoles à feu. Le pourcentage des balles mises dans la cible est si faible qu’on se demande si une balle sur dix mille pourrait atteindre le but. De là l’énorme consommation de cartouches, la charge qui accable le soldat, et la dépense qu’entraînent l’approvisionnement et le transport des munitions.

Tout cela, Messieurs, pourrait être diminué si le conscrit arrivait au corps après avoir reçu un enseignement sérieux et pratique du tir. Non seulement son instruction militaire serait plus rapide, mieux acquise ; non seulement on pourrait diminuer les fatigues, lui imposer le tir de guerre et affecter à l’amélioration de son ordinaire l’économie faite sur ses munitions, mais on pourrait, et c’est surtout le but qui doit nous préoccuper, diminuer la durée du service militaire.

Ce serait là, Messieurs, un grand progrès que de rendre à l’agriculture des bras qui lui manquent, de rendre à leurs foyers ceux qui en sont involontairement absents, et enfin de diminuer dans une large mesure mis dépenses budgétaires. Je ne veux pas empiéter sur un autre rapport en discutant ici le service de deux ans ou même d’un an, comme le demande la Commission de l’armée ; mais je dis qu’avec le développement de l’instruction, cette réduction, quelle qu’elle soit, s’impose, et elle s’impose d’autant plus que, par la pratique du tir, on aura à l’avance accompli la tâche la plus difficile, la plus délicate qui incombe de l’instruction militaire. Il serait presque banal, Messieurs, de vous citer l’exemple de ce pays qui, d’après l’histoire et peut-être encore la légende, n’a dû sa liberté qu’à la merveilleuse habileté de son héros Guillaume Tell. Il n’est pas moins vrai que depuis sa lutte pour l’indépendance il n’a cessé de développer chez ses enfants le goût de la pratique du tir ; que, défiant toutes les agressions, il est resté le peuple libre par excellence, peuple de montagnards indomptés et indomptables. Aussi, lorsqu’on parcourt ce pays, on remarque, dit-on, dans tous les villages, dans le plus petit hameau, un monument composé d’une toiture pour abriter des cibles et deux murs latéraux pour protéger les passants.

C’est le champ de tir, c’est le champ de la liberté.

Mais quel autre exemple moins probant ne nous offrent pas les événements contemporains ? Une poignée de braves tient tête à une armée dix fois supérieure en nombre, bien disciplinée et admirablement outillée. Et depuis deux ans, ce peuple, selon la belle expression de son président, étonne le monde et soulève l’admiration de tous. Et d’où lui vient sa vigueur, sa force de résistance : de sa pratique du tir. Après avoir porté des coups mortels, les Boërs disparaissent pour se reformer plus loin et faire de nouveau face à l’ennemi, toujours sûrs d’eux-mêmes, confiants dans leur habileté invincible et dans leur courage. Eh bien, Messieurs, cette habileté, ce courage ne s’acquièrent que par une longue expérience du tir. Et c’est pourquoi je suis convaincu qu’en enseignant le tir dès l’école, en poursuivant cet enseignement dans l’âge adulte, nous préparerons à la France de meilleurs soldats, de plus ardents défenseurs, et qu’en mettant dans leurs mains l’arme qui doit sauvegarder l’intégrité du sol, nous allumerons aussi dans leur cœur cette flamme patriotique et cet amour de la liberté qui font les héros ».

La proposition de M. Ucay fut adoptée mais on ignore si elle fut mise en application !

Du rêve du champ de tir comme champ de la Liberté, passons maintenant en revue, l’un des échecs les plus douloureux de Victor Ucay.

1902 & 1910 : les deux rêves de députation nationale
de Victor Ucay
(la 3e circonscription de Toulouse)

Contre Cruppi. C’est sans discontinuité, on l’a dit, que Jean Cruppi, avocat[37] comme Ucay et étudiant également issu de Faculté de Droit pendant les mêmes années puis membre commensal du Conseil général de Haute-Garonne de 1899 à 1901, fut député de Haute-Garonne de 1898 à 1919 (dans le cadre de la 3e circonscription de Toulouse) (avant de devenir Sénateur de 1920 à 1924). L’homme fut également ministre du Commerce (1908-1909), des Affaires étrangères (1911) et même Garde des Sceaux (en 1911-1912). Surtout, il s’agissait plus encore qu’Honoré Serres de l’ennemi politique de Victor Ucay et ce, notamment parce que les positions de Cruppi en matière religieuse n’étaient pas celles de ceux invoquant la neutralité mais bien celles des anticléricaux.

Ill. 42 © & coll. perso. Mtd. Carte de visite de l’ennemi politique de Victor Ucay (1899),
Jean Cruppi y est alors conseiller général aux côtés d’Ucay ainsi que député.

A deux reprises, portés par quelques succès locaux, Ucay voulut s’y confronter mais malheureusement pour lui ne parvint pas à ses objectifs rêvés. En 1902, ainsi (scrutins des 27 avril et 11 mai), il réussit l’exploit de mettre en ballotage son adversaire mais ne l’emporta pas :

  • 1902, au 2nd tour :
    • M. Cruppi, 8376 voix ;
    • M. Ucay, 7578 voix.

En 1910[38] (scrutins du seul 24 avril), c’est dès le 1er tour, que l’indéboulonnable Cruppi l’emporta :

  • 1910[39], au 1er tour :
    • M. Cruppi, « radical socialiste » :7811 voix ;
    • M. Ucay, « conservateur (sic) » : 5589 voix ;
    • M. Emile Bardiès, « socialiste unifié » : 1720 voix.

Sans grande surprise, les journaux contemporains présentaient Ucay comme un « républicain rallié » ou très modéré avant 1900 puis surtout comme un « conservateur » (Le Petit Marseillais) ou encore comme dans Gil Blas daté du 26 avril 1910, comme un « libéral ». La Dépêche du midi, quant à elle, sans surprise non plus, le présentait en 1902[40] comme « candidat clérico-nationaliste-réactionnaire » ; « rétrograde et ambitieux » portant le « drapeau de la réaction » contre le député sortant Jean Cruppi. Le 31 suivant La Dépêche mentionnait même qu’Ucay calomnierait Cruppi en le faisant passer pour corrupteur alors qu’il ne ferait qu’aider ses concitoyens et aurait porté, lui, le chemin de fer de Toulouse à Cadours alors que Victor Ucay au Conseil général s’y serait opposé.

On l’a compris, pour les journaux républicains de gauche, Ucay était décrit comme un conservateur réactionnaire, jugé trop proche de l’Église catholique, et des réseaux royalistes. On écrit même ainsi à son propos que « la fleur de lis a élu domicile chez lui » (ce qui est une manière de rappeler son union maritale avec une fille de Baron).

« Laissez Grenade à ses enfants » ! En 1901, un article anonyme (in La Dépêche, 17 juillet 1901) relate qu’il oserait intituler sa profession de foi « Laissez Grenade à ses enfants » pour dénoncer la candidature d’un non natif de cette commune et alors que lui-même avait navigué entre Toulouse (pour ses études et ses affaires comme avocat) mais aussi Merville dont il sera le premier édile. Il y est par suite décrit comme un « maître (sic) dupeur » toujours prêt à la « roublardise » et ce, pour ces deux exemples de la fin et du début de siècle : « en mars 1899, à la veille du scrutin pour le conseil général, il disait « la mairie à M. Bosc, que j’aime beaucoup ; à moi le conseil général ». Il en aurait été élu au conseil du département avec les voix de républicains qui auraient accepté ce « partage » entre le républicain Bosc et lui. Toutefois, dès 1900, Ucay aurait dénoncé cet accord pour chercher à renverser le maire de Grenade « qui a le tort impardonnable d’être l’ami de Serres ».

Victor Ucay, Républicain libéral. Outre en 1944 où, peut-être du fait de l’Union nationale, on connaît un nouvel engagement électif de Victor Ucay (au conseil municipal de Grenade-sur-Garonne), il semblerait qu’après 1919 et son mandat de maire de Merville, l’engagement direct – comme élu – se soit tu. Toutefois, comme un dernier combat dans l’arène politique, cette année 1919 (où le capitaine Ucay, devenu de réserve, avait déjà 63 ans) fut politiquement encore importante à ses yeux. En novembre 1919 en effet (les 16 et 30) était élue la « chambre bleue horizon » des députés formée (d’où la couleur bleue des uniformes) de fort nombreux anciens combattants et – politiquement – d’une alliance centriste et conservatrice ancrée à droite. Au Sénat, analyse Fabien Connord[41] « les élections sénatoriales qui se déroulent [à partir de 1920 (…)] permettent de mesurer le reclassement du radicalisme vers la droite de l’échiquier politique et la résistance de la discipline républicaine dans les esprits de gauche ». Concrètement, voici l’état politique et fractionné des lieux :

  • au niveau national, on l’a rappelé, la chambre des députés est celle du Bloc national, conservateur, républicain et portant à droite ;
  • parallèlement ou plutôt à l’opposé de l’échiquier, viennent en revanche d’être élus des conseils municipaux ancrés à gauche et parfois même au cœur du nouveau parti communiste qui se positionne de façon plus révolutionnaire que la Sfio[42].
Ill. 43 © & coll. perso. Mtd. Extraits de la « une » du Petit Journal du 21 décembre 1919.

A Merville même, la Gauche reprend le pouvoir municipal à la fin du mandat de Victor Ucay qui comprend immédiatement que les élections sénatoriales de 1920, qui éliront non pas une mais deux séries (puisqu’aucun renouvellement n’a été effectué pendant la Première Guerre mondiale), vont être décisives au regard de la composition via les élus locaux et notamment municipaux, « grands électeurs » des sénatoriales. En ce sens, précise toujours Fabien Connord[43] :

« L’essentiel du corps électoral est issu des élections municipales de novembre et décembre 1919. Celles-ci se sont révélées plutôt favorables aux gauches, et « la Haute Assemblée, si souvent représentée comme la « citadelle de la réaction », le Sénat, « obstacle au progrès de la démocratie », prend aujourd’hui, aux yeux de certains partis encore tout meurtris du résultat des élections législatives, l’apparence d’une Assemblée de salut et de redressement[44] ».

Lors des élections municipales de 1919, « on a donc, ici et là, reconstitué le bloc des gauches, sous prétexte de sauver la République, d’affirmer une politique de progrès contre la réaction et le cléricalisme[45] ». Une telle pratique signifie la persistance, au-delà de la Première Guerre mondiale, de la tactique habituelle de rassemblement à gauche et augure d’une telle continuité lors des élections sénatoriales. C’est le vœu de La Dépêche[46] de Toulouse qui lance un appel à l’union des « trois grands fractions du parti républicain ». Dans l’Hérault, les élus socialistes lancent un appel en faveur de leur camarade Camille Reboul, « à côté des deux candidats qui seront désignés par les autres groupements républicains ». Le texte s’inscrit dans « le regroupement de toutes les forces républicaines de gauche qui s’est opéré dans les élections municipales et cantonales ». Dans sa profession de foi, Camille Reboul demande en quelque sorte réparation aux grands électeurs des résultats produits par les élections législatives[47] : « La représentation législative élue le 16 novembre dernier dans le département, ne correspond pas, au point de vue politique, à ce qui s’est dégagé des élections municipales et cantonales. Il faut donc que pour correctif, les Sénateurs que vous élirez le 11 janvier prochain, soient l’expression la plus fidèle des Conseils municipaux, des Conseils d’arrondissement et du Conseil général. En votant pour moi, vous manifesterez donc nettement votre sentiment de réagir contre les résultats du scrutin législatif et aussi contre la Chambre de réaction dont nous sommes dotés ».

On imagine aisément que Victor Ucay, défait aux municipales de 1919 et voyant remonter « les gauches » singulièrement en Haute-Garonne, ait désiré s’impliquer dans ce mouvement de résistance. C’est dans ce contexte qu’il rédigea un « appel » aux grands électeurs auquel on a eu la chance de pouvoir accéder grace aux archives familiales privées. Dans ce document adressé aux « délégués sénatoriaux », c’est-à-dire aux grands électeurs des élections sénatoriales à venir de 1920, Victor Ucay prévient et menace des conséquences graves en cas d’inaction(s). Il commence néanmoins par un constat et une bonne nouvelle au regard du camp républicain libéral auquel il appartient :

« le suffrage universel s’est prononcé dans la Haute-Garonne en faveur du parti libéral » ce qui a permis d’envoyer à la Chambre des députés quatre élus conservateurs sur les sept circonscriptions en jeu. Pourtant, au lieu de revigorer les troupes, ce score n’a pas encore permis la constitution, pour les sénatoriales à venir, de listes libérales ; seules deux « listes radicales » de gauche étant actuellement constituées.

Victor Ucay, ancien capitaine, ne mache alors pas ses mots et ose comparer, au sortir de la Guerre, « l’abandon de la lutte à un moment aussi critique » à « l’abandon du poste devant l’ennemi ». C’est alors l’ancien combattant Ucay qui s’exprime et rappelle à ses concitoyens que lui, depuis 1900 sans discontinuité, a été sous « le drapeau du parti républicain libéral » en combattant notamment son ennemi politique de toujours, le député Jean Cruppi que précisément les élections de 1919 ont renversé.

« Et après une si belle lutte poursuivie pendant vingt années et si bien terminée par la victoire, on viendrait nous dire qu’il faut restaurer ce même Cruppi et le porter sur le pavois ! Quelle aberration ou plutôt quelle abdication » !

« Laissons de côté les mesquines combinaisons politiques » conclut même le capitaine de réserve devenu le « sage » politique de Grenade avant de lancer un franc « Vive la République » qu’on lui reprochait, vingt ans plus tôt, de ne pas assez assumer. C’est bien ici à un dernier sursaut qu’appelait Ucay puisque, même si le document n’est pas formellement daté, il évoque « dimanche prochain » et doit donc avoir été diffusé dans la semaine précédent le dimanche 11 janvier 1920. Malheureusement pour l’animal politique Ucay, c’est encore Jean Cruppi qui allait l’emporter devant lui et son appel n’y suffira pas. En effet, rapporte le Journal officiel des débats du Sénat[48], « MM. Honoré Leygue, Fabien Duchesne, Jean Cruppi et Raymond Blaignan ont été proclamés sénateurs comme ayant réuni un nombre de voix au moins égal à la majorité absolue des suffrages-exprimés et supérieur au quart des électeurs inscrits ».

Ill. 44 © Famille Ucay. Lettre imprimée et appel du docteur Victor Ucay
aux « grands électeurs » des élections sénatoriales (1919).

Mais quittons maintenant l’arène politique pour envisager plus sereinement Victor Ucay comme un amoureux des chevaux et des courses hippiques.

Le rêve réalisé des courses hippiques

En effet, si Victor Ucay n’a pas fini député, il peut s’enorgueillir d’avoir remporté et fait gagner de nombreux prix aux chevaux qu’il accompagnait et élevait. D’où lui vint cette passion ? Vraisemblablement de ce que la famille Ucay était à la tête, on l’a dit avec notamment Barthélémy Ucay, du service local de messageries et de diligences qui avait intégré dans la maisonnée de Grenade des écuries notamment. Dès sa prime enfance, les chevaux accompagnèrent donc Victor.

Ill. 45 © Famille Ucay. Victor Ucay à l’épingle de cravate en fer à cheval (circa 1910).

En 1901, par exemple, la presse locale mentionne[49] à propos d’un concours de Castelsarrasin, que les « primes allouées aux chevaux qui ont pris part au concours » ont gratifié « Utile » un « demi-sang de M. Victor Ucay » ayant reçu trois des primes. Par suite, les prix tombent et s’accumulent. Citons ainsi entre autres, mais parmi tant d’autres :

  • en 1902, une victoire[50] avec un demi sang nommé Alezan au concours de chevaux de Selle ;
  • en 1904 comme en 1926, des succès[51] à des concours de pouliches ;
  • même la presse spécialisée le félicite ainsi que le fait le journal Le Jockey du 18 octobre 1928 à propos  de la vente d’une de ses pouliches Clairette VI, pouliche baie, née en 1925 par Clairon & Finette.

On sait même que la passion des chevaux était telle chez lui, qu’il en créa, à Grenade, le premier champ privé originellement (et désormais public) de courses hippiques : un lieu pour les chevaux et leurs amateurs, un lieu qui – reconnaissance ultime – engendrera après sa mort le fait que plusieurs prix hippiques portent désormais son nom.

Aujourd’hui, du reste, à Grenade-sur-Garonne, l’hippodrome dit de Marianne (devenu propriété publique a priori après la Seconde Guerre mondiale) doit aussi beaucoup aux investissements et efforts de Victor Ucay. Il n’est cependant évidemment pas le lieu dans un article à dominante juridique de s’étendre sur ces questions mais il était impensable de ne pas les mentionner tant les chevaux eurent une place importante dans la vie de l’homme. Deux exemples en témoignent encore : la photo retrouvée par la famille Ucay et reproduite ci-dessus avec leur autorisation ainsi que le port du nom de « prix Ucay » donné, encore en 2021[52] on l’a dit, à plusieurs courses hippiques en considération de l’action qu’il porta pour la cause hippique.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 352.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.


[1] Cf. aux archives nationales sous la cote LH/112/3.

[2] Jorf du 07 avril 1899 ; p. 2333.

[3] Profession de foi du candidat Serres publiée dans l’édition du 04 mars 1899 de La Dépêche ; p. 03.

[4] Il est amusant, pour l’anecdote, de se souvenir que la famille Ucay doit l’un de ses élèvements sociaux à l’entreprise, précisément, de « messagerie » et de diligences de Barthélémy Ucay.

[5] Tels que rapportés par La Petite République dans son édition du 22 mars 1899 ; p. 02.

[6] Né le 31 octobre 1845 et décédé le 31 octobre 1917 comme le rapporte l’édition de La Dépêche du 02 novembre 1917 ; p. 03.

[7] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 mars 1899 ; p. 03.

[8] La Dépêche évoque ses concurrents de L’Express du midi, du Messager de Toulouse et même du Télégramme qui avait rallié la candidature d’Ucay entre les deux tours.

[9] Rédigé par les archives départementales du ressort ; dans sa version provisoire de 2006 ; p. 41.

[10] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[11] On reviendra infra sur la discussion de ce point.

[12] Ibidem.

[13] Il a même tout fait en ce sens, retiennent quelques témoignages, pour sauver et sauvegarder plusieurs des biens de l’Église (notamment à Grenade-sur-Garonne) lors de la nationalisation et des « partages » de ceux-ci en application des Lois et règlements de séparation des Églises et de l’État.

[14] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 avril 1906 ; p. 04.

[15] La Dépêche, édition de Toulouse du 23 juillet 1901 ; p. 02.

[16] L’homme fut Préfet de la Haute-Garonne du 25 juillet 1898 au 20 octobre 1911.

[17] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1899.

[18] Ibidem.

[19] On sait que Victor Ucay a effectivement appartenu et même présidé plusieurs sociétés ou mutuelles de ce type (dont la Mutuelle-Bétail de Merville qu’il a présidée) et qu’il a même été un « fer de lance » du mouvement propre au Crédit agricole ; on y reviendra.

[20] In Rec. Sirey ; 1900.III.49.

[21] Ainsi qu’il en ressort par exemple d’une délibération du conseil général de 1892 (aux Rapports et délibérations du Conseil général de la Haute-Garonne préc.).

[22] Ibidem.

[23] Bezbakh Pierre, « Jules Méline (1838-1925), chantre du protectionnisme » in Le Monde ; 29 août 2014.

[24] On qualifiera de « Loi méliniste » toutes les normes issues de cette politique. On doit par ailleurs également à Méline la création du « poireau » avec (ou en) lequel il est souvent caricaturé (c’est-à-dire la médaille du mérite ou parfois dit « Méline » agricole).

[25] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; les caisses régionales et rurales ; Toulouse, 11 mars 1900.

[26] La Dépêche, édition de Toulouse du 11 juillet 1901 ; p. 03.

[27] Ucay Victor, Conférence sur le crédit agricole ; op. cit.

[28] Ibidem.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] Rozy Henri, Le travail, le capital et leur accord ; Paris, Guillaumin ; 1871.

[32] Y compris la dernière citée.

[33] La Dépêche, édition de Toulouse du 03 août 1936.

[34] La Dépêche, édition de Toulouse du 14 décembre 1902.

[35] Ce que relate La Dépêche, édition de Toulouse du 1er juillet 1902.

[36] Conseil général de la Haute-Garonne, Rapports et délibérations ; Toulouse, Privat ; 1901.

[37] Puis magistrat et notamment avocat général à la Cour de cassation en 1896.

[38] Résultats par exemple annoncés (avec quelques erreurs minimes dues à leur absence d’officialité) dans Le Petit Marseillais du 25 avril 1910.

[39] On apprend même qu’un dénommé Maurice Henri, publiciste (sic) s’était également présenté mais il se serait rapidement désisté.

[40] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 mars 1902 ; p. 04.

[41] Connord Fabien, Les élections sénatoriales en France ; 1875-2015 ; Rennes, Pur ; 2020 ; p. 75.

[42] Section française de l’Internationale ouvrière fondée en 1905 et qui deviendra le Parti socialiste.

[43] Ibidem.

[44] Le Petit Courrier, 6 janvier 1920 cité par F. Connord.

[45] Le Temps, 9 décembre 1919 cité par F. Connord.

[46] La Dépêche de Toulouse, 30 décembre 1919 ; id.

[47] Archives Départementales 4 AD Hérault, 3 M 1306, élections sénatoriales 1920 ; citées par F. Connord.

[48] Jorf – débats du Sénat ; 2e séance du 13 janvier 1920 ; p. 07.

[49] La Dépêche, édition de Toulouse du 24 septembre 1901 ; p. 02.

[50] La Dépêche, édition de Toulouse du 27 juin 1902.

[51] La Dépêche, éditions de Toulouse des 17 mai 1904 & 11 juillet 1926.

[52] Retenons par exemple le prix Victor Ucay matérialisé le 04 octobre 2020 à Agen et ayant consacré Marahill Girl ; le même prix (toujours à Agen) le 14 mars 2021 en « galop plat » au profit de True Amitié et même, à Grenade-sur-Garonne, le prix Victor Ucay du 15 août 2020.

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ParJDA

Trois dates communes au droit administratif & à Victor Ucay

Art. 350.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

II. Trois dates communes
au droit administratif
& à Victor Ucay

1856 : année de naissance
de Victor Ucay
& du droit administratif toulousain ?

Ill. 05 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

C’est en mai (le 02) de l’année 1856 qu’est né (Pierre Jean) Victor Ucay, à Grenade-sur-Garonne (Haute-Garonne) à moins de trente kilomètres de Toulouse. Les archives départementales de Haute-Garonne[1] possèdent son acte de naissance avec mention de celui de son décès[2] comme suit :

« Le quatrième jour du mois de mai 1856, à deux heures du soir, acte de naissance de Pierre Jean Victor Ucay, né à Grenade le deux du courant à trois heures du soir, fils de M. Jean Ucay, propriétaire et de Dame Bernarde Victorine Garres, mariée, demeurant à Grenade.
Le sexe de l’enfant a été reconnu être Masculin. Le premier témoin, M. Alexis Caussé, propriétaire, âgé de quarante ans ; second témoin, M. Pouilh (sic) Mesurand, âgé de trente-huit ans, tous deux demeurant à Grenade. Sur la réquisition à nous faite par M. Jean Ucay, père de l’enfant, lecture du présent acte a été par nous faite, aux comparants et témoins qui ont signé avec nous de ce requis, constaté suivant la Loi, par nous adjoint au Maire de Grenade, faisant la fonction d’officier public de l’état civil par délégation spéciale
 ».

Ill. 06© Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil de Grenade (1856)
 – AD 31 ; 2 E IM 2015 – Grenade 1 E 24.

Il est par suite intéressant (et peut-être amusant) de se demander quel était l’état de l’enseignement du droit administratif à la même époque. On sait[3] qu’à Toulouse le droit administratif a été enseigné bien avant qu’Hauriou n’y règne en maître à partir de 1888. Dès l’Ancien Régime, des éléments de droit public sont ainsi diffusés et enseignés tant dans des structures privées (on songe à l’Institut Paganel) que publiques (à la Faculté de Droit) mais ces cours sont rarement pérennes et les écrits peu publiés. Ainsi, ce n’est effectivement pas en 1856 que naît au sens premier le droit administratif à Toulouse. Il faut citer à cet égard ses premiers promoteurs parmi lesquels les deux professeurs de Bastoulh[4] (en 1806-1808 puis en 1829-1830), l’avocat Romiguière(s)[5] (en 1830) mais surtout Adolphe Chauveau qui enseigna le droit administratif à Toulouse de 1838 à 1868, c’est-à-dire de façon enfin pérenne. Toutefois, pendant cette affirmation du droit public, essentiellement sous la Monarchie de Juillet, on relève qu’un regain d’intérêt et – disons-le – de notabilité du droit public ne se fera que sous le Second Empire avec trois événements convergents :

  • l’adjonction d’un suppléant du professeur Chauveau en droit public : Anselme-Polycarpe Batbie qui enseignera aux côtés de son collègue de 1852 à 1857 avant de rejoindre Paris, sa Faculté et ses ministères ;
  • la création, par les deux susnommés en 1853, du Journal du Droit Administratif ;
  • et la prise en compte véritable, après plusieurs années de lutte académique, du caractère scientifique et juridique du droit public.

En effet, alors que dans les premières années de son enseignement (à Toulouse comme ailleurs), le droit administratif fut d’abord rangé parmi les matières accessoires (sinon inutiles selon d’aucuns) aux étudiants en Droit (ses enseignants étant par exemple dispensés de participer aux examens), les années 1850 vont au contraire parachever la reconnaissance académique du droit public et permettre, même, sous la Troisième République, l’arrivée de l’enseignement diffus (et non réservé) du droit constitutionnel.

On peut donc affirmer qu’en 1856, à Toulouse mais en France de manière générale, au moment où naissait Victor Ucay, le droit administratif naissait également en tant que branche juridique et matière d’enseignement du Droit « véritable » et véritablement reconnue.

1877-1878 : les études juridiques
de Victor Ucay
& le « nouveau » Jda

De la famille Ucay. On dispose de plusieurs informations sur les parents de Victor Ucay. Son père, Jean Ucay (1828-1903) et sa mère, (Bernarde) Victorine Garres, (1834-1895) étaient des propriétaires bourgeois, a priori financièrement aisés. Ainsi, Jean est-il souvent, comme Victor, désigné ou identifié publiquement et professionnellement comme « propriétaire » dans les actes d’état civil et son épouse est elle-même la descendante de Pierre Garres (1798-1879) également propriétaire à Cambebrats-Aucamville aux côtés de Jeanne Pétronille Bacalerie (1810-1888), fille d’un négociant dénommé Thomas Jean Bacalerie (1784-1856).

Ill. 07 © Famille Ucay. Extrait d’un papier à en-tête de l’entreprise familiale Ucay
au nom du grand-père de Victor, Barthélémy Ucay ;
il s’agit des services postaux, de diligence et/ou de messageries (circa 1840).

Si l’on remonte du côté des ascendants[6] paternels du patronyme Ucay on trouve alors principalement des propriétaires mais aussi deux traditions professionnelles : celle d’entrepreneur de diligences et messageries assurée par son grand-père (Barthélémy Ucay (1805-1870)) et son arrière-grand-père (Jean Ucay (1765-1837)) et celle de paysan (et plus précisément laboureur ou brassier, c’est-à-dire ouvrier agricole proposant ses bras) même si son arrière-arrière-grand-père (Etienne Séverin Ucay (1741-1814)) semble être celui qui, avec la Révolution française, a le premier réussi à s’élever socialement. Il décède en effet sous l’appellation de « propriétaire cultivateur » alors que la plupart de ses ascendants ne sont « que » brassiers ou laboureurs ; c’est le cas de son quadrisaïeul Jean Pierre Ucay (1703-1761) identifié comme « travailleur, brasseur ». On porte à notre connaissance la mention a priori de deux sœurs, dont Marie Barthélémye (sic) Ucay, malheureusement décédées très peu de temps après leurs naissances. On ne connaît a priori pas d’autres enfants ce qui fait de Victor un « enfant-roi », fils unique de facto alors que la tradition familiale est plutôt celle d’avoir de généreuses fratries à l’instar de celle engendrée par son bisaïeul Jean Ucay, père de huit enfants… dont sept filles[7] il est vrai ! Un élément, dans l’arbre généalogique, nous a par ailleurs – un instant – troublé. On signale en effet la mort d’une Dame Garres en janvier 1895 (par ex. dans La Gironde) sous le nom de Mme Gabriel Coutaut née Garres. On aurait pu imaginer qu’il s’agissait de la mère de Victor non seulement parce que le nom coïncide mais encore parce que la présence de notre homme y est avérée (à Bordeaux) au convoi funéraire[8]. Toutefois, il ne figure pas aux côtés de ses enfants, parmi les premières personnalités citées.

Ill. 08 © & coll. perso. Mtd. Extraits de La Gironde du 09 janvier 1895 ; p. 03.

A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La A priori, confirment la famille et la marie de Grenade, Mme Victorine Ucay née Garres est inhumée au sein du caveau familial à Grenade. Pourtant, dans cette même commune, son acte de décès est – en l’état – introuvable et au moment où elle meurt (janvier 1895) cette autre Mme Garres meurt à Bordeaux et est manifestement liée aux Ucay puisque Victor est présent au convoi comme il est associé aux remerciements parus dans la presse quelques jours après (cf. La Gironde du 15 janvier 1895). Deux hypothèses en conséquence : soit cette Mme Garres est une proche de la mère de Victor, soit ladite mère se serait remariée à Bordeaux avec un dénommé Gabriel Coutaut. Cette hypothèse est cependant rapidement écartée. Concrètement, deux dames Garres sont bien décédées en janvier 1895 et l’une d’entre elles était la mère de Victor (même si, sans avoir trouvé encore son certificat de décès on ignore si elle est décédée aussi à Bordeaux (comme l’indiquent certaines sources et arbres généalogiques) ou si elle s’est éteinte à Cambebrats-Aucamville (31). Quant à celle du convoi funéraire préc. il s’agit en fait, nous apprend la famille, de la nièce de Victor : Marguerite Garres.

Ill. 09 © & coll. perso. Mtd. Frontispice du Traité de la maladie vénérienne
du docteur en Médecine de Toulouse, Gervais Ucay (1699).

Autre élément historique concernant la famille, elle est a priori liée, en région toulousaine toujours, au docteur en médecine, Gervais Ucay, à qui l’on doit un extraordinaire (et étonnant) Traité[9] de médecine au XVIIe siècle.

A la lecture du Dictionnaire[10] historique de la médecine ancienne et moderne, on apprend à son sujet que le docteur Ucay avait émis une thèse théologiquement simple : la fornication hors mariage serait la mère de tous les vices et de toutes les maladies sur terre. L’auteur s’exprimant en ces termes : « Nous pouvons dire (…) que Dieu ayant toujours eu en horreur le péché de fornication, il l’a aussi en tous les temps du monde fait suivre d’une infinité de malheurs et de maux corporels, parmi lesquels on doit compter la vérole comme une suite de l’impureté, et l’apanage que Dieu promet aux débauchés ».

Victor Ucay étudiant & lecteur du Jda. En 1878, Victor Ucay a vingt-deux ans et c’est l’année où il reçoit donc ce numéro « perdu » du Journal du Droit Administratif. Quel est alors son parcours estudiantin ? On connaît, grâce aux archives universitaires[11], très exactement son parcours et l’obtention de ses diplômes qui se sont organisés comme suit :

  • le 1er décembre 1874, Victor Ucay obtint son baccalauréat ès Lettres ce qui lui permit de prendre sa première inscription pour suivre les cours de première année en Droit près la Faculté de Droit de Toulouse, à compter de cette même époque (automne 1874) ;
  • le 18 décembre 1876, il obtint sa première année en Droit et le 21 suivant on lui remit son diplôme de Bachelier en Droit ;
  • le 06 juillet 1877, il conquit sa deuxième année de Licence en Droit ;
  • le 11 août 1877, il soutint, en suivant sa thèse de Licence ; examen consistant à soutenir devant un jury des aphorismes alors qualifiés de « positions de thèses[12] » et reçu le 16 novembre 1877 son diplôme de licencié en Droit lui permettant d’accéder à l’avocature ;
  • il entama ses examens de doctorat en 1878 (inscription prise le 17 juillet au moment même où il était lecteur du Journal du Droit Administratif) ;
  • et soutint sa thèse de doctorat en droit le 18 juillet 1881 (ses droits étant acquis le 20 suivant).
  • On sait même qu’il participa (et paya pour se faire) en 1876, 1877 & 1878 à des conférences facultatives.

Victor ne fut ainsi pas le meilleur étudiant de sa promotion mais ses résultats sont tout à fait honorables. Il ne fait ainsi pas partie des lauréats ou médaillers, chaque année, des prix de la Faculté mais on connaît, grâce aux archives, ses résultats à tous ses examens.

Ill. 10 © Ut1. Archives de l’Université Toulouse I Capitole,
5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, recto.

En effet, la fiche universitaire d’étudiant de Victor Ucay indique, au verso, les « boules obtenues » à chacun de ses examens.

Rappelons à cet égard[13], qu’à cette époque, les étudiants devaient répondre aux questions d’un jury formé de trois (pour le baccalauréat), quatre (pour la licence) ou cinq (pour le doctorat) examinateurs. Ce jury posait des questions sur toutes les matières d’examen qui n’étaient pas forcément les matières suivies dans l’année par l’étudiant. L’interrogation durait au moins une heure au bout de laquelle chaque juré déposait une bille de bois ou verre dans une urne. Selon la couleur de cette boule on connaissait l’appréciation anonyme du jury et on en déduisait, à la majorité, l’échec ou la réussite de l’impétrant. Pour le baccalauréat par exemple, les étudiants devaient subir un examen pour chacune des deux années. Ils étaient donc notés, en tout, par six professeurs (soit six boules différentes de couleur). Pour parvenir à la licence, il fallait encore ajouter deux nouveaux examens oraux (soit huit boules différentes) ainsi qu’une soutenance de thèse en la présence de cinq examinateurs. Autrement dit, une fois toutes ces billes ajoutées, on constate ainsi que l’explique le doyen Foucart[14] (1799-1860) que « le mérite des épreuves à subir pour arriver au grade de licencié [était] apprécié par 19 boules[15] (…) blanches, rouges ou noires ». La couleur noire était celle de l’échec, le blanc celle de la réussite et le rouge traduisait un examen tout juste moyen. Aussi[16], « tout scrutin sur une desdites épreuves dans lequel le candidat [avait] deux boules noires entraîn[ait] de plein droit l’ajournement ». En revanche l’unanimité de boules blanches emportait la proclamation : « reçu avec éloges ».

Ill. 11 © Ut1. Archives UT1, 5Z3, fiche d’étudiant de Victor Ucay, verso.

Qu’en fut-il s’agissant de l’étudiant Ucay ? Sur les 34 boules qu’il obtint de sa première année en Droit au doctorat, on recense :

  • Aucune boule noire ;
  • 16 boules rouges ;
  • et logiquement 18 boules blanches, symbole d’excellence.

Le bilan est donc globalement « très » positif mais il ne s’agit pas de l’étudiant « modèle » ou brillant en toute occasion académique.

Ucay, étudiant à la Faculté de Droit de Toulouse. Si l’on connaît le résultat des examens de Victor Ucay, on sait aussi avec précision qui furent ses enseignants. Pour le savoir, il suffit par exemple d’ouvrir le Registre de la Faculté de Droit[17] pour connaître la répartition des leçons et des conférences.

On sait ainsi que pendant l’été 1876, au moment où il devenait bachelier en Droit, Victor Ucay put assister aux leçons[18] de droit romain d’Henri Massol (1804-1885) et même profiter de celles du doyen Auguste Laurens[19] (1792-1863) peu de temps avant son départ. De même, put-il suivre les cours de Code civil de MM. François Joseph Paget (1837-1908) ainsi que du futur préfet Eugène René Poubelle (1831-1907). Lors de sa 2e année de Licence[20], il suit entre autres, toujours le professeur Poubelle qui lui enseigne encore le Droit civil, mais aussi le professeur Henry Bonfils (1835-1897) en procédure civile ; toujours Massol en droit romain et Victor Molinier (1799-1887) en droit pénal (à l’époque dit criminel).

De la Licence au Doctorat. S’agissant de la 3e année de Licence (1877-1878) puis des examens de 4e de Doctorat (1879 à 1881), on sait[21] également que Victor Ucay put assister aux leçons suivantes :

  • aux dernières leçons (3e année) de droit civil, d’Eugène Poubelle ;
  • au cours de droit commercial du doyen Dufour (présenté infra) ;
  • ainsi qu’au cours de droit administratif d’Henry (Antoine) Rozy (1829-1882).

On s’arrête évidemment un instant sur cette dernière information pour rappeler que Rozy est né à Toulouse, le 12 octobre 1829 et décédé le 20 septembre 1882. Il a successivement été avocat, professeur suppléant provisoire (1855), puis agrégé et rattaché à la Faculté de droit de Toulouse (1862) où il enseigna l’économie politique pour les aspirants au doctorat et remplaça en droit administratif le titulaire Chauveau aux côtés de Batbie lorsque Chauveau, précisément, ne pouvait assurer du fait de son état de santé ses leçons[22]. A la mort de Chauveau, en 1868, Rozy sera durablement chargé du cours (qu’il n’appréciait pourtant manifestement pas !) et ce, jusqu’en 1882 lorsqu’un dénommé (et célèbre) Ernest Wallon[23] (1851-1921) l’y remplacera avant l’arrivée (en 1888) de Maurice Hauriou. Hélas, Rozy n’a pas assez publié et spécialement pas en droit administratif pour que l’on soit renseigné sur son enseignement. En revanche, il participa au Journal du Droit Administratif ce qui incita peut-être Victor Ucay à s’abonner.

On sait par ailleurs, grace à la lecture du précieux Registre préc., que pendant l’année 1878-1879 certains des cours de Rozy (malade et empêché) furent assurés par un remplaçant[24], jeune professeur agrégé, (Pierre Marie) Georges Vidal (1852-1911) qui avait plutôt goût pour le droit pénal mais accepta la charge en droit administratif comme tout dernier arrivé à l’époque. En dernière année[25], il retrouva Massol en droit romain et Laurens en droit des gens (droit international) et connut le professeur Ginoulhiac (1818-1895) qui lui fit découvrir le droit coutumier, présent dans sa thèse de doctorat. Il faut alors rappeler que c’est peu de temps auparavant, dans une séance datée du 1er mars 1878, que la Faculté de Droit Toulouse fut[26] :

« d’avis à l’unanimité qu’une chaire de droit des gens, que l’on pourrait plus opportunément appeler chaire de droit international, soit créée à Toulouse dans les plus brefs délais possibles ».

C’est à la même époque[27] qu’il fut expliqué que « chacun de MM. Les Professeurs » allait être appelé « d’après son rang d’ancienneté à se prononcer sur le point de savoir s’il voulait ou non se charger d’un cours » complémentaire financé par les collectivités locales (essentiellement municipales). C’est à partir de cet instant que Rozy exprima qu’il « prendrait volontiers le cours de législation industrielle » c’est-à-dire le futur cours de droit du travail[28], matière dans laquelle il s’exprima et s’épanouit bien plus qu’en droit administratif.

1877, Victor Ucay & la vocation pour le droit administratif ? Les liens entre Victor Ucay et le droit administratif sont véritables, ainsi qu’on le développera par plusieurs exemples tout au long de sa vie et de ses engagements (électoraux notamment). Non seulement il fut abonné au Jda ce qui marque naturellement déjà un intérêt réel et précoce pour le droit administratif mais encore, il désira manifestement s’y investir scientifiquement même si l’Université ne le suivit pas sur ce chemin.

En effet, apprend-t-on dans une exceptionnelle archive privée détenue par ses descendants, en août 1877 (c’est-à-dire à la fin de sa dernière année de Licence puisqu’à l’époque les cours s’achevaient à la fin de l’été), il écrivit à son père que le sujet qu’il avait d’abord proposé pour son dernier examen, la thèse de Licence en Droit, avait été refusé :

« Je n’ai pas de chance pour mon dernier examen. M. Massol et M. le Doyen ont refusé de signer ma thèse de droit administratif – sous prétexte qu’elle parlait de religion – mais je me demande comment on peut faire pour ne pas parler religion dans un sujet qui traite des cultes ».

On imagine la déception de Victor. Il avait écrit sa thèse de Licence (une dissertation généralement d’une dizaine à une vingtaine de pages) en choisissant le droit administratif et en proposant, comme premier sujet personnel d’étude(s), une question lui tenant à cœur : celle des cultes (on ignore s’il s’agissait de biens, d’agents, de libertés puisque nous n’avons pu trouver le manuscrit refusé). Par suite, précisait le fils à son père : « Enfin, peine perdue, c’est à refaire. J’ai pris un autre sujet « l’attribution des conseils municipaux » » c’est-à-dire un sujet bien plus descriptif et bien moins polémique essentiellement relatif aux évolutions des Lois dites municipales.

Il est alors très intéressant non seulement de voir que Victor Ucay désirait faire du droit administratif (qu’il ne subissait pas à la différence de très nombreux étudiants et même d’enseignants) mais encore qu’il avait choisi de parler d’un sujet lui tenant particulièrement à cœur, celui des cultes et de la religion. Il précise même dans sa lettre qu’il y avait passé trois mois alors que pour refaire son travail il allait y consacrer seulement quelques heures de rédaction, en urgence, pour pouvoir soutenir quelques jours plus tard, le 14 août ce qui lui fera obtenir 4 boules blanches (un travail exceptionnel) et une seule boule rouge.

Ill. 12 & 13 © Famille Ucay. Lettre du 10 août 1877 de Victor Ucay
à son père Jean à propos de sa scolarité et du droit administratif (1877).

Pour l’anecdote, dans sa thèse de doctorat, Victor Ucay réussira (on y reviendra) à tout de même parler des cultes (et donc de religion !) malgré la « peur » sinon la « frilosité » de ses enseignants.

Les doyens en place de 1874 à 1881. Pendant la période où Victor Ucay étudie à la Faculté de Droit de Toulouse, le décanat évolue. A son arrivée, c’est François-Constantin Dufour (1805-1885), l’un des moteurs et rénovateurs de l’enseignement du droit commercial en France qui sera doyen et le restera jusqu’en 1879. A partir de ce moment, c’est Henry Bonfils (1835-1897) qui règnera jusqu’en 1888.

1878, Toulouse, le droit administratif & le nouveau Jda. En 1878, a-t-on dit, Victor Ucay recevait donc des cours de droit administratif et le Droit administratif, quant à lui, subissait quelques secousses et ce, singulièrement à Toulouse. En effet, pour le Jda en particulier, 1878 est une année noire car elle est marquée par le décès d’Ambroise Godoffre le 17 août 1878 à Toulouse. La dépêche[29] du même jour relate ainsi la mort « de M. Ambroise Godoffre, avocat et chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne, qui a été emporté, ce matin, à une heure, par une attaque d’albuminerie (sic). Depuis fort longtemps, M. Godoffre occupait son poste à la préfecture, où ses aptitudes spéciales et ses connaissances administratives lui permettaient de rendre des services appréciés ».

Voilà donc que, sans le savoir, Victor Ucay reçu le dernier des numéros du Jda dont Godoffre fut le rédacteur en chef et auquel, on l’a vu (et lu), il participa. Par suite, le Journal allait évoluer et être dirigé à nouveau par un universitaire succédant à Godoffre qui avait lui-même remplacé Chauveau. Qui fut alors le nouveau directeur ? Le titulaire de la chaire de droit administratif de la Faculté toulousaine : Henry Rozy qui allait, à son tour, essayer de donner sa « patte » à notre média, notamment en essayant d’y apporter un regard plus critique envers les collectivités administratives et leurs gestions. Relisons alors le bandeau postal adressé à Victor Ucay en 1878. Deux informations s’y trouvent qui avaient peut-être échappé à l’œil rapide et premier du lecteur.

Ill. 14 © & coll. perso. Mtd. Extrait posté du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année)
envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre
(modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

On y apprend effectivement trois informations :

  • d’abord, le lieu d’édition du Jda qui était en 1878, comme lors de sa fondation en 1853, rue St-Rome à Toulouse au numéro 44 ;
Ill. 15 © & coll. perso. Mtd. Extrait d’un courrier-mandat adressé par la rédaction
du Journal du Droit Administratif (au 44, rue St-Rome à Toulouse)
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
  • ensuite, qu’en 1878, au moins, Victor Ucay alors qu’il était étudiant et au moment où il devenait avocat, résidait rue du Fourbastard, près du Capitole, au n°01 de la rue, à l’emplacement actuel d’une chocolaterie, au croisement de la rue dite des puits clos ;
  • enfin qu’il arrivait que le typographe ne se relise pas ou pas assez puisqu’une coquille (l’aviez-vous vue ?) s’est glissée dans le titre même de la revue dénommée Journal du Droit Adminisralif … et non « administratif » !

Ena, encore & toujours ? Enfin, 1878 et le droit administratif, c’est aussi l’évocation d’un projet que toutes les Républiques ont connu : celui d’une école spécialisée en droit administratif (l’Ecole Nationale d’Administration ou Ena) chargée de former l’élite administrative du pays. En 1848, sous la Seconde République, il s’agissait du rêve d’Hippolyte Carnot (1801-1888), le père du futur Président de la République qui y consacrera en 1878 une très belle notice historique. On a d’ailleurs déjà écrit sur cette première[30] « Ena » dans d’autres travaux[31] et ce qu’il est intéressant de constater ici en 1878 c’est la façon dont la Faculté de Droit de Toulouse, comme la plupart des autres établissements des Universités de France va s’arc-bouter par principe contre le projet de peur que l’on touche à son monopole d’enseignement. En effet, en 1848 déjà, lorsque Carnot (avant d’être rapidement remplacé) proposa ce projet d’Ena, les Facultés de Droit en très grande majorité le refusèrent en bloc craignant que l’on touchât à leurs compétences et pré carrés. Il est alors amusant de penser que ces mêmes Facultés jusqu’en 1848 dénigraient globalement, par leurs membres, l’enseignement du droit public mais, au moment où on voulut y porter atteinte en créant un enseignement concurrent, se réunirent pour affirmer non seulement l’importance mais encore la nécessité d’un enseignement du droit administratif dans toutes les Universités de France. Rares furent effectivement les enseignants de Facultés (comme Macarel (1790-1851), Bourbeau (1811-1877) ou encore Foucart) à oser prôner la nécessité d’une Ecole spécialisée et complémentaire des Facultés de Droit ce que des publicistes ou des juristes comme Edouard de Laboulaye (1811-1883), hors les murs des Facultés, étaient bien plus prompts à soutenir.

Or, en 1878, à Toulouse en particulier, on revit la même scène. C’est encore à l’initiative d’Hyppolyte Carnot, alors sénateur, qu’était effectivement envisagée la création d’une nouvelle Ecole républicaine d’administration. Avant d’y procéder, on décida de consulter les Facultés de Droit et, comme en 1848, voici ce que globalement elles répondirent[32] :

« non ».

La Faculté toulousaine refusait ainsi comme beaucoup d’autres l’idée d’une Ecole unique d’administration et y préférait la création, dans chaque Faculté de Droit, de sections « sciences administratives & politiques ». L’Ecole toulousaine émit même un « contre-projet » en ce sens et conclut d’un : « nous ne remonterons pas avec [Carnot] dans le passé » ! 1878 achève donc cette pérennité de reconnaissance de l’utilité et de la scientificité du droit administratif dans les Facultés de Droit après 1856. Il a fallu pour ce faire que les Facultés de Droit se sentent attaquées mais peu importe la raison après tout !

1881 : année du doctorat de Victor Ucay
& grève à la Faculté !

Troisième et dernière année importante dans cet examen comparé de la vie d’Ucay et de celle du droit administratif à Toulouse : 1881. C’est avant tout, pour Victor Ucay, l’achèvement de son cursus académique qu’incarne, le 18 juillet 1881, à quatre heures de l’après-midi, la soutenance de sa thèse de doctorat en droit.

Une thèse « notariale » en droits romain, coutumier & civil positif. Son étude, dont il a été imprimé plusieurs exemplaires[33], s’intitulait Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain suivis Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français mais comprenait, comme on l’a exprimé supra en fait trois parties distinctes : deux en ancien(s) droit(s) et une en droit positif :

  • il y a d’abord une première partie (d’une centaine de pages) sur les pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ;
  • suivie d’une cinquantaine de pages sur le régime dotal avec Société d’acquêts en droit coutumier, suivant alors les enseignements précités du professeur Ginoulhiac dont le titre était alors celui de[34] « professeur de droit français étudié dans ses origines féodales et coutumières » ;
  • et la dernière partie (d’une cent cinquantaines de pages environ) s’attaque au droit civil positif du régime dotal.
Ill. 16 © & coll. perso. Mtd. Frontispice de la thèse de doctorat en droit de M. Victor Ucay :
Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

Il s’agit donc, pour l’époque, d’une thèse non pas conséquente mais – très – conséquente.

Près de 335 pages jusqu’à la table des matières ; introduction et « positions » de thèses comprises. C’est énorme à l’époque où une thèse de 120 à 150 pages était la moyenne et constituait, déjà, une œuvre remarquée.

Avec ses 335 pages écrites non en une année (comme souvent à l’époque juste après l’obtention de la licence mais en deux voire trois années (à regarder les inscriptions des examens acquis entre 1878 et 1881), la thèse de Victor Ucay est remarquée et il en obtient presque les éloges puisque sur cinq suffragants quatre lui délivrent les « boules blanches » de la réussite. On connaît d’ailleurs le nom des membres de son jury de thèse (sans savoir qui a refusé les éloges !) ainsi constitué sous la présidence de Gustave Bressolles (1816-1892), qu’a priori, pourtant, Ucay n’eut pas comme enseignant à l’exception de conférences de doctorat[35] : MM. Charles Ginoulhiac (on imagine pour le droit coutumier sus-évoqué), Barthélémy Arnault (1837-1894) qui, en 1878, est le seul à enseigner (par le jeu des conférences et des cours complémentaires notamment) le droit notarial et celui de l’enregistrement, Georges Vidal que l’on a présenté supra comme chargé temporaire du cours de droit administratif lorsqu’Ucay y assista et Ernest Wallon également évoqué ci-avant (pour ses compétences en droits civil et administratif). Il s’agit donc étonnamment peut-être d’un jury très favorable aux idées même du droit public puisque trois des cinq membres au moins (Ginoulhiac, Vidal & Wallon enseignèrent ou écrivirent à propos du droit administratif). D’ailleurs, on pourra relever[36] que parmi les positions[37] de thèse soutenues par l’impétrant, trois concernant le droit administratif, étaient loin d’être inintéressantes et que deux en particulier étaient certainement proches des convictions profondes de Victor Ucay. Si l’on met donc de côté la première position relative aux droits pécuniaires et de remboursement de l’État, on note ces deux aphorismes défendus par le candidat :

« La contrainte exercée sur un électeur, même lorsqu’elle n’a pas déterminé le vote ou l’abstention, est punissable en vertu des Lois du 02 août et 30 novembre 1875 » ;

et « La mairie ne fait pas, comme l’église, partie du domaine public de la commune ».

Quelques brèves remarques à leurs égards : en 1881, Victor Ucay a vingt-cinq ans et il n’est pas encore élu local (ni municipal ni départemental). Il y songe peut-être mais il ne l’est pas. Il donne manifestement tout son temps entre les propriétés familiales et leurs chevaux (cf. infra) mais aussi, il est déjà un avocat délivrant conseils juridiques et contentieux. Il signe et présente d’ailleurs sa thèse de doctorat sous ce titre. En revanche, tout au long de la thèse, en anciens droits comme en droit positif, son attachement à la religion et à l’Eglise catholique est (encore) patent mais ne nous étonne pas. Nous ne sommes ainsi pas surpris de retrouver parmi les positions de thèse la mention du sort d’un bâtiment, selon lui, à protéger plus encore que la mairie : l’église ! Il s’agit même peut-être en résumé de la thèse de licence qu’il avait voulu soutenir (et qu’il avait écrite mais qui fut refusée) en 1877. Il faut dire aussi qu’à l’époque où Ucay écrit, il n’existe pas encore de définition assise du domaine public et la conception très libérale de Jean-Baptiste Victor Proudhon (1758-1838) s’affirme en doctrine majoritaire. Concrètement, à part quelques lecteurs des Eléments de droit public et administratif du doyen Foucart, on considérait en effet, en 1881 et jusqu’à la Seconde guerre mondiale au moins, que le domaine public devait être le plus restreint possible et essentiellement concentré dans les voies de communication, les éléments immobiliers à la garde des personnes publiques et mis à l’accès direct de tous ainsi que les objets insusceptibles de propriété[38]. On pouvait donc tout à fait soutenir comme Ucay qu’une église était ouverte et accessible à tous et donc faisait ainsi partie du domaine public à la différence d’une mairie gérant le bâtiment l’abritant comme une propriété privée classique. Un doyen Foucart qui prônait quant à lui l’affectation au service public[39] en aurait bondi mais il n’était pas là ; pas même son esprit !

De même, est-il amusant de constater l’intérêt de Victor Ucay pour le droit public électoral alors qu’il sera lui-même vingt années après au sein de collectivités territoriales et même de batailles électorales.

Pourtant, la lecture du sujet puis du contenu de la thèse, n’y trompent pas : il s’agit, outre les aspects historiques de droits romain et coutumier, de droit notarial, de droit civil (des familles) et de droit commercial. Dans la première partie, Ucay insiste sur les pouvoirs exceptionnels de l’époux, détenteur de la manus et de la patria potestas sur l’ensemble de la cellule familiale. La manus étant[40] « définie (…) comme un pouvoir sans limites, une autorité sans contrôle sur la femme, tant sur sa personne que sur ses biens » et ce qui est intéressant c’est que tout l’ouvrage essaie de prendre en compte le passé. Il ne s’agit effectivement pas de trois parties totalement hermétiques et l’auteur y jette sans arrêt des ponts pour essayer, grace au passé, d’éclairer le présent et de prévoir l’avenir. En ce sens, conclut-il[41] à l’actualité et au futur vraisemblable des « contrats de mariage » au détriment du régime dotal mais ce, « comme pour rappeler qu’il fut le produit d’une transaction entre « ceux qui furent nourris au pays de Droit écrit et ceux des pays de Coutumes » ». Et l’auteur de citer à cet égard un nouveau venu à la Faculté de droit de Toulouse, Joseph Bressolles[42], fils de son Président de thèse ayant récemment publié sur le sujet.

La thématique étant néanmoins éloignée du droit administratif, on ne la détaillera pas se contentant de questionner peut-être en conclusion l’utilité d’un tel travail ? Au fond, pour le notariat en particulier, il était évident. Pour la science, a priori, également à en croire les « boules blanches » obtenues malgré la présence d’un jury difficile mais qu’en était-il pour l’avocat (et non le notaire) Victor Ucay ? Cette soutenance de thèse était-elle simplement le parachèvement de ses études comme pour prouver aux siens ou à lui-même qu’il en était capable ? Ou s’agissait-il d’une volonté de conquérir ensuite un poste dans l’Université puisque cette dernière n’est ouverte, en enseignements pérennes, qu’aux titulaires du doctorat ?

On ne connaît avec certitude la réponse à cette question mais l’absence de candidatures (sauf erreur de notre part) de Victor Ucay à quelques concours toulousains notamment nous laisse à penser que c’est véritablement pour lui (et pour la science) qu’il conquit ce grade de docteur. Le fait qu’il ait aussi désiré autant s’y investir dès la Licence nous le présentent comme un véritable érudit, un amateur de la science, du verbe et des études, au sens le plus noble et désintéressé de termes.

Partant, Ucay nous offre à découvrir l’une de ses premières facettes (après n’avoir été qu’étudiant) : celui du notable érudit et docteur en Droit comme une honorabilité scientifique acquise. Toutefois, l’homme fut aussi un élu local, un avocat, un propriétaire surtout, un amoureux des chevaux et des chais ainsi qu’un militaire de carrière.

Ill. 17 © Famille Ucay. Victor Ucay – portrait (circa 1885).

Ce sont donc plusieurs visages et peut-être plusieurs vies qu’a connus Victor Ucay.

1881 & les étudiants de la Faculté de Droit de Toulouse. Quelques mois avant la soutenance de la thèse précitée, la Faculté de Droit de Toulouse va connaître une véritable révolution dont le Registre[43] préc. des délibérations de la Faculté mais aussi la presse tant locale que nationale va relater. En effet, pendant les deux dernières semaines de mars 1881, les étudiants en Droit se sont fait entendre et ont manifesté leur mécontentement jusqu’à causer un fort désordre à l’ordre public toulousain ce qui étonnerait toutes les actuelles Facultés de Lettres et de sciences des Universités de Toulouse II et III d’aujourd’hui ! Ainsi, relate d’abord[44] le Journal du Cher à propos de la journée du 1er avril 1881 :

« Quatre cents étudiants ont envahi l’amphithéâtre et sommé le doyen de comparaître. Sur son refus, ils ont crié « À bas Bonfils ! À bas le doyen ! Qu’il donne sa démission… » Puis ils ont brisé les bancs, les fauteuils des professeurs et les becs de gaz. Un professeur ayant voulu intervenir a été repoussé, puis renversé et maltraité assez fortement. Pendant ce temps, le doyen se tenait caché dans le vestiaire ». Les étudiants promettaient alors de continuer leur lutte tant que le doyen n’aurait pas abrogé son « règlement vexatoire ».

Ce même 1er avril (sans blague), la Faculté voulut délibérer pour agir mais – relève le Registre – il fut « constaté au procès-verbal que, par suite de l’état d’insubordination dans lequel se sont mis les étudiants de l’Ecole de droit, la Faculté n’a pu délibérer dans le lieu ordinaire de ses séances ». Pourquoi tant de haine et de troubles ? Il faut rappeler qu’à cette période le doyen Bonfils (qui venait de succéder à Dufour à la rentrée 1879) avait voulu se montrer très zélé dans l’application du règlement sur les assiduités estudiantines en refusant leurs inscriptions aux examens aux étudiants ayant été défaillants à plus de trois reprises… Cette poigne n’était en revanche en rien toulousaine et coïncide parfaitement avec la première présence, très contestée par les catholiques conservateurs et libéraux, de Jules Ferry (1832-1893) au ministère de l’Instruction publique (du 04 février 1879 au 10 novembre 1881) parallèlement à sa présidence du Conseil des ministres tout entier. On en veut pour preuve cet entrefilet dans Le Français du 03 avril 1881 :

« Le régime moral auquel M. Ferry a mis l’Université produit ses fruits. Chaque jour on entend parler dans une école de l’Etat d’une révolte nouvelle. Aujourd’hui (…) c’est à la Faculté de droit de Toulouse que les désordres ont éclaté. Or, en était-il de même avant M. Ferry » ?

À Toulouse et en région, la presse se divisa selon les accointances politiques. La Gazette, par exemple, voulut se payer la tête du doyen en soutenant les étudiants[45] et en affirmant à propos de Bonfils que l’on ne « trouve personne qui consente à le défendre. Tant pis pour lui, il ne nous plaît pas de le plaindre ». La Dépêche également se rangea, mais avec plus de modération, du côté des étudiants en acceptant de publier leurs comptes-rendus ainsi que leurs invitations. Ainsi, lit-on dans l’édition du 04 avril 1881 (en page 03) que « MM. Les étudiants en droit » sont prévenus de ce qu’une « réunion privée aura lieu » le lundi après-midi (04 avril) dans la salle du Pré-Catelan avec pour ordre du jour « mesures à prendre par suite de la fermeture de la Faculté de droit ». C’est qu’effectivement à la suite des événements du 1er avril 1881, l’Ecole dut fermer ses portes. Selon les journaux, on parla alors d’un événement politique et d’une grève estudiantine mettant en cause des dizaines ou des centaines d’étudiants (de 150 à 500 selon les narrateurs !). La petite Gironde[46] retint quant à elle que contrairement à ce que d’autres écrivaient, le doyen Bonfils n’avait jamais de sa propre initiative réactivé une norme obsolète par excès de zèle puisque ledit règlement litigieux avait « été rédigé » et « voté par la Faculté tout entière » (ce dont atteste la délibération du 31 janvier 1881 au Registre) « en conformité d’un décret de la fin de décembre 1880 » publié sur « l’invitation formelle » du ministre Ferry[47]. Il n’y aurait donc ni manœuvre décanale ni règlement « tombé en désuétude ». Concrètement, en effet, en 1881, si trois absences étaient constatées, les étudiants pouvaient être privés de leur droit de s’inscrire aux examens ou aux cours suivants « à moins qu’ils ne fournissent de bonnes raisons pour être relevés » et leur assiduité retrouvée du trimestre suivant pouvant même compenser un manque passé. L’auteur de l’article à La petite Gironde ajoutait même que la plupart des parents en étaient ravis et qu’il en était même qui avaient « appris ainsi que leur fils leur faisaient payer très régulièrement des inscriptions » alors qu’il n’allait pas en cours ou – pire – que pour certains ces inscriptions étaient, avec les nouvelles Lois républicaines, devenues gratuites ! Depuis Paris, Le Figaro[48] relate ainsi les événements :

« Toulouse, 1er avril. Des troubles viennent d’éclater à la Faculté de Droit. Depuis longtemps, déjà, une irritation sourde des étudiants existait contre M. Bonfils, le doyen de la Faculté, en raison de l’application draconienne de règlements tombés en désuétude. Ainsi, par exemple, trois manquements aux cours entraînaient la perte d’une inscription. Hier soir, une réunion de cinq cents étudiants a eu lieu dans la salle du Pré Catelan. La discussion a été vive, mais calme. On a décidé l’abstention en masse au cours et la mise en quarantaine de la Faculté jusqu’à ce que satisfaction soit obtenue. Ce matin, à huit heures, un très grand nombre d’étudiants ont bloqué les professeurs et les cours ont été nuls. A une heure, des troubles sérieux se sont produits. Les banquettes, les chaises, des vitres ont été brisées. Le doyen a voulu s’interposer ainsi que M. Capmas, recteur (…) mais ils n’ont pas réussi. La Faculté délibère. L’irritation est très grande. Toute la police est sur pied ».

Ill. 18 © & coll. perso. Mtd. Extraits du Figaro daté du 02 avril 1881.

A la Faculté justement, on s’était donc enfermé, le 1er avril 1881, portes closes, dans une autre salle que celle du conseil et l’on chercha une solution entre professeurs. Personne n’ignorait alors la délibération du 31 janvier[49] dernier au cours de laquelle le règlement si litigieux avait été adopté et disposait en son article 1er : « la résidence à Toulouse et l’assiduité aux cours sont obligatoires pour tous les étudiants » puis par les articles suivants imposait un appel « au moins deux fois par mois » par cours. Y figurait aussi cette mention de ce que « l’étudiant qui aura manqué à l’appel trois fois dans un trimestre et dans le même cours, sans dispense ou excuse légitimes, ne sera pas admis à prendre l’inscription suivante » pour conclure en un article cinquième que : « les inassidus (sic) ne peuvent être relevés, sur la demande des parents, que par une délibération de la Faculté ».

Le 1er avril 1881, par suite, l’assemblée des professeurs évoqua l’application de l’article 05 du règlement de janvier 1881 et constata que, fin mars (ce qui avait provoqué l’ire estudiantine), les parents des étudiants juristes toulousains avaient reçu des lettres par centaines les informant de ce que leurs enfants n’avaient – précisément – pas été assidus alors qu’auparavant on était effectivement plus laxiste en la matière. Le doyen Bonfils avait conséquemment reçu 115 lettres narrant des excuses et explications et « pour 113 de ces lettres », la Faculté acceptait de lever la suspicion d’inassiduité. Pour deux autres, en revanche, « la Faculté ne [crut] pas devoir admettre les explications fournies ». Et, comme pendant la réunion, on avait continué au-dehors par des « bris de meubles et de carreaux » à commettre de sérieux troubles à l’ordre public, non seulement le renfort de la police avait été demandé mais on avait même sollicité le représentant de l’Etat pour qu’il ordonnât la fermeture temporaire de l’établissement.

Effectivement, du 1er au 25 avril 1881, à la suite des mouvements estudiantins, la Faculté de Droit de Toulouse ferma ses portes (ce qui comprenait les vacances de Pâques lors des derniers jours de la période considérée) mais il fallut bien quelques semaines pour que cessât ce que l’on qualifia de « grève » des étudiants juristes. Ces derniers s’étaient réunis avant le 1er avril au Pré Catelan et à la suite de l’annonce d’une fermeture des locaux, il se réunirent donc une seconde fois le 04 avril comme l’avait annoncé La Dépêche. Lors de cette réunion, on releva[50] que la Faculté de Droit, à la suite des événements du 1er avril, avait demandé (et obtenu du rectorat) une fermeture temporaire de l’établissement ; que les étudiants (manifestement conduits par des Républicains) avaient remercié la presse de son concours et même que le maire de Toulouse (qui avait été maire provisoire de Toulouse pendant l’année 1871 de « Commune » puis en 1881, l’avocat et républicain Léonce (Raymond Jean) Castelbou (1822-1887)) y fut très applaudi pour son soutien même s’il était aussi dit qu’il avait cherché à rester le plus neutre possible. Le Journal La Loi[51] rapporta quant à lui que les étudiants s’étaient réunis « place du Capitole » le lundi 04 avril avant d’aller en rangs à la Faculté où des « escouades d’agents de police gardaient les alentours de l’Ecole ». « Le commissaire central ayant très poliment demandé aux étudiants de vouloir bien se disperser », ils ont été se réunir au Grand-Rond en engageant à continuer les manifestations s’il ne leur était pas donné satisfaction. Très concrètement, c’est alors que la Faculté était encore fermée, que la solution arriva. En présence du recteur, le doyen Bonfils et ses collègues se réunirent à nouveau le 07 avril 1881[52] et décidèrent des actions à matérialiser : continuer la fermeture de l’établissement, ne pas partir à l’affrontement direct avec les étudiants et écrire aux parents pour expliquer la situation et espérer l’apaisement. C’est bien dans une opération de communication et de transparence que le doyen et son équipe se lancèrent. Leur volonté était alors de communiquer non seulement sur le fait que le règlement contesté par les étudiants juristes n’avait en rien été abrogé par coutume ou réactivé par une volonté décanale de nuisance mais qu’il s’agissait au contraire d’une norme toute nouvelle. Ce règlement de janvier 1881 n’avait en effet été acté par la Faculté (et non par son seul doyen) sur invitation de la nouvelle réglementation académique de Jules Ferry. Par ailleurs, on désirait souligner le fait que la Faculté de Droit de Toulouse, dès janvier 1881 comme par application en avril suivant, avait organisé des possibilités de lever ou de rattraper les inassiduités originellement prévues. Alors, avec l’assentiment du ministère et même du Président du Conseil, jules Ferry, il avait été décidé de retrouver les « meneurs » de la révolte pour les poursuivre et les faire condamner mais uniquement eux ; les centaines d’étudiants « suiveurs » recevant l’indulgence de l’Université « pour éviter d’entretenir ou de raviver une émotion regrettable ». Ainsi, sur les près de 200 jeunes hommes suspectés originellement d’avoir manqué à leurs obligations, 75 seulement furent réellement considérés tels[53]. Dès le lendemain, 08 avril 1881, la lettre expliquant ces éléments fut imprimée et envoyée à tous les parents même à ceux des étudiants assidus.

Victorine et Jean Ucay reçurent donc cette lettre quelques semaines avant la soutenance de la thèse de doctorat de leur fils qui, manifestement, ne faisait pas partie des manifestants grévistes précisément parce qu’il avait, quant à lui, bien pris et payé toutes les inscriptions pertinentes à temps. Peut-être même ne fut-il pas invité aux manifestations étant depuis 1879 sorti du sérail estudiantin pour se consacrer à ses affaires d’avocat et à la rédaction pluriannuelle, on l’a dit, de sa thèse. Quoi qu’il en soit la coïncidence chronologique était intéressante à rappeler.


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 350.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] L’acte se trouve, sous le numéro d’appel 63, au Recueil versé des anciennes archives communales de Grenade dans un Registre d’état civil pour 1856-1857 (sous la cote AD 31 ; 2 E IM 205 – Grenade 1 E 24). A la page 18 dudit registre. Par ailleurs, le recueil des tables alphabétiques d’Etat civil de la commune (pour les années 1851-1856 ; cote AD 31 ; 2 E 547 Grenade 1 E 19) indique également (p. 82) la mention au 02 mai 1856 de la naissance d’un enfant légitime de sexe masculin et dénommé Pierre Jean Victor Ucay.

[2] Il est en effet mentionné, en date du 18 décembre 1950, en marge du premier recueil cité (1 E 24 ; p. 18) que Victor Ucay est « décédé à Grenade le 18 décembre 1950 ».

[3] Et l’on se permettra de renvoyer à notre article en ce sens au Journal du Droit Administratif (JDA), 2020 ; Dossier VII, Toulouse par le Droit administratif ; Art. 304 : « Toulouse & le droit administratif enseigné I / III : le XV avant Hauriou (1788-1888) ». Il s’agit d’un article partiellement publié en ligne et totalement accessible in Toulouse par le Droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 17 et s.

[4] Il s’agit d’abord du père (Jean-Raymond (1751-1838) de Bastoulh et ensuite au nom du fils (Carloman (1797-1871)). Rappelons en effet que le père (qui devint doyen de l’établissement d’août 1821 au 29 septembre 1829) fut l’un des premiers titulaires de la chaire de Code civil III dans laquelle a priori devait être enseigné le droit administratif ou a minima ses linéaments. On ne sait en revanche si – concrètement – le civiliste accepta de s’y adonner plus qu’une année ou deux ! On sait par ailleurs que le futur doyen de Bastoulh avait été avocat au Parlement de Toulouse sous l’ancien régime (vers 1775) et qu’il accéda le 22 mars 1805 comme titulaire de la 3e chaire de Code Napoléon. On devine enfin qu’il fut légitimiste puisque, comme son fils (ou plutôt l’inverse) il démissionna de ses fonctions (y compris décanales) le 29 septembre 1830. Quant au fils : né le 06 janvier 1797, (Antoine-Hyacinthe) Carloman de Bastoulh était donc l’héritier d’une dynastie occitane. C’est dans sa ville natale, à Toulouse, que Carloman avait obtenu ses grades (du baccalauréat au doctorat) en droit puis qu’il s’était inscrit au Barreau dès 1816. Toutefois, ambitionnant à son égard une carrière d’envergure nationale, son père, dès sa nomination comme doyen de la Faculté de droit, le confia, en novembre 1821, à son ami Isidore de Montbel pour qu’il apprenne auprès du Barreau parisien. Carloman n’y resta toutefois qu’une année puisque, le 09 octobre 1822, il réussit à intégrer l’établissement paternel en qualité de professeur suppléant. En octobre 1829, c’est encore de Montbel qui va permettre à Carloman d’obtenir sa titularisation en tant que professeur de droit administratif.

[5] Il s’agit d’un des Ténors du Barreau toulousain mais selon les sources son identité (Louis ? Jean-Baptiste ?) change. Il s’agit a priori bien de Louis (de son nom complet Jean-Dominique-Daniel-Louis) Romiguières (1775-1847). En tout état de cause cet avocat, relève le rédacteur de la Revue de Législation ne resta pas : « fut créée, pour M. Romiguiere, une chaire de droit public français à laquelle M. Romiguiere renonça peu de jours après avoir été installé, et sans qu’il eût encore professé » (Wolowsky Louis-François-Michel-Raymond (dir.), « Tableau actuel des neuf Facultés de droit de France avec les mutations survenues depuis leur création » in Rlj ; Paris, De Cosson ; 1839, Tome IX ; p. 464 et s.).

[6] La plupart des éléments généalogiques ici réunis l’ont été grâce à l’admirable gentillesse et amabilité de l’actuelle famille Ucay et particulièrement de M. Jean Ucay. Mille mercis à eux.

[7] Respectivement dénommées Dominique (1797-1882), Marie-Anne (1799-1866), Guillemette (1800-1880), Françoise (1804-1804), Jeanne (1804-1890), Pétronille (1808-1808) et Guillemette (1812-1896).

[8] In La Gironde datée du 09 janvier 1895 ; édition de Bordeaux.

[9] Ucay Gervais, Nouveau traité de la maladie vénérienne où après avoir démontré que la méthode ordinaire de la guérir est très dangereuse, douteuse et difficile ; on en propose une autre fort facile… ; Toulouse, Dom. Desclassan ; 1688 et Amsterdam, Pain ; 1699 (plusieurs éditions connues).

[10] Dezeimeris Jean Eugène, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne ; Paris, Béchet ; 1839 ; Tome IV ; p. 296 et s.

[11] Que l’on remercie ici pour leur disponibilité.

[12] On a écrit sur ces positions in Touzeil-Divina Mathieu, Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; Poitiers, Lgdj ; 2007, p. 60 et s.

[13] On reprend ici des développements issus d’Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 50 et s.

[14] Foucart Emile-Victor-Masséna, « Rapport annuel du doyen sur les travaux de la Faculté (1845-1846) » in Séance solennelle de rentrée de la Faculté de droit de Poitiers (1846) ; Poitiers, Dupré ; 1847 ; p. 14.

[15] Pour le doctorat le total était de 34 boules : les 19 du grade de licencié plus cinq autres pour chacun des deux examens oraux et la soutenance de thèse (soit 15).

[16] Article 06 in fine du règlement du 06 juillet 1841 relatif aux examens de baccalauréat, de licence et de doctorat en droit in Recueil de Beauchamp ; Tome I ; p. 907.

[17] Accessible notamment aux Archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote : 8395 W 6.

[18] D’après la séance délibérée le 03 juin 1876 ; p. 98 du Registre préc.

[19] À son égard : Nélidoff Philippe, « Les doyens de la Faculté de Droit de Toulouse au XIXe siècle » in Les facultés de droit de province aux XIXe et XXe siècles : les conquêtes universitaires ; Toulouse, Put1 ; Tome III ; n°16 ; p. 274.

[20] D’après le Registre préc ; p. 102 et s.

[21] D’après le Registre préc ; respectivement aux p. 111 et s.

[22] Archives départementales 31, 3160W249 & Archives universitaires Ut1, 2Z2-7 et 2Z2-8.

[23] On se permettra à son sujet de renvoyer à : Touzeil-Divina Mathieu, « A Toulouse, entre Droit & Rugby : Ernest Wallon (1851-1921) » in Mélanges en l’honneur du professeur Jean-Louis Mestre ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; Tome I ; p. 411 et s.

[24] D’après la séance délibérée le 13 juin 1879 ; p. 153 du Registre préc.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] D’après la séance délibérée le 12 mars 1878 ; p. 122 du Registre préc.

[28] Ce que nous avons établi dans des travaux précédents.

[29] La Dépêche (n°2695), édition de Toulouse du 17 août 1878 ; p. 03.

[30] A l’égard de laquelle il faut lire : Thuillier Guy, L’Ena avant l’Ena ; Paris, Puf ; 1983, collection « Histoires » et Wright Vincent, « L’Ecole nationale d’administration de 1848-1849 : un échec révélateur » in Revue française d’administration publique ; Paris, 2000, n°93, p. 19 ; Verrier Pierre-Eric, L’enseignement de l’administration publique en France ; Paris, multigraphié ; 1984 (Université de Paris-I Panthéon Sorbonne) ; p. 59 et s. Pour de plus anciens témoignages on ne négligera pas : Tranchant Louis-Charles-Marie, Notice sommaire sur l’école nationale d’administration de 1848 (…) ; Nancy, Berger-Levrault ; 1884 et Carnot Hippolyte, D’une école d’administration ; Versailles, Aubert ; 1878.

[31] On se permet ici de renvoyer à notre Histoire de l’enseignement du droit public (…) ; op. cit. ; p. 556 et s.

[32] Séance délibérée du 25 juin 1878 ; p. 124 et s. du Registre préc.

[33] Ucay Victor, Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[34] Ainsi que le rappelle la première page de la thèse de doctorat de Victor Ucay.

[35] On peut néanmoins imaginer que c’est au cours de ces conférences que le sujet fut appréhendé.

[36] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 325 et s.

[37] L’une d’elles, sachant que nous sommes désormais co-directeur du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole et que le descendant direct de Victor Ucay, M. Jean Ucay, est aujourd’hui à la direction d’une clinique privée a retenu notre intérêt puisque selon le futur docteur en droit de 1881 : « le médecin peut être déclaré civilement responsable de ses fautes dans les termes des art. 1382, 1383 du Code civil » ce qui, pour l’époque, était assez audacieux et non encore accepté par tous les civilistes.

[38] Ce n’est effectivement, on le sait, en jurisprudence qu’à partir de 1956 avec la célèbre décision CE, Sect., 19 octobre 1956, Société Le Béton (Rec. 375) que l’on considèrera que le domaine public, aussi, peut-être constitué des biens affectés (fut-ce au moyen d’un aménagement particulier) au service public. On renverra sur ce point à : Touzeil-Divina Mathieu, Des objets du droit administratif ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; p. 92 et s.

[39] Cf. à cet égard le chapitre 05 (« JB Proudhon est le « père » du domaine public) de nos Dix mythes du droit public ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 193 et s.

[40] Vanneau Victoria, La Paix des ménages ; histoire des violences conjugales (…) ; Paris, Anamosa ; 2016 ; chap. 01 ; note 31.

[41] Ucay Victor, Pouvoirs du mari (…) ; op. cit. ; p. 323.

[42] Bressolles Joseph, Des régimes matrimoniaux actuellement pratiqués dans le pays toulousain ().

[43] Et ce, à partir de la séance du 1er avril 1881 ; n°182 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[44] Le Journal du Cher daté du 05 avril 1881 ; p. 02.

[45] En une de la Gazette (édition de Toulouse) du 04 avril 1881.

[46] Dans son édition du 02 avril 1881 ; p. 03.

[47] Il s’agit du décret du 28 décembre 1880 en son art. 1 § 3 (publié au Recueil préc. de Beauchamp).

[48] Le Figaro du 02 avril 1881 ; p. 02.

[49] Séance du 31 janvier 1881 ; n°179 ; p. 190 et s. dudit Recueil.

[50] La Dépêche (de Toulouse) du 06 avril 1881 ; p. 03.

[51] Edition du 06 avril 1881 ; p. 04.

[52] Séance du 07 avril 1881 ; n°183 ; p. 192 et s. dudit Recueil.

[53] La lecture du Registre (op. cit. p. 195) nous apprend même que la Faculté délibéra sur les cinq étudiants considérés comme révoltés et non assidus qu’elle décida de radier même si, formellement, on ne put y procéder dès le mois d’avril parce que quelques collègues étaient en mission en Algérie ce qui empêchait le quorum.

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ParJDA

Victor UCAY, l’avocat propriétaire notamment marié à l’Armée

Art. 351.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

III. Victor Ucay,
l’avocat propriétaire
notamment marié à l’Armée

Le propriétaire Victor Ucay. Si, comme on le verra, le « métier » ou la fonction principale de Victor Ucay a officiellement été celle de militaire, outre ses compétences juridiques et son titre d’avocat au Barreau de Toulouse, il faut également citer ici sa principale source de revenus (outre sa vocation hippique sur laquelle on reviendra infra) : celle de « propriétaire » agricole et terrien. Là encore, l’étendue et la diversité des facettes du personnage étonne. On le retrouve à la tête d’une coopérative des cornichons, d’un élevage sylvicole de peupliers, de chais pour ses vignes, etc.

Ill. 19 © Famille Ucay. Une des cartes de visite de type commerciale
du « propriétaire » Victor Ucay (circa 1880).

Maître & docteur Ucay. Avant même celui de « docteur en droit » avec lequel il signait parfois, y compris officiellement, le premier titre dont Victor Ucay était fier était celui d’être (ou d’avoir été) avocat. A titre personnel, cependant on ignore presque tout sur cette fonction d’auxiliaire de la Justice. On sait, certes, qu’il fut rattaché d’abord au Barreau de Toulouse à partir de 1879 vraisemblablement ce qui correspond au moment où, après avoir conquis en novembre 1877 le grade de licencié en Droit, il s’est dirigé vers les affaire contentieuses mais ce, a priori, seulement en fin d’année 1878 voire aux débuts de 1879. En témoigne précisément le numéro du Jda reçu en juillet 1878 et sur lequel il n’est encore identifié que comme « étudiant en droit » et non en qualité d’avocat. Cela dit, peut-être que le Jda n’avait pas encore répercuté l’information. En tout état de cause c’est bien entre 1878 & 1879 que cette inscription au Barreau de Toulouse se fit c’est-à-dire au moment où l’ordre était dirigé par Henri Ebelot (1831-1902) de 1877 à 1879 ou même lorsque (de 1879 à 1881) Joseph Timbal (1856-1905), l’un des premiers promoteurs du droit constitutionnel à la Faculté de Droit de Toulouse, y accéda.

Ces premiers éléments actés, il faut avouer que l’on n’a pas encore retrouvé d’archives sur son activité contentieuse. Était-il lié à d’autres avocats ? S’était-il spécialisé ? Avait-il brillé dans l’un des tribunaux du ressort toulousain ?

C’est un quasi-mystère. Les ouvrages référents sur l’histoire des avocats et du Barreau de Toulouse[1] ne le mentionnent à aucun moment et même la lecture de la presse locale ne permet pas d’avoir des renseignements sur la question. Il semble même ne pas participer par exemple aux travaux de l’Académie de législation[2] comme l’on fait plusieurs notables toulousains singulièrement pour les docteurs en Droit s’étant confrontés à l’exercice de la recherche.

En revanche, on sait qu’il participa à une autre société savante juridique et toulousaine : la Société de Jurisprudence de Toulouse. Fondée en 1812 notamment par le magistrat Antoine François Héloin (1779-circa 1860), la société comptait 24 membres à son origine et prit pour devise « crescit eundo » afin de montrer sa croissance évolutive. Comme l’indique, en 1880, l’avocat, collègue de Victor Ucay, docteur en Droit et futur Bâtonnier de l’Ordre, Paul Desarnauts (1856-1922), la Société avait essentiellement trois sortes de travaux[3] : « plaidoiries, discussions, débit oratoire ». Et, à lire, les comptes-rendus de ses activités, il s’agissait surtout de formes de procès fictifs où les uns et les autres s’affrontaient en des joutes oratoires mais aussi écrites. Il arrivait même que la société offrit son concours à l’instar d’une clinique juridique[4] à des parties qui la consultait et l’on ne doute pas que c’est à cet égard, en particulier, que Victor Ucay eut plaisir à y participer. Plusieurs documents issus des archives privées de la famille attestent de la présence de Maître Ucay aux travaux de ladite Société.

Ill. 20 © Famille Ucay. Liste des 35 membres résidents (dont Victor Ucay)
de la Société de Jurisprudence (circa 1879).
Ill. 21 © Famille Ucay. Première page du nouveau règlement
de la Société de Jurisprudence de Toulouse (1879).

On sait ainsi grâce aux « papiers de famille Ucay » qu’en 1879 Victor Ucay (qui reçut copie du nouveau règlement de la société ; cf. supra doc. 21) faisait partie de ses « 35 » membres résidents. Un autre document (cf. supra doc. 20) le mentionne au crayon de bois comme « Président » de ladite institution. (…) .

Au 13 septembre 2021, on a reçu entre temps un nouveau document confirmant le pressentiment émis ci-vant : en 1887 – au moins – Victor Ucay fut bien président de la société de Jurisprudence toulousaine comme en témoigne cette nouvelle archive retrouvée :

Ill. 21 BIS © Famille Ucay.

On signale par ailleurs le caractère « sélectif » de cette société aux 35 membres résidants (pas un de plus !) et devant régulièrement, au décès ou au départ de l’un d’entre eux, renouveler ses membres ce dont atteste le document 20. sur lequel la main de Victor Ucay a biffé ou agrémenté d’une croix les noms des anciens membres de l’année passée (1878 ?) partis de l’association et devenus pour certains membres seulement « affiliés ».

Par ailleurs, si l’on en croit ses descendants (et l’on ne peut que les croire !), Maître Victor Ucay n’aurait même peut-être jamais plaidé. Il était conseiller juridique et, du reste, manifestement fréquemment consulté pour ce faire. Il était un juriste prêt à proposer ses services et ses conseils, mais a priori, même si on le décrit excellent orateur, il n’aurait pas plaidé ses affaires.

Voilà encore une conception très moderne des fonctions d’avocat qui allaient devenir celles d’avocat-conseil. On sait même que l’une de ses qualités était d’être si à l’écoute de ses contemporains qu’il en aurait été un « marieur » hors pair, capable de conseiller là encore les unes et les uns sur leurs possibilités de rencontrer et de former de beaux mariages.

Seule certitude, Maître Ucay même lorsqu’il fut intégré à l’Armée (on y reviendra) portera longtemps (sinon toujours) comme en sautoir son titre d’avocat. En 1892, ainsi, on retrouve cette mention (même s’il ne plaide peut-être déjà plus) sur un faire-part de deuil mentionnant le décès de Jean Dubor (1813-1892), un grand-oncle maternel de Victor, du côté de la branche Garres. On retrouve ici l’une des caractéristiques des juristes (bien loin d’être propre à Victor Ucay) : le besoin d’affirmer ses titres et de les revendiquer. Ainsi, dans le faire-part ci-dessous publié, rares sont les personnes à faire mention de leurs titres : seul un notaire et deux avocats (dont Victor Ucay) le font aux côtés d’un abbé et d’un capitaine.

Ill. 22 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de deuil de M. Jean Dubor (1813-1892)
faisant apparaître au convoi funéraire, « Monsieur Victor Ucay, avocat ».

Le premier mariage : à la famille de Guibert. C’est le 28 novembre 1899, à Auterive (arrondissement de Muret, en Haute-Garonne) que Victor Ucay, alors âgé de quarante-trois ans, épouse[5] une Toulousaine noble et issue d’une grande famille militaire : Julie-Marie[6] (Joséphine Adèle Victorine) de Guibert (1872-1917), fille de (Marie Eudore) François de Guibert (1841-1892), propriétaire à Auterive, et de Louise (Paule Marquette (sic) Marie Joséphine) Balby de Monfaucon (1839-1915), descendante du Baron Joseph de Cabalby (1732-1807), son trisaïeul, Seigneur du Château de Monfaucon à Latrape ; son bisaïeul étant Honoré de Balby de Monfaucon (1801-1886), officier des haras royaux (de 1820 à 1832).

Il s’agit là d’une très belle union pour les deux familles et, sans grand étonnement, même si la thèse de doctorat en droit du docteur Ucay avait porté sur le régime dotal[7] de la femme, on imagine que la noble famille de la mariée en particulier y préféra un contrat de mariage qui fut, en l’occurrence, signé à l’étude d’Auterive de Maître Cuzès.

Ill. 23 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31.
Ill. 24 © Ad 31. Extrait du registre municipal d’état civil d’Auterive (1899)
 – AD 31 ; 2 E IM 1931 – Auterive 1 E 31 avec signature autographe de Victor Ucay.

Victor et Marie-Julie donneront naissance à au moins trois enfants selon nos recherches :

  • Jean (Louis Marie) Ucay (1903-1949) qui épousera Yvonne (Maie Claire) Douzans[8] (1911-1999) et qui reprendra la charge des terres agricoles ainsi que deux filles :
  • Marie (Hippolyte Victoria) Ucay (1904-2002) qui épousera l’officier de marine Jacques (Paul Eugène Henri) Prim (1905-1962)
  • ainsi que Madeleine (Anne Marie Marguerite) Ucay (1905-1945) qui convolera également en noces avec un haut-serviteur de l’armée française, André (Eugène Justin Joseph Adel) Bourret (1900-1974), médecin et officier de Marine.

Ainsi, à l’exception de son fils qui reprendra la tradition agricole et propriétaire des Ucay, les deux filles de Victor seront mariées à des militaires comme leur père. On a même retrouvé traces d’un faire-part de mariage de la troisième des filles Ucay en 1928. Sur ce document, tous les titres les plus prestigieux de Victor Ucay figurent : son doctorat en droit de 1881, sa Légion d’Honneur de 1918 (on y reviendra) mais non plus – comme disparu ou d’importance moindre – sa qualité première d’avocat.

Ill. 25 & 26 © & coll. perso. Mtd. Faire-part de mariage des familles Ucay & Bourret (1928).

Un mot peut-être, désormais, sur les lieux d’habitation connus de Victor Ucay :

  • à partir de sa naissance, on sait qu’il grandit dans la maison familiale de Grenade-sur-Garonne, rue Gambetta (alors nommée rue Notre-Dame (puisque partant de l’église Notre-Dame de Grandselve) ; maison où décéda également le 06 août 1870 son grand-père, Barthélémy Ucay (1805-1870) et les deux ascendants de ce dernier) ;
  • comme étudiant à Toulouse (au moins a priori de 1874 à 1881 jusqu’au doctorat) et peut-être dans ses débuts comme avocat, on sait qu’il logeait au 01, rue du Fourbastard près du Capitole là où le numéro de 1878 du Jda lui fut adressé ;
  • à son décès, on le signale, comme un retour, rue Gambetta (dans la maison familiale où son père même décéda le 02 novembre 1903) à Grenade-sur-Garonne.

Entre temps, outre le domaine et les chais de Grenade, on lui connaît[9] plusieurs lieux de résidence toulousains (peut-être issus de la famille de son épouse) et notamment ceux où naquirent ses enfants :

  • Jean est ainsi identifié le 11 mai 1903 comme né au 21 de la rue des 36 ponts à Toulouse ; rue qui devint en 1920 une partie de l’école Saint-Louis de Gonzague, immeuble qui fut intégré en 1929 au désormais Lycée Montalembert ; cette rue se trouve à proximité immédiate du Palais de Justice mais s’agissait-il d’un lieu d’habitation ou seulement d’un lieu d’accouchement, on ne le sait ;
  • Marie & Madeleine, quant à elles, sont respectivement nées les 28 juin 1904 et 10 novembre 1905, rue Pharaon, à Toulouse toujours non loin du Palais et de la précédente localisation. Ceci nous pousse à croire que même s’il ne plaida peut-être pas, Victor Ucay eut ses habitudes à proximité du Palais de Justice.

Le second mariage : à l’Armée française. Est-ce pendant l’un des cours de procédure civile enseigné par le futur doyen Bonfils que la vocation militaire de Victor Ucay naquit ? On ne le sait !

En revanche, la lecture du Registre de la Faculté de Droit signale[10] une protestation dudit professeur rédigée en ces termes : « M. Bonfils ayant insisté de plus fort (sic) pour que l’autorité militaire veilla à ce que le passage des troupes avec musique et clairons n’eut pas lieu devant les locaux de la Faculté pendant l’heures des cours », le doyen Dufour avait été mandaté pour agir. Anecdote à part, si l’on sait avec précision (le 28 novembre 1899) quand Ucay épousa Mademoiselle Guibert, on ne sait en revanche quand lui vint la vocation militaire ni même son entrée officielle au service de la Grande Muette. Il y a d’ailleurs un certain paradoxe (pour ne pas dire un amusement) à considérer Victor Ucay, dont on a déjà pu apprécier les talents d’orateur et la verve, à être intégré dans une administration militaire dans laquelle le secret et l’absence de parole sont censés être rois. Plusieurs archives témoignent, cela dit, de son ascension dans les différents grades de l’Armée.

Ill. 27 © Famille Ucay. Certificat du 19 juillet 1877
du 17e corps d’armée du Train relatif à l’aptitude du volontaire Victor Ucay (1877).

En 1877, ainsi, on sait (grâce à une archive détenue par la famille) qu’un certificat daté de juillet 1877 atteste que le 17e corps d’armée (celui dans lequel il va gravir tous ses échelons) « certifie que le sieur Ucay Victor, examiné dans la séance du 19 juillet 1877 sur son aptitude hippique comme candidat au volontariat d’un an » et qu’il en a « mérité la note : sait bien monter à cheval (sic)».

On peut alors aisément imaginer qu’à la suite de cet enrôlement volontaire, Victor Ucay serait devenu simple soldat engagé puis officier. On relève, cela dit, que c’est (déjà ou encore) via les chevaux que Victor Ucay intégra l’armée. En 1887, ainsi, on le connaît sous le titre de « sous-lieutenant » du Train des équipages. Un article[11] de la Dépêche, en effet, relate un terrible incendie du 25 précédant, à Grenade, au sein de l’usine Jougla (une fabrique de caisses). Et le journal précise alors qu’on remarqua sur les lieux du sinistre plusieurs notables et autorités dont MM. « Barcouda, maire et conseiller général », les forces de l’ordre, l’instituteur et « Victor Ucay, sous-lieutenant du train des équipages ». On reviendra plus tard sur l’importance d’Auguste (Jean Antoine Marie) Barcouda (1830-1898), maire et conseiller général de Grenade-sur-Garonne. Concentrons-nous d’abord sur le lieu d’affectation militaire du sous-lieutenant (puis lieutenant puis capitaine) Ucay.

Il s’agit du 17e Etem, l’escadron du Train des équipages militaires, cantonné à Montauban et rattaché au 17e corps d’armée. Le « Train », rappelons-le, était une Arme autrefois indépendante et distincte de l’Armée de Terre à laquelle elle a été réintégrée. Le Train organise essentiellement la logistique des Armées en en coordonnant la gestion matérielle (du ravitaillement aux munitions) et ce, pour éviter comme avant l’Empire que l’Armée ne dépende de services et d’entreprises privées. C’est au printemps 1875, après la guerre franco-prussienne, que le Train est singulièrement réorganisé et monte en compétences et en besoins ce qui explique, peut-être, le recrutement d’Ucay à cette même époque (vraisemblablement entre 1878 et 1885).

Gravissant les échelons de son corps d’Arme, on retrouve Ucay devenu Capitaine du 17e du Train des équipages pendant la Première Guerre mondiale. Il est cité en ce sens dans plusieurs documents dont le fascicule retraçant l’histoire de cet escadron[12]. C’est à ce titre, de Capitaine, qu’au cours des hostilités, il est cité et promu Chevalier de l’ordre national de la Légion d’Honneur. Un arrêté du 30 juillet 1916 officialise cette décoration en application d’un décret du 13 août 1914. Dès le 20 juillet suivant, il fut même autorisé non seulement à porter en public sa décoration mais encore à recevoir, à compter de ce moment, un traitement militaire supplémentaire de 125 francs par semestre. Il sera inscrit en ce sens au registre de la Grande Chancellerie sous le numéro 127388. Son dossier[13] archivé dans la base dite « Léonore » des légionnaires français mentionne du reste un incident administratif puisqu’il y est indiqué qu’en 1922 il aurait égaré son « livret de Chevalier », livret lui permettant de réclamer chaque semestre sa pension au Trésor public. Plusieurs documents témoignent de cet accident.

Quatre photos du 17. Il nous a été permis, et l’on en remercie une nouvelle fois la famille des descendants de Victor Ucay, de consulter et de diffuser ici quatre photographies originales

  • du sous-lieutenant
  • puis du capitaine Ucay en uniforme du 17e escadron à plusieurs moments de son existence.
Ill. 28 © Famille Ucay. Victor Ucay,
nouvellement intégré au 17e escadron du Train (circa 1890).
Ill. 29 © Famille Ucay. Victor Ucay,
sous-lieutenant du 17e escadron du Train (circa 1900).
Ill. 30 © Famille Ucay. Victor Ucay,
capitaine du 17e escadron du Train (1915).
Ill. 31 © Famille Ucay. Victor Ucay,
ancien capitaine du 17e escadron du Train, en famille (circa 1920).

Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 351.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Gazzaniga Jean-Louis, Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse ; Toulouse, Privat ; 1992 et Etudes d’histoire de la profession d’avocat ; Toulouse, Put1 ; 2004 ; y compris au chapitre sur les avocats ayant refusé la République (1814-1873).

[2] Là encore, même « la » thèse référente en la matière ne le mentionne pas : Boyer Pierre-Louis, L’académie de législation de Toulouse (1851-1958) : un cercle intellectuel de province au cœur de l’évolution de la pensée juridique ; Toulouse, 2010 ; thèse multigraphiée de l’Université Toulouse 1 Capitole.

[3] Desarnauts Paul, discours prononcé le 17 novembre 1879 sur La Société de Jurisprudence de Toulouse (1812-1880) ; Toulouse, Privat ; 1880 ; p. 12.

[4] Ibidem ; p. 18.

[5] Son acte figure aux archives départementales de la Haute-Garonne sous la cote 2 E IM 1931 – Auterive ; 1 E 31 registre d’état civil : naissances, mariages, décès (collection communale) (1895-1899) ; p. 235 et s.

[6] Elle est née à Toulouse le 18 septembre 1872 (au 19 de la rue des Coffres) et décèdera le 18 septembre 1917 à La Dupine, à Merville où son mari fut premier édile.

[7] On en rappelle le titre : Pouvoirs du mari sur la personne et les biens de la femme en droit romain ; Du régime dotal avec société d’acquêts en droit français ; Toulouse, Creyssac & Tardieu ; 1881.

[8] Impossible en conséquence de ne pas signaler ici la parenté d’un autre juriste toulousain contemporain : M. Jean-Michel Eymeri-Douzans, professeur de sciences politiques à l’IEP de Toulouse, face à la Faculté de Droit.

[9] En particulier grâce à la lecture des registres d’état civil conservés aux archives municipales de Toulouse.

[10] D’après la séance délibérée le 03 février 1877 ; p. 104 du Registre préc.

[11] La Dépêche, édition de Toulouse du 29 septembre 1887 ; p. 03.

[12] Historique du 17e escadron du train des équipages pendant la guerre 1914-1918 ; Nancy, Berger-Levrault ; 1937 ; p. 38.

[13] Aux archives nationales sous la cote LH/2655/38.

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ParJDA

Sur les traces d’un de nos premiers abonnés, l’avocat, militaire, docteur en Droit & élu local, Victor Ucay (1856-1950)

Art. 349.

Par M. le professeur Mathieu Touzeil-Divina,
fondateur et directeur du Journal du Droit Administratif,
professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, IMH

Le présent article est dédié à M. le professeur B. Pacteau
– en respectueux hommage –
ainsi qu’à la famille de M. Victor Ucay.

Des fondateurs aux lecteurs. Le Journal du Droit Administratif (Jda) a été fondé en 1853 et ce, notamment par les professeurs de la Faculté de Droit de Toulouse, Adolphe Chauveau[a] (1802-1868) et Anselme (Polycarpe) Batbie[b] (1827-1887). Il nous a été donné, déjà, non seulement de leur rendre un juste hommage et tribut mais encore de revenir sur l’histoire même[c] du premier (et pérenne) média spécialisé dans la branche dite publiciste du droit administratif. Après nous être ainsi intéressés à ses fondateurs et à ses promoteurs, penchons-nous maintenant sur leurs lecteurs.

Il nous a alors semblé intéressant – dans le cadre de la section « Histoire(s) du Droit Administratif » – de mettre ici en lumières – en cinq articles ainsi répartis – les éléments que nous avions trouvés, entre droit administratif, histoire locale et politique mais aussi généalogie, concernant Victor Ucay (1856-1950) :

I. Rencontre fortuite,
le long de la Garonne,
avec M. Ucay, étudiant en droit

Il faut, au préalable, raconter notre étonnante rencontre avec celui qui a justifié sinon provoqué la présente contribution. En décembre 2020, à Bordeaux où la Garonne finit de charrier les humeurs et autres alluvions chers au droit administratif des biens, nous avions organisé un petit événement en hommage officieux au 150e anniversaire de la Faculté de Droit de Bordeaux et de son plus fin connaisseur et narrateur, le professeur Bernard Pacteau. Ce dernier venait en effet de signer[1] un extraordinaire opus sur cette histoire académique. Le jour même de l’anniversaire du décret du 15 décembre 1870[2] (re)créant une Faculté de droit en Gironde, ce 15 décembre 2020, nous l’avions donc célébré malgré les confinements. A cette occasion et après avoir évoqué notamment les grands maîtres bordelais du droit administratif, Léon Duguit (1859-1928) en tête mais aussi Henri Barckhausen (1834-1919) ou encore Jean-Marie Auby (1922-2000) pour ne mentionner ici que notre « tiercé[3] gagnant », le professeur Pacteau nous confia (et on voudrait ici très respectueusement et chaleureusement l’en remercier) plusieurs trésors (mais aussi anecdotes) de l’histoire de notre droit administratif. Alors, aux côtés d’écrits rares et précieux des deux maîtres publicistes de la Garonne, Duguit et Hauriou (1856-1929), et notamment « les » thèses[4] de doctorat du (futur) doyen de Toulouse envoyées en hommage à son ami Bordelais, le professeur nous confia ce qui pouvait apparaître de prime abord qu’à l’instar d’un simple clin d’œil complice et amical.

Ill. 01 © & coll. perso. Mtd. Cahier numéro 05 (juin 1878) du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année) envoyé en juillet suivant à l’abonné n°1980 – M. Ucay ; oblitéré avec timbre (modèle Paix & Commerce (dessiné par Jules Auguste Sage (1829-1908)) à 02 centimes.

Encore cerclé d’un bandeau de papier jauni permettant au Journal du Droit Administratif d’envoyer (sans avoir à le mettre sous enveloppe comme on le ferait aujourd’hui) un exemplaire de sa dernière édition mensuelle (en l’occurrence le numéro de juin 1878[5]), le professeur nous remettait un exemplaire du « premier » Jda (celui de 1853) sachant que nous avions refondé en 2015, ce « second » média[6]. La transmission de ce numéro, qui n’avait semble-t-il jamais été ouvert par son destinataire (un dénommé M. Ucay) ainsi que le matérialisent plusieurs pages qui n’avaient pas été encore coupées ainsi que le bandeau d’expédition a priori non arraché, était alors doublement émouvante. D’abord, évidemment, parce que le geste de son donateur était rempli d’une si délicate attention et pensée. Ensuite parce que nous nous retrouvions comme en « contact » avec l’un des premiers abonnés (certes vingt-six années après la création du média mais il y a de cela près d’un siècle et demi aujourd’hui) du Journal du Droit Administratif.

Mystérieux abonnés des premières revues juridiques. On ignore presque tout (à défaut d’une étude historique et sociologique exhaustive en la matière) sur ces premiers abonnés des médias spécialisés en droit public.

Qui étaient-ils[7] ?

Le nombre d’abonnés à un journal est évidemment un signe de sa diffusion – restreinte aux spécialistes – ou – au contraire – popularisée et élargie à un autre cercle que celui – originel – des « prêtres » de la matière. Pour le premier Jda, on sait (grâce aux recherches de Mme Vanneuville[8]) que ce nombre fut en 1861 au moins de 600 abonnés (ce qui est considérable pour l’époque) et montre que le pari de ses promoteurs fut réussi : non seulement quelques dizaines de spécialistes s’abonnèrent mais il y eut aussi beaucoup d’administrateurs et d’administrations (et sûrement quelques particuliers) à franchir ce pas. On imagine même (et sait ainsi par quelques archives retrouvées) que ce premier Jda, était principalement lu des administrateurs (nationaux et locaux) non seulement partout en France (puisque le Journal avait un certain monopole de fait à être longtemps le seul à n’être spécialisé qu’en droit administratif) mais aussi particulièrement dans l’actuelle Occitanie. On connaît par ailleurs autour de 1878 le prix annuel d’un abonnement : 11 francs sans les frais d’envoi et de recouvrements portés à 12 francs en les comprenant (si l’on en croit une archive retrouvée) ce qui équivaut, selon les historiens et économistes, à une somme d’à peu près quarante euros actuels[9].

Ill. 02 © & coll. perso. Mtd. Mandat adressé par la rédaction du Journal du Droit Administratif
à M. le maire de Cintegabelle le 25 mars 1873.
Ill. 03 © & coll. perso. Mtd. Extraits (sans le bandeau d’envoi) du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

Ces liens entre lecteurs et rédaction du Jda font l’objet de nombreux échanges (souvent reproduits dans des rubriques de type « courrier des lecteurs ») où l’un des rédacteurs ou directeurs du Jda discute avec ses honorables lecteurs de tel ou tel point de droit, d’actualité ou d’un sujet pratique (à l’instar des cliniques juridiques[10] actuellement ressuscitées) qui aurait été soumis à la sagacité et à la réflexion de la rédaction.

Du reste, sur la couverture bleue de ce cinquième cahier pour 1878 du Journal, on peut encore trouver et lire la mention spéciale selon laquelle :

« Le rédacteur » c’est-à-dire le directeur de la Revue,
                « répond avec exactitude » (sic) « aux doutes soumis par les abonnés »
                « sur des questions administratives » !

En 1878, ainsi, le Jda cherchait et provoquait les questions de ses abonnés pour pouvoir offrir ses lumières à ses lecteurs. Il faut lire à cet égard les « lettres à un administré sur quelques matières usuelles de droit administratif », elles sont truculentes : rédigées dans un français courant ce qui les rend accessibles à tout public et surtout – ce qui est étonnant lorsqu’on les découvre – elles sont parfois pleines d’humour[11] (ce qui, d’après nos recherches, était dû principalement aux premières de ces consultations régies par Batbie) témoignant alors de véritables liens entre le Journal et ses pourtant centaines d’abonnés parmi lesquels le « mystérieux » dénommé Ucay.

Le bandeau d’affranchissement contenant son adresse indiquait « 1980 » ce qui laisse croire qu’après un demi-siècle d’existence, le Jda allait bientôt enregistrer 2000 abonnés cumulés.

On peine en effet à croire qu’il y avait effectivement au moins 1980 abonnés en 1878 (sachant qu’il y en avait trois fois moins en 1860).

La façon de compter du Journal a d’ailleurs toujours été celle de la succession accumulée et non du renouveau annuel des listes et ce, tant pour le nombre d’abonnés que pour celui de la recension des articles publiés.

Ainsi, à chaque mois de janvier, on continuait la liste précédente des items (sujets d’articles) et des découpages de chaque cahier depuis la création en 1853. Ce cahier de 1878 retrouvé comportait ainsi les art. 245 et s. et évidemment il n’y avait pas eu 244 articles publiés entre janvier et mai 1878 mais le 1er article était celui inséré dans la première tomaison du Journal.

Dans cette dernière, Batbie écrivait en 1853 à un administré qui se plaignait avec une verve toute toulousaine des malheurs que lui feraient vivre plusieurs administrations (notamment locales). Il est alors particulièrement savoureux de lire la réponse que lui fit publiquement Batbie qui mêlait non seulement des arguments juridiques (comme dans une consultation) mais également des éléments rendus sur un ton presque familier à l’égard de son « lecteur administré » dont il raillait abondamment le caractère ; ces premiers mots étant[12] : « Je n’ai pu m’empêcher de rire, mon cher ami, en lisant la lettre que vous m’avez adressée ».

Ces lettres ou consultations pratiques plaisaient énormément au lectorat du Jda. Dès la première année, Chauveau (Jda 1853 ; p. 233) se plaisait ainsi à reproduire une lettre qu’il avait reçue et qui expliquait combien les « lettres aux administrés » qui deviendront des « lettres aux administrateurs » étaient utiles aux lecteurs.

Plus encore, Batbie & Chauveau iront même jusqu’à critiquer vertement certains abonnés : « Vos articles me paraissent un peu longs et trop scientifiques. Faites-les plus courts et plus nombreux ; moins de motifs et plus de choses, surtout de choses usuelles qui arrêtent si souvent l’administrateur et l’administré ». Le décor est, dès 1853, clairement posé : si une revue – au grand désespoir de certains universitaires – met en avant des observations courtes et pratiques, des résumés, des propositions calibrées et brèves c’est bien dans un but simple et toujours actuel : satisfaire les abonnés praticiens (bien plus nombreux que les universitaires parfois théoriciens). Ces « consultations » importaient donc énormément aux rédacteurs comme aux lecteurs du premier Jda et il s’agissait là d’une des forces du Journal.

Chaque année d’ailleurs, dans le bilan dressé par les rédacteurs sur l’année écoulée insistait fréquemment sur cette force participative et interactive que le Jda avait réussi à instaurer. Concrètement, ces consultations eurent lieu de 1853 à 1893 puis après 1910 mais de façon bien moins littéraire qu’aux débuts du Journal.

Critique sur cette démarche, Mme Vanneuville retient (ce qui semble effectivement judicieux) qu’en agissant de la sorte, les rédacteurs (par ailleurs avocats) considéraient leur lectorat comme une clientèle à laquelle ils démontraient leurs compétences in vivo.

Au Tome XXVI du Jda. Qu’allait ou plutôt qu’aurait dû découvrir notre mystérieux lecteur, Victor Ucay, dans ce numéro retrouvé (et peut-être jusqu’alors égaré) de juin 1878 ?

En voici le sommaire : le fascicule cousu d’une quarantaine de pages au format in-octavo comprenait les pages 241 à 288 de l’année 1878 et en son sein une vingtaine d’items numérotés à partir du n°3241.

Ill. 04 © & coll. perso. Mtd. Dos ou quatrième de couverture du cahier numéro 05 (juin 1878)
du « premier » Journal du Droit Administratif (26e année).

On y retrouve ce qui faisait la force du premier Jda : non seulement des informations sur la parution et l’actualité normatives (avec par exemple, au n°3241, en ouverture, une reproduction / diffusion de la Loi[13] du 1er juin 1878 « sur la construction des maisons d’école ») ainsi que plusieurs thématiques chères au droit administratif de l’époque : des éléments sur les chemins vicinaux (n°3255 et 3256), sur les chemins… de fer (n°3254), sur les hospices (n°3243 et 3245) ou encore sur les cultes (n°3249 et s.). L’ensemble du numéro est surtout centré sur le droit des collectivités à l’époque dites locales et, en particulier, sur la discussion des compétences et responsabilités communales avec, entre autres (au n°3252), la question de la responsabilité d’un premier édile municipal qui avait lacéré les affiches électorales d’un candidat (on y reviendra in fine).

Concrètement, comme la plupart des numéros de ces années, les revues étaient constitués d’items répartis en articles. Il y avait, en l’occurrence ici deux articles :

  • le n°245 (comprenant les items 3241 à 3250) correspondant à la diffusion directe des normes nouvelles et intitulé « Lois, décrets, avis du Conseil d’Etat, circulaires, décisions ministérielles » ; il y s’agit d’informations brutes ainsi diffusées aux administrateurs et administrés soucieux de la gestion et de la chose publiques ;
  • l’art. 2456 (intégrant les items 3251 à 3262) et comprenant quant à lui les « questions diverses (sic) » c’est-à-dire les faits, questionnements ou actualités repérés par la rédaction en matière administrative ainsi que, ce qui était la force du Jda dès cette époque, une mise en avant – avec commentaires et observations – de plusieurs décisions de « jurisprudence administrative » et même « judiciaire ». Au sein du numéro, le Jda avait réservé une étude spéciale sur le droit des octrois (n°3251) et commentait plusieurs jurisprudences qu’il avait relevées comme étant dignes d’intérêt(s) dont cet arrêt Cass., 03 janvier 1878, Thigé (item 3253) à propos de la conciliation de la Loi sur la liberté du commerce, de l’industrie et les prix, défiant toute concurrence, pratiqués par certains boulangers. Un autre item intéressant (n°3259) interrogeait la compétence communale à partir de la décision CE, 26 janvier 1877[14], Compans, Fournié et commune de Dalon.

Surtout, on a particulièrement été attiré par l’item 3258. A priori, on a d’abord cru qu’il s’agissait d’une facilité de la part de la rédaction puisqu’elle initie ce passage par la reprise d’un article[15] déjà publié et signé de « nos excellents confrères du Recueil Sirey-Devilleneuve ». On a donc cru que le Jda se contentait ici de reprendre quelques bonnes feuilles à propos d’un commentaire paru sur un arrêt de la Cour d’Amiens daté du 18 février 1878 (Maire et commissaire de police de Bohain contre Raveneau). Toutefois, et précisément, le Journal ne s’est pas contenté de reproduire l’avis du Recueil Sirey en matière de compétence et de propriété communale des chemins ruraux : il l’a commenté et même plus critiqué ou querellé. En effet, relève la rédaction, alors placée sous la direction d’Ambroise Godoffre[16] (1826-1878) :

« Nous ne partageons pas l’opinion exprimée dans ces observations critiques. Certes, nous ne sommes pas suspect (sic) de sacrifier les principes qui sauvegardent l’indépendance de l’administration aux prérogatives de l’autorité judiciaire. Nous pensons que, chacun des deux pouvoirs doit rester dans sa sphère, mais sans donner notre entière approbation à tous les motifs de l’arrêt de la cour d’Amiens, nous croyons que la situation juridique dont elle était saisie permettait la décision qui est intervenue ».

Par suite, expliquait le directeur Godoffre, il eut été plus simple, en l’espèce, de consacrer une voie de fait plutôt que de permettre au juge judiciaire de critiquer la compétence et la légalité d’actes administratifs ce qui n’est pas sans nous rappeler un conflit latent et quasi perpétuel entre défenseurs et/ou promoteurs des juridictions de droits public et privé. L’émotion du Jda était alors vive et il désira se lancer dans la controverse. Sauf erreur de notre part, en revanche, le Recueil Sirey n’y a pas répondu !


Le professeur Touzeil-Divina tient à remercier la mairie de Grenade-sur-Garonne, l’Université Toulouse 1 Capitole et, surtout, la famille de Victor Ucay pour leur disponibilité et l’accès privilégié à leurs sources.


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021, Art. 349.


[a] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Chauveau [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 14 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=128.

[b] Journal du Droit Administratif (Jda), 2016, Histoire(s) – Batbie [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 15 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=131.

[c] Touzeil-Divina Mathieu, « Le premier et le second Journal du Droit Administratif (Jda) : littératures populaires du Droit ? » in Guerlain Laëtitia & Hakim Nader (dir.), Littérature populaires du Droit ; Le droit à la portée de tous ; Paris, Lgdj ; 2019 ; p. 177 et s. ; Eléments en partie repris in : Journal du Droit Administratif (Jda), 2019, Eléments d’histoire(s) du JDA (1853-2019) I à IIII [Touzeil-Divina Mathieu] ; Art. 253, 254 et 255. En ligne depuis : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=2651.

[1] Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux, 150 ans en 2020 et même davantage… ; Toulouse, L’Epitoge, 2020.

[2] Cf. Bull., n° 35, texte n° 231 ; Jorf du 16 décembre ; Carette, Lois annotées, 1866-1870, p. 526 ; et sur la norme : Pacteau Bernard, La Faculté de droit de Bordeaux (…) ; op. cit. ; p. 21 et s.

[3] On en comprendra par suite l’allusion.

[4] Hauriou Maurice, Etude sur la condictio et Des contrats à titre onéreux entre époux en droit français ; Bordeaux, Veuve Cadoret ; 1879.

[5] Cinquième cahier de l’année 1879 ; 26e année de la collection fondée en 1853.

[6] Désormais en ligne à l’adresse : http://www.journal-du-droit-administratif.fr.

[7] Quels étaient leurs réseaux ? On reprend, cela dit, au présent paragraphe quelques éléments issus de notre recherche préc. à l’ouvrage des prof. Hakim et Guerlain.

[8] Que nous remercions pour la communication de ses notes non encore publiées au colloque Les savoirs de gouvernement à la frontière entre « administration » et « politique » ; France-Allemagne ; XIX-XXe siècles (Berlin, juin 2010) : « Le Journal du droit administratif, ou comment mettre l’administration dans le droit (1853-1868) ».

[9] Sur la base moyenne retenue d’un franc de 1860 équivalent à 3.27 €.

[10] À propos desquelles, il « faut » lire : Aurey Xavier & Pitcho Benjamin, Cliniques juridiques et enseignement clinique du droit ; Paris, LexisNexis ; 2021.

[11] Lors du soixantenaire du Jda en 1913, le directeur Mihura qualifiait le talent épistolaire de Batbie de « vraiment folâtre » (sic) (Jda 1913 ; p. 108) : « n’est-ce pas joyeux et enjoué » ? Et de conclure : « nous ne sommes » désormais « pas aussi aimables, aussi agréables ». Le conseiller Deville (ancien Président du conseil municipal de Paris) ajoutait en ce sens (op. cit. ; p. 117) qu’aujourd’hui le Jda ne contenait plus « les boutades ou les frivolités » de M. Batbie.

[12] Ils sont reproduits en ligne sur le site du Jda : 2016, Dossier 02 ; Art. 65 : http://www.journal-du-droit-administratif.fr/?p=706.

[13] Publiée au Jorf du 04 juin 1878.

[14] Rec. 94.

[15] Sirey ; 1878 ; II, 81.

[16] On sait (encore) très peu de choses sur ce directeur (depuis 1869) du Journal avant qu’Henri Rozy (1829-1882) n’en prenne la direction et après que le fondateur Adolphe Chauveau se soit éteint. Il était avocat (et signait ainsi de ce titre aux archives du Jda) mais on retrouve surtout sa trace en qualité d’administrateur et en l’occurrence, en 1878, de chef de division à la préfecture de la Haute-Garonne.

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ParJDA

Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Art. 347.

par M. Clément BENELBAZ, maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont-Blanc, Centre de recherche en Droit Antoine Favre, Collectif L’Unité du Droit

Obs. sous CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

Les présentes observations ont été rédigées dans le cadre de la 3e chronique Laïcité(s) par le Dr. Benelbaz en son seul nom. Elles n’engagent en rien le LAIC-Laïcité(s) ni ses membres. Il s’agit d’une opinion personnelle et subjective assumée.


La Savoie n’est pas seulement la terre de la raclette et de la croziflette, elle semble aussi être devenue, avec la Bretagne et la Haute Savoie, un des lieux privilégiés d’érection de statues à caractère religieux et du contentieux en la matière.

En l’occurrence, des habitants de la commune savoyarde de Saint-Pierre d’Alvey ont demandé en 2016 au maire de déplacer, aux frais du propriétaire, une statue de la Vierge Marie qui avait été implantée en 2014 sur le domaine public par une association privée. Face au silence du maire, les requérants saisirent la juridiction administrative, en invoquant le caractère récent de cet édifice, et de sa contrariété avec l’article 28 de la loi de 1905, lequel dispose : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ».

En 2019, le Tribunal administratif de Grenoble conclut pourtant à la légalité de la statue, en se fondant sur plusieurs éléments[1]. Tout d’abord, et bien que la domanialité publique de la parcelle sur laquelle était érigée la statue n’était pas contestée, le Tribunal estima que l’affectation des biens à l’exercice du culte s’appliquait non seulement à un édifice cultuel, mais aussi à ses dépendances nécessaires, « fonctionnellement indissociables » de l’édifice cultuel. De plus, pour les juges, l’article 28 de la loi de 1905 permettait d’apposer des signes religieux sur un emplacement public « déjà affecté au culte à la date de l’entrée en vigueur de la loi du 9 décembre 1905 ».

En l’espèce, le jugement s’appuyait sur des archives départementales de la Savoie, faisant état d’une instance devant le Sénat de Chambéry de 1787, ainsi que sur diverses attestations et photographies, démontrant que l’emplacement du village sur lequel cette statue a été érigée comportait, depuis au moins le XVIIIème siècle, une croix, vers laquelle se dirigeaient des processions. Dès lors, ces dernières avaient un caractère ancien et régulier, avant 1905, et il convenait de considérer que la parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Le site était d’ailleurs, relevait la décision, exclu du bail conclu par la commune avec une société de chasse, ce qui démontrait la volonté de préserver son affectation au culte.

Ce jugement du Tribunal administratif de Grenoble soulevait donc un certain nombre d’interrogations, à la fois en termes de domanialité publique, mais aussi d’interprétation de l’article 28 de la loi de 1905 et finalement de ce qui constitue ou non un signe ou un emblème religieux.

Le problème n’est pas récent, et l’article a conduit ces dernières années à beaucoup de contentieux, puisque c’est sur ce fondement que furent contestées les implantations de crèches de Noël, qui finirent, on le sait, par être autorisées par le Conseil d’Etat sous conditions[2].

L’affaire savoyarde a pourtant ceci d’intéressant que la Cour administrative de Lyon, dans un arrêt du 29 avril 2021[3], donne entièrement raison aux requérants, et enjoint au maire de Saint-Pierre d’Alvey de procéder à l’enlèvement de la statue. Cela permet alors de rappeler les règles en matière de neutralité de l’espace public, mais également de domanialité publique.

Après 1905, l’espace public est neutre

A première vue, l’article 28 de la loi de 1905 semble clair : les emblèmes religieux apposés sur les bâtiments et emplacements publics sont interdits. Dans son Rapport, Briand précisait d’ailleurs que l’interdiction a le même but que les autres articles de la loi, c’est-à-dire réaliser la neutralité stricte de la part ou à l’égard des associations cultuelles. Il précisait d’ailleurs : « Les emblèmes religieux déjà élevés ou apposés demeurent et sont régis par la législation actuelle. L’article ne dispose que pour l’avenir »[4].

Des explications furent ensuite données lors des débats à la Chambre : « Il s’agit ici d’emblèmes, de signes extérieurs ayant un caractère spécial, c’est-à-dire destinés à symboliser, à mettre en valeur une religion », en somme, « des objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplies par les personnages qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse »[5].

De plus, le législateur avait pris soin de définir ce qu’il entendait par l’expression « emplacement public » : celui-ci concerne les rues, les places publiques ou les édifices publics, autres que les musées ou les églises, donc tout ce qui relève de la propriété de l’Etat, du département ou de la commune, car « ce domaine est à tous, aux catholiques comme aux libres penseurs ». Ces derniers doivent être protégés contre toute forme de manifestation religieuse par le biais de signes ou de symboles.

Il n’est donc nullement question « d’empêcher un particulier, si c’est son goût, de faire décorer sa maison de la manière qui lui plaira, même si cette maison a sa façade sur une place ou une rue »[6].

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle par exemple, toujours en Savoie, à Arbin cette fois, une statue monumentale du Christ-Roi de 5 mètres de haut avait pu être jugée légale, car érigée sur une propriété privée, même si la statue est visible de loin, notamment depuis l’autoroute en contrebas.

Photographie (2021 – © CB) ; statue du Christ-Roi à Albin (Savoie)

De plus, la loi de 1905 souhaitait respecter le passé, et l’interdiction ne pouvait valoir que pour l’avenir, aussi, les emblèmes existants furent laissés, les fêtes religieuses sont restées des fêtes publiques, et les calvaires aux carrefours n’ont pas été détruits.

Mais il fallait aussi protéger le « regard des citoyens qui peuvent ne pas partager [des] croyances ». Dès lors, et dans l’esprit du législateur, l’obligation de neutralité dans les emplacements publics ne s’imposait qu’aux seules personnes publiques, et en aucun cas aux particuliers, et après 1905 aucun signe ou emblème religieux ne peut donc être érigé sur les espaces et emplacements publics.

Pourtant, il n’est pas rare de croiser par hasard ou non, un certain nombre d’édifices religieux érigés après 1905, lesquels ne donnent pas nécessairement lieu à contentieux. Et la Savoie, comme d’autres départements français, en fleurissent, qu’il s’agisse de calvaires situés à des intersections ou de croix monumentales sur certains sommets[7].

Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1897)
Carte postale circulée (coll. perso. CB) ; La croix du Nivolet (1909)
Photographie (2021 – © CB) ; calvaire de 1931 à Tresserve (Savoie)

Il revient alors nécessairement au juge d’interpréter le signe dont il est question, et de déterminer si celui-ci est religieux ou non[8]. En effet, il est tout à fait possible de déterminer la signification d’un signe ou d’un symbole, sans pour autant porter une appréciation sur le contenu de la croyance, sa véracité, ou de juger si le rite est bien respecté. En ce qui concerne les crèches, très logiquement, leur place dans un service public aurait dû être strictement interdite, en application simple de l’article 28 de la loi de 1905. Il devrait en être de même au sujet de statues religieuses, mais on le voit, les interprétations et applications divergent.

Ainsi, en Bretagne, la commune de Ploërmel avait suscité la controverse en décidant, en 2006, d’ériger sur une place publique une statue de 7,5 mètres de haut du pape Jean-Paul II, qui était surmontée d’une croix monumentale. L’affaire fit grand bruit, et la décision municipale fut contestée devant le juge administratif. La question se posait en effet de savoir si l’ensemble (croix et statue) pouvait être considéré comme un signe ou emblème religieux. Si tel était le cas, alors il était interdit, en application de l’article 28.

Le Conseil d’Etat, dans une décision du 25 octobre 2017, estima que si l’arche surplombant la statue ne pouvait, en elle-même, être regardée comme un signe ou un emblème religieux, il en allait différemment de la croix, « eu égard à ses caractéristiques ». En clair, le juge demanda à la commune de retirer la croix, en revanche, la statue du pape seul pouvait être maintenue.

Ici, la signification religieuse ne faisait aucun doute, en tout cas pour la croix. Par conséquent, elle ne pouvait être élevée sur une place publique. En réalité, la statue seule pouvait l’être, car rien n’empêche, dans la loi, de commémorer un homme ou une femme pour ses œuvres politiques, sociales, culturelles ou locales, quand bien même il aurait été un religieux.

La question s’était par exemple déjà posée en 1988, et la ville de Lille avait pu placer dans un lieu public un buste représentant le cardinal Liénart, au motif qu’il avait été une personnalité locale[9].

Il convient d’ailleurs de souligner que ces questions avaient précisément été soulevées lors des débats de la loi de 1905. En effet, plusieurs députés dont E. Aynard et J. Auffray[10] avaient demandé s’il serait alors possible d’ériger des statues de religieux, comme Monseigneur Affre[11]. Jules Auffray interrogeait également s’il serait possible « d’élever une statue à Jeanne d’Arc sans la saluer dans ce qu’elle a été et sans reconnaître par un signe ou un emblème quelconque que Jeanne d’Arc a été, le temps le voulait, une chrétienne et une catholique »[12]. Il soulignait en effet qu’il est « impossible de faire une statue de Jeanne d’Arc sans y mettre des signes ou des emblèmes religieux ».

A. Briand précisa alors que par les termes emblèmes et signes religieux, il s’agit de désigner des « objets qui ont un caractère nettement symbolique, qui ont été érigés moins pour rappeler des actions d’éclat accomplis par les personnes qu’ils représentent que dans un but de manifestation religieuse. On peut honorer un grand homme, même s’il est devenu un saint, sans glorifier spécialement la partie de son existence qui l’a désigné à la béatification de l’Eglise (…) Une commune pourra toujours honorer la mémoire d’un de des enfants en lui érigeant une statue sans donner à ce monument le caractère marqué d’une manifestation religieuse »[13].

On le voit, dans l’esprit du législateur, il était clairement distingué entre le culturel et le cultuel. Même si cela est délicat, il semble alors nécessaire de dissocier les différentes actions d’un même personnage, sans pour autant nier ce qu’il a été dans l’ensemble de sa vie[14].

Toutefois, en ce qui concerne la statue de la Vierge, force est de constater qu’il ne s’agissait d’aucune des hypothèses évoquées précédemment : la domanialité publique de l’emplacement où elle se situait ne faisait pas l’ombre d’un doute : la Cour administrative de Lyon rappelle que la parcelle cadastrée est « propriété de la commune de Saint-Pierre d’Alvey ». Ensuite il était délicat d’avancer qu’il s’agissait de commémorer une personnalité locale… Surtout, les juges procèdent à une appréciation nécessaire de la statue et reconnaissent que celle-ci a « un indéniable caractère religieux ». Dès lors, la statue étant jugée illégale, la Cour se rallie à la lecture et à l’interprétation initiales de l’article 28, comme l’avait fait le même Tribunal administratif de Grenoble, dans une affaire similaire à Publier en Haute-Savoie[15]. Pourtant, cette décision de la Cour a pu être considérée comme étant une « interprétation stricte de l’article 28 »[16] .

Il n’existe pas de domaine public affecté au culte

Dans l’affaire de Saint-Pierre d’Alvey, le Tribunal avait également justifié le maintien de la statue en procédant à une interprétation critiquable des règles de domanialité publique. En effet, il avait été relevé que sont affectés au culte les édifices du culte mais aussi les dépendances nécessaires, fonctionnellement indispensables, de ces édifices. En somme, les juges avaient rattaché à l’affectation cultuelle non seulement les édifices, mais aussi ici une simple parcelle, car elle en constituait en quelque sorte l’accessoire, nécessaire, utile, et indissociable. Il était ainsi, dans le jugement, considéré que cette parcelle formait une « dépendance de l’église de la commune située environ à deux kilomètres à vol d’oiseau ». Dès lors, étant affectée au culte, cette portion de domanialité publique pouvait accueillir un symbole religieux, accessoire de l’église.

Cette solution laissait planer un certain nombre de doutes, car la théorie de l’accessoire donne lieu à deux interprétations : d’abord celle de l’accessoire indissociable du domaine public, insistant sur l’idée d’unité, de lien physique, entre la parcelle et les dépendances du domaine public. Ainsi, il fut jugé que si une dépendance fait partie d’un ensemble physique avec un bien du domaine public, s’ils sont imbriqués, il convient donc de la soumettre au même régime juridique, celui de la domanialité publique[17].

Cette première approche avait pu montrer ses limites, notamment dans l’arrêt Philip-Bingisser[18] rendu par le Conseil d’Etat en 1970, au sujet d’une dalle surmontant la voûte d’un canal d’assainissement considérée comme appartenant au domaine public communal, ce qui avait fait s’interroger A. de Laubadère sur la question de savoir si le café situé sur la dalle était « l’accessoire de l’égout »[19].

C’est ainsi qu’en parallèle fut dégagée une autre théorie, se référant à l’idée d’ensemble fonctionnel. Ici l’idée était d’insister sur le lien d’utilité commune, sur la notion de destination commune : un bien qui n’est pas affecté directement au domaine public peut cependant être considéré comme une dépendance du domaine public s’il présente un intérêt, une utilité pour le domaine public, en somme s’il lui est indispensable[20].

Le Code Général de la Propriété des Personnes Publiques est intervenu en 2006, et la théorie de l’accessoire a été consacrée à l’article L. 2111-2 : « Font également partie du domaine public les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1 qui, concourant à l’utilisation d’un bien appartenant au domaine public, en constituent un accessoire indissociable ». Par cette disposition, il fut donc procédé à une unification des deux précédents critères : un accessoire du domaine public doit lui être utile, et former un tout avec lui[21].

Dans l’affaire de la statue, le Tribunal semblait à première vue recourir à cette même théorie de l’accessoire, en rattachant la parcelle non pas au domaine public, elle en fait déjà partie, mais à l’affectation au culte : depuis le XVIIIème siècle, il était attesté qu’elle était utilisée pour l’exercice du culte, d’ailleurs une croix avait été érigée sur cet emplacement ; de plus, sa « proximité » avec l’église, en faisait une dépendance de l’église. C’est bien ici la parcelle qui était considérée comme l’accessoire de l’édifice du culte, elle était également affectée à l’exercice public du culte : elle était finalement nécessaire, et fonctionnellement indissociable de l’église…

La Cour administrative ne retînt pas cette interprétation : peu importe que la place communale devant l’église ait, et de longue date, accueilli des manifestations religieuses, de même que les voies publiques, servant aux processions. Peu importe également qu’une ancienne croix romaine ait été implantée sur cette parcelle. La statue avait été érigée sur un emplacement non prévu dans les exceptions de l’article 28 (édifices servant au culte, terrains de sépulture dans les cimetières, monuments funéraires musées ou expositions), et elle ne pouvait être « constitutive d’une dépendance indissociable et affectée de ce fait au culte de l’église de Saint-Pierre d’Alvey, distante de cet espace naturel de deux kilomètres environ ».

Assurément, l’interprétation du Tribunal laissait beaucoup de questions en suspens : cela voulait-il dire que tout bien qui avait été utilisé régulièrement, et avant 1905, pour l’exercice d’un culte, devait être désormais considéré comme étant nécessairement et fonctionnellement indissociable de l’édifice religieux, donc comme constitutif d’un domaine public affecté au culte ? Par ailleurs, le critère de la proximité géographique de la parcelle et de l’édifice (deux kilomètres à vol d’oiseau) apparaissait arbitraire : à l’intérieur de quel rayon des biens étaient-ils considérés comme étant affectés à l’exercice du culte ?

L’arrêt de la Cour administrative de Lyon permet de revenir à la fois à la cohérence des règles de domanialité publique, mais aussi de la loi de 1905, en rappelant finalement sa lettre et son esprit.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 347.


[1] C. Benelbaz, « La Vierge, la Séparation et le domaine public affecté au culte » : note sous T.A., Grenoble, 3 octobre 2019, J.C.P.A., n°46, 18 novembre 2019, 2322.

[2] C.E., 9 novembre 2016, n°395122, Commune de Melun, et n°395223, Fédération de la libre pensée de Vendée, A.J.D.A., 2016, p. 2375, note L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; J.C.P.A., n°48, décembre 2016, 2309, note N. Chifflot. Voir M. Touzeil-Divina, « Ceci n’est pas une crèche », J.C.P.A., 14 novembre 2016, act. 853.

Voir C. Benelbaz, « Quelques interrogations sur la laïcité : regards sur son interprétation originelle », Journal du Droit Administratif (JDA), 2017, Dossier 03 & Cahiers de la LCD, numéro 03 : « Laï-Cités : Discrimination(s), Laïcité(s) & Religion(s) dans la Cité » (dir. Esteve-Bellebeau & Touzeil-Divina), Art. 116.

[3] CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

[4] Rapport Briand, p. 334.

[5] Annales de la Chambre des députés, séance du 27 juin 1905, p. 1047.

[6] Ibid.

[7] A titre d’exemple, la Croix du Nivolet, un des monuments emblématiques de la Savoie et surplombant Chambéry, fut inaugurée en 1861 par l’Evêque de Maurienne, mais en 1909, un ouragan la plia gravement. Elle fut alors profondément modifiée : en béton armé et d’une hauteur de 21,50 mètres, elle fut inaugurée en 1911. Dégradée en 1944 puis en 1960, elle est alors électrifiée, et EDF procède en 1989 à une nouvelle installation, que l’entreprise publique finance d’ailleurs.

[8] Ainsi, il n’est pas possible d’apposer un crucifix dans la salle d’un conseil municipal ou dans la salle des mariages, y compris lorsque l’installation du crucifix intervient à la suite du transfert de la mairie dans de nouveaux locaux : C.A.A., Nantes, 4 février 1999, Association civique Joué Langueurs, Rec., p. 498; et du même jour, C.A.A., Nantes, Guillorel, n°98NT00337. Néanmoins, si le crucifix a été retiré du mur suite à une décision de justice, il peut ensuite être placé dans une vitrine d’exposition au titre du patrimoine historique de la commune : C.A.A., Nantes, 12 avril 2001, Guillorel, n°00NT01993.

[9] C.E., 25 novembre 1988, Dubois, Rec., p. 422 ; A.J.D.A., 1989, p. 172, note J.‑M. Pontier ; R.F.D.A., 1989, p. 162 ; D.A., 1989, n°34 ; J.C.P.G., 1988, IV, p. 412.

[10] Respectivement députés du groupe Républicain progressiste et du groupe Républicain nationaliste.

[11] Archevêque de Paris, il fut tué par une balle perdue lors des insurrections de 1848, alors qu’il tentait de s’interposer entre les insurgés et l’armée. L’Assemblée nationale, comme plusieurs communes, lui rendront hommage.

[12] Chambre des députés, 2ème séance du 28 juin 1905, J.O., 29 juin 1905, p. 2560.

[13] Chambre des députés, 2ème séance du 27 juin 1905, J.O., 28 juin 1905, p. 2528.

[14] Il s’agit plus exactement de considérer que l’ensemble de cette vie forme moins un tout qu’une agrégation de convictions et d’actions qu’il est possible de différencier, à l’inverse du symbole qui synthétise (le « symbole » en effet « jette ensemble » sym + bole).

[15] T.A. Grenoble, 29 janvier 2015, n° 1200005, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée ; T.A. Grenoble, 24 novembre 2016, n° 1601629, Fédération de Haute-Savoie de la libre pensée.

[16] M. Tetu, note sous C.A.A., Lyon, 29 avril 2021, n°19LY04186, ALYODA, disponible à l’adresse suivante : https://alyoda.eu/index.php?option=com_content&view=article&id=3201:installationstatueviergeemplacem&catid=244&Itemid=213

[17] T.A., Paris, 8 juin 1971, Ville de Paris c/Kergo, A.J.D.A., 1972, II, note de Laubadère ; C.E., 23 janvier 1976, Kergo, Rec., p. 55 au sujet d’une chapelle absidiale dans une église. 

[18] C.E., 29 janvier 1970, Philip-Bingisser, Rec., p. 58.

[19] A. de Laubadère, note sous T.A., Marseille, 10 juillet 1968, Commune d’Avignon c/ Cts Couston-Bocuhet, A.J.D.A., 1968, p. 586, au sujet d’un jugement sur une affaire identique.

[20] C.E., 17 décembre 1971, Vericel, Rec., p. 783 au sujet de galeries situées sous la voie publique.

[21] C.E., 28 décembre 2009, n°290937, Société Brasserie du Théâtre.

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3e chronique (juillet 2021)

Art. 348.

par MM. Clément Benelbaz, maître de conférences de droit public, Université de Savoie
& Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cette chronique proposera a minima et ce, tous les mois ou deux mois :

  • la mise en avant d’une jurisprudence (administrative, constitutionnelle, judiciaire ou internationale ou étrangère) en matière de laïcité ;
    • soit parce qu’elle témoigne d’une actualité récente ;
    • soit parce que l’on en célèbre l’anniversaire.
  • L’objectif est alors de nourrir le catalogue (dit bréviaire prétorien) laïque des décisions réunies sur le sujet tout en offrant quelques éléments de contextualisation / commentaire.
  • En outre, la chronique pourra y ajouter & intégrer :
    • des commentaires et/ou des propositions doctrinaux :
    • des éléments d’actualité(s) ;
    • des iconographies détaillées (toujours avec pour thème la laïcité) ;
    • des comptes-rendus, etc.

Pour la 3e chronique (rédigée par les drs. Benelbaz & Touzeil-Divina) en date du 08 juillet 2021, le JDA & le LAIC-Laïicté(s) vous proposent :

  • la mise en avant d’une jurisprudence « anniversaire » datée d’n 04 juillet :
    • CE, [req. 75410] 04 juillet 1924, Abbé Guerle c. maire de Fouilloy (emblème religieux autorisé dans l’espace public) ; Rec. 640 ; [J-1924-CE-75410] ;

On y a ajouté – toujours concernant un emblème religieux :

  • une décision d’actualité : CAA de Lyon [req. 19LY04186] 29 avril 2021, M. K & alii ; (symbole religieux dans l’espace public) ; [J-2021-CAA-LYON-19LY04186] ;

ainsi que sa présentation doctrinale par M. Dr. Clément Benelbaz : Scoop : une statue de la Vierge a un caractère religieux

Les éléments doctrinaux de la chronique (commentaires, observations, propositions, compte-rendus, etc. ) sont publiés parallèlement sur les deux sites partenaires.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 348.

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Equipes & rémunérations dans les centres de vaccination avant le 15 04 2021

Art. 346.

Le présent article rédigé par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

La vaccination pour tous est désormais ouverte depuis plus d’un mois et le gouvernement comptabilise 33 961 307 personnes ayant reçu au moins une dose, parmi lesquelles 22 813 043 personnes sont entièrement vaccinées[1]. S’il est heureux de voir le nombre de doses de vaccin augmenter celui-ci ne serait pas possible sans la mise en place de lieux et de personnels volontaires pour le réaliser.

Nous nous intéresserons dans ce bref article aux équipes des structures de vaccination (I). Puis dans un deuxième temps, au débat ayant eu lieu sur les diverses rémunérations des équipes mais aujourd’hui réglé (II).

Un élargissement des vaccinateurs à la suite des recommandations de la Haute Autorité de Santé

Tout d’abord, comme le préconisait la Haute Autorité de Santé (HAS) dans ses recommandations[2] du 23 mars 2021 « L’arrivée croissante de doses de vaccins va permettre de réaliser des vaccinations à plus grande échelle dès le mois d’avril et nécessite de mobiliser plus de professionnels compétents afin de vacciner rapidement toutes les personnes concernées. […] la mise en place d’une organisation compatible avec une vaccination de masse (simplification du parcours vaccinal et déploiement de nouveaux centres de vaccination sur l’ensemble du territoire national) doit être engagée. » 

Pour se faire, différentes structures vont être mobilisées. Sans que la liste ne soit exhaustive nous pouvons compter : des vaccinodromes, des maisons de santé, des cabinets, des officines pharmaceutique ou des centres rattachés à un établissement public ou bien privé de santé. Afin d’assurer une vaccination massive, ces différentes organisations ont recruté de nombreux volontaires, en plus des salariés – fonctionnaires qu’elles comptent déjà.

Classiquement, nous retrouvons, les trois professions médicales (Médecin, Sage-femme et chirurgien-dentiste) ainsi que les pharmaciens. Également, parmi les auxiliaires médicaux, les infirmiers, les techniciens de laboratoire[3] et les manipulateurs d’électro-radiologie médicale peuvent effectuer cet acte. Il est à noter que les recommandations de l’HAS ont été reprises, puisque la vaccination peut aussi être réalisée par les vétérinaires et certains étudiants en médecine, odontologie, maïeutique et vétérinaire. Enfin, certains professionnels de santé à la retraite et les sapeurs-pompiers professionnels et volontaires peuvent rejoindre les équipes.

Avec un panel de professions et professionnels de santé la question du paiement a été plus complexe et particulièrement sur deux points :  le lieu de vaccination et le moyen de paiement.

Des situations de rémunérations complexes
avant le 15 avril

En substance, les équipes rattachées à leurs établissements habituels (type établissement de santé, privé ou public), étaient directement payées par l’employeur. Autrement dit, les fonctionnaires ou salariés exerçant sur leur lieu de travail ou rattachés à celui-ci percevaient leur traitement – salaire directement.

La situation a été plus complexe dans le cadre des volontaires salariés exerçant dans un autre centre. « Ainsi, au centre de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), la commune a fait appel à des infirmières d’une clinique privée. Il a fallu attendre une délibération du conseil municipal et un accord de l’Assurance maladie pour qu’elles soient rémunérées comme leurs homologues en libéral, via les dotations de l’Assurance maladie. Mais le processus n’a pas été simple, précise le DR Mohad Djouab qui gère le centre de vaccination à Saint-Ouen. « Au début, l’Assurance maladie n’avait pas prévu de rémunération pour les professionnels salariés. Après des démarches administratives et une délibération du Conseil municipal, les infirmières ont finalement été rémunérés à partir du 8 avril, alors qu’elles avaient commencé le 18 janvier[4]. » Désormais les situations de paiement sont réglées, puisque l’Assurance maladie se charge de la rémunération[5], mais un autre élément datant d’avant le 15 avril 2021 a aussi fait débat, celui du paiement à l’acte des médecins libéraux.

Il faut bien comprendre, que depuis le 1e avril, les volontaires qui ne sont pas en exercice libéral sont payés à la vacation, c’est-à-dire heures ou demi-journées de travail. A titre d’exemple les Sages-femmes, les pharmaciens, les chirurgiens-dentistes retraités, sans activité, salariés ou fonctionnaires sont payés 32 euros de l’heure entre les créneaux de 8h à 20h. Les étudiants en troisième cycle d’études de médecine, odontologie et pharmacie sont payés 50 euros, les deuxième cycles 24 euros, les manipulateurs d’éléctro-radiologie et techniciens de laboratoire 20 euros et les première années de médecin et soins infirmiers 12 euros[6].

Il en allait autrement pour les professionnels en exercice libéral et plus particulièrement les médecins. Plus précisément, il faut bien comprendre qu’hormis les médecins, les autres professionnels (sage-femme, chirurgien-dentiste et pharmacien) libéraux sont payés par « vacation forfaitaire rémunérée à hauteur de 280 € la demi-journée ou 70 € de l’heure si présence de moins de 4 h[7] ». Pour les infirmiers « la vacation forfaitaire est rémunérée à hauteur de 220 € la demi-journée ou 55 € de l’heure si présence de moins de 4 h[8] ».

Avant le 15 avril 2021, les médecins en exercice libéral pouvaient opter soit pour la rémunération forfaitaire à la vacation soit à l’acte. « La vacation à la demi-journée en semaine s’élève à 420 euros et 460 la demi-journée le week-end. « Pour chaque injection, le praticien est payé 25 euros en semaine, 44,60 euros le week-end. Auxquels s’ajoutent 5,40 euros pour la saisie dans le fichier « Vaccin Covid » ; ce fameux fichier qui compile au niveau national le nombre de personnes vaccinées.[9] » Comme le précise Madame Vergnenegre « Entre 1.824 euros brut pour 4 heures de travail en semaine et 2.967 euros le week-end. Certains médecins enchaîneraient plusieurs vacations d’affilée et pourraient empocher jusqu’à 9.000 euros en une seule journée. A peine le temps de dire bonjour, en deux minutes […] La pilule passe mal, parmi les médecins eux-mêmes, mais aussi parmi les infirmiers et le personnel municipal qui tous interviennent dans ces centres[10]. » C’est cette rémunération à l’acte qui a fait débat au sein des centres et des équipes professionnels et que nous tenions à expliquer.

Désormais, l’Assurance maladie ne rémunère que par la vacation forfaitaire dans les centres, la situation est autre quand le patient se déplace en cabinet.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 346.


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/grands-dossiers/vaccin-covid-19/article/le-tableau-de-bord-de-la-vaccination.

[2] Vaccination contre la Covid-19 : impliquer davantage de professionnels pour accélérer la campagnehttps://www.has-sante.fr/jcms/p_3245564/fr/vaccination-contre-la-covid-19-impliquer-davantage-de-professionnels-pour-accelerer-la-campagne.

[3] Certificat de capacité Article R 4352-13 Personnes habilitées à effectuer certains actes de prélèvements sanguins.

[4] PORTEVIN. Clarisse « Combien sont payés les soignants qui participent à la campagne de vaccination ? » Libération https://www.liberation.fr/checknews/combien-sont-payes-les-soignants-qui-participent-a-la-campagne-de-vaccination-20210421_H5XO7MUO5VDPZKYQORN5M7NPLQ/ 21 avril 2021 à 16h42.

[5]Depuis le 1e avril 2021 https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[6]https://www.ameli.fr/medecin/actualites/vaccination-covid-19-remuneration-du-professionnel-de-sante-remplacant-retraite-ou-etudiant.

[7]https://www.ameli.fr/sage-femme/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-sages-femmes-en-centres-de-vaccination.

[8]https://www.ameli.fr/infirmier/actualites/vaccination-contre-la-covid-19-remuneration-des-infirmiers-en-centres-de-vaccination.

[9] VERGNENEGRE.Annie « Bouches-du-Rhône : jusqu’à 3.000 euros le week-end, la grasse rémunération des médecins dans les centres de vaccination » FranceInfo  https://france3-regions.francetvinfo.fr/provence-alpes-cote-d-azur/bouches-du-rhone/bouches-du-rhone-la-remuneration-des-medecins-dans-les-centres-de-vaccination-en-question-2043661.html 13/04/2021.

[10] Idem

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Le Serment : d’HIPPOCRATE à LILTI

Art. 345.

Le présent article, rédigé par M. Mathieu Touzeil-Divina, professeur de droit public à l’Université Toulouse I Capitole, Co-directeur du Master Droit de la Santé, s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

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compte(s) rendu(s) (2e livraison) :
note de lecture : « Le Serment »
de Thomas Lilti

Lilti Thomas, Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021.

Tous ceux qui s’intéressent au(x) droit(s) de la santé et au cinéma connaissent déjà Thomas Lilti. Scénariste et réalisateur français, on lui doit, notamment quatre longs métrages :

  • 2004 : Les Yeux bandés seul film à ne pas concerner directement l’univers hospitalier ;
  • 2014 : Hippocrate avec, entre autres, Vincent Lacoste & Reda Kateb, qui raconte comment un jeune interne va être confronté, dans un hôpital public, à ses premières craintes et à ses premières joies d’hospitalier ;
  • 2016 : Médecin de campagne avec notamment François Cluzet & Marianne Denicourt et qui, là encore, n’est pas étranger au(x) droit(s) de la santé puisqu’il a pour cadre la médecine générale en milieu rural ;
  • 2018 : Première Année (avec encore Vincent Lacoste mais aussi William Lebghil) et qui entend mettre à l’écran les affres de l’ancienne « première année commune aux études de santé » (Paces) avant qu’elle ne devienne, depuis 2020, le « parcours accès santé spécifique » (Pass) et la licence option accès santé (Las).

Outre ces trois derniers longs-métrages « médicalement » centrés, s’ajoute une série télévisée, forte déjà de deux saisons (diffusées sur Canal + en 2018 et 2021) et répondant au même titre, puisqu’issu de la même idée originale, que le deuxième film précité : Hippocrate. S’il l’ignorait encore, le lecteur aura rapidement compris que Thomas Lilti n’est pas « que » réalisateur et scénariste, il est aussi (sinon avant tout ? mais telle est bien notamment la question de son dernier ouvrage) médecin et docteur en médecine. En effet, c’est après avoir d’abord assumé des études de médecine puis avoir été praticien en médecine générale, qu’il a franchi le cap cinématographique. Thomas Lilti ajoute ainsi une nouvelle corde à son arc : celle d’auteur, d’écrivain complément direct de sa qualité de scénariste. Nul besoin, donc, d’ouvrir une autre case, la confrontation et la coexistence de celle d’artiste cinématographe et de médecin suffisent !

Avant, cela dit, de présenter ici l’ouvrage publié cette année (Le Serment ; Paris, Grasset ; 2021) par l’auteur, il est important pour nous de souligner le fait que la promotion Gisèle Halimi du Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 Capitole (que nous avons la chance de codiriger), prépare pour le 30 septembre 2021 une journée d’étude(s) – précisément – consacrée aux maux de l’hôpital public à travers l’écran de la série Hippocrate. On espère donc qu’après y avoir été invité et après avoir lu ces quelques lignes, il aura peut-être envie de rejoindre cette manifestation pour y participer et y témoigner.

Un témoignage, tel est précisément l’objet de l’ouvrage ici recensé. Celui-ci à nos yeux s’organise en trois temps forts, du point de vue du ou des droit(s) de la santé, : questionner ce qu’être médecin signifie (I), magnifier le service public tout en dénonçant son agonie (II) ainsi qu’essayer de protéger les personnes actrices du système de santé (III).

Médecin ou soignant :
les synonymes apparents

Qu’est-ce qu’être médecin ?

Pour le citoyen, pour le patient, le médecin est celui qui soigne au même titre et aux côtés de tous ses auxiliaires et adjuvants : des infirmiers aux brancardiers en passant par les kinésithérapeutes, ostéopathes, pharmaciens, ergothérapeutes, psychologues, aides-soignants, assistants, techniciens, ambulanciers, etc. Il pourrait même s’agir, a-t-on initié au sein de ce que nous avons nommé le « projet Rapsail » de toutes celles et de tous ceux, des plus évidents aux plus insoupçonnés, qui participent directement ou indirectement au(x) soin(s) et à la santé.

Le patient et le citoyen comprennent ou ressentent en effet comme instinctivement cette hiérarchie médicale que porte, y compris, le Code de la Santé publique en organisant – dans sa quatrième partie (art. L 40001-1 et s.) – les « professions de santé » autour et en fonction des trois professions médicales reconnues (médecin, chirurgien-dentiste et sage-femme) mais surtout de « la » profession médicale reine : celle de médecin. Nul besoin de fiction pour le comprendre, le système de santé tourne autour des médecins qu’ils dominent comme s’ils étaient les seuls légitimes, les seuls efficaces, les seuls soignants.

Assurément, l’une des premières interrogations que véhicule toute l’œuvre de fiction médicale de Thomas Lilti comme cet ouvrage davantage biographique (et assumé en ce sens), est l’interrogation ou la qualification de ce qu’est ou devrait être un médecin.

Pour le commun des mortels non issu du sérail de la Santé, le médecin est avant tout celui qui soigne au même titre que d’autres mais c’est clairement le plus important à ses yeux et il ignore souvent que deux monopoles sont alors associés historiquement aux médecins : diagnostiquer, d’abord, et soigner, ensuite comme si pour le patient seul le résultat comptait et que le diagnostic était finalement induit dans le soin ou moins important que lui. Or, tout le droit de la santé est diamétralement construit de façon opposée : c’est parce que le médecin peut d’abord et avant tout diagnostiquer, qu’on lui donne – comme à d’autres – la possibilité de soigner au regard seulement et sous le contrôle du diagnostic médical premier.

Autrement dit, mais les juristes le savent, soigner n’est pas synonyme d’être médecin car, en droit français, celui qui est médecin ce n’est pas celui qui soigne (ou diagnostique) ce qui serait une méthode par induction intéressante et permettrait de qualifier de médecins toutes celles et tous ceux qui soignent. Non, le médecin, c’est celui qui est reconnu « docteur en médecine » par l’État, par la France ; peu importe – finalement – s’il soigne encore bien, s’il a actualisé ses compétences ou sa formation, s’il a rencontré ou non des échecs, s’il a pratiqué ou non. L’important, en droit, c’est que des structures publiques étatiques (l’Université délivrant un diplôme et, par suite, l’Ordre des médecins auquel le praticien sera rattaché et auprès duquel il paiera sa cotisation) authentifient la reconnaissance médicale. Toutefois, et c’est le paradoxe que dénonce Thomas Lilti non seulement dans Le Serment mais aussi dans ses fictions : on peut être un excellent soignant sans être médecin et peut-être un mauvais soignant (par exemple parce que l’on est resté campé sur d’anciennes certitudes non actualisées) tout en étant officiellement médecin. Ainsi, dans Hippocrate (le film), Lilti nous engage-t-il à considérer le cas de ces médecins étrangers (formés à la médecine ailleurs qu’en France) mais n’ayant pas conquis les diplômes nationaux. Avant de pouvoir faire valider les acquis de leurs expériences, ils sont souvent sous-exploités et considérés, au regard de l’art. R 6153-41 du Code de la Santé publique, comme « ffi » c’est-à-dire comme « faisant fonction d’interne » (et donc d’étudiant adjuvant en médecine et en formation) alors qu’ils sont souvent sur-compétents. Dans le film, le personnage joué par Reda Kateb est de ceux-là qui ponctue l’une des scènes en expliquant qu’être médecin ce n’est pas soigner mais c’est – parfois – une « malédiction » et ce, particulièrement – comme lui – quand on soigne plus encore que l’on n’est formellement reconnu médecin.

Dans l’ouvrage, ce sont les affres administratives rencontrées personnellement par Thomas Lilti qui lui font avancer sur ce questionnement de la qualification – formelle ou matérielle – de médecin. En effet, explique-t-il, au moment de la première vague et du premier confinement dus au Covid-19 (mars 2020), il a ressenti le besoin d’aider, de participer à l’effort collectif de la communauté médicale et soignante. Alors, le tournage de la seconde saison de la série Hippocrate étant à l’arrêt, il a proposé ses services en revêtant à nouveau la blouse blanche. A priori, tout aurait pu bien se passer puisque Thomas Lilti est aussi (et peut-être avant tout sinon d’abord) le docteur Thomas Lilti. Une Université a validé son cursus et ses travaux en lui reconnaissant officiellement, et pour faire valoir ce que de droit, le titre de docteur en médecine qui lui a permis, par suite, de devenir quelques années médecin généraliste et de s’inscrire comme presque tous les praticiens auprès de l’Ordre des médecins.

Toutefois, lorsque le scénariste souhaite – bénévolement qui plus est – aider « sa » communauté soignante (et celle, plus large, des citoyens) et qu’il retourne dans l’hôpital réel pour proposer ses services, il se heurte au double mur du formalisme juridique et administratif. Au lieu de recevoir avec gratitude son offre, on lui demande d’abord la preuve de son doctorat, qu’évidemment il n’a pas sous la main (p. 23 et s.) et ce qui est presque incongru puisque par définition s’il a été auparavant médecin généraliste et interne au préalable c’est bien parce qu’il a soutenu une thèse et obtenu le titre de docteur. Seconde barrière, celle de l’Ordre : un médecin (régulièrement inscrit évidemment !) lui fait ainsi remarquer que tout bénévole et aimable qu’il est, il serait dans « l’illégalité » (ce qui est le titre même du chapitre des pages 60 et s.). Illégalité puisque se jouerait un exercice – illégal – de la médecine :

« Si tu n’es plus inscrit au Conseil de l’Ordre, tu n’as pas le droit de pratiquer » lui assène-t-on ainsi.

(p. 62)

Le juriste aurait bien envie d’ajouter qu’il y a bien quelques exceptions en fonctions publiques mais – globalement – la remarque est vraie : être médecin en France se résume non à l’action de soigner mais à deux actes formels :

  • la possession d’un diplôme français (ou reconnu équivalent) de docteur en médecine par lequel l’Université française atteste de la valeur scientifique et académique d’une personne ;
  • l’inscription régulière (et sa cotisation conséquente) à l’Ordre des médecins, garante d’une indépendance toute ordonnée et régulée par le corps lui-même et ce, par délégation de la puissance publique.

Or, précisément, parce qu’il n’exerce plus depuis des années, Thomas Lilti n’est plus inscrit à l’Ordre et comptabilisé comme médecin pratiquant. L’auteur souligne alors un énième paradoxe hypocrite : les internes, eux, ne sont pas davantage inscrits à l’Ordre (car même s’ils pratiquent, ils ne le font que comme étudiants sous la responsabilité assumée d’un médecin responsable (et inscrit à l’Ordre, lui)). Pourquoi n’aurait-il pas pu en bénéficier ? La réponse est simple : parce que – formellement – cela n’a pas été prévu. Parce que tant que nous ne sommes pas dans une urgence telle que l’on ne regardera pas qui soigne ne se souciant que du soin, alors l’État (ici incarné par l’Ordre auquel il a délégué pouvoir) désirera contrôler toute action.

On en arrive par suite à des aberrations telles que celle où l’auteur précise qu’il serait même prêt à payer à nouveau sa cotisation… pour pouvoir être bénévole ! Pire, la réponse qui est faite au demandeur est digne d’Ubu : puisqu’il ne peut (au moins dans un premier temps) redevenir médecin, on lui propose de travailler « bénévolement en tant que « faisant fonction d‘infirmier ». Or, précise Thomas Lilti (p. 64 et s.) :

« Ce qui est absurde et stupide, puisque je n’ai aucun savoir-faire infirmier. En plus, c’est d’un profond mépris pour les infirmiers, cela sous-entend que ce n’est pas un métier à part entière. Que l’infirmier serait une sorte de sous-médecin ». Dans les faits, le bénévolat de Thomas Lilti va conséquemment s’arrêter non par envie de soigner mais pour raison administrative.

Notons, cela dit, qu’entre temps a été adoptée la Loi n°2021-502 du 26 avril 2021 « visant à simplifier le système de santé par la confia,ce et la simplification » (sic) norme qui, précisément, tend (en son chapitre III notamment) à faciliter le recrutement des praticiens hospitaliers (notamment bénévoles) pour contrer les difficultés évoquées ci-avant.

Par ailleurs, confirme l’auteur lui-même (p. 15), pour lutter contre l’hyper centralisation et la hiérarchie au profit des seuls médecins, un effort (dans la dernière saison de la série Hippocrate) a manifestement été fait pour « raconter les autres corps de métier de l’hôpital » afin qu’on ne réduise pas ce dernier à la seule sphère du médecin. Et, lorsque M. Lilti parle desdits médecins, il les évoque dans toute leur étendue statutaire et dans toutes leurs diversités : des « Ffi » précités aux internes en insistant même sur les externes (p. 40 et s.) moins connus et dont l’auteur dénonce le désengagement sinon l’absence dans les centres hospitaliers non universitaires. A un moment, même (p. 48), il semble au moins voir un aspect étonnamment positif à la crise du Covid-19 dans l’hôpital public :

« En cette période de crise sanitaire, du fait même des tenues qu’on est obligé de revêtir, il y a quelque chose de très fort qui se produit, c’est la disparition de, l’effacement, de la hiérarchie. D’un seul coup, tout le monde est habillé pareil (…). Il est très difficile de dire qui est brancardier, infirmier, médecin ou autre ».

Ce faisant, Thomas Lilti (singulièrement p. 45) réussit – étant lui-même docteur en médecine – à oser critiquer cette hiérarchie médicale, ce pouvoir quasi absolu et mandarinal de certains médecins et hospitalo-universitaires, la violence que cela induit, la mauvaise foi parfois, les ressentis toujours, etc. Or, seul un médecin paraît légitime à oser cette critique de l’intérieur précisément car il s’agit d’une critique à décharge mais aussi à charge, d’une critique de l’intérieur mais qui tend à l’objectivité par ce double regard que Thomas Lilti porte : comme médecin et comme réalisateur citoyen engagé ; comme dénonçant des dysfonctionnements mais aussi comme affirmant son véritable amour pour le service public en danger(s).

Une déclaration d’amour
au service public hospitalier

Lorsque la saison II d’Hippocrate commence, comme dans Le Serment, le lecteur/spectateur est mis face à un constat : c’est l’« hôpital public qui se fissure de partout, qui casse, qui coule, en fait » (p. 15) et effectivement, physiquement, dès le début de la fiction aussi, l’établissement de santé prend l’eau et l’image est celle de l’ensemble du système de santé qui serait inondé, à bout de souffle(s), dépassé.

Pourtant, cet hôpital public qui a tant besoin d’aide(s), Thomas Lilti l’aime et lui déclare sa flamme protectrice, il tire pour lui, avec d’autres, le signal d’alarme(s) pourtant déjà tant de fois tiré.

Parmi les nombreux signaux dont témoignent l’auteur, relevons les demandes de plus de moyens financiers, de bâtiments rénovés, de liberté retrouvée, de confiance réaffirmée, d’agents engagés, de titulaires plus encore que de vacataires (p. 35 et s.) mais aussi peut-être moins d’informatique (p. 33) et de tarification de toute activité comme si le passage d’un patient en hôpital ne se concevait et ne résumait qu’à l’aune de ce qu’il a coûté à la collectivité.

Toutefois, ne nous y trompons pas : en dénonçant les failles grandissantes (pour ne pas dire les crevasses) du système de santé et – singulièrement – de l’hôpital français, Thomas Lilti déclare à nouveau sa flamme envers le service public. Il ne dénonce pas pour accabler des gouvernants ou une direction donnée (en tout cas dans le livre) : il affirme avant tout son amour pour l’hôpital public et conséquemment son envie viscérale de le sauver s’il en est encore temps. Partant, il met en avant trois caractéristiques contemporaines propres aux hospitaliers (et, pourrait-on dire à la très grande majorité des agents des services publics) :

  • l’amour des agents pour l’autre et pour l’intérêt général ;
  • le sentiment de ne pas être considéré à hauteur de son investissement et de sa mission ;
  • et, surtout, le sentiment de ne pas avoir les moyens d’accomplir ladite mission :

« ce qui engendre la souffrance, c’est profondément de ne pas pouvoir faire son travail dans de bonnes conditions » (p. 14) nous dit ainsi Thomas Lilti en le réécrivant même presque de façon similaire plus loin (p. 37) comme s’il fallait le marteler.

Soigner les patients
et/ou les soignants ?

« Quoi que je voie ou entende,
je tairai ce qui n’a jamais besoin d’être divulgué
 » …

… affirme « le » serment, celui d’Hippocrate, qui manifestement travaille beaucoup Thomas Lilti qui lui a consacré le titre de cet ouvrage ainsi qu’un film et deux saisons de série télévisée. Ce passage en particulier du « serment » est manifestement au cœur de la réflexion du docteur qui interroge sans cesse, dans l’ouvrage, comme dans ses fictions, l’ambiguïté sinon le paradoxe de ce secret médical.

Est-il véritablement là pour protéger le patient comme la lecture première dudit serment nous y engage ? C’est ce que l’on enseigne et surement ce que l’on croit.

Avec un véritable et manifestement sincère respect, envers la (et « sa ») communauté médicale, Thomas Lilti nous engage à une autre lecture : celle selon laquelle, parfois (et il ne s’agit évidemment pas quant à nous d’affirmer « toujours »), il arrive que le « système » de santé protège d’abord les siens avant de ne consacrer que l’intérêt des patients. Ici, c’est une faute médicale tue ou oubliée ; là, c’est une erreur d’appréciation ou un faux-pas dû aux gardes trop nombreuses et aux manques de moyens et de personnels, que l’on préfèrera minorer parce qu’il est déjà exceptionnel que ledit système tourne aussi bien avec aussi peu de moyens et autant de contraintes.

« J’ai toujours pensé que le secret professionnel protégeait toujours les médecins, pas tellement les patients. Je trouve qu’il est bien pratique, ce secret. Parce que quand quelque chose ne s’est pas bien passé, on peut toujours se cacher derrière » va-t-il même jusqu’à affirmer (p. 58 et s.).

Avec beaucoup de tendresse, d’éclairages humains (sinon de circonstances atténuantes), Thomas Lilti explique ainsi, dans son œuvre tant fictionnelle que de témoignage, la si grande difficulté de l’action médicale et sanitaire dans des conditions si désastreuses que même une faute qui objectivement semblerait impardonnable à tout patient devient sinon excusable a minima compréhensible par tout citoyen. Dénonçant la dureté et le formalisme si excessif et parfois déshumanisant de la hiérarchie médicale et singulièrement hospitalo-universitaire, M. Lilti nous engage précisément à réhumaniser le système français de santé en acceptant et en comprenant ses faiblesses mais encore en nous permettant de comprendre pourquoi, parfois, le goût du secret est si cultivé par ledit système.

Le lendemain de la journée d’études préc. sur les maux des hôpitaux publics à travers l’écran fictionnel de la série Hippocrate, se tiendra, à l’Université Toulouse 1 Capitole, un autre colloque sur les inspirations et réformes parallèles des deux services publics frères : l’hôpital et l’Université. Or, il nous a été impossible en préparant ce compte-rendu de ne pas y songer. En effet, tous les maux que dénoncent Thomas Lilti comme atteignant le service public hospitalier peuvent très bien être applicables sinon transposables aux Universités : du manque de moyens à celui des personnels, du manque de considération(s) à la demande sans cesse croissante de process, de procédures et de tâches administratives. En particulier (p 35 et s.), lorsque l’auteur explique en quoi le recours massif aux vacataires (plus qu’aux titulaires) noie le service public ou le fait couler, il explique exactement ce que toutes les fonctions publiques traversent : une massive contractualisation qui serait censée être bénéfique aux finances publiques (à très court terme) mais qui, à moyens termes seulement, sabre la continuité du service public et conséquemment atteint l’âme même de ce dernier.

Plus de titulaires, moins de vacataires.

L’équation est simple mais n’est pourtant toujours pas entendue.

Entre fictions & réalités
du service public hospitalier

Voilà bien la matrice de toute l’œuvre de Thomas Lilti : du Serment ici évoqué en passant par ses scenarii ou ses films réalisés : il ne cesse de faire et d’entretenir le lien entre fictions & réalités, vraisemblance et vérité au point que parfois on pourrait même s’y perdre entre le témoignage et l’histoire ou plutôt les histoires racontées. D’ailleurs, au premier chapitre (Décor) de l’ouvrage, l’auteur s’en explique en racontant comment alors qu’il travaillait – comme réalisateur – dans une aile désaffectée d’un hôpital public de région parisienne, près du parc du Sausset, le centre hospitalier Robert intercommunal Robert Ballanger (à Aulnay-sous-Bois en Seine-Saint-Denis), la vie et la suractivité des ailes en service du lieu sont venues entremêler fiction et réalité non seulement lorsque certains accessoires de la fiction ont été confiés, quelques portes et pas plus loin, aux personnels sous tensions alors que la fiction s’éteignait mais encore lorsque l’auteur s’est rendu compte qu’il n’avait d’autre choix, à ses yeux, que de franchir la porte de l’hôpital trop actif :

« c’est mon hôpital de fiction et certainement le seul inactif en France, au moment où j’arrive, en pleine crise sanitaire ». Plus loin, il ajoute : « un hôpital de fiction dans l’hôpital réel, avec du personnel de l’hôpital réel qui vient jouer dans l’hôpital de fiction » (p. 17) et, la boucle étant « bouclée », Lilti, depuis la fiction, cherchant à regagner le réel.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 345.

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ParJDA

La difficile & progressive prise de conscience du phénomène de croissance des troubles psychosociaux au sein du monde professionnel

Art. 344.

Le présent article rédigé par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021), s’inscrit dans le cadre de la 4e chronique en Droit de la santé du Master avec le soutien du Journal du Droit Administratif.

Les coulisses du football business où se mêlent argent, pression, culte de la performance et hypermédiatisation : un terreau propice au développement de troubles psychosociaux (partie 1 : ici)

I. Le dispositif de prévention
des troubles psychosociaux encore inadapté

Que ce soit dans l’entreprise ou au sein d’une équipe de football, l’arsenal juridique contraignant semble insuffisant pour endiguer ce phénomène.

Le cadre contraignant imposé par les pouvoirs publics n’est qu’une ligne de conduite à suivre pour les entreprises. Le législateur, tant au niveau européen que français, n’a pas souhaité encadrer particulièrement ces risques et a laissé les partenaires sociaux s’en saisir par le biais d’accords interprofessionnels. En effet avec la contractualisation du droit du travail l’établissement est responsable des modalités de prévention et son effectivité incombe aux partenaires sociaux mais surtout à l’employeur lui-même.

Au sein du monde du football les dysfonctionnements ont pour origines des freins structurelles étroitement lié à une mentalité parfois peu compatible avec ce genre de problématique relevant de l’ordre intime.

« Faire de la psychologie ? Mais pour faire quoi ? Il n’y avait pas de psy quand je jouais au foot», raillait fin mai 2018 le sélectionneur russe, Stanislav Tchertchessov, interrogé sur la préparation mentale de ses troupes à l’orée du Mondial 2018 où la Russie était le pays hôte. [1]

En France les mentalités évoluent doucement. En effet les clubs mandatent de plus en plus des psychologues, mais ces-derniers ne font pas encore parti intégrante des staffs techniques très proche des joueurs.

A titre d’exemple le staff « performance » du Paris Saint Germain ne compte aucun psychologue, alors qu’il est composé 5 physiothérapeutes différents et d’une nutritionniste.[2]

En équipe de France, le staff du sélectionneur Didier Deschamps se composent de 19 membres dont un cuisinier et deux magasiniers mais aucun psychologue.[3]

Pour rappel deux joueurs au moins de l’équipe de France (Ngolo Kanté et Adil Rami) ont avoué par le biais de la sphère médiatique avoir été victime du burn out à la suite du mondial 2018

Si l’équipe de France semble se priver de ce luxe ce n’est pas le cas des sélections Belges, Allemandes et Suédoises qui comportent chacune un psychologue au sein de leurs staffs techniques et sont féru de pratique expérimentales.

Parfois c’est la finalité même de la thérapie qui conduit à produire des effets contre-productifs : le Docteur Gouttebarge pointe du doigt l’inefficacité des structures en place au sein des clubs professionnel : « Les clubs pensent à une seule chose : le bien-être des joueurs à court terme de manière à maximaliser leurs performances. La santé des joueurs au long terme ne compte pas autant, donc tout le suivi psychologique qui est en place dans les clubs est tourné vers la performance et non pas vers le développement d’un joueur, d’un homme sur le long terme. »

Ces limites sont d’autant plus problématiques que même si la parole tend à se libérer sur le sujet et que des progrès sont fait en la matière, dans le microcosme du football de haut niveau, parler de dépression ou de troubles mentaux est encore un tabou. Ceux qui en parle sont souvent des joueurs qui ont déjà pris la retraite et qui n’ont plus rien à perdre à en parler.

Selon  Kader Bamba, l’ailier du FC Nantes : « Lorsque tu montres une faiblesse, t’es catalogué, donc il faut constamment montrer que t’es fort et que rien ne t’atteint ».

Le développement de la psychologie dans le football se heurte donc à des obstacles liés au « cercle vicieux du milieu » pour reprendre l’expression de Cécilia Delage, psychologue clinicienne, en charge des jeunes joueurs du Racing Club de Lens.[4]

Delphin Herblin psychologue clinicienne, habituée à travailler avec des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 met en exergue la complicité passive des joueurs qui sous la contrainte vont venir biaiser le travail des professionnels de santé : « on va demander aux jeunes dans quel état ils sont, comment ils vont, pour essayer de repérer leurs facteurs de vulnérabilité, mais de ce qu’ils me disent en privé, c’est qu’à la psy ou au médecin de la structure, ils ne révèlent pas leur état. Ils donnent des réponses un peu stéréotypées, mais qui ne sont pas honnêtes pour la simple et bonne raison qu’ils ont la crainte, en étant honnêtes sur leur état, que cela puisse les écarter du groupe ou nuire à leur intégration ».

De plus les railleries et la stigmatisation peut attirer la méfiance des clubs et cela peut avoir des conséquences préjudiciables : un transfert avorté ; un club peut souhaiter alors se séparer d’un élément dérangeant soit en l’inscrivant sur le marché des transferts contre son propre gré afin de s’en débarrasser en évitant la procédure de licenciement sans cause réelle et sérieuse soit en le licenciant en invoquant de faibles performances pouvant s’expliquer par la fatigue mentale.

Cette inefficacité peut également trouver sa source dans la réglementation en vigueur qui est parfois elle-même incomplète.

En effet il est à souligner que l’examen annuel prévu à l’article A. 231-5 du code du sport ne concerne pas les sportifs mineurs notamment les jeunes de moins de 16ans en centre de formation. Cette faille est d’autant plus dérangeante que ces jeunes sportifs sont un public vulnérable au vu du contexte et des pressions qu’ils subissent tant de la part du club que parfois de leurs propres entourages. 

II. Vers un encadrement croissant
de la protection des sportifs de Haut Niveau

Celui-ci se traduit par la sensibilisation des clubs professionnels qui intègre progressivement la psychologie au sein de leur équipe de soin mais également par le développement d’une offre émanant d’acteurs privé proposant des soins et des prestations adaptés à la demande.

Toutefois afin que ce mouvement de protection soit véritablement significatif et efficient, il nécessite une prise de conscience de la part des premiers concernées à savoir les sportifs qui à l’image d’un usagé lambda du système de santé, doivent devenir véritablement acteur de leur propre santé.

A. Le rôle des clubs de football professionnels

La santé du joueur est source d’enjeux considérables pour les clubs, qui doivent dès lors se montrer particulièrement vigilants quant au respect des obligations légales et conventionnelles mises à leur charge en la matière.

Afin de faire face à cette problématique les clubs professionnels se dotent progressivement des cellules psychologiques.

Préserver la santé des joueurs certes mais aussi se prémunir contre la mise en cause de sa responsabilité pour manquement à l’obligation de sécurité.

En effet en cas de maladie professionnel ou d’accident du travail, le joueur peut tenter de faire reconnaître que l’accident dont il a été victime résulte de la faute inexcusable du club.

La faute résulte d’une négligence grave de la part de l’employeur.  

La chambre sociale de la Cour de Cassation dans plusieurs arrêts du 28 février 2002 dit « arrêts amiantes », numéro de pourvoi 00-10.051précise que l’employeur commet une faute inexcusable lorsqu’il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel le travailleur était exposé et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver.

L’intérêt pour la victime de faire reconnaître la faute inexcusable de son employeur est d’obtenir une majoration de sa rente et la réparation de ses préjudices. Cela peut engendrer un cout élevé pour le club mais surtout cela est susceptible de ternir son image auprès de l’opinion publique ainsi qu’aux yeux de la sphère du football.

Afin d’éviter ces déconvenues et de s’assurer de la bonne santé mentale de leurs joueurs, les clubs se mettent progressivement au diapason.

L’Olympique lyonnais, par exemple, a ouvert en 2014 une cellule d’optimisation d’habileté mentale au service de la performance à la suite de déficits que pouvaient avoir les joueurs de haut niveau.

Au Toulouse Football Club, l’enfant est soumis à un diagnostic avant même de rejoindre le centre de formation, ce qui permet d’emblée de connaître son état émotionnel, avant au long terme de détecter les « joueurs à risques ». Cette prise en charge se traduit par des séances de yoga, de l’hypnothérapie et des entretiens individuels réguliers avec un préparateur mental.

Désormais quasiment tous les clubs professionnels mandatent régulièrement un ou plusieurs psychologues. Cette présence est même imposée dans le Championnat Allemand.

Malgré ces écueils et ses différents blocages, la mise en place de cellules compétentes en matière de troubles psychiques est encourageante et même si son efficacité est reste largement perfectible elle ouvre la porte à des prise en charge plus adaptées aux maux du joueurs et plus bénéfique à sa santé en temps qu’être humain.

De plus un travail de formation des éducateurs voit progressivement le jour notamment chez les catégories de jeunes. En effet les entraineurs ont un rôle pédagogique et éducatif très important pour les jeunes joueurs parfois encore plus important que celui des parents.

Les messages envoyés par les éducateurs sont donc vraiment déterminant dans la construction du jeune footballeur. Ils ont une grande responsabilité et par conséquent il apparait essentiel qu’il soit sensibilisé à une dimension psychologique et mentale du sport.

Au niveau fédéral, un nouveau certificat (le COP) a été créé pour former les éducateurs pour travailler davantage sur l’aspect mental.

A titre d’illustration, prenons le cas de la future star du football Français Eduardo Camavinga âgé de 18ans à peine, internationale Français et courtisé par les plus grands clubs du monde.

Son club formateur, le Stade Rennais a collaboré avec des psychologues sur le contenu des formations délivrés par les éducateurs. Par conséquent le club breton a fait le choix de « protéger » son joueur en évitant de le surexposer. Ce-dernier accorde très rarement des interviews et n’est que très peu présenté en conférence de presse.

Cette prise de conscience progressive entraine le développement d’une offre de soins et de services de plus en plus variés et spécialisé.

B. Le développement d’une offre de soin variée 

Face à cette vague de sinistrose qui submerge le monde du football professionnel et plus largement le monde du travail, de nouveaux acteurs indépendants ont immergé sous différentes formes afin de prévenir et le cas échéant traiter les différents troubles psychosociaux dont sont victimes les footballeurs.

La répartition de l’offre de soins est dans ce domaine profite globalement à l’initiative privée.

En effet de plus en plus de joueurs s’offrent les services des préparateurs mentaux individuels afin de réaliser ce qui est communément appelé le travail invisible. En effet les joueurs sont de moins en moins retissant à consulter des analystes psychologue car ils sont conscients que les bonnes performances sur le terrain est étroitement liée à leur bonne santé psychologique.

La préparation mentale revêt son importance au même titre que la préparation physique afin de tenir le coup face à la pression et l’anxiété très prégnant chez certains footballeurs. Les joueurs les plus enclin à demander l’aide de professionnel en la matière sont les joueurs ayant des postes soumis à de fortes attentes à savoir les gardiens de but et les attaquants.

Comme vu auparavant, les clubs mandatent également de plus en plus des psychologues et de physiothérapeute afin de s’assurer que chaque joueur puisse bénéficier d’un suivi personnalisé.

Cependant les acteurs du privée ne sont pas les seuls à offrir des soins spécialisés dans ce domaine. En effet les centres hospitaliers universitaire qui sont des centres hospitaliers régionaux ayant signer une convention avec des universités proposant des unités de recherche et de formations allouent également des services de médecine du sport compétent notamment en psychologie du sport.

A titre d’illustration, en France le CAPS, Centre d’Accompagnement et de Prévention pour les Sportifs, qui est un service du CHU de Bordeaux, au sein de l’hôpital Saint-André ayant pour objectif de promouvoir la pratique de l’activité physique, prévenir et prendre en charge les difficultés liées à la pratique sportive (difficultés psychologiques, recours aux conduites dopantes).

Toutefois ce n’est pas tous les services de médecines du sport au sein de CHU ne comportent des spécialistes de la psychologie du sport. Par exemple la Clinique Universitaire du Sport entièrement consacrée au soin des sportifs et des personnes en reprise d’activité physique qui est installée à l’hôpital Pierre-Paul Riquet, sur le site hospitalier de Purpan depuis le mois de janvier 2019 n’assure pas de suivi psychologique du sportif.[5]

Enfin avec l’accroissement de la protection de la santé du sportif , de nouveaux organismes spécialement dédiés à la santé des sportifs de Haut Niveaux voient le jour tel que Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport (IRMES) [6]qui dispose d’un volet recherche plus scientifique (formation et l’information des cadres techniques sportifs, des médecins du sport et des personnes concernées par la santé des sportifs sur le résultat de ses recherches) mais qui concoure également à la continuité des soins du sportif. Le Centre d’investigation en médecine du sport (CIMS) qui a pour objectif la prise en charge des problèmes médicaux des sportifs de haut et de très bon niveau peut être également mentionné.[7]

III. L’effectivité encore limitée
des structures représentatives

Que ce soit à l’échelle internationale avec la FIFA ou encore à l’échelle nationale où la FFF et la LFP (ligue de football professionnelle) sont compétentes, les instances dirigeantes du football professionnel n’ont pas encore pris la problématique à bras le corps. Il faut comprendre que le footballeur dépressif fait tache et ternis l’image de ce sport si particulier. De plus le football est une industrie qui doit tourner

Face à ce silence des organismes de direction du football professionnel, il incombe donc aux organisations syndicales représentatives de garantir une résonnance à ce phénomène et de protéger les joueurs.

En France, l’Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP) [8]se déplace dans les clubs et les centres de formation et si un joueur s’ouvre par rapport à des troubles psychologiques, l’UNFP va pouvoir le diriger vers une cellule psychologique.

C’est un avantage que la France partage avec l’Angleterre et l’Australie, mais il reste encore de très nombreux pays où une telle plateforme de soutien n’existe pas.

A l’échelle internationale il existe la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, généralement connue sous le sigle FIFPRO, est la fédération internationale des joueurs professionnels. À l’heure actuelle, 69 associations nationales de joueurs sont membres de la FIFPRO. En tant que syndicat mondial des footballeurs professionnels elle a alerté l’opinion public en publiant des chiffres significatifs du malaise ambiant.

La Fifpro avait également mis en garde, dans une étude transmise en aout 2019, contre les risques sur la santé des joueurs liés à la multiplication des matchs et l’engorgement des calendriers. Une situation qui concerne surtout les joueurs internationaux.

Force est de constaté que l’appel à vigilance n’a pas été prise en compte au regard de la cadence démentielle imposée aux professionnels depuis la reprise des championnats suivant le confinement.

Outre les blessures physiques qui se sont multipliés, Nicolas Dyon préparateur physique passé par Rennes, Saint-Etienne ou Nice alerte sur les risques de burn-out. En effet pour ce-dernier le risque est grand car « à un moment, c’est le cerveau qui décide ».

« L’entraînement invisible sera déterminant », affirme Raphaël Homat, préparateur mental engagé régulièrement avec plusieurs joueurs pros pour qui « récupérer au niveau cognitif et émotionnel sera essentiel et le travail mental, moins fatigant musculairement, peut être tout à fait pertinent. »        

Ce constat pose la problématique du poids de ses organismes de protection. En effet leurs rôles semblent cantonner à une mission d’information. Aucune action concrète afin de faire bouger les lignes ne voient le jour et cela en raison engrenage qui rend impossible toute velléité de contestation.

Un mouvement général de grève serai par exemple le meilleur moyen de faire évoluer la situation notamment en ce qui concerne le calendrier des matchs. Cependant les enjeux financiers et sportifs sont tels qu’aucun club ou aucun joueur ne s’est risque à ce genre de mouvement de contestation.

En effet seule une action coordonnée serait efficace mais le monde du football se caractérise (aussi) par son aspect individualiste. Un joueur seul ne se risquera pas de se mettre en grève par peur de perdre sa place au sein de l’effectif ou d’être sanctionné en interne. Un club seul ne boycottera jamais seul une compétition si les autres équipes ne suivent pas.

Ici apparait le rôle des grandes stars du football. Il est fort probable que la situation évolue si les jeunes icones que sont Mbappé, Haaland ou encore Marcus Rashford se manifestent afin de stopper leurs activités pour dénoncer un fonctionnement dangereux pour la santé physiques mais aussi mentales des joueurs

Les récents incidents ont prouvé que les stars du sport pouvaient spontanément mettre leurs images et leur notoriété au service de nobles causes sur et en dehors du terrain comme par exemple le racisme ou la lutte contre la pauvreté. Par exemple jeune anglais Rashford s’est distingué par son engagement social en Angleterre quitte à aller à la confrontation avec le premier ministre Boris Jonhson.

Ils leur incombent désormais de mettre en lumière un phénomène plus intime et moins médiatique quitte à aller à l’encontre d’un système qui leurs a tout donné. Oseront-ils mordre la main qui les nourris ? Rien n’est moins sûr.

Les stars Kevin Debruyne et Aubameyang genoux à terre en hommage au mouvement de lutte contre le racisme « Black Lives Matter » (source RLT)

Bibliographie/Références :

« Le Premier Homme » Albert Camus.

« Temps sportif, santé du champion et logique de l’urgence ». Bruno Papin.

Définition du Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion

Etude publié par le Conservatoire Nationale des Arts et Métiers

« Les transferts de joueurs », in M. Maisonneuve et M. Touzeil-Divina (dir.), Droit(s) du football, L’Épitoge-Lextenso, 2014,

Article du Monde « Les différences salariales entre footballeurs et footballeuses dépendent de la taille du marché » du 25 juin 2019.

-Intervention à la Confédération générale des travailleurs grecs, (GSEE) à Athènes, en octobre 1996. 

Arrêt de la Cour du 15 décembre 1995.
Union royale belge des sociétés de football association ASBL contre Jean-Marc Bosman, Royal club liégeois SA contre Jean-Marc Bosman et autres et Union des associations européennes de football (UEFA) contre Jean-Marc Bosman.

– Les jeunes joueurs africains des migrants à “forte valeur ajoutée” dans le système productif international des footballeurs professionnels

Bertrand Piraudeau « Migrations Société » 2011/1 (N° 133), pages 11 à 30

-Article So foot

-Règlement officiel de la Fifa encadrant les transferts des joueurs.

– Bertrand, J. (2012)  « La fabrique des footballeurs ». La Dispute.

-Article Foot Mercato publié le 24/07/2020

-Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

Site officiel du Paris Saint Germain.

Site officiel de la Fédération Française de Football.

-Source RMC Sport / BFM TV

Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

-Site officiel de l’Institut de recherche biomédicale et d’épidémiologie du sport

-Site officiel du Centre d’investigation en médecine du sport

-Site officiel de l’Union nationale des footballeurs professionnels


Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 344.

[1] Article du Monde du 20 juin 2018 intitulé Russie-Egypte : ce que peut un seul homme pour son équipe

[2] Site officiel du Paris Saint Germain.

[3] Site officiel de la Fédération Française de Football.

[4] Source RMC Sport / BFM TV.

[5] Site officiel de la clinique Universitaire du Sport.

[6] Site officiel de l’IRESM.

[7] Site officiel du CISM

[8] Site officiel de l’UNFP

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ParJDA

4e chronique Droit(s) de la Santé !

Art. 342.

Le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.

Depuis 2021, la chronique est également ouverte aux analyses des étudiant.e.s, notamment ceux du Master Droit de la santé de l’Université Toulouse I Capitole,  sous la responsabilité des Professeurs Isabelle Poirot-Mazères et Mathieu Touzeil-Divina.

La troisième chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend à ce jour les sept articles suivants :

par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Par M. Gauthier Desfontaine, Etudiant en Master II Droit de la Santé, Université Toulouse 1 Capitole, promotion Gisèle Halimi (2020-2021)

Par M. le pr. Mathieu Touzeil-Divina (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

par Mme Léa Bernard, Doctorante en droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou

Bonus d’été :

Il paraîtrait même qu’un « film » s’est tourné au sein du Master II Droit de la Santé ….

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 342.

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Enfin, un juge au « chevet » de la Laïcité : « ça chauffe » ou ça a failli chauffé dans l’église communale de Sézanne

Art. 341

Obs sous TA de Châlons-en-Champagne,
16 février 2021, Commune de Sézanne (2000329 & 2000330)
[J-2021-TA-CHALONS-2000329].

Les présentes observations ont été rédigées dans le cadre de la 2e chronique Laïcité(s) par le pr. Touzeil-Divina en son seul nom. Elles n’engagent en rien le LAIC-Laïcité(s) ni ses membres. Il s’agit d’une opinion personnelle et subjective assumée.

par Mathieu TOUZEIL-DIVINA, professeur de droit public à l’Université Toulouse 1 Capitole, membre du Collectif L’Unité du Droit, membre du LAIC-Laïcité(s) [photo UT1 ©]

Enfin, un juge au « chevet » de la Laïcité :
« ça chauffe » ou ça a failli chauffé
dans l’église communale de Sézanne

Sans accommodements. Le présent jugement – a priori passé inaperçu en doctrine et à propos duquel nous remercions celui qui nous l’a très aimablement signalé – est un cadeau pour tous les défenseurs de la Laïcité, une « bénédiction » pour celles et ceux attendant de la puissance publique comme de l’autorité (sinon du pouvoir) judiciaire qu’ils appliquent strictement la Séparation des Eglises et de l’Etat et non (comme cela arrive encore fréquemment) qu’ils en fassent une interprétation « accommodante » au nom – tout à fait audible cela dit politiquement même si cela ne nous convainc pas juridiquement en particulier – du « vivre-ensemble » et de l’équité. Merci donc au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne[1] pour cette « leçon » de Laïcité dont on espère bien qu’elle fera jurisprudence.

On l’aura compris, au regard du titre des présentes observations, la présente affaire était relative à une église communale (d’où le « chevet ») dont le chauffage avait conduit la commune de Sézanne et plusieurs entrepreneurs au contentieux. En l’espèce, il s’agissait d’un contentieux qui aurait très bien pu être jugé de façon classique au regard des règles de responsabilité décennale (I) jusqu’à ce que le juge y décèle un moyen laïque d’ordre public (II).

Un contentieux pour une dépense laïque
d’entretien du domaine public

Concrètement, la commune de Sézanne (dans la Marne, près d’Epernay) a demandé en février 2020 au juge administratif de condamner solidairement des entrepreneurs ayant installé – à son profit et en application d’engagements contractuels émis en 2006 – une « moquette chauffante » dans une partie d’un bien immobilier public : l’église communale.

Alors, avant que les magistrats chalonnais n’y relèvent d’office un moyen d’ordre public[2], le présent contentieux eut pu et du paraître encore moins précieux ou innovant aux yeux doctrinaux et laïques qu’il ne l’est aujourd’hui selon nous. En effet, seuls les magistrats ont décelé en la matière une atteinte au principe de Laïcité. Les parties, elles, la commune comme ses co-contractants directs ou indirects, n’y voyaient aucune atteinte au principe de Séparation des Eglises et de l’Etat mais seulement une question de responsabilité entrepreneuriale (contractuelle ou non ? en garantie décennale ou non ?) et l’application, s’agissant d’entretien d’un bien ecclésiastique communal, d’une exception consacrée.

L’église communale du domaine public. Premier point, ici non discuté tant par les parties que par les juges mais qu’il convient de rappeler dans une analyse, notamment lue par des citoyennes et des citoyens non spécialistes du droit public : oui, une église, un lieu encore consacré (et juridiquement « affecté ») au culte catholique en l’occurrence, peut – si elle a été construite avant la Loi du 09 décembre 1905[3] ayant séparé l’Etat des cultes – faire partie du domaine (y compris public) d’une commune qui en a conséquemment la charge même s’il demeure possible audit culte d’en avoir l’usage. C’est ce qui avait été prévu dès la Loi Briand préc. de 1905 mais qui causa tant de troubles d’interprétation mais surtout d’application qu’il fallut, en 1907, prendre une nouvelle norme rappelant explicitement[4] que « les édifices affectés à l’exercice du culte, ainsi que les meubles les garnissant, continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ». Comme le résume parfaitement Clément Benelbaz[5], « les édifices du culte qui appartiennent, à la date de la loi de 1905, à une personne publique, sont [ainsi] grevés d’une affectation cultuelle gratuite, exclusive, et surtout perpétuelle ». Concrètement, cela implique, deux conséquences simples :

  • après la Loi de 1905, aucun temple consacré à un ou à plusieurs cultes ne peut a priori[6] intégrer un domaine public ; les cultes étant réservés à la sphère privée ;
  • en revanche, construits avant l’entrée en vigueur de la Loi de Séparation, les bâtiments cultuels et en particulier les églises communales catholiques et les biens des cultes dits concordataires, ont pu rejoindre – afin très concrètement d’être entretenus par la puissance publique reconnaissante de son histoire et l’assumant – une propriété, un patrimoine et même la domanialité publics.

Cela signifie ainsi qu’encore aujourd’hui la très grande majorité des églises communales (puisque pluriséculaires) appartient matériellement à des personnes publiques (essentiellement communes et Etat) qui en ont la charge mais permettent aux cultes d’en bénéficier tant que les biens y demeurent affectés. C’est alors ici l’application de l’art. 13 de la Loi Briand selon lequel :

« Les édifices servant à l’exercice public du culte, ainsi que les objets mobiliers les garnissant, seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics du culte, puis des associations appelées à les remplacer auxquelles les biens de ces établissements auront été attribués ».

Travaux & domaines publics. Il convient même de rappeler que les biens (tant immobiliers que mobiliers) ainsi affectés au(x) culte(s) et consacrés comme tels avant 1905 mais pris en charge par la puissance publique propriétaire de ce patrimoine cultuel peuvent non seulement faire l’objet de travaux publics mais encore être intégrés dans la qualification protectrice de biens du domaine public. C’est ce qui résulte notamment de l’application combinée des jurisprudences dites Commune de Monségur et Carlier.

Par la première[7], sur les conclusions du commissaire du gouvernement Louis Corneille, le Conseil d’Etat avait affirmé, à la suite de l’accident du désormais célèbre « jeune Brousse » dans l’église communale de Monségur (Gironde) :

« qu’il n’est pas contesté que l’église appartient à la commune de Monségur ; que, d’autre part, si, depuis la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat, le service du culte ne constitue plus un service public, l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 porte que les édifices affectés à l’exercice du culte continueront, sauf désaffectation dans les cas prévus par la loi du 9 décembre 1905, à être laissés à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ; qu’il suit de là que les travaux exécutés dans une église pour le compte d’une personne publique, dans un but d’utilité générale, conservent le caractère de travaux publics et que les actions dirigées contre les communes à raison des dommages provenant du défaut d’entretien des églises rentrent dans la compétence du conseil de préfecture comme se rattachant à l’exécution ou à l’inexécution d’un travail public ».

Ainsi, sans affirmer encore explicitement l’existence d’un domaine public, le juge consacrait l’existence potentielle de travaux publics au nom de l’utilité générale de ces derniers ainsi qu’un potentiel engagement de responsabilité publique en cas de défaut d’entretien normal de l’ouvrage considéré. Par suite, c’est de façon expresse par la jurisprudence Carlier[8] que le juge a consacré l’appartenance potentielle au domaine public des biens cultuels ici envisagés et ce, alors que le service public des cultes (à part dans quelques territoires comme l’Alsace et la Moselle) n’est plus censé exister depuis 1905.

Troublante affectation au (service public du) culte. C’est en effet bien l’affectation à l’ancien service public cultuel qui est ici, à nos yeux, la source de toute domanialité et même d’essence publiques. C’est bien au nom de cette affectation protégée aux cultes qu’un bien du patrimoine public entre en domanialité publique et ce, même si officiellement il n’en est rien. En effet, rappelons qu’il existe deux critères pour qu’un bien entre en domanialité publique :

  • soit il s’agit d’un bien affecté à un service public[9] ;
  • soit il s’agit d’un item affecté à l’usage direct de tous[10].

Or, ni les gouvernants ni le juge ne peuvent assumer (hors exceptions territoriales préc.) qu’existerait après 1905 un service public des cultes. Voilà pourquoi, par exemple dans la circulaire[11] du 25 mai 2009, on préfère officiellement affirmer, relève le professeur Koubi[12], « qu’un édifice dit cultuel appartenant à une commune relève de son domaine public « non parce qu’il est affecté à un service public (les cultes n’ont plus cette qualité depuis 1905), mais parce qu’il est réservé à l’exercice d’un culte ouvert à tous et à la disposition des fidèles par détermination de la loi » ». On l’entend bien : ici ce n’est manifestement pas le critère de l’accessibilité à tous (comme pour une voie de communication routière) qui est déterminant – les églises étant du reste de moins en moins ouvertes à tous de façon continue – mais bien la force de l’intention et de la détermination législatives qui s’imposent.

Une dépense a priori autorisée : l’entretien d’un bien public même ecclésiastique. Quoi qu’il en soit, après avoir reconnu que la plupart des églises communales pouvait appartenir à des personnes publiques et être intégrée, malgré leur affectation continue au culte, dans le domaine public, restait à questionner les modalités d’entretien de ces biens particuliers. Ici, relève, le dr. Benelbaz[13] :

« En principe, les édifices du culte qui sont la propriété d’une association cultuelle sont pris en charge par cette dernière, pour la totalité des dépenses dues à l’entretien ou à la conservation. Il s’agit (…) du pendant du principe d’interdiction de subvention ».

Notre collègue d’ajouter alors :

« Dans sa rédaction initiale, l’article 19 de la loi [Briand] se terminait ainsi : « Elles [les associations cultuelles] ne pourront, sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’Etat, des départements ou des communes. Ne sont pas considérées comme subventions des sommes allouées pour réparations aux monuments classés ». Dans l’esprit de Briand, cette disposition ne devait en aucun cas être considérée comme une exception au principe de l’article 2, dans la mesure où les subventions accordées par les pouvoirs publics aux « grosses réparations » ne seraient en aucun cas accordées « dans l’intérêt des associations cultuelles, mais dans celui des propriétaires, pour la conservation des biens dont ils recouvreront la libre disposition ».

Pourtant, une dérogation importante a été introduite par la loi du 25 décembre 1942[14] : son article 2 modifie l’article 19 de la loi de 1905, et précise que les associations cultuelles ne peuvent, « sous quelque forme que ce soit, recevoir des subventions de l’Etat, des départements et des communes. Ne sont pas considérées comme subventions les sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, qu’ils soient ou non classés monuments historiques ». La question reste par conséquent vivace, et trouve même à se renouveler dans la mesure où elle concerne tous les cultes, et non le seul culte catholique comme c’était le cas au début de la mise en œuvre de la loi ».

Ainsi, aussi étonnant que cela puisse peut-être paraître, les dépenses d’entretien d’un bâtiment public affecté au culte sont-elles licites, assumées et prévues en toute conformité avec la Séparation des Eglises et de l’Etat au nom, a priori, de l’histoire nationale et de l’ancienne union entre ces mêmes cultes et la puissance publique. C’est ce qu’affirme explicitement l’art. 13 préc. in fine de la Loi Briand en vigueur :

« L’Etat, les départements, les communes et les établissements publics de coopération intercommunale pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi ».

Carte postale circulée (circa 1920) de l’intérieur de l’Eglise St Denis de la commune de Sézanne (Marne) (coll. perso. MTD)

Un contentieux de garantie décennale suite à dépense d’entretien ? Cela rappelé, c’est donc a priori en application de l’art. 13 préc. in fine que les parties s’étaient spontanément engagées pensant vraisemblablement qu’il s’agissait d’une dépense licite d’entretien. A cet égard, relève même le juge (sans encore le discuter) :

« La commune de Sézanne, dans le cadre de la réfection des installations de chauffage de l’église Saint-Denis, a opté pour un système de chauffage par le sol, sous forme d’une moquette chauffante. La maitrise d’œuvre des travaux a été confiée au bureau d’études X et les travaux à la société R. H. par acte d’engagement signé par la commune le 23 janvier 2006. Les travaux se sont déroulés au premier semestre 2006 et la réception a été prononcée le 20 juin 2006. Courant 2013, a été constaté un chauffage insuffisant de l’édifice. La commune a procédé à des investigations et a relevé que les équipements électriques étaient détériorés à raison de remontées d’humidité. La commune a alors saisi le tribunal de céans afin qu’un expert soit désigné. Elle a ensuite formé un recours au fond et un recours en référé provision tendant, sur le terrain de la responsabilité décennale des constructeurs, à obtenir de la part du maitre d’œuvre et de la société R. H., l’indemnisation des préjudices qu’elle soutient avoir subis ».

Par suite, c’est parce que les travaux exécutés au nom de cette dépense d’entretien avaient causé un préjudice à la commune propriétaire, qu’elle avait cherché à en obtenir réparation au nom de la garantie décennale s’y appliquant. Le juge énonce en ce sens toujours a priori :

« S’il résulte des principes qui régissent la garantie décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d’épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l’ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s’ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l’expiration du délai de dix ans, l’action en garantie décennale n’est ouverte au maître de l’ouvrage qu’à l’égard des constructeurs avec lesquels le maître de l’ouvrage a valablement été lié par un contrat de louage d’ouvrage ».

Toutefois, celle qui pouvait paraître, de prime abord, comme une dépense d’entretien et de rénovation de l’église communale publique va s’avérer requalifiée par le juge.

Un moyen d’ordre public : la nullité du contrat
au regard de la Séparation des Eglises & de l’Etat

Le recours à l’art. R. 611-7 Cja. Une juridiction ne peut statuer ni en-deçà ni au-delà de la requête qui la saisit. C’est ce que l’on appelle le principe « ne eat judex ultra petita partium » selon lequel les juges sont « tenus » par la demande qui leur est adressée. Ils ne peuvent ni ne doivent juger que dans le cadre posé par la requête les saisissant. Ils ne peuvent ni ne doivent conséquemment ni statuer sur d’autres éléments (ultra petita) ni oublier de répondre à certains (infra petita). Pourtant, sciemment ou non, des parties peuvent omettre ou s’entendre pour ne pas signaler ou requérir certains éléments qui pourraient s’avérer fondamentaux. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’un moyen s’avère d’ordre public, le juge peut être conduit à le soulever d’office, malgré la volonté originelle des parties, mais ce, en respectant le formalisme contradictoire établi par l’art. R. 611-7 Cja selon lequel :

« lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué ».

C’est exactement ce qui s’est produit dans cette espèce ainsi que l’énonce la procédure :

« Par un courrier en date du 10 novembre 2020 les parties ont été informées en application de l’article R. 611-7 du code de justice administrative que le jugement était susceptible d’être fondé sur un moyen relevé d’office tiré de l’impossibilité pour la commune d’invoquer le bénéfice de la garantie décennale dès lors qu’elle est fondée sur un contrat entaché de nullité en tant qu’il a pour unique objet le réalisation d’un chauffage destiné aux seuls fidèles assistant aux offices en période hivernale et méconnait ainsi la loi du 9 décembre 1905 ».

Concrètement, nous dit alors le juge, les contrats litigieux étaient nuls car leur objet était illicite.

On avoue avoir été très (agréablement) surpris par cette initiative juridictionnelle. D’habitude, le juge administratif s’avère plutôt réticent à parler de Laïcité et préfère, quand il le peut, s’en extraire ou déplacer le débat contentieux sur un autre terrain. Ainsi, a-t-on déjà pu relever à propos de la décision[15] CE, Ass., 19 juillet 2011, Le Mans Métropole où était contestée la faculté qu’avait offerte l’établissement public sarthois de coopération intercommunale (Epci) de permettre un accès organisé à un abattage rituel :  

« La laïcité aujourd’hui mise en œuvre (dans cet arrêt mais pas seulement) n’est plus du tout indifférente (mais peut-on l’être ?) aux phénomènes religieux. Elle prend acte de ce que la sphère publique veut ou doit intervenir lorsqu’un phénomène est avant tout social et concerne de plus en plus de citoyens[16]. S’ensuit alors un glissement, assez fréquent en Droit, celui de la substitution des motifs et fondements juridiques d’action publique. Alors que toute la communication (du Conseil d’Etat dans ses communiqués de presse, des journalistes et des collègues) est centrée sur la question de la laïcité et de ses éventuelles atteintes, la question est comme … désacralisée ou désamorcée. De fait, même si juridiquement sont invoqués en un grand considérant de principe les articles 02, 13 et 19 de la Loi de 1905, le véritable argument juridique semble séjourner ailleurs. Sachant qu’aborder de telles questions, en France, engendre presque toujours des propos sulfureux et, au moins, passionnés, c’est comme si le juge avait désiré reformuler la question posée et y substituer un autre raisonnement ».

« Ainsi, c’est sur le terrain de l’ordre public que tout va désormais se jouer. En effet, après avoir rappelé que l’EPCI n’a que la capacité de financer les dépenses d’entretien et de conservation d’édifices cultuels  antérieurs à 1905 (à l’instar, au Mans, de la Cathédrale saint Julien ou encore de la chapelle consacrée à sainte Scholastique), est rappelé l’interdit laïc : « tu ne financeras ni n’aideras aucun culte » ».

Quand le juge peut éviter de parler de Laïcité, il s’y réfugie et essaie d’employer des notions et/ou des arguments – à l’instar de la défense de l’ordre public – qui lui paraissent peut-être plus objectifs ou moins discutables par l’opinion publique et médiatique. Dans cette espèce, c’est exactement l’inverse ! C’est le juge qui évoque puis invoque la Laïcité et son attente potentielle alors que les parties n’y avaient manifestement aucunement songé.

Au fond, une dépense d’entretien ou non ? Arrivons-en conséquemment à la question de fond de la présente affaire : comment se peut-il qu’une dépense licite au regard de l’art. 13 de la Loi Briand a priori estimée (et qualifiée dans un premier temps) d’entretien et de rénovation d’un bien public devienne illicite au point qu’elle entraîne la nullité du contrat la portant ? Il faut pour y répondre rappeler la jurisprudence en la matière. Cette dernière repose sur les deux principes suivants : conserver les biens ou privilégier l’intérêt général mais ne jamais offrir de subvention déguisée. Rappelons en effet que le principe est l’interdiction de subvention aux cultes. Ce n’est que sous exceptions encadrées que certains montages financiers sont tolérés.

  • L’hypothèse légale :
    entretenir & rénover pour « conserver » : les dépenses autorisées

Voilà la première hypothèse admise et vraisemblablement celle dans laquelle les parties (et la commune au moins) se considérait placée : la licéité, au regard de l’art. 13 préc. de dépenses publiques destinées à l’entretien de bâtiments publics même toujours affectés au culte. Deux articles de la Loi sont alors ici à considérer : le 13 mais aussi le 19 (depuis 1942) précités. D’aucuns pourraient, là encore, s’étonner d’une telle attention (pour ne pas dire faveur) de la puissance publique dite laïque mais ainsi que le rappelle M. Bénelbaz, dont l’expertise en la matière, s’impose à toutes et à tous[17] :

« A l’origine, les associations cultuelles devaient prendre en charge les réparations de toute nature, les frais d’assurance ainsi que les autres charges afférentes aux édifices et aux meubles garnissant. Comme l’Eglise catholique refusa de se soumettre à la loi, le législateur dut en tirer les conséquences et prévoir que les personnes publiques pourraient prendre en charge ces travaux ».

Le juge a d’ailleurs parfois très largement interprété ces deux dispositions puisque sont considérées licites à cet égard :

  • toutes les dépenses qui vont matérialiser une utilité à la conservation directe de la structure même d’un immeuble ; il en va ainsi des travaux de conservation et de réparation d’une toiture, d’un plancher, de poutres, etc. ; tel était bien le cas par exemple des dépenses opérées par la commune de Sainte-Foy-Tarentaise cherchant à éviter la destruction de l’église communale dégradée du fait d’un glissement de terrain[18].
  • ce qui peut même comprendre des travaux moins importants comme ceux de peinture ou même de mise en conformité électrique tant qu’il s’agit d’œuvrer en faveur de la conservation des biens ;
  • et ce, jusqu’à la (re)construction même d’un immeuble nouveau s’il est établi que les dépenses engendrées ne sont pas supérieures aux frais que conduiraient sa consolidation. C’est explicitement ce dont atteste la jurisprudence Ville de Condé-sur-Noireau[19].

C’est à ce titre « conservatoire », relève le sénateur Maurey, dans son rapport d’information[20] du 17 mars 2015 que seraient possibles et licites des dépenses y compris de chauffage « dans la mesure où celles-ci sont nécessaires à la conservation de l’édifice, à la sécurité des visiteurs et ne constituent pas un simple agrément visant à assurer le confort des fidèles ». Et le rapport de citer en ce sens la décision CE, 07 mars 1947, Lapeyre. Toutefois, cette décision[21] qui a dû être citée notamment en ce sens mais parmi d’autres puis reprise à l’envi sans avoir nécessairement été vérifiée par celles et ceux la citant ne traite aucunement de chauffage. Aucunement.

L’arrêt concerne (dans la lignée exacte de la jurisprudence Commune de Monségur préc.) un accident survenu dans une église communale, à Bonnut, du fait de l’effondrement de l’une des poutres. Le juge y confirme alors que s’il y avait eu un défaut d’entretien normal de l’ouvrage, alors la responsabilité publique aurait été mise en cause.

En tout état de cause, et pour résumer, sont donc licites les dépenses de conservation des biens considérés.

  • L’hypothèse prétorienne :
    privilégier l’intérêt général (touristique, culturel, etc.) incluant indirectement le cultuel

En outre, a très tôt affirmé le juge administratif, si les dépenses servent prioritairement l’intérêt général du propriétaire public et qu’occasionnellement, par exception, indirectement, le culte affectataire en reçoit des bénéfices, la dépense est également licite. C’est ce qu’a très tôt affirmé le juge administratif par sa décision[22] dite Foussard permettant à la commune de Villemomble de doter son église communale Saint-Louis d’une horloge électrique montée en un campanile. Matériellement, c’est littéralement un nouveau clocher qui a ici été construit mais ce dernier a été estimé érigé dans l’intérêt communal avant tout plus encore qu’au bénéfice direct et unique du culte catholique.

Carte postale (non circulée) (circa 1930) présentant le campanile litigieux de la décision Foussard (coll. perso. MTD)

C’est dans la même lignée qu’un siècle plus tard à propos de l’attribution d’une subvention publique et communale « de 1,5 million de francs à la Fondation Fourvière pour participer au financement de travaux de construction d’un ascenseur destiné à faciliter l’accès des personnes à mobilité réduite à la basilique de Fourvière », le juge a répondu[23] qu’existaient bien deux cas de figures : celui des dépenses de conservation / entretien mais aussi une seconde hypothèse :

« Considérant qu’il résulte des dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905 que les collectivités publiques peuvent seulement financer les dépenses d’entretien et de conservation des édifices servant à l’exercice public d’un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Eglises et de l’Etat ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d’édifices cultuels et qu’il leur est interdit d’apporter une aide à l’exercice d’un culte » ;

« Considérant, toutefois, que ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d’entretien ou de conservation d’un édifice servant à l’exercice d’un culte, soit en les prenant en tout ou partie en charge en qualité de propriétaire de l’édifice, soit en accordant une subvention lorsque l’édifice n’est pas sa propriété, en vue de la réalisation d’un équipement ou d’un aménagement en rapport avec cet édifice, à condition, en premier lieu, que cet équipement ou cet aménagement présente un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte et, en second lieu, lorsque la collectivité territoriale accorde une subvention pour le financement des travaux, que soit garanti, notamment par voie contractuelle, que cette participation n’est pas versée à une association cultuelle et qu’elle est exclusivement affectée au financement du projet ; que la circonstance qu’un tel équipement ou aménagement soit, par ailleurs, susceptible de bénéficier aux personnes qui pratiquent le culte, ne saurait, lorsque les conditions énumérées ci-dessus sont respectées, affecter la légalité de la décision de la collectivité territoriale ».

C’est exactement cette hypothèse que cite le juge marnais lorsqu’il explique dans notre décision :

« Il résulte des dispositions précitées de la loi du 9 décembre 1905 que les collectivités publiques peuvent seulement financer les dépenses d’entretien et de conservation des édifices servant à l’exercice public d’un culte dont elles sont demeurées ou devenues propriétaires lors de la séparation des Eglises et de l’Etat ou accorder des concours aux associations cultuelles pour des travaux de réparation d’édifices cultuels et qu’il leur est interdit d’apporter une aide à l’exercice d’un culte. Toutefois, ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une collectivité territoriale finance des travaux qui ne sont pas des travaux d’entretien ou de conservation d’un édifice servant à l’exercice d’un culte, en les prenant en tout ou partie en charge en qualité de propriétaire de l’édifice, à condition que cet équipement ou cet aménagement présente un intérêt public local, lié notamment à l’importance de l’édifice pour le rayonnement culturel ou le développement touristique et économique de son territoire et qu’il ne soit pas destiné à l’exercice du culte. La circonstance qu’un tel équipement ou aménagement soit, par ailleurs, susceptible de bénéficier aux personnes qui pratiquent le culte, ne saurait, lorsque les conditions énumérées ci-dessus sont respectées, affecter la légalité de la décision de la collectivité territoriale ».

Carte postale circulée (circa 1920) de l’intérieur de l’Eglise St Denis (son maître-autel) de la commune de Sézanne (Marne) ; collection dite Badée (coll. perso. MTD)

Qu’en était-il du chauffage litigieux ? Plusieurs hypothèses s’offraient au juge et la commune n’avait manifestement perçu et espéré que les premières :

  • soit l’on considérait que la dépense de chauffage n’était qu’une réfection d’un chauffage préexistant et en conséquence la dépense décidant de le rénover était licite ; ce sont par exemple les faits qui avaient conduit des juges lyonnais à se prononcer (sans y voir de caractère illicite) à propos de la commune du Préaux ayant remplacé un chauffage vétuste par un autre dans son église communale[24]. C’est ce qu’a d’abord affirmé la requérante dans plusieurs de ses mémoires où elle soutient que :

« – le contrat en litige n’avait pas pour objet la réalisation d’un chauffage destiné aux fidèles, mais la réfection des installations de chauffage de l’église Saint-Denis ;

– le chauffage existant n’étant plus aux normes, la commune en sa qualité de propriétaire se devait de procéder à sa rénovation ».

Toutefois, telle n’était pas pour le juge l’hypothèse de la commune de Sézanne puisqu’il s’agissait d’ajouter, de créer, un système supplémentaire et non uniquement d’en remplacer totalement un.

  • Soit l’on pouvait imaginer en application de la jurisprudence « basilique de Fourvière » préc. que serait licite une dépense installant un nouveau chauffage dans une église communale non seulement parce que combattant l’humidité il agissait pour le bien de la conservation des lieux (hypothèse 1ère et législative) mais encore (hypothèse 2nde et prétorienne) qu’en intégrant un chauffage nouveau celui-ci allait d’abord bénéficier à tous les visiteurs de l’église et, indirectement, il est vrai aux fidèles du culte catholique mais ce, de façon seulement incidente. Alors, effectivement, la dépense aurait été licite.

Toutefois, va assurer le juge chalonnais, telle n’était toujours pas ici l’hypothèse à retenir puisque :

«  Il résulte de l’instruction, et notamment du cahier des clauses techniques particulières, que le dispositif de chauffage retenu était constitué d’une natte chauffante mise en place sous un plancher construit pour la recevoir, devant les autels, sous les chaises et les bancs. Ce dispositif chauffant était constitué d’un panneau en aggloméré sur lequel était placé un feutre qui recevait l’élément chauffant et les raccords électriques, le tout étant recouvert d’une moquette. Il résulte de l’article 2.3 de l’avant-projet sommaire que ce système a été retenu dès lors qu’il répond à l’objectif de créer « un microclimat apportant localement un confort adapté à ce type d’édifice et à l’utilisation qui en est faite : – usage extrêmement intermittent de l’ordre de quelques heures par semaines ; – public vêtu comme à l’extérieur ». Ce document précise qu’il n’est nullement question d’attendre « une quelconque élévation de la température ambiante ».

« Il résulte de l’instruction que les dispositifs en cause, sont circonscrits à l’autel, aux chaises et bancs situés à proximité et sont dimensionnés pour n’avoir à servir que quelques heures par semaine afin de procurer une sensation de chaleur à des personnes vêtues comme à l’extérieur. L’expert amiable intervenu à la demande de la commune note dans son rapport du 16 novembre 2016 que la plancher rayonnant a pour but d’éviter « le ressenti du froid lors des offices en période hivernale ». Au demeurant, l’expert judiciaire relève quant à lui que ce sont les fidèles qui en 2013 se sont plaints de la déficience du chauffage ».

Et le juge de conclure au regard de l’intention communale explicitement exprimée de fournir non un chauffage global mais seulement une aide aux fidèles :

« Il résulte de ce qui précède, eu égard à la définition de l’objectif auquel devait répondre les travaux tel qu’il a été fixé par la commune et au procédé technique retenu qui ne permettait que de créer une zone chauffée localisée, que les travaux en litige étaient destinés à assurer un confort thermique aux fidèles assistant aux offices. Dès lors, comme il vient d’être dit que le dispositif de chauffage retenu n’a pas vocation à chauffer l’édifice où il est installé, la commune de Sézanne n’est pas fondée à soutenir que les travaux en litige, en chauffant et, par suite, assainissant l’édifice, contribuent à l’entretien normal de l’église dans laquelle ils sont réalisés. De même les caractéristiques techniques des nattes chauffantes ne permettent pas d’établir que ce dispositif permettait d’assurer un confort thermique, même minimal, pour les participants aux diverses manifestations culturelles qui se déroulent dans cet édifice. Il résulte de ce qui précède qu’il n’est pas établi que les travaux en cause soient nécessaires à l’entretien de l’église, ni eu égard au bénéfice thermique limité attendu du nouveau dispositif, que ce dernier contribue au rayonnement culturel ou au développement touristique et économique de la commune ».

La juridiction en tire ensuite les conséquences suivantes : « dans ces circonstances, il résulte de ce qui précède que les travaux en cause ont pour unique objectif d’améliorer le confort des fidèles qui assistent, en période hivernale, aux offices cultuels ».

Il s’agissait donc d’une dépense illicite puisque dissimulant une subvention directe à un culte.

En conclusion, doit-on dire que le juge (qui n’était redisons-le pas interrogé ou sollicité sur cette question de Laïcité) s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas ? Les fidèles ont pu le penser. Pire, certains pourraient même estimer que la juridiction s’est considérée militante (pour ne pas dire laïcarde). On ne le croit aucunement : d’abord, parce que si le juge est convaincu de la nullité d’un contrat, il lui incombe obligatoire (ce qui n’est pas une faculté) de le signaler. En outre, on rappellera qu’être respectueux, comme ici du principe de Laïcité, ne fait pas du juge chalonnais son promoteur actif et véhément mais seulement, ce qui est son office, son protecteur respectueux et son garant.

Vive la République laïque !

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 341.


[1] A propos duquel il nous a déjà été permis d’en signaler la haute valeur : Touzeil-Divina Mathieu, « Obs. sous CE, 14 avril 2021, M. O & alii (req. 446633) : Utilisation confusante des couleurs nationales lors des élections municipales » in Jcp A ; 26 avril 2021.

[2] C’est-à-dire avant de « moper » selon le barbarisme fréquemment consacré.

[3] Loi (dite Aristide Briand) du 09 décembre 1905 (séparation des Eglises & de l’Etat) ; reproduite dans notre « catéchisme doctrinal » sous la référence [N-L1905-01].

[4] Art. 05 de la Loi du 02 janvier 1907 concernant l’exercice public du culte ; Jorf 03 janvier 1907, p. 34.

[5] Benelbaz Clément, Le principe de laïcité en droit public français ; Paris, L’Harmattan ; 2011 ; coll. Logiques juridiques ; p. 475.

[6] On dit a priori car il y a évidemment des exceptions à l’instar de l’existence de lieux dédiés au repos spirituel dans des services publics aux accès réglementés et au sein desquels les usagers ne peuvent rentrer et sortir selon leur seule volonté (prisons, établissements scolaires, hôpitaux et même aéroports).

[7] CE, 10 juin 1921, Commune de Monségur ; Rec. 573 ; concl. Corneille au Sirey 1921 ; III ; p. 49 & nos obs. in Des Objets du Droit Administratif ; le Doda ; vol. I ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020 ; ; [J-1921-CE-45681].

[8] CE, Ass., 18 novembre 1949, Carlier ; Rec. 573 ; [J-1949-CE-77441].

[9] La législation en vigueur y ajoute même, depuis la promulgation du Code général de la Propriété des personnes publiques (CG3P), la nécessaire existence d’un « aménagement indispensable » à ladite exécution dudit service public (art. L 2111-1 Cg3p).

[10] Ce qui résulte notamment (avant leur intégration à la norme législative) des célèbres jurisprudences CE, Sect., 28 juin 1935, dit Marécar ; Rec. 734) et CE, Sect., 10 octobre 1956, Sté Le Béton ; Rec. 375 (à propos desquelles, on renverra à nos obs. in Des Objets du Droit Administratif ; le Doda ; vol. I ; Toulouse, L’Epitoge ; 2020).

[11] Circulaire du 25 mai 2009 « Edifices du culte : propriété, construction, réparation et entretien, règles d’urbanisme, fiscalité » ; NOR/IOCD0910906C.

[12] Koubi Geneviève, « Les édifices du culte sous éclairage administratif Circ. 25 mai 2009 – Edifices du culte : propriété, construction, réparation et entretien, règles d’urbanisme, fiscalité » in Droit cri-TIC ; en ligne au 31 mai 2009 : https://koubi.fr/spip.php?article277#nb8.

[13] Op. cit. ; p. 470.

[14] Loi n°1114 du 25 décembre 1942 portant modification de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, J.O. de l’Etat français, 2 janvier 1943, n°2, p. 17.

[15] Req. n°309161 ; Rec. 370 ; Touzeil-Divina Mathieu, « Laïcité latitudinaire » in Recueil Dalloz 2011, n°34 ;  p. 2375 et s.

[16] C’est d’ailleurs notamment en ce sens que s’est prononcé le président Sauvé lorsqu’il a présenté à la presse les cinq décisions du 19 juillet 2011 comme le « signe d’une société française qui s’est complexifiée, avec l’émergence d’autres religions, les nouveaux pouvoirs des collectivités. Signe aussi d’un recours plus fréquent au juge sur ces questions ».

[17] Op. cit. ; p. 485.

[18] CE, 24 décembre 1926, Constantin Empereur ; Rec. 1138.

[19] CE, Ass., 22 janvier 1937, Commune de Condé-sur-Noireau ; Rec. 87.

[20] Rapport établi au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation sur le financement des lieux de culte ; n°345 ; disponible en ligne : https://www.senat.fr/rap/r14-345/r14-3451.pdf.

[21] CE, Sect., 07 mars 1947, Lapeyre, Rec., p. 104.

[22] CE, 20 novembre 1929, Foussard, Rec. p. 999.

[23] CE, Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône & alii ; req. 308817.

[24] CAA de Lyon, 4e chambre, 25 septembre 2008, Société Gouilloud (req. 05LY01667).

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ParJDA

D’une laïcité à l’autre : réflexion sur le principe de laïcité et son évolution

art. 329.

Le Journal du Droit Administratif, fondé en 1853 à Toulouse puis refondé en ligne en 2015, propose, en partenariat avec le Laboratoire d’Analyse(s) Indépendant sur les Cultes (LAIC) – Laïcité(s), une nouvelle chronique régulière (à vocation mensuelle) placée sous la direction commune des drs. et enseignants-chercheurs Clément Benelbaz & Mathieu Touzeil-Divina.

Cet article est issu de la 1ère chronique Laïcité(s) du mois de mai 2021.

par Vincent CRESSIN,
Juriste, attaché principal d’administration

Laïc, du latin laicus qui signifie « commun, ordinaire, qui est du peuple »,
et qui par définition transcende sa condition particulière pour accéder à l’universel.

nb : Les propos tenus dans cet article relèvent de la responsabilité de son auteur et ne sauraient engager l’institution à laquelle il appartient.

Chronique rédigée
avec le concours du JDA & du LAIC

La laïcité, qui n’est pas une idée neuve dans notre République, ne cesse de soulever des débats passionnés, et passionnants, comme en témoigne de manière récurrente l’actualité en la matière. Les controverses parfois bavardes dont elle fait l’objet semblent occulter aussi bien les questions juridiques et politiques qu’elle suscite que les enjeux de société qu’elle renferme. Les positions différentes adoptées tant par la Cour européenne des droits de l’homme que par le Comité des droits de l’homme des Nations Unis sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et qui, loin s’en faut, n’en favorisent pas une certaine unité doctrinale, peuvent à tout le moins être l’occasion d’éclairer à nouveau ses fondement, de rappeler ses caractéristiques et ses limites ainsi que, modestement, les questions qu’elle suscite ou les perspectives d’évolution qu’elle dessine.

1-Par un arrêt en date du 11 décembre 2020, la plus haute juridiction administrative a jugé qu’il n’est ni obligatoire ni interdit pour les collectivités territoriales de proposer aux élèves des repas différenciés leur permettant de ne pas consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses[1]. Si la solution possède le mérite de clore le sujet, les développements contentieux qui ont animé la question n’ont cessé de mettre en relief des conceptions divergentes de la laïcité, qui demeure ainsi investie de significations politiques très différentes[2]. Du reste, si la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État est restée inchangée dans ses grands principes, il convient de rappeler que cette dernière a connu des réactualisations historique et politiques variées : de la laïcité de fer ou de combat des origines dirigée contre le catholicisme à l’âge de la « neutralité polie » ou de « l’indifférence cordiale », la laïcité se doit aujourd’hui d’accueillir l’expression du pluralisme démocratique et, sous certaines limites, le fait religieux dans l’organisation des services publics, preuve s’il en fallait une de la plasticité de ses dispositions à la racine parfois de la mésinterprétation, voire de l’instrumentalisation dont elle fait preuve[3]. L’évolution pour ne pas dire la mutation de la liberté de conscience en France, interrogée voire nourrie par l’émergence de pratiques religieuses manifestant sinon revendiquant une certaine inscription dans l’espace public, est en réalité puissamment alimentée par la dynamique des droits de l’homme, lesquels font de la subjectivité individuelle le sol et l’horizon indépassables des libertés contemporaines. À la vérité, c’est ce nouveau paradigme culturel, pour paraphraser Alain Touraine, qui contribue à redéfinir les contours de la laïcité, cette dernière se cherchant finalement à n’être qu’un principe à la fois organisateur et régulateur de notre vie démocratique et sociale destiné à concilier l’épanouissement des libertés fondamentales reconnues par la République et les enjeux qu’elles engagent : libertés, citoyenneté, dignité, égalité entre les sexes. Mais en a-t-elle les moyens[4], et ces interrogations légitimes ne débordent-elles pas le champ d’application strict de la laïcité, ou alors peut-on ou doit-on parler de laïcité ou des laïcités[5] ?. C’est d’ailleurs pourquoi elle fait l’objet de tant de controverses à la fois politiques et juridiques. Par ailleurs, que nous dit encore la laïcité qui ne figure pas déjà aux grandes proclamations nationales et internationales, telles qu’interprétées et éclairées par la jurisprudence constructive des juridictions chargées d’en assurer l’effectivité, en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, et à laquelle les juridictions nationales suprêmes se réfèrent de sorte qu’il faut également compter avec l’influence croissante de ce contexte juridique supra-étatique à partir duquel la laïcité se laisse en partie tout du moins saisir et redéfinir. 

Aussi, si le droit de la liberté de religion trouve son fondement dans notre tradition juridique nationale, ses prolongements s’inscrivent dans un cadre juridique autonome bien plus large qui tend à en dessiner les multiples expressions (I), lesquelles peuvent néanmoins connaître des restrictions tirées de la protection d’un ordre public principalement matériel dont la consistance ne laisse pas d’interroger (II).   

Le droit des libertés  

2-Un cadre juridique national et supranational convergent  ….

Promulguée le 9 décembre 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est le fruit d’un long processus de laïcisation et de sécularisation engagé bien avant la Révolution française, mais dont les ferments sont sans doute présents dans la théologie chrétienne[6], même si d’aucuns semblent relativiser cette dette intellectuelle et considérer qu’au lieu que la laïcité plonge ses racines dans la religion, elle procède de part en part d’une démarche d’affranchissement par rapport aux prétentions des Églises à fonder l’ordre social et politique[7], et aux dissensions qu’elles suscitent et exacerbent dans son sillage. En cela, et au soutien incontestable d’une telle justification, les guerres de religion ont indubitablement constitué un fait séminal dans la genèse d’un pouvoir politique transcendant, indépendant et arbitral.

Cette loi de séparation proclame deux principes fondamentaux : celui de la liberté de conscience et du libre exercice des cultes d’une part, et de la neutralité de l’État d’autre part. Sur ce dernier versant, la laïcité rompt avec le régime concordataire qui faisait de la religion catholique « la religion de la majorité des français ». Il n’y a plus de religion légalement consacrée et tous les cultes doivent être traités de manière égale. Comme l’a magistralement expliqué le professeur RIVERO[8], la laïcité renferme un versant négatif car en affirmant que la République ne reconnaît aucun culte, la loi n’a pas entendu dire que la République se refusait à en reconnaître l’existence, mais a fait simplement disparaître la catégorie juridique des cultes reconnus, et un aspect positif dans la mesure où l’État assure la liberté de conscience et son corollaire indissociable qu’est l’exercice des cultes.

La portée de cette dernière proposition n’est pas simplement déclarative mais, et tout au contraire, créatrice d’une véritable obligation à l’encontre des personnes publiques lorsque l’on songe notamment à la présence des services d’aumônerie dans certains services publics.

La laïcité impose de la sorte à l’État une certaine réserve d’intervention et proscrit toute ingérence, tant dans la promotion que dans la restriction des pratiques religieuses dans la sphère publique, aux fins notamment d’assurer dans les meilleurs conditions la conciliation des différentes croyances (religieuses ou non). Si la neutralité de l’État désigne ainsi cette attitude d’abstention absolue et permanente des pouvoirs publics en matière de religion, elle ne signifie nullement comme nous aurons l’occasion d’y revenir que l’espace public soit tenu ou mis à distance des faits religieux.

Composante à part entière de l’identité républicaine figurant au préambule de la Constitution de 1958[9], elle est aujourd’hui constitutionnalisée à son article 1er qui affirme que « la France est une République laïque« . Pour le Conseil d’État, elle entre au rang des droits et libertés que la Constitution garantit et implique notamment le respect de toutes les croyances[10]. La construction européenne n’ignore bien évidemment pas ces principes qui, figurant à l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux désormais incorporée suite à l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TUE), constituent une obligation juridiquement contraignante[11] pour ses États membres. La liberté de conscience est par ailleurs assurée au moyen d’engagements internationaux, en particulier par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et auquel le Conseil d’État donne une portée certaine qui déduit l’observation de prescriptions alimentaires de la manifestation directe de croyances et de pratiques religieuses[12].

Pour aller plus loin en la matière, et notamment dans ses constatations du 23 octobre 2018 sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public sur lesquelles il n’est pas inintéressant de revenir rapidement, le Comité des droits de l’homme des Nations Unis, qui veille à la mise en œuvre des dispositions incluses au Pacte, a très sévèrement critiqué la loi française qui prévoit en son article premier que “nul ne peut porter, dans l’espace public, des vêtements destinés à dissimuler le visage”. En cause, la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 qui a notamment pour effet d’interdire le port du voile islamique intégrale en public couvrant tout le corps, y compris le visage, et ne laissant qu’une petite ouverture pour les yeux. Le Comité considère en effet que les dispositions de l’article 18 du Pacte[13] qui sanctuarisent, ou plutôt devrait-on sanctifient le droit à la liberté de religion, impliquent la liberté de porter la burqa qui relève comme telle de l’accomplissement d’un rite et de la pratique d’une religion dont la liberté de manifestation est garantie. Ces mêmes principes sont enfin, et surtout, affirmés et mis en œuvre par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, entrée en vigueur en 1953, applicable en France depuis le 4 mai 1974, et qui se donne également pour objectif de garantir un certain nombre de droits et libertés individuels dans les États l’ayant ratifiée. Elle se réfère notamment à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et pose en son article 9 « le droit pour toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ».

3-Par conséquent, ce sont de ces dispositions textuelles convergentes que l’expression contemporaine des religions tire sa forme et sa force, et ce d’autant plus aisément que le protocole n°16 à la Convention, applicable depuis août 2018, prévoit dorénavant la possibilité pour les plus hautes juridictions des États parties d’adresser des demandes d’avis consultatif à la Cour européenne des droits de l’homme sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. Nul doute, si ce n’est déjà le cas, qu’un tel mécanisme de coopération juridictionnelle contribuera tout à la fois à harmoniser les législations nationales et unifier les mœurs et styles de vie dans les États. C’est dire aussi l’arsenal juridique protégeant et garantissant la liberté de religion et qui à bon droit s’inscrit à rebours d’une vision offensive ou laïciste selon laquelle la laïcité serait totalement confondue à la neutralité au point d’oblitérer toute aspérité religieuse dans l’espace public[14]. Si l’État est neutre la société ne saurait l’être et ce en vertu de l’existence et la prééminence même de la liberté de conscience posée à l’article 1 de la loi de 1905. L’État laïque n’engage ni n’implique la laïcisation de la société civile aussi bien que le lieu de sa représentation et de son déploiement : l’espace public.

4-… et propice à l’affirmation de la liberté de conscience.

À l’aune de ces dispositions et de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté de conscience qui est au fondement même des idées et des convictions logées au plus intime de l’individu apparaît, dans son contenu, comme absolue. En effet, sauf à renouer avec des périodes anciennes qui restent très vivaces dans notre mémoire collective et héritées en partie du gallicanisme d’État que nous avons connu où le pouvoir temporel revendiquait un magistère spirituel sur les esprits, les opinions religieuses sont tout autant inassignables qu’indéfinissables. Éclairé ou non, l’individu contemporain est ainsi libre de donner l’adhésion intellectuelle à la religion qu’il souhaite, comme il peut tout autrement demeurer agnostique ou athée. Ne pouvant donner lieu par nature à des atteintes à l’ordre public, la liberté de religion échappe donc à toute restriction qui la rend ainsi absolue[15]. C’est notamment parce que les libertés fondamentales en général, nouvelle religion civile des États laïcs, et la liberté de conscience en particulier demeurent aussi sacralisées que les pouvoirs publics ne sauraient porter quelque jugement de valeur que ce soit sur les doctrines ou les croyances en tant que telles, ni définir ce qu’est une secte, et encore moins en dresser une liste sans méconnaître ce principe. Une telle attitude, dont on ne peut que s’enorgueillir, n’apparaît pas possible dans une société authentiquement libérale et démocratique, même si les morales privées qui en découlent ne peuvent être totalement séparées de la morale publique. Et il n’est pas exagéré d’affirmer que ce refus principiel signe en quelque sorte la fondation des États modernes. Conséquemment, les autorités constituées ne peuvent s’intéresser qu’aux manifestations qui en résultent (manipulation ou déstabilisation mentale, troubles à l’ordre public, atteintes à l’intégrité physique…) et qui, quant à elles, peuvent être saisies par le droit commun, en particulier pénal, pour caractériser notamment une éventuelle dérive sectaire. Plus récemment, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), dans son plan d’action national et son ambition de développer un contre discours républicain, s’est également trouvé confronté à l’exercice périlleux de devoir toujours préserver cet équilibre nécessaire entre d’un côté la neutralité axiologique de l’État au sens large et de l’autre la liberté de religion. Partant, le radicalisme religieux ne peut qu’être rigoureusement défini et circonscrit, qui comprend indissociablement deux éléments à la fois distinctifs et cumulatifs que sont d’une part une idéologie extrémiste et d’autre part la volonté implacable de la mettre en œuvre par la violence. Aussi, une conception même native et fondamentalisme d’un texte religieux tendant à un retour aux sources de ses fidèles, sans doute anachronique dans la société actuelle, n’est pas punissable en droit pénal. Autrement dit, c’est parce que le radicalisme ajoute la violence à un système de croyance qu’il devient répréhensible.

5-La liberté religieuse qui implique d’adhérer ou non à une religion implique, par extension, celle de la pratiquer et donc de la possibilité d’extérioriser sa foi. Aussi, la libre manifestation des convictions religieuses donnant forme sensible aux croyances s’infère-t-elle tout naturellement de la liberté de religion, sans laquelle cette dernière demeurerait inachevée. Il s’ensuit notamment que le port d’un vêtement, d’un couvre-chef ou d’un insigne exprimant un consentement public à une religion se rattache indissolublement à la liberté de religion. La liberté de religion entretient ainsi des liens étroits avec la liberté vestimentaire qui, bien qu’elle ne constitue pas une liberté fondamentale, affleure en réalité derrière celle-ci et sous laquelle elle doit être en réalité subsumée ou déduite. Une telle ostentation ne saurait au surplus s’apparenter, encore moins se réduire, à un acte de prosélytisme qui réside dans la volonté d’imposer à autrui ses convictions par la violence, la pression ou le harcèlement. Il est donc entendu de manière extrêmement stricte, bien qu’il s’agisse réciproquement de protéger la liberté de conscience d’autrui qui ne saurait également et, tout aussi légitimement, être violée. Dit autrement, et sous ces limites, la liberté religieuse comporte le droit d’essayer de convaincre son prochain, sans lequel la possibilité pour chacun de changer de religion qui en participe resterait lettre morte[16]. Au-delà des codes vestimentaires, la publicisation du religieux peut emprunter des formes autrement plus variées. C’est le cas des prières, individuelles ou collectives, sur la voie publique. Si les premières ne souffrent d’aucune contestation juridique, les secondes en revanche relèvent du régime de la déclaration préalable à l’autorité de police compétence qui peut en interdire la tenue en cas de troubles à l’ordre public[17]

Absolue dans son contenu, la liberté de religion, parce qu’elle engage l’être mais aussi l’agir d’un individu en particulier, s’accompagne inévitablement de l’adoption de pratiques rituelles qui s’accomplissent en public. Ces démonstrations de foi peuvent toutefois connaître des limitations justifiées par les nécessités de l’ordre public qui rendent ses expressions plus relatives. 

Des restrictions limitées à une conception essentiellement matérielle de l’ordre public qui interroge au regard de l’évolution actuelle du fait religieux dans l’espace public

6-Un ordre public principalement matériel.

L’expression plurielle des libertés se situe au confluent de multiples situations juridiques. Par conséquent, elle est susceptible d’être encadrée tant par l’exercice du pouvoir de police administrative, générale ou spéciale[18], que par l’adoption de règles portant organisation des services publics dans ses relations avec les usagers, voire encore par l’édiction de règlements intérieurs régissant l’admission de ces derniers dans les équipements publics, de sorte qu’elle reste toujours sujette à des tempéraments pouvant en limiter ses manifestations[19].

L’ordre public, cher à Maurice HAURIOU, « est l’ordre matériel et extérieur (…) la police n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, elle se contente de rétablir l’ordre matériel ».

Le triptyque constitutif de l’ordre public trouve sa formulation canonique, pour rester dans le lexique religieux, à l’article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales qui charge le Maire d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques. Plus précisément, il s’agit de prévenir les risques de santé publique ainsi que les atteintes aux biens et aux personnes. L’expression des convictions religieuses peut en conséquence connaître des limitations tirées de ces justifications, qui autorisent de la sorte des mesures de police toujours nécessaires et proportionnées au but poursuivi, c’est-à-dire circonscrites dans le temps et l’espace.

Des interdictions générales et absolues sont dès lors proscrites sur lesquelles pèse ce faisant un contrôle maximal de proportionnalité[20]. Suivant l’adage « une mesure de police n’est légale que si elle est nécessaire », l’office du juge est extrêmement poussé qui veille à l’adéquation de la mesure de police à la réalité et la gravité des risques qui la motivent. Toutefois, en pratique, pour valables qu’elles puissent être, les atteintes à la liberté de religion qui en découlent sont rarement reçues par la juridiction administrative, comme en témoignent les arrêtés « anti-burkini » annulés par le Conseil d’État[21], qui considère que faute de risques avérés à l’ordre public ces interdictions ont porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales qu’est notamment la liberté de conscience. La prévention des risques à l’hygiène publique dans les piscines municipales pourrait en revanche constituer un moyen susceptible d’être valablement accueilli pour servir de fondement à une réduction des manifestations religieuses. En effet, ces lieux de baignade fermés et traités au chlore sont soumis en application du code de la santé publique[22] à des normes drastiques qui obligent plusieurs fois par jour à un contrôle régulier du taux de chloramine provoqué par le contact de tout étoffe ou fragment de tissu avec l’eau, lequel s’avérant au-delà d’un certain seuil nocif tant pour la santé des baigneurs que des agents en charge de la surveillance du bassin peut conduire à la fermeture de la piscine.

7-Par où l’on aperçoit que la préservation de l’espace public reste dominée par des impératifs essentiellement matériels et très peu encore pénétrée de considérations morales. Pourtant, la morale publique a très tôt fait irruption dans notre bloc de légalité et tout étudiant en droit a déjà au moins une fois ânonné les principes dégagés dans la décision du Conseil d’État dans l’espèce des films Lutétia[23]. Elle connaîtra un retentissement certain et une vigueur nouvelle avec l’interdiction du tristement célèbre « lancer de nains » qui, au nom de la dignité de la personne humaine, en renouvellera les propositions[24]. La dignité de la personne humaine qui connaîtra aussi en matière de religion un prolongement intéressant et s’enrichira d’une épaisseur nouvelle lors de la tristement célèbre affaire de « la soupe au cochon » au cours de laquelle une association entendait proposer aux sans-abris une soupe populaire cuisinée avec des morceaux de porc. Le juge des référés du Conseil d’État[25], prenant acte du caractère provocateur et surtout discriminatoire du rassemblement qui faisait de la consommation de porc un préalable obligatoire à l’accès aux œuvres dispensées par l’association aux nécessiteux et contrevenant à certaines prescriptions religieuses, interdira la manifestation en censurant l’ordonnance du juge des référés de première instance qui avait annulé l’arrêté préfectoral d’interdiction. Le respect de l’identité religieuse, dont la méconnaissance est ainsi constitutive d’une discrimination, fait désormais partie intégrante de la dignité de la personne humaine. Composante de l’ordre public dont tout trouble doit pouvoir être réprimé, elle peut par suite valablement justifier une restriction à la liberté fondamentale de réunion. Dans le même registre, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise[26] pouvait légalement annuler l’interdiction municipale d’organiser un défilé de prêt-à-porter pour femmes musulmanes voilées et interdit aux hommes. En effet, et selon la commune, la prévention de la discrimination entre les femmes et les hommes, en tant que le rassemblement d’une part visait à banaliser le port du voile islamique et d’autre part était réservé aux femmes, n’est pas une finalité nouvelle de l’ordre public. Mais plus fondamentalement, un tel principe allégué par le Maire de la commune en raison notamment des significations qui pourraient entourer le port du voile et en découler dans la perception de la femme en général n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité entre les sexes. Sauf à ce que le port du voile soit imposé par la contrainte, peut-on finalement protéger quelqu’un contre lui-même et limiter ainsi sa liberté individuelle au nom de la défense d’une certaine représentation de ce que devrait être la femme dans une société démocratique ? C’est l’interrogation sous-jacente qu’un État libéral pluraliste se refuse légitimement à envisager, renvoyant tout à chacun au tribunal intérieur de sa conscience. L’idée en quelque sorte selon laquelle « chacun est le meilleur juge de ce qui ne regarde que lui-même », au fondement de notre humanisme juridique qui fait du primat de la volonté individuelle le ressort même de notre libéralisme politique. C’est à cette tradition juridique et libérale que fait écho l’avis du Conseil d’État portant sur l’interdiction du voile intégral[27]. Ce dernier souligne en effet que la laïcité ne saurait difficilement fonder une limitation générale à l’expression des convictions religieuses dans l’espace public. Plus spécifiquement, il estime qu’invoquer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine comme fondement à une interdiction du port du voile intégral présente certaines fragilités juridiques dans la mesure où la conception de la dignité que l’on se fait recouvre la protection même du libre arbitre en tant qu’élément consubstantiel de la personne humaine et de sa dignité dont tant Pic de la Mirandole, Rousseau ou Kant en fourniront la justification philosophique. Par conséquent, la liberté et la dignité de la personne humaine apparaissent comme étant coextensives.

Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, l’interdiction de protéger l’individu contre sa propre volonté connaît certaines dérogations tirées de la reconnaissance d’exigences supérieures au point que le principe perd l’unité doctrinale qu’on voudrait bien lui prêter. L’évolution des lois de bioéthique ou du droit des malades montre par exemple à quel point les consensus d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. En réalité, comme l’admet au demeurant le Conseil d’État, le principe de dignité fait l’objet d’acceptions diverses susceptibles sinon de s’opposer du moins de se limiter mutuellement : celle de l’exigence morale collective de la sauvegarde de la dignité, le cas échéant, aux dépens du libre-arbitre de la personne, nous y reviendrons et qui pourrait fonder des tempéraments nécessairement limités et proportionnés à l’extériorisation du fait religieux, et celle de la protection du libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne humaine, qui a la faveur dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris en se mettant physiquement ou moralement en danger, dès lors que cette attitude ne porte pas atteinte à autrui. Cette distinction se double en France d’une question métajuridique[28] pour ne pas dire politique particulièrement aigüe qui a au demeurant motivé le projet de loi confortant le respect par tous des principes de la République et de lutte contre les séparatismes et en cours d’examen par la Représentation Nationale. En effet, si les communautés d’appartenance sont naturelles en ce qu’elles répondent à la nature irrépressiblement tout autant qu’irréductiblement sociale de l’homme, si les affinités électives ou les affiliations choisies, à l’inverse des assignations subies ou héritées, sont tout aussi légitimes, le communautarisme qu’une différence de nature et non pas de simples degrés sépare de l’inscription dans une communauté quelle qu’elle soit, et notamment religieuse, s’inscrit en rupture contre les principes d’unité et d’indivisibilité de la République. Cette dernière n’ignore effectivement pas les communautés qui peuvent valablement se poser en instance de médiation des particularismes individuels mais rejette tout autrement le communautarisme par lequel l’individu ne cesse plus de se représenter et de se déterminer à l’aune de ses enracinements religieux qui le conduisent à adopter les normes et pratiques de sa communauté en lieu et place de celles scellant notre pacte laïque et républicain[29]. À vrai dire, c’est autant à un conflit de légitimité ou de loyauté auquel nous sommes potentiellement confrontés et qui se donne manifestement à voir dans l’espace public : la révérence à la Nation ou l’allégeance à sa communauté, l’obéissance scrupuleuse aux lois de la cité ou la soumission résolue aux normes de la communauté, l’idéal d’émancipation républicain ou la chaleur utérine de sa communauté ?

8-L‘élargissement de l’ordre public immatériel, dont les prémices ont été esquissées, supposerait d’en dégager les ressources intellectuelles et juridiques qui le sous-tendent.

Il s’ensuit que si l’on peut comprendre les incompréhensions parfois bruyantes voire les crispations confuses dont la laïcité fait l’objet dans l’espace public à mesure que certains souhaitent étendre peut-être dangereusement les nécessités d’un nouvel ordre public immatériel à l’édification d’un vivre ensemble renouvelé, inséparable selon d’aucuns d’une certaine conception de la citoyenneté républicaine, un tel changement de paradigme mériterait sans aucun doute d’être questionné à nouveaux frais. En d’autres termes, c’est sa justification nomologique qu’il conviendrait aujourd’hui d’élucider en dépit de la difficulté à circonscrire cette notion polysémique « d’espace public[30] », désignant plusieurs réalités tant juridique que sociologique ou tout simplement physique dont la signification prend une acuité particulière pour au moins deux raisons. Comme l’observe à très juste titre Anne-Violaine HARDEL[31], les termes et enjeux du débat de la loi de séparation s’agissant de l’articulation entre l’espace public et l’espace privé étaient d’une autre nature et engageaient davantage la régulation des démonstrations collectives du croire, comme les processions ou les sonneries de cloches[32], que les signes individuels d’appartenance, si l’on excepte le port des soutanes proscrits par arrêtés communaux. Il y a eu en la matière un contentieux abondant qui acheva d’apaiser les tensions. D’ailleurs, le succès de la loi n’aurait-il pas en quelque sorte éclipsé son ambition générale lors même que la laïcité ne se donne pas à voir comme un hapax juridique ou du moins comme une idée ou un concept qui se laisserait enfermer dans une forme achevée et donnée une fois pour toute. La question affleure aujourd’hui de nouveau en même temps que ses conséquences tardives qui se renouvellent pleinement sous l’effet convergent de l’internationalisation du phénomène religieux et de son corollaire, l’importation de certaines pratiques issues d’un terreau culturel différent de notre héritage intellectuel, le tout sur fond d’un régime post-national surplombé par les impératifs conjoints du droit et du marché qui semblent n’offrir que peu d’alternative entre l’uniformisation des modes de vie et sa réaction agonistique prenant les trais et le visage d’une affirmation religieuse radicale quand cette dernière n’est pas instrumentalisée à des fins politiques. À ce titre, on ne peut qu’opiner à l’embarras, croyons-nous, formulé par certains membres du Conseil d’État manifestant les limites d’une publicisation absolue de la liberté de conscience[33] revêtant notamment un témoignage vestimentaire susceptible de questionner nos principes communs. Depuis, l’espace public est devenu une catégorie juridique de notre droit avec la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, lequel est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public et affectés à un service public[34]. Au sein de cet espace public, l’expression des convictions religieuses a tout naturellement et pleinement vocation à s’épanouir et leurs manifestations ne sauraient être refoulées dans une sphère minimaliste qui se réduirait au domicile ou à la stricte vie intime ou familiale[35]. En définitive, comme Catherine KINTZLER l’a magistralement théorisé[36], il est le lieu de cette topographie tant mentale que juridique vers lequel fait signe la laïcité laquelle ne cesse de s’efforcer de construire un espace a priori qui soit la condition de possibilité d’une coexistence du pluralisme des croyances ou du polythéisme des valeurs.

9-Sauf qu’une telle coexistence ne semble pas ou plus aller de soi et des dissonances sinon des dissidences semblent se cristalliser avec vigueur dans l’espace public où leur harmonie réciproque et présupposée est loin, tant s’en faut, d’être préétablie. Ses conditions théoriques de possibilités ne coïncident pas toujours nécessairement avec ses conditions effectives de réalisation. L’espace public est-il cet espace commun où l’on impose sans réserve à autrui son espace privé ? S’y confond-t-il sans reste ?

L’extension de l’ordre public immatériel pourrait-il mutatis mutandis s’inspirer et s’ordonner notamment au principe de l’égalité entre les sexes, que le Conseil d’État a pu exemplairement convoquer pour s’opposer à l’acquisition de la nationalité française d’une ressortissante étrangère en raison de la pratique radicale d’une religion jugée insoluble dans notre modèle politique et incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française[37]. La solution, rendue au visa de l’article 9 de Convention européenne des droits de l’homme, renferme des prolongements susceptibles de donner lieu à de nouvelles réflexions, et a priori neutres de toute inflexion ou induration en la matière. Dans l’étude précitée du Conseil d’État[38], ce dernier avait au contraire estimé que le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas opposable à la personne elle-même, c’est-à-dire à l’accomplissement de sa liberté personnelle, laquelle peut la conduire à adopter volontairement un comportement contraire à ce principe.

Pourtant, il serait tout d’abord et pour le moins contradictoire d’attendre des candidats à la naturalisation française des dispositions certaines d’assimilation que l’on cesserait ensuite d’exiger une fois la nationalité obtenue, de sorte que de telles valeurs ne peuvent pas simplement apparaître comme conditionnelles et temporaires. Bien au contraire, de tels engagements ne peuvent qu’être par suite réitérés pour ne pas dire « plébiscités », selon le mot de Renan[39], qui nous invitait ainsi inlassablement à cultiver un héritage indivis, un patrimoine culturel et spirituel qui forme le ciment d’une Nation. La Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt de Grande Chambre[40], a d’ailleurs jugé à rebours de la position adoptée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l’espace public n’est pas constitutive d’une atteinte à la liberté de religion. Elle admet que la préservation des conditions du vivre ensemble est un objectif légitime à la restriction de manifester ses convictions religieuses et, surtout, au regard de la marge d’appréciation dont les États disposent sur une question de politique générale, que l’interdiction ainsi posée par la loi n’est pas contraire à la Convention. Cette solution s’inscrit dans le droit fil des limitations prévues par la Cour qui considère que la liberté de manifester sa religion peut toujours faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la protection notamment de la morale  publique ou des droits et libertés d’autrui. Certes, la Cour prend soin au passage et non sans contradiction d’évider le mot de la chose puisqu’elle écarte les interdictions qui seraient fondées sur le double respect de l’égalité entre les hommes et les femmes et de la dignité de la personne humaine, et sans lesquels on peine effectivement à imaginer un vivre ensemble tant ce dernier semble priver des principes qui lui sont en réalité consubstantiels. Ou alors faut-il n’y voir qu’une réserve rhétorique ou purement théorique quand on connaît la marge de manœuvre dont disposent les États membres qui peuvent fixer des restrictions à la liberté de religion tirées des motifs ci-avant énumérés au 2ème alinéa de l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et sous le contrôle conciliant de la Cour européenne des droits de l’homme. Et il n’est pas inutile de rappeler que la loi du 15 mars 2004[41] qui interdit aux élèves de manifester ostensiblement une religion se donnait également pour ambition, suite aux constatations de la commission Stasi[42], de lutter incidemment pour la protection des droits et libertés des mineurs scolarisés en particulier des jeunes femmes musulmanes souvent contraintes de porter le voile. Dit autrement, la visibilité sans frein du religieux dans l’espace public ne risque-t-elle pas de s’accompagner d’une forme de conformisme plus ou moins diffus mais bien réel visant à normer et codifier les relations sociales, une espèce larvée d’enrégimentement du corps social qui ne dit pas son nom et remodèle les rapports hommes-femmes sinon, pour tout dire, un prosélytisme de fait visant à instruire l’imaginaire mental collectif en vue de préparer l’avènement d’une recomposition de la société sur des bases religieuses. C’est en conséquence nous le pensons essentiellement autour de la proportionnalité de l’ingérence d’État dans le champ de la liberté de religion que le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme s’exerce avec toute sa rigueur, l’interventionnisme publique en la matière et pour autant qu’il ne soit pas discriminatoire devant être strictement motivé par des motifs légitimes et limité aux principes qu’il entend promouvoir et faire respecter.

10-En tout état de cause, et quelles que soient les formes qu’elle pourrait revêtir, la limitation de la liberté religieuse assise sur le respect d’un socle minimum de valeurs nécessaire à une société démocratique ne laisse pas d’interroger. L’espace public est effectivement le lieu par excellence de la vie sociale où la personne est amenée à entrer en relation avec d’autres. Or, dans cette interaction, le visage joue un rôle éminent dans la mesure où il constitue la partie du corps où se reconnaît l’humanité de l’individu partagée avec son interlocuteur. On retrouve ici notamment l’éthique lévinassienne, au cœur de la phénoménologie moderne, qui a renouvelé en profondeur la métaphysique du sujet. Le visage, plus largement la corporéité sont la souche identitaire de l’individu et manifestent la présence au monde de l’Autre que moi.  Je n’ai pas un corps mais je suis mon corps disait Merleau-Ponty, ce corps qui, relevant tout autant du registre de l’être que de l’avoir, ne laisse pas d’engager des représentations symboliques et normatives capables de transformer sourdement et en profondeur nos mentalités collectives et contre lesquelles il convient de lutter toutes les fois qu’elles heurtent notre morale commune où l’égalité ontologique entre les hommes et les femmes doit rester un principe fermement acquis. L’orthopraxie rituelle peut ainsi s’avérer grosse d’une sémiologie susceptible de questionner nos principes communs. Si la dignité de la personne humaine possède une valeur, et le vivre ensemble un fondement juridique, sur quoi se fondent-ils sinon sur l’existence d’un ensemble de règles objectives qui, par définition, doivent transcender les aspirations individuelles. Il pourrait ainsi s’agir de retrouver en quelque sorte l’inspiration initiale du Conseil d’État qui l’a conduit à interdire le lancer de « personnes de petite taille ». La laïcité se veut-elle un principe qui nous arrache à nos particularismes identitaires de toute sorte, fussent-ils choisis et non plus subis, creuse-t-elle un lieu vide de toute croyance où l’on éduque encore à l’universel ou se veut-elle comme le cadre axiologiquement neutre d’une manifestation des libertés fondamentales où l’individualisme contemporain ne laisse pas parfois de forger un espace public où les individus n’ont plus finalement que peu de choses en commun. Notre tradition de pensées s’était efforcée de construire un équilibre en la matière et notre filiation intellectuelle en porte la trace qui, de Saint Augustin et de Montaigne pour prendre un croyant et un sceptique, ne cessèrent jamais de parler des autres en parlant d’eux-mêmes. Un tel idéal nous habite encore aujourd’hui et semble étrangement faire écho aux débats qui entourent les évolutions du principe de laïcité. Aussi, toute vérité personnelle ne doit-elle pas revêtir une part d’universalité qui, permettant ma liberté, fonde aussi celle d’autrui[43]. Dans l’espace public, l’hétéronomie qu’entraîne l’adhésion inconditionnelle à une vérité révélée pourrait ainsi céder la place à l’autonomie, comme l’affirmait déjà Rousseau qui considérait que la liberté ne consiste jamais qu’à obéir à la loi commune que l’on s’est prescrite ». C’est le legs de notre héritage légicentriste garant d’un intérêt général qui, dans sa formulation républicaine, ne se réduit pas additionner les volontés individuelles mais, et tout au contraire, à les transfigurer dans un but d’utilité publique. Plus largement, la tolérance, condition du vivre ensemble, est une vertu qui, bien comprise, part aussi de soi. Si elle est cette exigence que l’on assigne à autrui, elle demeure également une obligation que l’on impose à soi-même. Dans l’espace public, j’accepte de m’autolimiter pour que l’autre puisse advenir. « L’enfer ce n’est pas les autres », contrairement à ce que pensait Sartre, mais peut-être bien plutôt l’absence de l’autre qui, se soustrayant à mon regard, abolit également jusqu’à ma présence même. Historiquement, la tolérance est d’ailleurs née d’une pratique multiséculaire de la sociabilité qui a contribué à forger nos mentalités collectives et dessiner un espace commun habitable par tous. Sans radicaliser la séparation entre la sphère publique et la sphère privée, la liberté des anciens et celle des modernes chères à Benjamin Constant suivant l’aphorisme de Rousseau qui, prophétisant qu’il convient d’opter entre l’homme et le citoyen car on ne peut faire les deux, déclamait contre les droits subjectifs de l’individu, il faut au contraire se garder d’oublier que les droits de l’homme sont consacrés en même temps que ceux du citoyen. Les libertés publiques ne cessent ainsi jamais de refléter les équilibres qu’une société démocratique doit assurer entre les aspirations des individus et les exigences minimales de la vie collective. Cette question prend une sensibilité accrue en regard de l’évidente croissance morale qui meut et agite les sociétés contemporaines autour du renforcement ou de l’affirmation de nouveaux droits à mesure, et c’est heureux, que les inégalités en question, notamment de sexe, s’avèrent de moins en moins tolérées. Dans l’espace public, l’individu adopte un comportement commun qui ne sera pas reçu négativement par autrui, seule condition d’une coexistence apaisée[44]. En définitive, une conception de la laïcité que nous ferons nôtre qui s’avère être tout sauf une essence figée et absolue indifférente aux nouveaux enjeux politiques et sociétaux croissants réclamant tout autrement des remaniements sinon des accommodements de son régime[45]. C’est assurément dans ce cadre que s’inscrivent certains amendements parlementaires tendant à proscrire le port de tenue pour les mineurs[46] car il ne faut jamais se déprendre de l’idée sinon de l’exigence que la liberté de conscience suppose la conscience d’être libre.

D’ouverture ou de fermeture, d’intégration ou d’exclusion, de raison ou de conviction, de quoi la laïcité, qui demeure bien une passion française, est-elle aujourd’hui le nom. Poser la question est y répondre, et un chemin de crête reste envisageable pour réaffirmer possiblement un destin collectif autour des principes d’unité et d’indivisibilité de la République dont la laïcité est la condition.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Laïcité(s) ; Art. 329.


[1] CE, 11 décembre 2020, Ligue de défense judiciaire des musulmans, n°426483

[2] Pour le professeur de droit public  Xavier Bioy, la doctrine peine à dégager une définition univoque du principe de laïcité, Montchrestien, éd. 2013, p. 499

[3] Pour 67% des français la laïcité est dévoyée et mise au service d’intérêts partisans, rapport annuel 2018-2019 du rapport annuel de l’Observatoire de la laïcité, p3

[4] Dans ce même rapport annuel 2018-2019, l’Observatoire de la laïcité souligne qu’il convient de distinguer la laïcité, employée parfois à tort et à travers, du nécessaire respect des exigences minimales de la vie en société

[5] Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jean-Michel DUCOMTE, laïcité, laïcité(s) ?, Privat, 2012

[6] Le message évangélique, pour ne prendre que deux de ses préceptes « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ; mon royaume n’est pas de ce monde » qui tendent à déconstruire toute prétention politique de la religion, la fin par avance du théologico-politique par lequel cette dernière cesse de déterminer l’organisation religieuse des sociétés.

[7] Collectif, sous la direction de Jacques Myard, La Laïcité au cœur de la République, Paris/Budapest/Torino, L’harmattan, 2003, p29

[8] Jean RIVERO Les libertés publiques t II PUF 2003 p 156

[9] Article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi »

[10] CE, 27 juin 2018, SNESUP-FSU, n°419595

[11] L’article 6 du TUE par lequel « L’Union   reconnaît   les   droits,   les   libertés   et   les   principes   énoncés   dans   la   Charte   des   droits   fondamentaux  de  l’Union  européenne  du  7  décembre  2000,  telle qu’adoptée  le  12  décembre  2007  à  Strasbourg,  laquelle  a  la  même  valeur  juridique  que  les  traités », et  son alinéa 3 qui prévoit que « les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne        de  sauvegarde des  droits  de  l’Homme  et  des  libertés  fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions  constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux »

[12] CE, 10 février 2016, M. A.B, n° 385929 

[13] Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement

[14] Cité  P. Delvolvé, « Entreprise privée, laïcité, liberté religieuse – l’affaire Baby Loup», RFDA 2014, p. 954

[15] CEDH, 15 février 2001, Dahlab/Suisse, n°42393/98

[16] CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88

[17] Article L.211-1 du code de la sécurité intérieure

[18] La police des baignades figurant aux articles L.2213-23 et suivants du CGCT

[19] Nous laissons volontairement de côté les autres questions soulevées par l’application du principe de laïcité, notamment la neutralité des agents du service publics ou des bâtiments publics, qui appellent un traitement à part entière

[20] CE, 1933, Benjamin, 19 mai 1933, n° 17413 et 17520

[21] CE, 26 août 2016, association de défense des droits de l’homme – collectif contre l’islamophobie en France (ADDH-CCIF), n°402742

[22] Article D-1332-3 et suivants du code de la santé publique

[23] CE, 18 décembre 1959, société « Les films Lutétia », n°36385 et 36428

[24] CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d’Aix-en-Provence, n°136727 et 143578

[25] Conseil d’État, 5 janvier 2007, association « Solidarité des français » (SDF), n°300311

[26] TA Cergy-Pontoise, 21 juillet 2005, Société Jasmeen, n° 0409171

[27] Étude du Conseil d’État relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 30 mars 2010, p19

[28] Hans Kelsen, théoricien de la hiérarchie des normes, a toujours reconnu que le droit posé obéisse en dernier ressort à des principes qui étaient quant à eux supposés a priori

[29] La laïcité en question, Gérard Bouchet, l’Harmattan 2018, p 55

[30] Frédéric DIEU, laïcité et espace public, RDP, 1er mai 2013, n°3, p566, qui relève que l’espace public a longtemps été juridiquement inexistant ou inconsistant 

[31] Anne-Violaine HARDEL, signes religieux et ordre public, édition du Cerf Patrimoines, 2018, p119

[32] L’article 27 de la loi de 1905 réglait alors l’intrusion du religieux dans l’espace public

[33] Auditions de la mission d’information de l’Assemblée nationale, 4 décembre 2003, rapport n°1275, tome II, 1ère partie, p 62-63

[34] Sa circulaire interprétative du 2 mars 2011, JO du 3 mars 2011 qui en explicite le contenu : plages, jardins publics, théâtres, cinémas, gares, établissements … et qui rejoint peu ou prou la définition qu’en donnent les juridictions judiciaires comme étant les lieux accessibles à tous, sans autorisation spéciale de quiconque, que l’accès en soit permanent et inconditionnel ou subordonné à certaines conditions.

[35] Catherine KINTZLER ? penser la laïcité, éditions Minerve, 2014, p 90

[36] Catherine KINTZLER, professeur à l’université Lille III, la laïcité, Archive de philosophie du droit, Dalloz, tome 48, 2005, p43

[37] CE, 27 juin 2008, n°286798. Pour une autre espèce sur la difficile conciliation entre le droit français de la nationalité fondé sur l’article 21-4 du Code civil d’une part et la liberté religieuse d’autre part – CE, 11 avril 2018, n° 412462 à propos du refus de serrer la main à un représentant de l’État lors de la cérémonie d’accueil

[38] Étude du Conseil d’État relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral, 30 mars 2010, p20

[39] Qu’est-ce qu’une Nation ?, conférence donnée par Ernest Renan à la Sorbonne en 1882, et la réponse souvent lapidairement énoncée « un plébiscite de tous les jours »

[40] S.A.S c. France, requête n°43835/11

[41] LOI n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics

[42] Rapport Stasi de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, 11 décembre 2003, p 102

[43]La liberté de chacun s’arrête là où commence celle d’autrui, comme le recueille l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen

[44] La laïcité en questions (s), Gérard BOUCHET, l’Harmattan, 2018, p 102

[45] Laïcités sans frontières, Jean BAUBEROT, Micheline MILOT, seuil 2011, p 80

[46] On pense à l’amendement qui complète l’article 1er de la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public par deux phrases ainsi rédigées : « le port de signes ou tenues par lesquels des mineurs manifestent ostensiblement une appartenance religieuse y est interdit. Il y est également interdit le port par les mineurs de tout habit ou vêtement qui signifierait l’infériorisation de la femme sur l’homme. »

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ParJDA

Annulation partielle du Fichier Gendnotes : quand le Conseil d’État censure le calepin du gendarme

par Me Dr. Marc Sztulman
Avocat au Barreau de Toulouse
Docteur en droit public, Institut Maurice Hauriou

Art. 327.

Avertissement : L’auteur a eu le plaisir et l’honneur d’aider deux des requérants dans la contestation de la légalité du fichier de gendarmerie GendNotes.
Pour autant, il s’est efforcé d’être le plus objectif possible dans le commentaire ci-après.

« L’information, c’est tout, à la guerre comme pendant la paix,
dans la politique comme dans la finance.
[C’est] uniquement la connaissance des choses qui, gouverne la France. »[1]

Le fichier GendNotes fut conçu comme la réponse pour la gendarmerie au besoin de moderniser le carnet de notes du Gendarme. Cette évolution fut l’occasion pour le ministre de l’Intérieur de proposer de mettre à jour ce dispositif en proposant une série de fonctionnalités présentées comme faites pour faciliter l’activité du militaire.

Dans une France où le nombre de fichiers de police est inconnu, la création de cette application mobile fut l’occasion pour le ministre de l’intérieur, d’essayer une approche plus intégrée des mises en relation et interconnexions des fichiers de police, afin de rendre plus transparente et accessible la consultation de ces bases de données par l’agent habilité.

À cet égard, ce fichier poursuivait comme finalité de faciliter le recueil et la conservation, en vue de leur exploitation dans d’autres traitements de données, notamment par le biais d’un système de prérenseignement, des informations collectées par les militaires de la gendarmerie nationale à l’occasion d’actions de préventions, d’investigations ou d’interventions nécessaires à l’exercice des missions de polices administrative et judiciaire. Ainsi que faciliter la transmission de comptes rendus aux autorités judiciaires.

Malgré les alertes de la CNIL[2] sur la légalité d’un « tel couteau suisse », le ministre de l’Intérieur prit le 20 février 2020 le décret n° 2020-151 portant autorisation d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « application mobile de prise de notes » (GendNotes).

Plusieurs associations dont l’Internet Society France, Homosexualités et socialisme, la Ligue des droits de l’Homme ou le Conseil National des Barreaux contestèrent devant le Conseil d’Etat, la légalité de ce décret.

Par un arrêt en date du 13 avril 2021 le Conseil d’État fit droit à une partie des demandes en censurant notamment l’interconnexion automatique du fichier GendNotes avec d’autres fichiers de Gendarmerie.  Pour autant, la diversité des moyens soulevés par les requérants a été l’occasion pour la haute juridiction administrative de rappeler ou de préciser ses positions jurisprudentielles tant au regard des moyens accueillis que des moyens rejetés.

Ainsi, si l’apport jurisprudentiel majeur de cet arrêt porte sur l’obligation de lister dans l’acte réglementaire les fichiers mis en relation ou interconnectés (I), force est de constater que le juge administratif s’est refusé de s’intéresser au fonctionnement, « dans la pratique » du fichier et aux dérives possibles pour se cantonner à une interprétation textuelle des dispositions contestées (II).

I. De l’obligation pour les fichiers de police de préciser les mises en relations entre traitements

L’apport jurisprudentiel majeur de cet arrêt tient en l’obligation pour le pouvoir réglementaire de préciser et lister les fichiers mis en relation avec le traitement qu’il souhaite créer. Cette précision doit être présente dans le décret de création du fichier et ne peut se déduire des avis de la CNIL ou de tout autre élément.

Pour autant, dans l’étude de la motivation qui a présidé à cet apport, montre un choix tactique du juge de privilégier comme norme de référence la loi informatique et libertés (A) que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (B).

A. Une motivation à l’aune de la loi informatique et libertés

Tout d’abord, alors que l’étendue des finalités pouvait laisser planer un doute, le Conseil d’État exclut des normes de référence de son contrôle le RGPD au profit d’une Directive spéciale[3].

Partant de ce constat, il considère,  calque de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme[4], dans la droite ligne  de sa jurisprudence antérieure[5] : «que l’ingérence dans l’exercice du droit de toute personne au respect de sa vie privée que constituent la collecte, la conservation et le traitement, par une autorité publique, de données à caractère personnel, ne peut être légalement autorisée que si elle répond à des finalités légitimes et que le choix, la collecte et le traitement des données sont effectués de manière adéquate et proportionnée au regard de ces finalités ».

C’est ainsi dans les dispositions communes à tous les traitements de la loi informatique et libertés et notamment à son article 4 al. 2 que le Conseil d’État trouve le fondement juridique à l’annulation partielle du décret.

Ce dernier prévoit que les données doivent être « collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d’une manière incompatible avec ces finalités ». Or, l’article 1er du décret attaqué en précisant que la finalité consistait en une « exploitation ultérieure dans d’autres traitements » et ne peut être regardée comme déterminée, explicite et légitime, d’autant que cette dernière était quasi-automatique par le recours à un système de préenregistrement.

L’absence de précision quant à la nature, le nombre, ou la dénomination des « autres traitements » entraîne l’indétermination de la finalité. En effet, d’un point de vue théorique, l’interconnexion peut être considérée comme un changement de finalité des données, puisque ces dernières sont alors traitées au regard des finalités du fichier interconnecté et non pour celles qui ont justifié leurs captations.

Les juges du palais royal ont ainsi censuré la mention « en vue de l’exploitation dans d’autres fichiers », à cause de l’imprécision de la formulation retenue.

Ce n’est pas le principe même de la finalité d’interconnexion qui est battu en brèche, mais simplement l’imprécision qui ne permet guère de connaître les fichiers interconnectés. Ainsi, dans une autre espèce, le Conseil d’État avait considéré comme satisfaisant les dispositions de l’article 4 al. 2 de la loi informatique et liberté la finalité d’interconnexion d’un traitement avec sept autres traitements[6]. À la différence que, dans la jurisprudence, ces derniers étaient limitativement énumérés dans le décret attaqué[7]

Ainsi en l’absence de la liste dans le décret des mises en relations du traitement, le Conseil d’État ne cherche pas à déduire cette liste des avis de la CNIL. Dans le silence du décret, elle considère les conditions de licéité du traitement comme manquantes.

B. Une motivation qui fait fi de la Convention européenne des droits de l’Homme

De manière assez surprenante, si tous les requérants ont cité comme norme de référence pour obtenir l’annulation du décret l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, force est de constater que le Conseil ne l’utilise guère dans sa motivation. Et pourtant, l’application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme au cas d’espèce aurait été une source féconde de réflexion.

Contrairement à ce que prévoyait le décret attaqué, dès lors que le régime juridique des données, notamment au regard des finalités, est conditionné par les interconnexions et les mises en relation de ce fichier, le gouvernement ne pouvait passer outre  “l’impératif de prévisibilité de la loi”. Ce dernier prévu, notamment, aux  articles  8§2 et 9§2 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, rendait nécessaire la mention expresse dans le décret des fichiers avec lesquels l’interconnexion ou la mise en relation était envisagée.

En effet, en droit européen des droits de l’Homme, concernant les atteintes aux droits garantis par la Convention, les impératifs de prééminence du droit et de prévisibilité de la loi impliquaient notamment que la disposition soit suffisamment précise pour permettre raisonnablement au citoyen de prévoir les conséquences pouvant dériver d’un acte déterminé et que la disposition juridique est accessible au citoyen.

Ainsi, de manière classique, comme le relevait dès 1984 la Cour européenne[8] les dispositions  “prévues par la loi”  au sens de l’article 8 al. 2 de la Convention ne se bornent pas à renvoyer au droit interne, mais concernent aussi la qualité de la loi. Cela « implique ainsi (…) que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1 (art. 8-1) (…). Or le danger d’arbitraire apparaît avec une netteté singulière là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret »[9]

Or, en se refusant à préciser dans le texte du décret les interconnexions envisagées, le rédacteur du décret a rendu impossible pour le citoyen de prévoir les conséquences qui peuvent dériver de l’enregistrement de ses informations, violant ainsi l’impératif de prééminence du droit.

D’ailleurs cette argumentation se trouvait renforcée par la question de l’accessibilité de l’information pour le citoyen .

Comme la Cour le précise : « Il faut d’abord que la « loi » soit suffisamment accessible : le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné »[10].

Dès lors, ce droit à l’information comme condition d’accessibilité de la norme, ne peut guère être regardé comme satisfait dès lors que le citoyen ne dispose pas dans l’acte qui crée le fichier de la liste des interconnexions envisagées. 

Pour autant, si cette motivation alternative conduisait au même dispositif, et à l’annulation des dispositions, force est de constater que le juge a privilégié le droit de l’Union européenne transposé en droit interne, que l’approche par le droit à la vie privée tel que précisé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme.

II. Le rejet de la « privacy by design »  

Dans cet arrêt le raisonnement du Conseil d’État, défenseur de son office, se refuse à connaître des utilisations ou des risques d’utilisation de Gendnotes et partant à y intégrer des garde-fous dès la conception, ce que les Anglo-saxons ont popularisé sous l’expression « privacy by design ».

Ce refus de s’intéresser au fonctionnement « pratique » de ce fichier a pour conséquence que le juge du Palais Royal se refuse à contrôler les mises en relation en cascade de fichiers (A) et de refuser de considérer la zone de commentaire libre comme justement « libre » (B).

A. Le refus d’encadrer les mises en relation en cascade

Au-delà de la position de principe, la Cour ne se prononce guère sur la question des mises en relation en cascade. En effet, dans le silence du décret, était-il possible de trouver dans l’avis de la CNIL[11], l’indication que le Gouvernement souhaitait interconnecter, dans un premier temps, le fichier attaqué au logiciel de rédaction des procédures de la gendarmerie nationale (LRGPN)[12] et au traitement de données dénommé « messagerie tactique ».

Il est à noter que ce dernier, ne dispose à l’heure actuelle d’aucune base légale.

Or, ces interconnexions ou mises en relations purement indicatives et non contenues dans un acte normatif pour l’administration, entraînaient en cascade d’autres interconnexions. Ainsi, et la liste est non exhaustive, les mises en relation envisagées entraînaient des mises en relation avec les traitements suivants : le système national des permis de conduire, l’application de gestion des ressortissants étrangers en France, le traitement des antécédents judiciaires, ou le fichier des personnes recherchées. Il ne s’agit là que de l’étape 1 de cette mise en abîme des données.

A titre d’illustration ce dernier fichier se trouve aussi interconnecté avec le Système d’information Schengen ou le fichier des passagers aériens. Autant de fichiers dont l’interconnexion n’était ni prévue ni organisée dans le décret attaqué.  Or, la Cour dans son arrêt ni ne mentionne ni ne précise sa jurisprudence relative à cette problématique.

B. le refus de considérer la « zone de commentaire libre » comme libre.

Le dernier alinéa de l’article 2 du décret attaqué autorise le traitement de données sensibles au sens du I de l’article 6 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. Sont ainsi considérées les données « relatives à la prétendue origine raciale ou ethnique, aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses, à l’appartenance syndicale, à la santé ou à la vie sexuelle ou l’orientation sexuelle ».

Les informations de ce type, aux termes du dernier alinéa de l’article 2 du décret, ne peuvent être enregistrées que dans la zone de commentaire libre. Il est à noter que par l’emploi du pluriel, l’annexe du décret semble prévoir l’existence de plusieurs zones de commentaire libre, alors même que l’article 2 du décret n’encadre qu’une zone relative aux données sensibles. Il pourrait donc y avoir plusieurs zones de commentaires libres, mais une seule régie par l’article 2 du décret et donc susceptible de recevoir des données sensibles. Au-delà de coquetterie orthographique se cachait tout de même un problème de régime juridique important que le Conseil d’État n’a pas souhaité analyser.

Quant au régime juridique attenant à ces données, il est essentiellement constitué, dans ce même article, par un rappel des principes de nécessité et de finalité dans la collecte des données « de nécessité absolue pour les seules fins et dans le strict respect des conditions définies au présent décret, dans les limites des nécessités de la mission au titre de laquelle elles sont collectées ».

Face à cela le Conseil d’État se borne à rappeler que les données sensibles que les militaires pourraient enregistrer, ne peuvent l’être qu’en cas de nécessité absolue. Tout en refusant de considérer dans son contrôle les possibilités de détournement des finalités de ces zones libres. Ainsi, le contrôle du Conseil d’État se limite à une analyse textuelle, laissant à l’agent une grande latitude, présumant de la légalité de l’action du gendarme.

Pour autant, cette position du juge administratif est dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure, qui fait fi, des mouvements contemporains de « privacy by design », ou de limitation des possibilités laissées à l’utilisateur pour empêcher le détournement de finalité, au profit d’une analyse plus abstraite et textuelle du décret.

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 327.


[1] S, Zweig, Fouché, lgf, p. 42.

[2] CNIL, Délibération n° 2019-123 du 3 octobre 2019 portant avis sur un projet de décret portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « application mobile de prise de notes » (GendNotes) (demande d’avis n° 17021804)

[3] DIRECTIVE (UE) 2016/680 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 27 avril 2016 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les autorités compétentes à des fins de prévention et de détection des infractions pénales, d’enquêtes et de poursuites en la matière ou d’exécution de sanctions pénales, et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la décision-cadre 2008/977/JAI du Conseil.

[4] Voir notamment pour les décisions les plus récentes : CEDH, Cour (Grande Chambre), 17 oct. 2019, n° 1874/13;8567/13 , CEDH, Cour (Troisième Section), 19 juin 2018, n° 35252/08. CEDH, Cour (Grande Chambre), 27 juin 2017, n° 931/13.

[5] CE, 10e – 9e ch. réunies, 18 oct. 2018, n° 404996. / CE, 10-9  chr, 24 oct. 2019, n° 422583.

[6] CE, 10e – 9e ch. réunies, 11 juill. 2018, n° 414827. 0

[7] Décret n° 2019-1074 du 21 octobre 2019 modifiant le décret n° 2017-1224 du 3 août 2017 portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Automatisation de la consultation centralisée de renseignements et de données » (ACCReD)

[8] CEDH, 2 août 1984, Malone, n° 8691/79

[9] CEDH 24 avr. 1990, Kruslin c/ France, §30

[10] CEDH, Sunday Times c. RU du 26 avril 1979, 6538/74, §40

[11] CNIL, Délibération n° 2019-123 du 3 octobre 2019 portant avis sur un projet de décret portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « application mobile de prise de notes » (GendNotes) (demande d’avis n° 17021804)

[12] Décret n° 2011-111 du 27 janvier 2011 autorisant la mise en œuvre par le ministère de l’Intérieur (direction générale de la gendarmerie nationale) d’un traitement automatisé de données à caractère personnel d’aide à la rédaction des procédures (LRPGN)

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ParJDA

40 ans de décentralisation(s)

art. 326.

40 regards
sur 40 ans de décentralisation(s)

mars 1982- mars 2022

Dossier spécial du Journal du droit administratif

Dir. Prs F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina

On annonce la présente parution :

  • en partie en ligne (par extraits dans un premier temps) sur le présent site Internet mais aussi
  • à l’intérieur d’un ouvrage publié aux Éditions l’Épitoge.

Décentralisation(s). Joyeux anniversaire la décentralisation ou plutôt joyeux anniversaires tant ils sont nombreux les points de vue(s) et les possibilités – tant positives que négatives – tant laudatives que dépréciatives – de considérer les décentralisations assumées, avérées, imaginées, redoutées ou encore fantasmées et parfois même repoussées que la France a connu entre les mois de mars 1982 et 2022.

Tel a bien été l’objectif que nous nous sommes fixé en proposant aux lecteurs et aux citoyens « 40 points de vue(s) », « 40 contributions », « 40 regards » sur 40 ans de décentralisation(s) et non de décentralisation au singulier. Partant, le présent projet s’inscrit dans deux « traditions » que matérialisent au quotidien de leurs travaux le Journal du Droit Administratif (Jda) et le Collectif L’Unité du Droit (Clud), partenaires de la présente publication aux côtés de l’Université Toulouse 1 Capitole et de son laboratoire, l’Institut Maurice Hauriou (Imh).

Le Jda, en effet, a pour vocation, depuis 1853[1] lors de sa première création depuis la Faculté de Droit de Toulouse, d’offrir et de diffuser des points de vue(s) et des publications qui non seulement cherchent à mettre « à la portée de tous » et donc des citoyennes et des citoyens des questions juridiques potentiellement réservées à des juristes spécialistes mais encore à diversifier sciemment et volontairement ces points de vue en confrontant des opinions diverses mais surtout complémentaires afin que chacun, in fine, se forge sa propre opinion née de la confrontation potentielle des avis éclairants d’autres auteurs. C’est aussi pleinement la vocation du Clud et de ses éditions (les Éditions L’Épitoge) qui depuis dix-huit années déjà (autre anniversaire de majorité !) emploient et assument dans leurs contributions l’usage du « s » dit cludien (sic) placé entre parenthèses et évoquant de façon assumée la potentialité des avis et d’éventuelles diffractions doctrinales.

Voici donc bien 40 regards… sur 40 ans de décentralisation(s).

L’ouvrage en est construit autour de quatre thématiques : celle des bilans et perspectives (I), celle des compétences décentralisées au cours des 40 dernières années (services publics, finances publiques avec une focale sur le secteur sanitaire et social) (II), celle de la mise en perspective(s) des territoires (III) ainsi qu’une série conclusive de tribunes et de témoignages (IV).

Ont ainsi participé au 40e anniversaire de la décentralisation française en nous offrant leurs contributions : Célia Alloune, Jean-Bernard Auby, Robert Botteghi, Jordan Chekroun, Pierre-Yves Chicot, Jean-Marie Crouzatier, Florence Crouzatier-Durand, Méghane Cucchi, Carole Delga, Virginie Donier, Maylis Douence, Vincent Dussart, Mélina Elshoud, Delphine EspagnoAbadie, Pierre EsplugasLabatut, Bertrand Faure, André Fazi, Léo Garcia, Nicolas Kada, Marietta Karamanli, Florent Lacarrère, Franck Lamas, Éric Landot, Xavier Latour, Jean-Michel Lattes, Pierre-Paul Leonelli, Alexis Le Quinio, Marine de Magalhaes, Wanda Mastor, Clément Matteo, Jean-Luc Moudenc, Isabelle MullerQuoy, Jean-Marie Pontier, Laurent Quessette, Anne Rainaud, Claude Raynal, Jean-Gabriel Sorbara, Marie-Christine SteckelAssouère, Mathieu Touzeil-Divina, Michel Verpeaux & André Viola.

Table des matières

Extraits en ligne :

Le JDA est par ailleurs heureux en ce jour anniversaire de la Loi du 2 mars 1982 de vous proposer en ligne et en accès libre outre l’introduction dudit dossier, 22 extraits (puisque 2022) des 40 contributions précitées :

Art. 389. 1982-2022 : 40 ans de décentralisation(s) en 40 contributions

Par Florence Crouzatier-Durand & Mathieu Touzeil-Divina

Art. 390. La décentralisation, une volonté politique de François Mitterrand

Par Delphine Espagno-Abadie

Art. 391. Décentralisation : 40 ans de navigation à vue ?

Par Nicolas Kada

Art. 392. Vers un nouvel acte de la décentralisation ?

Par Jean-Luc Moudenc

Art. 393. Les 40 ans de la décentralisation : à la recherche d’un nouveau souffle

Par André Viola

Art. 394. Du mythe de l’abolition de la tutelle de l’État sur les collectivités territoriales.
La décentralisation inaboutie

Par Florent Lacarrère

Art. 395. De l’émergence progressive d’un service public local d’éducation

Par Marine de Magalhaes

Art. 396. Transports publics et décentralisation 

Par Jean-Michel Lattes

Art. 397. 40 ans de décentralisation : quels effets sur la sécurité intérieure ?

Par Xavier Latour

Art. 398. Décentraliser le système de santé : un problème insoluble ?

Par Jean-Marie Crouzatier

Art. 399. La collectivité départementale de 1982 à aujourd’hui :
retour sur quelques vicissitudes du droit de la décentralisation

Par Virginie Donier

Art. 400. 40 ans de finances locales et toujours à la recherche de l’autonomie financière des collectivités territoriales !

Par Vincent Dussart

Art. 401. 40 années d’autonomie financière des collectivités territoriales

Par Claude Raynal

Art. 402. 40 ans de décentralisation à travers la Dgf : un anniversaire en demi-teinte

Par Léo Garcia

Art. 403. De la décentralisation à l’autonomie : l’hypothèse de la Corse

Par Wanda Mastor

Art. 404. 40 ans de décentralisation dans l’outre-mer de droit commun : de la rigueur de l’identité législative à l’émergence d’un droit différencié

Par Pierre-Yves Chicot

Art. 405. L’échec de la décentralisation française : l’État, les élus et les règles

Par Bertrand Faure

Art. 406. 1982-2022, ou 40 nuances de décentralisation

Par Michel Verpeaux

Art. 407. À propos du rôle de l’élu local : les tourments d’un élu en charge de politiques culturelles  

Par Pierre Esplugas-Labatut

Art. 408. La décentralisation 40 ans après : un désastre

Par Jean-Bernard Auby

Art. 409. Plaidoyer pour une autonomie retrouvée des départements

Par Mélina Elshoud

Art. 410. 40 ans de décentralisation

Par Carole Delga

Art. 411. Décentralisation, le jour sans fin ?

Par Marietta Karamanli

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021-2022 ; Dossier 09 – 40 ans de décentralisation(s) ;
dir. F. Crouzatier-Durand & M. Touzeil-Divina ; Art. 326.


[1] Sur le média : Touzeil-Divina M., « Le premier et le second Journal du Droit Administratif : littératures populaires du droit public ? » in Littératures populaires du Droit ; Paris, Lextenso ; 2019 ; p. 177 et s.

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ParJournal du Droit Adminisitratif

Bataille autour de la liberté d’aller et venir en Castilla y León

Adrien Pech
ATER en Droit Public
Université Toulouse 1 Capitole

La gestion constitutionnelle
d’une crise exceptionnelle.
Bataille autour de la liberté
d’aller et venir en Castilla y León

Observations sous Tribunal Suprême espagnol,
16 février 2021, Acuerdo del Presidente de la Junta de Castilla y León, n°12/2021

Art. 325.

L’action du pouvoir exécutif pendant la pandémie de COVID-19 a été scrutée[1] et contestée[2]. Aucun « exécutif » n’est épargné, qu’il soit national[3] ou régional. Le 16 février 2021, le Tribunal Suprême espagnol a prononcé une décision concernant une mesure de couvre-feu régionale.

En l’espèce, le 15 janvier 2021, le Président de la Junta[4] de la communauté autonome de Castilla y León adopte la décision 2/2021 sur le fondement de l’article 5.2 du décret royal 926/2020 du 25 octobre 2020 déclarant l’état d’alarme[5].

La décision prévoit qu’un couvre-feu soit instauré sur l’ensemble du territoire de la communauté autonome à compter de 20 heures[6], jusqu’à 6 heures du matin[7]. Dans cette plage horaire, la circulation des personnes est interdite sauf lorsqu’elle sera en lien avec l’une des activités listées à l’article 5.1 du décret royal 926/2020[8], à savoir, l’acquisition de médicaments, produits sanitaires ou biens de première nécessité[9], pour se rendre dans des centres médicaux[10], dans des établissements vétérinaires en urgence[11], pour respecter une obligation professionnelle, administrative ou répondre à une convocation judiciaire[12], pour rentrer à son lieu de résidence habituel après avoir réalisé l’une des activités citées aux termes de ce paragraphe[13], pour assister une personne dépendante ou vulnérable[14], pour une raison de force majeure ou de nécessité[15], pour toute autre raison analogue à la condition qu’elle soit dument justifiée[16] et pour le ravitaillement nécessaire en carburant  afin de réaliser l’une des activités précitée[17].

La contestation de la décision 2/2021 devant le Tribunal Suprême espagnol met en exergue la difficulté pour le pouvoir exécutif régional de Castilla y León, de gérer une crise exceptionnelle tout en restant dans les limites constitutionnelles.

En l’espèce, la confrontation entre la légalité constitutionnelle et l’exceptionnalité sanitaire (I), est tranchée par le Tribunal Suprême espagnol en faisant primer le premier impératif sur le second (II).

I. La confrontation entre la légalité constitutionnelle et l’exceptionnalité sanitaire 

L’exécutif central espagnol a saisi le Tribunal Suprême d’une demande de suspension de l’application des points 1 et 3 de l’article primero de la décision, à savoir l’horaire de début du couvre-feu et l’interdiction de circulation qui en résulte. En effet, selon le requérant, ces dispositions iraient au-delà de l’article 5.2 du décret royal 926/2020 qui autorise une restriction de la liberté de circulation à partir de 22 heures et non avant cet horaire[18]. Selon le gouvernement espagnol, le Président d’une communauté autonome n’est pas compétent afin d’ajouter ou d’aggraver une restriction prévue à l’article 5 du décret royal précité[19].    

De l’autre côté de la barre, suivant la logique bien connue des « circonstances exceptionnelles »[20], qui permet par exemple à un pouvoir exécutif de fonder un acte réglementaire[21], la communauté autonome soutient que la situation épidémiologique « más que excepcional » dans la communauté, fait courir un « riesgo evidente y real » pour la santé et la vie humaine[22]. C’est pourquoi, la mesure adoptée doit être maintenue sous peine d’une entrave à l’intérêt général[23] et d’une atteinte à l’article 43 de la Constitution reconnaissant le droit à la protection de la santé ainsi qu’à l’article 15 qui protège le droit à la vie et à l’intégrité physique des individus[24]. La communauté autonome demande donc à ce que la protection de la santé, de la vie et de l’intégrité physique des individus prévale sur leur liberté d’aller et de venir en démontrant que la mesure adoptée respecte le principe de proportionnalité[25]. La défenderesse considère par ailleurs qu’elle était fondée à adopter la mesure contestée sur le fondement du décret royal susvisée puisqu’en ses articles 9 et 10, il autorise notamment les communautés autonomes à « moduler » les mesures énoncées par ledit décret. Or, selon elle, ce verbe doit être interprété comme pouvant servir de fondement juridique à une aggravation des mesures[26].

II. La protection de la légalité constitutionnelle malgré l’exceptionnalité sanitaire

La décision du Tribunal Suprême espagnol fait droit à la demande de suspension des dispositions précitées aux termes d’une analyse sur le terrain des droits et libertés fondamentaux que la Constitution espagnole garantit.

En effet, le Tribunal Suprême considère que toute restriction ou limitation d’un droit ou d’une liberté fondamentale, tel que la liberté d’aller et venir, ne peut intervenir que dans le cadre des règles constitutionnelles. La déclaration de l’état d’alarme peut justifier des restrictions aux droits et libertés des individus. Néanmoins, formellement, il convient que de telles mesures soient expressément prévues aux termes du décret portant déclaration de l’état d’alarme.  

Concrètement, le Tribunal Suprême exige que les dispositions régionales imposant une restriction à la liberté d’aller et de venir entrent dans le champ d’application des mesures prévues par le décret portant déclaration de l’état d’alarme. Or, en l’espèce, ledit décret prévoit que les restrictions à la liberté de circulation peuvent intervenir entre 22 heures et 6 heures du matin, sans qu’il ne soit possible d’aggraver ces dispositions. Dès lors, la Communauté autonome n’était pas fondée à soutenir qu’elle pouvait aggraver les dispositions du décret portant déclaration de l’état d’alarme en imposant un couvre-feu à compter de 20 heures[27].

Ce faisant, la défenderesse a dépassé le champ d’application de l’habilitation qui lui est donnée par l’article 5 du décret royal précité. La décision du Président de la Junta de la communauté autonome a été adoptée en méconnaissance des règles de compétence matérielle applicables.  Le Tribunal précise que la protection de la santé et de la sécurité des citoyens est la finalité commune tant de l’exécutif national que de l’exécutif régional. En revanche, il ajoute, d’une manière qui rendrait (presque) le juriste français envieux[28], qu’en tout état de cause, et quelle que soit l’état de la situation sanitaire, les restrictions apportées aux droits et libertés fondamentaux doivent s’inscrire dans la légalité constitutionnelle, tant du point de vue formel que du point de vue des règles de compétence[29]. Par conséquent, le Tribunal Suprême fait droit à la demande de suspension provisoire des dispositions de la décision 2/2021 du Président de la Junta de la communauté autonome de Castilla y León.

Dans ses observations sous la décision du Conseil constitutionnel, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, Michel Verpeaux avait ouvert son propos en affirmant : « A situation exceptionnelle, décision anormale »[30]. A l’inverse, dans cette décision, le Tribunal Suprême espagnol décide d’assortir une décision « normale » à une situation « más que excepcional », en s’inscrivant dans la légalité procédurale. Plus que jamais, à « situation exceptionnelle », les juges doivent rendre des « décisions ordinaires ». 

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique administrative ; Art. 325.


[1] Colloque virtuel. Droit et coronavirus. Le droit face aux circonstances sanitaires exceptionnelles, 30 et 31 mars 2020.

[2] HENNETTE VAUCHEZ S., SLAMA S., « La valse des états d’urgences », AJDA, 2020, p. 1753.

[3] En France, par exemple, l’ordonnance prononcée par le Conseil d’Etat le 22 mars 2020 (Syndicat Jeunes Médecins, n°439674, comm. Pastor, AJDA, 2020, p. 655 ; X. Dupré de Boulois, RDFL, 2020, Chron. n° 12 ; Touzeil Divina, JDA, Actions & reactions au COVID-19, 2020, art. 281), a été la première décision d’une longue série. V. PASTOR J-M., « Des référés-liberté tous azimuts », AJDA, 2020, p. 756 ; DE MONTECLER M-C., « Des référés-liberté tous Les tribunaux administratifs à leur tour sur le front de l’épidémie », AJDA, 2020, p. 757. Sur un état des lieux du contrôle des mesures de police adoptées, V. SYMCHOWICZ N., « Etat d’urgence sanitaire et contrôle juridictionnel des mesures de police. Regard critique sur l’office du juge administratif », AJDA, 2020, p. 2001.

[4] En raison de l’imprécision d’une traduction de ce terme par « gouvernement », il sera conservé en langue espagnole.

[5] Real Decreto 926/2020, de 25 de octubre, por el que se declara el estado de alarma para contener la propagación de infecciones causadas por el SARS-CoV-2, BOE núm. 282, de 25 de octubre de 2020, páginas 91912 a 91919 (8 págs.).

[6] Acuerdo 2/2021 du Président de la Junta de la communauté autonome de Castilla y León, BOJCyL de 16 de enero de 2021, primero, 1.

[7] Ibid., primero, 2.

[8] Ibid., primero, 3.

[9] Real Decreto 926/2020, op. cit., article 5.1, a.

[10] Ibid., article 5.1, b.

[11] Ibid., article 5.1, c.

[12] Ibid., article 5.1, d.

[13] Ibid., article 5.1, e.

[14] Ibid., article 5.1, f.

[15] Ibid., article 5.1, g.

[16] Ibid., article 5.1, h.

[17] Ibid., article 5.1, i.

[18] TS, 16 février 2021, Acuerdo del Presidente de la Junta de Castilla y León, n°12/2021, p. 5.

[19] Ibid., p. 6.

[20] FAURE B., « Théorie et pratique des compétences des collectivités territoriales face à la crise sanitaire », AJDA, 2020, p. 1727.

[21] Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19, JORF n°0066 du 17 mars 2020.

[22] TS, 16 février 2021, op. cit., p. 8.

[23] Ibid., p. 7.

[24] Ibid., pp. 7 – 8.

[25] Ibid., p. 8.

[26] Ibid., p. 10.

[27] Ibid., p. 14.

[28] Nous faisons notamment référence à la décision du Conseil constitutionnel du 26 mars 2020, Loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, n° 2020-799 DC, V. not. MAGNON X., « Les principes d’un droit constitutionnel jurisprudentiel d’exception », AJDA, 2020, p. 1257 ; LETTERON R., « Covid-19 : Le Conseil constitutionnel marche sur la Constitution », Blog Liberté, Libertés chéries, 28 mars 2020.

[29] En vertu de l’article 116.2 de la Constitution et de la loi organique 4/1981.

[30] VERPEAUX M., « Loi organique d’urgence sanitaire et question prioritaire de constitutionnalité », AJDA, 2020 p. 839.

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ParJDA

Chronique de février 2021 (Droit(s) de la Santé)

Art. 322.
en association avec le Master Droit de la Santé de l’Université Toulouse 1 capitole.

par les professeurs Isabelle Poirot-Mazères
& Mathieu Touzeil-Divina

La crise du Covid-19 en est un témoignage topique s’il en était encore besoin, le droit public se soucie du ou des droit(s) de la santé. Forts de ce constat, les professeurs Isabelle Poirot-Mazères & Mathieu Touzeil-Divina ont décidé d’ouvrir au sein du Journal du Droit Administratif une nouvelle chronique – essentiellement prétorienne – en partenariat étroit avec le Tribunal Administratif de Toulouse.

Présentation de la Chronique

Le Journal du Droit Administratif avec le soutien du Tribunal administratif de Toulouse ont décidé de proposer, de façon régulière, une chronique jurisprudentielle en droit(s) de la santé, réunissant , en fonction de l’actualité et/ou de l’intérêt juridique du sujet, une ou deux décisions du Tribunal assorties des conclusions du rapporteur public. Elles pourront être accompagnées d’un commentaire ou de propositions doctrinales et parfois même uniquement de présentations académiques.

Depuis 2021, la chronique est également ouverte aux analyses des étudiant.e.s, notamment ceux du Master Droit de la santé de l’Université Toulouse I Capitole,  sous la responsabilité des Professeurs Isabelle Poirot-Mazères et Mathieu Touzeil-Divina.

2. Chronique 2 – février 2021

La première chronique sous l’impulsion de la promotion Gisèle Halimi du Master II en Droit de la Santé comprend à ce jour les articles suivants :

par M. Nicolas ANDRE (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;

par M. Corentin AUFFRET (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;

par Mme Mathilde GOBERT (Master II Droit de la Santé, UT1 Capitole, promotion Gisèle Halimi 2020-2021) ;

par M. Hugo RICCI (Doctorant en Droit public, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

par Mme le pr. Isabelle POIROT-MAZERES (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

par M. le pr. Mathieu TOUZEIL-DIVINA (Co-directeur du Master Droit de la Santé, UT1 Capitole, Institut Maurice Hauriou) ;

Vous pouvez citer cet article comme suit :
Journal du Droit Administratif (JDA), 2021 ;
Chronique Droit(s) de la Santé ; Art. 322.

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